Femmes et odorat : un parcours semé d’embûches

Si le regard masculin continue de modeler le corps des femmes, on parle plus rarement du nez, qui a pourtant lui aussi permis d’établir nombre d’injonctions patriarcales aujourd’hui encore bien présentes. Pour mieux les comprendre et ouvrir le débat, nous vous proposons à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes ce mercredi 8 mars la première page d’un dossier sur les liens entre féminité et olfaction, mêlant approche sociologique, démarches artistiques féministes et place des femmes dans l’industrie.

Comme le rappelait l’historienne Érika Wicky dans un entretien que nous avions réalisé l’année dernière, les discours religieux caractérisent moralement l’odeur des femmes – les prostituées puent (comme l’atteste le terme de putain, qui trouve sa racine dans ce verbe), signe de leur vie dépravée. Les médecins s’occupent quant à eux de régir les effluves que doit exhaler une jeune fille, décrits à de nombreuses reprises dans les traités du XIXe siècle – là où les jeunes garçons n’ont pas l’honneur de ces précisions.
Puis c’est au tour du marketing de s’emparer de l’affaire, pour vendre aux intéressées de quoi désodoriser un vagin qui ne serait olfactivement pas net, au cas où il resterait encore quelques deniers dans leurs portefeuilles vidés par le prix des « protections hygiéniques » (bien souvent… parfumées !). Dans une série dessinée publiée sur Positivr[1]Voir https://positivr.fr/klaire-fait-grr-lachez-nous-la-chatte/, Klaire fait Grr souligne que cette terminologie est en soi problématique, car elle laisse penser que les règles auraient un lien avec une quelconque question d’hygiène. L’illustratrice rappelle que le vagin est auto-nettoyant, contrairement à ce que laissent penser nombre de publicités, de produits, mais aussi de pratiques.

Car en dehors de la tendance du vabbing popularisée par Tiktok – et qui consiste à se parfumer avec ses sécrétions intimes dans le but de séduire, évidemment la seule raison d’être de la femme – ou encore la bougie et le parfum lancés par Gwyneth Paltrow qui promet de sentir comme son vagin (qui embaumerait donc la rose, le cèdre et la bergamote),[2]Voir https://www.huffingtonpost.fr/people/article/gwyneth-paltrow-s-explique-enfin-sur-sa-bougie-senteur-vagin_158472.html les initiatives en matière de nettoyage vaginal fusent. Après l’application de talc – suspecté d’avoir provoqués des cancers ovairiens –, c’est la fumigation par le bas qui est désormais en vogue[3]https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/29934-Vapeur-vaginale-experts-mettent-garde-nouvelle-tendance, ou encore les récents gummies de la marque Lemme, pour que notre vagin puisse enfin sentir l’ananas – le rêve d’une vie.[4]Voir https://www.santemagazine.fr/actualites/actualites-sante/gummies-pour-un-vagin-qui-sent-bon-un-grand-non-pour-les-gynecologues-964690
Le marketing l’a bien compris : les femmes se soucient bien plus de leurs odeurs intimes que les hommes. Ainsi, selon une enquête menée par OnePoll, lorsqu’on leur parle d’hygiène, la majorité des femmes pensent immédiatement « au lavage de leurs « zones intimes » et à leur routine de soins de la peau », tandis que les hommes, bien moins invités socialement à se préoccuper de l’odeur de leur sexe, songent plutôt à leurs ongles et au rasage, comme le rappelle le site pourquoidocteur[5] Voir https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/41001-Quelles-differences-hommes-femmes-matiere-d-hygiene
Prolongement tout naturel de l’impureté si célèbre de la femme indisposée, le tabou des odeurs vaginales a évidemment contribué à creuser l’obscurentisme sagement entretenu autour de l’appareil génital féminin.
En proposant une classification des différentes senteurs intimes et en offrant la possibilité d’en faire le suivi dans un carnet d’auto-olfaction, l’objectif du projet « olfacto gynéco » de Jeanne et Elia Chiche est de briser ce cercle afin que les odeurs de la vulve ne soient plus sujet de gêne ni de stigmatisation, mais l’occasion d’un rapport à soi apaisé et d’un suivi autonome.
Les femmes pourront ainsi utiliser leur nez pour gagner en autonomie, fait rare dans la frise historique de notre existence humaine. Jugées trop sensibles à cause de leurs nerfs prétendument plus fragiles, elles ont en effet à de nombreuses reprises été éloignées de certains emplois et pratiques culturelles. Certes, l’accès à la pratique artistique était surtout drastiquement limité par l’interdiction ou le refus de femmes dans les écoles d’art et leur difficile accès aux ressources nécessaires, comme le rappelle l’ouvrage dessiné Une place: Peintresses, sculptrices, artistes : réflexions sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art d’Eva Kirilof. Et l’on n’oubliera pas qu’elles n’ont pas non plus eu « un lieu à soi », pour citer Virginia Woolf : « Les femmes n’ont jamais une demi-heure dont elles puissent dire qu’elle leur appartienne. »[6]Virginia Woolf, A Room of One’s Own, 1929
Mais lorsqu’elles arrivaient finalement à créer, elles ne pouvaient le faire avec n’importe quels outils, en raison – leur disait-on du moins – des odeurs plus puissantes de certains matériaux : « On déconseillait aux femmes artistes d’utiliser la peinture à l’huile, les privant par là d’un médium pérenne, puisque le pastel recommandé à la place a une durée de vie bien moindre », note ainsi Érika Wicky dans l’article cité plus haut. Mais on ne les empêchait pas de faire les métiers de blanchisseuse ou infirmière, ô combien plus agressifs au nez : imposer aux hommes ces tâches quasi-domestiques, vous n’y songez pas !

Si l’on nous dit, donc, que les femmes n’ont longtemps pas pu accéder au métier de parfumeuse, cela ne nous étonnera guère. Cueilleuses, oui, et en grand nombre – mais derrière un orgue à parfums ? Impossible, elles risqueraient de faire une crise d’hystérie… Sauf s’il s’agit, bien sûr, d’asseoir un peu plus la notoriété de son cher mari en travaillant dans son ombre, comme Marie-Thérèse de Laire a si bien su le faire. Le cas de Germaine Cellier, parfumeuse ayant commencé à exercer dans les années 1940, résonne dans un couloir vide, isolé parmi les figures masculines si présentes.
Bref, l’histoire des femmes et de leur nez n’est pas finie. Pour mieux la comprendre, pour rendre à celles-ci un peu de leur place, nous vous proposons un dossier qui conjugue approche sociologique, démarches artistiques féministes et place des femmes dans l’industrie.

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Visuel principal : Julia Margeret Cameron, Four young women holding flowers, 1868. Source : Wikipedia commo

Smell Talks : Anne-Cécile Pouant et Isabelle Chazot – L’Osmothèque, pionnière dans la préservation du patrimoine olfactif

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque. En collaboration avec celle-ci, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

En préambule aux conférences enregistrées lors de ce colloque sur le thème « Mémoire et parfum », Anne-Cécile Pouant, directrice déléguée de l’Osmothèque et Isabelle Chazot, responsable des relations avec les chercheurs et présidente du comité scientifique, nous ont reçus dans leurs locaux, sur le campus de l’Isipca à Versailles. Elles nous expliquent la mission de ce conservatoire international des parfums, pionnier dans la préservation du patrimoine olfactif.

Smell Talks Osmothèque : Sophie-Valentine Borloz – Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Sophie-Valentine Borloz, docteure en littérature française, chercheuse à l’Université de Lausanne et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Sa conférence ayant pour titre « Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux » nous parle de l’art de fixer le souvenir olfactif.

Le concert olfactif 3.0 par Firmenich

Le 25 janvier, dans le cadre du salon Art Genève, la maison de composition transalpine a proposé avec l’Orchestre de la Suisse Romande une « expérience tridimensionnelle » associant musique, images et odeurs. Nez s’est glissé au premier rang.

« Des concerts olfactifs, il y en a déjà eu, avec des mouillettes imprégnées ou des ventilateurs dispersant du parfum. Mais un concert comme celui-là, avec un collier électronique par spectateur et une alternance de seize fragrances, c’est une première mondiale ! » Monica Sanchez Pozzo, directrice des évaluations parfum chez Firmenich, a du mal à cacher son enthousiasme. Cet événement, elle y travaille depuis trois ans. Et ce mercredi 25 janvier, dans les vastes locaux de Palexpo, en périphérie de Genève, la « symphonie des sens » qu’elle a imaginée avec le parfumeur Loïc Bisceglie et le chef de l’Orchestre de la Suisse Romande Philippe Béran, « ouvre » officiellement la journée presse de la foire d’art contemporain Art Genève. Il est 11 h 50. Dans dix minutes, le carton d’invitation le promet, cinquante privilégiés vont pouvoir « écouter des fragrances, voir des sons et sentir des images ». 

Huit musiciens interpréteront un enchaînement de pièces musicales (Beethoven, Debussy, Mastrangelo, Reich…) illustrant en quatorze tableaux les moments-clés d’une journée tandis que des œuvres créées pour l’occasion par l’artiste contemporain Pascal Matthey, en écho aux thèmes choisis, seront projetées en arrière-plan. Mais avant de s’installer, il faut se munir d’un collier électronique à placer autour du cou. L’appareil, en forme de fer à cheval et à bords plats percés de petits trous, apportera à l’événement sa dimension olfactive. À l’intérieur, un ventilateur pulse de l’air à travers des capsules parfumées. Une technologie développée par la start-up chinoise Scentrealm. Son fondateur, Jim Huang, prend place parmi les invités, sans quitter du regard les deux techniciens assis derrière leurs ordinateurs. Leur rôle : commander à distance la diffusion des fragrances, en veillant à ce qu’elles soient bien synchronisées avec la musique et les œuvres projetées.

L’objet mystère, un collier diffuseur développé par la start-up Scentrealm.
Visuel © Baptiste Janin

Café, sushis et piscine

« Nous allons d’abord vérifier que vos colliers fonctionnent », prévient le chef d’orchestre. Un coup d’œil aux deux techniciens, un autre sur les participants… Qui sourient les uns après les autres. Une agréable odeur de café titille leurs narines. À une exception près – une main s’agite dans le fond de la salle – le test s’avère concluant. Une fois le collier récalcitrant remplacé, la séance peut commencer. Elle va durer une demi-heure.

Sans surprise, sur un air guilleret, la journée débute par… un petit-déjeuner. Un réconfortant fumet de confiture de fraise succède à celui du café. Le ballet des sens se poursuit : une douche (aux accents marins), un trajet dans la rue au cours duquel on perçoit l’effluve lourde du goudron puis des notes d’agrumes inattendues (doit-on reconnaître un fruit, un parfum ?), l’arrivée au bureau avec un bouquet mêlant papier et encre, une parenthèse chlorée à la piscine… On se surprend à sourire. À frissonner, parfois. La dimension olfactive renforce l’impression d’immersion, voire d’intimité. Le programme ne connaît aucun temps mort, si ce n’est un tempo plus apaisé lors du repas du midi au son de Déjeuner en paix du compatriote Stephan Eicher (devant un plateau de sushi représenté par les notes pyrazinées du riz) et, après le travail, la gentiane et les baies caractérisant l’odeur d’un gin tonic. Les mêmes agrumes que le matin réapparaissent lors d’une sortie à l’opéra et la journée s’achève, enfin, par le parfum aldéhydé des draps propres et frais. 

L’odeur de la confiture de fraise…
Visuel Guillaume Tesson

Lumières. Applaudissement. Le public a apprécié. Loïc Bisceglie, parfumeur depuis 5 ans chez Firmenich, semble également  satisfait. C’est lui qui a mis au point les fragrances, dont cette confiture de fraise « gourmande et juteuse qu’on a l’impression de manger, mise au point à partir de la molécule captive fraise FirGood ».On ne peut s’empêcher de lui demander : et cette odeur d’agrumes ? « C’est la touche romantique, la seule qui ne soit pas figurative », reconnaît-il. « Ce parfum que vous avez senti deux fois, c’est celui d’une femme croisée dans la rue, le matin, puis retrouvée de manière inattendue le soir lors d’une représentation à l’opéra ».

Monica Sanchez Pozzo reconnaît qu’il a fallu dépasser les premiers tests techniques du collier, peu concluants, pour l’améliorer et arriver au résultat actuel. Notre verdict : l’appareil apporte un relief supplémentaire à l’expérience. Les odeurs, fidèles à la réalité, s’enchaînent avec fluidité et sans rémanence. Elles ne se télescopent pas. Et sur une telle durée, une demi-heure, notre nez ne sature pas. Au contraire, il aurait aimé être sollicité un peu plus longtemps. Eugène Chaplin, fils du célèbre cinéaste, et sa fille Kiera, ont assisté au spectacle. En chœur, ils saluent ce mélange des genres harmonieux : « Quel potentiel créatif… Nous sommes vraiment séduits. Il est évident que le cinéma s’emparera tôt ou tard du procédé. » Monica Sanchez Pozzo, Loïc Bisceglie et Philippe Béran, eux, envisagent déjà de jouer les prolongations en remplissant les 1600 fauteuils du Victoria Hall de Genève. Leur objectif : « contribuer à la reconnaissance du parfum comme expression artistique à part entière ». Prometteur.

Visuel principal : Guillaume Tesson

Le poids des odeurs

Impliqué dans la détection du goût des aliments et dans la régulation de la faim, notre odorat intervient-il dans les pathologies métaboliques telles que l’obésité ou psychiatriques comme l’anorexie ? Les chercheurs étudient cette piste et explorent les possibilités thérapeutiques qu’elle esquisse. À l’occasion de la Journée mondiale contre l’obésité ce samedi 4 mars, nous vous proposons de redécouvrir un article d’Eléonore de Bonneval et Hirac Gurden, originellement publié dans Nez, la revue olfactive #10 – Du nez à la bouche.

Notre nez peut-il influencer notre choix de dessert ? C’est ce que Stéphanie Chambaron, docteur en psychologie cognitive, chargée de recherche au Centre des sciences du goût et de l’alimentation à Dijon, a étudié au cours d’une expérience. Après avoir convoqué des participants sous un faux prétexte, elle a exposé une partie d’entre eux à une odeur de fruits ou de viennoiserie – si faible qu’ils n’en ont pas pris conscience –, puis a observé comment ils composaient leur plateau repas pour le déjeuner à partir d’un buffet. Les résultats sont parlants. Les personnes orientent plus naturellement leur choix vers « un dessert à faible densité énergétique (une compote) lorsqu’elles ont été [mises en contact] avec une odeur de poire » que lorsque aucune senteur n’a été diffusée, relève la psychologue. A contrario, un fumet de pain au chocolat oriente davantage d’adultes vers un dessert à haute densité énergétique (une gaufre). Stéphanie Chambaron insiste cependant sur le fait que, si une odeur peut influencer notre envie d’« aller vers » un certain type de mets, elle ne peut pas, à l’inverse, nous refréner. En outre, précise-t-elle, « l’effet de l’amorçage olfactif est encore plus marqué chez les personnes atteintes d’obésité ».
Cette maladie métabolique touche environ 9 millions de Français. Liée à la mauvaise gestion énergétique du corps, elle se caractérise par une accumulation excessive de tissus adipeux et un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 30 kg/m2 chez l’adulte. Cet indicateur est calculé en divisant le poids (en kilogrammes) par la taille au carré (en mètres), comme si on nous étalait au sol et qu’on évaluait la densité de notre superficie.
Affirmer qu’une corrélation existe entre obésité et troubles olfactifs n’est pas chose aisée. Dans la littérature scientifique, une dizaine d’articles abordent cette question, mais leurs résultats se contredisent. L’une des études montre une absence de lien, tandis qu’une autre conclut à une hypersensibilité aux effluves alimentaires. Selon cette dernière, conduite par Lorenzo Stafford, du centre de psychologie évolutionniste et comparée de l’université de Portsmouth, en Angleterre, les personnes dont l’IMC est supérieur à 30 kg/m2 sont plus sensibles à une odeur de chocolat que celles dont l’IMC est inférieur, et la jugent plus agréable. Pourtant, parmi l’ensemble des articles, huit observent une baisse assez profonde de la capacité de détection olfactive en cas d’obésité, ce qui correspond aux données recueillies en étudiant des rongeurs rendus obèses par un régime hypercalorique. Brynn Richardson, du centre médical de l’université du Nebraska, aux États-Unis, a démontré un lien entre baisse de l’acuité olfactive et IMC élevé. Et en 2018, Mei Peng, du département de sciences de l’alimentation de l’université d’Otago, en Nouvelle Zélande, a conclu à une baisse d’acuité olfactive chez les personnes ayant un IMC supérieur à 40 kg/m2. Celle-ci est toutefois réversible, relevait-elle, dans le cas de patients ayant subi une intervention de chirurgie bariatrique pour perdre du poids.

Circuit de satiété

Quelle serait la corrélation entre les problèmes de sensibilité olfactive et l’obésité ? Selon certains auteurs, cette dernière pourrait être la conséquence des défaillances de perception, et non l’inverse, souligne Stéphanie Chambaron. L’odorat, quand il fonctionne normalement, fournit en effet des informations aux circuits de satiété et de récompense pour leur permettre d’estimer la qualité de la nourriture et les quantités à ingérer. La psychologue cite une autre étude de Mei Peng, selon laquelle les personnes dotées de capacités olfactives moindres seraient amenées à consommer davantage de nourriture que celles dont le poids et l’odorat sont dans la norme pour atteindre un niveau équivalent de sensations alimentaires.
Une hypothèse encore discutée mais très répandue, soutenue notamment par Serge Ahmed, de l’Institut des maladies neurodégénératives de Bordeaux, apporte une explication. Selon le directeur de recherche au CNRS, ce comportement serait lié au fait que la nourriture sucrée et grasse sollicite les mêmes circuits cérébraux de récompense et de plaisir que les drogues : le système dopaminergique. Dans tous les cas, l’obésité se caractérise par une inflammation cérébrale qui est délétère pour les neurones olfactifs de la muqueuse comme pour les neurones du système olfactif dans le cerveau. En effet, plus la masse de tissu adipeux augmente, plus celui-ci libère de molécules pro-inflammatoires toxiques pour l’organisme, conduisant à une inflammation dans les articulations, le foie, les intestins et le cerveau. Une hypothèse serait alors que la neurogenèse qui permet le renouvellement des neurones de la muqueuse et du bulbe olfactif s’affaiblirait en réaction à cette inflammation.

