Luca Maffei (Atelier Fragranze Milano) : « La parfumerie de niche me permet de prendre tous les risques »

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En 2011, aux côtés de son père, Luca Maffei fonde la société de composition Atelier Fragranze Milano (AFM). Avec le concours du parfumeur français Antoine Lie dans le rôle de consultant, la maison œuvre uniquement pour la niche. Rencontre.

Vous composez pour des marques aux cultures olfactives bien distinctes. Lorsque vous recevez un nouveau brief, comment vous mettez-vous au travail ?

Pour commencer, j’étudie l’histoire de l’entreprise qui m’a contacté. L’enquête se poursuit sous forme de jeu de rôle. J’essaie d’abord de penser comme mon interlocuteur. Quel message veut-il transmettre à son public ? Ensuite, je m’installe dans la peau du consommateur qui pourrait s’offrir cette nouvelle fragrance. J’imagine le parfum que j’aimerais porter dans cette marque. Cette étape est cruciale. Le parfumeur est un traducteur. Si le brief est très clair, tout va bien. Mais parfois, le client ne sait pas exactement ce qu’il veut. 

Dans ce cas, comment réagissez-vous ?

Il faut garder la tête froide et aborder le brief d’une autre manière. On peut demander au client de reformuler – c’est-à-dire d’employer d’autres mots. Ou encore lui faire sentir des matières premières et des accords et d’observer ses réactions. Ce challenge fait partie de la création du parfum. C’est l’aspect qui m’a poussé à devenir parfumeur, comme mon père. À ses côtés, j’ai eu la chance de vivre l’explosion commerciale de la fin des années 1990. Pour lui, le brief c’était comme un jeu consistant à rentrer dans la tête des directeurs marketing.

Le développement d’un parfum prend du temps. Pourtant, les marques ont souvent des impératifs de timing…

À l’école Givaudan de Grasse, l’ancienne directrice Françoise Marin m’avait indiqué trois qualités essentielles à cultiver pour réussir. D’abord, la curiosité, puis la créativité, toutes deux propices aux associations de matières premières. Enfin, la ténacité. « Sinon, mieux vaut changer de métier », affirmait-elle. À mes yeux, cette ténacité est primordiale lorsqu’il s’agit de respecter à la fois le délai dicté par un client et mon propre emploi du temps. Il est impensable de consacrer de trop longues séances de travail au même interlocuteur. Travailler de front sur plusieurs projets évite de saturer l’esprit : une fragrance boisée le matin, un parfum floral l’après-midi… C’est l’idéal pour rythmer la journée et garder du recul. Parfois, la première formule fait mouche. Ce fut le cas pour Garuda, de Jul & Mad. À l’inverse, pour L’Attesa de Masque Milano, un iris ambré, plus d’un an et demi de développement a été nécessaire. Je me souviens d’avoir modifié la formule des centaines de fois. Parfois, on aurait envie de dire « j’arrête là, vous vous êtes trompé de parfumeur ». Mais comme je suis un compétiteur, je trouve à chaque fois l’énergie pour gagner le projet.

Est-ce qu’on a forcément plus de liberté quand on travaille pour une marque de niche ? 

Pour vous répondre, il faudrait déjà que je puisse collaborer un jour avec une grande enseigne de couture pour comparer. Je ne désespère pas ! J’aimerais voir ce que cela donne de jouer dans un stade au lieu de se produire dans une salle de taille modeste. Pour autant, les maisons considérées comme confidentielles ne posent aucune limite à ma créativité. Elles me permettent de prendre tous les risques et d’imposer ma vision. Mes clients me mettent au défi de sortir des accords trop évidents. Ma responsabilité, c’est de trouver de nouvelles interprétations. Pour le choix des matières premières, j’ai toute latitude. Je me suis donné les moyens de réunir dans les mêmes locaux, au centre de Milan, la création, l’évaluation et la production. C’est un atout. Je me suis inspiré des grandes maisons de compositions que j’ai visitées pour créer des infrastructures similaires, à une échelle réduite et en centre-ville. J’ai la chance de ne pas être excentré, à l’écart du mouvement. C’est important de pouvoir ressentir le pouls de la cité juste sous mes fenêtres.

Chez Atelier Fragranze Milano, vous formez un tandem créatif avec le consultant Antoine Lie, qui vit à Paris. Comment définiriez-vous votre relation ? 

Nous partageons la même vision de la parfumerie. Pour nous, le créateur doit maintenir un contact direct avec le client, à chaque phase de l’élaboration d’un parfum. Antoine et moi communiquons tous les jours. Je séjourne une semaine à Paris, il passe la suivante à Milan. Nous échangeons nos points de vue sur 100% des projets, même si nous conservons chacun des développements de manière indépendante. Cela nous aide à rester créatifs. À son contact, je m’imprègne de l’expérience qu’il a acquise auprès de grandes maisons comme Armani, Guess ou Tom Ford. Et lui, à mon contact, apprend… l’italien !

Vous avez fait vos premiers pas en 2007. Qu’est-ce qui a changé dans le monde du parfum en quinze ans ? 

La parfumerie s’est ouverte au grand public en devenant un mouvement culturel. La niche a explosé. Mais la créativité s’est peut-être un peu fermée.

Avec le temps, quel regard portez-vous sur vos créations ? 

Je suis plus indulgent avec moi-même, je porte de plus en plus mes créations : je pense que c’est un signe. Cela n’a pas toujours été le cas. J’apprécie Le Loden de Jacques Fath, Ceci n’est pas un flacon bleu 1.5 chez Histoires de parfums et Garuda de Jul et Mad. Ce n’est pas si courant quand on met au point une formule en la sentant cinquante fois par jour pendant un mois, comme un chef obligé de goûter le même plat des semaines durant. C’est comme si j’étais devenu mon premier client. Imaginer des fragrances que je peux porter, voilà ma vision de la parfumerie.

Masque Milano, I Fiori del Male, Laboratorio Olfattivo, Nobile 1942… Vous créez majoritairement pour des maisons de niche italiennes. Est-ce que vous pensez qu’il existe un « style italien » dans la parfumerie ?

Je pense qu’il y a un goût pour tout ce qui vient de chez nous en général. Ce n’est pas si éloigné du style français. Si je devais le définir, je dirais que c’est la capacité à interpréter le bello, le beau, un héritage de la culture gréco-romaine et des racines européennes. Cela se traduit par une attention aux proportions, aux détails, à l’harmonie, à l’équilibre entre les matières premières, comme dans la mode, la cuisine et la peinture.

Pour le milanais de naissance que vous êtes, le salon Esxence a-t-il une saveur particulière ?

Milan, c’est ma ville. Elle représente mes racines, j’y ai établi mon bureau… C’est toujours un sentiment assez exaltant de la voir devenir pour quelques jours the place to be, la vitrine la plus importante de la parfumerie où font escale tous les acteurs mondiaux de la niche, clients, amis et concurrents.

Est-ce que vous avez un souvenir particulièrement fort, sur Esxence ? 

Il y en a plusieurs. D’abord, en 2013, le parfumeur Maurizio Cerizza m’a poussé à me présenter au concours du salon, The Scent of Excellence, réservé aux créateurs de moins de trente ans, avec Iris Magnifica qui a fait partie des cinq finalistes. J’ai été très ému également, deux ans plus tard, lorsque Jul et Mad ont présenté la collection que nous avions composée pour eux. Cette dynamique a permis au parfum Néa d’être récompensé en 2016 à Los Angeles par un Art and Olfaction Award dans la catégorie maison indépendante.

DOSSIER « NICHE ET CONFIDENCES »

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