Nez, la revue… de presse – #21 – Où l’on apprend qu’il faut du flair pour choisir ses amis, que le prix des terrains grimpe à Grasse et que les grillons ont le nez médical

Au menu de cette revue de presse, des abeilles déboussolées, des hommes nus et des histoires à l’eau de rose.

Vous êtes partis en vacances entre copains ? Si vous avez conservé de bonnes relations avec eux malgré plusieurs jours de randonnée, de parties de Uno et d’apéros, c’est peut-être parce que vos odeurs corporelles sont proches. Selon une thèse récente, formulée par l’Institut Weizmann en Israël et citée par Science et Avenir, l’amitié serait aussi affaire de nez. L’intelligence artificielle eNose a ainsi « deviné » avec un succès de 71% la probabilité d’affinités entre 20 « couples » d’amis, partageant une grande partie des quelque 373 composants odorants que notre peau dégage.

Il n’est toutefois pas certain que se parfumer avec ses sécrétions vaginales augmente les chances de séduire (amis ou amants). Le magazine Elle s’est intéressé au « vabbing » (contraction des mots vagina, vagin en anglais et dabbing, « tamponner »), que ses adeptes estiment source d’un puissant dégagement de phéromones. Un sujet de plus en plus débattu sur les réseaux sociaux, TikTok en tête. Mais scientifiquement non confirmé.

Séduction toujours, mais visuelle celle-ci : les parfums mis en avant par des publicités avec des hommes nus se vendraient mieux que les autres, d’après Stylist. Il suffirait qu’Adam Driver gonfle les pectoraux (Burberry Hero Eau de Parfum) ou que Johnny Depp oublie de boutonner sa chemise (Dior Homme) pour que le chiffre d’affaires décolle. Des chercheurs affirment en tout cas que la valorisation sociale et le narcissisme sont les deux principales mamelles motivant l’achat d’une fragrance. Bref, il n’y a pas que Charlize Theron sortant de son bain aux paillettes d’or pour ameuter le client.

S’il était souvent torse-nu sous son cuir, on ignore si Lemmy Kilmister, feu le chanteur de Motörhead, dont la voix rugueuse s’est définitivement éteinte en 2015, aurait accepté de jouer les égéries. Sept ans après sa disparition, son groupe de rock métal sert désormais de prête-nom à une gamme de quatre parfums, annonce le magazine Rolling Stone. L’un d’entre eux, Motörhead Man, sentirait « la veste en cuir, la cigarette, le whiskey et les cordes de guitare basse ». Lemmy tout craché.

Si tout cela vous donne envie de prendre une douche, vous pourriez au passage échapper aux assauts des moustiques. Cité par France Inter, Yannick Simonin, spécialiste des virus émergents transmis par l’agaçant insecte, confirme que nos émissions de dioxyde de carbone et les bactéries contenues dans notre transpiration, comme l’acide lactique, attirent les femelles (les seules à piquer) en quête de protéines pour produire plus d’œufs.

Non seulement les grillons ont la délicatesse de ne pas nous piquer, mais ils pourraient sauver des vies en détectant les cancers, rapporte Science Alert. Grâce à leur odorat particulièrement développé, ils parviennent à différencier une cellule saine d’une cellule malade. L’objectif des scientifiques de l’Université du Michigan ayant mené cette étude est désormais de s’inspirer du cerveau de l’insecte pour élaborer de nouveaux appareils de diagnostic.

Des insectes toujours, avec France 3 Occitanie. Le site de la chaîne reprend une étude de l’Unité mixte de recherche de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie, nous apprenant que les abeilles sont perturbées par la nouvelle odeur de la garrigue. La baisse des précipitations entraîne en effet une modification du parfum de la flore. Déboussolées, les apidés repèrent moins facilement les fleurs qu’elles pourraient butiner. Ce qui entraînerait une chute de la reproduction des plantes, dont ces insectes constituent un rouage clé.

Au cœur d’un été rare en précipitations, Alice Lebreton, chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) s’est justement interrogée dans Le Monde : « À quoi sert l’odeur de la terre après la pluie ? ». Cette fragrance, si souvent citée parmi nos préférées, est le fruit de la rencontre entre le pétrichor (des résidus huileux exsudés par les plantes), les sédiments et des bactéries. L’une d’entre elles, Streptomyces coelicolor, libère lorsqu’il pleut des composés telle la géosmine, que l’être humain reconnaît de loin. Son odeur attire des micro-organismes lui permettant de se mouvoir sur le sol (pratique !), tandis qu’elle repousse les nématodes, des petits vers prédateurs (bien fait pour eux).

Il reste fort heureusement des coins de nature préservés. L’écrivaine et poétesse Ryôko Sekiguchi en évoque un dans l’une de ses nouvelles inédites publiées pendant une semaine cet été par La Croix. On y rencontre notamment une petite fille capable de distinguer les différents ouvrages à leur odeur : « Ces modulations de parfum lui évoquaient le jardin familial, dont les senteurs changeaient au fil de la journée, surtout après l’arrosage – tâche qu’elle adorait accomplir, comme beaucoup d’enfants »

Pour lui, était-ce un rêve d’enfant ? C’est en mécène, via le fonds de dotation qui porte son nom, que Francis Kurkdjian ouvrira au printemps 2023 les portes du Jardin du parfumeur, à l’Orangerie de Châteauneuf, dans le parc du château de Versailles. Le lieu, consacré aux fleurs et aux plantes, permettra de retracer l’histoire de la parfumerie française, nous apprend Le Journal du luxe.

Mais c’est à Grasse que sont historiquement cultivées de nombreuses matières premières depuis le XVIIe siècle. Or, explique Libération, les tensions se multiplient entre les agriculteurs locaux et les grandes maisons de composition, qui n’y ont jamais acquis autant de terrains et de propriétés. Pour elles, la cité provençale est plus que jamais le lieu où il faut avoir pignon sur rue, au plus près des champs de matières dites naturelles. Conséquence, le prix du foncier s’envole. De quoi faire la Une en plein été en racontant « Une histoire à l’eau de rose et quelques épines »

De rose, il est aussi question dans L’Essence des souvenirs – Itinéraire d’un apprenti parfumeur, disponible en rediffusion sur le site d’Arte. Réfugié syrien, Abdulkader Fattouh fait ses études à l’ISIPCA de Versailles. Par passion et par fidélité à sa famille : son grand-père tenait une parfumerie à Alep et sa grand-mère préparait des confitures à la rose de Damas. « Une odeur portée par les hommes comme par les femmes », selon le jeune étudiant, qui découvre, de passage à l’Osmothèque, la reproduction de N’aimez que moi. Une fragrance signée Caron en 1916, faisant la part belle à… cette reine des fleurs.

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

Parole de marque : Marc-Antoine Barrois, fondateur de la maison Marc-Antoine Barrois

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Fondateur en 2009 de sa propre maison de couture, dédiée au vestiaire masculin, Marc-Antoine Barrois se raconte au micro de Nez. Le couturier évoque ses sources d’inspiration et sa complicité avec le parfumeur Quentin Bisch, compositeur des fragrances de la marque. Il détaille également son engagement pour des méthodes de fabrication et un management plus justes.

Pour en savoir plus sur les parfums Marc-Antoine Barrois : www.marcantoinebarrois.com 

L’odeur de la sueur au creux de l’aisselle et le concept de l’intime selon François Jullien

L’été est là, abondant de stimuli. Le temps et les corps s’étirent tandis que le mercure monte. La peau dénudée appelle le toucher et le nez, une nouvelle intimité. La chaleur exalte nos sens et accroît un phénomène bien naturel, la transpiration. Elle nous invite à évoquer une petite philosophie de l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle, prétexte à aborder le concept de l’intime du philosophe François Jullien.

Échauffés, nos corps en quête de régulation thermique transpirent. Pour que sang et cellules retrouvent une température idéale autour des 37°C, des capteurs de notre cerveau envoient un message aux glandes sudoripares qui produisent la transpiration. Sous forme liquide ou de vapeur imperceptible, celle-ci rafraîchit en s’évaporant. Comme l’argent, elle n’a pas d’odeur, en tout cas lorsqu’on parle de celle du visage, de la paume des mains ou de la plante des pieds. Composée à 99% d’eau et d’électrolytes – minéraux transporteurs de charges électriques comme le potassium, le calcium, le chlorure… – et de substances organiques comme l’urée et l’acide lactique (qui ralentit la reproduction des bactéries responsables des mauvaises odeurs), la sueur issue des glandes sudoripares eccrines, contrôlée dès la naissance par le système nerveux sympathique, est ainsi inodore malgré son petit goût salé. En revanche, la sueur des aisselles et des régions génitales, activée à la puberté, sécrétée par les glandes sudoripares apocrines et soumise aux hormones, est odorante voire malodorante. Plus épaisse, laiteuse, riche en corps et acides gras, elle n’a pas pour but de thermoréguler mais de caractériser olfactivement une personne. Amatrices des substances (ammoniaque, sébum, protéines, acides gras) qu’elle contient, les bactéries cutanées entrant en contact avec la sueur apocrine détruisent certains de ses composés et produisent ainsi la fameuse odeur de transpiration. On devrait alors parler des odeurs tant elles diffèrent selon les causes de sudation (stress, maladie, activités physiques…), les influences internes (alimentation, hormones… ) ou externes (hygiène, textiles en contact…). 

C’est sur celle-ci, située en zone parfois interdite, l’aisselle, et qui peut rendre fou d’amour égaré ou de dégoût écoeuré que nous nous attarderons ici pour aborder le concept de l’intime. Une sueur générée par un usage du corps en tranquillité, comme en vacances, sans stress ni effort outrancier, humée en fin de journée, juste avant d’effacer et de rendre à nouveau blanche cette page odorante. 

Par-delà la critique de l’exhalaison pure – ça pue, ça ne pue pas – l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle peut être un refuge, une entrée dans l’alter et le nous commun. Un gîte à la mesure du nez qui aime y prendre logis comme au plus près du foyer de l’âme. Pourtant, sur La Carte du Tendre[1] Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les … Continue reading, l’aisselle ne figure pas, pas même au-delà de la Mer dangereuse et des Terres inconnues. Les Précieuses omirent ce territoire de l’intime. Et pour cause, les chemins (Estime, Reconnaissance…), les villages étapes (Billet- galant, Jolis-vers…) mènent à l’amour et non à l’intime. Plonger dans ce pli secret, qui en révèle tant, est « une levée des clôtures qui nous retiennent dans nos privacy[2]Le terme anglais privacy comprend les notions de sphère privée et d’intimité physique que ne rend pas le français. »[3]François Jullien, in conférence du 23 janvier 2018 pour Actisce, Patronage Laïque Jules Vallès, pour accéder à une forme de quintessence de l’autre, à l’intime –  de intimus : « le plus en dedans ». 

La Carte du Tendre, Paris, 1856. Source : BNF

Ainsi, se laisser humer ou sentir la sueur de l’autre serait un accès direct à l’intime tel que le définit le philosophe François Jullien. C’est, explique-t-il, dans la capacité d’« être auprès de » que se déploie l’intime. Pour cela, dit-il, il faut oser, se risquer. Il ne s’agit plus de se méfier mais de se confier. Il ne s’agit plus d’avoir des visées sur l’autre mais de le retirer des rapports de force. Il ne s’agit plus de conquérir, de dire, mais de babiller des paroles qui ne cherchent pas à communiquer. Car c’est entre les silences, dans les riens qui se disent que passe la tension intime. « L’amour fait de l’autre un objet : je t’aime […]; l’intime fait de l’autre un attribut » : je suis avec toi.

L’intime, développe le philosophe, nous sort des impasses de l’amour et de la dialectique du désir : déception de l’amour satisfait, retombée de la jouissance dans la solitude, menace de la détestation, désir assouvi devenant dégoût. L’intime, lui, ne s’use pas. Une fois déployé, il est là, résultatif, discret, sans besoin de se dire contrairement « au brillant, bruyant, théâtral amour déclaratif […] L’intime est ce qui de l’amour ne fait pas mal ». Il nous sort de l’embrasement et du refroidissement de l’amour. « L’intime échappe à la catégorie de l’être, il appartient à la catégorie de l’entre », car défaisant les dualismes, il rétablit les jonctions entre sensuel, sexuel et spirituel, physique et métaphysique. L’intime fait basculer une relation de sensualité vers son déploiement infini que seul menace le retour à l’indifférence. La solution proposée par François Jullien est alors ce qu’il nomme l’extime : « rouvrir du dehors, remettre de l’extérieur dans l’intime », prendre le large pour que la relation n’étouffe et ne s’asphyxie, et pour replacer l’autre dans une projection de désir. 

La pensée de François Jullien nous permet ainsi de mieux saisir notre sujet olfactif et la conceptualisation d’un geste instinctif qui est celui d’aimer fourrer son nez dans les recoins de l’autre. Loin d’être animal ou bestial, comme longtemps la philosophie et la psychanalyse ont réduit l’odorat[4]Voir l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, voilà l’acte rationalisé, le sens humanisé voire sacralisé. Par ailleurs, la motivation du philosophe pour ce sujet réside en ce que l’intime est l’une des notions les plus difficiles à saisir en philosophie car, selon lui, résistante aux concepts, tout comme les odeurs résistent à leurs dénominations objectives. 

Tentons alors de nommer le plus beau des effluves de sueurs, celui au creux de l’aisselle, creuset de nos assoupissements, de nos sécures abandons, de nos souffles chauds. Pour ce faire, nous pouvons les distinguer subjectivement en trois familles : 

La sueur « pipi de chat » : acide, aigüe, aigrelette. En parfumerie, on pourrait employer des notes vertes : aldéhyde phényl acétique, galbanum ; des notes acidulées et fruitées : absolue de bourgeon de cassis[5]Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu … Continue reading, Floropal (dont les notes rhubarbe, pamplemousse sentent notamment la sueur chauffée par la semelle du fer à repasser…), Cassifix, Dewberry PMF (dont la note fruitée rappelle la sueur imprégnée dans un t-shirt propre) ; et des notes fusantes d’Ambermax au boisé terreux, métallique, musqué, ambre gris, noix de muscade.

La sueur « soupe d’hiver » : oignon, ail, ciboulette, poireau… toute la famille des allium pourrait y passer pour la décrire. Elle sent la cour des collèges et lycées à onze heures du matin, prise dans le froid hivernal ; on ne sait plus très bien qui de l’aisselle de la cantinière ou de la soupe de poireau imprègne l’autre. En parfumerie, pour la reproduire, on pourrait utiliser notamment les SymTrap[6]Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire. d’ail et d’oignon l’huile essentielle de livèche, par association olfactive au bouillon de légumes ; le dimethyl sulfide, molécule soufrée, qui concentré à haute dose sent l’oignon, le chou-fleur, le poireau, le jus des pousses de bambou en conserve mais qui, extrêmement dilué, sent le litchi et souligne à merveille la construction d’une note rosée. 

La sueur « épicée » : la plus belle, chaude, sèche, sécurisante : cumin, fenugrec, immortelle, curry, poivre de Sichuan, Aldron[7]Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…… Elle nous ramène dans les dunes de sable, elle porte les embruns salés venant de la mer, d’infimes relents de goudron évoquant à la fois le vétiver et le mésocarpe du pamplemousse.

Ainsi les odeurs de sueur sont à elles seules un voyage dans l’alter, avec une multiplicité de paysages eux-mêmes riches de souvenirs, de parfums. Alors, hiver comme été, intimons à nos nez de s’extimer pour mieux revenir auprès des odeurs qui font nos intimités : la peau d’un être aimé, le foulard d’un grand-père, l’oreiller de l’ami malade… et sentir auprès de l’autre l’infini de nos humanités. 

  • Pour aller plus loin : De l’intime – Loin du bruyant amour, François Jullien, ed. Grasset, 2013

Visuel principal : Hope Gangloff, Clothes Swap / Brooklyn, 2008. Source : https://arthur.io/

Notes

Notes
1  Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les différentes étapes de la vie amoureuse selon les Précieuses de l’époque.
2 Le terme anglais privacy comprend les notions de sphère privée et d’intimité physique que ne rend pas le français.
3 François Jullien, in conférence du 23 janvier 2018 pour Actisce, Patronage Laïque Jules Vallès
4 Voir l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF
5 Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu de bois de buis. Pour en savoir plus sur le bourgeon de cassis, voir l’ouvrage Le Bourgeon de cassis en parfumerie, Nez + LMR cahiers des naturels.
6 Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire.
7 Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…

Vincent Kuczinski, président de l’American Society of Perfumers : « Le test sur peau a vraiment été révélateur : le choix a été unanime »

Partenariat éditorial

Le concours Sandalwood Reimagined de Quintis a récompensé deux gagnantes début juillet 2022. Elles ont été sélectionnées parmi près de 300 participants, par les nez aguerris des juges, membres de l’American Society of Perfumers partenaire de l’événement. Vincent Kuczinski, parfumeur senior chez Mane et président de l’association, nous raconte cette aventure.

L’American Society of Perfumers a été fondée en 1947. Quelles en sont les missions ?

C’est une organisation à but non lucratif dont les membres sont des volontaires bénévoles et qui compte aujourd’hui environ 300 parfumeurs professionnels résidant tous aux États-Unis. Nous résumons nos objectifs en trois mots : éduquer, promouvoir et soutenir les parfumeurs américains. Ils peuvent travailler dans toutes les branches de l’industrie, de la parfumerie fine aux produits ménagers en passant par les cosmétiques. Nous les mettons en relation, organisons des événements internationaux où nous nous assurons de leur représentation. Mais nous cherchons aussi à maintenir la parfumerie à un haut niveau : tous nos membres doivent respecter une ligne de conduite professionnelle stricte.
Nous sommes ainsi partenaires du World Perfumery Congress (WPC) qui permet de réunir les entreprises, les créateurs, les producteurs et nous soutenons différents organismes comme l’International Fragrance Association (IFRA) ou le Women in Flavor and Fragrance Commerce (WFFC). 

C’est d’ailleurs lors du WPC à Miami qu’ont été annoncées les deux gagnantes du Sandalwood Reimagined organisé par Quintis. Quel a été votre rôle précis dans ce concours ?

Nous avons d’abord déterminé quelques règles essentielles afin que le concours soit égalitaire et que le plus de parfumeurs possible puissent y participer. La première était évidemment de mettre en avant l’huile essentielle de santal indien de Quintis dans la composition. C’est une essence magnifique et facettée qui a une histoire importante. La société s’est battu pour une production respectueuse de l’environnement et le résultat est fascinant. La deuxième règle était de ne pas utiliser d’ingrédients captifs : il fallait que tous les participants aient accès à la même boîte à outils pour ne pas donner d’avantages à certains. La troisième était que la composition respecte la réglementation en vigueur, en lien avec notre ligne de conduite pour des créations sûres. La dernière était qu’il n’y ait pas de limitation de coût pour permettre à chacun de développer sa créativité. C’est ensuite Quintis qui s’est occupé de toute la logistique avec beaucoup de professionnalisme. Puis nous avons senti et évalué les créations afin d’élire les gagnants.

Près de 300 propositions vous ont été envoyées. Quelles ont été les critères pour sélectionner les finalistes ?

Tout était anonyme, nous avons donc pu sentir à l’aveugle, avec seulement un numéro identifiant les participants et une couleur pour savoir à quelle catégorie (« Global Winner » ou « Emerging Talent ») ils appartenaient.  Tous les juges étaient des volontaires de l’ASP, localisés aux États-Unis pour des raisons logistiques. Nous nous sommes réunis pendant cinq semaines afin de sentir toutes les propositions. Nous ne cherchions rien en particulier. Nous avons d’abord éliminé toutes les créations trop proches de parfums existants. Nous avons noté les autres et choisi nos cinquante préférés, puis les avons réduits à vingt. À ce moment-là, nous les avons testés sur peau – nous n’aurions évidemment pas pu le faire pour tous – et avons lu les descriptions et inspirations, d’ailleurs très bien écrites.

Lorsqu’on organise un concours autour d’une matière première, on peut craindre que les propositions soient très proches. Qu’en était-il cette année ?

Parmi tous ceux que l’on a reçus, il y avait bien sûr des parfums moins originaux : certains étaient des copies et ont donc été éliminés, d’autres étaient très jolis mais pas assez créatifs. Mais nous avons senti des compositions très différentes dans l’ensemble. Et notamment des propositions originales dans la catégorie « Emerging Talent » ! Parfois manquant encore un peu d’harmonie, mais tout de même très prometteuses. Mais les créations des cinq finalistes de chaque catégorie étaient vraiment différentes et c’était l’une des difficultés à ce stade. Le test sur peau a vraiment été révélateur et nous a permis de sélectionner les gagnants : le choix a été finalement unanime.

Un mot pour finir ?

Ce concours a été organisé avec brio par Quintis, un magnifique partenaire. Bravo à toute l’équipe et également aux juges, qui se sont investis bénévolement. C’était un travail considérable mais passionnant, que je serais très heureux de réitérer. Et surtout, félicitations aux gagnantes pour leurs très belles compositions !

Alcool : le parfum peut-il s’en sortir ?

Alors que les enjeux environnementaux poussent l’industrie à repenser sa chaîne de production, l’éthanol, constituant près de 80% de la composition d’un parfum, fait l’objet d’une attention nouvelle de la part des marques et des grands groupes. Comment est-il traditionnellement obtenu et quelles sont les alternatives actuelles ? Enquête.

Éthanol, alcool éthylique, alcool d’éthyle ou simplement alcool, tous ces noms renvoient à une seule et même molécule, CH3-CH2-OH, qu’elle soit d’origine synthétique ou végétale. Ajoutons-lui un ensemble d’attributs comme « à brûler », « ménager », « brut », « neutre », « surfin », « absolu », « rectifié », « dénaturé » ou « 100% naturel » et déjà nos esprits nagent en eaux troubles. Commençons par ceux qui n’ont pas leur place en parfumerie : l’alcool à brûler ou ménager, utilisé en tant que détergent, correspond à un mélange d’éthanol et de méthanol. Sa version ménagère a été « dénaturée » pour le rendre impropre à la consommation et atténuer son odeur. Recherché pour des usages très spécifiques comme l’ajout à l’essence, l’alcool absolu ou anhydre est un alcool pur ne contenant pas plus de 1% d’eau. Instable à ce stade de pureté, car son caractère polaire le rend hygroscopique, il va absorber l’humidité de l’air jusqu’à retrouver sa stabilité à 96% d’alcool et 4% d’eau en volume. Ceci expliquant que l’éthanol est généralement commercialisé à 96% – il est alors qualifié de « surfin ».
Qu’il soit issu de fermentation des sucres ou obtenu par voie de synthèse, l’alcool qui nous intéresse est celui qui sert de solvant aux concentrés de parfum, provenant aujourd’hui de trois origines. 


L’alcool synthétique issu du pétrole

Obtenu notamment par hydratation de l’éthylène, cet alcool est aujourd’hui très minoritaire, comme l’explique Ernst Van Der Linden, directeur commercial du pôle alcool chez CristalCo : « En Europe, sa production est devenue marginale : il ne reste que deux sites en activité, un en Allemagne et un en Écosse. Avant, pour obtenir un alcool pur de qualité constante, nécessaire à la dilution des parfums, la seule issue, c’était la synthèse. Depuis une trentaine d’années, les distillateurs d’alcool agricole ont fait d’énormes progrès. Par ailleurs, la transition énergétique, les attentes des clients dans la parfumerie pour le naturel et les prix très volatils du baril de pétrole ont tordu le cou à l’alcool de synthèse ».


L’alcool synthétisé par recyclage du CO2

Une nouvelle méthode d’obtention, très dans l’air du temps si l’on peut dire, capte et transforme une part – infime – du dioxyde de carbone émis plus particulièrement par l’activité industrielle de la Chine. Extrêmement récente, la technologie de recyclage développée par LanzaTech, la société partenaire de Coty, permet la transformation de déchets industriels polluants comme le monoxyde et le dioxyde de carbone en produits chimiques. Ces gaz résiduels provenant d’aciéries chinoises sont captés puis convertis par des bactéries qui les utilisent comme nutriments pour le processus de fermentation : « Cette technologie permettant de capter les émissions de carbone des déchets et de les transformer en éthanol n’existe que depuis 2002. La première production industrielle de ce nouvel éthanol a débuté en 2018 et n’était pas adaptée à l’application de parfum » explique Shimei Fan, directeur scientifique chez Coty. Freya Burton, directrice du développement durable chez LanzaTech, rapporte le long processus de recherche pour aboutir à cette technologie : « En 2005, nos fondateurs Sean Simpson et Richard Forster ont découvert une première bactérie qui pour survivre avait besoin de nutriments et de minéraux coûteux et ne pouvait convertir en éthanol que des gaz dits propres [dont la combustion ne produit aucune cendre et particules et moins d’émissions de polluants atmosphériques et de dioxyde de carbone que la combustion du charbon] . Étant donné que les émissions de carbone des usines sont loin d’être propres [car résultant de la combustion du charbon], LanzaTech a dû trouver un autre moyen de faire fonctionner les bactéries. C’est ce que l’entreprise a développé au cours des 17 dernières années ». La firme américaine utilise une voie métabolique – une suite de réactions biochimiques catalysées par une série d’enzymes qui agissent de manière séquentielle – connue sous les noms de voie réductrice de l’acétyl-CoEnzyme A[1]Cette voie permet à certaines bactéries notamment acétogènes d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses. Similaire au procédé Monsanto de production … Continue reading ou voie de Wood-Ljungdahl. Elle permet à certaines bactéries en anaérobie – privées d’oxygène – d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses.

L’alcool d’origine végétale

Mais la part essentielle de production d’éthanol en France est d’origine végétale, avec trois grandes variétés de plantes pourvoyeuses de sucres fermentescibles : les lignocellulosiques (bois, taillis, paille, déchets végétaux, etc.) dont la cellulose peut être dégradée en sucres ; les amylacées ( blé, maïs, pomme de terre, etc.) dont l’amidon est hydrolysé en glucose ; et les saccharifères (betterave à sucre, canne à sucre, fruits) dont le sucre est directement fermentescible. « Avec 17 millions d’hectolitres d’alcool agricole produits en 2020, soit 25% de la production européenne, la France est le leader européen » rapporte Sylvain Demoures, secrétaire général du Syndicat National des Producteurs d’Alcool Agricole (SNPAA), « et, à l’échelle mondiale, la France produit entre 1 et 2%, l’Europe 6%, le Brésil 28% avec la canne à sucre et les USA, 50% »

En France, 60% de la production est destinée aux carburants (bioéthanol) et 40% aux usages dits traditionnels, à savoir l’alimentaire (boissons spiritueuses), la parachimie (peintures, encres…), la pharmacie (antibiotiques, gels…), la cosmétologie et la parfumerie. « Sur l’ensemble des débouchés, la cosmétique et la parfumerie fine représentent 4% en France et 8 à 12% exportés vers l’Europe – le savoir-faire français étant très réputé », précise Sylvain Demoures. Trois entreprises, Cristal Union, Tereos et Ryssen Alcools détiennent cette expertise de rectification nécessaire à l’obtention d’un alcool pur et neutre. « Sur trois millions d’hectolitres d’alcool issu de la betterave sucrière produits annuellement par Cristal Union, le segment de la parfumerie fine représente 15% de nos volumes commercialisés » explique Ernst Van der Linden. Volumes qui font de l’entreprise le premier acteur européen en distribution d’alcool.