Leptine, insuline, ghréline

De l’autre côté du spectre de l’IMC – la limite supérieure est située entre 14 et 17,5 kg/m2 – se trouvent les personnes atteintes d’anorexie, un trouble du comportement alimentaire (TCA), au même titre que la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Quelque 600 000 personnes en France et 1 à 2 % de la population mondiale souffrent de TCA. Ces pathologies psychiatriques touchent essentiellement les femmes (huit patients sur dix), et un tiers des personnes atteintes souffrirait d’une forme chronique.
Les travaux de Nora Rapps et de son équipe au département de médecine psychosomatique et de psychothérapie de l’hôpital universitaire de Tübingen, en Allemagne, montrent une nette diminution de la sensibilité olfactive chez les personnes anorexiques, dont les raisons sont inconnues. Comme dans le cas des sujets atteints d’obésité mais de façon exactement inverse, cette baisse semble réversible dès lors que les patients reprennent du poids. En outre, l’ancienneté de l’anorexie influence les capacités olfactives : en début de maladie et de perte de poids pathologique, une hypersensibilité est parfois constatée avant la bascule vers l’hyposensibilité, qui survient très rapidement. Les personnes souffrant de boulimie dont l’IMC ne change pas profondément ne semblent pas avoir ce problème.
Pourquoi les variations de l’IMC affectent-elles le cerveau et l’odorat ? Derrière la prise ou la perte de poids, se cache une machinerie hormonale chargée de réguler le métabolisme énergétique, par exemple la glycémie, en fonction des besoins et de la prise alimentaire. Cela nécessite une coordination entre le cerveau, le foie, le pancréas, le tissu adipeux, les intestins et les muscles. Une communication qui passe par des hormones : leptine, insuline, ghréline. Quand nous avons faim, la balance penche en faveur de la ghréline ; notre odorat devient alors plus fin, ce qui facilite la recherche de nourriture. Une fois que nous sommes rassasiés, l’odorat fait partie des sens qui le signalent au centre de la satiété, lequel contrôle la synthèse de ces hormones. Et l’équilibre entre celles-ci est modifié. Mais si l’IMC varie pathologiquement, tout ce système dysfonctionne.
Or, les cellules du bulbe olfactif, par exemple, disposent d’un grand nombre de récepteurs de la leptine, de l’insuline et de la ghréline. Les brusques variations de concentration de ces substances, dans un sens ou dans l’autre, perturbent donc la prise alimentaire mais aussi l’odorat (sensibilité des neurones olfactifs, fonctionnement du bulbe olfactif). En ce sens, les modifications de la sensibilité olfactive constatées chez les patients anorexiques sont peut-être une conséquence du dérèglement hormonal qu’ils connaissent.

« Restriction cognitive progressive »

En outre, ces personnes engagent un réel combat contre le stimulus, note Vincent Dodin, professeur agrégé de psychiatrie à l’université catholique de Lille. Éliminant de leur régime alimentaire tout ce qui peut paraître calorique, elles évitent également d’être exposées aux senteurs de ces mets. « Un classique chez les anorexiques est de restreindre le panel d’odeurs alimentaires pour n’avoir que la pomme ou deux, trois légumes comme aliments ; le reste est progressivement mis à l’écart de leur sémantique olfactive, voire oublié », résume le psychiatre, qui parle de « restriction cognitive progressive ». Des effluves appétissants sont, pour ces sujets, porteurs d’une menace de prise de poids : il faut s’en méfier. Leur perception conduira ainsi à un renforcement du comportement restrictif : « Il y a une habituation dans la lutte, des distorsions cognitives, des mécanismes de traitement de l’information “odeur” qui induisent des comportements de rejet », explique Vincent Dodin. De nombreuses personnes atteintes d’anorexie altèrent consciemment, d’après lui, le goût ou la senteur de certains aliments pour s’interdire tout plaisir. Ajouter d’importantes doses de sel, d’épices, de poivre, de moutarde, de vinaigre, voire brûler un plat avant de l’ingérer s’inscrivent « dans une démarche quasi masochiste ou douloureuse ». Ce type de stratégie pathologique suractive les trois structures sensorielles impliquées dans la dégustation : l’odorat, le goût et surtout le système trigéminal, qui perçoit notamment le piquant. L’aversion ainsi déclenchée débute avant même la première étape de la digestion. Cette dernière ne fait que renforcer le dégoût, pouvant aller jusqu’à engendrer des vomissements. Des signaux sont envoyés au cerveau pour l’alerter sur ces aliments, afin qu’ils ne soient plus consommés dans un futur proche. Le rejet des odeurs alimentaires positives devient ainsi quasi catégorique pour les personnes anorexiques.

Ateliers d’« éveil des sens »

Celles-ci peuvent, de plus, percevoir les senteurs comme trop invasives à cause de leur volatilité, de leur rémanence et de leur capacité à s’infiltrer partout. Dans le documentaire Chère anorexie de Judith du Pasquier, Emmanuelle Dor-Nedonsel, pédopsychiatre au CHU de Nice, cite l’exemple d’une patiente chez qui la seule présence de farine en suspension dans l’air induisait de l’angoisse : elle craignait de l’inhaler et ainsi de grossir. Il n’est pas rare que les jeunes filles qu’elle prend en charge souffrent de distorsions cognitives. Elles ont par exemple un sentiment « de satiété après avoir senti du gras : sentir un petit beurre leur donne l’impression de l’avoir mangé ».
À l’inverse, dans le cas d’une boulimie ou d’une hyperphagie boulimique – autres TCA –, « les odeurs vont plutôt avoir le rôle de starter », note Vincent Dodin. Passer devant une boulangerie dont émanent des arômes de croissant peut déclencher la crise.
Le psychiatre et son équipe à Lille conduisent des ateliers d’« éveil des sens », qui s’inscrivent, pour les patients, dans une démarche de réappropriation de leur alimentation destinée à retrouver un IMC normal. L’objectif est « de réapprendre à élargir la palette d’odeurs avant même d’ingérer les aliments ». Une diététicienne présente un certain nombre d’effluves alimentaires, et la gamme s’enrichit au fil des séances, pour développer cette compétence olfactive perdue à un moment donné ou insuffisamment exercée depuis toujours.
Vincent Dodin propose également de travailler autour des senteurs dans le cadre de repas thérapeutiques, exercice qu’il rapproche d’une forme de méditation de pleine conscience. Au cours de ces rendez-vous animés par des professeurs de cuisine ou des chefs de la région, les patients anorexiques sont encouragés à se concentrer sur l’odeur des aliments, mais aussi sur leur texture, leur goût et sur les émotions négatives ou positives déclenchées par ces sensations. C’est un travail sur la durée : les cycles durent six semaines, avec une à trois sessions par semaine.

« Verrouillage émotionnel »

Emmanuelle Dor-Nedonsel mène une démarche similaire dans son établissement, à Nice. Initialement centré sur le goût, l’atelier a très vite évolué pour se concentrer sur l’olfaction. Une décision prise après avoir constaté les difficultés des patientes anorexiques à mettre les aliments en bouche : « Elles reniflaient les propositions qui leur étaient faites plutôt que de les ingérer. » La séance se déroule en petit groupe de six ou sept jeunes filles et deux soignantes. Deux senteurs sont présentées : une alimentaire et une végétale (bois ou fleur). Les patientes sont ensuite questionnées sur leur perception hédonique de ces odeurs et invitées à s’exprimer librement, par écrit, afin qu’elles ne soient pas influencées par les autres participantes et que l’équipe puisse garder une trace de leur évolution individuelle. Des feuilles blanches, des crayons et des feutres sont mis à leur disposition.
Le corps médical cherche ainsi à identifier avant tout les émotions rattachées à ces parfums. Lors des premières sessions, celles-ci affirment souvent ne rien sentir et rendent des feuilles blanches. Pourtant, Emmanuelle Dor-Nedonsel estime qu’il s’agit surtout « d’un verrouillage émotionnel ». Froides, rigides, les jeunes filles apparaissent souvent comme indifférentes, note-t-elle, « alors que c’est probablement davantage de l’ordre du contrôle, du contenu : ce serait trop fort de se laisser aller à avoir des émotions ».
Les psychiatres s’accordent pour dire que la voie sensorielle, notamment olfactive, est un chemin d’accès aux émotions et que son utilisation permet de réactiver les traces mnésiques chez les personnes souffrant de TCA. Vincent Dodin en est convaincu, l’odeur est un excellent médiateur pour travailler avec ces dernières. « On s’est rendu compte que beaucoup de patients présentant des troubles alimentaires avaient subi des traumatismes qui les avaient amenés à développer des mécanismes de défense pour ne pas avoir à se souvenir. Beaucoup d’entre eux ont des difficultés à se rappeler précisément les événements anciens de leur vie, car il y a une sorte de hantise, d’angoisse. » Or les odeurs sont un lien direct vers la mémoire dite autobiographique [voir « La mémoire en sentant » dans Nez #1] ; elles peuvent donc être à même de faire émerger des réminiscence douloureuses, « refoulées pour être sûr de ne pas être débordé par des émotions que l’on n’arriverait pas à contrôler », et d’aider à les verbaliser.
Pourraient-elles également être mobilisées pour lutter contre l’obésité ? La maladie, qui touche plus de 17 % des adultes en France et 13 % sur la planète, a atteint les proportions d’une épidémie mondiale, estimait en 2017 l’Organisation mondiale de la santé. La possibilité de faire suivre les personnes qui en sont atteintes par des olfactothérapeutes est actuellement étudiée. L’objectif serait qu’elles apprennent ou réapprennent à sentir et à goûter individuellement les différentes saveurs composant leurs aliments, afin de remédier aux pertes sensorielles et cognitives associées à leur pathologie.
Les recherches pour mieux comprendre les liens entre olfaction et obésité ou TCA en sont à leurs prémices. L’odorat est indiscutablement l’un des outils à affûter pour pouvoir, à terme, mieux soigner les individus concernés et les aider à retrouver un certain plaisir alimentaire. Une voie, pour eux, vers le retour à un poids d’équilibre mais aussi et surtout vers la réappropriation de leur être et de leur corps.

Visuel principal : Edouard Manet, La Brioche, 1870. Source : Wikipédia

Anosmie, à la recherche de l’odorat perdu

Un monde sans odeur ? C’est la hantise de tous les passionnés de parfums et d’odorat, dont personne ne peut réellement se prémunir, l’épidémie de la Covid-19 nous l’a rappelé. À l’occasion de la journée mondiale de l’anosmie ce lundi 27 février, nous vous proposons de redécouvrir un article d’Eléonore de Bonneval et Hirac Gurden sur ce trouble encore méconnu, aux origines diverses, et sur les protocoles de rééducation qui ont fait leurs preuves, démontrant que sentir, c’est parfois guérir.

Diverses pathologies peuvent contrarier le bon fonctionnement de l’odorat et réduire, abolir ou déformer la perception des odeurs. On estime que les troubles olfactifs touchent entre 5 et 15 % de la population générale, mais peuvent affecter les patients à différents niveaux. On parle d’hyposmie pour une perte partielle de l’odorat et d’anosmie pour une perte totale. Être privé d’odorat empêche de sentir les bonnes comme les mauvaises odeurs, et le patient devient insensible aux odeurs appétitives de cuisine, des saisons, de ses proches mais également à celles indiquant un danger comme le brûlé, le gaz ou les aliments avariés. Il ne peut pas non plus vérifier son odeur corporelle, comme la sueur et se crée ainsi une insécurité de tous les instants qui peut mener à des accidents, comme les intoxications alimentaires ou à des troubles émotionnels causés par un retrait social.
À ce jour, la cause de ces troubles olfactifs reste inconnue dans 20 % des cas, un véritable drame pour les personnes souffrantes. Pour 80 % des patients, nous résumons ici les différents cas cliniques qui peuvent expliquer l’origine de ces problèmes olfactifs, le type de suivi médical à mettre en place et les protocoles de rééducation éprouvés.

Des causes multiples

Environ 50 % des désordres olfactifs proviennent de maladies de la muqueuse et des voies respiratoires, pour lesquelles il existe souvent un traitement. Selon le docteur Djaber Bellil, chirurgien ORL à l’hôpital Nord-Ouest de Villefranche-sur-Saône, « la cause pour laquelle nous sommes le plus consultés est une simple rhinite. Il y a une atteinte limitée et passagère liée au rhinovirus lui-même qui provoque une lésion de la muqueuse olfactive, « ce qui cause l’incapacité des cils des neurones olfactifs à détecter les odeurs et à interpréter les molécules odorantes qui arrivent dans le nez ». On connaissait depuis longtemps l’attaque annuelle du virus influenza, responsable de la grippe, contre laquelle un vaccin est synthétisé chaque année pour protéger les populations à risque.

Une autre attaque virale responsable de l’infection de la muqueuse dont on a récemment beaucoup parlé est évidemment le coronavirus SARS-CoV-2, qui provoque le Covid-19. La perte de l’odorat en est l’un des symptômes principaux et très précoce. Les rhinosinusites, qu’elles soient liées à des polypes ou à des infections à répétition, atteignent elles aussi fréquemment les voies respiratoires.

Pour 20 % des cas environ, les troubles olfactifs sont dus à des traumatismes crâniens chez des victimes souffrant de lésions au niveau de la région olfactive. Seul un bilan médical approfondi permet d’établir cette origine de l’anosmie. « En général, c’est au niveau de ce que l’on appelle la lame criblée, qui est une fine couche d’os au niveau de la base du crâne. Trouée, elle permet aux neurones olfactifs de passer pour aller vers le bulbe et ainsi de faire communiquer nez et cerveau. Un traumatisme peut conduire à sectionner le nerf olfactif au niveau de cette lame. Un examen clinique, suivi d’une IRM, permet de vérifier si le nerf olfactif est sectionné, mais aussi qu’il n’y a pas eu d’atteinte du bulbe olfactif, donc du cerveau, et qu’il n’y a pas eu d’hématome qui empêcherait l’acheminement du signal olfactif » précise le docteur Djaber Bellil. 

D’après certaines études, la perte d’odorat peut également être l’un des premiers signes de maladie neurodégénérative, comme celles d’Alzheimer ou de Parkinson, arrivant avant même le début des symptômes neuronaux caractéristiques. Le docteur Djaber Bellil met pourtant en garde : « il faut être attentif à ne pas confondre cela avec ce que l’on appelle la presbyosmie, qui est la perte de l’odorat avec l’âge – l’équivalent de la presbytie pour la vue. Il est donc essentiel d’évaluer les autres signes associés à cette perte de l’odorat ». En effet, après 65 ans, plus d’un tiers des personnes âgées présentent des troubles olfactifs, ce nombre pouvant grimper jusqu’à 80 % pour les malades d’Alzheimer.

Dans environ 5 % des cas d’anosmie, l’origine du trouble est congénitale : les neurones olfactifs des personnes atteintes ne fabriquent pas les récepteurs dès la naissance, et les patients n’ont jamais senti aucune odeur de leur vie. Ces cas particuliers ont des origines diverses, certains patients sont par exemple atteints du syndrome de Kallmann de Morsier, un trouble qui touche le développement du bulbe olfactif, absent chez ces individus. 

Enfin, il existe des causes toxiques, notamment le tabagisme, qui irrite de façon chronique la muqueuse olfactive et peut impacter les performances olfactives. 

Un handicap non reconnu

À ce jour non reconnu comme un handicap, l’anosmie est pourtant vécue comme tel par 60 % des anosmiques, dont la très grande majorité exprime avoir souffert de troubles psychologiques associés et affirment se sentir isolés, selon une étude menée par Sanofi / IFOP en 2021. Les témoignages recueillis par ailleurs sont édifiants. June Blythe qui souffre d’anosmie dû à une polypose nasale, déclare avoir l’impression de « vivre dans une bulle » en permanence. Emmanuelle Dancourt, anosmique congénitale et fondatrice du podcast de l’association Anosmie.org, Nez en moins, raconte avoir vécu un « trou-matisme » à 19 ans, quand elle prend conscience que chacun possède une odeur qui peut être corporelle et identitaire. Elle réalise qu’elle envoie des messages qu’elle ne maîtrise pas : « Les gens sentent, me sentent et je ne peux pas sentir. Lorsque j’en ai pris conscience, je me suis sentie dissociée de l’humanité ». Claire Fanchini, victime d’un traumatisme crânien lors d’une agression en 2013, tombe en dépression profonde à ce moment-là, « le temps que j’accepte et que je fasse mon deuil » précise-t-elle. Cette perte d’odorat est une réelle souffrance pour cette jeune femme qui, petite, rêvait d’être parfumeuse et qui se délectait devant de bons mets. L’odeur de son mari et des êtres qui lui sont chers lui manquent et, quand un an et demi plus tard elle tombe enceinte, elle est bouleversée à l’idée de ne jamais pouvoir sentir l’odeur de son bébé. « L’attachement s’est bien fait mais, pour moi, on m’avait volé quelque chose » raconte-t-elle. Pierre-Emmanuel, anosmique congénital, exprime par ailleurs l’importance d’identifier « un nez », quelqu’un de confiance qui puisse tester, rassurer sur les aliments à ingérer ou aider à détecter les odeurs d’éventuels dangers, comme celles du feu ou du gaz.

