L’odeur de la sueur au creux de l’aisselle et le concept de l’intime selon François Jullien

L’été est là, abondant de stimuli. Le temps et les corps s’étirent tandis que le mercure monte. La peau dénudée appelle le toucher et le nez, une nouvelle intimité. La chaleur exalte nos sens et accroît un phénomène bien naturel, la transpiration. Elle nous invite à évoquer une petite philosophie de l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle, prétexte à aborder le concept de l’intime du philosophe François Jullien.

Échauffés, nos corps en quête de régulation thermique transpirent. Pour que sang et cellules retrouvent une température idéale autour des 37°C, des capteurs de notre cerveau envoient un message aux glandes sudoripares qui produisent la transpiration. Sous forme liquide ou de vapeur imperceptible, celle-ci rafraîchit en s’évaporant. Comme l’argent, elle n’a pas d’odeur, en tout cas lorsqu’on parle de celle du visage, de la paume des mains ou de la plante des pieds. Composée à 99% d’eau et d’électrolytes – minéraux transporteurs de charges électriques comme le potassium, le calcium, le chlorure… – et de substances organiques comme l’urée et l’acide lactique (qui ralentit la reproduction des bactéries responsables des mauvaises odeurs), la sueur issue des glandes sudoripares eccrines, contrôlée dès la naissance par le système nerveux sympathique, est ainsi inodore malgré son petit goût salé. En revanche, la sueur des aisselles et des régions génitales, activée à la puberté, sécrétée par les glandes sudoripares apocrines et soumise aux hormones, est odorante voire malodorante. Plus épaisse, laiteuse, riche en corps et acides gras, elle n’a pas pour but de thermoréguler mais de caractériser olfactivement une personne. Amatrices des substances (ammoniaque, sébum, protéines, acides gras) qu’elle contient, les bactéries cutanées entrant en contact avec la sueur apocrine détruisent certains de ses composés et produisent ainsi la fameuse odeur de transpiration. On devrait alors parler des odeurs tant elles diffèrent selon les causes de sudation (stress, maladie, activités physiques…), les influences internes (alimentation, hormones… ) ou externes (hygiène, textiles en contact…). 

C’est sur celle-ci, située en zone parfois interdite, l’aisselle, et qui peut rendre fou d’amour égaré ou de dégoût écoeuré que nous nous attarderons ici pour aborder le concept de l’intime. Une sueur générée par un usage du corps en tranquillité, comme en vacances, sans stress ni effort outrancier, humée en fin de journée, juste avant d’effacer et de rendre à nouveau blanche cette page odorante. 

Par-delà la critique de l’exhalaison pure – ça pue, ça ne pue pas – l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle peut être un refuge, une entrée dans l’alter et le nous commun. Un gîte à la mesure du nez qui aime y prendre logis comme au plus près du foyer de l’âme. Pourtant, sur La Carte du Tendre[1] Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les … Continue reading, l’aisselle ne figure pas, pas même au-delà de la Mer dangereuse et des Terres inconnues. Les Précieuses omirent ce territoire de l’intime. Et pour cause, les chemins (Estime, Reconnaissance…), les villages étapes (Billet- galant, Jolis-vers…) mènent à l’amour et non à l’intime. Plonger dans ce pli secret, qui en révèle tant, est « une levée des clôtures qui nous retiennent dans nos privacy[2]Le terme anglais privacy comprend les notions de sphère privée et d’intimité physique que ne rend pas le français. »[3]François Jullien, in conférence du 23 janvier 2018 pour Actisce, Patronage Laïque Jules Vallès, pour accéder à une forme de quintessence de l’autre, à l’intime –  de intimus : « le plus en dedans ». 

La Carte du Tendre, Paris, 1856. Source : BNF

Ainsi, se laisser humer ou sentir la sueur de l’autre serait un accès direct à l’intime tel que le définit le philosophe François Jullien. C’est, explique-t-il, dans la capacité d’« être auprès de » que se déploie l’intime. Pour cela, dit-il, il faut oser, se risquer. Il ne s’agit plus de se méfier mais de se confier. Il ne s’agit plus d’avoir des visées sur l’autre mais de le retirer des rapports de force. Il ne s’agit plus de conquérir, de dire, mais de babiller des paroles qui ne cherchent pas à communiquer. Car c’est entre les silences, dans les riens qui se disent que passe la tension intime. « L’amour fait de l’autre un objet : je t’aime […]; l’intime fait de l’autre un attribut » : je suis avec toi.