Alors que nombre de marques revendiquent le « 100% naturel » aussi bien pour les ingrédients du concentré que pour l’alcool, rappelons-nous donc que s’agissant de ce dernier, l’origine naturelle est de mise dans la plupart des cas. En France, l’essentiel de l’alcool utilisé en parfumerie est local et issu de la betterave à sucre. Une primauté qui s’explique aussi historiquement : le blocus de l’Empire Français, entre 1806 et 1808, ayant coupé l’Europe des ressources en sucre de canne des Antilles, Napoléon Ier encouragea l’essor de cultures de remplacement des produits coloniaux, ainsi que les recherches sur les processus d’extraction du sucre de betterave.

Ensilage des betteraves à sucre dans le nord de la France, source : France-pittoresque.com

L’alcool en voie de pschitts plus verts

Que l’alcool soit issu d’upcycling ou de filières agricoles, ses acteurs s’engagent tous dans une même voie où chacun cherche à parfumer plus vert. Selon Shimei Fan, directeur scientifique de Coty, « le nouvel éthanol issu du CO2 recyclé implique une consommation d’eau quasi nulle et réduit le besoin en terres agricoles ». Sans volonté d’opposer les différentes techniques d’obtention, Sylvain Demoures souligne qu’en France, la question de l’eau n’est pas un souci majeur : « C’est une ressource en circuit fermé, l’eau n’étant jamais perdue, ce n’est pas comme une ressource fossile que l’on sait périssable. Par ailleurs, les surfaces agricoles destinées aux cultures qui produisent de l’alcool sont situées dans des zones non irriguées ou peu irriguées, excepté pour certaines cultures de maïs dans le sud-ouest ». Ernst Van Der Linden de CristalCo ajoute que « la totalité de l’eau contenue dans les betteraves est récupérée au moment de leur transformation puis stockée pour l’irrigation ». D’autre part, « la betterave à sucre représente l’avantage d’être un circuit court made in France ». Peut-on en dire autant de l’éthanol upcyclé sorti de l’usine chinoise de LanzaTech et qui est ensuite livré en Espagne à l’usine Coty de Granollers ? Ce point a d’ailleurs été relevé par Quantis[2]Agence conseil en stratégie environnementale, comme un « potentiel d’amélioration de l’éthanol CarbonSmart[3]Nom de marque de l’éthanol produit par LanzaTech : [être] produit à proximité des usines de production [de parfums], [et] préférer l’utilisation de sources d’énergie renouvelables ». Si dans le passé, des usines fabriquaient de l’alcool sans passer par le sucre, désormais sa production est optimisée en étant corrélée à la production du sucre de betterave dont les différents substrats énergétiques, comme la mélasse, sont valorisés pour la fermentation et la distillation. Mais d’autres pistes d’améliorations sont développées par l’industrie, notamment à travers l’agriculture biologique.

L’alcool bio

Depuis une petite dizaine d’années, nombre de marques de niche, cherchant à se distinguer du mainstream, revendiquent des sourcing bio et 100% naturel et font ainsi évoluer les pratiques de tout le secteur. L’alcool bio « est un marché naissant, marginal en volumes mais qui croît avec une progression très forte », analyse Ernst Van Der Linden. « On a lancé des alcools de blé bio il y a huit ans. Cela a vraiment décollé il y a cinq ans et depuis, on double chaque année les volumes. Depuis 2021, on livre aussi de grandes maisons de parfums en alcool de betterave bio ». En effet, la demande croissante en sucre bio a favorisé de nouveaux débouchés pour les résidus et coproduits de la betterave, dont une partie du sucre, qui n’a pu être extraite et cristallisée, est fermentée et distillée.
Cependant, la conversion en bio est une démarche complexe, qui prend en moyenne trois ans et « comprend des risques pour les producteurs et implique de gros efforts : les rendements sont bien moindres qu’en agriculture conventionnelle et plus aléatoires », rapporte Ernst Van Der Linden. Les producteurs sont soutenus par quelques grandes maisons françaises qui choisissent d’investir dans ces solutions plus durables. C’est le cas de Guerlain :« Pour le relancement des Aqua Allegoria avec de l’alcool de betterave issu de l’agriculture biologique, nous avons effectivement souhaité mener cette démarche avec nos deux producteurs partenaires historiques que nous avons accompagnés et continuons d’accompagner dans cette transition », déclare Thierry Wasser, maître parfumeur chez Guerlain. 

Enfin, quelle que soit son origine, une fois produit, l’éthanol destiné à la parfumerie doit encore être rectifié d’une part pour assurer sa neutralité et d’autre part dénaturé pour le rendre impropre à la consommation. Quels sont alors les procédés employés ?

Édouard Manet, Un bar aux Folies Bergères, 1881-1882, Courtauld Gallery, source : Wikimedia Commons

La rectification : le pass pour convoler en noces parfumées 

Une fois dilué dans un solvant, le concentré d’un parfum ne doit subir aucune altération olfactive. C’est pourquoi « il est primordial d’utiliser un éthanol surfin, aux propriétés chimiques contrôlées et critères olfactifs bien maitrisés », rappelle Séverine Munier, responsable du laboratoire application et innovation parfumerie fine chez Mane. « Pour les parfums, nos clients recherchent un alcool d’une neutralité olfactive absolue et une constance dans la qualité » explique Ernst Van Der Linden. « Pour cette raison, on va rectifier l’alcool en soutirant les composants volatils indésirables comme le méthanol, les aldéhydes… » Ce processus de raffinage se fait à l’aide de colonnes de rectification par plusieurs passages de l’alcool distillé. On obtient un produit neutre dont la caractéristique est de n’avoir pratiquement ni goût ni odeur. 

À l’encontre, certains font dans l’exception et cherchent à se soustraire de cette neutralité. C’est le cas de l’artisan alcoolier Nicolas Julhès, fondateur de l’unique distillerie située en plein cœur de Paris. Pour lui, diluer son premier parfum dans un alcool neutre fut comme « une perte de contact avec la matière. Nous, les distillateurs, n’aimons pas l’alcool neutre, nous le trouvons brûlant, astringent ». Passionné de parfums, Nicolas Julhès décide d’éditer en 2019 Distillerie de Paris, une fragrance dont il interprète le concentré avec trois alcools différents : un alcool d’agrumes (bergamote, sudachi, pamplemousse jamaïcain), un de genièvre dont il aime les notes boisées et un rhum de mélasse élevé en barrique. « Mon métier, c’est à la fois d’éliminer les fractions lourdes par la distillation, d’aller dans la direction du raffinage tout en gardant un goût constitué de sensations et de sentiments ».

« Nous nous sommes demandés ce qui se passerait si l’alcool n’était pas juste une partie invisible de la composition mais devenait un ingrédient de plus dans la palette du parfumeur. » C’est la question que pose sur son site Fabrice Croisé, le fondateur de la jeune marque Scents of Wood, renommée L’Âme du bois pour son prochain lancement en France. Chacun de ses parfums, construit autour d’une essence issue de la forêt, est dilué dans un alcool bio ayant macéré dans un tonneau d’un bois différent venu d’Écosse ou du Kentucky, en passant par Cognac : on retrouve ainsi un Oud in Oak, Plum in Acacia, Leather in Bourbon, Vetiver in Chestnut, etc. Les notes olfactives des fûts se retrouvent ainsi infusées dans celles des compositions tour à tour boisées, fumées, liquoreuses… toutes signées par des parfumeurs d’IFF dont Pascal Gaurin, Yves Cassar ou encore Céline Barel. 

Marginales, ces approches présentent l’intérêt d’enrichir la lecture olfactive du concentré de parfum et nous conduisent naturellement au sujet de la réglementation qui s’applique sur les alcools alimentaires ou rendus impropres à la consommation. 

Edvard Munch, Le Jour d’après, 1895, The National Museum, source : Wikiart.org

Dénaturé, pour ne plus siroter son parfum

Que ce soit pour sa commercialisation, sa publicité ou sa consommation, l’alcool est soumis à différentes réglementations. Celui destiné à la parfumerie n’échappe pas à la règle : « Il faut distinguer le contexte international de la réglementation européenne et de la législation française. En France, c’est le Code général des impôts[4]Annexe 1, Articles 165 à 192 qui s’applique concernant les alcools dénaturés, leurs circulation, stockage et utilisation à l’échelle industrielle » explique Séverine Munier. Au niveau européen, et conformément à la réglementation de l’UE, l’alcool peut être exonéré du droit d’accise[5]Selon la directive 2008/118/CE, le droit d’accise soumet à un impôt indirect perçu sur la consommation les tabacs manufacturés, l’alcool ainsi que le pétrole et ses dérivés. lorsqu’il a été dénaturé. « Le droit d’accise est de 18 euros par litre d’alcool pur. Par exemple, pour un whisky à 40%, il faudra payer 7 euros de taxes. La réglementation oblige donc à dénaturer de façon irréversible tout alcool non destiné à l’alimentation » répond Sylvain Demoures. En effet, afin d’éviter le détournement illégal de l’éthanol contenu dans un produit cosmétique ou parfumant en boisson alcoolisée, il doit être dénaturé par un ou plusieurs ingrédients afin de le rendre imbuvable. 

L’INCI (International Nomenclature for Cosmetic Ingredients) répertorie sept procédés de dénaturation par adjonction de produits amers ou vomitifs, utilisés tant pour les cosmétiques que pour la parfumerie fine. Pour cette dernière, les répulsifs doivent être absolument inodores, comme c’est le cas notamment du benzoate de dénatonium, connu sous le nom commercial Bitrex. Les alcools dénaturés les plus couramment utilisés en parfumerie sont les SD[6]SD signifie « spécialement dénaturé » 40B (dénaturé à l’aide de méthylpropan-2-ol (T-butyl alcohol) et de benzoate de dénatonium) et SD 39-C (dénaturé avec du phtalate de diéthyle). Cependant, d’après Séverine Munier, « beaucoup d’acteurs de l’industrie préfèrent s’éloigner de ce dernier, les phtalates étant considérés comme des perturbateurs endocriniens ». Par ailleurs, certains ingrédients présents dans le concentré de parfum peuvent faire office de dénaturants dans le produit fini : on parle alors de dénaturation « in situ ». Enfin, si d’un point de vue environnemental l’alcool n’est pas écotoxique, certains de ses dénaturants comme le méthylpropan-2-ol, la brucine, le sulfate de brucine ou le benzoate de dénatonium ne sont pas facilement biodégradables et viennent alourdir l’impact environnemental final. 

Mais les réglementations ne s’arrêtent pas là et s’étoffent d’année en année avec les problématiques environnementales et sanitaires, car si l’alcool se dégrade facilement dans l’atmosphère, il est, depuis les années 1970, considéré comme un COV (composé organique volatil) au même titre que les gaz d’échappement, fumées d’usines et de tabac, solvants, peintures, produits ménagers, feux de forêt… 

Les réglementations sur les VOC

La Californie est la première à imposer une réglementation sur ces composés aux effets néfastes sur la santé et l’environnement. En 1967, le gouverneur Ronald Reagan crée la California Air Resources Board (CARB), à l’origine de plusieurs lois pour garantir la qualité de l’air. Ces lois impactent et déterminent les règles du jeu de formulation d’un parfum à l’échelle mondiale, les marques et les grands groupes du secteur parfumerie ayant une portée internationale. Régulièrement mises à jour, les lois CARB devraient donner lieu à de nouvelles limites en 2023 et 2031 toujours dans l’objectif de « réduire les solvants qui se retrouvent dans l’atmosphère » analyse Xavier Brochet, directeur de l’innovation chez Firmenich. Ainsi, actuellement, pour un parfum concentré à 10%, la teneur en alcool est limitée à 79%, les 11% restants sont constitués d’eau déminéralisée. En 2031, pour un concentré dilué à 10%, la teneur en alcool devra être égale ou inférieure à 50%. Cela signifie une dilution complétée de 40% d’eau déminéralisée et des incidences importantes sur la solubilité, la volatilité et le travail de formulation en amont : « Jusqu’à ces réglementations, on mettait un maximum d’alcool pour obtenir un maximum de fraîcheur, et un peu d’eau pour réguler l’évaporation. Désormais on est limité à 79% en volume d’alcool : si le concentré entre à 4% dans la composition, tout le reste sera de l’eau. Mais plus l’on ajoute d’eau, plus on perd en volatilité », explique Xavier Brochet. Afin d’anticiper les futures limitations imposées par les lois CARB, les maisons de composition et les marques cherchent donc des alternatives.

Peder Severin Krøyer, Hip, hip, hip, hourra !, 1888, Musée des beaux-arts de Göteborg, source : Wikiart.org

Quelles alternatives à l’alcool ?

« Aujourd’hui, la tendance majeure est de s’orienter vers des supports aqueux. Aux eaux de parfum et de toilette s’ajoutent les eaux sans alcool ou autres formulations “alcohol free” » analyse Loïc Bleuez, directeur innovation et développement parfum parfumerie fine EMEA chez Mane. Toutefois, les molécules d’un concentré de parfum sont lipophiles et non hydrophiles : « Quand vous mélangez un concentré à de l’eau, cela forme des billes qui ne sont pas solubles » explique Séverine Munier. « Pour sortir de l’éthanol, nous proposons principalement la technologie Aquafine, selon un principe de micro-émulsion de parfum dans l’eau à l’aide de tensioactifs écosolvants. Ainsi, on peut atteindre un dosage de 8% à 15% de parfum, même un peu plus, dans 60-65% d’eau ». Les autres sociétés de composition œuvrent également pour trouver des alternatives. Symrise a ainsi mis en place, pour la marque Hermetica du groupe Memo International, un procédé « issu d’une technologie utilisée en cosmétique. Innoscent est un support à parfum qui mêle notamment eau et glycérine végétale à une molécule hydratante synthétisée à partir de bagasses, résidus de la canne à sucre » précise Hélène Cottin, Junior Brand Manager pour Memo International. Mais maintenir une qualité de diffusion propre à l’alcool reste une gageure technique, notamment car les notes du parfum sont perçues instantanément. Finie la notion de pyramide olfactive, à savoir la perception dans le temps de notes de tête, de cœur et de fond, intrinsèquement liée au caractère volatil de l’alcool. Olivier R. P. David, docteur en chimie organique, maître de conférence à l’UFR des Sciences de Versailles et également rédacteur pour Nez, analyse le phénomène ainsi : « Pour les autres supports surtout ceux qui contiennent des agents humectant, des émulsionnants qui ne s’évaporent pas ou très lentement l’évaporation du concentré est ralentie. La tenue est donc prolongée, mais on perd un peu en projection. Par ailleurs, comme le ralentissement ne sera pas le même selon la matière première et son affinité avec le support, la structure olfactive va être modifiée ».

Autre solution : revenir au rituel ancestral de l’huile parfumée, vers lequel quelques marques de niche comme Baron Bishop ou Maison Louis Marie se tournent exclusivement, faisant du gras « alcohol free » un point stratégique et segmentant de leur positionnement marketing. Cependant, adapter une formule sur base huileuse s’avère complexe : les essences volatiles et légères d’agrumes ou de fleurs fraîches sont étouffées, tandis que les matières à la masse moléculaire plus lourde comme les muscs, les baumes, les bois et certaines épices s’y épanouissent à merveille.
Faire l’impasse sur l’alcool est donc lourd d’incidences tant pour le travail du parfumeur que pour les perceptions sensorielles, les effets sur peau et les gestuelles liées au parfumage : « L’eau de toilette s’évapore très vite et ne tache pas les vêtements, ce qui est loin d’être le cas pour un parfum huileux. De même, la manière dont un flacon délivre le produit diffère : si vous sprayez un parfum huileux, cela forme de grosses gouttelettes qui, au lieu de se disperser, retombent. Les pompes classiques ne sont pas adaptées pour ce type de mélanges », confirme Xavier Brochet.

Ainsi, malgré l’émergence de ces alternatives qui restent très marginales, la forme alcoolique résiste très bien et demeure incontournable. Depuis ses prémices au XIIIe siècle, l’alcool s’est imposé en tant que support pour diluer les concentrés de parfum grâce à deux propriétés fondamentales, sa polarité et sa volatilité. En tant que solvant polaire, l’alcool a la propriété de dissoudre et de diluer des substances hydrophobes comme les huiles essentielles : « Jouant le rôle d’un gros aimant, l’alcool va plus ou moins attirer certaines molécules selon leur configuration géométrique ». Quant à la volatilité, elle « est liée à la taille des molécules, à leur configuration géométrique et à leur point d’ébullition : plus il est bas, plus le composé est volatil » ajoute Xavier Brochet. Séverine Munier résume quant à elle les nombreux atouts de l’alcool ainsi : « une grande compatibilité et stabilité technique avec les concentrés de parfum ; un toucher évanescent sans effet mouillé sur la peau du fait de sa volatilité ; une capacité à s’évaporer en un temps très court sans tacher les vêtements ; une très bonne capacité à être brumisé par une pompe »  Ajoutons le « montant » qu’il donne à une formule et sa relative neutralité odorante, en tout cas tellement intégrée dans nos référentiels olfactifs qu’on l’oublie. Enfin, au-delà de son comportement physico-chimique, l’alcool présente des avantages extrinsèques : un excellent rapport qualité/prix, un procédé de transformation naturel et maîtrisé des sucres et la possibilité de sourcer des approvisionnements durables. Sa place de roi au sein des parfums n’est donc pas prête, semble-t-il, d’être détrônée.

Visuel principal : Distillatie, Philips Galle (attributé à l’atelier de), après Jan van der Straet, vers 1589 – 1593, © Rijksmuseum.

Notes

Notes
1 Cette voie permet à certaines bactéries notamment acétogènes d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses. Similaire au procédé Monsanto de production industrielle de l’acide acétique, elle consiste schématiquement à réduire le dioxyde de carbone en monoxyde de carbone qui est ensuite converti en acétyl-CoA par deux métalloenzymes rédox, la monoxyde de carbone déshydrogénase pour la première étape et l’acétyl-coensyme A synthase pour la seconde étape.
2 Agence conseil en stratégie environnementale
3 Nom de marque de l’éthanol produit par LanzaTech
4 Annexe 1, Articles 165 à 192
5 Selon la directive 2008/118/CE, le droit d’accise soumet à un impôt indirect perçu sur la consommation les tabacs manufacturés, l’alcool ainsi que le pétrole et ses dérivés.
6 SD signifie « spécialement dénaturé »

Les odeurs de la plage

Il y a le ciel, le soleil et la mer… Pour fêter l’été, Nez vous propose un article initialement publié dans Nez, la revue olfactive #09. Tour d’horizon des senteurs, régressives ou addictives, qui baignent le littoral.

Embruns, sable chaud, crème et huile solaires, matelas gonflable… Sans oublier une petite gourmandise pour le goûter ! Le doux parfum du bord de mer, celui des parenthèses estivales, est un cocktail d’odeurs et d’univers très disparates. Et vous, vous êtes plutôt chouchous ou beignet ? 

Le rivage
Alors que les yeux se perdent vers l’horizon et que le bruit du ressac parachève le dépaysement, les narines captent les effluves résineux des pins, puis l’odeur des dunes, saline et minérale… Un grand bol d’air frais. Le sable, dans lequel les pieds tout juste déchaussés vont plonger avec délice, sent en réalité assez peu. Composé de silice et de résidus organiques (coquilles, squelettes…), c’est un minéral non volatil. Il doit surtout sa facette « plage » aux débris marins apportés par les flots. À nos pieds, les algues et leurs notes vertes qui évoquent la mousse de chêne, le thé matcha, voire l’épinard cuit. À l’état de trace, le sulfure de diméthyle, résidu du métabolisme de ces végétaux maritimes, provoque la sensation de dilatation des narines typique de l’air du large. Place aux embruns ! Les notes dites iodées sont apportées par des molécules servant à la communication des algues entre elles, des phéromones nommées dictyoptérènes, qui parfument aussi les œufs de poisson. Une autre phéromone livre des facettes d’œufs de saumon: le giffordène. Des aldéhydes apparentés à ce dernier – et par ailleurs responsables des notes aquatiques du concombre, de la pastèque ou du melon – sont également présents dans les algues. Quant à l’odeur de marée, évoquant un peu le poisson, elle provient des bromophénols que ces plantes utilisent pour se défendre et qu’on retrouve dans les fruits de mer.  

La natte de plage
Un peu désuète, légère, facile à transporter, on l’appelle aussi « rabane ». Une odeur de paille, des notes à la fois boisées et poussiéreuses de foin coupé… Roulée – souvent un peu de travers – ou déroulée en un clin d’œil, la pièce tissée en fibres de raphia protège le corps, enduit de crème ou ruisselant d’eau, du sable qui pourrait s’y coller. Elle a donc la particularité de conserver les traces olfactives de ceux qui s’y sont frottés ! À commencer par des relents humides, comme une odeur de serviette mal séchée. Un cocktail soufré et fétide produit par les bactéries : diméthyldisulfure, 3-méthyl-1- butanol, diméthyltrisulfure, 2,4-dithiapentane et acide isovalerique.   

Chouchous, beignets et chichis
« Quiiiiii veut des beignets ? » On entend venir de loin ces vendeurs ambulants au plateau chargé de douceurs fourrées à la confiture, à la compote de pomme ou au Nutella. Comme les churros (ou « chichis »), les beignets sont constitués d’une pâte souple bien sucrée, saisie dans un bain d’huile… Les odeurs de friture sont dues aux aldéhydes formés par la dégradation des acides gras de l’huile sous l’effet de la chaleur: hexanal, heptanal, nonènal et undécènal sont les plus importants. Ces sucreries, dont la recette de base est née dans la Rome antique, ont ensuite été popularisées dans nos contrées par la fête de mardi gras. Comment ont-elles conquis les rivages de l’Hexagone ? Peut-être en traversant la Méditerranée. Cette denrée au prix modique est en effet traditionnellement très prisée sur les plages du Maghreb. Elle aurait ainsi gagné celles du sud de la France. Quant à la cacahuète cuite dans un sirop de sucre au délicieux parfum caramélisé de maltol, elle est à l’origine appelée « praline » en France. Mais le nom de « chouchou », qui vient de Belgique, lui est aussi donné couramment. Cette friandise est une héritière de la praline de Montargis (qui, elle, est à base d’amande), inventée au XVIIe siècle par  le cuisinier du duc de Choiseul, comte de Plessis- Praslin. Les colons français l’ont même introduite  en Louisiane.   

Les huiles parfumées
Nées avec la vogue du bronzage, elles ont pris leur envol grâce aux congés payés. Leurs notes florales et solaires sont indissolublement liées aux vacances. Folle année 1927. Les corps se libèrent. Être hâlé devient chic. À l’avant-garde, le couturier Jean Patou dessine des maillots de bain pour les élégantes et imagine une huile bronzante, parfumée par Henri Alméras. La toute première. Cette Huile de Chaldée, vendue dans des flacons en cristal de Baccarat, contient une forte dose de salicylate de benzyle, substance présente dans les fleurs d’ylang- ylang, de frangipanier et de tiaré, aux notes à la fois  florales et balsamiques. La composition olfactive l’associe à des fleurs blanches (jasmin, narcisse, fleur d’oranger), des notes baumées et un fond ambré vanille et fève tonka. Le salicylate de benzyle filtre les UV et prévient ainsi les coups de soleil. La teinte brune du fluide donne, elle, un coup de pouce au bronzage en colorant la peau… En 1935, un an pile avant les premiers congés payés, apparaît Ambre solaire de L’Oréal, un produit nettement moins cher qui hisse ses voiles vers le grand public. On le doit au patron de la marque, Eugène Schueller, qui voulait protéger son épiderme pendant les régates. Son accord rose et jasmin est complété par le fameux salicylate de benzyle. La fragrance originelle, légèrement remaniée au fil du temps, a été modernisée en 2016 pour lui donner un aspect plus frais et plus léger. La dimension olfactive de ces cosmétiques est centrale. Chez Nuxe, l’Huile prodigieuse, destinée à être appliquée sur le corps et les cheveux, a même vu sa senteur de fleur blanche, solaire et orientale, déclinée en parfum! Quant au célèbre monoï, il devient populaire en Europe dans les années 1970, avec l’ouverture au tourisme de l’île de Tahiti, desservie par l’aéroport de Papeete. Promesse d’exotisme ultime, il se compose d’huile de coco dans laquelle on fait macérer des fleurs de tiaré. À la clé : un sillage légèrement sucré… Le monoï de Tahiti est le seul à bénéficier d’une appellation d’origine protégée (AOP), depuis 1992.   

La bouée, le matelas gonflable
Saviez-vous que le plastique ne sentait rien? Ses molécules sont trop lourdes pour parvenir jusqu’à nos narines. Ce que nous percevons, ce sont les traces des monomères utilisés pour sa fabrication. Les résidus de chlorure de vinyle dans le PVC dégagent ainsi une fragrance douce, un peu éthérée. Issu de la polymérisation du chloroprène, le Néoprène diffuse, lui, une odeur piquante et nettement plus puissante. Les combinaisons faites de ce matériau, souvent mal séchées, cultivent une facette humide et soufrée, entre la transpiration, le sel et l’urine… Loin du sillage souvent fruité des brassards et autres bateaux gonflables, rappelant par exemple l’ananas.   

La protection solaire
Dis-moi ce que sent ta crème, je te dirai où tu vis ! Le parfum du bronzage « safe » diffère en effet d’une région du globe à l’autre. Le Brésil est accro à la marque Sundown et à ses accents chypre-fougère avec une touche aldéhydée. Aux États-Unis, on se dore au soleil dans la fraîcheur aqueuse du melon et du concombre, ou bien nimbé de notes gourmandes (piña colada, caramel, noix de coco…). Les fragrances plus effacées – fleuries, vertes, hespéridées – ont les faveurs du marché asiatique, où l’on s’inspire des produits cosmétiques. L’Europe a longtemps cultivé l’héritage d’Ambre solaire avec ses fleurs blanches épicées, notamment chez les principaux acteurs, comme L’Oréal ou Nivea Sun. En pharmacie, les accords se font plus hespéridés ou aqueux, et nombre de produits s’affichent même aujourd’hui « sans parfum ». Quant aux insouciants qui auront omis de se tartiner régulièrement visage et corps, ils n’auront plus qu’à s’enduire de Biafine. La célèbre crème, mise au point en 1971 par un chimiste français du nom de Wenmaekers afin de soulager les brûlures de sa belle-fille, a été commercialisée en officine à partir de 1976. Un parfum vert et désaltérant se mêle à ses notes grasses. Dans la formule, disponible sur Internet – statut de médicament oblige –, on relève entre autres de l’essence d’orange pour le côté Cologne, du galbanum et du petitgrain pour la facette verte, et un accord rose-violette-jasmin pour la douceur florale… Une odeur unique, qui semble avoir à elle seule le pouvoir de réparer les épidermes les plus rouges.   