La plupart d’entre eux témoignent d’un manque d’empathie généralisé à leur égard. L’entourage a souvent beaucoup de mal à comprendre leur situation. Claire Fanchini regrette qu’il existe une gradation dans les handicaps sensoriels, et que l’anosmie soit considérée comme moins grave, sous prétexte qu’elle est invisible, et que peu de descripteurs existent pour pouvoir en parler. Quand elle exprimait ses difficultés, elle enrageait intérieurement, particulièrement au début, d’entendre « Oui, mais sinon, ça va ? », et se disait alors à elle-même « Comment ça, je n’ai plus d’odorat, de goût, et tu me demandes si ça va ? ». Entendre des phrases comme « Non mais ça va, t’es pas aveugle non plus » était également particulièrement douloureux. Pour éviter cela, Julian Greenwold raconte avoir mis longtemps à parler de son anosmie et avoir mis en place des stratégies d’évitement. « Enfant, on ne le dit pas, on le cache parce qu’on est différent, on n’a pas les mots et on invente des prétextes pour ne pas avoir à commenter sur des odeurs. Moi je disais que j’étais enrhumé, comme ça, on me laissait tranquille ». À 75 ans, il a pourtant un rêve : « pouvoir sentir une fois dans ma vie ».

Stimulation olfactive

Peut-on soigner des troubles olfactifs ? Tout dépend de la cause du problème, mais le docteur Djaber Bellil l’affirme : « avant tout traitement, il est important de faire des examens. Les polypes sont de potentiels obstacles dans le nez qui empêchent l’acheminement de molécules odorantes de la zone de réception olfactive ». Parfois, faire une chirurgie des polypes améliore ainsi la perception olfactive. Dans un premier temps, les traitements sont locaux, à base de corticoïdes, puis également par voie générale. « Quand on a une dysosmie chronique, c’est-à-dire une perte de l’odorat qui persiste, une IRM cérébrale des bulbes olfactifs est réalisée afin d’évaluer la taille du bulbe et, en conséquence, les chances de récupération » précise le docteur Djaber Bellil. 
Ce dernier explique par ailleurs que « pour une simple rhinite, le temps et un entraînement olfactif adéquat font partie intégrante du traitement ». Gabriel Lepousez, chercheur à l’unité perception et mémoire de l’Institut Pasteur, et lui-même atteint d’anosmie à la suite d’un traumatisme crânien, raconte : « Comme je travaillais sur l’odorat, je savais une chose formidable : le système olfactif se régénère. Chez un individu jeune et en bonne santé, les cellules de la muqueuse olfactive, dont les projections vers le cerveau forment ce nerf olfactif si fragile, se renouvellent de manière constante tous les trois à six mois. C’est donc armé de patience et de confiance que j’ai attendu que les premières connexions se reforment et que les premières sensations olfactives reviennent »Toutes les citations de Gabriel Lepousez sont issues de l’article « Un bon souvenir olfactif est avant tout un souvenir chargé d’émotions positives » publié en 2015 sur Auparfum.. 

Le docteur Thomas Hummel, directeur du Centre de l’odorat et du goût à l’université technologique de Dresde en Allemagne, et grand spécialiste de l’anosmie, est catégorique. Selon lui, la seule prescription médicale dans un tel contexte est la stimulation olfactive. En 1997, son laboratoire a été le premier à mettre en place un test standardisé en milieu hospitalier pour accompagner les patients et mesurer quantitativement leur sensibilité olfactive : le Sniffin’ Sticks. Son équipe crée en 2009 un protocole pour encourager les patients à sentir et à se stimuler afin de recréer des connexions neuronales défaillantes ou disparues, et teste leur capacité olfactive avec le Sniffin’ Test.
L’objectif est de favoriser la neurogenèse dans la muqueuse olfactive, afin de générer des nouveaux neurones, qui vont contacter le bulbe olfactif pour recréer des messages olfactifs entre le nez et le cerveau. Dans un premier temps, un phénomène de parosmie se manifeste souvent – l’odeur perçue n’est pas la bonne parce que les nouveaux neurones envoient des projections un peu partout et déforment ainsi le signal – mais à force d’entrainement et d’apprentissage, ces nouveaux neurones peuvent s’ajuster et former les bonnes connexions au sein du bulbe olfactif. Une rééducation continue et régulière permet donc d’affiner la qualité de l’information.

Début 2019, l’association Anosmie.org publie sur son site web un nouveau protocole d’entraînement olfactif [développé en collaboration avec le co-auteur de ces lignes, Hirac Gurden], inspiré par celui de Thomas Hummel mais simplifié, et qui peut être effectué en toute autonomie. Il consiste en deux séances quotidiennes de stimulations olfactives de courte durée. Quatre à six odeurs, choisies dans des champs olfactifs bien distincts, sont senties, afin d’activer par leur complémentarité différentes familles de récepteurs olfactifs et de parvenir, en fin de protocole, à réapprendre à discriminer de nombreuses molécules odorantes. Citron, clou de girofle, géranium, eucalyptus, complétés au besoin par menthe poivrée et café sont au programme. Une application web a été mise au point par la startup Kelindi en collaboration avec l’association Anosmie.org pour accompagner la rééducation olfactive, enregistrer et suivre les performances. Chaque odeur est sentie deux fois, une première fois à l’aveugle, le numéro étant caché en dessous du flacon, et une seconde fois en ayant pris connaissance de son nom, tout en visualisant l’image correspondante sur l’application. Une étude publiée en mai 2021 prouve qu’après un mois de rééducation, 64 % des anosmiques post-Covid retrouvent une meilleure sensibilité olfactive, et après trois mois, le chiffre monte à 75 %. Depuis deux ans, de nombreuses sociétés se sont d’ailleurs positionnées sur le marché des kits de rééducation olfactive, inspirés par ces protocoles de réapprentissage. 

Cependant, Jean-Michel Maillard, président et fondateur de l’association Anosmie.org, met en garde : l’entraînement est long, au moins douze semaines en continu minimum, difficile et parfois démoralisant. Il faut s’armer de patience et s’apprêter à courir un marathon plutôt que de partir pour un sprint. À force de persévérance, Gabriel Lepousez a retrouvé quant à lui la plupart de ses facultés olfactives après deux années de stimulation. « Ce qui fait la force de notre cerveau tout au long de notre vie, c’est sa plasticité, et donc sa capacité à apprendre, à mémoriser de nouvelles expériences et à s’adapter à un environnement qui change » conclue-t-il. Mais ce n’est évidemment pas le cas pour tous. Avec un maximum d’effort, 75 à 80 % des anosmiques post-Covid récupèrent leur odorat, ce qui est légèrement supérieur aux autres cas d’anosmiques qui, selon diverses publications menées par Thomas Hummel, ne sont qu’entre 60 à 70 % à retrouver leurs perceptions olfactives. Ainsi, près d’un tiers des personnes qui se sont engagées dans le protocole de rééducation ne verront malheureusement pas d’effet bénéfique sur leur odorat, même si elles déclarent que cela leur a fait du bien de se prendre en mains, d’avoir trouvé une écoute active et d’avoir tenté de trouver des solutions afin de se défaire de cette sensation d’isolement, causée par l’errance médicale dont la plupart des patients ont été victimes.


SOMMAIRE

Introduction
Sur les bancs de l’école
Amateurs éclairés : les autodidactes du parfum
Anosmie : à la recherche de l’odorat perdu
Devenir parfumeur, quelle école choisir ?
Être parfumeur, un parcours du combattant

Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena, Daphné Bugey et Delphine Jelk, c’est à Mathilde Bijaoui, parfumeuse chez Mane, de nous parler d’une œuvre de Jean-Paul Guerlain qui l’a, inconsciemment, toujours accompagnée.

Parler du parfum le plus décisif dans ma vie n’a rien d’une évidence. Au plus près des grandes créations depuis ma formation, j’ai tissé, en tant que parfumeuse mais aussi dans ma vie personnelle, des liens particuliers avec beaucoup d’entre elles. Il y a les parfums portés par les êtres aimés, ceux de l’enfance, les chocs olfactifs. Ceux dont j’admire la formule, l’effet, l’innovation. J’aurais par exemple pu vous parler d’Habit rouge de Guerlain, que mon professeur de piano portait quand j’étais enfant. Ou du fracassant Angel de Mugler, qui a surgi de nulle part dans les années 1990 pour imposer une tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait tant d’hommages à rendre, tant de belles créations à citer.

Mais c’est Vétiver de Guerlain qui m’est venu à l’esprit lorsque je me suis vraiment posé la question. J’ai toujours eu un rapport magnétique à ce parfum, et pourtant, je ne me souviens pas exactement quand il est apparu dans ma vie, ni comment. J’étais adolescente, c’était la fin des années 1990… Ce qui m’a surtout marquée, quand j’y pense, c’est ce côté très fourrure, que je trouvais diaboliquement attirant.

C’est d’ailleurs lui que j’ai choisi pour valider mon DESS [aujourd’hui première année de Master] à l’Isipca. J’ai commencé à le reconstituer au nez, puis j’en ai proposé une analyse chromatographique. Pour mon mémoire de maîtrise, j’avais analysé la manière dont les compositions peuvent s’influencer les unes les autres, notamment du féminin vers le masculin et vice versa – comme par exemple Cabochard de Grès a enfanté Aramis. Il m’a donc paru tout naturel de proposer une version féminisée de ce Vétiver l’année suivante.
J’avais imaginé une dimension florale autour de l’iris. Malgré tout ce travail autour de sa formule, la passion était restée comme au premier jour – contredisant la crainte que l’on a toujours un peu de perdre l’aura de nos amours, lorsqu’on les analyse à la loupe.

Puis Vétiver a recroisé mon chemin en habitant le cou d’un être aimé. Ai-je plus apprécié le parfum pour autant ? Je ne crois pas, mais comment le savoir vraiment ? Ce n’était ni un ovni, ni une composition d’une créativité folle, mais il n’a jamais cessé de me fasciner, de m’attirer comme un aimant. Je trouvais son départ assez classique, d’une fraîcheur hespéridée et épicée, à la manière d’une cologne. Il y avait ces muscs (certainement des muscs nitrés comme le musc cétone), avec leur étreinte sensuelle, terriblement sexy. Étaient-ils renforcés par des matières animales, comme souvent chez Guerlain ? Aujourd’hui, par la force des contraintes de législation, ce côté fauve s’est tempéré, mais on en retrouve la trace lorsqu’on le porte sur peau.

Et puis il y avait cette racine de vétiver, qui est aujourd’hui l’un de mes ingrédients préférés – ce que j’ignorais encore lorsque j’ai senti ce parfum pour la première fois.

C’est d’ailleurs sans que je ne m’en rende compte qu’il a influencé ma manière de composer. Je ne le réalise que maintenant que j’y réfléchis : le musc cétone peuplait mes premières créations, avant que son usage ne soit réglementé[1]ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010 et qu’il ne faille y trouver une parade. Mais surtout, ce Guerlain marie les deux familles que j’apprécie le plus en parfumerie : celle des boisés et celle des épicés. Je les emploie toujours avec joie, sans me poser la question du féminin ou du masculin. Ça m’a d’ailleurs valu un jour le surnom de « Spice Girl » !  Peut-être mon amour des épices vient-il de mon héritage culturel ; peut-être voyais-je aussi dans la fraîcheur aromatique de sa structure cologne un écho à l’Eau sauvage de Dior portée par mon père. Nous évitons parfois de décortiquer les parfums de peur d’en perdre l’aura, mais c’est surtout nous-mêmes qu’il faudrait décortiquer pour mieux comprendre nos goûts. Entreprise infinie !

Mon amour du vétiver m’a par ailleurs menée jusqu’à Madagascar où j’ai pour la première fois vu cette herbe toute haute et touffue. Mane y a développé un partenariat pour un sourcing éthique de géranium, de vanille et de vétiver. J’ai eu la chance d’assister à tout le processus de récolte, de séchage et d’extraction, et d’observer avec fascination cet énorme bloc qui sort de l’alambic. J’ai exploré cette matière dans tous ses états, et mon amour pour elle n’en a été que plus fort.

Je n’ai pourtant jamais porté, ni même jamais pensé porter ce Vétiver de Guerlain, ni dans mon adolescence, ni aujourd’hui. Je ne saurais me l’approprier, le faire mien : il appartient à l’ordre de mon désir, comme un amant. Et pourtant, comme un aimant, il a continuellement résonné dans mes compositions, sans même que je ne le sache. Pareil à un fil d’Ariane dont je n’avais jusqu’alors jamais vraiment pris conscience, il n’a cessé de peupler mon histoire. 

Mathilde Bijaoui, le 6 janvier 2023

Visuel principal : © Matthieu Dortomb

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010

Le prix des parfums : que cache-t-on vraiment ? LCI vous répond… à sa façon…

Les journalistes aiment les marronniers. Tous les ans, à la même époque, les mêmes sujets. Cette semaine, la Saint-Valentin était bien sûr à l’honneur, et à l’occasion de cette célébration des amoureux, le parfum ne manque pas de faire un sujet idéal pour les rédactions. Parfois, comme Jade Partouche (LCI) ces mêmes journalistes montent au créneau de la défense des consommateurs pour mettre à mal une industrie mensongère et duplice. Malheureusement, l’« intrépidité » n’est pas gage de qualité et la malhonnêteté – même si elle n’est qu’intellectuelle – se cache parfois chez ceux qui prétendent la dénoncer. Décryptage d’un reportage mal fagoté.

Le parfum n’étant généralement perçu comme rien d’autre qu’un produit de séduction, un cadeau qui ne sert qu’à prouver son amour éternel, il faut bien se l’avouer, le reste de l’année, on s’en fiche un peu… Mais c’est quand on doit passer à la caisse qu’on réalise soudain que déclarer sa flamme, ça représente un certain coût.
Voici donc le sujet traité mardi 14 février matin, sur la chaîne LCI, par la journaliste Jade Partouche dans sa chronique « LCI vous répond ». Le court reportage propose d’expliquer en 3 minutes top chrono que vraiment, le prix du parfum, c’est abusé ! Vite, une « enquête » pour démontrer au peuple privé de pouvoir d’achat qu’il se fait grave arnaquer en tombant dans le piège de viles parfumeurs qui ne veulent révéler leurs secrets à personne…

Alors pour préparer sa chronique et dégoter des infos, la chaîne a passé un coup de fil à la rédaction de Nez, la veille à 14h. Notre interlocutrice a lu avec intérêt, nous dit-on, l’article d’Anne-Sophie Hojlo publié sur notre site et intitulé Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ? Pour rappel, elle y traite de la visibilité des différentes personnes qui travaillent dans l’ombre du développement d’une fragrance. Son interlocutrice la questionne par téléphone au sujet du prix du parfum, et lui demande si elle ne connaît pas un créateur qui pourrait lui en dire plus.
Toujours prêts à propager la bonne parole de la culture olfactive, nous lui recommandons de s’adresser à Marc-Antoine Corticchiato, fondateur et parfumeur de la maison indépendante Parfum d’empire, dans l’idée qu’il puisse exposer un peu les rouages de la création d’un parfum. 

Dire que l’on a été sidérés en visionnant la vidéo le lendemain matin serait un euphémisme. Trois minutes stupéfiantes pour tenter d’expliquer « ce qu’on paye vraiment quand on achète un parfum ». (Attention, si vous cliquez sur le lien, attendez-vous à voir plusieurs spots de pub avant que le reportage ne débute.. peut-être même des pubs pour des parfums !…)

Tout y est, ou presque – il manquerait juste de l’info utile, peut-être ? Désinformation, déformations, raccourcis trompeurs, erreurs, manipulation… On frôle la théorie du complot, projetant un monde où les parfumeurs vendraient leurs créations à prix indécent, et résumée sous forme d’accroche racoleuse : « 1000 euros le litre, que cache le prix des parfums ? »

On commence par un constat, partagé par une grande partie d’entre nous[1]Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement … Continue reading : le parfum, ça coûte cher – ce que semble découvrir la journaliste, qui n’avait apparemment pas mis les pieds depuis longtemps dans un Sephora : « c’est pas low-cost, hein, je peux vous assurer que quand j’ai été hier en magasin, j’ai été assez surprise du prix. »
Ayant eu du mal à trouver des parfums à moins de 100 ou 120 euros, elle s’étonne que, « malgré le prix exorbitant », cela reste pourtant le deuxième cadeau le plus offert pour la Saint-Valentin, micro-trottoir à l’appui. Les témoins l’attestent : c’est cher, et on ne comprend pas pourquoi, et la journaliste de confirmer : « à 1000 euros le litre, y’a quand même de quoi se poser des questions ». Certes, mais où trouver les réponses ?

Chez Marc-Antoine Corticchiato, donc, qui lui a ouvert la veille les portes de son laboratoire. Allons-nous enfin avoir une explication claire et rationnelle de ces tarifs exorbitants ? Que nenni, le créateur et son assistant – qui n’ont pas l’honneur d’être présentés – lui ont expliqué les différents composants d’un parfum : alcool, concentré, eau. Et combien ça coûte au juste ? Là, comme elle le raconte (mais sans nous le montrer), « ça botte en touche ». Apparemment, il serait impossible d’obtenir une réponse : un secret aussi bien gardé ne prouve-t-il pas que l’on nous ment ?
Mais attention, la journaliste pugnace, qui semble avoir bien creusé le sujet, a visiblement compris les sources du secret, schéma à l’appui, histoire de faire plus pro : « le jus ne représente que 10% du prix, donc si vous achetez un parfum à 100 euros, ce jus vous coûterait environ 8 euros ». Le reste serait réparti entre le distributeur (50%) et la publicité (40%). Exit donc au passage la création, le packaging, la fabrication, la logistique, le stockage etc. Mais soit, simplifions pour une plus grande clarté.

