Odeuropa

Odeuropa, le patrimoine olfactif de l’Europe

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Vous êtes-vous déjà demandé ce que vous auriez pu sentir dans les rues de Londres lorsque Shakespeare y présentait ses pièces ou sur les canaux d’Amsterdam à son âge d’or ? Quels parfums vous auriez pu humer au XVIIIe siècle dans la salle encore rutilante de la Fenice de Venise ? Ou encore quels relents pouvaient bien courir sur les boulevards de Paris fraîchement tracés par le Baron Haussmann ? Le projet Odeuropa s’attèlera dès cette année à l’immense tâche de constituer la première archive olfactive de l’Europe.

Quelles sont les senteurs clés et les pratiques olfactives qui ont façonné nos cultures européennes ? Comment peut-on préserver cet héritage olfactif et quel est l’intérêt d’une telle entreprise de conservation ? Ces questions sont au cœur d’Odeuropa, un projet pluridisciplinaire et transnational développé par une équipe d’historiens, de linguistes, d’historiens de l’art, de parfumeurs, de chimistes et de spécialistes en intelligence artificielle. Originaires des Pays-Bas, d’Allemagne, d’Italie, de France, de Slovénie et du Royaume-Uni, ces chercheurs travaillent ensemble à l’élaboration d’une base de données répertoriant les odeurs et parfums que l’on aurait pu sentir en Europe entre le XVIe et le début du XXe siècle. Seront précisées leurs sources ou lieux d’occurrences, leurs propriétés ainsi que les significations que ces senteurs ont charriées à travers les âges. Car, de même que les odeurs ont une certaine valeur dans notre histoire personnelle – Proust, es-tu là ? –, elles ont une importance dans notre histoire collective et notre identité culturelle. Elles constituent, selon les chercheurs d’Odeuropa, un véritable patrimoine olfactif digne d’être préservé et valorisé.1S’il existe depuis 2003 une catégorie « patrimoine culturel immatériel » à l’Unesco –  au sein de laquelle ont d’ailleurs été inscrite en 2018 les savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse –, le patrimoine olfactif ne peut en relever, ne serait-ce que parce que, malgré son invisibilité, une odeur est bel et bien matérielle.

Alors que l’épidémie de Covid-19 a causé une vague sans précédent d’anosmie provoquant une prise de conscience de l’importance de ce sens négligé qu’est l’odorat dans l’être-au-monde, le projet Odeuropa, qui aurait certainement paru farfelu il y a une vingtaine d’années, s’inscrit au sein d’un mouvement croissant de revalorisation de ce sens et de mise en avant de ce qu’on peut appeler la culture olfactive. Pour Marieke van Erp, experte en technologie linguistique et sémantique, et manager du projet, il s’agit de révéler la possibilité d’un usage critique de ce sens longtemps dénigré. Preuve de l’intérêt grandissant pour tout ce qui retourne de l’olfaction, le consortium a d’ores et déjà reçu une bourse de 2,8 millions d’euros de la part de l’Union Européenne, pour trois ans de recherche. 

L’intelligence artificielle au travail 

La première étape du projet consistera à programmer une intelligence artificielle capable d’identifier toute mention d’odeurs au sein de centaines de milliers de textes et d’images numérisées. Ainsi, il sera possible de traiter rapidement un très grand volume de données et de répertorier les senteurs et expériences olfactives en tous genres mentionnées au sein d’ouvrages et documents historiques, scientifiques ou littéraires – traités d’urbanisme, de botanique, de pharmacie ou de médecine, articles de presse, compte-rendus historiques, registres de commerce, textes religieux, recettes et formules, autobiographies, romans et poésies, etc –, et ce, dans sept langues (latin, anglais, italien, allemand, français, néerlandais et slovène). Des outils d’intelligence artificielle devraient également être capable d’identifier les éléments potentiellement aromatiques représentés dans les œuvres visuelles.

Pour former l’intelligence artificielle (IA) les chercheurs procéderont à des « marquages types » dans les textes afin de nourrir l’algorithme d’apprentissage automatique. Ainsi, il apprendra par exemple qu’en français une odeur, selon qu’elle est considérée comme bonne ou mauvaise, peut aussi être désignée par les termes « parfum », « senteur », « fragrance », « arôme », « effluve », « bouffée », « fumet », « émanation », « exhalaison », « puanteur », « relent », « remugle », etc. Il apprendra de même les adjectifs qualifiant un parfum ou une chose odorante, les verbes indiquant la diffusion d’une odeur, ceux liés à l’acte de sentir. Mais l’algorithme fonctionnera aussi à partir d’expressions types telles que « cela sentait X », « un parfum de Y», « une bouffée de Z », «  renifler un relent », « fleurer bon », etc.  D’après les premiers essais, c’est d’ailleurs cette technique d’apprentissage qui donne les meilleurs résultats. L’intelligence artificielle sera ainsi en mesure de rechercher des passages pouvant faire référence à une odeur, quel qu’en soit le contexte ou la formulation spécifique. 