Merci aux parfumeurs Mathilde Bijaoui, Laurie Carrat et Mathieu Nardin de Mane et Alexandra Carlin de Symrise, pour leurs descriptions olfactives. 

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #09 – Autour du monde

Visuel principal : William Merritt Chase, Au bord de la mer, 1892, Metropolitan Museum of Art, New York 

Concours Sandalwood Reimagined de Quintis : et les gagnants sont…

Partenariat éditorial

La compétition lancée fin 2021 par la société spécialisée dans la production de bois de santal indien et australien Quintis Sandalwood, en partenariat avec l’American Society of Perfumers, touche à sa fin : les deux gagnantes ont été dévoilées lors du World Perfumery Congress (WPC) à Miami début juillet. Entretien.

La sélection du concours Sandalwood Reimagined fut rude : près de 300 compositions provenant du monde entier ont été évaluées par un jury de parfumeurs professionnels. Les participants avaient pour seule consigne d’utiliser un minimum de 1 % d’huile de bois de santal indien cultivé par la société Quintis dans leur proposition, et de l’accompagner d’une intention créative. Après avoir exploré les parcours et inspirations des finalistes des catégories « Global Winner » (parfumeurs ou talents senior) et « Emerging Talent » (parfumeurs junior et étudiants), nous vous proposons un entretien avec les deux gagnantes dévoilées lors du cocktail de clôture du Congrès mondial de la parfumerie à Miami (WPC), le 1er juillet 2022. 

Jennifer Jambon, Argeville, France : prix Global Winner

Jennifer Jambon, Argeville, France

Vous aviez déjà remporté le concours organisé par Quintis il y a six ans. Participer à cette nouvelle édition vous a-t-il semblé évident ?

Le prix du concours que j’avais gagné était un voyage à la découverte des plantations durables de Quintis en Australie, et c’est justement ce souvenir qui m’a servi d’inspiration pour ma création cette année. Je me souvenais notamment de ce moment magique où le bois était coupé, au milieu d’une immense forêt, et de l’impression de liberté que je ressentais alors. Avoir un sujet aussi vaste est un véritable plaisir : chacun s’approprie le sujet de manière différente.
De manière générale, les concours sont une très belle opportunité pour un parfumeur mais c’est une grande chance lorsqu’ils sont ouverts à tous comme c’est le cas du Sandalwood Reimagined : cela permet aux juniors de se faire connaître et de donner confiance en soi ; en permettant parfois de confirmer une vocation, car on ne travaille pas souvent en parfumerie créative au début de sa carrière. J’avais également gagné un concours de la Société Française de Parfumerie [maintenant SFPC] et cela m’a certainement aidée dans mon parcours par la suite. 

Qu’appréciez-vous en particulier dans l’huile de santal Quintis ?

C’est une très belle qualité, très riche, avec ses facettes à la fois crémeuses, lactées, mais aussi boisées plus sèches qui me font penser à de la sciure de bois. Il y a également un côté poudré, vanillé, épicé évoquant la bay Saint Thomas et le safran. Et puis j’y distingue aussi une petite note de café que j’ai voulu faire ressortir ici.

Comment la formule a-t-elle évolué au cours de son développement ?

J’avais l’idée de base : le souvenir de mon voyage. Je voulais ainsi imaginer un santal lumineux, tout en transparence, qui représente l’immensité de la nature, avec aussi l’histoire de l’irrigation qu’a optimisée Quintis. J’ai commencé à travailler une composition plutôt florale, pour soulever le santal, lui apporter une forme de légèreté. Je suis partie sur un mimosa que j’ai progressivement diminué afin de gagner en complexité. J’avais aussi une proposition plus marine, mais elle n’était pas assez riche, et me semblait peu originale. J’ai passé du temps à harmoniser l’ensemble, pour trouver le ton juste.

Qu’aimeriez-vous apporter à la parfumerie de demain ?

Sur le plan créatif, j’aime notamment travailler des formules assez courtes, minimalistes, qui permettent de mettre en avant les belles matières qui sont à notre disposition, et ainsi d’apprécier chacune de celles qu’on utilise à sa juste valeur. Cela rejoint le côté durable de la parfumerie : certains ingrédients vont devenir plus rares, les prix vont augmenter, ce sera un challenge que l’on va devoir accepter de toute façon, mais je pense que les parfumeurs peuvent en tirer profit pour être plus créatifs, pour changer d’écriture.

Quels sont les parfumeurs ou les créations qui vous inspirent le plus ?

L’une des sorties qui m’a le plus marquée est Terre d’Hermès. Je suis également fascinée par le travail de Francis Kurkdjian, pour sa marque ou d’autres maisons. J’aime aussi beaucoup la direction créative chez Tom Ford, avec des compositions comme Soleil blanc, Santal blush, Néroli Portofino et plus récemment Ebene fumé. Et de manière plus générale, j’adore les parfums irisés, comme Iris Prima d’Alberto Morillas chez Penhaligon’s ou Bois d’argent signé Annick Menardo pour Dior.

Que peut-on vous souhaiter suite à la réussite de ce concours ?

Je suis déjà très fière de présenter mon parfum, d’en raconter l’histoire, l’aventure en Australie. Je serais très heureuse d’avoir plus d’opportunités à l’avenir pour travailler sur ce genre de projets créatifs, mettant en avant de belles matières de parfumerie. C’est un véritable challenge car beaucoup de choses ont été faites autour des ingrédients de la palette, mais j’aime justement chercher comment apporter ce twist, ce nouveau regard sur ce qui semble déjà connu, en l’interprétant de manière moderne, et en mariant des notes apparemment opposées. 

Fanny Ginolin, Takasago, France : prix Emerging Talent

Fanny Ginolin, Takasago, France

Pourquoi avez-vous souhaité participer au concours de Quintis ? 

J’avais déjà participé au concours Corpo 35, dont j’ai été lauréate en 2019 : c’est un exercice que j’aime beaucoup, cela me donne de nouveaux objectifs et me permet d’avoir le regard d’un jury professionnel sur un travail de création. Donc, quand j’ai entendu parler de Sandalwood Reimagined en lisant l’article sur Nez, j’ai foncé : je souhaitais justement créer une note autour de ce bois. Avoir l’opportunité de travailler une matière d’exception comme le santal de Quintis a été très intéressant et m’ouvre davantage à la recherche de qualités de matières premières peu mises en avant. Pour le concours, j’ai dû m’organiser afin de formuler en dehors de mes horaires de travail. Et c’est un thème de création large, très stimulant : pour preuve, tous les finalistes – dont on a pu sentir les compositions lors de la remise des prix – avaient fait des propositions très différentes. 

Par rapport à d’autres qualités que vous connaissiez déjà, qu’avez-vous particulièrement apprécié dans l’essence de Quintis ?

J’avais en effet travaillé avec d’autres huiles essentielles de santal et c’est la première fois que je sentais celle-ci. Au-delà de la démarche éco-responsable remarquable, on perçoit immédiatement la qualité de la matière, puissante et complexe. En plus des facettes crémeuses et lactées, douces et confortables, il y avait une note épicée à laquelle je revenais sans cesse, et que j’ai voulu mettre en avant. 

Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors du processus de création ?

Mon idée était de retracer le voyage du santal entre sa terre d’origine, l’Inde, et son pays d’implantation, l’Australie. Le santal étant une note de fond, si l’on souhaite le percevoir tout au long du porté, c’est techniquement compliqué. Il faut faire attention à ce qu’il ne soit pas masqué par d’autres matières premières qui prendraient le dessus. Or je voulais que l’on puisse le sentir du début à la fin, pour donner l’impression à la personne qui porte la création qu’elle voyage avec le bois. J’ai notamment dû retravailler la note marine en cœur pour qu’elle ne soit pas trop persistante et les épices indiennes très puissantes, comme le cumin, qui ont tendance à prendre toute la place.

Quels sont les parfumeurs ou les créations qui vous inspirent le plus ?

La création qui m’a ouvert au monde de la parfumerie est 24, Faubourg d’Hermès, que portait ma mère, et qui réveille toujours beaucoup de souvenirs et d’émotions. Mais j’aime aussi beaucoup le travail de Jean-Claude Ellena, qui est pour moi un modèle : je trouve fascinante sa manière de mettre en avant des facettes particulières de certaines matières premières, avec des associations inattendues. Quentin Bisch est aussi un exemple pour son originalité et la justesse dans les fragrances qu’il crée.

Quelle vision de la parfumerie aimeriez-vous mettre en avant ?

J’aimerais notamment travailler les associations inédites, mêler des ingrédients de la palette qu’on n’aurait pas pensé voir ensemble, pour créer des dualités, entre douceur et puissance par exemple, qui se démarquent tout en restant accessibles olfactivement.
Je pense aussi qu’il faut mettre en avant ces belles matières premières, valoriser le sourcing comme le fait Quintis, et optimiser la biodégradabilité des formules. Je ne suis pas forcément pour le 100% naturel, je suis convaincue que l’industrie se dirige vers une production verte du synthétique, plus responsable pour l’environnement et les consommateurs. Dans un de mes stages, j’ai notamment étudié les agro-ressources permettant de valoriser des parties des plantes qui ne sont pas utilisées d’habitude, afin qu’il n’y ait pas de perte. C’est une démarche importante écologiquement mais aussi intéressante olfactivement : elle permet d’enrichir la palette, de distinguer les différences entre deux parties d’une même matière. 

Que peut-on vous souhaiter suite à la réussite de ce concours ?

J’espère avoir des opportunités d’évolution dans la création, puisque je souhaite devenir parfumeur. La réussite au concours confirme ma poursuite dans cette voie, et me donne espoir de trouver un poste d’élève parfumeur ou de parfumeur junior au sein d’une entreprise.

Nez remporte le prix de la Contribution à la culture olfactive des Art and Olfaction Awards !

Lors de la cérémonie qui s’est tenue le 30 juin à Miami lors du WPC (World Perfumery Congress), Nez a eu la surprise et le plaisir de recevoir une distinction récompensant son travail depuis 2016.

Attribués à seulement huit projets et parfums par an, les Art and Olfaction Awards visent à célébrer l’excellence de la parfumerie indépendante et à susciter l’intérêt et la sensibilisation du public aux nouveaux développements de la parfumerie, à l’échelle mondiale. Créés en 2014 par l’Institute for Art and Olfaction (Los Angeles, Californie), ils sont décernés à des créateurs exceptionnels dans les catégories de parfums indépendants, artisanaux et expérimentaux à travers le monde, choisis pour des parfums et des projets expérimentaux. 

Nez ainsi eu le plaisir de recevoir le prix de la contribution à la culture olfactive « remis cette année à un petit groupe de gens qui depuis 2016 ont contribué au rayonnement de cette culture, à travers des expositions, des échanges internationaux et des publications. Nous les avons sélectionnés pour la constance de leur travail, sa pertinence et son apport intellectuel », comme l’a déclaré la fondatrice de l’Institute for Art and Olfaction Saskia Wilson-Brown. 

Nous sommes très heureux d’avoir été récompensés cette année par Saskia Wilson-Brown et son équipe dont le travail, depuis plus de 10 ans, a permis le développement aux États-Unis et dans d’autres pays d’une parfumerie originale, créative, dans une approche décomplexée et très différente de celle née en Europe, plus classique et plus institutionnalisée. 

Ce prix fait écho à celui reçu en 2019 lors des FiFi Awards de la Fragrance Foundation, où nous avions eu l’honneur de recevoir le Prix spécial récompensant « les réalisations éditoriales autour de l’olfaction et ses choix graphiques », soulignant notre objectif de « rendre le parfum accessible à tous les publics, professionnel comme néophyte ». 

Si un océan et un continent séparent la France et la Californie, nous sommes heureux de faire le pont entre ces deux pôles de la culture olfactive. 

Les gagnants des Art and Olfaction Awards cette année 2022, © Institute for Art and Olfaction

Nous félicitons évidemment toutes les personnes et marques nommées et récompensées lors de cette soirée des Art and Olfaction Awards et qui contribuent également à une vision créative de la parfumerie :

Dans la catégorie Parfumerie indépendante, un des deux prix a été décerné à la marque Pan Seven pour leur composition Aged Tea, signée Pan Yu Ching et Huang Chien Shun, qui se sont inspirés du « charme calme et suave d’un thé taïwanais vieilli ».

L’autre a été attribué à Grandiflora pour le parfum Saskia, du nom de sa directrice artistique Saskia Havekes. Créé par Christophe Laudamiel et Ugo Charron, il retranscrit « l’essence littérale et spirituelle d’une petite pièce dans laquelle on aurait placé des fleurs et de plantes ».

La catégorie Artisan a également récompensé deux fragrances. La première, Mayan Chocolate, a été composée par Amber Jobin pour Aether Arts « en hommage à l’origine et à la provenance du chocolat impliquant de nombreuses cultures méso-américaines ».
Pour l’autre, c’est le travail du parfumeur Michael Wong pour One Day qui a été retenu. Oolong Tea dévoile des notes de « feuille de thé oolong toastée avec des notes gourmandes de riz gluant et de miel, dans l’ambiance d’un salon de thé »

Le prix Aftel, du nom de la parfumeuse notamment connue pour son ouvrage de référence Essence and Alchemy, valorise un parfum fait main et c’est cette année Behold, Patchouli de Daniel Gallagher qui le remporte pour avoir porté « un regard magnifié sur cette matière merveilleuse » bien connue de la parfumerie.

Reconnaissant un travail expérimental autour de l’odeur, le prix Sadakichi est décerné à l’installation nommée Viral Parfum, représentant les différentes mutations du Covid autour de six senteurs, et proposé par l’artiste olfactive Maki Ueda.

Enfin, le prix Visionnaire Septimus Piesse, qui récompense « la vision remarquable d’une personne sur l’usage, le développement ou la conception d’un parfum », est attribué à Mandy Aftel. 

Visuel principal : Dominique Brunel, cofondateur de Nez et Saskia Wilson-Brown, fondatrice des Art and Olfaction Awards, © Institute for Art and Olfaction

Les œuvres à sentir cet été

Après un panorama des œuvres printanières, Nez vous propose un tour d’horizon de l’art olfactif à découvrir tout l’été en Europe, mais aussi de l’autre côté de l’Atlantique, entre ancrage géographique, mouvement écologique, célébration de cultures diverses et recherche historique.

En France, la prolifique Julie C. Fortier a inauguré le 17 juin son exposition personnelle « Sentir le cœur de la montagne » (jusqu’au 18 septembre) à la Galerie du Dourven en Bretagne. Conclusion d’une résidence de plusieurs mois sur la pointe du Dourven, l’exposition restitue en formes, couleurs, lumières et odeurs les impressions laissées par la région dans l’imaginaire de l’artiste. Grâce à un patient travail de glanage durant lequel ont été rassemblés images, récits, fragments de végétaux et de minéraux, Julie C. Fortier a pu restituer l’âme du territoire dans un ensemble d’œuvres plastiques et olfactives. Parfum de cyprès, de foin, de mousse ou de fleurs, ce sont les effluves de la nature qui, comme toujours chez l’artiste québécoise, occupent le devant de la scène. Ces marqueurs éphémères des lieux et des saisons, identité invisible du territoire, sont rendus perceptibles dans l’exposition par le biais d’installations imposantes. Parmi les pièces maîtresses de l’exposition, le grand tapis tufté à la main Attendu tendue (voir visuel principal), paysage réduit que les visiteurs sont invité à fouler et à humer, rappelle à la fois le foisonnement de textures et de verts du sol forestier, la grisaille de la roche, les reflets bleus de la mer et ceux des tapis d’épines de pins roussies par le soleil. Le travail de la plasticienne est un exemple de la manière dont les artistes contemporains savent encore s’emparer de la nature, à la fois sujet et matière première, pour faire et défaire les paysages. Dissoudre le paysage est d’ailleurs le titre d’une autre installation monumentale de l’exposition, composée de quatre senteurs à découvrir en se déplaçant le long d’un mur tapissé de 40 000 touches à parfum.

Morgan Courtois, Passage des cygnes, 2021 – Exposition « Décharge », Fondation Pernod Ricard, Paris

Le français Morgan Courtois sera quant à lui présent à la Biennale de Nice (du 17 juin au 3 septembre), cette année intitulée « Flower Power », avec son installation Passage des cygnes, déjà présentée en début d’année à la fondation Pernod Ricard à Paris. Composée de fleurs fraîches dans des vases en porcelaine blanche dont les formes s’inspire de bouteilles, de flacons, fioles, vases, carafes et flasques trouvés par l’artiste, l’installation distille également un parfum déconcertant, qui a peu à voir avec celui des espèces végétales laissées à dépérir dans l’espace. Habitué à mélanger des matières premières de parfumerie, des parfums existants et des macérations artisanales et atypiques, l’artiste-jardinier propose cette fois une composition inspirée par l’odeur de fin de soirée : macération de mégots, bière, vin, urine, auxquels ont été ajoutés quelques gouttes du parfum Rêve d’or de L.T. Piver, une fragrance fleurie boisée originellement lancée en 1889. La mixture imbibe plusieurs chemises blanches disposées au sol, comme les vestiges d’une soirée trop arrosée dont les souvenirs s’effacent au matin. De certains vases montent également des effluves alcooleux qui semblent enivrer les fleurs dont les têtes se baissent et fanent au fil de l’exposition.

Antoine Renard, Impressions, après Degas, 2020 – Exposition « Amnesia », Galerie Nathalie Obadia, Paris-Bruxelles © Nicolas Brasseur

Décidément odorante, la Biennale de Nice accueillera aussi plusieurs Impressions, après Degas d’Antoine Renard, de même que la fondation Villa Datris à L’Isle-sur-la-Sorgue au sein de l’exposition « Toucher terre. L’art de la sculpture céramique », visible jusqu’au 1er novembre. Les petites danseuses fleurantes du plasticien diffuseront ainsi leurs étonnants effluves dans une grande partie du sud du pays, puisque certaines d’entre elles embaument également l’exposition « Respirer l’art » au musée international de la Parfumerie de Grasse. Chaque sculpture de la série, obtenue par impression 3D céramique, est imprégnée d’un parfum unique, constitué de quelques matières seulement et composé par l’artiste selon des techniques apprises lors d’un séjour dans un centre péruvien de traitement par les plantes où des guérisseurs appelés perfumeros se spécialisent dans la fabrication de compositions thérapeutiques [voir Nez #12, pages 46-47].

Romain Vicari, Double Face Over Me, 2022 – Exposition « Garage Band », Paris © Romain Vicari

À respirer aussi en France, les volutes de fumée émanant du travail du plasticien d’origine italo-brésilienne Romain Vicari, qui depuis plusieurs années n’hésite pas à ajouter des odeurs à ses installations complexes et fragmentaires. Son travail de collage matériel, tantôt joyeux tantôt inquiétant, est imprégné de la vitalité métabolique, de l’hybridation des cultures et de l’énergie carnavalesque propres au Brésil et aux cultures urbaines. Dans l’exposition « Garage Band » (du 28 juin au 13 juillet), organisée par la plateforme curatoriale Hatch dans un garage voué à la destruction dans le 18e arrondissement de Paris, l’artiste présente une installation in situ, nécessairement éphémère, par laquelle il réinvente le candomblé, pratique spirituelle afro-brésilienne dans laquelle les éléments – terre, air, eau, feu – tiennent une place centrale. Cette religion syncrétique, qui a trouvé son essor à Salvador, mélange diverses influences spirituelles. Pratiquée par les esclaves, moyen de lutte contre l’exploitation par les blancs, elle fut interdite par les colons qui craignaient de voir ces pratiques renforcer un sentiment d’identité et de communauté pouvant mener à la rébellion. Installée dans une fosse, l’œuvre de Romain Vicari se présente comme une savante accumulation d’objets trouvés, de fer à béton, de pièces de métal enroulées, de bouquets de fleurs séchées, de fragments de corps en résine, de bois, de brindilles, de tissus, de chaînes, de bougies, formant une sorte de monument de rebuts d’aspect aussi menaçant qu’intriguant. En plusieurs endroits, lueurs électriques et flammes viennent animer l’œuvre et évoquer l’ambiance d’un culte nocturne tandis que la fumée d’un bâton de Pau Santo, aussi connu sous le nom de Palo Santo, parfume l’atmosphère. L’odeur typique de ce bois traditionnellement utilisé en Amérique du Sud pour purifier les lieux et éloigner les mauvais esprits vient renforcer la sensation de se trouver face à un autel étrange, surgit des décombres d’un incendie…

Clara Ursitti et Amik (détail), 2022 – Gallery of Modern Art, Glasgow © Alan Harvey / SNS Group

En Écosse, la canadienne Clara Ursitti, pionnière des pratiques olfactives, montre jusqu’au 29 janvier 2023 une installation créée in situ à la Gallery of Modern Art à Glasgow. Fruit d’un travail de recherche de plusieurs années, l’exposition s’intitule « Amik », soit « castor » en algonquin, l’une des langues autochtones du Canada. L’artiste s’intéresse en effet au commerce des sous-produits de cet animal, crucial selon elle pour comprendre la relation des colons aux terres occupées et aux indigènes. Dans le cadre de ce travail, Clara Ursitti a notamment étudié l’histoire des castors en Écosse, l’utilisation des peaux importées du Canada et divers objets issus des collections des musées de Glasgow liés à ce commerce. La restitution de ces recherches prend la forme d’une installation documentaire composite, à base de sculptures, d’objets trouvés, des captations vidéos et sonores, ainsi que de castoreum. Cette substance odorante huileuse, produite par les glandes cloacales du castor, fut longtemps utilisée par les trappeurs pour attirer les carnivores dans leurs pièges, mais aussi comme médicament. Avec son odeur grasse, cuirée, fumée et animale qui évoque l’olive noire, elle entre également dans la composition de parfums, sert à parfumer le tabac ou encore d’additif alimentaire pour son arôme proche de la vanille. Intéressée par l’ambivalence des réactions générées par cette matière, l’artiste l’emploie ici afin d’incarner, de manière sensible et potentiellement dérangeante, les relations entre histoire coloniale, mondialisation et exploitation animale.

Hélène Bellenger, Sans titre (lo-fi), 2021 – Exposition « Plaisir Solide », 3bif, Aix-en-Provence © Hélène Bellenger

Restons en Écosse où la française Hélène Bellenger présente l’installation Sans titre (lo-fi), conçue lors de sa résidence de 2020-2021 au 3bisf, centre d’art installé dans les murs du Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin, à Aix-en-Provence. C’est au Suttie Arts Space d’Aberdeen, lieu d’exposition situé dans l’Aberdeen Royal Infirmary, le plus grand hôpital de la région de Grampian, que la plasticienne exposera son travail (du 10 septembre au 4 décembre). Inspirée par les images de bonheur factice des publicités pour antidépresseurs des années 1970-2000 et des photos d’une joie de vivre mise en scène qui pullulent sur le réseau social Instagram, l’artiste a co-créé six notes olfactives « positives » en collaboration avec Claire Lonvaux, Virginie Armand, Solveig Mahier et la société SCAP. Ces compositions qui incarnent symboliquement le lien entre parfumerie et pharmacopée, seront données à sentir à Aberdeen début septembre, au sein d’un dispositif inédit. Interpellant les sens visuel et olfactif, les œuvres d’Hélène Bellenger questionnent avec ironie les limites de ce qu’elle nomme « l’happycratie ».

AVM Curiosities (Tasha Marks), Scenterpiece, 2019 – Rainham Hall, Londres © Kofi Paintsil

C’est en Angleterre et en Irlande du Nord que l’artiste et historienne de la cuisine Tasha Marks présente cet été plusieurs de ses œuvres. Au Rainham Hall de Londres, elle expose notamment jusqu’au 17 décembre ses natures mortes en céramique parfumée, Scenterpiece, créées en collaboration avec l’artiste Justine Hounam. Sur chacun des trois plateaux en bois qui composent l’installation s’accumulent figues, oranges et poires en terre cuite blanche, comme de pâles fantômes de fruits dont seule subsisterait l’odeur. Chaque composition a été inspirée par le travail de l’ancien résident de la demeure historique où se tient l’exposition, le photographe Anthony Denney. Ce dernier collabora notamment longtemps avec l’autrice culinaire Elizabeth David, qui révolutionna la cuisine anglaise d’après-guerre, en photographiant ses recettes et ingrédients dans des mises en scène soignées. Ainsi, dans Scenterpiece, le parfum des poires prend-il des intonations de girofle, tandis que celui des oranges se mêle aux arômes d’un bouquet garni et que les figues prennent des atours aériens.

L’Ulster American Folk Park, dans la ville irlandaise d’Omagh, présente également jusqu’en avril 2024 l’exposition « Bad Bridget » , illustrant les difficultés qu’ont affrontées de nombreuses femmes lors de leur exil depuis l’Irlande vers l’Amérique du Nord aux XIXe et XXe siècle. Parmi une centaine d’objets issus des collections des musées nationaux, quatre parfums composés par Tasha Marks transportent les visiteurs dans le passé. En laissant derrière elles les odeurs familières de leur terre natale – à humer dans le premier dispositif de l’exposition –, les irlandaises arrivées en Amérique y découvrirent la puanteur des New York tenements, ces immeubles du lower Manhattan où vivaient dans des conditions précaires des milliers de migrants, ou encore les émanations à la fois joyeuses et inquiétantes du célèbre parc d’attraction de Coney Island. Grâce à ces interludes olfactifs, l’exposition « Bad Bridget » rappelle que l’exil, en sus de tous les déracinements qu’il implique, impose aussi une redéfinition totale du paysage sensoriel des individus.

Oswaldo Maciá, Chris Bean, Emilia Leszkowicz Corruption and Consciousness, 2020-2022 – Centrum Sztuki Współczesnej ŁAŹNIA // BOZAR, Bruxelles © Oswaldo Maciá

Le colombien Oswaldo Maciá expose pour sa part en Roumanie au sein de « Colliding Epistemes: Art, Science, Anthropocenes » au Translocal Institute for Contemporary Art de Cluj. Cette exposition explore le potentiel des pratiques artistiques à remodeler le paradigme scientifique à l’ère de l’Anthropocène en questionnant et en altérant les méthodologies de recherche. Toutes les œuvres présentées sont ainsi nées de collaborations entre artistes et scientifiques – chimistes, oncologues, biologistes marins, anthropologues, paléontologues, psychologues, etc. – dans une tentative d’apporter des réponses non conventionnelles aux défis planétaires de notre temps. La seconde section de l’exposition, intitulée « Earthly Sensorium », rassemble plusieurs œuvres conçues pour accroître notre sensibilité à l’environnement et au non-humain. On y découvre l’installation immersive d’Oswaldo Maciá, Corruption and Consciousness, évoquant les enchevêtrements entre le corps humain, la nature et le cosmos, et dont les éléments sollicitent la vue, l’ouïe et l’odorat, sens de la fusion avec le monde. Les murs sont recouverts d’une fresque représentant des racines tandis que dans l’espace résonne une bande-son entremêlant des pistes enregistrées par l’artiste dans les forêts sud-américaines, des vibrations sismiques captées par le géophysicien Chris Bean, ainsi que des échantillonnages acoustiques des rythmes générés par le cerveau humain, fournis par la neuro-scientifique Emilia Leszkowicz. Composé en collaboration avec Ricardo Moya d’IFF, le parfum d’ambre gris qui vient achever l’œuvre représente la lutte entre l’intérêt personnel corrompu et la prise de conscience écologique dont dépend l’avenir de la vie sur Terre.