Pour enfoncer un peu plus le clou : sur les 10 % de ce fameux jus, la part de concentré (c’est-à-dire les matières premières, sans l’alcool) serait à peine de 6 % à 10 %, suivant qu’on considère une eau de toilette ou une eau de parfum (pourcentages qui, soit dit en passant, sont totalement arbitraires et ne correspondent à aucune règle officielle). « Ce qui coûte le plus cher, c’est le concentré et vous voyez qu’il y en a extrêmement peu, donc même avant la sortie d’usine, j’ai l’impression qu’on peut encore un petit peu rogner sur le prix », conclut la journaliste d’un air entendu. 

Mais alors, par quelle logique insondable le mystérieux créateur pourrait-il être à l’origine de la gigantesque arnaque dont vous faites l’objet, s’il produit uniquement ce concentré qui ne constitue que 0,6 à 1 % du prix ? À cela, elle ne répond pas, mais confirme cependant que le parfum continue de bien se porter, de 45 euros le prix moyen du flacon en 2006, on est passé à 68 euros (d’ailleurs assez loin des 100-120 euros annoncés en début de chronique, mais passons).
Heureusement, devant autant d’abus éhontés, une idée de génie lui traverse l’esprit (idée qui lui aurait été d’ailleurs soumise la veille au téléphone, par nous, donc. Thank God, nous n’avons pas été cités) : « pourquoi ne pas créer le parfum générique, c’est-à-dire, comme le médicament générique, un parfum moins cher, vue la marge que je viens de vous présenter, il y a peut-être un petit effort à faire, non ?” » (Aïe, nous on parlait de tout autre chose, mais encore aurait-il fallu lire l’article, puisqu’il n’est pas question de parfums génériques mais d’un générique du parfum qui permettrait de connaître tous les protagonistes impliqués dans sa création, comme au cinéma par exemple…)

À l’objection d’un collègue sur le plateau qui rétorque que porter un parfum, c’est quand même une manière de se différencier, elle répond, imperturbable, qu’il y a « certaines marques qui surfent sur le “soit-disant” luxe mais au final, vous n’achetez que de l’alcool et de l’eau, donc… »
En guise de conclusion, et à la hauteur de tout le reste, quoiqu’un peu sorti de nulle part, le présentateur nous met en garde contre les « parfums très puissants qui ne laissent pas un gros sillage, ça évidemment c’est le parfum un peu low cost ». Une piste pour un futur reportage, peut-être ?…

Par où commencer ? Passons sur le procédé manipulatoire consistant à présenter le prix au litre, pour gonfler l’ordre de grandeur et exagérer le propos. Passons évidemment sur le fait qu’un parfum puisse constituer autre chose qu’un simple produit de consommation et de séduction.
Le parfum, c’est cher, certes, mais par rapport à quoi d’ailleurs ? À tous ces vêtements fabriqués en Chine vendus le double d’un flacon ? À un iPhone ? À un dîner dans un restaurant parisien ? À une bouteille de champagne ?

Après avoir expliqué que le plus gros de ce que vous déboursez va à l’enseigne (Sephora ou Nocibé, donc), à l’égérie et au marketing (Julia Roberts, payée par L’Oréal, par exemple), il est presque comique – si ce n’était pas si indécent – de faire passer de manière subliminale ce parfumeur mystérieux (responsable d’un très petit pourcentage du prix total, donc) pour un arnaqueur qui s’enrichirait sur le dos des consommateurs, tout en filmant Marc-Antoine Corticchiato… dont les parfums ne sont bien sûr pas distribués dans les enseignes citées par la journaliste. Mais peut-être ne sait-elle pas ce qu’est la parfumerie de niche.

Contrairement à La vie est belle de Lancôme (dans le giron du groupe L’Oréal qui annonçait un bénéfice net de 5,7 milliards d’euros en 2022), dont un flacon serait vendu toutes les dix secondes, le parfumeur indépendant, lui, ne fait appel à aucune égérie, ne bénéficie pas de la distribution ni de la visibilité que peuvent s’offrir les grandes marques, et doit évidemment prendre en compte dans ses marges le nombre de flacons qu’il vend… Mais il est sans doute plus simple d’insinuer que ce parfumeur, ici malicieusement seul à être mis en lumière, porterait la responsabilité de cette dérive, et serait ainsi tenu de réduire encore le prix de sa formule (si honteusement tenu secret) pour pouvoir jouer sur le prix final, alors que le concentré ne constitue justement que 6 à 10 % des 10 % de celui-ci ? Compte tenu de la valeur ajoutée de son travail dans ce qui constitue la qualité d’un parfum, ce pourcentage semble d’ailleurs bien ridicule. 

Car s’il y a bien un paramètre qui fait toujours défaut dans les démonstrations visant à prouver que le parfum est trop cher, c’est de rappeler que sa conception ne s’improvise pas comme on fabriquerait soi-même son nettoyant anti-calcaire pour salle de bain ou des cupcakes. Il ne s’agit pas de mélanger dans un flacon la rose et le jasmin cités dans la pyramide olfactive. C’est tout un savoir-faire qui ne s’invente pas, mais qui s’apprend et se perfectionne au long de nombreuses et difficiles années de formation et d’expérience. C’est également le fruit d’une idée, d’un processus, d’une réflexion, et donc d’un certain talent qui aboutit à une forme abstraite qui se tient, qui va plaire (ou pas) au public, et ça, ça s’invente encore moins. Ça se travaille, très longtemps.

Aboutir à une formule de parfum qui est prête à être mise en flacon, cela demande du temps, beaucoup de temps. Réduire son prix au simple coût des matières qui le composent, c’est être dans la totale ignorance de comment il est conçu. Ce qui coûte cher dans le « jus », ce n’est pas seulement les ingrédients (essences ou molécules qui peuvent pourtant atteindre plusieurs milliers d’euros au kilo), c’est surtout le temps passé à les assembler, de la manière la plus harmonieuse possible afin d’en faire un parfum qui soit portable, déjà, puis aimé, voire émouvant. Suggérer que le parfum reflète le prix du concentré, ce serait comme exiger des vêtements qu’ils ne coûtent que le prix du tissu. Sans tout le travail de création, la main d’œuvre de couture, le temps passé à développer patrons et prototypes. De la même manière que lorsque vous achetez une bouteille de vin à 15 euros, vous savez bien que ce prix n’est pas uniquement celui du raisin et de l’eau, mais que ce que vous payez est le fruit de tout un processus, d’une longue transformation, d’un savoir-faire, du transport, etc., et qui mis bout à bout, donnera ce prix de vente, qui vous paraîtra soit honteux si vous trouvez ce vin quelconque, soit une aubaine si c’est un nectar. Tout cela ne sort pas de nulle part, et personne ne peut fournir ce travail et ce temps sans être rémunéré. Il faut donc bien que la vente d’une bouteille ou d’un flacon rétribue (et encore, si peu) ce travail de création, de transformation.

Alors pourquoi tirer sur une ambulance, à savoir insinuer que des parfumeurs indépendants, ceux-là même qui ont parfois du mal à vivre de leur activité et vendent des parfums au prix le plus juste (sans égérie, sans publicité) avec une teneur en matières premières de la meilleure qualité possible, devraient  « faire un petit effort » ? Pourquoi ne pas plutôt dénoncer les réels dysfonctionnements de ce système, à savoir les marges engendrées par les groupes détenteurs des licences des grandes marques diffusées en circuit mainstream, qui non seulement ne font que reproduire à l’infini le même parfum cloné, sans aucun intérêt, mais osent le vendre à des prix bien en décalage avec ce qu’il contient vraiment ? Même si ces formules ultra-calibrées ont souvent demandé du temps pour être peaufinées, ce qu’elles renferment réellement en simple coût de matière première – sans parler du supplément d’âme – sera bien souvent inférieur à ce que vous trouverez chez des marques sans publicité.

Avant de conclure, et pour répondre à l‘idée lumineuse de la journaliste (qui n’a décidément pas lu – ou pas compris ? – notre article sur « le générique du parfum » !), oui le parfum générique existe déjà : ce sont les copies, qui bien que légalement interdites, profitent d’un flou juridique et que vous pouvez trouver dans certaines gares, marchés ou dans la rue. Pour environ 10 euros, vous aurez un « générique » de Sauvage, de Bois d’argent ou de La vie est belle, mais je doute que ce soit là une démarche qui la concerne, car plutôt réservée à ceux pour qui dépenser 100 euros pour du parfum n’est même pas un sujet.

Pour finir : si vous voulez payer le prix le plus juste, fuyez les nouveautés des grandes enseignes et des marques détenues par les grands groupes, car c’est là que vous donnerez le plus d’argent à ce qui précisément vous pousse à les acheter : égérie, marketing, publicité, communication… Allez donc plutôt chercher du côté des classiques (avant les années 2000), le rapport qualité-prix sera toujours meilleur, ou encore mieux, chez les marques indépendantes : là, pour 120 euros, vous trouverez sûrement – à condition de prendre un peu de temps – un parfum original, signé, élégant et personnel, et dont la formule aura certainement une valeur supérieure à celles des nouveautés chez Sephora et compagnie. Parmi ces marques indépendantes, on ne saurait justement que trop vous recommander Parfum d’empire, qui se situe dans le très haut du panier de la parfumerie d’auteur, tout en proposant des prix finalement assez raisonnables : entre Ambre russe à 110 euros euros les 50 ml ou Le Cri à 125 euros, et J’adore qui coûte 115 euros pour le même volume, je peux vous assurer que votre argent ne va pas au même endroit. Tout ce qui n’est pas destiné à rémunérer Charlize Theron, les actionnaires de LVMH ou à financer les emplacements publicitaires, vous pouvez être certain que ça se retrouve directement dans le flacon. Et que le talent de Marc-Antoine Corticchiato – qui gagne sans aucun doute moins que l’égérie de Dior –, n’est finalement que très peu rétribué au regard de sa valeur. Même si le talent, au fond, ça n’a pas de prix…

Visuel : Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle. Huile sur bois. Musée des beaux-arts de Rennes.

Notes

Notes
1 Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement plus de trois minutes à lire…

Les Grands entretiens : Maïté Turonnet

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Maïté Turonnet est une pionnière du journalisme parfum. Aujourd’hui rédactrice en chef beauté de Citizen K, elle a notamment écrit pour Elle et Libération, avec un style et un franc-parler qui n’appartiennent qu’à elle. À la fois autobiographie, livre d’histoire riche en anecdotes sur le monde du parfum et galerie de portraits de personnalités de l’industrie, son ouvrage Pot-pourri a été publié chez Nez le 15 septembre 2022. À l’occasion de sa parution, nous l’avons rencontrée, à Paris, pour revenir sur la genèse de son livre.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Colin Le Dorlot

La chimie de l’attirance

Et si l’avenir de notre couple se jouait dans nos narines ? De l’être aimé aux membres de notre famille, notre perception des effluves corporels d’une personne révèle notre degré de proximité avec elle. Comment cette odeur contribue-t-elle à nous rapprocher de l’autre, à nous attacher à lui ? À l’occasion de la Saint-Valentin, nous vous proposons un article originellement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums.

Quel serait notre rapport à l’autre sans son odeur, sans la nôtre ? Partie intégrante de notre identité individuelle, celle-ci recèle beaucoup d’informations sur nous : qui nous sommes, notre âge, notre état émotionnel, notre santé… Chaque individu possède son empreinte olfactive. De quoi est-elle formée ? De transpiration, bien sûr, mais pas seulement. L’autre responsable de notre odeur corporelle est notre système immunitaire qui, selon Hanns Hatt et Régine Dee, auteurs de La Chimie de l’amour. Quand les sentiments ont une odeur (éd. CNRS, 2009), joue « un rôle prépondérant dans ce processus d’individualisation olfactive. Chaque cellule de notre corps possède un type de protéine caractéristique, unique pour chaque personne. Ces protéines sont produites par les 30 ou 50 gènes appelés gènes CMH (complexe majeur d’histocompatibilité) », qui codent pour des molécules propres à chaque individu. C’est à la mort des cellules, lors de leur décomposition, que des sous-produits de ces protéines atterrissent dans les glandes sudoripares. Ils se mélangent à notre sueur et nous donnent notre odeur. De par l’intimité de ce lien avec le génotype, les scientifiques s’accordent à dire qu’il n’existerait pas deux odeurs corporelles identiques.
Cependant, différents facteurs peuvent faire évoluer cette senteur, tels que l’état émotionnel, l’âge, le cycle menstruel, mais aussi certaines maladies comme le cancer ou le diabète. L’acidité du sang des diabétiques produit ainsi une odeur de pomme caractéristique de leur haleine et de leurs sécrétions. Au fil du temps, notre balance hormonale change, les bactéries présentes dans notre corps aussi. Le médecin ORL Patrice Tran Ba Huy évoque ainsi, dans son article « Odorat et histoire sociale » (Communication et Langages no 126, 2000), le bouleversement de l’image du Moi associé à l’adolescence, période à laquelle « l’identification du sexe se conforme chez l’homme avec l’odeur du sperme, et chez la femme avec celle des règles ». Il insiste aussi sur le fait que les odeurs corporelles sont « fortement conditionnées par le contexte social dans lequel elles s’exercent ». Du corps « brut » au corps parfumé, elles sont, selon lui, « avant tout déterminées par l’environnement psychologique, affectif ou sociologique. Le Moi olfactif joue un rôle essentiel tant dans l’élaboration de la personnalité que dans la communication entre adultes ». Notre odeur est une variable de notre identité, elle émane de nous, de nos expériences tout au long de la vie.
De façon plus conjoncturelle, la sueur et l’haleine sont aussi fortement influencées par l’alimentation. L’ail, l’oignon et des épices comme le curry favorisent par exemple la création d’un sillage olfactif qui n’est pas souvent bien considéré.

Test du T-shirt

Compte tenu des paramètres qui constituent notre identité olfactive, il est frappant de remarquer l’aptitude du nourrisson à distinguer l’odeur de sa mère juste après sa venue au monde. La chercheuse Margret Schleidt explique que « les nourrissons sont programmés pour apprendre très vite à identifier les odeurs ». À la naissance, le système olfactif est déjà stimulé depuis au moins deux mois in utero par les odeurs qui circulent dans le liquide amniotique. Cela favorise son développement précoce et son activation très rapide par rapport au système visuel par exemple – par le jeu de la phéromone mammaire, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de voir le sein nourricier pour le repérer.
Ce phénomène de reconnaissance olfactive reste valable avec le temps, affirmant la capacité des individus « à ressentir une affinité fondamentale envers les membres de notre famille biologique ». Nous pouvons ainsi identifier nos parents, frères et sœurs. Dans le cadre de tests d’identification opérés à partir de l’odeur de T-shirts portés, « l’odeur préférée est la plupart du temps celle du conjoint » avec « des taux de reconnaissance de 70-80 % », précise Roland Salesse, spécialiste de neurobiologie de l’olfaction et auteur de Faut-il sentir bon pour séduire ? (éd. Quae, 2015). Certains affirment que l’homme serait, par son seul odorat, capable de choisir un partenaire sexuel compatible génétiquement, ce qui limite les risques de consanguinité. Glenn Weisfeld utilise le test du T-shirt pour explorer les relations plus ou moins conflictuelles entre les membres d’une même famille. Il conclut notamment que « les mères ont une préférence pour l’odeur de leurs enfants adolescents [et que] les frères n’aiment pas l’odeur de leur sœur ». De plus, « à la puberté, les enfants développent une aversion à l’égard du père », précisent Hanns Hatt et Regine Dee. « Cette répugnance involontaire est peut-être une ruse de la nature pour prévenir l’inceste », conclut Glenn Weisfeld.
Une hypothèse intéressante et séduisante. À cet égard, Roland Salesse reste méfiant : « Personne n’a jamais fait une analyse suffisamment poussée du bouquet humain pour savoir ce qui plaît à telle ou telle personne. C’est une question non résolue. »

Le parfum du premier amour

Le psychologue allemand Harald Euler juge que les « phénomènes de réconfort olfactif ont été très largement négligés jusqu’à présent ». Pourtant, nombreuses sont les femmes qui auraient au moins une fois emprunté un pyjama ou un T-shirt de leur partenaire pour se donner l’illusion de sa présence. Harald Euler affirme aussi que les femmes et les hommes « se rejoignent sur un point : l’odeur de l’être aimé suscite en eux un sentiment de bonheur, source de proximité et de satisfaction ». Il ne faut pourtant pas négliger que dans ce contexte, les individus savent que le vêtement appartient à leur conjoint. Le conditionnement psychologique est donc puissant et pourrait dépasser le rôle joué par l’odorat.
Celui-ci n’est, en effet, évidemment pas le seul critère de sélection d’un partenaire. La rencontre amoureuse se fait « à 20-30 mètres, parce que cette silhouette nous plaît et que l’on va plutôt vers elle », explique Philippe Brenot, psychiatre et thérapeute de couple. On entend une voix, on distingue des gestes, une attitude. « On s’approchera si ça plaît, on s’éloignera si cela ne plaît pas », précise-t-il. Mais il insiste sur le caractère discriminant de la senteur de l’autre au l de la rencontre. Pour qu’une relation dure, le physique, l’allure et l’élocution ne suffisent pas : l’odeur est importante. Philippe Brenot évoque les parfums comme des empreintes olfactives secondaires. « Je connais des histoires d’hommes ou de femmes qui retombent amoureux de quelqu’un qui porte le même parfum que leur premier amour », souligne-t-il. « Sentir l’autre ou être senti par lui, c’est toujours découvrir la part intime d’un être et pénétrer dans son intériorité », explique la philosophe Chantal Jaquet, coauteur de l’ouvrage Le Parfum et l’Amour (éd. L’Esprit du temps, 2013). Elle insiste sur la capacité de l’odeur à rapprocher deux corps, à les fusionner, au point de donner à l’un l’impression de posséder l’autre.
Des sentiments profonds s’expriment par l’olfaction, qui devient le médiateur de l’intimité la plus profonde… y compris lorsque la relation s’émousse. « J’ai eu le cas d’un couple qui était ensemble depuis plus de vingt ans. Un jour, la femme me dit : “Je ne supporte plus l’odeur de son corps.” », raconte Philippe Brenot. Selon lui, l’odeur corporelle du mari de sa patiente n’a probablement guère changé, mais l’expression « je ne peux pas le sentir » prend alors tout son sens. Une sorte de verrouillage s’opère – tout comme, dans le même temps, on ne peut plus supporter les réflexions de l’autre. « Une espèce de fin de non-recevoir. C’est vrai et ce n’est pas rare », explique-t-il. C’est par la perception olfactive que la patiente « arrive à dire non alors que la personne ne s’était pas avoué l’éloignement qui s’était opéré. Je pense que c’est un sens très profond », conclut le psychiatre et thérapeute de couple. Paul Valéry l’avait bien dit : « Il n’y a rien de plus profond que la peau. »