Pour reconnaître les éléments odoriférants au sein de représentations visuelles, le processus sera en partie similaire. L’algorithme recevra un ensemble d’images dans lesquelles auront été indiqués les objets odorants – une fleur, un fruit, un animal, une fumée – et précisé le type d’objet dont il s’agit – un lys ou une rose, une poire ou un ananas, un cheval ou un chat, un incendie ou un encensoir, etc. En outre, l’intelligence artificielle devra aussi être capable d’identifier les nez « en action », c’est-à-dire ceux visiblement en train de humer ou renifler quelque chose. Une subtile nuance qui pourrait révéler beaucoup quant aux intérêts, goûts et dégoûts olfactifs de chaque époque.

Les cinq sens, de Louis-Léopold Boilly @Wellcom Collection

Redécouvrir l’histoire par le nez 

Une fois cette phase d’identification terminée, les odeurs seront classées et débuteront les recherches concernant le contexte, c’est-à-dire les spécificités temporelles, géographiques et culturelles de ces odeurs. Bien sûr, toutes les odeurs n’intéressent pas les chercheurs. Celles qui entreront dans la base de données Odeuropa seront celles qui s’avèrent avoir une signification culturelle ou historique majeure. 

Il pourra s’agir, par exemple, du parfum du mélange aromatique utilisé par les médecins de la peste pour se protéger de la maladie, ou bien des effluves charbonneux qui envahirent l’Europe au moment de la révolution industrielle, ou encore de l’arôme de mets prisés à différentes époques. Peut-être découvrira-t-on ce que sentaient les sels que l’on voit brandir dans les films pour revigorer une dame évanouie, ou peut-être saurons-nous bientôt ce que sentaient les différents types de tabac qui furent consommés partout en Europe. Pour William Tullett, historien anglais membre du consortium, le tabac est en effet une odeur particulièrement significative au sein de l’histoire européenne car elle est intrinsèquement liée à l’histoire du commerce, de la colonisation, mais aussi de la santé et de la sociabilité. 

Le projet pourrait également révéler des odeurs plus ponctuelles, liées notamment à des événements historiques majeurs. Les guerres, notamment, entraînent une forme de « surcharge sensorielle », comme l’écrivait en 2014 l’historien Mark M. Smith dans son ouvrage au sujet des odeurs de la guerre civile américaine, The Smell of Battle, the Taste of Siege : A Sensory History of the Civil War. Dans le cadre d’Odeuropa, la possibilité de recréer les effluves de la bataille de Waterloo ainsi été mentionnée. Le parfum des chevaux, de la poudre à canon, de la terre mouillée, de la sueur et du sang, mais aussi, pourquoi pas, de l’eau de Cologne si prisée de Napoléon Ier.2 Quelques parfumeurs – notamment au sein de l’Osmothèque de Versailles – ont déjà cherché à recréer le parfum de personnages historiques tels que Cléopâtre, Marie-Antoinette ou Napoléon. Une première reconstitution, à l’initiative de l’historienne de l’art néerlandaise Caro Verbeek, est déjà présentée au Rijksmuseum d’Amsterdam en écho à la représentation de la bataille par le peintre Jan Willem Pieneman.

Outre la création de la base de données numériques, il est d’ailleurs prévu, à terme, qu’une douzaine des odeurs identifiées et classées par les chercheurs d’Odeuropa soient reconstituées grâce au travail de chimistes et de parfumeurs. Ces reconstitutions – réalisées grâce à d’anciennes formules, par exemple, ou bien grâce à la technique du headspace qui permet d’identifier les molécules odorantes s’échappant d’un échantillon – seront ensuite présentées au sein de plusieurs musées et sites historiques européens. Elles constitueront des voies d’entrée sensorielles dans l’histoire, permettant au public de se reconnecter physiquement au passé et d’en faire, littéralement, l’expérience. 