Frank Bloem, The Wandering Dutch, 2021 © Frank Bloem

Au Pays-Bas, l’artiste et parfumeur Frank Bloem participe à deux expositions dans lesquelles il donne à sentir son travail. La première, à Amsterdam, s’intitule « The Ways of Water » et fait partie de la programmation du Holland Festival (du 3 juin au 10 juillet). Les artistes exposés y explorent les influences mutuelles entre l’eau sur terre et l’espèce humaine. Le parfum Zeelucht (2019) créé par Frank Bloem est le résultat d’un travail de collecte olfactive : quarante odeurs de la mer du Nord et de ses côtes ont ainsi été identifiées et mises en flacon par l’artiste. La composition s’ouvre sur la sensation fraîche et salée du vent parfumé d’herbe, de figue, de rose et de pin. Dans le fond s’épanouissent des notes plus complexes d’armoise maritime, de métal rouillé et de goudron. L’œuvre, sous-tendue de considérations écologiques, s’inscrit ainsi profondément dans un territoire, à la fois historique et géographique.

Trois autres créations de l’artiste, formant un ensemble intitulé The Wandering Dutch (2021), sont inclues dans « Come alive », visible du 3 juin au 31 juillet à Utrecht, qui rassemble 45 artistes abordant de manière sensorielle la question de l’érotisme, de la liberté et du plaisir. Les trois parfums créés par Frank Bloem donnent vie à des chapitres sensuels et des personnages libertaires de l’histoire néerlandaise. Le premier, Secreti del Piemontese, s’inspire des jeunes du XVIIe siècle qui commencèrent à porter des parfums et à fumer du cannabis après avoir lu le livre de recettes secrètes De’ Secreti d’Alessio Piemontese. Il se compose de notes boisées, d’une touche de fumée, d’orange sanguine, d’anis, de poivre noir et d’ambre gris. Le second, Oranda Yuki, est une explosion de néroli, de notes vertes et musquées poudrées qui évoque les courtisanes japonaises qui étaient alors les seules femmes à avoir accès aux postes de traite hollandais [1]Comptoirs coloniaux où s’échangeaient les biens.. Enfin Alexine, un jasmin avec des notes de résine, un fond aqueux et des nuances animales, fait référence à l’aventurière Alexine Tinne, première femme à tenter la traversée du Sahara. Encore une fois, les odeurs permettent une plongée imaginaire et sensible dans le passé et le destin d’individus depuis longtemps disparus.

Raja’a Khalid, SS23, FW22/23, 2022 – Exposition « 84 STEPS », Kunstinstituut, Rotterdam © Aad Hoogendoor

Enfin, au Kunstinstituut Melly à Rotterdam, l’artiste saoudienne Raja’a Khalid présente un environnement conçu pour accueillir une variété d’activités et d’activations sociales au sein de « 84 STEPS » – allusion au nombre de marches qui relient le rez-de-chaussée du musée au troisième étage entièrement occupé par l’exposition. Celle-ci dévoile une constellation d’œuvres réalisées spécifiquement pour l’occasion et qui explorent les relations entre les architectures physiques et mentales, ainsi qu’entre santé des individus et santé sociale. Des murs peints et une composition olfactive constituent l’œuvre évolutive imaginée par Raja’a Khalid. Celle-ci poursuit son travail critique sur la prévision des tendances et la marchandisation du bien-être. Ses recherches se nourrissent notamment des rapports annuels sur les tendances qui définissent les couleurs, les objets et les images destinés à être en vogue pour l’année à venir. Ainsi son œuvre pour « 84 STEPS » change-t-elle tout au long du projet en fonction des saisons telles que définies par l’industrie de la mode et de la beauté : Spring-Summer 2022, Fall-Winter 2022/23 et enfin, cet été, Spring-Summer 2023. À chaque nouvelle période, l’installation se pare ainsi, avec ironie, d’un nouvel accord couleur-parfum présumé avoir des effets bénéfiques sur le corps et l’esprit. Après avoir été peinte d’une (supposément) réconfortante couleur « huile d’olive » associée à un parfum de cyprès diffusé par capillarité, la galerie a été repeinte pour FW22/23 en une teinte « nid d’abeille », que les faiseurs de tendances décrivent comme ayant des effets positifs. Cet été finalement, la galerie a de nouveau été adaptée, avec un revêtement « Digital Lavender », déclaré « couleur de l’année  2023 » par WGSN, leader du curieux marché de la prévision des tendances consommateurs. La teinte a été choisie en raison de son association avec les rituels de santé mentale et de bien-être que beaucoup d’entre nous ont développés durant la pandémie. Elle est accompagnée dans l’exposition d’un parfum marin qui s’inspire de souvenirs de vacances. Une expérience à la fois artistique et sociale qui interroge notre rapport collectif à certaines sensations – ici visuelles et olfactives – désormais codifiées, encadrées et prédéterminées par les acteurs du capitalisme mondialisé.

Maxwell Williams, Constraint forever, 2022. Verre, cuir synthétique, parfum © Olfactory Art Keller

De l’autre côté de l’Atlantique, l’été sera tout aussi fragrant que sur le vieux continent. À New York, Andreas Keller, qui a accueilli fin juin dans sa galerie le travail de David Seth Moltz, offre en juillet sa première exposition personnelle new yorkaise à Maxwell Williams dont le travail olfactif, qui oscille entre performance, recherche, sculpture et photographie, explore de manière intime l’univers du sadomasochisme et des raves techno. Dans l’exposition « CNC Musk Factory » huit fragments de cuir artificiel parfumé, tirés d’une précédente série intitulée Constraint forever, entourent la sculpture Consent is sexy. Ce pilori olfactif, issu de la performance du même nom, impose aux visiteurs de renoncer au contrôle de leur nez pour le soumettre aux caprices de l’artiste qui choisira lequel des quatre parfums plutôt douteux inspirés par les pratiques SM – Vanilla Shit, Pisssss Baby, Period Blood ou Cum Party – il imposera à sa victime consentante. Des savons colorés et parfumés, dédiés à Félix González-Torres, seront aussi disponibles gratuitement jusqu’à épuisement des stocks. Accumulés au sol dans un coin de la galerie, ils évoquent directement les piles de bonbons multicolores dont l’artiste cubain avait fait sa spécialité.

The Mandala Lab, 2021 – Rubin Museum of Art, New York © Liz Ligon

Le parfumeur français Christophe Laudamiel propose quant à lui plusieurs expériences olfactives dans le cadre du « Mandala Lab », un projet au long cours imaginé pour le Rubin Museum of Art de New York et destiné à voyager en partenariat avec The Wellbeing Project [2]Voir en ligne https://wellbeing-project.org/, notamment à Bilbao jusqu’à la fin du mois de juillet. Cinq installations interactives inspirées par les arts himalayens et les mandalas bouddhiques [3]Les mandalas sont en premier lieu des aires rituelles utilisées pour évoquer des divinités hindoues. Le bouddhisme, héritier de ces pratiques, les utilise également dans ses rites et … Continue reading invitent à explorer la complexité de cinq émotions et sentiments ambivalents – la fierté, l’attachement, l’envie, la colère et l’ignorance – connus dans le Bouddhisme sous le nom de kleshas, ou « afflictions ». Plusieurs expériences sensorielles permettent de comprendre et de mettre à distance ces émotions à travers des exercices de gymnastique mentale, émotionnelle et spirituelle. Parmi elles, une bibliothèque de six parfums composés pour l’occasion démontre combien la perception des odeurs dépend de l’expérience personnelle, de nos attachements et répulsions intimes. Chaque composition se fonde sur un souvenir partagé par un artiste : Laurie Anderson, Sanford Biggers, Tenzin Tsetan Choklay, Amit Dutta, Apichatpong Weerasethakul et Wang Yahui. Après avoir humé une création, les visiteurs peuvent indiquer une catégorie d’émotion et une ou plusieurs émotions spécifiques suscitées par celle-ci.

Goldie Poblador, Fertility Flowers (détail), 2021 © Christina ‘Goldie’ Poblador

Du 13 juillet au 2 septembre, l’artiste philippine Goldie Poblador exposera dans la vitrine de l’association new yorkaise Urban Glass un développement de son installation interactive Fertility Flowers (2021). Composée de pièces en verre, de parfums et d’un film expérimental, l’œuvre évoque plusieurs histoires qui entourent les fleurs, la féminité et la fertilité. Dans toutes les cultures, nombreux sont les mythes dans lesquelles les femmes sont changées en végétaux, souvent comme punition pour avoir échoué dans leurs devoirs ou résisté à une volonté contraire à la leur. Dans le conte philippin de la Dama de Noche (Cestrum nocturnum) par exemple, une reine incapable de fournir un héritier au trône de désolation se transforme en une fleur qui ne s’épanouit qu’à la tombée du jour. Noyés dans une brume parfumée par ce jasmin de nuit, de minuscules figures en verre soufflé coloré, aux formes à la fois humaines et florales, évoquent ces mythologies de la métamorphose tout en imaginant la femme, et avant tout la femme philippine, libre et fleurissant vers l’émancipation. Le commerce, l’usage et la symbolique des fleurs endémiques en terres colonisées sont également au cœur de la réflexion de l’artiste. Les femmes amérindiennes et africaines asservies utilisaient, rappelle-t-elle, les graines de la fleur de paon (Caesalpinia pulcherrima) afin de ne pas mettre au monde d’enfants esclaves. La liane corail (Antigonon leptopus), connue au philippines sous le nom espagnol de cadena de amor, soit « chaînes de l’amour », symbolise quant à elle le puritanisme auquel les femmes philippines étaient tenues durant la période coloniale espagnole, qui débuta au XVIe siècle et dura plus de trois siècles. Le court métrage réalisé par l’artiste, en évoquant ces faits, expose les violences enchevêtrées du colonialisme et du patriarcat.

Azza El Siddique, In the place of annihilation, where all the past was present and returned transformed, 2022 – Installation view: List Projects: 25 Azza El Siddique, MIT List Visual Arts Center, Cambridge. Courtesy of the artist and Helena Anrather, New York. © Chloe Tomasetta 

Quelques centaines de kilomètres en direction du nord, à Cambridge, l’artiste Azza El Siddique est exposée au MIT List Center jusqu’au 4 septembre. Connue pour ses environnements sculpturaux en acier peuplés d’objets faits de matériaux évolutifs qui évoquent les thèmes de l’entropie, de l’impermanence et de la mortalité, l’artiste mène depuis quelques années une recherche autour de l’histoire culturelle du parfum, se concentrant sur les rituels funéraires islamiques et ses propres souvenirs olfactifs d’adolescente élevée dans une communauté soudanaise au Canada. Dans certaines de ses œuvres, des lampes chauffantes ont ainsi diffusé des fragrances culturellement signifiantes comme celle du santal. La nouvelle installation processuelle d’Azza El Siddique, In the place of annihilation, where all the past was present and return transform (2022), s’inspire de récits personnels et de l’histoire coloniale, et diffuse les arômes du bakhour (ou bukhoor). Omniprésent dans les foyers soudanais, cet encens est fabriqué à partir de copeaux de bois de santal et de oud compressés, d’un mélange de résines aromatiques, d’huile de bois de santal, de sucre et de parfums européens destinés à l’exportation vers les marchés nord-africains. L’artiste en a étudié les recettes traditionnelles afin de développer celle de son installation dans laquelle de petites sculptures de bakhour sont progressivement chauffées, imprégnant la galerie de leur odeur. Ces objets sont placés dans le cadre d’une architecture en acier basée sur le plan du temple égyptien de Dédoun (ou Dedwen), un dieu nubien qui, sous l’aspect d’un jeune homme, apporte en présent à l’Égypte les richesses du peuple nubien, dont l’encens. Les premiers produits exportés de l’ancienne Nubie vers l’Égypte pharaonique furent en effet les aromates utilisés dans les cérémonies religieuses. L’œuvre révèle ainsi combien les traditions multiples de l’encens dans lesquelles s’inscrit le bakhour sont liées aux échanges géo-politiques qui ont façonné le monde depuis l’Antiquité. Sa structure abrite également une vidéo à deux canaux modélisant les composés chimiques des ingrédients du bakhour, actualisation visuelle d’un héritage olfactif millénaire faisant un pont entre tradition et modernité.

Gwenn-Aël Lynn, The Architecture of Struggle (détail), 2022 © Gwenn-Aël Lynn

Plus au nord encore, à Chicago, l’artiste franco-américain Gwenn-Aël Lynn présente à partir de mi-juillet son projet multi-sensoriel The Architecture of Struggle. Déployée à l’échelle de la ville, l’installation fonctionne comme un hommage à l’activisme écologique qui tient une place importante dans l’histoire de Chicago, ville au long héritage de luttes environnementales. Depuis 2016, l’artiste s’entretient avec des militants locaux, afin de recueillir des témoignages de première main. Des extraits audio de ces conversations sont à écouter au sein de pavillons de gramophone colorés disséminés dans plusieurs lieux de la ville comme la Pilsen Arts & Community House, le Pullman National Monument, le Ford Calumet Environmental Center, ou encore le centre d’accueil de la William W. Powers State Recreation Area. Ces récits permettent de contextualiser les parfums qui les accompagnent – créés avec Christophe Laudamiel et associés à l’expérience environnementale de chaque activiste. Si l’odorat se prête si bien au sujet, c’est qu’il s’agit du sens qui nous relie le plus vitalement à notre environnement, à travers la respiration, mais aussi celui qui nous alerte en premier d’une éventuelle pollution de l’air, ou même de l’eau.

Akhairaj with Courtiers and Musicians in a Garden, Rathore dynasty, ca. 1820 – Opaque watercolor and gold on paper © National Museum of Asian Art, Smithsonian – Charles Lang Freer Endowment

Du 15 juillet au 12 août, l’Institute for Art and Olfaction accueillera à Los Angeles l’exposition multidisciplinaire « Bagh-e Hind », organisée par la critique d’art et parfumeuse indienne Bharti Lalwani et l’historien américain Nicolas Roth. Cinq peintures typiques des écoles moghole [4]Style particulier de peinture indienne qui s’est développé à partir des miniatures persanes sous l’Empire moghol (XVIe – XIXe siècles). et rajput [5]Ensemble d’écoles de peinture indienne apparues au XVIe siècle à la cour royale du Rajasthan en Inde et dont certaines sont issues de la peinture moghole. (ou râjpoute) seront reproduites grandeur nature dans l’espace d’exposition. Ces dernières dépeignent toutes des aspects de l’expérience du jardin aux XVIIe et XVIIIe siècles en Asie du Sud. Seront également exposés cinq parfums inspirés par les arômes identifiables au sein des jardins représentés : rose, narcisse, fumée, iris et kewra. Composés pour l’exposition par l’artiste et parfumeuse Miss Layla, créatrice de la marque Fūm, les créations seront présentées accompagnées de bouquets d’encens fabriqués par la commissaire Bharti Lalwani. Les peintures et senteurs seront également accompagnées de poèmes ourdou de l’époque moghole, traduits en anglais par Nicolas Roth, spécialiste des écrits horticoles de cette période. L’exposition s’accompagne d’une version en ligne proposant des essais et ainsi que des morceaux de musique classique hindoustanie choisis par l’architecte Uzair Siddiqui en écho aux œuvres de l’exposition. L’observation minutieuse et l’interprétation multi-sensorielle de ces œuvres où foisonnent les fleurs et les fruits n’est pas sans rappeler le projet Odeuropa, nous rappelant que les lectures olfactives des arts et histoires extra-européennes constituent des entreprises tout aussi riches et prometteuses que celles entreprises en Europe.

Karola Braga, O que fica de abraços prestes a serem extintos, 2022 – Escola de Botânica, São Paulo © Karola Braga

C’est au Brésil que s’achève notre tour du monde olfactif estival, avec l’artiste Karola Braga dont le travail est présenté à l’Ecole de botanique de São Paulo. O que fica de abraços prestes a serem extintos [Ce qui reste des étreintes menacées d’extinction] est composée de répliques en plâtre de troncs d’arbres de la forêt atlantique et du parfum de quatre orchidées en voie d’extinction : Cattleya labiata, Miltonia regnellii, Cattleya aclandiae et Zygopetalum crinitum Lodd. Depuis la colonisation du Brésil, la forêt atlantique – le biome le plus riche du Brésil – a été largement dévastée et de nombreuses espèces ont déjà disparu, tandis que d’autres sont menacées d’extinction. On y trouve encore cependant une grande diversité d’épiphytes, des organismes qui poussent en se servant d’autres plantes comme support, sans nuire à celles-ci. C’est le cas des orchidées dont les racines étreignent l’écorce des arbres et qui ne peuvent vivre que grâce à cette union. Grâce à la technologie du headspace, l’artiste a pu capturer et reproduire le plus fidèlement possible l’odeur de ces quatre orchidées menacées. Avec ses troncs coupés d’un blanc fantomatique et l’absence de fleurs que seule le parfum suggère, l’œuvre évoque ainsi la progressive disparition de ces « étreintes » naturelles, conséquence de la déforestation et du changement climatique.

Bien que l’ancrage géographique, le mouvement écologique, la célébration de cultures diverses et la recherche historique semblent être des thèmes de prédilection pour une grande partie des artistes, les évocations, symboles et formes olfactives à découvrir cet été sont aussi variées que captivantes, et promettent aux nez curieux de belles découvertes.

Visuel principal : Julie C. Fortier, Attendu tendue, 2022 – Exposition « Sentir le cœur de la montagne », Galerie du Dourven © Julie C. Fortier

Notes

Notes
1 Comptoirs coloniaux où s’échangeaient les biens.
2 Voir en ligne https://wellbeing-project.org/
3 Les mandalas sont en premier lieu des aires rituelles utilisées pour évoquer des divinités hindoues. Le bouddhisme, héritier de ces pratiques, les utilise également dans ses rites et pratiques de méditation. « Notre mandala » désigne aussi l’ensemble des rayonnements de nos consciences sensorielles et mentales.
4 Style particulier de peinture indienne qui s’est développé à partir des miniatures persanes sous l’Empire moghol (XVIe – XIXe siècles).
5 Ensemble d’écoles de peinture indienne apparues au XVIe siècle à la cour royale du Rajasthan en Inde et dont certaines sont issues de la peinture moghole.

Smell Talks : Sandra Barré – Le prisme olfactif, un nouveau regard sur le corps

En février 2022, le Festival Everybody, initié par le Carreau du Temple et en partenariat avec Nez, interrogeait la place du corps dans nos sociétés contemporaines. La critique d’art et commissaire d’exposition Sandra Barré démontre dans cette conférence que, dans notre société où tout est visuel et visible, le corps féminin a souvent été enfermé dans ce qu’il donne à voir. Aujourd’hui, parmi les alternatives de représentations, des artistes explorent notamment le prisme de l’odeur, qui offre mille et une ouvertures dépassant ce que permet la vue.

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Respirer l’art : le parfum flave de la cire

Alors que s’achève doucement la saison des pollens et que la miellée bat son plein, Nez vous propose de poser un regard d’artiste sur la cire d’abeille, matière animale de la palette des parfumeurs souvent oubliée, et dont la dimension parfumée séduit les plasticiens qui, par elle, transfigurent les espaces.

Une abeille a besoin d’environ 10 kg de sucre pour produire 1 kg de cire. Les jeunes ouvrières, chargées d’élaborer les rayons destinés à recueillir le miel et les larves, la produisent à l’aide de leurs glandes cirières, situées sous l’abdomen. La cire nouvelle est encore limpide et ne se s’opacifie qu’après la mastication et le mélange avec la propolis et le pollen. Alors que de nos jours elle est traditionnellement récupérée par les apiculteurs pour confectionner des bougies, des produits cosmétiques, ou simplement gaufrée afin de recréer des cadres alvéolés pour les ruches, certains artistes contemporains ont trouvé dans cette production propre aux abeilles une ressource précieuse.

L’usage de la cire comme matériau de la création artistique remonte aux années 1960 et doit beaucoup au travail de Mario Merz et à celui de Joseph Beuys. Ce dernier est profondément influencé par l’anthroposophe Rudolf Steiner, qui déclarait en 1923 dans l’une de ses conférences : « Les ouvrières, parmi les abeilles, apportent à la communauté ce qu’elles ont réuni à partir des plantes et le convertissent en cire dans leur propre corps pour aboutir à toute cette merveilleuse structure alvéolée. […] Si l’on prend un peu de cire d’abeille, on a là réellement un produit intermédiaire entre le sang, le muscle et l’os. » Cette approche métabolique du matériau séduit Beuys, fasciné par la chaleur vivante de la cire et le « processus alchimique, à l’œuvre quelque part dans la fleur : où le processus réel de chaleur primitivement s’épanouit, où sont créés les parfums qui se dispersent, et où le nectar qui se forme, n’est autre que le propre miel de la fleur[1]Joseph Beuys, Entretien avec B. Blume et H.G. Prager, Rheinische Bienenzitung, décembre 1975 » 

Ren Ri, Yuansu Series II, 2013-2015 © Ren Ri

Aujourd’hui, plusieurs plasticiens comme le chinois Ren Ri, le slovaque Tomáš Libertíny, la canadienne Aganetha Dyck ou encore le français Pierre Huyghe, ont développé des formes de collaborations plus ou moins directes avec ces précieux insectes que sont les abeilles pour faire émerger des volumes sculpturaux alvéolés. D’autres artistes prêtent une attention plus particulière à la substance malléable de la cire fondue et à l’odeur douce et séduisante qui en émane et infuse l’air de ses qualités sensibles. L’allemand Wolfgang Laib, la canadienne Penelope Stewart, les français Emma Bourgin et Bernard Thimonnier, tous ont développé une pratique plastique dans laquelle les effluves de la cire, hésitant entre le miel et l’encaustique, prennent une importance égale à son aspect.

En parfumerie, l’absolue de cire d’abeille, obtenue par extraction à l’alcool, « enrichit les notes florales naturelles, comme les absolues de tubéreuse ou de jasmin » nous confie le parfumeur Bertrand Duchaufour, adepte de cette matière qu’il a notamment travaillée dans l’accord tabac d’Or du Sérail de Naomi Goodsir. « Moins chère que les absolus floraux (environ 2000 €/kg), elle peut aussi pallier au manque de produits naturels lorsque ceux-ci sont trop onéreux en donnant un effet naturel, une patine florale et cireuse. » Polyvalente, utilisée comme note de cœur mais rarement comme note principale, « c’est un produit très noble qui a des effets extraordinaires sur le narcisse ou la fleur d’oranger, mais aussi avec les notes de foin, de liatrix, de tonka ou même de maté. Cela peut-être légèrement aphrodisiaque, car cela s’apparente aussi à des notes résineuses et baumées. C’est magique ! » s’enthousiasme le parfumeur. Les intonations chaudes, tabacées, cireuses et miellées de cet extrait, « proche de l’absolu de genêt », sont cependant assez distinctes de l’odeur des rayons tirés de la ruche, plus lumineuse et plus caractéristique pour les néophytes, et que l’on reconnaît dans l’aura de certaines installations contemporaines. 

Wolfgang Laib, La Chambre des certitudes, 2000 © Wolfgang Laib

Les nombreuses Chambres de cire, que Wolfgang Laib crée depuis 1988, sont les premières œuvres majeures à avoir fait du parfum de cette matière un élément constitutif et fondamental. Ces cellules monastiques dont les murs et plafonds sont composés de panneaux de cire d’abeille, ont été pensées par l’artiste comme des espaces méditatifs, des mondes à part. La création la plus remarquable de cette série est certainement La Chambre des certitudes inaugurée en l’an 2000 dans les Pyrénées Orientales, au sein d’une cavité creusée sous un dôme rocheux du Roc del Maure. Les murs de la grotte, bombés et irréguliers, sont entièrement enduits de cire, conférant à la roche l’aspect d’une peau luisante et mordorée. Plutôt que la froide minéralité du granit, c’est la tiédeur du parfum de cette sécrétion animale qui embaume le corps des visiteurs, et donne forme à l’espace.

La texture, la couleur et cette senteur, familière pour beaucoup, souvent associée aux intérieurs soignés plutôt qu’à la montagne, font de cet espace insolite un lieu abstrait, dédié au recueillement, à l’écoute de soi; un refuge singulier au milieu du bourdonnement de la garrigue. « Pénétrer dans une chambre de cire, déclare l’artiste, c’est entrer dans un autre monde, peut-être sur une autre planète et dans un autre corps. [2]Sur le site The Phillips Collection, le 13 janvier 2013 » Si minimaliste soit-elle, l’intervention de Wolfgang Laib requalifie la nature perçue de l’espace et influence l’état spirituel et émotionnel de celui qui s’y trouve. Sensibilité, mémoire et imagination s’allient pour façonner la perception du lieu [Voir l’article « Architectures olfactives » dans le treizième numéro de Nez, p. 95]. Lorsque la porte en bois se referme sur La Chambre des certitudes, le visiteur, imprégné de cet antre odorant, peut en effet s’imaginer au cœur d’une matrice rassurante, comme l’abeille nouvelle-née dans le creux d’une alvéole encore fermée par son opercule, à la fois couveuse et garde-manger, baignant dans le parfum flave de la cire. Cette déterritorialisation visuelle et olfactive autorise à la fois l’ascèse et le devenir-animal, l’entrée « dans un autre corps ».

Penelope Stewart, Apian screen (détail), 2010-11, Albright Knox Museum, environ 15000 carreaux de cire © Tony Hafkensheid

Les qualités sensuelles et architecturales de cette matière fondent aussi la pratique de Penelope Stewart. Obtenue à partir des opercules, la cire utilisée par l’artiste d’origine québécoise est la plus pure mais aussi la plus parfumée de la ruche. « Pour moi, ce parfum est un rappel du miel, du pollen et des jardins, et un sentiment d’être à l’intérieur et à l’extérieur du temps. […] C’est un matériau parfait pour tapisser les espaces existants car la cire les transforme en sites phénoménologiques dynamiques », explique-t-elle. Ses pavés de cire moulée, dont les teintes varient du jaune pâle au brun foncé, se substituent ainsi aux carreaux de ciment, à la terre cuite et aux pierres taillées comme matériaux de construction. Constituant des installations in situ monumentales, doublant le bâti des espaces d’exposition, ils en modifient radicalement l’aspect et l’atmosphère. « L’importance de l’ouïe, de l’odorat et du toucher dans la perception atmosphérique […] résulte de leur essence d’organes de sensations non-directionnelles et globales [3]Juhani Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Phantasia,‎ Vol. 5, 2017, pp. 120-121. » détaille l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa auquel l’artiste se réfère souvent. Pour ses qualités sensorielles, la cire d’abeille est ainsi un matériau essentiellement atmosphérique, propice à la création d’expériences corporelles totalisantes. Seule « la perception périphérique transforme les images rétiniennes en une participation spatiale et corporelle » ajoute l’architecte. Les constructions de Penelope Stewart, à la fois visuelles, tactiles et olfactives, renforcent ainsi ce que Pallasmaa nomme « l’expérience existentielle », le sentiment d’être dans le monde.