Le poil, réservoir d’odeurs

Mais notre réaction aux odeurs sexuelles est loin d’être univoque : entre le dégoût et le désir, notre cœur balance. Philippe Brenot explique : « Très puissants attracteurs, ces substances contiennent des androgènes, très proches de la testostérone. Et la testostérone, c’est l’hormone du désir chez les femmes comme chez les hommes. » Ces effluves sont produits par des glandes sudoripares apocrines et captés à la base des poils « sous l’aisselle, autour du pubis et de l’anus, sur certains organes sexuels (scrotum, prépuce, petites lèvres), autour des mamelons et dans les oreilles. Leur sécrétion est stimulée par l’adrénaline », explique Roland Salesse.
D’ailleurs, selon Philippe Brenot, l’élément qui représente le plus fortement le sexe, c’est le poil : « [Sa] seule fonction est d’être un réservoir d’odeurs. Même pour les parfums, la peau est un mauvais réservoir. Ces poils ont été mis dans des régions très particulières pour être au plus près du nez du partenaire. »
C’est que le désir obéit à un impératif olfactif, écrit la philosophe Chantal Jaquet : la respiration de l’odeur apparaît « comme un prélude idéal, car elle permet de jouir de l’autre sans l’effaroucher ou sans avoir peur de se sentir lié ». Ainsi, l’usage du parfum s’apparente, selon elle, avant tout à une technique de séduction.
Une étude menée par Craig Roberts, de l’université de Stirling (Royaume-Uni), et Jan Havlícek, de l’université Charles de Prague (République tchèque), a d’ailleurs montré que la sensibilité féminine aux odeurs – notamment masculines – s’accroît au moment de l’ovulation. Réciproquement, les hommes préfèrent souvent les odeurs des femmes à ce moment-là. « Selon les scientifiques, pendant ces quelques jours, certaines substances odorantes supplémentaires sont produites et viennent enrichir l’odeur corporelle. La composition de la copuline, présente dans les sécrétions vaginales, change également », rapportent Hanns Hatt et Regine Dee. En revanche, la perception que les femmes ont de leur pouvoir d’attraction ne diffère pas pendant la période. Et aucun changement ne semble s’opérer chez les femmes qui prennent la pilule, donc n’ovulent pas. Dans certaines cultures, l’attraction est intrinsèquement associée à des rituels olfactifs. En témoigne la surprenante pratique des Polynésiennes consistant à « absorber des parfums en s’installant au-dessus d’un four creusé dans le sol », relate l’anthropologue Solange Petit-Skinner dans l’ouvrage collectif Sentir. Pour une anthropologie des odeurs (éd. L’Harmattan, 2004). En s’élevant, la vapeur de coco écrasée et de fleurs odorantes se dirige vers l’intérieur du corps de la femme, qui « exhale […] des vapeurs parfumées », créant « une sorte d’aura autour de la personne ». Une exhalaison captive et captivante qui supplante l’odeur naturelle du corps et invite explicitement à une relation amoureuse.
Selon Philippe Brenot, « c’est dans ces rapports d’intimité où les autres sens, le toucher mis à part, sont souvent oblitérés que l’odorat revêt une intensité particulière ». Souvent, « la vision est abolie » et « l’homme ou la femme fait l’amour les yeux fermés ». Car « dans l’amour, très souvent, on ne se parle pas. Les yeux clos, les odeurs sont directrices, excitantes, et dès qu’on s’approche de l’autre, dans la mesure où le canal visuel est oblitéré, la perception des autres sens augmente ». Odeur et toucher aident à la montée de l’excitation, au déclenchement des sensations du plaisir.

« Vivre sous vide »

Notre odorat a la capacité de dépasser la dichotomie des perceptions olfactives plaisantes et déplaisantes. Il se laisse séduire et émouvoir par des sensations interpersonnelles qui contribuent à nous rendre vivant au nez de l’autre. Nous y répondons souvent par un sentiment ambivalent d’attraction-répulsion. Il n’est pas rare d’entendre des personnes ayant des troubles de l’odorat dire qu’elles souffrent d’une « déconnection sociale » ou qu’elles ont « l’impression de vivre sous vide ». Notre propre identité olfactive contribue à notre sentiment d’appartenance au monde extérieur, à travers le lien invisible créé par les odeurs.
Dans le contexte de relations amoureuses, cette volonté de connexion est exacerbée, jusqu’à ce que deux corps ne forment plus qu’un, que les odeurs se mêlent et que se crée un élixir de plaisir durable. Jean-Baptiste Grenouille, le héros de Patrick Süskind dans Le Parfum (éd.Fayard, 1986), qui souffrait d’avoir un corps inodore, n’a-t-il pas poussé cette volonté d’appropriation à l’extrême en cherchant à obtenir les odeurs corporelles de séduisantes jeunes filles ? Il a ainsi pu devenir l’être le plus désirable qui soit sur Terre. Au point d’y succomber. 

Visuel principal : Henri de Toulouse-Lautrec, Au lit, le baiser, 1892. Source : Wikipédia

Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena et Daphné Bugey, c’est à Delphine Jelk de nous parler de sa fascination pour une œuvre d’Aimé Guerlain, auquel elle succédera au sein de la maison parisienne bien des années plus tard.

Les parfumeurs n’ont pas souvent l’occasion de porter les créations des autres. Nous devons tester nos essais, que nous chérissons d’abord comme s’ils faisaient partie de nous. Et puis le parfum est lancé : nous le croisons par surprise dans la rue, prenant son envol dans le cou des passants. Soudain, nous réalisons qu’il ne nous appartient plus, qu’il fait désormais corps avec celui qui le porte. Il n’est plus nôtre.
Il y a pourtant un parfum que je peux dire mien, l’extrait Jicky de Guerlain. Il m’accompagne depuis que j’ai vingt ans, à la fois comme un refuge et un guide. Je ne me souviens plus si je l’ai rencontré pour la première fois par le biais de son histoire ou de son odeur, tant les deux sont intimement liés et font sens à mes yeux.

J’étais alors étudiante en école de mode, et je créais une collection de vêtements en lin et en cachemire que je voulais très sensorielle : mon idée était d’exprimer olfactivement ces matières. Mon désir de devenir parfumeur était né ! C’est à cette période que j’ai découvert Jicky de Guerlain dans sa version extrait. J’étais encore à mille lieux d’imaginer qu’un jour, je travaillerai pour cette maison, dans les pas d’Aimé Guerlain. Mais j’ai immédiatement été bouleversée par sa sensualité, ce jeu qu’il tisse avec la peau où il prend toute sa dimension, et je comprenais mieux encore combien cette sensorialité allait guider mon travail. Intensément animal – il est d’ailleurs difficile aujourd’hui d’en faire autant – c’est justement en se mêlant à la chaleur du cou et des poignets qu’il devient parfaitement confortable.

Et puis il y avait son histoire, celle du prénom d’abord, donné pour la première fois à un parfum : j’ai un faible, je l’avoue, pour l’histoire, à priori fantasmée, qui raconte qu’Aimé Guerlain serait tombé amoureux d’une jeune anglaise portant le cheveu court et montant à cheval comme un homme. Après tout, cette création adressée aux femmes a d’abord été appréciée par les dandys, devenant ainsi le premier parfum unisexe. 

Quand j’ai commencé à travailler pour Guerlain, en 2007, j’ai immédiatement eu envie d’explorer ce flou des genres comme l’avait fait Aimé à l’époque. Je me suis emparée de la lavande, cette fleur présente dans 80% des masculins, pour la travailler au féminin. On dit parfois que les parfums n’ont pas de genre, mais c’est oublier que nous vivons dans un monde où les codes, certes différents selon les cultures, nous influencent dès notre enfance, selon par exemple ce que l’on a senti plutôt sur son père ou plutôt sur sa mère.
Quand j’ai imaginé Mon Exclusif (renommé Mon Guerlain ensuite), j’ai donc pensé à l’odeur de la mousse à raser, que j’adore comme une madeleine de Proust, et je l’ai contrebalancée en jouant sur la surdose de coumarine et de vanilline qui avaient fait la particularité de Jicky – lorsqu’on travaille dans une maison comme Guerlain, le patrimoine donne forcément envie de faire des ponts.

Car c’est aussi la particularité de ce chef-d’œuvre : cette audace dans l’utilisation des matières premières de synthèse, alors tout juste mises à disposition des parfumeurs. Jicky constitue l’une des premières compositions à en intégrer, nous embarquant du même coup dans une nouvelle ère, celle de la modernité qui nous fait passer d’une parfumerie figurative à une parfumerie d’émotion. D’ailleurs, je n’ai jamais cherché à véritablement en décortiquer la formule, pour en rester à cette sensation de plénitude quand je le porte. Je suis émue, encore aujourd’hui, par cette fraîcheur au cœur très floral, avec la coumarine qui ouvre tout un nouveau monde et donne à Guerlain sa signature ; par son histoire ; par la complexité de sa formulation et tout à la fois cette simplicité pour me l’approprier.
Parmi toutes les créations qui ont pu me toucher, c’est ainsi encore et toujours cet extrait de Jicky qui me guide et me bouleverse le plus, avec sa modernité androgyne tout aussi actuelle, du haut de ses 134 ans.

Delphine Jelk, le 12 décembre 2022.

Visuel principal : © Pascale Auguie

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ?

Têtes d’affiche, seconds rôles, réalisateur, producteur, scénariste, équipe technique, distributeur, partenaires financiers… Au cinéma, il serait impensable que seul le réalisateur soit mentionné et que le nom de toutes celles et tous ceux qui ont contribué à la sortie d’un film n’apparaissent pas à son générique de fin. Dans l’industrie de la parfumerie, bien que la chaîne de création soit elle aussi composée de nombreux maillons, chacun contribuant au projet à son niveau, rien de tel n’existe aujourd’hui. Si les parfumeurs sont de plus en plus starisés, les autres acteurs continuent de rester anonymes. Pour quelle raison ? Cette invisibilisation pourrait-elle être amenée à évoluer, alors que certains dans l’industrie appellent à davantage de transparence et de pédagogie ?

Pendant longtemps, les parfums n’étaient associés qu’au nom apposé sur le flacon : le N°5 était signé Chanel, Opium Yves Saint-Laurent et Angel Thierry Mugler. On laissait donc volontiers le public attribuer leur création aux couturiers à l’origine des maisons, que ces derniers entretiennent un flou artistique sur la question, ou qu’ils s’octroient tout bonnement la paternité des compositions lancées sous leur nom, comme le soulignait récemment ici même Clément Paradis. À partir des années 1980, de nouvelles maisons comme L’Artisan parfumeur – fondée par Jean Laporte – ou Serge Lutens permettent à d’autres figures que celles issues de la mode d’être mises en avant et d’incarner leurs créations, même s’ils n’étaient pas toujours seuls à les concevoir. Quant aux parfumeurs ? Inconnus au bataillon. Il était rare qu’on les évoque dans la presse jusqu’aux années 1990 – à quelques exceptions près, comme Germaine Cellier, la très mondaine créatrice de Vent vert de Balmain et Fracas de Piguet, présentée comme « le meilleur nez de France » dans 7 jours en 1944.

Le parfumeur-auteur
En 2000, Frédéric Malle est le premier à faire apparaître systématiquement sur les flacons des créations qu’il édite le nom de ceux qui les ont composées, étant considérés comme leurs auteurs, selon le concept de sa maison.
Au fil des années 2000, et encore davantage la décennie suivante, les parfumeurs  deviennent partie intégrante de la communication autour des fragrances et sont de plus en plus placés sous les projecteurs. Désormais, rares sont les lancements où leur nom n’est pas cité, voire surligné. Voilà au moins un maillon de la chaîne qui est reconnu à la hauteur de son mérite ? Pas toujours. Alors que les créations collectives sont devenues la norme pour les projets d’envergure, chacun est-il vraiment crédité à la mesure de sa contribution ? Une marque ou une maison de composition peut parfois choisir de mettre en lumière des femmes, un parfumeur illustre ou au contraire une jeune pousse, pour des raisons de politique interne ou pour coller au mieux à la communication choisie, quelle que soit la réalité de l’équipe créative. 

Il reste également quelques contre-exemples notables à cette mise en avant des parfumeurs : Hedi Slimane chez Celine et Tom Ford pour sa propre marque restent fidèles à la tradition (et à la fiction) du couturier-parfumeur, escamotant ceux ou celles qui ont mis en formule leurs souvenirs ou leurs concepts. Leur exemple souligne en revanche l’importance du directeur artistique, qui oriente et valide le travail des parfumeurs, et contribue lui aussi à la création. Dans une maison de mode, il doit insuffler l’esprit de la couture dans les parfums, comme Alessandro Michele chez Gucci, à la tête de la mode de 2015 à 2022, qui a travaillé de concert avec Alberto Morillas pour imprimer sa marque romantique et baroque aux parfums de la maison, de Bloom à Mémoire d’une odeur. Cette tâche délicate est souvent déléguée à des équipes externes, faute d’implication. 

Essences et molécules
Mais un parfum n’est pas seulement l’œuvre de parfumeurs et de directeurs artistiques. Il est bien sûr composé de matières premières, qu’il faut produire. Lorsqu’elles sont naturelles, elles sont fièrement revendiquées, souvent flanquées de leur pays ou de leur région d’origine : vanille de Madagascar, bergamote de Calabre… On évoque beaucoup plus rarement le travail des fermiers, des cueilleurs, des personnes impliquées dans le transport ou des sociétés productrices de matières premières qui transforment les fleurs, feuilles, gousses et autres écorces en ingrédients de parfumerie, comme l’a récemment fait Dominique Roques dans son livre. De la même manière, avant d’entrer dans la palette, les molécules sont issues de longues et coûteuses années de recherche menées par des chimistes – ou plus rarement de découvertes inopinées. Nous n’aurions pas de Calone sans John J. Beereboom, Donald P. Cameron et Charles R. Stephens de chez Pfizer (certaines mauvaises langues estimeront sans doute que le monde ne s’en porterait pas plus mal), pas d’Hedione sans Edouard Demole (Firmenich), pas d’éthyl maltol sans Bryce Tate, Robert Allingham et Charles R. Stephens (Pfizer de nouveau)… et donc sans doute pas d’Angel non plus. Les essais d’Olivier Cresp auraient-ils été retenus sans ce composé de synthèse évoquant la barbe à papa, utilisé pour la première fois en si grande quantité en parfumerie fine ? L’identité et la réussite d’un parfum peuvent parfois (aussi) tenir à une molécule, et donc aux recherches des chimistes qui ont permis de la rendre disponible. 

Le temps long du développement
Avant d’espérer un succès, le développement d’un parfum suppose un travail de longue haleine au sein d’une société de composition. Hormis les rares cas de parfumeur maison (Guerlain, Chanel, Cartier, Hermès, Caron, Dior, Vuitton…), les marques délèguent généralement le développement des fragrances, par le biais d’une licence, à un grand groupe (Coty, Puig, L’Oréal…) qui fait lui-même appel à une entreprise employant des parfumeurs (IFF, Givaudan, Robertet…) pour réaliser leur création. « Un développement dure de plusieurs mois à plusieurs années, pendant lesquels la maison de composition est semblable à une ruche. Évaluation, marketing, études consommateur, laboratoires, R&D, réglementaire : tous s’affairent autour du parfumeur, tandis que le commercial opère tel un chef d’orchestre », explique Audrey Barbéra, Global Fine Fragrance Category Leader chez Firmenich[1]Entretien réalisé en octobre 2021 pour l’édition espagnole du Grand Livre du parfum.
Chargé d’un « compte » (L’Oréal, Interparfums…), le commercial reçoit le brief indiquant l’intention créative et le cahier des charges pour un futur lancement, et sert d’interface entre son client et les autres acteurs tout au long du processus :  : c’est lui qui assure la bonne marche du projet jusqu’à la livraison du concentré si le projet est gagné. 

Pour la partie olfactive, l’évaluateur (le plus souvent une évaluatrice, d’ailleurs) travaille main dans la main avec le ou les parfumeurs. Lui aussi en charge d’un compte et de plusieurs marques (Armani, Saint Laurent, Prada, ou Mugler chez L’Oréal ; Gucci, Marc Jacobs, Calvin Klein chez Coty…) ou d’une région (Moyen-Orient, Asie…), il est rarement évoqué, mais contribue grandement à la création. « Nous jouons vraiment les copilotes aux côtés du parfumeur, ce qui suppose une grande confiance entre nous », souligne Cynthia Salem, évaluatrice chez Mane. Il connaît parfaitement l’univers des marques pour lesquelles il travaille, leurs attentes, mais aussi la collection de chaque parfumeur, composée des formules déjà créées par ce dernier, tous projets confondus : il l’aide donc à donner une traduction olfactive au brief, à trouver des pistes de création, sent avec lui chaque nouvel essai, l’inspire et le remotive au besoin, et c’est finalement lui qui décide quelles propositions seront soumises au client pour gagner le projet. « Un des enjeux du développement est de ne pas perdre la note de départ, parfois lissée en voulant plaire au plus grand nombre », ajoute Cynthia Salem.