L’intime, développe le philosophe, nous sort des impasses de l’amour et de la dialectique du désir : déception de l’amour satisfait, retombée de la jouissance dans la solitude, menace de la détestation, désir assouvi devenant dégoût. L’intime, lui, ne s’use pas. Une fois déployé, il est là, résultatif, discret, sans besoin de se dire contrairement « au brillant, bruyant, théâtral amour déclaratif […] L’intime est ce qui de l’amour ne fait pas mal ». Il nous sort de l’embrasement et du refroidissement de l’amour. « L’intime échappe à la catégorie de l’être, il appartient à la catégorie de l’entre », car défaisant les dualismes, il rétablit les jonctions entre sensuel, sexuel et spirituel, physique et métaphysique. L’intime fait basculer une relation de sensualité vers son déploiement infini que seul menace le retour à l’indifférence. La solution proposée par François Jullien est alors ce qu’il nomme l’extime : « rouvrir du dehors, remettre de l’extérieur dans l’intime », prendre le large pour que la relation n’étouffe et ne s’asphyxie, et pour replacer l’autre dans une projection de désir. 

La pensée de François Jullien nous permet ainsi de mieux saisir notre sujet olfactif et la conceptualisation d’un geste instinctif qui est celui d’aimer fourrer son nez dans les recoins de l’autre. Loin d’être animal ou bestial, comme longtemps la philosophie et la psychanalyse ont réduit l’odorat[4]Voir l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, voilà l’acte rationalisé, le sens humanisé voire sacralisé. Par ailleurs, la motivation du philosophe pour ce sujet réside en ce que l’intime est l’une des notions les plus difficiles à saisir en philosophie car, selon lui, résistante aux concepts, tout comme les odeurs résistent à leurs dénominations objectives. 

Tentons alors de nommer le plus beau des effluves de sueurs, celui au creux de l’aisselle, creuset de nos assoupissements, de nos sécures abandons, de nos souffles chauds. Pour ce faire, nous pouvons les distinguer subjectivement en trois familles : 

La sueur « pipi de chat » : acide, aigüe, aigrelette. En parfumerie, on pourrait employer des notes vertes : aldéhyde phényl acétique, galbanum ; des notes acidulées et fruitées : absolue de bourgeon de cassis[5]Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu … Continue reading, Floropal (dont les notes rhubarbe, pamplemousse sentent notamment la sueur chauffée par la semelle du fer à repasser…), Cassifix, Dewberry PMF (dont la note fruitée rappelle la sueur imprégnée dans un t-shirt propre) ; et des notes fusantes d’Ambermax au boisé terreux, métallique, musqué, ambre gris, noix de muscade.

La sueur « soupe d’hiver » : oignon, ail, ciboulette, poireau… toute la famille des allium pourrait y passer pour la décrire. Elle sent la cour des collèges et lycées à onze heures du matin, prise dans le froid hivernal ; on ne sait plus très bien qui de l’aisselle de la cantinière ou de la soupe de poireau imprègne l’autre. En parfumerie, pour la reproduire, on pourrait utiliser notamment les SymTrap[6]Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire. d’ail et d’oignon l’huile essentielle de livèche, par association olfactive au bouillon de légumes ; le dimethyl sulfide, molécule soufrée, qui concentré à haute dose sent l’oignon, le chou-fleur, le poireau, le jus des pousses de bambou en conserve mais qui, extrêmement dilué, sent le litchi et souligne à merveille la construction d’une note rosée. 

La sueur « épicée » : la plus belle, chaude, sèche, sécurisante : cumin, fenugrec, immortelle, curry, poivre de Sichuan, Aldron[7]Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…… Elle nous ramène dans les dunes de sable, elle porte les embruns salés venant de la mer, d’infimes relents de goudron évoquant à la fois le vétiver et le mésocarpe du pamplemousse.

Ainsi les odeurs de sueur sont à elles seules un voyage dans l’alter, avec une multiplicité de paysages eux-mêmes riches de souvenirs, de parfums. Alors, hiver comme été, intimons à nos nez de s’extimer pour mieux revenir auprès des odeurs qui font nos intimités : la peau d’un être aimé, le foulard d’un grand-père, l’oreiller de l’ami malade… et sentir auprès de l’autre l’infini de nos humanités. 

  • Pour aller plus loin : De l’intime – Loin du bruyant amour, François Jullien, ed. Grasset, 2013

Visuel principal : Hope Gangloff, Clothes Swap / Brooklyn, 2008. Source : https://arthur.io/

Notes

Notes
1  Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les différentes étapes de la vie amoureuse selon les Précieuses de l’époque.
2 Le terme anglais privacy comprend les notions de sphère privée et d’intimité physique que ne rend pas le français.
3 François Jullien, in conférence du 23 janvier 2018 pour Actisce, Patronage Laïque Jules Vallès
4 Voir l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF
5 Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu de bois de buis. Pour en savoir plus sur le bourgeon de cassis, voir l’ouvrage Le Bourgeon de cassis en parfumerie, Nez + LMR cahiers des naturels.
6 Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire.
7 Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…

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