En 2012 au musée d’art de Joliette, au Québec, 8000 tuiles en cire modelée couvrent entièrement les murs d’une salle pour créer une œuvre panoramique immersive, Apian screen, dessinant une topographie complexe qui rappelle une ville imaginaire vue du ciel. « Les connotations utopiques, les fantasmes architecturaux et la pure joie d’entrer dans un espace composé de cire d’abeille […] sont à la fois enivrants et suffocants », écrit l’artiste passionnée par le modèle social et architecturale de la ruche. Le motif, l’espace construit et la matière organique, artefact d’une civilisation non-humaine, se confrontent et se répondent, au carrefour de considérations sensorielles, architecturales et ornementales. Ailleurs, ce sont des bas-reliefs baroques et hauts-reliefs floraux qui émergent de ce matériau magique dont la ductilité autorise toutes les fantaisies, comme dans Vanitas (2013), Daphne (2013), ou encore Parois (2007), constitué de 4000 carreaux en cire d’abeille dans un espace de dix mètres carrés. Installée de façon permanente au Musée Barthète de Boussan dédié aux carreaux historiques, sentie bien avant d’être vue, l’œuvre s’inspire à la fois des motifs floraux trouvés dans la collection de faïences du XVe siècle et des stalagmites des grottes de la région. « Mon intention était de créer une architecture sensorielle déclenchant des souvenirs de lieux, réels et imaginaires, et d’histoires à la fois collectives et individuelles » précise l’artiste. « Dans la réalisation de tous ces espaces, ajoute-t-elle, j’ai commencé à remarquer les différentes odeurs des cires achetées dans différentes régions, indiquant la relation de l’odeur avec la flore collectée par les abeilles. J’ai commencé à comprendre combien ce matériau est vivant. »

Emma Bourgin, Sous les pavés la sueur, 2018 et Vitrail (détail), 2013 © Emma Bourgin

Si c’est avant tout la tactilité de la cire, son allure chaleureuse de peau dorée, qui intéresse la française Emma Bourgin, cette dernière est elle aussi attentive aux variations olfactives de la matière : « La cire d’abeille tout juste extraite sent fortement le pollen tandis qu’une cire plus ancienne peut parfois sentir l’animal voire le brûlé. ». Formée à l’école des Beaux-Arts du Mans, l’artiste manipule d’abord ce matériau dans le cadre du coulage du bronze grâce à la technique de la cire perdue [4]Procédé dans lequel le bronze, l’argent, le cuivre ou encore l’aluminium en fusion remplacent, en le faisant fondre, un modèle en cire placé dans un moule en matière réfractaire. Cette … Continue reading : « Fascinée par la présence sensible de cette matière à la fois couleur, odeur, lumière, reliquat de paysage, j’en voulais au bronze de la « perdre » » déclare-t-elle. Elle l’adopte donc comme matière première à part entière et conçoit avec elle des « surfaces haptiques » pour contrer la disparition du contact sensuel dans un monde de plus en plus virtuel et un milieu de l’art longtemps placé sous le règne du conceptuel. Ses œuvres sont à la fois fleurantes et effleurantes, d’aspect épidermique, douces, tièdes et parfumées. « La cire d’abeille […] donne corps et odeur à ce qui n’en a pas ou plus, réchauffe la pierre » écrit l’artiste sur son site. [5]Voir le site d’Emma Bourgin Et d’ajouter : « Si le soleil avait une odeur, ce serait peut-être celle-ci. »

Cette chaleur que semble contenir et retenir la cire proviendrait selon Beuys du processus de transmutation des substances par la fleur elle-même, puis par l’abeille, et enfin par l’homme. Elle est l’énergie accumulée de la transformation, la vitalité de la matière. En outre, si « la glaise, la cire ont une puissance de forme », comme l’écrit Gaston Bachelard dans La Terre et les rêveries de la volonté (1948), cette « puissance de forme » ne peut advenir que par la chaleur, qui permet, par la même occasion, une plus grande volatilité des molécules odorantes. Dans ses Chambres de cire, Wolfgang Laib utilise d’ailleurs des ampoules de faible puissance mais dont le rayonnement permet de décupler l’odeur pénétrante de la cire fondue. Penelope Stewart remarque de son côté qu’ « en tant que matière vivante, la cire réagit à la chaleur et au froid, de sorte que lorsque la chaleur d’un corps est proche, l’odeur s’intensifie ». Emma Bourgin, elle, l’exalte notamment dans une installation évolutive de 2016 intitulée (Com)plinthe de chaleur compressée par une toile à beurre : liquéfiée grâce à la chaleur d’un tuyau de canalisation en cuivre, la matière, en s’écoulant comme des larmes brûlantes, dessine au sol un ensemble de concrétions parfumées. « Allumer le feu sous la cire d’abeille et provoquer ainsi sa réaction olfactive c’est comme allumer la lumière » déclare-t-elle.

Avec ce merveilleux produit de la ruche, la plasticienne façonne aussi des objets aux formes abstraites, des moulages de fragments de corps, ou organise des rencontres avec d’autres matériaux comme la pierre, le plâtre ou le bois. Mais ce sont ses œuvres de plus grande envergure qui, de fait, laissent véritablement à la cire l’espace de s’exprimer et diffusent le plus intensément son parfum pour créer ce que l’artiste appelle des « expériences spatiales », lorsque « [l’]odeur génère un espace plus ample que le visuel ». Vitrail, exposé en 2013 à l’Abbaye aux Dames de Caen, est un grand voile translucide constitué de 48 feuilles de papier de soie trempées dans la cire chaude. À travers l’orpiment de ce vitrail souple, le soleil dessine des variations de couleurs et exalte le parfum cuivré de la cire. Dans ce lieu historique achevé au début du XIe siècle, l’œuvre évoque les toiles cirées qui, au Moyen-âge, servaient à fermer les fenêtres des châteaux à la place des vitraux en verre, trop coûteux. C’est aussi ce que rappelle la série intitulée Peau de fenêtre (2016-2019), moulages en cire de fenêtres contemporaines à l’aspect de peau tannée. Redoublement d’éléments structurels et référence à des techniques domestiques ancestrales se retrouvent aussi dans Le Plancher (2012), des lattes de bois brut en partie enduites d’une épaisse couche de cire fondue, rappelant avec emphase les parquets cirés de nos ancêtres.

Bernard Thimonnier, La Ville noire, 2021 © Bernard Thimonnier

Habitué à façonner le grès, à sculpter et polir la pierre et le bois, à marteler le plomb, à assembler les objets, à imprimer des marques dans la beauté brute de la matière mise en valeur par le geste, le sculpteur et céramiste Bernard Thimonnier est séduit en 2004 par la plasticité, la transparence, la lumière et le parfum de la cire d’abeille : « J’ai découvert la cire chez un ami apiculteur au début des années 2000, mais surtout la chaudière qui permet de la chauffer au bain marie pour qu’elle reste souple. » C’est au Château d’Eau à Bourges que pour la première fois l’artiste manie cette substance, en recouvrant quatorze des quinze arches intérieures du bâtiment de toiles trempées dans la cire chaude pour donner à l’espace circulaire l’aspect d’une lanterne géante. La cire d’abeille est depuis rentrée dans son langage. « Je l’ai utilisée avec l’huile de vidange, le plomb et les terres enfumées comme paradoxes ou oxymores » détaille l’artiste. Ce dernier crée notamment avec ce matériau atypique des œuvres sur papier et de grands monochromes cirés et rétro-éclairés [6]Certains de ces monochromes en cire sont exposés jusqu’au 17 juillet 2022 à la MG Galerie à Sancerre. en utilisant des techniques inspirées de l’émaillage céramique, à la louche ou par trempage. Il compose également des volumes à partir de géotextile ciré sur des structures en bois, faiblement illuminées de l’intérieur. Ces sculptures translucides, au parfum de ruche, s’apparentent à des spectres orangés, fantômes des pièces denses et lourdes de l’artiste dont elles imitent les formes.

Cet été, Bernard Thimonnier expose à la Turbine-Pertrin, ancien moulin à eau du XVIIe siècle situé sur la Grande Sauldre à Villegenon dans le Cher, dans le cadre de deux événements en partie concomitants : l’exposition « Utopia Dystopia » organisée par Christophe Loyer du 5 juillet au 10 août [7]Plus d’informations sur le site de Christophe Loyer et le festival Cactus Calamité, du 29 au 31 juillet. [8]Plus d’informations sur le site de l’organisateur  Dans ce lieu atypique, il prend possession de l’espace avec un essaim d’œuvres intitulé La Ville noire (2021). Des céramiques aux contours abstraits, réalisées grâce à la technique de la « terre enfumée » – un enfumage qui permet de teinter la surface des pièces d’un noir intense et profond –, prennent des allures de falaises et de bâtiments aveugles devant le ciel couleur de soufre d’une grande toile cirée. Les ombres lourdes de La Ville noire, baignant dans la lumière et l’odeur d’or de la cire, constituent un paysage miniature de formes dont on ressent pourtant la monumentalité.

Alors que l’espace d’exposition était originellement dédié à la puissance hydraulique, encore plein du vrombissement de l’eau qui court, les pièces de Bernard Thimonnier sont paradoxalement le produit du feu : celui qui a servi à durcir et noircir la terre comme celui qui a servi à amollir la cire. Entre minéralité et animalité, ses œuvres se confrontent et se répondent dans ce lieu naturellement imprégné d’une odeur humide mais qui se vêt pour l’occasion d’une chaleur nouvelle. En effet, pour réactiver l’aura olfactive de la cire qui s’atténue doucement avec le temps, l’artiste a placé dans l’espace un long rouleau de géotextile fraîchement ciré, dans lequel l’air, en circulant, vient cueillir les arômes solaires de la matière avant de les disperser.

Inimitable, le parfum de la cire d’abeille confère aux œuvres la pulsation du vivant. Alors que les parfumeurs l’associent principalement aux fleurs, les plasticiens l’allient à la pierre, à la terre ou au bois, la traitent en aplats, avivent son éclat, et en font la note unique et vibrante des atmosphères contemplatives dont ils sont les ouvriers sensibles.

Visuel principal : Penelope Stewart, Vanitas (détail), 2013, Koffler Centre for the Arts © Penelope Stewart

Notes

Notes
1 Joseph Beuys, Entretien avec B. Blume et H.G. Prager, Rheinische Bienenzitung, décembre 1975
2 Sur le site The Phillips Collection, le 13 janvier 2013
3 Juhani Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Phantasia,‎ Vol. 5, 2017, pp. 120-121.
4 Procédé dans lequel le bronze, l’argent, le cuivre ou encore l’aluminium en fusion remplacent, en le faisant fondre, un modèle en cire placé dans un moule en matière réfractaire. Cette méthode est connue au moins depuis le IVe millénaire av. J.C.
5 Voir le site d’Emma Bourgin
6 Certains de ces monochromes en cire sont exposés jusqu’au 17 juillet 2022 à la MG Galerie à Sancerre.
7 Plus d’informations sur le site de Christophe Loyer
8 Plus d’informations sur le site de l’organisateur 

Bien-être, intelligence artificielle et écoresponsabilité : vers une nouvelle ère de la parfumerie

Cet article a été écrit en partenariat avec Firmenich.

Les pertes d’odorat et les confinements nationaux ont porté un coup à l’industrie du parfum, mais ont également initié une remise en question devenue nécessaire. Pour répondre aux enjeux sociétaux émergents, la société Firmenich met en place les fondations d’un nouveau paradigme de la parfumerie. Ilaria Resta, présidente monde parfumerie, a évoqué ces questions le 30 juin 2022 lors d’une présentation au WPC à Miami.

La fermeture de nombreuses entreprises, le ralentissement des échanges et l’absence d’interactions sociales ont eu pour premier effet de diminuer les ventes du secteur dans le monde entier. Mais l’épidémie a aussi eu pour conséquence de faire reconnaître l’importance du sens olfactif comme l’une des conditions de notre bien-être. Dans ces périodes complexes, où l’organisation mondiale est bouleversée, ce critère est devenu essentiel pour le choix d’une fragrance : « Désormais, la principale raison pour laquelle les personnes se parfument au quotidien est liée au soin de soi et au confort. Auparavant, les motivations tenaient plutôt à la mise en avant, au plaisir hédonique ou à la sensualité », explique Ilaria Resta, présidente monde parfumerie chez Firmenich. Ayant rejoint la société de composition deux semaines avant la fermeture des frontières, après vingt ans d’expérience chez Procter & Gamble, elle a impulsé une évolution rapide au secteur, en faisant face à cette situation critique pour repenser le modèle de la création. Dans un monde où les consommateurs de parfum sont de plus en plus curieux, en recherche de transparence, refuse les stéréotypes de genre et développe une approche plus globale du bien-être, la vieille image de la parfumerie n’avait plus sa place. 

La multiplication des études scientifiques sur l’odorat, notamment à la suite de la découverte des troubles olfactifs causés par le Covid-19, mais également à l’initiative des marques et maisons de composition, a permis de renforcer les connaissances sur l’impact neurologique des odeurs : « Le parfum a le pouvoir de modifier notre humeur et de provoquer des émotions grâce à son impact sur notre cerveau. Et, dans la mesure où ce dernier contrôle le corps, certains parfums peuvent améliorer notre sentiment de bien-être en déclenchant un relâchement physique, permettant de se sentir moins tendu, de gagner en concentration et même de remonter le moral », souligne Ilaria. Une nouvelle approche de la création s’est ainsi développée : on ne se parfume plus simplement pour sentir bon, mais pour se sentir bien. C’est le crédo de la « functional fragrance », branche de la parfumerie où ce n’est plus seulement l’aspect esthétique de ce que l’on porte qui est pris en compte, mais aussi l’impact émotionnel. Dans un monde où le bien-être est devenu une préoccupation majeure et où les dépenses en la matière sont en constante augmentation, Firmenich avait sa carte à jouer : « Nos études ont montré que deux tiers des consommateurs recherchent des créations qui leur apportent une sensation de fraîcheur et les apaisent ». Une manière de renouer avec les racines historiques de la parfumerie : rappelons-nous que, dans l’Antiquité égyptienne notamment, celle-ci était au cœur des rituels religieux et des soins médicaux. La tendance s’élargit désormais à tous les produits parfumés, des cosmétiques aux adoucissants textiles, ouvrant de nouvelles perspectives pour la création. « Dans les produits de soin, c’est la sensorialité qui est de plus en plus travaillée ; et ce, pas seulement parce que l’on passe d’une approche clinique à une notion plus holistique du bien-être de la peau, mais aussi parce que les liens entre les récepteurs olfactifs de la peau, notre système nerveux et la santé de l’épiderme sont mieux compris. Nous pouvons observer que la santé préventive commence à porter de l’intérêt aux parfums ou encore que les hôpitaux de réadaptation leur donnent une place dans leurs protocoles » poursuit Ilaria.

Cette attention accrue à l’olfaction et à son importance dans notre quotidien influence également une autre tendance : le renouveau de l’expérience digitale, d’où l’odeur était jusqu’alors exclue. Mais avec la montée en puissance de ce que l’on nomme le « phygital », l’écran doit désormais devenir le vecteur d’une immersion dans une forme de réalité qui implique tous les sens. D’autant plus que se développe le métaverse, qui devrait concerner d’ici 2026 30 % des organisations dans le monde selon l’entreprise américaine Gartner. L’odorat offrant un ancrage puissant au réel, il confère un potentiel décisif à l’ère médiatique et aux expositions auparavant déterminées par le primat de la vue. Dans différents musées, le nez est désormais mobilisé. Le Museum of Craft and Design de San Francisco clôturait ainsi en juin « Living with Scents », une exposition centrée sur les odeurs où étaient représentés les travaux de plus de quarante artistes et designers. La société Firmenich a quant à elle collaboré avec l’artiste et designer Refik Anadol, qui a présenté en mai une installation digitale immersive à la Casa Batlló à Barcelone, en hommage à Gaudí. 

Et si le virtuel offre à présent une place à l’olfactif, le métier de parfumeur s’imprègne en retour du digital, puisque l’intelligence artificielle fait désormais partie intégrante des développements. « Les parfums sont des compositions chimiques complexes. Chaque matière – et il y en a des centaines dans une seule création – a différentes propriétés physiques et chimiques. L’intelligence artificielle est employée pour augmenter certaines performances d’une fragrance ou pour imaginer des parfums qui pourront offrir un bénéfice émotionnel. C’est d’ores et déjà l’un des composants clefs de notre innovation », synthétise Ilaria. Sous ce terme d’intelligence artificielle sont ainsi regroupés différents outils permettant de prendre en compte les paramètres de plus en plus importants pour la création. On pense, notamment, aux réglementations – en perpétuelle évolution – autour des matières premières et de leur dosage. Mais Firmenich a aussi mis au point son EcoScent Compass qui regroupe les critères complexes permettant de mesurer l’impact environnemental des produits

Car la demande des consommateurs en matière de transparence de sourcing et de produits plus respectueux de l’environnement fait partie de ces nouvelles impulsions qui remodèlent l’industrie. La parfumerie produirait en effet 92 millions de tonnes de déchets par an, et l’urgence climatique s’est imposée comme une nécessité. Pour répondre à son programme ambitieux d’objectifs ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) à atteindre d’ici 2030, Firmenich a décidé de repenser la palette du parfumeur, en misant sur les extractions CO2, plus respectueuses de l’environnement que les autres techniques d’extraction, mais aussi sur les ingrédients upcyclés et les biotechnologies : « Un gros travail nous attend pour offrir aux parfumeurs plus de possibilités de création respectant des standards d’écoresponsabilité élevés. La palette d’ingrédients est fondamentale pour cela, et je suis persuadée que la science sera notre force motrice. Nous sommes à l’orée d’une autre grande transformation, de la même ampleur que lorsque les matières synthétiques ont été introduites [à la fin du XIXe siècle]. La biotechnologie est la prochaine grande étape. Elle nous permet de créer des ingrédients à partir de ressources renouvelables, qui ont aussi des bénéfices fonctionnels ». Cas exemplaire, le Dreamwood développé par la société, aux facettes de santal, est 100% renouvelable, avec un faible impact carbone, mais également antibactérien et il présente des propriétés intéressantes pour la peau. Une manière de remettre en question les affirmations un peu trop simplificatrices sur le naturel, selon Ilaria : « Les consommateurs commencent à prendre conscience de l’aspect parfois trompeur des revendications sur la naturalité, et comprennent que celle-ci n’est pas toujours plus durable, imposant une approche plus objective éclairée par la science ». 

Un challenge central pour la présidente monde parfumerie de la société suisse, qui guide sa vision d’une « parfumerie positive », à la fois pour la créativité, la planète et le consommateur. Et qui explique certainement la croissance actuelle de 30% des ventes en parfumerie fine, supérieure à celle d’avant la pandémie. Rebattre les cartes pour faire émerger une nouvelle ère de la parfumerie : voilà qui laisse présager un faisceau de possibilités, au potentiel prometteur pour les années à venir.

Esxence 2022, de la niche à plein nez

Grand rendez-vous mondial de la parfumerie de niche, le salon milanais Esxence s’est tenu à l’abri du soleil de juin, dans un grand hall transformé en un labyrinthe de marques. Tour d’horizon des découvertes et lancements à venir.

Dix heures du matin, trente degrés, une foule s’amasse devant le Milano Convention Centre, au milieu d’une zone en travaux. Mais une fois le badge récupéré, la lumière tamisée, les néons évoquant la boîte de nuit et le bruit feutré des talons sur le sol moelleux nous font passer dans le monde précieux de la niche. Le thème, cette année : « Through the Mirror ». C’est en effet un monde parallèle qui s’ouvre à nous, avec son aspect labyrinthique. Je décide de procéder avec méthode, et commence par aller à la rencontre de Nomenclature, face à moi. La marque new-yorkaise, qui met en avant les molécules de synthèse, présente une nouvelle collection nommée « Modern Eclectics ». Minted est un thé vert à la menthe, avec des facettes fruitées et de concombre. Wood Dew évoquerait la nature après l’orage, avec ses notes de bois humide et lacté, de fruits et de violette. La Neo Rose est presque métallique, épicée et boisée. Pink Ivory est le plus sucré, un peu melon, assez gustatif. Ma préférence va au jasmin à l’ouverture hespéridée et feuille froissée de Palmetto, mais le fond est plus conventionnel.

La marque new-yorkaise Nomenclature

J’avance jusqu’au stand de Miller et Bertaux : cela fait longtemps que je n’ai pas croisé ces flacons ! Justement, un petit nouveau est lancé à l’occasion du salon : Aymara promet de nous porter en Bolivie, avec ses notes de cardamome et de cumin, mariées aux bois, à l’encens et à l’ambre… « Ah, mais vous avez un stand pour Nez ? » me demande mon interlocutrice, étonnée. Oui, au sous-sol. « Ah, mais il y a un sous-sol ? » Oui, il suffit de prendre à gauche, encore à gauche, puis tout droit, à droite, à gauche… Un vrai jeu de piste. Le concept est lancé : après les speakeasy, le Nez-easy (mais pas easy à trouver malgré tout).

Miller et Bertaux, tout en fraîcheur

À l’angle, j’aperçois Etienne de Swardt, le fondateur d’État libre d’Orange. Il me présente Frustration, une vanille qui nous parle de désir amoureux, signée Mathilde Bijaoui chez Mane. Vendu en exclusivité chez Selfridge depuis janvier, le parfum sera désormais diffusé de manière plus globale dans la collection « baroque ». J’ai un effet pop corn à l’ouverture, qui me rappelle La Fin du monde de 2013. L’ensemble se révèle crémeux et appétissant, entre cannelle, marron glacé, vétiver et, évidemment, vanille. 

À l’angle, un point de repère : État libre d’Orange

Ambiance pop et estivale sur le stand de Carner Barcelona, qui présente sa gamme « Summer Journey ». Baignade matinale avec Sal y limon, qui comme promis est zesté, iodé et me rappelle… une tequila paf ! Le fond boisé semble offrir de longues heures de tenue. Même aspect salé dans Tennis Club – quelques gouttes perlant sur une peau échauffée par une partie de raquette ? Plus néroli et plus musqué, il est aussi un peu plus complexe que le premier. Proposé pour les soirées, Super Moon évoque la couleur de cette lune par ses fruits rouges, et un cassis légèrement acidulé – mais pas assez pour me faire oublier l’aspect sirupeux un peu trop présent. 

Carner Barcelona, des fruits et du fun

Les stands s’enchaînent, dans une blancheur éblouissante, au détour d’odeurs de fleuriste, d’ouds rosés et de notes fruitées qui se succèdent, se mêlent et se répètent avec le rythme d’un rêve éveillé. « Ah, mais il y a un sous-sol …? » J’ai perdu, comme le lapin d’Alice, toute notion du temps. Mais j’arrive un peu par hasard sur un stand inconnu – au nom pourtant familier de Nōse perfumes. Day Off, une tubéreuse boisée et baumée, Meadow Tea, à la fois vert et résineux, ou encore Lumberman, un cuir animalisé et tabacé, me laissent penser que cette marque indépendante originaire de Russie, et encore non distribuée en France, aime travailler des matières chaudes, loin de la fraîcheur espagnole que je viens de quitter. 

Nōse, ou la parfumerie en couple

C’est cette même densité que l’on retrouve dans la nouvelle création que me présente Hiram Green, du nom d’Arcadia, cette région grecque plongée dans la mer Egée. Le parfumeur s’est inspiré de la vision idyllique de la nature que ce lieu véhicule, pour construire une fougère à l’ouverture aromatique, où une lavande miellée fait écho à la résine que l’on imagine perlant sur les arbustes méditerranéens, enracinés dans un sol sec révélé par un patchouli terreux. Une composition 100% naturelle, comme les précédentes.

Au centre des créations Hiram Green, la nouveauté Arcadia

Ambiance bucolique et chants d’oiseaux s’élèvent du Jardin retrouvé, verdoyant et calme comme un havre de paix au milieu du tumulte environnant. Sur mon chemin pour retrouver le stand caché de Nez, je croise Anatole Lebreton, et en profite pour sentir sa future création – mais chut ! Nous en saurons plus à l’automne prochain.

Le Jardin retrouvé : entendez-vous les oiseaux chanter ?

Une conférence m’attend, au sous-sol, justement. Marta Siembab nous y parle des innovations autour de l’odorat. Dans le champ de la santé, des dispositifs sont pensés pour repérer les changements de perception olfactive d’une personne, considérés comme un bon indicateur pour certaines pathologies. Elle nous explique aussi que les études récentes expliquent la cacosmie (trouble de l’odorat caractérisé par la perception persistante d’une odeur désagréable) par la présence d’une molécule spécifique qui serait mal traitée par le cerveau ; et nous parle des traitements pour ces troubles qui se développent depuis la pandémie.
Sur le plan de la création, après avoir évoqué les outils d’intelligence artificielle mis en place dans les maisons de composition, c’est le développement du dispositif par le Tokyo Institute of Technology qui est mis en avant : celui-ci permettrait de recréer l’illusion de percevoir des senteurs complexes, avec seulement une vingtaine de composés odorants. 
Marta Siembab évoque également les différentes tendances, de la « functional fragrance » – qui prend en compte les effets des parfums sur nos émotions – au do it yourself et à ses problèmes en matière de sécurité et de régulation,; ou encore la blockchain qui offre une traçabilité des créations. 
Ce sont ensuite les différents parcours olfactifs proposés dans les musées qui sont évoqués – ça tombe bien, nous vous en proposons une mise en perspective sur le site de Nez ! Enfin, selon l’intervenante, plusieurs sociétés cherchent à développer des dispositifs afin de nous faire sentir à travers nos écrans, agrémentant les futures réunions Zoom, mais aussi le tourisme virtuel. L’odeur serait-elle la dernière clef de l’expérience en ligne ? C’est sur cette question, et un peu frigorifiée, que je quitte la salle de conférence, retrouvant les tables polychromes de Nez juste en face.

Pas facile à trouver, mais coloré : le stand de Nez

Retour « en haut », où Karine Torrent, la fondatrice de Floratropia – dont vous pouvez lire l’entretien ici –, me fait sentir deux futures créations réjouissantes, encore en cours de développement.

Floratropia, immaculée naturalité

Mais je change rapidement d’ambiance : intriguée par l’univers gothique et le personnel tout de noir vêtu de Coreterno, je m’approche timidement. La marque, lancée en 2014, me présente Hardkor, dont les notes très fruitées et sirupeuses à l’ouverture sont contrastées par un fond cuiré et fumé, aux intonations d’oud bien présentes. 

Coreterno, le gothique, c’est chic ?