L’équipe marketing accompagne cette valse des soumissions. Au début d’un projet, elle fait des recherches sur ce qui constitue l’ « ADN » de la marque, et sur des matières premières qui pourraient répondre au brief afin d’inspirer les parfumeurs. Elle est ensuite mise à contribution pour présenter les « mods » de la manière la plus efficace possible, grâce à des présentations illustrées expliquant l’intention créative du parfumeur. 

Tests consommateurs
Pour maximiser les chances de remporter les projets importants, un autre département des maisons de composition entre en scène : l’équipe consumer insight, qui mène des tests auprès des consommateurs. Depuis une vingtaine d’années, ces tests ont pris une place croissante : ils concernent davantage de projets, et sont de plus en plus nombreux au fil du développement. « Au début des années 2000, les tests servaient à valider une note, indique Samuel Willer, Fine Fragrance Consumer Insight Director chez IFF. Aujourd’hui, notre travail s’articule en deux parties. D’une part, hors de tout projet, nous menons régulièrement des études en ligne pour comprendre les attentes conscientes et inconscientes du public sur des sujets comme le bien-être, le développement durable ou la gender fluidity, et nourrir ainsi les équipes. D’autre part, dans le cadre d’un projet, nous organisons des tests avec des instituts d’étude pour faire sentir les essais à des consommateurs. » Ces derniers sentent à l’aveugle, sans rien savoir de la marque ni du concept, et doivent répondre à des questions simples : « Aimez-vous ce parfum ou non ? Est-il puissant ? Féminin ? Fruité ? Frais ? » Les tests peuvent-ils conduire à modifier radicalement la direction olfactive d’un projet ? Pas vraiment, estime notre interlocuteur : « Nous démarrons généralement d’une idée créative très forte et très signée, qui est comme un diamant brut que l’on facette peu à peu pour en faire une pierre remarquable ». L’enjeu est aussi de prendre en compte la perception du public, qui peut différer de ce que le parfumeur souhaite exprimer. Ce service a donc une fonction déterminante, à travers sa stratégie, ses choix et ses conseils, pour le succès à venir d’un parfum. 

Au cœur des labos
Parallèlement à ce travail de développement, différents laboratoires s’affairent quotidiennement afin de mettre en œuvre le parfum. D’abord celui où les assistants et assistantes des parfumeurs (ou laborantins/laborantines) pèsent les différentes formules qui seront ensuite évaluées par les équipes : un véritable travail de fourmi, précis et répétitif, qui demande une grande rigueur afin d’éviter toute erreur préjudiciable au bon déroulement du projet. Ensuite le laboratoire d’échantillonnage, qui prépare une quantité – parfois astronomique – de petits flacons qui partiront en test ou chez le client. Enfin, un laboratoire technique mène des tests de stabilité sur les différentes « mods ». Le brief précise en effet la couleur finale du jus, qui participe de l’identité d’un parfum – Angel (décidément un cas d’école) serait-il Angel sans sa teinte bleue ? – mais qui peut être affectée par certains ingrédients ou interactions entre eux. Et si le projet est gagné, la maison de composition s’engage à ce que les flacons de parfum ne changent ni d’odeur ni de couleur lorsqu’ils sont conservés à température ambiante, pour une durée de 30 mois en général. « Nous passons au crible chaque formule afin d’identifier et de résoudre les éventuelles problématiques de stabilité.  Ce sont souvent les naturels qui nous donnent du fil à retordre », précise Nadine Gherdaoui, Fine Fragrance Technical Project Leader chez Symrise. Le poivre, l’ylang-ylang ou le gingembre peuvent ainsi donner un aspect trouble au jus ; certains agrumes très colorés au départ se décolorent au fil du temps. Un jus peut aussi se colorer durant son vieillissement à cause de réactions entre certaines matières : un parfum teinté en bleu qui jaunit dans le temps deviendrait ainsi… vert. « Nous avons la possibilité d’utiliser des qualités différentes de matières premières ou d’ajuster la quantité de certaines en dernier recours, car cela peut avoir un impact sur l’identité olfactive du parfum. Il est alors nécessaire de travailler avec les équipes de création pour trouver le meilleur compromis entre cette dernière, la stabilité et la teinte souhaitée », poursuit notre interlocutrice. Afin de vérifier la stabilité du parfum dans le temps, on simule un  vieillissement accéléré en l’exposant à la lumière naturelle ou à des lampes UV, ainsi qu’à la chaleur, grâce à des séjours de durée variable en étuve. Le laboratoire peut alors proposer l’utilisation d’éventuels stabilisants afin de garantir une conservation optimale du parfum. Un rôle crucial : un projet peut être perdu à cause de problèmes techniques non réglés, même si le parfum était le favori, le client se tournant alors vers un second choix.

Pendant que la maison de composition affine ses soumissions, la marque qui lancera le parfum travaille de son côté sur son concept, son nom, son flacon, son packaging et sa communication, jusqu’au lancement. Des éléments qui, s’ils sont cohérents et rencontrent l’air du temps, peuvent décider du succès et de la renommée d’un parfum, au-delà de son profil olfactif. Derrière l’image du parfumeur solitaire humant des mouillettes d’un air inspiré dans son bureau, ce sont donc une multitude d’acteurs travaillant dans l’ombre, parfois pour plusieurs sociétés, qui ont chacun un rôle précis et parfois déterminant, et qui s’affairent pendant de longs mois, voire des années, pour aboutir à un parfum. Au même titre que les différents collaborateurs d’un film, qui n’est jamais attribué au seul réalisateur, peut-être que tous ces contributeurs menant à la naissance d’un parfum pourront un jour être davantage visibles, mis en valeur et reconnus par le public. Quand verra-t-on apparaître  un générique du parfum, comme sur les écrans de cinéma, auquel on pourrait accéder par exemple en scannant un QR code sur le flacon, ou tout simplement sur les sites internet des marques ? Alors que l’on voit se déployer de multiples initiatives technologiques numériques autour du parfum, cette perspective pourrait être envisageable dans un avenir proche – à condition bien sûr qu’elle soit désirée. 

Visuel principal : Robert Maillard, La Halle de la verrerie de Portieux, 1935. Source : https://leverreetlecristal.wordpress.com/

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 Entretien réalisé en octobre 2021 pour l’édition espagnole du Grand Livre du parfum

Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez et Céline Ellena, c’est au tour de Daphné Bugey, parfumeuse chez Firmenich, de nous parler de ces œuvres qui, portant le souvenir d’autres empreintes, jouent avec notre mémoire olfactive, parfois de manière inconsciente. Une succession d’échos qui la mènera jusqu’à L’Origan de Coty, tissant avec les créations qui lui ont succédé une généalogie propre.

Ma passion pour la parfumerie est née très tôt, alors même que ma famille ne travaillait pas dans cet univers. Outre le N°5 de Chanel, ce sont tous les grands Guerlain de l’époque portés par ma mère qui ont bercé mon enfance : Shalimar, Mitsouko, Nahema, Jardins de Bagatelle, Parure ; et bien sûr ce chef d’œuvre qu’est L’Heure bleue… Je dois beaucoup à Guerlain, qui est sans doute à l’origine de ma vocation. Je n’avais pas 10 ans, je collectionnais les publicités et, surtout, les miniatures. J’adorais ces petits flacons et leurs boites, je mémorisais les parfums, je jouais à reconnaître les effluves des gens dans la rue, leur courant après ; je sentais tout ce qui me passait sous le nez. Et puis je tombe sur un échantillon d’Oscar, première création d’Oscar de la Renta. Coup de foudre immédiat. Je le trouve addictif, riche, complexe et mystérieux ; c’est l’opulence même, la féminité absolue, l’oriental dans toute sa splendeur. La magie opère. Oscar a été le premier flacon que je me suis acheté : c’était un 30 ml. À l’heure où toutes les jeunes filles de cette époque portaient Anaïs Anaïs de Cacharel, c’était un peu détonnant ; mais en le portant, je n’étais pas guidée par une quelconque volonté de me distinguer, seulement par mon coup de foudre olfactif.

Plus tard, j’ai intégré l’Isipca, en alternance avec la société Firmenich. Une partie de ma formation consistait à reconstituer les grands classiques et à faire des études olfactives comparatives des parfums entre eux. C’est ainsi que j’ai pu comprendre qu’au cœur d’Oscar était inscrite depuis toujours l’empreinte de L’Heure bleue, tant aimé dans le cou de ma mère : ma mémoire olfactive avait probablement guidé ce coup de cœur initiatique. J’avais certainement eu envie de retrouver, de manière alors inconsciente, l’étreinte maternelle, avec tout ce que ce parfum a d’enveloppant, de réconfortant : le musc cétone, la vanille, l’héliotropine…
Je comprenais alors comment il pouvait exister des filiations, des variations autour de certains thèmes. Pour autant, je n’ai jamais voulu recréer Oscar : je préférais le conserver comme un tout ; j’avais peur qu’en le décortiquant il ne perde de sa magie.

C’est alors qu’en 2004, on me propose de travailler à la reconstitution des parfums de François Coty pour son centenaire. Quelle perspective formidable ! Grâce à Jean Kerléo, j’ai eu accès à des formules conservées à l’Osmothèque qui m’ont permis de découvrir une tout autre manière de composer. À la fin du XIXe siècle, alors qu’apparaissaient déjà les premières molécules de synthèse, les parfumeurs travaillaient encore essentiellement avec des matières premières naturelles. François Coty a tout de suite décelé le potentiel créatif derrière ces nouveaux produits. Il s’est montré précurseur dans leur usage. Il les utilisait tels quels ou sous forme de bases, associées aux naturels ; c’était le début de ce que l’on appelle la parfumerie moderne.

Dans L’Origan, les bases s’emboîtent les unes dans les autres comme de véritables poupées russes, constituant ainsi finalement une composition complexe malgré la formule apparemment courte. En outre, le parfum n’était pas comme aujourd’hui simplement dilué dans de l’alcool : il était complété avec toutes sortes d’infusions, de teintures – de musc Tonkin, de civette, de castoréum, de vanille… – qui apportaient une richesse supplémentaire et une patine unique. Il a fallu trouver des remplacements pour certains de ces produits qui ont complètement disparu. Pour décortiquer ces fameuses bases tenues secrètes, je suis allée enquêter auprès des anciens Grassois. Il me fallait aussi pour les naturels retrouver des qualités proches de celles de l’époque, transposer les concrètes et lavages de fleurs en absolues en adaptant les dosages, tout en respectant la législation actuelle. Bref, un travail passionnant mais titanesque !

Lorsque j’ai enfin pu aboutir à une première formule de L’Origan, la peser, la sentir… J’ai eu un second choc olfactif : L’Origan, créé en 1905, était le précurseur de L’Heure bleue, sorti en 1912, qui avait inspiré Jean-Louis Sieuzac pour Oscar en 1977 ! Même chose pour L’Émeraude, qui en 1921 préfigurait Shalimar lancé en 1925. Mais alors ne faudrait-il pas remonter jusqu’à Jicky, créé en 1889 par Aimé Guerlain…?
J’avais soudain l’impression de percer les mystères de la création, comme un chercheur : c’était à la fois jouissif et presque décevant, au début. Mais j’ai aussi appris à distinguer l’inspiration de la copie. Car sous leurs accords communs, chacun conserve son identité propre.

Alors, quelles sont ces notes qui, associées entre elles, me touchent autant ? C’est en reconstituant L’Origan qu’elles me sont apparues plus clairement.
Il y a les notes citrus ; une partie florale épicée œillet apportée par la base Dianthine de Firmenich ; un bouquet de fleur d’oranger, néroli, rose, jasmin et ylang-ylang ; un aspect poudré violette-iris, apporté par la base Iralia, l’héliotropine, et l’aldéhyde anisique contenu dans la base Foin Rigaud de De Laire. Le fond est à la fois ambré – avec la base Ambréine de Samuelson ou Coralys de Firmenich mêlant entre autres vanille, coumarine, bergamote, ciste labdanum, et notes boisées (un parfum en soi… « Shalimar style ») ; et bien sûr animal, musqué et miellé.
C’est d’ailleurs de cette forme olfactive opulente que m’est venue l’idée du miel dans Scandal de Jean Paul Gaultier ; pour apporter à la fois un côté animal, sensuel, charnel presque dérangeant mais en même temps travaillé de façon plus contemporaine en exacerbant son aspect sucré gourmand.

L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie, mon vécu personnel et celui de tant d’autres personnes qui les ont portés à leur tour, poursuivant la légende de cette lignée incroyable.

Daphné Bugey, le 22 décembre 2022

Visuel principal : Daphné Bugey © Firmenich

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Horizons olfactifs : visite virtuelle de l’exposition en compagnie de Sandra Barré

Pour les derniers moments d’existence de la Fondation écureuil à Toulouse, la critique et historienne de l’art Sandra Barré a investi les lieux d’une exposition olfactive pour une durée de deux mois, place du Capitole. Y sont conviées les œuvres de nombreux artistes contemporains qui utilisent ce médium dans leur travail. Nous l’avons parcourue en compagnie de sa commissaire et vous en proposons une visite guidée.

Baignoire énigmatique, bouquets de lys emplissant la pièce immaculée, citrons zestés dansant dans l’air embaumé : dès les premiers moments dans l’espace toulousain, l’œil comme le nez capturent ces fragments créatifs, s’immergent dans un univers à la fois familier et inattendu, alors que dehors la pluie inonde les rues.

Pendant un instant, j’ai eu l’impression que la pièce principale, assez minimaliste, constituait l’espace tout entier, comme ces galeries vides qui m’ont toujours un peu intimidée. Mais l’endroit est rempli d’êtres humains qui comme moi, trempés mais souriants, s’avancent avec curiosité vers la succession de diffuseurs alignés au mur : l’œuvre Blumenstilleleben (« nature morte de fleurs ») de Roman Moriceau, composée par le studio Flair, nous parle du passage du temps à travers l’image olfactive évanescente d’un bouquet qui se fane, allégorie de la vie qui s’écoule.

En face, deux petits carrés de Florian Mermin, pareils à des monochromes modernes, tapissés de pétales de rose séchées, habillent la pièce blanche, prolongeant la première œuvre comme le tableau d’un ancêtre muet et immobile, que l’on aurait accroché dans un salon. 

Je repère finalement le début d’un couloir, la possibilité d’un nouvel horizon : se trouve ici encadré un manifeste d’apparence anodine, mais dont j’apprendrai qu’il a été rédigé en 2014 avec une encre obtenue à partir des sécrétions intimes de Peter de Cupere. Il y invite tous les visiteurs à « voir plus loin que le bout de leur nez lorsqu’ils entrent en contact avec une œuvre d’art olfactive, s’arrêter sur le contexte celle-ci et réfléchir à la fonction de l’odeur comme médium ».

C’est là que je retrouve Sandra Barré, présentant une frise chronologique permettant de mieux comprendre que l’odeur, même si celle-ci connaît actuellement un certain regain d’intérêt, n’a en réalité cessé de s’immiscer dans l’art depuis une centaine d’années déjà, de L’Air de Paris capturé par Marcel Duchamp en 1919 à Mur de poils de carotte de Michel Blazy en 2000, en passant par les Lipstick Urinals de Rachel Lachowicz en 1992.

Claudia Vogel, Fresh, 2022

Mais treize citrons se balancent et appellent à l’interaction : un grattoir géant au mur invite à l’utilisation, au grand dam des musées classiques qui lui préfèrent un panneau « ne pas toucher » : « en proposant d’attraper les agrumes, l’œuvre de Claudia Vogel engage le corps du visiteur » appuie Sandra Barré. La performance participative de Quentin Derouet, J’aime bien jouer avec les fleurs, et vous ?, propose elle aussi de transgresser l’interdit muséal en dessinant à l’aide de fleurs sur le mur de la pièce, où quelques personnes déjà tissent les traits de leur imagination à coups de crayons et de pétales écrasés, rappelant le passé ritualiste de l’odeur qui relie les hommes, et faisant écho à la peinture pariétale des origines de l’humanité.

Quelques pas plus tard, notre hôte nous invite à nous pencher sur deux paraboles de céramique, l’une blanche, l’autre noire : Black & White Mambo N°5, exhalant un parfum signé Christophe Laudamiel, qui semble différent dans chacun des contenants. « Cela permet de comprendre comment ce que l’on voit influence ce que l’on perçoit olfactivement », poursuit l’historienne, qui nous invite dans la pièce centrale où l’on explorera les odeurs de l’intime. 

Boris Raux, Boris, le gisant, 2022

C’est ici que l’on retrouve la fameuse baignoire, baptisée Boris, le gisant, et qui vient rejoindre la série La Fabrique des gisants de Boris Raux. L’eau, dans laquelle s’est baigné celui qui donne son nom à l’œuvre, est ainsi imprégnée de microscopiques morceaux de son épiderme, de quelques-uns de ses poils, et de ses exhalaisons personnelles : elle dessine ainsi les contours d’une empreinte olfactive collectionnée par l’artiste, comme un écho au célèbre roman de Süskind, jusqu’à disparaître peu à peu par évaporation, et absorbée par la respiration des visiteurs. Je

Au mur, des photogrammes de Christelle Boulé ont capturé les parfums récoltés chez ceux qui souhaitaient s’en séparer, constituant « une petite sociologie des odeurs, agrémentée de l’histoire de ces flacons qui ont une vie à eux, et où l’on peut distinguer les délaissés, les inappropriés et les fantasmés », poursuit la curatrice de l’exposition.