Certains musées historiques ont d’ailleurs déjà compris le potentiel des odeurs dans l’engagement des visiteurs. Le premier à s’être appuyé sur l’odorat pour créer un effet de réel est le Jorvik Viking-Centre à York en Angleterre, suivi du Lofotr Vikingmuseum en Norvège, qui ont depuis bien longtemps intégré des odeurs typiques à leurs reconstitutions des lieux de vie vikings. Plusieurs expositions françaises ces dernières années ont également cherché à raviver des odeurs disparues, comme « Osiris, mystère engloutis d’Egypte » à l’Institut du Monde Arabe en 2016 dans laquelle on pouvait humer l’agapanthe, le roseau doux et l’encens, ou encore l’exposition « Parfums de Chine, la culture de l’encens au temps des empereurs » au musée Cernushi en 2018 pour laquelle avaient été reproduites plusieurs recettes traditionnelles d’encens chinois. Le projet Odeuropa encouragera le développement de ces pratiques muséales sensorielles dans lesquelles les odeurs ne sont pas de simples accessoires mais de véritables machines à remonter le temps, des portes d’entrée vers le passé de nos cultures européennes. En effet,  l’important n’est pas seulement de faire l’expérience des odeurs du passé, mais de comprendre la manière dont celles-ci étaient perçues et interprétées – voire l’usage qui en était fait lorsqu’il s’agit de compositions parfumées. Car, comme le révélait l’historien du sensible Alain Corbin en 1982 dans son ouvrage pionnier Le Miasme et la Jonquille, les paysages olfactifs ont changé au cours de l’histoire en même temps qu’évoluaient les sensibilités – les manières de sentir.

Entre l’art et la science 

Si l’ampleur du projet porté par Odeuropa est inédite, celui-ci n’est néanmoins pas sans précédents, et la notion de patrimoine olfactif tend à être embrassée de diverses manières depuis quelques années. En 2001 au Japon, le ministère de l’environnement avait par exemple classé 100 paysages olfactifs, c’est-à-dire des sites naturels, historiques ou culturels dont l’odeur, caractéristique, est digne d’être non seulement appréciée mais aussi préservée. En 2016, l’exposition « Scent and the City » à Istanbul, organisée par le Koç University’s Research Center for Anatolian Civilization, s’étaient également penchée sur les odeurs ayant eu une importance particulière en Anatolie depuis l’époque des Hittites.3Par ailleurs, plusieurs archéologues se sont déjà penchés sur la reconstitution de parfums antiques. On songe également à quelques projets de recherche comme Smell of Heritage de l’espagnole Cecilia Bembibre qui, pour sa thèse, s’est intéressée à la préservation de l’odeur des livres anciens, ainsi qu’à celui de Caro Verbeek, In Search of Scents Lost, qui propose de redécouvrir les odeurs présentes dans l’art des avant-gardes européennes entre 1913 et 1959.4Les deux chercheuses, toutes deux spécialisées dans la redécouverte et la préservation des odeurs de l’art et des cultures du passé, sont désormais membres du projet Odeuropa.

Caro Verbeek (Source : odeuropa.eu)

Quelques artistes s’étaient également déjà attelés à la tâche de préserver ou de faire revivre des effluves du passé, comme autant de fantômes d’êtres (Jana Sterbak, Transpiration : Portrait olfactif, 1995), de plantes (Sissel Tolaas, Resurrecting the Sublime, 2018) ou de lieux (Carlos Ramirez-Pantanella, Madrid MDCXXXV, 2016). L’artiste et architecte espagnol Jorge Otero-Pailos, enseigne par ailleurs depuis plusieurs années à l’université de Columbia un cours de conservation expérimentale dont l’objectif est la préservation des parfums qui signent l’identité de certains lieux patrimoniaux. 

Pour entretenir un lien avec certaines de ces pratiques artistiques qui mettent l’odorat à l’honneur, le logo d’Odeuropa – un « O » et un « e » l’un dans l’autre comme deux ronds de fumée – a d’ailleurs été créé par l’artiste Kate McLean, connue pour son travail de cartographie olfactive, tandis qu’un logo olfactif a été conçu par l’artiste Frank Bloem. Pour créer cette signature odorante, ce dernier a repris chaque lettre du nom Odeuropa et l’a couplée avec une senteur ayant une importance particulière dans l’histoire européenne : Ozone, Davana, Eugénol, Undecavertol, Romarin, Oliban, Paracrésol et Ambrocenide. Des noms qui ne disent peut-être pas grand chose aux néophytes et qu’il faudra découvrir, comme les odeurs débusquées par les chercheurs d’Odeuropa, lorsque les musées auront rouvert leurs portes aux nez curieux.

Logo olfactif d’Odeuropa

Image principale : Nature morte au fromage, de Floris Claesz. van Dijck, vers 1615. @Rijksmuseum – Source : odeuropa.eu

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