De l’oud toujours chez Histoire de parfums, qui lance Encens roi, une création autour de l’oliban – la matière préférée de son fondateur, Gérard Ghislain, qui lui a d’ailleurs consacré toute une marque baptisée Olibanum, présente au stand d’à côté. 

Histoires de parfums, ceci n’est pas une date

Soudain, passe un troupeau d’influenceurs qui sautillent derrière leur selfie de groupe et attirent mon attention sur le stand de Perfume Sucks, au nom provocateur, tout comme les boîtes – des tubes de papier toilette. Le parfumeur suisse Andreas Wilhelm a fondé sa propre marque en 2017, après une carrière au sein de maisons de compositions. Il a choisi d’imprimer sa formule sur le flacon, et propose plusieurs kits de parfumerie – un « perfume hacking kit » pour créer soi-même deux parfums de la collection, et des coffrets d’apprentissage de matières premières. Parmi les créations, aux noms de couleurs, ma préférence va à Living Coral, un iris cosmétique un peu gourmand.

Perfume Sucks et ses rouleaux de papier toilette

Mais je commence à fatiguer : traversant une déferlante de parfums boisés et épicés, de roses orientales et de fleurs blanches indolées, je cherche la sortie, me trompe dix fois de chemin, et finis par retrouver la lumière du jour, la morsure du soleil, l’odeur de jasmin dans les rues milanaises, le chant de la ville et du petit métro qui la traverse, comme venu d’un autre temps. Ouf, je respire à nouveau !

Esxence, jour 2 : le retour de la mouillette

Deuxième jour. Après une nuit de sommeil où je rêve de mouillettes, de labyrinthe et de néons, et deux tout petits cafés à la mode italienne, me voilà de retour sur la piste.

Je profite de la relative place disponible pour m’aventurer sur le stand de Filippo Sorcinelli, dont le décor noir, plastifié et orné de tableaux attire les hipsters du salon, à l’image du fondateur (lui-même orné d’une barbe et de tatouages). Aux côtés de sa nouvelle collection de produits pour le corps nommée « SuperFluo? » est présenté Lux visionaria, créé en collaboration avec la journaliste Bianca de la Garza. Un encens froid, fumé et presque humide s’élève, réchauffé d’une graine d’ambrette musquée, de fleurs blanches solaires et surtout d’un fond ambré vanillé. Mais la foule me force rapidement à quitter le lieu devenu bondé, laissant mon hôte se faire happer.

Du fluo et de l’art sombre s’entremêlent chez Filippo Sorcinelli

Le stand Panouge s’éclaire quelques pas plus loin, et je demande à sentir l’extrait Iris de Fath, lancé en 2018. On m’apprend qu’une version eau de parfum, également signée Patrice Revillard, sera proposée au début de l’année 2023 : joie ! En septembre 2022 sortira Vétiver gris, créé par Jean Christophe Hérault d’IFF, qui propose un traitement assez gourmand de la racine, avec un accord noisette. Chez Isabey, repris par le groupe en 1999, c’est Avant et après, un bouquet de fleurs blanches sucré-salé qui sera mis sur le marché en octobre ; et début juillet, la très jolie bougie Fleur de gardénia composée par le même Patrice, où l’on perçoit même légèrement la facette champignon de la plante. 

Jacques Fath et Isabey, au stand Panouge

Au détour d’un croisement, porté dans les bras de sa propriétaire – qui a peut-être voulu par là faire un pied-de-nez au terme de niche – un chien me regarde, le cœur battant. Je trouve l’image amusante, quand on sait que ceux-ci ont 44 fois plus de récepteurs olfactifs que les humains. Apprécia-t-il plus la parfumerie moyen-orientale et ses ouds animalisés ou les hespéridés espagnols pour le rafraîchir de cette canicule qu’il ne supporte plus ? L’histoire ne nous le dit pas. 

Mais le stand de la photographe et parfumeuse Christèle Jacquemin me sort de ces questions métaphysiques et me plonge dans la contemplation esthétique. Chacune de ses compositions met en parfums l’un de ses clichés, pris dans différentes villes du monde. Je découvre notamment les trois dernières créations, Echoes of Silence, inspiré de Murcie en Espagne, très vert et hespéridé, avec des facettes de citronnelle ; Slow Life, pour la ville d’Okubo au Japon, à la fois animal et vert – le nard, m’explique Christèle – ; et enfin Enlightenment, une sauge poivrée froide et irisée, créée en hommage à La Foux d’Allos, une station de ski française. Une parfumerie signée et soignée, qui fait plaisir à sentir. 

Les clichés pris par Christèle Jacquemin qui ont inspiré ses créations

Plusieurs nouveautés sont également mises à l’honneur chez Pont des arts, dont je connais bien l’oriental À ce soir de Bertrand Duchaufour. Il a aussi signé un hommage au vétiver avec Next Tee, un boisé aromatique ouvert par une note juteuse et épicée de pamplemousse. Je découvre également Chukker, avec son oud floral et cuiré, Jardins des Avelines, un floral fruité musqué, Cologne Vendôme, une eau chyprée aux allures vintage et enfin On Board, un aquatique salé et fruité – décidément, la note salée est à la mode. 

Au stand Pont des arts, un petit placement de produit…

Dernière découverte de la journée, The Harmonist est l’une de ces marques travaillant sur des « functional fragrances » – nous les avions évoquées plus tôt, vous suivez ? Elle est fondée sur la philosophie du feng shui et les compositions sont déclinées en versions noires et blanches – pour le yin et le yang. Au côté de la collection existante, trois nouveautés me sont présentées : Yin Transformation, aqueux, cotonneux et musqué ; Moon Glory,  un bouquet de fleurs blanches miellées ; et Sun Force, un boisé épicé plus conventionnel. 

The Harmonist, ambiance feng shui

Son nom me rappelle que dehors, le soleil brille encore. Comme moi, certains cherchent la porte de sortie et s’éloignent lentement, comme d’une soirée arrosée, leurs yeux tentant de se faire à la lumière encore éclatante d’un jour trop chaud. Du gothique hipster à la femme d’affaire tirée à quatre épingles, de la modeuse surmaquillée au représentant extravagant, chacun retrouve les rues milanaises, posant leurs pieds sur le bitume fondu, prêt à aller siroter son spritz bien frais.

Assortir son vernis à son verre, le nouveau luxe

Les finalistes du concours Sandalwood Reimagined de Quintis, section Emerging Talent

Partenariat éditorial

Après les portraits des cinq finalistes de la catégorie « Global Winner » du concours Sandalwood Reimagined organisé par Quintis, Nez vous dévoile ceux des participants sélectionnés pour la catégorie « Emerging Talent ».

La société productrice de santal Quintis lançait, en octobre dernier, son concours Sandalwood Reimagined, en collaboration avec l’American Society of Perfumers. Ouvert à tous, il visait à « libérer la créativité en ré-imaginant le santal indien “Santalum album” dans une fragrance pour célébrer l’art de la parfumerie et l’odeur oubliée d’un ancien ingrédient ». Les participants avaient jusqu’au 31 mars 2022 pour envoyer leur composition comprenant au moins 1% d’huile essentielle de santal blanc de la société, dans une eau de toilette à 12%, accompagnée de leur intention de création. Après réception d’environ 300 propositions venues des quatre coins du globe, un jury indépendant de parfumeurs a sélectionné les créations de dix participants, divisées en deux catégories : Global winner et Emerging talent. 

Après avoir présenté les portraits et inspirations des premiers, focus sur les finalistes de la seconde, regroupant cinq parfumeurs juniors ou étudiants. 

David Clément, Fragrance Oils, Royaume Uni

J’ai 27 ans et je viens de Genève, en Suisse. Depuis l’enfance, j’ai toujours été sensible aux odeurs. Je garde de puissants souvenirs olfactifs de différents lieux, souvent associés à une saison, au parfum que portent les gens, aux repas, même au linge de mes proches… Et, en dehors de la parfumerie, les passions qui me nourrissent sont la mixologie, le sport et le bricolage.
J’ai toujours su que je voulais travailler avec mes sens, mais je n’avais alors jamais entendu parler de tous les métiers derrière la production d’un produit parfumé. J’ai obtenu un baccalauréat en langues modernes, qui m’a permis d’étudier l’anglais, l’allemand et l’italien. Un nouveau chapitre a commencé pour moi en 2015, lorsque j’ai été admis à l’École Supérieure du Parfum à Paris. Je m’y suis spécialisé dans la création et le sourcing des matières premières. Mes cinq années d’études m’ont permis d’acquérir des compétences et des connaissances sur l’industrie du parfum et les cours et stages ont confirmé mon attrait pour l’aspect créatif. Diplômé en décembre 2020, j’ai travaillé en tant que technicien de laboratoire chez Firmenich avant de rejoindre le laboratoire technique et application de Fragrance Oils en octobre 2021. C’est une chance, car j’ai ainsi pu être directement confronté aux problèmes que peuvent poser les matières premières dans le produit fini. Mon entreprise m’a soutenu et m’a également permis d’utiliser son laboratoire de création pour construire ma réflexion. J’ai encore de nombreuses choses à apprendre de l’industrie du parfum et j’espère que cet enrichissement me permettra un jour d’accéder à une école interne afin de devenir parfumeur.

Inspiration
S’il était vieilli en fût de bois de santal plutôt qu’en fût de chêne, quel serait le goût du champagne ? De la fermentation à l’ouverture de la bouteille en passant par la maturation en fût, j’ai cherché à capturer l’évolution de son parfum, afin de vous permettre de remonter le temps et de revivre chaque instant de la vie d’un champagne alors qu’il traverse les différentes étapes de son vieillissement en fût de santal.

Description du parfum
Pour évoquer le champagne, j’ai créé un accord vivifiant où l’iris poudré est mis en lumière par des notes de pêche et de prune, tandis qu’une cardamome mordante, mêlée au pamplemousse et aux aldéhydes, offre une ouverture pétillante. Musc sensuel et vanille texturent le bois de santal, chaud et dominant, aux notes complexes, crémeuses, fumées et évoquant la noisette.

Fanny Ginolin, Takasago, France

J’ai toujours été sensible aux parfums, qui constituent pour moi des points de repères, des souvenirs et des jalons identitaires; ils me permettent de m’exprimer, de transmettre des émotions et de raconter des histoires de manière tacite. J’ai très vite orienté mes études pour en faire mon métier. Mon master en chimie spécialisé en parfumerie (Master ARPAC du Havre) m’a permis de comprendre les interactions à l’œuvre dans les compositions et d’intégrer toutes les notions importantes pour en avoir une vision globale.  
J’ai pu confronter mon travail et ma créativité à un jury de professionnels lors de l’édition 2019 du concours CORPO 35 parrainé par Firmenich, où j’ai obtenu la seconde position. Ce projet m’a donné envie de créer davantage et de poursuivre dans cette voie. Pour développer mes connaissances et compétences olfactives en ce sens, j’ai intégré la formation intensive du Grasse Institute of Perfumery (GIP) en 2020. Actuellement assistante parfumeuse au laboratoire d’échantillons de Takasago, je continue à composer des accords et des formules à mon compte tout en cherchant un poste de stagiaire parfumeur.
Mes inspirations proviennent de sources diverses telles que les mots, les souvenirs, la nature, les dualités ou les oppositions. Je suis également passionnée par la décoration et l’histoire, qui nourrissent mon quotidien. 

Inspiration
Laissons le bois de santal nous raconter son odyssée entre l’Inde et l’Australie : « Mon aventure commence au milieu des épices symboliques de l’Inde, accompagné d’une figue fruitée, crémeuse et verte. Je poursuis mon périple sur les terres du pays, me rapprochant peu à peu de l’océan. J’embarque sur un bateau vers l’inconnu, les découvertes et l’immensité. Frôlé, caressé par l’écume de la mer, je continue mon voyage vers ma nouvelle vie, portant en moi les souvenirs épicés de ma patrie. Santal chaud, crémeux et épicé, j’atteins la terre brûlante, sèche et boisée de l’Australie ». C’est ce récit contant l’implantation du bois de santal indien en Australie qui a nourri mon inspiration.

Description du parfum
Chaque accord symbolise une étape précise de l’histoire. L’accord épicé évoque un étal indien chargé de cumin, de cardamome, de gingembre, de coriandre, de poivre noir et de rose, mêlant leurs couleurs et leurs textures. Des notes fruitées de figue entrelacent les facettes laiteuses et crémeuses du bois de santal, établissent le lien entre notes de tête et notes de fond et confèrent de la rondeur au parfum. La facette marine et iodée représente quant à elle la séparation entre deux pays. L’accord santal apporte de la puissance et permet à l’essence de santal naturel d’être au cœur de cette fragrance. Enfin, un accord plus croquant en fond met en avant la force au santal et se marie aux facettes sèches et boisées du cèdre et du vétiver.

Cédric Gras, Sozio, France

Le monde des parfums est une passion pour moi depuis toujours. En grandissant, j’ai eu la chance de voyager à travers le monde, ce qui m’a permis de découvrir des cultures et des odeurs variées dès mon plus jeune âge. Les fragrances ont cette capacité de vous faire découvrir d’autres lieux et d’autres époques, sans faire un seul pas.
Je termine actuellement mon master en création et gestion de l’industrie du parfum à l’Ecole Supérieure du Parfum à Paris. En complément de mes études, j’ai eu la chance d’effectuer cinq stages, dont deux chez IFF à Paris. J’effectue actuellement un second stage chez Sozio, à Grasse, en tant que parfumeur analyste, qui marquera la fin de mes études. J’ai hâte de commencer une carrière à temps plein pour continuer à cultiver ma passion en créant des compositions avec de beaux ingrédients inspirants.

Inspiration
Ce sont les racines du bois de santal qui ont été le fil conducteur de ma création. Celles de l’arbre sont représentées par une note terreuse, mariée à un ensemble de matières premières asiatiques, comme le poivre de Timur, le vétiver de Java et le patchouli, qui rendent hommage à ses racines asiatiques historiques. Avec l’absolu de mimosa d’Australie, la composition se tourne vers la  terre d’accueil du santal, où se construit son avenir. 

Description du parfum
Poivre de Timur, de Sichuan et d’Inde ouvrent la création par une note hespéridée et métallique qui entre en résonance avec le bois de santal. La cardamome prolonge l’aspect épicé et révèle une note solaire construite autour de l’ylang-ylang. Le voyage se termine sur une note de santal chaude et terreuse, apportée par le cashmeran et des matières premières fumées.

Miro Senjak, Luzi & Brani, Suisse

Enfant, je passais tous mes étés avec ma famille au bord de la mer adriatique en Croatie : le parfum des forêts de pins, de la lavande et de la sauge mêlé à la terre chaude et à une brise salée s’est gravé dans ma mémoire olfactive. J’ai fait des études d’ingénieur et mon premier emploi m’a conduit à développer des flacons chez le fabricant Mäurer & Wirtz. Une formation olfactive m’a donné l’occasion de sentir des essences de pin, de lavande et un accord évoquant la brise marine. Leur capacité à évoquer des souvenirs m’a fasciné et j’ai décidé d’apprendre l’art de la parfumerie. Chez Drom Fragrances (aujourd’hui Givaudan), j’ai débuté en marketing puis, après quelque temps, j’ai eu la chance d’être formé à la création par le parfumeur Maarten Schoute. J’aime travailler une composition pendant des mois et la faire porter à de nombreuses personnes. J’ai ainsi commencé à créer en tant que parfumeur indépendant sous la marque Brani fragrances (mon deuxième nom étant Branimir) avec mon propre laboratoire.
Aujourd’hui, je travaille à la fois en marketing pour Luzi à Zurich et en création en tant qu’indépendant. À l’avenir, j’aimerais continuer à collaborer avec des marques qui me passionnent et réinterpréter la notion de sensualité avec créativité et inspiration – loin des habitudes actuelles où chaque parfum passe par tant de tests que tous finissent par avoir la même odeur.

Inspiration
Pour cette création, j’ai choisi d’interpréter les facettes boisées, terreuses et fumées du santal indien avec une approche contemporaine. Outre les 7% d’essence de cette matière première dans la composition globale, j’ai apporté un aspect élégant, boisée et fumée grâce à la feuille de thé noir, au safran et au labdanum.

Description du parfum 
À l’ouverture, un absolu de feuille de thé noir, aux notes herbacées et fumées, est contrasté par la pétillance de la bergamote de Toscane. Le cœur mêle safran cuiré, labdanum évoquant l’encens et de rose turque sensuelle pour amplifier l’élégance mystérieuse de la création. Un fond exclusif de bois de santal indien précieux, de patchouli terreux et d’ambre boisé confère de la puissance à l’ensemble et lui apporte un twist contemporain.

Solène Bourquin, Firmenich, France

J’ai découvert le monde du parfum à l’âge de 11 ans, en vacances à Grasse. Après avoir visité une usine de fabrication de fragrances, j’ai su que je voulais travailler dans l’industrie. J’ai par la suite obtenu une licence de chimie dans une université parisienne, puis j’ai intégré le master de l’ISIPCA à Versailles. J’ai fait mon stage dans le laboratoire d’innovation de Firmenich Paris. Deux ans pendant lesquels mon rôle était de tester de nouvelles technologies pour la parfumerie, dans un environnement épanouissant. Depuis mars 2021, je travaille au sein du laboratoire d’application de Firmenich à Paris. Nous vérifions la stabilité de toutes les compositions avant leur lancement sur le marché.
Je suis passionnée par les voyages. Je me suis récemment rendue en Inde et au Guatemala pour voir, toucher et sentir les ingrédients directement sur leur zone de production. Je souhaite devenir parfumeur pour raconter une histoire avec mes créations.

Inspiration
Ma source d’inspiration a été la pureté du santal. C’est un bois particulier, à la fois doux et intense, crémeux et propre. Puisque nous ré-imaginons le santal, j’ai souhaité partir d’une page blanche, afin d’en proposer une histoire neuve, inédite. J’ai créé un parfum avec des matières premières qui me permettent d’imaginer un univers immaculé.

Description du parfum
Le mariage des notes d’agrumes et de la fleur d’oranger nous plonge dans un univers ensoleillé, plein de luminosité et de liberté. Puis le bois de santal accompagné de notes musquées nous invitent à voyager à travers une parfumerie ré-imaginée. 

Smell Talks : Érika Wicky – La parfumerie poudrée, un classique de la création

Également disponible sur : Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music, Youtube

A l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris… 

Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Forney, dans le 4e arrondissement de Paris, pour écouter Érika Wicky, docteure en Histoire de l’art et chercheuse à l’European University Institute.
La spécialiste de l’histoire olfactive de la peinture, membre du Comité scientifique de l’Osmothèque, explore dans son intervention La Parfumerie poudrée, un classique de la création.

La peinture par le bout du nez

Cet été, plusieurs initiatives européennes permettent de (re)découvrir des œuvres picturales à travers notre odorat. Leurs démarches et les dispositifs employés sont ici mis en perspective afin de mieux comprendre les enjeux et intérêts de ces nouvelles médiations olfactives.

Le musée est traditionnellement un espace-temps en marge de la réalité, avec son ethos, ses rituels sacralisants – ne toucher qu’avec les yeux, parler bas, ne pas manger, ne pas courir – et ses codes de restrictions sensorielles. Visites et dispositifs olfactifs temporaires ou permanents permettant aux visiteurs de découvrir diverses odeurs au sein des expositions d’art se multiplient pourtant dans les musées depuis une quinzaine d’années. L’odorat devient ainsi tantôt maître, tantôt sujet du regard.

En France, nous connaissons par exemple les visites parfumées des grands musées parisiens et nantais organisées notamment par Essences & Art (Catherine Werber et Sylvie Jourdet) ou encore par ln The Ere, duo composé de l’historienne d’arts Carole Couturier et de l’experte parfums Constance Deroubaix que l’on retrouve dans chaque numéro de Nez avec la rubrique « Des effluves et une œuvre ». Ce type de médiations guidées permet d’établir une relation différente avec les œuvres, en proposant des senteurs en lien avec les éléments figuratifs d’un tableau par exemple, mais aussi avec le contexte historique, voire même avec l’histoire de la parfumerie. Il ne s’agit donc pas seulement d’une manière d’expliquer les œuvres, mais de les interpréter, de les contextualiser de manière non-visuelle, de produire de nouveaux savoirs mais aussi de nouvelles sensations et émotions à partir d’elles. 

Suite à ce type de visite sollicitant les deux hémisphères du cerveau, les visiteurs ont souvent rapporté avoir apprécié cette manière sensible d’entrer dans les œuvres permettant une compréhension incarnée des objets, une émotion plus vive, et finalement une mémorisation accrue de celles-ci. Dans une société où l’on a soif d’expériences, et alors que le regard détient encore une primauté dans l’espace du musée, l’olfaction offre une approche corporelle riche et totalisante. L’expérience artistique, esthétique et muséale en sont renouvelées, et l’engagement renforcé, comme le montrent les contributeurs de l’ouvrage collectif Les Dispositifs olfactifs au musée, publié par les éditions Nez en 2018, sous la direction de Mathilde Castel.

L’approche olfactive des beaux-arts n’est donc pas nouvelle et ce genre de visites est ponctuellement organisé dans divers musées, à l’initiative de leurs équipes internes ou de prestataires et conférenciers extérieurs. Cet été quatre projets européens s’attachent, chacun à leur manière, à associer odeurs et œuvres picturales, afin d’ajouter une dimension invisible à cet art du regard qu’est la peinture.

L’historienne de l’art et membre d’odeuropa Lizzie Marx en train de sentir lea composition pomander qui accomapgne le portrait de Eitel Besserer par Martin Schaffner (1516) au Museum Ulm, Allemagne © Odeuropa

Le consortium Odeuropa, dont l’objectif principal est de constituer une base de données des odeurs historiquement significatives en Europe entre le XVIe et le début du XXe siècle, organise depuis le mois d’avril et jusqu’au 28 août des visites guidées odorantes intitulées « Follow Your Nose. A Guided Tour with Smell » au Museum Ulm en Allemagne. Ce musée d’histoire de l’art détient entre ses murs une collection éclectique, allant de la préhistoire jusqu’au XXe siècle, et notamment un ensemble exceptionnel de peintures et sculptures médiévales. 

En partenariat avec IFF, et sous la direction de Bernardo Fleming, les équipes d’Odeuropa ont composé dix senteurs à partir de l’analyse de huit tableaux de la collection permanente. Inger Leemans, responsable du projet, souligne l’importance de « développer un « regard olfactif » pour « voir » les odeurs dans les œuvres d’art » afin de « faire l’expérience du patrimoine avec des sens autres que la vision ». Les œuvres picturales constituent d’ailleurs l’une des sources de recherche du projet, une intelligence artificielle ayant été entraînée à identifier les objets odorants au sein de représentations visuelles. Les œuvres sélectionnées parmi les collections du musée d’Ulm l’ont ainsi été parce que chacune représente un ou plusieurs éléments odorants : des jardins fleuris (Jonas Arnold), un pomander ciselé (Martin Schaffner), des gants parfumés (Andreas Schuch), la myrrhe et l’encens offerts au Christ par les mages (Jörg Stocker), un nuage de fumée montant des enfers (Martin Schaffner), ou une table couverte de mets moisissants (Daniel Spoerri).

Ces premières visites olfactives marquent une étape importante dans le projet Odeuropa dont l’un des objectifs est de mettre en scène des odeurs historiques reconstituées au sein de musées et de sites historiques afin de permettre aux visiteurs de se connecter physiquement au passé de notre continent. L’idée est donc autant de permettre un regard nouveau sur les œuvres que de passer par celles-ci pour plonger dans l’histoire. « Il ne faudrait pas que ces outils de médiation viennent masquer un manque de fond, qu’ils ne soient qu’illustration ou deviennent des outils marketing [1]Christine Saillard, « Sentir pour ressentir, la médiation olfactive au service des œuvres d’art… », Dialogue avec Muriel Molinier, publié sur Com’en Histoire, 2017. … Continue reading » insistait en 2017 Christine Saillard, alors responsable du service des publics des musées de Grasse et familière des pratiques de médiation par les odeurs. C’est ici loin d’être le cas : ni purement illustratives, ni accessoires, les senteurs deviennent à la fois patrimoniales et vectrices d’expériences, ouvrant une voie d’entrée sensorielle dans le passé de nos cultures européennes. 

« L’utilisation d’odeurs liées aux récits présents dans les peintures offre de nouvelles perspectives au public et aide à comprendre le contexte dans lequel les œuvres d’art ont été créées » explique Eva Leistenschneider, directrice adjointe du Museum Ulm. Cela est particulièrement parlant dans le cas du portrait du conseiller municipal d’Ulm, Eitel Besserer, peint en 1516 par Martin Schaffner. L’homme tient en effet dans ses mains un chapelet en bois orné d’un pomander en argent ciselé, sorte de bijou perforé contenant divers aromates. Ce type d’objet était alors porté par les classes aisées afin de se protéger des miasmes que l’on croyait responsables des maladies. Mais le parfum du pomander peut également prendre une signification religieuse : le portrait suggère qu’Eitel Besserer se prépare à la prière ; réchauffé entre ses mains, le pomander l’enveloppera d’une atmosphère parfumée, l’isolant du reste du monde. 

La recréation du parfum de ce bijou caractéristique, de même que celle des gants parfumés que tient Helena Schermar dans le portrait peint par Andreas Schuch en 1630, a été effectuée à partir de formules trouvées par l’historienne de l’art Lizzie Marx au sein de manuels ménagers et de traités médicaux des XVIe et XVIIe siècles. Le parfum contient ainsi de la noix de muscade, des clous de girofle, du romarin, de la cannelle, de la rose, de l’ambre gris et de la civette, des ingrédients pour certains très coûteux à l’époque, car importés de l’autre bout du monde. Aujourd’hui, il est proposé aux visiteurs de le sentir grâce à de petits tubes en plastique contenant une éponge métallique qui absorbe l’huile de parfum pure. Lorsque l’utilisateur appuie sur la pompe, l’air parfumé s’échappe, prêt à être inhalé. Chaque participant reçoit le sien devant le tableau présenté par le guide, puis le rend à ce dernier. Contrairement aux mouillettes, ce dispositif est réutilisable et permet une diffusion sèche tout en évitant que les parfums, enfermés dans le tube, ne contaminent l’atmosphère.