Clin d’œil à cet exercice typique de l’artiste, Claudia Vogel propose quant à elle un autoportrait olfactif, Concrete 2,3g, issu de bandes de tissus dont elle s’est enrubanné le corps tous les jours pendant trois semaines. Il côtoie des briques déposées par Gwenn-Aël Lynn sur un réchaud devant lequel sont déposées des tasses de café, qui exprime, dans une construction évolutive, les odeurs racontées par les habitants de Toulouse, en référence à la tristement célèbre citation chiraquienne « le bruit et l’odeur »

Tout proche, un cabinet de curiosité rempli d’objets liés au nez : bougies, crânes d’animaux, pains de savon, parfums, fleurs séchées, vase cassé… C’est beau, ça sent bon, c’est exigu et curieux comme il se doit, parsemé d’œuvres parfois étonnantes mais que je vous inviterai à aller découvrir par vous-mêmes, car la visite se poursuit et que je ne peux décemment pas écouter d’une oreille. 

Continuons donc dans la pièce principale : Sandra Barré y présente deux encensoirs : enfant-encensoir en aluminium d’Antoine Renard, issus d’impressions 3D, symbolisant l’innocence et la pureté et, à côté, monstre crachant ses volutes par le nez pour évoquer la masculinité toxique signé L. Camus-Govoroff forment une dualité personnifiant bien et mal. 

Morgan Courtois, Narcissisum, 2022

Mais l’œuvre de Morgan Courtois, derrière nous, nous appelle en diffusant avec puissance les effluves de chair narcotique des fleurs de lys, organiques, presque humaines, autour d’un fragment de peau blanche « faite de plâtre poreux et parfumée avec une copie Bois d’argent mêlé d’un accord transpiration, qui donne à la sculpture une forme d’incarnation et pose la question de savoir où se place la vie, où est la chair. »

Puis nous nous retournons encore vers la nouvelle œuvre de Roberto Greco mêlant, comme Œillères et Porter sa peau, une série de photographies et une installation olfactive, dont la fragrance est composée cette fois-ci avec Christopher Sheldrake, parfumeur historique de Serge Lutens et directeur de recherche et développement parfums chez Chanel : Rauque (visuel principal de l’article). On y respire un mimosa animal, un narcisse épais mêlé de nuances épicées, résineuses et confites. Déposé au cœur d’une argile poreuse conçue pour qu’il puisse s’écouler dans un flacon, emportant avec lui l’odeur de l’espace alentour – lys, baignoire, agrumes, corps en mouvement – ce travail créé pendant le confinement exprime l’enfermement de nos corps, et cristallise le besoin de sortir. 

Juste à côté, c’est un autre autoportrait qui nous fait face, celui de Jimmy Robert. Matérialisé dans une feuille A4 minimaliste de cuir rigide symbolisant le corps noir et la traite négrière, au cœur du travail de l’auteur, il est imbibé du parfum qu’il a l’habitude de porter, Eleventh Hour de Byredo. 

Revenant sur nos pas, nous slalomons entre les visiteurs, saluons les dessins qui se multiplient déjà sur les murs, et tournons vers un escalier d’où émerge une mystérieuse et familière odeur de lavande : l’espace comporte donc également un sous-sol ! 

Chloé Jeanne, De Celsuis à Scoville, 2022

Première étape au bas des marches : un tondo – tableau de forme circulaire – signé Chloé Jeanne, aux nuances vertes et violettes et aux relents vinaigrés résultant d’une mixture de pomme de terre et de yaourt, exprime le déploiement du vivant. Comme les brise-vues étendus, mangés par le lichen, que Guilhem Roubichou a récolté chez des particuliers, et où l’odeur de noix et de sous-bois domine : « c’est une manière de donner un autre emploi, une autre vision sur quelque chose de commun », ponctue notre hôte.

Dans une première cave voûtée aux briques rouges, l’œuvre Fantosmie de Julie C. Fortier nous accueille. Elle réveille la mémoire olfactive en évoquant les femmes qui ont habité le château d’Oiron, où elle a d’abord été exposée. L’oreille bercée par le chant des oiseaux, le nez par un accord de rose, patchouli et violette permettant de « représenter la présence féminine, en la réactivant par tous les sens, et en rappelant que l’odeur comme la femme ne s’enferme pas ». Deux autres apparitions viendront habiter le lieu plus tard, avec leurs propres correspondances sensorielles. 

La lavande, omniprésente, monte à la tête : elle est pourtant physiquement absente de la deuxième cave, où sont présentées quatre réinterprétations du légendaire Fracas de Robert Piguet, composé par Germaine Cellier en 1948. Proposées par les quatre parfumeuses du studio Flair, Amélie Bourgeois, Anne-Sophie Behaghel, Margaux Le Paih-Guérin et Camille Chemardin, ce sont autant d’approches qui posent la question de la copie. Sandra Barré nous rappelle qu’elle est historiquement bienvenue dans le monde de l’art, saluée pendant plus de trois siècles par le prix de Rome. Mais elle est l’un des cauchemars les plus vivants de la parfumerie, où la formule n’est pas protégée par le droit d’auteur. L’œuvre nommée Klaké on the floor met elle aussi en avant la notion de style, qui devient concrète à la perception de ces variations sur le même thème. 

Enfin, nous nous dirigeons vers celle qui nous appelle obstinément depuis longtemps : la troisième cave est couverte d’un tapis de lavande, qui présente les contradictions des odeurs : qualifiée d’apaisante, elle est dans ce monochrome olfactif plutôt agressive, gênante, énervante. Floryan Varennes rappelle ainsi que les évidences sensorielles ne le sont pas toujours, à l’heure du marketing olfactif s’immisçant dans notre temps de cerveau disponible…

Saluant mon interlocutrice, j’emporte donc avec moi quelques grains de la fleur mauve collés sous mes pieds, l’odeur des agrumes et un peu du corps de la gisante respiré, y laisse mon empreinte sous forme de fleur écrasée et de souffle capturé, et finis par me résoudre à retrouver la sortie, la pluie, le soir et les nouveaux horizons olfactifs de la Ville rose.

Du 19 janvier au 19 mars 2023
Espace écureuil, 3 place du Capitole, 31000 Toulouse. 
Entrée libre du mardi au samedi de 11h à 18h, et le 1er dimanche du mois de 15h à 18h.

Visuels : Nez

Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »  

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena et de Jean-Michel Duriez, c’est au tour de Céline Ellena de nous conter sa longue quête de l’émotion qui a abouti à sa découverte de la création d’Issey Miyake…

J’aimerais écrire : je t’ai aimé au premier nez.
Ma peau unie à tes arabesques agrestes et à tes résines languides, nous partagions chaque instant de vie, vivions fusion, en ville comme au lit, abandonnant au passage une trace inaltérable dans la mémoire des flâneurs, des amants.
Évidemment, tu portais un grand nom. Tu étais une célébrité, une référence dans le milieu très fermé de la Haute Parfumerie. Les créateurs vantaient ton aura. Nombreux étaient les parfumeurs qui souhaitaient pénétrer les secrets de ton sillage, s’approprier un peu de ta signature osée. 
Indifférents au brouhaha odorant, nous formions, toi plus moi, le couple idéal, un corps singulier et puissant. Une essence rare. Et parce que j’étais la seule à te porter ainsi, l’unique à t’avoir comprise, j’ai choisi de créer des parfums à notre image.

Mais il n’en est rien.
Je n’ai jamais rencontré ce premier amour, source d’inspiration d’une carrière. Troisième nez d’une famille de compositeurs d’odeurs, j’avais perdu en chemin ma candeur dès la prime enfance. J’avais la chance de pouvoir mettre mon nez partout et de n’être empêchée par aucun remugle ni aucune odeur taboue. Je jouissais d’une curiosité sans frein pour toutes les traînées, sans état d’âme ni jugement. Chaque particule gobée était instinctivement, et sans doute par mimétisme, identifiée, étiquetée puis mémorisée, rangée, stockée, pour plus-tard-au-cas-où.

Je me souviens de ma perplexité lorsqu’à l’occasion de mon dixième anniversaire, le papier cadeau a dévoilé la forme d’un flacon en verre givré, gravé d’une fleur de chèvrefeuille. Un garçon de ma classe m’offrait une eau de toilette. Le flacon est demeuré intact sur l’étagère de mes objets préférés. Parfois, je dévissais le bouchon pour sonder son odeur techniquement parfaite de petite fleur blanche en jupe plissée et socquettes, mais je n’ai jamais osé le porter. Je n’avais pas envie d’entendre les remarques lors du bisou du matin avant de partir pour l’école, ou les commentaires croisés lors des réunions de famille. Je tenais ainsi l’émotion à distance, car, me semblait-il, le message odoriférant aurait franchi avec moins d’objectivité mon conduit olfactif. 

Au début des années 1990, j’en avais fini avec les odeurs glanées de-ci de-là et j’ai sérieusement débuté mon apprentissage en étudiant les œuvres notoires, parmi lesquelles Femme de Rochas, Mitsouko de Guerlain, Bois des îles de Chanel, Eau sauvage de Dior… Je me suis exercée en auscultant respectueusement puis en copiant pic à pic les classiques, avec le détachement d’un médecin disséquant un cadavre, pour saisir la machinerie intime des fluides et des engrenages. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur en berne. À la même époque, des parfums élaborés « à l’américaine » pétaradaient sur les peaux des françaises. Bouquets fracassants et ambres voluptueux offraient aux femmes la possibilité de se distinguer par leurs sillages criants, au point de se voir parfois interdire l’accès à certains restaurants ! Néanmoins, toutes ces eaux de toilette, quoique puissantes, demeuraient très respectueuses d’une pyramide olfactive traditionnelle. En 1992 déboule dans l’arène des compositeurs bien-sentants Angel de Thierry Mugler. La profession prédit un flop, puisque ce n’était pas un parfum, mais un truc alimentaire assommant. Sans élégance ni raffinement. Mais diligemment classé dans la famille des chypres. Avec le recul et l’actualité du moment, je me fais la réflexion que c’était les hommes parfumeurs qui jugeaient alors si durement cet outsider. Les femmes, en revanche, de plus en plus nombreuses, tracèrent un large sillon gourmand et rebelle. Cet accord totalement novateur et décalé de barbapapa noire surpuissante, sexy, régressive, qui oscillait entre fillette et femme fatale, réduisit au silence le bougonnement patriarcal. La profession s’étant enfin fait une raison, j’ai examiné avec délice les pics d’éthyl maltol et de patchouli d’Angel. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur spectateur.

Pendant ce temps, afin d’échapper à mon quotidien de nez studieux penché sur la confection quotidienne de parfums parfaitement calibrés, dans le but d’optimiser les résultats aux tests du marché, je m’offrais des échappées facétieuses. J’inventais des odeurs à rien et de nulle part, sans famille ni pyramide. Je dessinais, en quelques matières, la silhouette musquée d’une météorite, de la lune ou de la kryptonite, les nuances minérales du mercure ou de la rouille, les facettes citrouille du carrosse de Cendrillon, le souffle lacté des herbes folles bien avant la vogue vegan, les effluves salés de galets glanés sur toutes les mers du globe, les miasmes flous des plumes d’anges et à vapeur des nuages, par tous les temps et en toute saison. D’étranges parfums sans lendemain… Quand on me posait la question : « quel parfum a inspiré votre envie du métier ? », j’hésitais entre un bon vieux classique à papa et la beauté cachée d’un accord fantaisiste, et j’optais finalement pour Bois des îles et sa sensualité hybride. 

Et puis, en 1998, un truc tout rond sans fond ni tête est apparu sur les étagères. Un truc aussi rigolo et doux qu’un gentil Pokémon : Le Feu d’Issey Miyake. Je l’ai aimé avec tous les plis de mon cerveau, et mon cœur a commencé à frémir ! J’ai senti la bascule, l’odeur des possibles, car ce parfum, boule serrée d’émotions mêlées, manquait totalement de rationalité et m’offrait soudain la permission de m’affranchir des figures classiques. Depuis, et sans doute parce que j’ai assimilé les rudiments de l’assemblage, j’ose déroger aux règles, me tromper, recommencer et m’amuser…
Mon cerveau a lâché la bride à l’intuition.

Céline Ellena, le 19 décembre 2022

Visuel principal : Céline Ellena © Anthony Cauquil

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Culture olfactive à l’école : un atelier pluridisciplinaire qui a du nez

Suite à une proposition de l’Université Ouverte de l’Université Paris Cité et dans le cadre de l’année de la biologie du CNRS, Hirac Gurden, neurobiologiste au CNRS, et Bénédicte Boscher, professeure de SVT à l’École alsacienne de Paris, ont imaginé un atelier olfactif pluridisciplinaire à destination des élèves du secondaire. Expérimenté dans le cadre de la Fête de la science d’octobre 2021, il a été accueilli avec enthousiasme par les élèves et les professeurs. Retour sur expérience à l’occasion de la Journée internationale de l’éducation ce mardi 24 janvier.

Amis de longue date, Bénédicte Boscher et Hirac Gurden avaient depuis longtemps l’idée de réaliser un atelier autour des neurosciences en établissements scolaires. L’odorat, on le sait, n’y trône pas en roi, loin s’en faut. Dénigré par les siècles d’une philosophie où la vue est érigée en sens premier, souffrant actuellement du développement d’un monde de plus en plus virtuel, le nez peine à être éduqué, connu, compris. Si le placer au centre de l’attention des élèves était pour le neurobiologiste une évidence, c’est l’opportunité offerte par l’Université Ouverte de Paris Cité en 2021 – connue pour ses événements hors les murs, cours du soirs, etc. – qui a permis la mise en place concrète d’un protocole d’initiation. Car, suite à la pandémie de Covid-19 qui a frappé d’anosmie – heureusement la plupart du temps temporaire – des milliers de personnes, l’importance de ce sens est apparue comme plus évidente, et a permis de mieux faire connaître le travail de l’association Anosmie.org qui lutte pour la reconnaissance ministérielle de ce handicap. 

Un public réceptif 

Le but de cet atelier est de pouvoir amorcer l’intérêt pour l’olfaction de façon pédagogique et ainsi de lancer le plus efficacement possible la machine nasale et cérébrale pour l’apprentissage olfactif chez les collégiens et les lycéens. Car le système olfactif est une porte d’entrée intéressante pour stimuler plusieurs réseaux cérébraux : il est impliqué dans la mémoire et les émotions, le plaisir et le bien-être, la curiosité et l’attention. 

L’atelier nécessite d’abord une phase préparatoire, durant laquelle les professeurs impliqués peuvent commencer à discuter de l’odorat avec les étudiants du secondaire : « À 15 ans, il est facile d’interagir avec les élèves : ils ont une certaine culture, une expérience olfactive, même si elle n’est pas conscientisée. Un de leurs héros actuels est Tanjiro Kamado, un personnage du manga Demon Slayer, qui a un sens de l’odorat très développé qu’il utilise pour repérer les dangers. Ils comprennent donc facilement l’intérêt que peut avoir ce sens. Ils se sont montrés très curieux et motivés par ce projet », explique Hirac Gurden.

En SVT, on évoquera ainsi l’origine des molécules odorantes lors de la photosynthèse chez les plantes et par des glandes spécifiques chez les animaux, mais aussi leur rôle de communication, leur utilité pour la recherche de nourriture ou leur importance dans la reproduction. Le fonctionnement général de la perception olfactive est également expliqué. En physique-chimie, on étudiera la composition des molécules odorantes, leur poids moléculaire, leur volatilité. Les études dites plus littéraires ne sont cependant pas en reste : approche géographique des plantes odorantes, échanges commerciaux qui ont façonné l’histoire des civilisations et importance des « miasmes » pour la médecine hygiéniste sont évoqués en histoire-géographie ; émotions olfactives et mnésiques et expression poétique dans les textes littéraires en Français ; études des textes antiques faisant mention des parfums et de leur importance culturelle en latin-grec. Mais l’investissement des élèves dépasse même ce qui leur est proposé : « Ils ont d’eux-mêmes souhaité prolonger ce projet en créant des illustrations pour le travail qu’ils devaient réaliser. »

Pédagogie active

Le protocole éducatif ne constitue pas, loin s’en faut, en une exposition des contenus de connaissance comme il est d’usage en classe : « C’est cette approche active qui a certainement beaucoup servi à mobiliser les élèves. Le CDI avait mis à disposition des ressources selon une bibliographie que nous avons construite afin de leur permettre de faire des recherches. Les élèves, en petits groupes, choisissent une odeur sur laquelle travailler : vanille, gingembre, cannelle, menthe poivrée, géranium, fleur d’oranger ou clou de girofle. Nous avions dressé cette liste pour leur permettre d’avoir déjà des repères, en faisant des passerelles avec le goût. Pour les aider dans leurs recherches, ils avaient une liste de questions » poursuit le neurobiologiste. 

Présentée comme non exhaustive, elle reprend les différentes approches, ouvre les discussions : de quelles molécules odorantes est composée l’odeur ? En prenant comme exemple une de ces molécules, pouvez-vous indiquer sa structure chimique au niveau atomique ? Quelle plante est à l’origine de cette odeur ? Quels en sont les pays de production ? Quelles routes de commerce sont-elles empruntées pour les échanges mondiaux ? S’ils existent, quels sont les parfums qui contiennent cette matière ? Est-ce que cette odeur est présente dans certains aliments ? Comment est-elle utilisée en cuisine ? Est-ce que cela fait partie des plats préparés dans votre famille ? Pouvez-vous proposer une recette voire une dégustation ? 
Aux élèves de faire les recherches afin de présenter la matière à leurs camarades d’autres groupes.