Sofia Ehrich sentant le parfum de Victory Boogie Woogie, Kunsthalle La Haye, © Maximilian Ehrich

La redécouverte sensible de l’histoire par l’intermédiaire d’œuvres visuelles des siècles passés n’est cependant pas la seule démarche mise en œuvre par Odeuropa au Museum Ulm. L’une des œuvres choisies, Orange blue (1964-1965) d’Ellsworth Kelly, est en effet une peinture abstraite, invitant à une création plus libre, basée sur la couleur et la synesthésie. En effet, ce type d’œuvres ne peut nous informer ni sur le paysage odorant ni sur la symbolique olfactive du passé, et son interprétation en senteurs ne peut être qu’un exercice d’associations intellectualisées. Ici, les parfumeurs ont cherché à suggérer les couleurs vives du tableau grâce à des matières premières telles que les agrumes et la fleur d’oranger pour le orange, et des notes marines pour le bleu. « Les parfumeurs ont pris en compte la proportion d’orange et de bleu dans le tableau lors de la création du parfum » explique Sofia Ehrich du projet Odeuropa, avant d’ajouter : « Ce qui est intéressant, c’est quand j’ai demandé aux gens qui sentaient ce parfum à l’aveugle quelles couleurs ils visualisaient, j’ai obtenu comme réponses “orange”, “bleu”, “ambre”, mais aussi “la mer” ou “un coucher de soleil”. » 

Les initiatives artistiques et para-artistiques qui mêlent le visuel et l’olfactif font ainsi couramment appel à ce type d’associations dites « synesthésiques ». Du grec syn – qui signifie union – et æsthesis – qui désigne la faculté de percevoir des sensations –, la synesthésie est avant tout un phénomène neurologique par lequel plusieurs modalités sensorielles se combinent de manière spontanée. Il peut s’agir de l’association des graphèmes et des couleurs, mais aussi des sons et des odeurs, des odeurs et des formes, etc. Le terme est cependant couramment utilisé pour décrire des correspondances volontairement établies entre plusieurs sens dans la création littéraire, musicale ou plastique. Associer le parfum des agrumes à la couleur orange n’est ainsi qu’une association d’idées, que l’on nomme parfois « synesthésie artificielle » et non une réelle synesthésie qui, elle, est involontaire et propre à chaque synesthète. 

Les rapprochements entre les sens que font les non-synesthètes résultent souvent d’un apprentissage associatif, c’est-à-dire qu’ils se fondent sur l’aspect visuel de l’objet ou de la source odorante à laquelle une odeur est attachée dans notre imaginaire. Ces représentations mentales sont donc en grande partie culturelles : aux Philippines par exemple, le mauve sera associé au parfum du ube, un igname violet, plutôt qu’à celui de la violette comme ce serait communément le cas en France. D’autres peuvent cependant être plus que de simples associations d’idées, mais bien de véritables correspondances transmodales partagées par un grand nombre d’individus et que les chercheurs tentent de modéliser et de comprendre depuis plusieurs années. Le professeur en psychologie expérimentale Charles Spence, notamment, s’est attelé à comprendre l’association des odeurs à certaines formes, et défend la théorie selon laquelle ces correspondances seraient déterminées par des structures neurologiques.

Synesthésies, associations transmodales ou associatives sont en tout cas autant de pistes envisagées lorsqu’il s’agit de traduire en odeurs une œuvre picturale abstraite. Au Kunstmuseum de La Haye, aux Pays-Bas, l’historienne de l’art Caro Verbeek, conservatrice du département Mondrian & De Stijl du musée, est ainsi à l’origine d’un projet d’interprétation olfactive d’une œuvre de Piet Mondrian, à l’occasion de l’exposition « Mondrian Moves » organisée pour célébrer le centenaire du peintre néerlandais.

Mondrian est, avec des artistes comme Georgiana Houghton, Hilma af Klint, Vassily Kandinsky et Kasimir Malevitch, considéré comme l’un des premiers peintres abstraits. Sa toute dernière œuvre, Victory Boogie Woogie, sur laquelle l’artiste travailla de 1942 à 1944, année de sa mort, a été choisie pour être associée à un parfum créé par les parfumeurs d’IFF Birgit Sijbrands, Anh Ngo et Bernardo Fleming. Pourquoi cette œuvre ? « Parce que Victory Boogie Woogie est déjà une œuvre synesthésique en elle-même » explique la commissaire. « Elle représente la musique et la danse, le rythme, l’optimisme et l’énergie du boogie woogie, que Mondrian avait découvert à New York en 1940 ». Ainsi, puisque l’œuvre est déjà l’interprétation visuelle d’une forme musicale par le biais de lignes, de formes et de couleurs, pourquoi ne serait-elle pas traductible à son tour en assemblages de molécules odorantes ? « Ce sont différentes modalités pour traduire la même énergie » soutient Caro Verbeek. Les parfumeurs se sont ainsi plongés dans leurs archives, afin d’y dénicher divers travaux de recherche menés par le passé sur les correspondances odeurs/couleurs, afin d’interpréter chacune des teintes présentes sur le tableau : bleu foncé, bleu clair, blanc, gris, jaune et rouge. Ce dernier est suggéré par des notes de rose ou de géranium, exemple typique d’un apprentissage associatif puisque ces deux fleurs sont bien souvent de couleur rouge. « Quand ils m’ont fait sentir le parfum pour la première fois je trouvais qu’il y avait trop de notes de fond » explique Caro Verbeek. « Ils se sont donc concentrés sur les notes de tête afin de rendre la composition plus vibrante, plus rythmique, à l’image de l’œuvre avec tous ces angles, toutes ces parcelles de couleurs carrées ».

Bien que l’on considère aujourd’hui que Mondrian – contrairement à Kandinsky – n’était pas un véritable synesthète, il a pourtant expérimenté la congruence entre musique et image dans de nombreuses œuvres qui témoignent de l’influence de la neurologie, de la psychiatrie et de la psychologie expérimentale qui, dès la fin du XIXe siècle, mènent à une psychologisation et une spiritualisation de l’œuvre d’art. Les premiers tenants de l’abstraction, dont Mondrian fait partie, sont pour beaucoup redevables de ce phénomène, étudiant par exemple l’influence des couleurs, des formes et des angles sur la psyché et les émotions, ou la manière dont leur harmonie, leur confrontation ou leurs fréquences vibratoires peuvent évoquer des perceptions non-visuelles. Dans l’exposition, le parfum est présenté à l’écart de l’œuvre elle-même, à côté de la vitrine consacrée à la relation de Mondrian avec la synesthésie. Mais lors des visites guidées, le parfum peut être senti devant la toile, et alors « beaucoup de gens m’ont dit que l’œuvre semblait plus dynamique, qu’elle se mettait à bouger. Ce qui est exactement ce que Mondrian voulait transmettre avec cette œuvre » rapporte Caro Verbeek.

Piet Mondrian, Victory Boogie Woogie, 1942-1944

Toutefois, l’interprétation olfactive de Victory Boogie Woogie ne se contente pas de ces traductions  de rythmes et de couleurs mais reprend également, comme base, le parfum du studio new yorkais de l’artiste, où l’œuvre fut réalisée. Le musée de La Haye présente en effet trois autres compositions, inspirées par les ateliers successifs de l’artiste à Amsterdam, Paris puis New York. « L’idée est de plonger dans le contexte de création des œuvres et par là-même de sentir l’évolution de son style artistique ». Ses habitudes, ses objets personnels et les matériaux utilisés ont permis aux parfumeurs de reproduire trois ambiances olfactives pour plonger les visiteurs au cœur même de ces lieux de création, reproduits pour l’occasion sous forme de maquettes. « À New York, on pouvait sentir les émanations de la térébenthine, des meubles en bois, des oranges qu’il consommait alors en grandes quantités, et de la colle des bandes adhésives dont il se servait pour délimiter ses zones de couleurs » explique encore Caro Verbeek.

Assez similaire dans son fonctionnement aux petites pompes distribuées au musée d’Ulm, les dispositifs odorants mis en place à La Haye se composent d’un erlenmeyer, une fiole conique largement utilisée en verrerie de laboratoire, surplombé d’une poire et d’un bouchon en liège traversé par une paille courbée. À l’intérieur de la fiole, l’air agité par les pressions sur la poire fait remonter les molécules odorantes du concentré de parfum placé au fond, permettant de humer l’air parfumé à la sortie de la paille.

Kit olfactif créé par Frank Bloem pour le Fries Museum. Courtesy de l’artiste.

Toujours aux Pays-Bas, cette fois-ci au Fries Museum de Leuvarde, une autre exposition donne certaines de ses œuvres à sentir, dans une perspective plus illustrative. L’artiste et parfumeur Frank Bloem, fondateur de The Snifferoo, propose une visite guidée accompagnée par l’interprétation parfumée de cinq toiles de l’exposition « à la campagne ! From Maris to Monet » qui rassemble des paysages impressionnistes français et néerlandais issus des collections du musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam. Le sujet semble pouvoir se prêter aisément à des illustrations olfactives. En effet, les impressionnistes peignaient en extérieur, dans l’objectif de saisir l’instant sur le vif, de capturer la lumière et ses variations, de rendre les couleurs dans leur multitude et leurs infimes subtilités : sans doute n’auraient-ils pas vu d’un mauvais œil – ou senti d’un mauvais nez – l’idée de capturer également les impressions provoquées par les odeurs changeantes émanant des paysages où ils posaient leur chevalet.

La visite olfactive de « à la campagne ! » débute à l’extérieur de l’exposition où Frank Bloem introduit son discours en décrivant le paysage olfactif urbain de la fin du XIXe siècle grâce à un premier parfum évoquant les effluves de goudron et de fumée produits par les industries naissantes et les poêles de chauffage. « Cette asphyxie est l’une des raisons pour lesquelles les peintres ont quitté les villes et se sont mis à peindre à la campagne » explique le guide. Bien sûr, c’est aussi l’invention en 1841 par John Goff Rand des tubes de peinture qui leur permit de quitter leurs ateliers confinés, mais cette mise en situation olfactive historique permet de justifier en partie la démarche de la visite puisque, d’emblée, les odeurs ne sont pas de simples accessoires mais se rapportent à un contexte précis de création qu’elles rendent perceptible. Chaque parfum est appliqué sur une mouillette numérotée collée sur une carte portant la reproduction d’une des œuvres de l’exposition. Ce dispositif simple, qui a pour avantages d’être peu coûteux, de n’être pas visuellement distrayant et de pouvoir être emporté à l’issue de la visite, a cependant un inconvénient, celui de ne pas séparer efficacement les odeurs qui tendent donc à se superposer. 

Plus loin, dans la salle dédiée aux toiles réalisées dans la forêt de Fontainebleau, la deuxième composition est donnée à sentir face au Paysage boisé (1855) de Constant Troyon, peintre de l’Ecole de Barbizon. La toile représente la forêt avec un empilement d’arbres abattus au premier plan et quelques vaches à l’arrière-plan. Le parfum qui lui est associé, mêlant mousse de chêne, notes boisées et une évocation d’humus, illustre l’image de manière assez littérale, mais permet surtout de créer un contraste avec l’odeur précédente. Voilà, comprend-ton, ce que cherchaient les peintres en quittant les cités enfumées : une reconnexion sensible avec la nature et les paysages.

Dans les salles suivantes, ce sont encore des illustrations olfactives figuratives et réalistes. Pour accompagner les marines et les représentations, nombreuses, de la côte atlantique, le parfumeur propose « une sensation de bord de mer un peu ensoleillée », composée de sulfure de diméthyle (composé organosulfuré abondant dans l’eau de mer), de notes d’algues et d’un accord floral estival. Pour les peintures néerlandaises de polders hollandais, où souvent paissent des bovins, c’est « une teinture de fumier de vache biologique séché » qui « donne une odeur beaucoup plus agréable que ce à quoi l’on s’attend ». Enfin, un parfum d’herbe et de fleurs illustre simplement les représentations de jardins. « J’ai été surpris de voir à quel point cela fonctionnait » rapporte Frank Bloem. « Je m’attendais à ce que ce soit un élément amusant, illustratif, mais cela s’est avéré être plus. Tout d’abord, cela permet de mieux se concentrer. Vous devenez plus intéressé et regardez mieux les œuvres […] et cela fonctionne très bien comme amorce de conversation pour le groupe. »

La dernière salle de l’exposition, consacrée à la transition de l’impressionnisme vers l’abstraction, explore notamment la manière dont les peintres ont cessé de mélanger leurs couleurs sur la palette pour les appliquer par petites touches brutes de sorte que l’œil du spectateur les mélange par juxtaposition. En réponse à cette illustration des théories des couleurs qui ont influencé radicalement la peinture post-impressionniste, Frank Bloem a choisi de proposer trois matières premières pures, supposées traduire des couleurs : le patchouli pour le violet foncé – couleur des ses fleurs –, la coumarine pour le jaune – certainement à cause de son parfum de foin – et la Floralozone, note ozonique, marine et anisée, pour les tons gris bleus : « J’ai choisi un naturel, un synthétique identique-nature et un autre qui n’est pas présent dans la nature. Les gens sont envoyés dans la salle avec les trois odeurs pour découvrir par eux-mêmes comment le regard change selon ce que vous sentez ». L’expérience n’est donc pas tout à fait celle d’une traduction synesthésique mais un exercice plus libre, s’éloignant de l’illustration simple.

En Espagne enfin, c’est au Prado de Madrid que l’on peut, jusqu’au 3 juillet, sentir une œuvre flamande majeure du XVIIe siècle, L’Allégorie de l’odorat, l’un des cinq tableaux du cycle intitulé Allégories des cinq sens, peint par Jan Brueghel l’Ancien et Pierre Paul Rubens entre 1617 et 1618 à Anvers. L’œuvre en elle-même est une célébration visuelle des effluves de la nature et de la manière dont les hommes les ont exploitées pour sublimer les perceptions offertes par le sens olfactif. 

C’est en se concentrant sur dix détails de la toile que le parfumeur Gregorio Sola a proposé des matières et composé des parfums pour cette exposition intitulée « The Essence of a Painting » (L’Essence d’un tableau), en collaboration avec Puig et la Perfume Academy Foundation. Dans le musée, une reproduction du tableau sur écran tactile permet d’en toucher dix détails et d’activer ainsi la diffusion de chaque parfum grâce au dispositif AirParfum développé par le groupe catalan Puig. Une interface plus technologique que les précédentes, qui ne permet cependant pas simultanément l’olfaction et la contemplation de l’œuvre elle-même. 

Pierre Paul Rubens et Jan Brueghel l’Ancien, Allégorie de l’odorat, 1617-1618. © Museo Nacional del Prado

Les dix senteurs créées pour l’occasion – Allégorie, Gants parfumés, Civette, Nard, Figuier, Fleur d’oranger, Jasmin, Rose et Narcisse – sont en majeure partie inspirées des fleurs qui envahissent une large portion de l’œuvre. Le parfum Allégorie transpose ainsi les émanations du petit bouquet de roses, de jasmin et d’œillets que la figure allégorique porte à son nez. Mais les fleurs représentées sur la toile sont encore bien plus nombreuses. Iris, narcisses, roses, œillets mais aussi tulipes, perce-neiges, violettes, boutons-d’or, pensées, ancolies, hortensia, jasmin, yucca, plus de 80 espèces sont identifiables sur la toile, toutes n’étant d’ailleurs pas odorantes et ne fleurissant pas aux mêmes moment de l’année. 

Certains des parfums offerts aux visiteurs permettent d’attirer l’attention sur des détails peu visibles, comme le figuier qui se mêle aux fleurs d’hortensia, et dont Gregoria Sola a reproduit les inflexions vertes et lactées. C’est aussi l’occasion pour le commissaire Alejandro Vergara de fournir des informations sur la place et l’usage de certaines plantes au XVIIe siècle. Le parfum du néroli, popularisé à la fin du siècle en Italie par Marie-Anne de La Trémoille, princesse de Nerola, invite à baisser les yeux vers le rameau de fleur d’oranger qui gît aux pieds des deux figures allégoriques exécutées par Rubens, mais souligne aussi la grande valeur de cette plante en Europe de Nord du vivant des peintres. D’autres ingrédients comme l’absolue de jasmin, la rose et la racine d’iris, se font prétexte à de brefs éclaircissements concernant les techniques d’extraction et leurs usages en parfumerie au cours de l’histoire, attirant l’attention sur le petit laboratoire rempli de fioles et d’alambics, presque dissimulé derrière les fleurs du tableau.

Mais les senteurs les plus intéressantes sont plutôt celles qui racontent autre chose que ce que l’œil peut immédiatement déceler. Le parfum intitulé Gants, formulé à partir d’une recette de 1696 à base d’ambre gris, permet d’évoquer la mode des gants parfumés à l’aide d’huiles ou de poudres odorantes composées de fleurs, de musc, d’ambre gris ou de civette pour masquer l’odeur nauséabonde des cuirs tannés. Au XVIIe siècle aux Pays-Bas, les gants en peau d’Espagne parfumées était ainsi particulièrement à la mode et l’on sait qu’en 1629, Rubens, revenant de la péninsule ibérique, offrit justement une paire de gants parfumés à l’ambre gris à l’infante Isabel Clara Eugenia qui régnait alors sur le sud de la Hollande. La composition Civette, quant à elle, évoque l’animal allongé aux côtés de l’allégorie, alors chassé pour ses sécrétions très utiles aux parfumeurs et aux pharmaciens. La dernière composition, Nard, est inspirée par le bas relief presque invisible qui orne le bâtiment à l’arrière-plan du tableau, représentant l’une des scènes parfumées les plus illustres du Nouveau Testament : l’onction des pieds du Christ par Marie Madeleine, qui utilise l’un des parfums les plus précieux du début de notre ère, le nard, extrait d’une herbe aromatique originaire d’Inde.

Il est peut-être à regretter que plus d’éléments non-floraux ne fassent pas partie des détails odorants donnés à sentir. L’encensoir fumant sur son lit de braises, les poudriers aux pieds de l’Odorat, les citrons qui surplombent la scène ou les fraises qui se mêlent aux fleurs sauvages auraient pu offrir une plus grande variété d’odeurs et attirer l’attention sur des détails moins évidents de la toile, ainsi que sur des usages culturels historiques méconnus. Un musc animal aurait par exemple pu permettre de souligner la présence de quelques chevreuils évoquant par analogie le chevrotain porte-musc asiatique – que l’on devine représenté sur l’un des vases en porcelaine chinoise bleue débordant de fleurs – qui produit cette substance alors particulièrement prisée, désormais bannie de la palette des parfumeurs.

Illustratives, synesthésiques, historiques, didactiques ou juste pour le plaisir, les odeurs ont donc de nombreuses manières de s’allier à la peinture et de redéfinir à la fois notre perception et notre compréhension du patrimoine visuel de l’humanité. Le nez, pour rediriger les yeux.

Visuel principal : Pierre Paul Rubens et Jan Brueghel l’Ancien, Allégorie de l’odorat, 1617-1618. © Museo Nacional del Prado

Notes

Notes
1 Christine Saillard, « Sentir pour ressentir, la médiation olfactive au service des œuvres d’art… », Dialogue avec Muriel Molinier, publié sur Com’en Histoire, 2017. https://cehistoire.hypotheses.org/1060

Homme et parfum : une histoire complexe

À l’occasion de la fête des pères, nous vous offrons un texte de l’historienne Eugénie Briot, initialement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums puis repris dans le livre Parfums pour homme, et qui retrace la naissance et l’évolution de la parfumerie masculine.

Symbole de pureté ou de péché, le parfum est avant tout, dans l’inconscient occidental, un fétiche féminin. Si différents produits odorants ont toujours été utilisés par les deux sexes, pour des questions d’hygiène ou pour se protéger des émanations désagréables et des maladies, il faut pourtant attendre le début du XXe siècle pour que l’évolution des codes masculins et le marketing aboutissent à l’émergence d’une parfumerie de séduction destinée aux hommes.

Dans l’imaginaire de l’Occident, le parfum est si étroitement lié à la figure féminine qu’il est difficile de l’en dissocier. Aussi son usage par les hommes a-t-il longtemps fait débat, comme s’il portait de facto atteinte à leur virilité. Pour autant, l’idéal incarné par le chevalier du Moyen Âge n’est plus celui du courtisan de l’Ancien Régime ou du bourgeois du XIXe siècle ; et la notion de masculinité, subtil équilibre de puissance et de raffinement, a évolué selon les époques, entraînant des variations de la tolérance au parfumage des hommes, au gré d’une courbe qui semble suivre une pente inverse à celle du taux de testostérone requis chez eux. Balayons d’emblée un malentendu. Sous le vocable ambigu de « parfum » coexistent en réalité deux catégories de produits, aux fonctions sociales et symboliques différentes. En premier lieu, des fragrances qui apportent un supplément d’odeur à ceux qui les portent, afin de rayonner et de communiquer une certaine impression à leur entourage. Elles sont souvent destinées à séduire, tout du moins à être perçues et à plaire. Par ailleurs, on trouve des produits d’hygiène dont le rôle est d’atténuer, de masquer ou de faire disparaître les effluves corporels. Leur fugacité – ils sont odorants uniquement au moment de leur utilisation – assure une absence de trace dans la sphère sociale. Les eaux de Cologne et les eaux de lavande, omniprésentes au XIXe siècle pour embaumer et purifier l’eau de la toilette, en sont les emblèmes. L’importance de ces produits parfumés – mais rincés au cours des rituels de rasage – explique la place que ceux-ci ont acquise chez les hommes. 

Gantiers, merciers, apothicaires et barbiers 

L’histoire du métier de marchand parfumeur apporte une explication à cette ambiguïté du mot « parfum ». Sous l’Ancien Régime, les corporations réglementent l’artisanat et le commerce : celle des gantiers-parfumeurs détient le monopole de la fabrication des fragrances destinées à masquer les odeurs de bouc, de mégie et de tannage des gants ; les merciers, quant à eux, sont seulement autorisés à vendre ces créations et à enjoliver la présentation de leurs flacons. Parallèlement, apothicaires et barbiers, en composant des produits parfumés aux vertus thérapeutiques et hygiéniques, contribuent aussi à modeler l’imaginaire occidental lié à l’univers olfactif ; ils sont ainsi les dépositaires d’une parfumerie d’hygiène qui ne contrevient pas à la morale, particulièrement en Grande-Bretagne où l’anglicanisme pèse sur les usages. Se côtoient donc, dans la boutique du XIXe siècle, les eaux de senteur du gantier-parfumeur, les colifichets du mercier et les articles d’hygiène du barbier et de l’apothicaire. De cette filiation multiple découle la difficulté de penser les parfums d’un point de vue culturel, car les diverses réalités de pratiques, de contextes d’utilisation et de normes en font des produits différents, notamment lorsque se pose la question du genre. 

Essence diabolique 

La religion chrétienne légitime l’offrande de parfum à Dieu et tolère son utilisation hygiénique, mais tout autre usage demeure sacrilège, en particulier à des fins de séduction. C’est Marie-Madeleine qui, en sacrifiant ses parfums de pécheresse aux pieds du Christ, condamne durablement leur emploi profane et ancre leur légitimité dans la seule adoration du Tout-Puissant. S’il peut être le véhicule de la prière, le vecteur d’une communication « verticale » avec Dieu, le parfum est perverti lorsqu’il sert une communication « horizontale » entre les êtres humains. Esther, Judith et Salomé, figures bibliques qui lui sont étroitement associées, se révèlent d’ailleurs toutes trois fatales aux hommes qui les entourent. C’est pourquoi ces derniers lient durablement cet attribut de séduction à la femme et le nimbent de tous les soupçons. Le parfumage féminin profane est d’autant plus condamnable qu’il est perçu comme une volonté de dissimulation : il s’agit de masquer l’effluve du péché originel, celui d’Ève. L’odeur naturelle de la femme n’étant d’ailleurs rien d’autre que celle du vice, on l’a parfois appelée odor di femina en référence au Don Giovanni de Mozart (Mi pare sentir odor di femmina !) – elle exprime son essence diabolique. 

« Musc, civette et baume de Pérou » 

Avec de telles références, on pourrait penser que tout parfumage masculin est susceptible d’entacher l’aura virile. Pourtant, à certaines époques, comme sous l’Ancien Régime, afficher un parfum, même puissant, n’est pas inconcevable ni dévirilisant pour un homme. Les livres de comptes des parfumeurs du XVIIIe siècle révèlent par exemple que les poudres à perruque des aristocrates sont parfois embaumées : le marquis de Béthune se fournit en poudre « à la maréchale » (iris, fleur d’oranger, rose, coriandre, clou de girofle) ; le duc de La Trémoille, en poudre de chypre ; et le duc de Coigny, en poudre d’œillet. À cette époque, la principale raison du parfumage masculin reste toutefois liée à l’hygiène. Comme l’expose Georges Vigarello dans Le Propre et le Sale (éditions du Seuil, 1987), la toilette au xvii e et  au début du XVIIIe siècle est sèche ; hommes et femmes se frottent le corps avec des linges blancs imprégnés de senteurs. Cette pratique rattache les parfums aux produits d’hygiène, dont l’usage n’est pas condamné. C’est aussi pour se protéger du mauvais air, et donc des maladies, que les hommes emploient des fragrances, parfois puissantes. En témoigne cette « composition à porter sur soi » proposée en 1693 par Le Parfumeur français de Simon Barbe : « Broyez dans le mortier quatre grains de musc et deux grains de civette ensemble, ajoutez-y quatre gouttes de baume de Pérou, et ramassez le tout avec un peu de coton et mettez-le dans votre boîte ou gland » [bijou ciselé s’ouvrant en quartiers] .  


Entre-soi masculin 

L’idéal qui s’impose après la Révolution à l’homme occidental ne laisse en revanche qu’une faible part au parfumage. Comme le souligne Alain Corbin dans Histoire de la virilité (éditions du Seuil, 2011), le XIXe siècle transforme les vertus masculines. Le dimorphisme sexuel s’accentue par le vêtement : l’habit noir devient le costume de rigueur pour les hommes, sans véritable distinction de classe sociale, s’opposant au chatoiement d’étoffes et de couleurs de la toilette féminine. De façon plus générale, la société se raffermit autour d’une exigence de sacrifice et de savoir-mourir pour des valeurs, relativement nouvelle à l’échelle des masses populaires : le service militaire est de nouveau rendu obligatoire en 1872, les lieux de l’entre-soi masculin se multiplient (du fumoir au club en passant par le bordel), le duel d’honneur se démocratise. Les médecins du XIXe siècle, dans leurs écrits, s’attardent toujours sur les émanations du corps de la femme, mais soulignent aussi celle, naturelle et puissante, de l’homme sain : « On distinguera même par l’odeur un homme vigoureux d’un homme délicat et efféminé ; car la résorption de la semence communique à la transpiration, à la sueur et à toutes les parties du corps, une odeur forte, ammoniacale et même un peu vireuse ; tandis que les personnes faibles répandent une vapeur acide ou fade comme les enfants ou les femmelettes », signale Julien-Joseph Virey dans son Histoire naturelle du genre humain (1800-1801). Les manuels de savoir-vivre ne livrent que peu de renseignements sur les normes olfactives propres aux hommes du XIXe siècle ; tout au plus dispensent-ils quelques recommandations allant dans le sens d’une stricte réserve, notamment en ce qui concerne la consommation de tabac, susceptible d’indisposer les dames. Les catalogues de parfumerie ne comportent pas de catégories « homme » ou « femme » : eaux de toilette, extraits d’odeurs, savonnettes, huiles et pommades capillaires, vinaigres de toilette… semblent être utilisés sans distinction de genre. Le seul cosmétique exclusivement masculin, la cire à moustaches, n’est généralement pas parfumé (sauf, parfois, à la violette). 

Toilette de gentleman 

En 1906, pourtant, un prospectus de Colgate & Co. destiné au marché français, intitulé « Ce que la parfumerie Colgate recommande comme article de toilette à un gentleman », lève le doute. Aux États-Unis, le marketing est en train de naître, un discours adapté à chaque cible se précise, et il devient possible d’identifier des attentes et des pratiques pour chacun des deux genres. La brochure vante le savon pour la barbe Colgate, la poudre dentifrice Colgate, mais également l’eau de toilette à la violette Colgate, « délicieusement rafraîchissante », « sans égale pour enlever le feu du rasoir » et qui donne au bain « un parfum agréable ». Ainsi que « des eaux de toilette dans une variété de parfums, tels que Caprice, Vioris, Héliotrope, Cashmere Bouquet, Muguet, etc. », dont l’usage est recommandé aux hommes. Cependant, ces articles relèvent encore uniquement d’une finalité hygiénique : l’eau de toilette n’est destinée qu’à purifier et aromatiser légèrement l’eau pour l’ablution. De manière significative, aucun « extrait pour le mouchoir » (l’équivalent de nos actuelles « eaux de toilette » ou « eaux de parfum »), qui imprègne le mouchoir et donc l’homme, n’est mentionné ici. 

Jeu sur le genre 

Ces pratiques masculines s’inscrivent ainsi dans un contexte général d’hygiène et d’indistinction des senteurs selon le sexe. Eau de Cologne, pommade… il n’est pas question pour l’homme du XIXe siècle d’afficher une identité olfactive au-delà d’une certaine intimité. Hors de cette retenue, sa virilité est mise en doute. C’est pourquoi le sillage odorant devient, dans les romans de l’époque, l’instrument du jeu sur le genre et notamment l’attribut de l’homosexualité masculine. Dans L’Homme-Sirène de Luis d’Herdy (1899), le parfum d’héliotrope que porte Édouard d’Ore au confessionnal est à l’origine d’une troublante mais amusante méprise : « Et, pendant qu’il se meurtrissait consciencieusement les genoux sur le dur petit banc en attendant son tour, l’héliotrope, dont il était porteur, eut vite saturé l’espace clos d’une épaisse draperie. […] Quand il eut longuement exposé ses fautes et répondu franchement aux délicates questions de son confesseur, celui-ci lui adressa un petit discours bien senti et lui donna l’absolution. “Allez en paix, ma fille, murmura alors le brave homme, qui, à l’odeur subtile chatouillant agréablement ses narines, avait deviné une pénitente, et gardez-vous, à l’avenir, de ces vilains péchés de chair qui contristent Notre Seigneur.” » Cette confusion révèle à quel point le parfum représente pour l’époque la marque de la féminité. On l’a vu, l’héliotrope est pourtant, au même moment, recommandé par Colgate pour la toilette masculine. Plutôt que la note, c’est donc le volume olfactif qui est ici en cause et qui signe, au nez du prêtre, le genre de son pénitent. Dans la littérature de la fin du XIXe siècle, les exemples abondent d’hommes homosexuels lourdement parfumés. L’ostentation olfactive revient alors à affirmer une ambiguïté de genre.
En 1850, quand la maison Tamisier publie, dans Le Bon Ton, une annonce pour son Eau Napoléon, elle explique que celle-ci a été « composée en 1810 pour l’Empereur, qui s’en servait surtout pour ses bains », mais précise aussi qu’elle « répond à tous les besoins de la toilette et laisse après elle plutôt un sentiment qu’une odeur ». Une eau parfumée qui ne parfume pas : voilà l’idéal de la fragrance masculine jusqu’à une période récente. L’hygiène est valorisée, la séduction est dévirilisante. 

Force, nature, austérité  

Reste la célèbre Fougère royale d’Houbigant. Cet accord lavande- géranium-coumarine, créé en 1882, a ouvert la voie à une famille  olfactive presque exclusivement masculine. S’il peut se moduler, dans les limites de ce qui demeure socialement acceptable, la note elle-même est affirmée. Comme tous les produits de parfumerie du XIXe siècle, cette fougère a d’abord été mixte. Mais, dès l’orée du XXe siècle et surtout après la Seconde Guerre mondiale, avec la naissance du marketing et l’influence des marques américaines, on assiste à l’essor du genre en parfumerie et les catalogues commencent à distinguer des univers olfactifs spécifiquement masculins, dont les fougères. À mesure que l’offre s’étend, elle s’adresse différemment aux hommes et aux femmes. Or le parfum est un produit que l’on ne peut pleinement appréhender à distance, à partir d’un catalogue. Le flacon, l’emballage et les messages qui l’entourent sont donc chargés de le faire connaître et apprécier des consommateurs bien avant leur éventuelle entrée dans une boutique. Et, parmi tous les mots qui peuvent le décrire, « fougère » présente un avantage : a priori, cette plante ne sent rien, mais elle évoque des valeurs viriles positives – la force, la nature, une austérité de bon aloi –, ce qui garantit son acceptation par une clientèle craignant l’outrance. Préciser qu’un parfum est une fougère, c’est en dire doctement quelque chose, pour nourrir le discours et valoriser le produit, mais aussi ne rien en dire du tout. Hormis les spécialistes, rares sont les personnes qui savent à quoi renvoie cet accord.
En parfumerie féminine, le succès de la violette durant plus d’un siècle s’explique sans doute parce que celle-ci répondait symboliquement à ce qu’on attendait de la femme du XIXe : réserve, modestie – être une petite fleur ravissante, mais qui reste à sa place, cachée sous un feuillage, et ne révèle sa beauté qu’à celui qui veut bien la voir. La fougère constitue son pendant masculin. Le mot rassure et agit comme un rempart contre la faute de goût. 

Le XXe siècle va faire éclater les codes de la virilité et octroyer davantage de souplesse aux hommes pour se parfumer. Le choc de la Première Guerre mondiale déconstruit l’idéal martial hérité du siècle précédent. D’autres modèles masculins émergent, multiples, plus ouverts. Et l’homme est appelé à de nouvelles consommations, jusqu’alors réservées à la gent féminine. À partir des années 1960, l’accord fougère joue un rôle de premier plan dans l’essor du marché : il domine les produits d’hygiène masculine et investit la parfumerie de séduction. Sur cette base, d’autres notes pourront éclore, agrémentant de couleurs inédites les traditionnelles odeurs du mâle. 

Cet article est initialement paru dans  Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums. Retrouvez-le également aux côtés de notre sélection idéale dans le livre Parfums pour homme publié par Nez.

Visuel principal : Un coin de table, d’Henri Fantin-Latour, 1872, Musée d’Orsay. Source : commons.wikimedia.org

Les finalistes du concours Sandalwood Reimagined de Quintis, section Global Winner

Partenariat éditorial

La société productrice de santal Quintis a récemment annoncé les dix finalistes de son concours Sandalwood Reimagined, dont les deux gagnants seront dévoilés lors du WPC à Miami début juillet. Qui sont les cinq parfumeurs senior sélectionnés et quelles ont été leurs sources d’inspirations ? Portraits.

La société productrice de santal Quintis lançait, en octobre dernier, son concours Sandalwood Reimagined, en collaboration avec l’American Society of Perfumers. Ouvert à tous, il visait à « libérer la créativité en ré-imaginant le santal indien “Santalum album” dans une fragrance, pour célébrer l’art de la parfumerie et l’odeur oubliée d’un ancien ingrédient ». Les participants avaient jusqu’au 31 mars 2022 pour envoyer leur composition comprenant au moins 1% d’huile essentielle de santal blanc de la société, dans une eau de toilette à 12%, accompagnée de leur intention de création. 

Après réception d’environ 300 propositions venues des quatre coins du globe, un jury indépendant de parfumeurs a sélectionné dix créations, divisées en deux catégories : Global Winner et Emerging Talent. Focus sur les finalistes de la première, regroupant cinq parfumeurs senior. 

Elodie Durande, Quintessence Fragrances, Royaume-Uni

Née en 1992, j’ai grandi dans un petit village de Normandie, en France. J’ai été attirée par le monde des odeurs depuis l’enfance. Mon esprit créatif et mon cerveau rationnel m’ont naturellement porté vers la parfumerie. J’ai fait des études de chimie avant d’intégrer le cursus de parfumerie de l’Université de Montpellier (licence ProPAC), en alternance à Grasse. Durant l’été, j’ai rencontré – complètement par hasard – le parfumeur François Robert. Il m’a prise sous son aile, m’a guidée et m’a offert l’opportunité de vivre mon rêve. J’ai commencé à travailler pour Quintessence Fragrances comme interne il y a six ans – j’ai intégré l’équipe d’évaluation au bout de six mois. Trois ans plus tard, j’ai pu poursuivre ma formation en tant que parfumeur junior, avec François comme mentor. Je suis officiellement parfumeur depuis trois ans à Brighton, en Angleterre. Je ressens les odeurs comme des textures, des formes et des couleurs. Je cherche à créer des parfums capables de réveiller les émotions des gens, de les transporter dans de nouveaux lieux ou au contraire, leur faire retrouver des souvenirs enfouis.

Inspiration
Ce parfum a été inspiré par mon voyage au Myanmar il y a deux ans, juste avant que la pandémie ne frappe le monde. J’ai le souvenir précis d’un vieil homme qui sculptait des perles en bois de santal sur les trottoirs chauds de la colline de Mandalay. L’air était rempli de fumée d’encens émanant des nombreux temples situés le long de la colline, d’épices provenant des étals des marchés adjacents et de notes florales provenant des parfums portés par les femmes sur place.  

Description du parfum
Cette composition vous emmène en voyage vers une destination encore secrète. Pour créer une fragrance multidimensionnelle dont le bois de santal est la vedette, je me suis tournée vers la chaleur des épices et un accord d’encens mystique et fumé. Le cœur floral est associé à une facette addictive et presque gustative mêlant rhum, baume tolu et vanille. Une combinaison de muscs délicats et crémeux apporte une finition douce rappelant l’odeur de la peau.

Jennifer Jambon, Argeville, France

Petite déjà, je m’amusais à mélanger des herbes et des plantes pour créer des parfums. J’ai suivi une maîtrise de chimie des arômes et des parfums à l’université du Havre, en France. J’ai ensuite obtenu un diplôme de troisième cycle en parfumerie à l’ISIPCA, à Versailles. Ma vocation m’a conduit en Suisse où j’ai fait un stage chez Firmenich, puis en Irlande chez IFF, et jusqu’au Chili, où j’ai travaillé comme parfumeur pour le marché sud-américain. De retour en Europe, j’ai vécu à Londres pendant huit ans, où j’ai exercé comme parfumeur interne pour la marque de luxe Molton Brown. Après quinze années extraordinaires à l’étranger, je suis revenue en France. Depuis 2017, je suis parfumeuse multi-catégorie pour Argeville.

Inspiration
Je me suis inspirée pour ce parfum du sentiment de liberté ressenti lors d’un voyage en Australie. Je me souviens notamment de la diversité et de l’immensité de la forêt de santal, et des montagnes ocres en arrière-plan au coucher du soleil pendant la récolte de l’huile parfumée, précieuse et sacrée. 

Description du parfum
La feuille de violette, associée à la fleur de magnolia et au mimosa, offre un départ floral vert naturel. Puis le bois de santal précieux s’arrondit d’un iris poudré, conférant une texture riche et crémeuse à la fragrance. Enfin, benjoin baumé, oliban mystique et fève tonka gourmande enrichissent le corps et la tenue du parfum sur la peau.

Gwen Gonzales, Givaudan, États-Unis

Mon avenir de parfumeur s’est dessiné dès mon plus jeune âge. Avec ma mère, une grande amatrice de fragrances, nous prenions de petits moments pour apprécier l’odeur d’une pomme fraîche, des légumes récoltés dans notre jardin ou de ses gâteaux juste sortis du four. Mon passe-temps favori était de fabriquer des compositions simples pour mes proches : je mélangeais des teintures de plantes que j’avais faites moi-même avec des huiles essentielles. J’ai passé une grande partie de mon enfance à l’étranger, ce qui m’a beaucoup inspirée dans la création, car j’aime proposer des compositions à la fois familières et surprenantes. Pourtant, alors, je n’imaginais pas que cela serait un jour mon métier. Je pensais d’abord faire des études de médecine, mais j’ai été propulsée dans le monde de la parfumerie et j’ai rejoint Givaudan en tant que technicienne de laboratoire. Je suis fasciné par ce que j’appelle les molécules « Docteur Jekyll and Mister Hyde », par la recherche de l’équilibre entre les natures opposées. J’aime créer des parfums non conventionnels, qui transportent, et qui peuvent être à la fois apaisants et imposants.

Inspiration
C’est une petite parcelle de forêt cachée, découverte lors d’un voyage dans la forêt de Nuesa en Colombie, qui a nourri mon inspiration. Le ciel était lumineux mais filtré par la canopée des arbres. La brise, fraîche, portait le parfum des cosses d’eucalyptus tombées par terre, dont les notes camphrées caractéristiques et rafraîchissantes étaient contrebalancées par une facette inattendue de cassis, terreuse et verte. Le sol était couvert d’une couche d’aiguilles de pin si importante qu’y marcher donnait l’impression de flotter. Il s’en dégageait des odeurs de foin, terreuses et boisées, enveloppantes. Magique et paisible, l’atmosphère tout entière appelait à la méditation et au sacré.

Description du parfum
La fragrance a été construite autour d’une harmonie entre les éléments doux, chauds et froids du bois de santal. À l’ouverture, c’est l’aspect frais qui apparaît dans le nuage aérien d’un accord cosse d’eucalyptus, qui est illuminé par le petit grain, l’huile d’orange amère et une touche de menthe verte. Les notes ardentes et vivifiantes du poivre rose, du piment de Jamaïque et de la cardamome apportent de la chaleur, et enveloppent le cœur construit autour d’un accord fruité et doux de poivre de cassis, d’iris et de safran. En fond, le bois de santal est mis en lumière par des notes d’ambre, de vétiver, d’absolu de sapin, de tonka et de sésame.

Mathieu Lenoir, European Flavors and Fragrances, Royaume-Uni

Mes premiers terrains de jeu olfactifs furent le printemps à Paris, le verger familial à Saint-Léger-des-Aubées, l’orage à Dinard, le foin coupé qui sèche sur les pentes ensoleillées de Sainte-Foy-en-Tarentaise, des grillons bruyants dans la lavande d’Oppède-le-Vieux, une tomate de mon champ bio à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, et tant d’autres choses encore…
C’est à Cinquième sens, avec Monique Schlinger, que j’ai eu mon premier contact avec la parfumerie. J’ai ensuite commencé ma formation sous l’aile de Pierre Bourdon et de Benoit Lapouza à Fragrance resources à Paris, et ai effectué un stage de deux mois chez Chanel avec Jacques Polge et François Demachy. J’ai ensuite rejoint l’école de parfumerie Givaudan à Grasse avec Françoise Marin. J’ai intégré la branche de Givaudan Argenteuil, où j’ai été encadré par Jeffrey Hodges et envoyé à Singapour. À mon retour en France, j’ai eu le poste de parfumeur mondial senior spécialisé dans les soins capillaires. J’ai travaillé pour Firmenich Asia, avant d’être nommé responsable mondial de la parfumerie chez European Flavors and Fragrances au Royaume-Uni.
Ma carrière de parfumeur m’a ainsi offert des expériences variées dans lesquels je puise mon inspiration : des fleurs de jasmin écloses la nuit à Grasse, à un tapis de fleurs de frangipanier à Bali, en passant par un salon de coiffure de rue de Bangkok pour tester mes créations, et par un voyage de Bangalore à Mysore. 

Inspiration
Inspirant, nourrissant, essentiel et pur. Pourrait-on trouver plus mystérieux et merveilleux que le lait ? Pourrait-on trouver plus précieux que le lait de santal ? L’huile de ce bois – le plus noble de notre palette, et le plus proche d’une odeur idéale de peau – présente de nombreuses facettes. J’ai toujours été fasciné par son aspect de lait chaud, ses facettes de noisette. Le Santalum album est impalpable mais présent, et vous entoure d’un nuage de beauté, de fraîcheur et de sensualité pour vous accompagner joliment dans votre voyage. Le Santalum album vous rendra parfait.

Description du parfum
L’huile de graines de carotte, l’huile de davana et le safranal se mêlent à un accord d’iris pour donner une intensité colorée, chaude et sensuelle. L’ensemble est enveloppé d’un voile transparent, aqueux et frais, d’épices froides comme la cardamome et le poivre rose, posé sur une structure hespéridée et boisée solide, lui conférant tenue et diffusion. 

Celia Orozco Cirimbili, GRC Parfum, Italie

J’ai toujours aimé les parfums. Petite, je suppliais constamment ma mère de m’en acheter, et on m’avait même offert un de ces jouets pour fabriquer son propre mélange. Après des études de chimie, j’ai fait un stage en Espagne chez Eurofragance, au cours duquel j’ai su que je voulais être parfumeuse. Je suis entrée au GIP à Grasse. À la fin de mes études, j’ai obtenu un premier emploi chez CPL Aromas au Royaume-Uni, où j’ai surtout travaillé en parfumerie fine et cosmétique. J’ai intégré la société GRC Parfum il y a quatre ans, comme parfumeur fine notamment. J’ai eu – et j’ai toujours – beaucoup à apprendre sur le marché italien. Ayant grandi en France mais étant issue d’une famille espagnole, cet aspect pluriculturel de ma vie contribue à mon processus créatif, tout comme mon amour pour la musique, la danse, l’opéra et tout ce qui a trait au son en général. Curieuse de nature, je suis toujours prête à découvrir de nouveaux lieux et pays, car les voyages m’aident à me ressourcer.

Inspiration
Matière première couramment utilisée mais passant souvent au second plan, le santal est à la fois intime, sensuel et mystérieux. Comme un peintre travaille les ombres et les lumières, j’ai utilisé une variété d’ingrédients pour mettre en valeur ce bois, en le plaçant sur le devant de la scène, tout en le mêlant, de telle sorte que l’on a parfois l’impression qu’il se voile, comme un jeu de cache-cache. Inspirée par ses origines, j’ai souhaité ainsi créer une ode à l’Orient.

Description du parfum
L’ouverture de poivre noir, d’élémi et de poivre rose pétillant positionne ce parfum comme création unisexe. La facette poudrée des racines d’iris apporte une texture veloutée à l’onctuosité du bois de santal, tandis que l’oliban lui confère un aspect mystique. Les muscs blancs moelleux offrent une sensation « peau contre peau » qui contribuent à créer une atmosphère intime. Le fond de nagarmotha et de vétiver adoucit le sillage.

Agnieszka Lukasik (Galilu) : « Aujourd’hui, ce sont les marques qui viennent à nous »

Créé en 2005 à Varsovie, Galilu propose une riche sélection d’une cinquantaine de marques de parfumerie de niche et de produits cosmétiques. Sa propriétaire Agnieszka Lukasik a répondu aux questions de Nez.

Pouvez-vous nous présenter la boutique ?

Nous sommes sur le marché polonais depuis plus de seize ans, puisque nous avons ouvert notre première boutique en 2005. Depuis, quatre autres l’ont rejoint, et nous avons également créé notre eshop. En ligne comme en boutiques, nous proposons une sélection subjective de parfums de niche et de cosmétiques.

Qu’est-ce qui fait la spécificité de votre boutique ? 

Le service offert aux clients, qui est authentique et pas seulement un outil marketing. Mais aussi la connaissance, l’expertise, la passion pour le parfum et l’amour des marques que nous vendons. Le tout dans des endroits magnifiques : voilà l’expérience Galilu !

Les consommateurs, plus habitués aux créations grand public, ont-ils certaines incompréhensions face à ce nouveau type de parfumerie ? 

Les obstacles sont précisément ce qui nous motive. Nous avons éduqué des milliers de nez au cours des dernières années : nous y allons doucement, sans jamais être offensifs, nous donnons du temps aux clients… C’est pour cela qu’ils reviennent toujours, et cela représente un merveilleux voyage pour nous tous.

Comment découvrez-vous les marques ? 

Cela a changé au fil des ans. Au début, pour dénicher de nouvelles marques, nous parcourions le monde, nous allions dans des salons comme Pitti Fragranze à Florence, Esxense à Milan… Aujourd’hui, ce sont plutôt les marques qui viennent à nous. Elles nous inondent d’échantillons et espèrent être les heureuses élues qui auront la chance de faire partie de notre portefeuille. 

Justement, comment sélectionnez-vous celles que vous vendez ? 

Nous choisissons ce que nous aimons vraiment et ce en quoi nous croyons. C’est une décision authentique basée sur nos goûts et nos préférences. Et je dois dire que nous avons plutôt un bon flair !

Comment définissez-vous les univers des marques que vous vendez ? Ont-elles quelque chose en commun ? 

Je dirais la qualité. Elles sont toutes différentes, mais toutes très spéciales à leur manière. Avec des histoires étonnantes, des concepts forts, des fondateurs passionnés. 

Quels types de parfums se vendent le mieux ?

Parmi nos best sellers, on compte notamment Santal 33 du Labo, Portrait of a Lady des Éditions de parfums Frédéric Malle, Bois impérial d’Essential parfums, Philosykos de Diptyque, Gypsy Water de Byredo, Molecule 01 d’Escentric Molecules ou Sel marin de Heeley. Plus généralement, Diptyque, Le Labo, Frédéric Malle et Byredo sont des marques qui fonctionnent très bien chez nous.

Conservez-vous certaines maisons, même si elles sont moins rentables ?

Bien sûr, nous proposons une variété de petites marques de niche que nous aimons et qui sont un facteur distinctif dans notre activité : c’est ce qui nous différencie des autres parfumeries.

  • Plus d’informations sur le site de Galilu : galilu.pl

DOSSIER « NICHE ET CONFIDENCES »

Murat Katran & Mert Guzel (Nishane) : « Istanbul constitue littéralement un pont entre les cultures »

Officiellement lancée à Esxence en 2015, disponible dans plus de 120 pays, la marque turque rend hommage aux racines, à l’art et à l’histoire de l’ancienne Constantinople, à mi-chemin entre les cultures occidentales et orientales. Entretien avec ses co-fondateurs.

Aucun de vous deux ne se destinait à travailler dans l’industrie du parfum. Quel parcours vous a conduit à créer Nishane ?

Murat Katran : Comme Mert, je suis né et j’ai grandi à Istanbul. J’ai été directeur des exportations dans la sidérurgie. Mais j’ai toujours cultivé une fibre artistique, notamment en jouant professionnellement au théâtre pendant treize ans. 
Mert Guzel : Diplômé en sociologie à l’Université de Galatasaray, j’ai lancé en tant qu’éditeur une collection de beaux livres sur les plus grands hôtels de Turquie. Nos carrières respectives nous ont conduits, Murat et moi, à nouer des contacts dans le secteur du luxe. Un jour est née l’idée de créer des parfums inspirés par Istanbul. En turc, Nishane se traduit par trace, signe ou symbole. Pour nous, ce symbole, c’est la ville elle-même. 

En quoi Istanbul vous inspire-t-elle ? 

Mert : Ici, les cultures occidentales et orientales se rejoignent pour former une harmonie unique. Il reste des traces de chacune d’entre elles et pour nous c’est une bénédiction. La musique, les œuvres d’art, la nature et même la manière dont s’expriment les quatre saisons rendent les lieux particuliers. Cela nous permet d’en tirer le meilleur parti. Nous n’avons pas été formés à la parfumerie dans le sens où nous ne formulons pas nous-mêmes en laboratoire. Notre rôle, c’est d’écrire une histoire. Celle-ci engendre des émotions qui nous inspirent un répertoire olfactif. Il n’y a rien de plus excitant que de parvenir à transmettre nos histoires dans un flacon de parfum.
Murat : Comme vous le savez, Istanbul représente depuis des siècles l’une des villes les plus mystérieuses de l’histoire humaine. Dès que vous commencez à découvrir ses facettes cachées, votre imagination galope ! Ces terres ont accueilli tant de civilisations et de religions différentes que nous ne pouvons que nous sentir inspirés jour après jour. Istanbul constitue littéralement un pont entre les cultures. Cette richesse bénéficie aux directeurs de création que nous sommes.

Quels sont les créations dont vous êtes le plus fiers ?

Mert : Nous sommes très fiers, entre autres, de notre trilogie inspirée par le théâtre d’ombre turc, un art mettant en scène des marionnettes traditionnelles. Chaque parfum représente un personnage emblématique. Hacivat évoque l’élégance, la bienveillance, le talent et l’amour de l’art. Ce chypre est censé aider la personne qui le porte à vivre ses plus grands rêves grâce à son sillage persistant et pétillant, avec ses notes stimulantes d’ananas et de bergamote évoluant vers un fond boisé. Zenne fait référence à la beauté, l’énergie, la confiance en soi et la séduction. Inspiré par un personnage féminin, Zenne vous transporte vers les mystères de jardins paradisiaques emplis de plaisirs et de romantisme, avec son mélange assumé de notes fruitées et florales sur un socle de vanille, d’ambre gris et de musc. Karagoz représente les plaisirs de la vie, la spontanéité et la sincérité. Son départ joyeux autour de l’ananas et de notes herbacées fait place à une forte personnalité avec un cœur opulent de néroli, de jasmin et de patchouli. Le vétiver, le bois d’agar et l’ambre donnant les derniers coups de pinceaux pour esquisser ce personnage enjoué.

Quelle marge de liberté laissez-vous aux parfumeurs qui créent pour vous ?

Murat : Avant de nous mettre d’accord sur la narration, nous essayons de lister les notes olfactives susceptibles de nous aider à mettre en avant les émotions ou l’état d’esprit que nous souhaitons proposer. Ensuite, nous recherchons le parfumeur que nous estimons capable de porter le projet. Nous pouvons alors commencer à cheminer avec lui. Nous sentons autant que possible pendant la phase de création, au point d’endosser à moitié le rôle de parfumeur.

Lorsque vous mettez au point un nouveau parfum, pensez-vous à une cible en particulier ?

Mert : Pour nous le plus crucial est de réussir la partie storytelling. Peu importe que ce nouveau parfum soit en phase ou pas avec le marché. En tant que marque, c’est le mode narratif qui nous préoccupe le plus. Nous sommes ravis que Nishane soit considérée comme l’une des maisons de niche les plus avant-gardistes. Notre objectif est de proposer à chaque fois quelque chose de nouveau. 

Quels marchés ciblez-vous en priorité ?

Murat : En un mot : le monde entier. Nos créations sont disponibles dans plus de cent-vingt pays à travers le monde.

En quoi est-ce important pour vous d’être présents à Esxence ? 

Mert : Nous avons noué des liens très forts avec ce salon, où nous avons lancé la marque en 2015 après cinq ans de genèse. Nishane a désormais acquis une renommée internationale. Nous ne recherchons pas particulièrement de nouveaux partenaires en participant à Esxence. Mais nous sommes très heureux en même temps de retrouver tous les acteurs qui ont multiplié les efforts pour nous permettre d’en arriver là, de leur présenter nos nouveautés et de fêter tous ensemble notre succès. 

  • Plus d’informations sur le site de Nishane : nishane.com/

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