Test sensoriel et évocation autobiographique

Une deuxième phase construit cette approche active : les odeurs sont présentées aux élèves sur mouillettes ; ils doivent alors remplir une fiche d’appréciation : reconnaissent-ils l’odeur ? Est-elle agréable, puissante, ronde, alimentaire ? Ont-ils des souvenirs liés à cette odeur ?
Puis les groupes présentent, chacun à leur tour, leurs travaux à l’ensemble de la classe. Team vanille, team cannelle, team gingembre rivalisent d’informations et ouvrent la parole entre les étudiants : « Je trouve ça très piquant, moi ! – Ah, non, moi ça me rappelle ma grand-mère ! – Mais c’est fou, ils en mettent dans les yaourts qu’on mange tous les jours, alors que ça vient de si loin ! – Ce n’est pas vraiment ça qu’ils mettent, mais une molécule moins chère ! » : les discussions s’animent.
Pour favoriser la sensibilité olfactive, ces étapes ont lieu le matin, car à jeun, l’odorat est plus sensible. L’après-midi, un invité ou professeur présente les mécanismes de la perception cérébrale : des ressources (article sur l’olfaction publié dans le bulletin de l’Association des Professeurs de Biologie et de Géologie n°2-2022[1] Voir aussi le premier chapitre du Grand Livre du Parfum sur les mécanismes de l’odorat, écrit par Hirac Gurden. ; vidéo d’Hirac Gurden présentant les grandes étapes neurobiologiques de la perception olfactive, tournée à la BPI du Centre Georges Pompidou, lors d’une soirée organisée par Nez en 2017) sont disponibles en ligne à destination des professeurs.

Une expérience à diffuser

Nécessitant peu de moyens financiers – moins d’une centaine d’euros comprenant l’achat d’huiles essentielles, arômes alimentaires et touches à parfum – l’atelier permet de réveiller l’enthousiasme des élèves : « ils étaient très dynamiques, moteurs, curieux : c’était une super expérience ! Et c’était aussi le cas du personnel éducatif. Nous allons répéter ce protocole cette année avec deux classes. Mais notre but est que les professeurs s’emparent de cette proposition afin de la mettre en place dans leurs propres établissements. C’est pourquoi nous avons mis toutes les ressources en ligne », conclut Hirac Gurden. 

Afin de consolider ces nouvelles connaissances, les élèves sont invités dans un troisième temps à composer un texte autobiographique, un poème (haïku, épigramme…), une présentation plastique… et à recueillir les témoignages de leurs proches, les « madeleines de Proust ». Pour une diffusion digne d’un parfum contemporain. 

Si l’odorat demeure l’éternel absent du programme de l’Éducation Nationale, de telles initiatives montrent, si cela était encore à prouver, qu’il y aurait toute sa place en mêlant approche active, pluridisciplinarité et moyens financiers réduits. En attendant une prise de conscience étatique – ce protocole a d’ailleurs été soumis à l’Académie de Paris – espérons que d’autres établissements s’emparent du projet à l’avenir !

  • La publication synthétisant cette expérience, les ressources et la bibliographie ont été publiés dans le Bulletin de l’APBG 3-2022, accessible sur adhésion.

Visuel principal : © École Alsacienne

Notes

Notes
1  Voir aussi le premier chapitre du Grand Livre du Parfum sur les mécanismes de l’odorat, écrit par Hirac Gurden.

Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après le récit de Jean-Claude Ellena sur Diorella, nous vous proposons de poursuivre cette série en compagnie de Jean-Michel Duriez, qui retrace sa rencontre avec ce grand classique de Guerlain qu’il découvrait à la fin des années 1980 sous sa forme extrait, aujourd’hui disparue…

J’aimerais vous parler ici d’un puissant souvenir. Celui de la persistance olfactive, voire rétinienne, d’un parfum que je sentais avec une addiction compulsive il y a 35 ans : l’extrait d’Après l’ondée composé par Jacques Guerlain en 1906. 
Si cette création n’existe plus aujourd’hui qu’en eau de toilette, c’est que l’extrait n’a pas survécu aux évolutions de la réglementation des matières premières. Guerlain a préféré s’en séparer. Cruel mais sage. Dès lors, afin d’écrire sur un parfum disparu, deux solutions se présentent : filer à l’Osmothèque et prier pour qu’il y soit, ou laisser parler sa mémoire, ses souvenirs, ses délires. Je choisis la deuxième option puisqu’on me demande ici de raconter comment cette création a changé ma vie.

Ce parfum est une légende : on racontait que l’extrait était composé d’une grande quantité d’ingrédients en infusion alcoolique, ce qui rendait l’ajout d’alcool inutile pour en faire un parfum. Au lieu de l’appeler « extrait », on aurait donc pu aussi bien le nommer « infusion ».
Jacques Guerlain, dit-on, cherchait à capturer l’odeur de la nature après une pluie d’été, ces effluves que presque tous les parfumeurs citent parmi leurs préférés. Je n’avais alors ni chromatographie, ni accès secret chez Guerlain. Je ne pouvais donc qu’imaginer qu’il y avait là une infusion de mousse de chêne bien humide. Mais ce que l’on sentait en premier, c’était bien sûr cet accord irisé puissant, adouci d’une paille anisée et moite. Arrivaient ensuite des fleurs détrempées par la pluie : fleur d’oranger anthranilée[1]En référence à l’anthranilate de méthyle, voir https://www.scentree.co/fr/Anthranilate_de_Méthyle.html, mimosa anisique[2]En référence à l’aldéhyde anisique, voir https://www.scentree.co/fr/Aldéhyde_Anisique.html, jasmin benzylé, violette iononique[3]En référence à l’acétate de benzyle, voir https://www.scentree.co/fr/Acétate_de_Benzyle.html et œillet eugénolé. Et comme en 1906, on s’inspirait souvent de la Fougère royale de Houbigant lancée en 1882, Après l’ondée en reprenait subtilement en fond le salicylate d’amyle[4]Voir https://www.scentree.co/fr/Salicylate_d_Amyle.html, la lavande et une « coumarinade » de fève Tonka. Qu’on me pardonne tous ces néologismes chimiques : le jeune parfumeur que j’étais adorait déjà cette dualité fertile entre le naturel et le synthétique. Et Jacques Guerlain était un virtuose pour l’orchestrer. La vanille, en fond, y était presque anecdotique ; c’est plus tard que naîtront les « super-guerlinades » dont l’Heure bleue, petite sœur « chamallowesque » d’Après l’ondée, puis Shalimar – même si Aimé avait déjà entrouvert le chapitre guerlinade avec Jicky en 1889.

Mais surtout, surtout, je m’étais convaincu qu’il y avait là une baignoire d’infusion de musc Tonkin, qui me faisait vibrer de haut en bas. J’ai écrit que « le parfum est une émotion fluide » et que « nos existences vibrent au fil de ses ondes ».[5] Dans l’ouvrage Au Cœur du goût (coécrit avec Pierre Hermé), publié en 2012 aux éditions Agnès Viénot. Je réalise aujourd’hui que c’est l’extrait d’Après l’ondée qui m’a soufflé ces mots. Tout mon amour, toute ma vie dédiée au parfum ont été nourris des vibrations primitives et animales d’une fantasmatique infusion de musc que j’imaginais provenir de ce flacon. Je ne serais pas étonné qu’il y eût aussi un poil de cumin. Pour ma marque, en 2017, j’en reprendrai d’ailleurs quelques notes dans mon parfum Seine amoureuse, l’accord iris-musc s’animant quand on le fait vibrer avec un peu de cumin. Puis, dans W/ood Musk deux ans plus tard, j’ai poussé encore plus loin cet effet irisé-animal-cumin, ce qui a rendu dingues quelques centaines de clients au Moyen-Orient…

On le sait, un parfum c’est une évaporation de molécules aux poids moléculaires étagés, dont l’évolution est ainsi programmée par un parfumeur. Ce qui me touche dans Après l’ondée, c’est cette apparente légèreté propulsée par des notes chaudes et animales. Le génie, c’est lorsque la narration se calque avec précision sur l’évaporation. Ici, Guerlain raconte l’humidité – les notes de tête florales, légères – qui remonte après la pluie, exhalée par une terre chaude – les notes irisées, épicées et musquées. 

Et puis il y a cette image. Quand j’étais ado, je faisais beaucoup de photographie jusqu’à procéder moi-même aux tirages. J’étais donc émotionnellement prêt pour accueillir le monde visuel du parfum. J’étais fou de la jeune Linda Evangelista assise sur le sable des îles pour Fidji, et d’Yves Saint Laurent, posant nu pour YSL pour homme. Je venais à peine de tomber amoureux d’Après l’ondée quand je découvris la publicité qui l’illustrait : une jeune femme traversant un ruisseau sur un petit pont, tenant une ombrelle. Elle est abritée par quelques arbres dans une aura noire et blanche diffuse, délicate. On imagine qu’elle vient de reprendre sa balade après l’ondée. Quand la narration se calque sur l’évaporation… Persistance rétinienne, je n’ai jamais retrouvé cette photo.[6]Il s’agirait d’une publicité dont la photographie d’Edouard Boubat, visible ici, serait inspirée

Aujourd’hui, rien de tout cela ne serait fait de la même manière, même si au fond, Après l’ondée c’est un peu le mariage de Legolas[7] Prince elfe, personnage principal du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien. et de Daenerys Targaryen[8]Princesse, personnage du Trône de fer de George R. R. Martin et de son adaptation en série Game of Thrones dans la forêt de Brocéliande. Je vous le disais, ce parfum est une légende. 

Jean-Michel Duriez, le 17 novembre 2022

Visuel principal : Jean-Michel Duriez © Vasken Toranian

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 En référence à l’anthranilate de méthyle, voir https://www.scentree.co/fr/Anthranilate_de_Méthyle.html
2 En référence à l’aldéhyde anisique, voir https://www.scentree.co/fr/Aldéhyde_Anisique.html
3 En référence à l’acétate de benzyle, voir https://www.scentree.co/fr/Acétate_de_Benzyle.html
4 Voir https://www.scentree.co/fr/Salicylate_d_Amyle.html
5  Dans l’ouvrage Au Cœur du goût (coécrit avec Pierre Hermé), publié en 2012 aux éditions Agnès Viénot.
6 Il s’agirait d’une publicité dont la photographie d’Edouard Boubat, visible ici, serait inspirée
7  Prince elfe, personnage principal du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien.
8 Princesse, personnage du Trône de fer de George R. R. Martin et de son adaptation en série Game of Thrones

Roxane Bartoletti, doctorante : « Lier odorat et musique est apparu comme une évidence » 

S’ils ne sont pas souvent mis en avant, une poignée de chercheurs travaillent patiemment pour mieux comprendre le fonctionnement de notre odorat, son influence sur notre expérience quotidienne, son lien avec les émotions… À l’occasion de la sortie de Nez #14 – Musique & parfum, nous donnons la parole à Roxane Bartoletti, doctorante en psychologie cognitive et expérimentale à l’université Côte d’Azur (Nice) au laboratoire LAPCOS, qui présente sa thèse en cours sur cette thématique.

En cherchant à adopter une approche multisensorielle dans votre travail, vous vous penchez en particulier sur l’odeur et la musique. Comment ces thématiques sont-elles apparues dans votre parcours en psychologie ?

Avant mes études, j’étais curieuse des perceptions, les miennes comme celles des autres : on est nombreux à se demander, par exemple, si on voit tous le rouge de la même manière, ou à constater que la sensation de chaud est différente selon les individus. J’étais notamment fascinée par le plaisir que l’on peut éprouver à l’écoute d’une chanson et j’ai choisi de travailler sur le frisson musical lors de ma licence en psychologie.
En première année de Master, j’ai réalisé un mémoire sous la direction de Xavier Corveleyn à propos de l’influence de la musique active (c’est-à-dire en ne se focalisant pas sur l’écoute passive, mais sur la pratique d’un instrument de type percussion) sur les fonctions exécutives des personnes adultes atteintes d’Alzheimer ou maladies apparentées. J’ai adoré participer à un protocole de recherche, cela m’a orienté à poursuivre dans cette voie. En Master 2, partant de l’expérience de la « rubber hand illusion »,[1]Expérience établie par M. Botvinick et  J. Cohen en 1998, où l’on place une main factice devant un participant, qu’il ressent finalement comme la sienne (illusion d’appartenance … Continue reading j’ai voulu comprendre comment nos sens permettent de construire l’impression d’appartenance à notre propre corps. Mais ce n’est que lors de mon Master 2, soit quatre ans après le début de mes études supérieures en psychologie, que j’ai eu le premier cours de ma vie liant olfaction et psychologie, dispensé par Moustafa Bensafi[2]Retrouvez le podcast Smell Talks by Nez de Moustafa Bensafi ici et sur vos plateformes d’écoute habituelles. : preuve que, même dans les études supérieures, on n’en parle pas assez.

Vous travaillez actuellement, dans le cadre de votre doctorat, à comprendre l’influence de la musique et des odeurs sur la cognition humaine. Comment s’est construit votre projet de recherche ?

Lors de mon second Master 2, je me suis intéressée de près au développement psychologique de la personne âgée. Je trouve la question importante, d’une part car la population mondiale est vieillissante, mais aussi d’un point de vue très personnel, afin de s’y préparer. J’avais envie de montrer que, jeune ou âgé, on peut entretenir nos fonctions cognitives par la mise en place de stratégies. Certes, le fonctionnement exécutif est l’une des premières à décliner, avec la vitesse du traitement de l’information, qui prend plus de temps avec l’âge. Mais l’apprentissage et les expériences vécues permettent de modeler des stratégies qui peuvent être très efficientes.
Lier odorat et musique dans ma recherche m’est alors apparu comme une évidence, car notre environnement est lui-même, de fait, multisensoriel. J’ai ainsi développé une méthode en psychologie cognitive permettant d’étudier l’influence de celui-ci sur les fonctions exécutives des adultes jeunes et âgés, sous la codirection de Xavier Corveleyn et Dirk Steiner, mais aussi avec l’aide de collaborateurs d’autres disciplines, chimistes et physiciens, comme Martine Adrian-Scotto et Serge Antonczak.

Le fonctionnement de l’ouïe et de l’olfaction est-il similaire ?

Pas d’un point de vue neurologique, car ils ne sont pas de même nature : l’audition est mécanique, dans le sens où ce sont des vibrations mécaniques de fluides (gazeux comme l’air) qui vont activer toute une cascade de mécanismes qui permettront une transduction d’un message mécanique à un message neuronale électrique ; tandis que l’olfaction est un sens chimique : c’est une molécule chimique qui est le messager d’une information, dont suit toute une activité neuronale.
Lorsque l’information arrive au cerveau, ce n’est d’abord pas dans les mêmes zones (zones primaires, zones temporales et thalamus pour l’audition ; cortex piriforme et amygdales sous-corticales pour l’olfaction) mais quand elle s’étend dans le cerveau, odeur et musique peuvent stimuler des aires cérébrales communes, comme par exemple le cortex orbito-frontal ou temporal. Au-delà des zones cérébrales activées, ce sont bien évidemment les connexions entre ces zones qui sont importantes et intéressantes.
Ce qui est également semblable, c’est que dans les deux cas l’information passe par l’intermédiaire d’un organe récepteur (le nez ou l’oreille) pour remonter jusqu’au cerveau, nous donnant une information sur notre environnement qui nous permet d’adapter notre comportement, consciemment ou non. 
Mais il y a aussi des différences au niveau de la réception psychologique : par exemple, l’effet du contexte et de la familiarité semblent plus importants pour notre sens olfactif que pour notre sens auditif. Le but de ma recherche est de comprendre comment musiques et odeurs peuvent tous deux influencer les performances cognitives des individus.

Votre projet a pour but d’observer si musiques et odeurs peuvent améliorer les « performances des fonctions exécutives » des individus. Qu’entendez-vous par là ?

Les performances des fonctions exécutives renvoient en partie à ce que l’on appelle communément la concentration : une attention sélective est mobilisée durant une tâche, avec parallèlement un processus d’inhibition des distracteurs. Nous utilisons trois fonctions exécutives au quotidien : l’inhibition de réponse prépondérante, où l’on inhibe un schéma de base ; la flexibilité mentale, grâce à laquelle on peut rapidement s’adapter à un nouveau contexte ; et la mise à jour en mémoire de travail : garder une information en tête et y opérer des transformations..

Quelle est la méthode que vous avez mise en place pour mesurer cela de manière empirique, sans passer par l’imagerie cérébrale ?

J’ai distingué deux groupes, un premier comprenant des personnes âgées de 18 à 35 ans et un second entre 48 et 65 ans. Dans chaque groupe, il y a deux sous-groupes : soit on impose des musiques et des odeurs, soit les individus doivent nous fournir une liste.

Prenons le premier cas : parmi douze musiques et odorants – molécules que je fais sentir – qui sont présentés, les participants doivent noter différents critères : intensité, familiarité, favorabilité sur les performances cognitives… Ils les écrivent, mais je ne prend pas en considération leur préférence. Deux musiques et deux odorants sont déjà pré-choisis : pour cela, je me suis basée sur une étude que j’avais déjà réalisée pour rechercher les plus polarisants. Ainsi, la vanilline et l’éthyl maltol sont par exemple souvent plus appréciés, de même que la musique classique ; le diméthyl sulfide, très soufré, ou le métal et le rap, sont moins aimés en général.
Dans le second cas jouant sur la personnalisation, les individus fournissent six chansons qu’ils perçoivent comme meilleures ou pires pour leur concentration, et des odeurs préférées parmi celles qui leur sont présentées.
Cette étude sur des environnements soit imposés soit personnalisés me semble essentielle pour remettre en question le discours rabâché selon lequel la musique classique serait meilleure pour la concentration (ce qui est dû à une étude, largement décriée depuis, sur « l’effet Mozart »), la lavande pour se calmer… Car il est difficile d’établir des normes universelles sur des perceptions sensorielles : elles sont liées aux constructions personnelles, à notre enfance, à la société… Pour certains, par exemple, le diméthyl sulfide sent la truffe ; pour d’autres, la lavande est liée à de mauvais souvenirs.

Votre thèse, commencée en 2019, touche bientôt à sa fin. Certains résultats ont-ils déjà émergé de votre recherche ?

Je sors d’une succession de 420 rendez-vous que je dois désormais analyser. Avec le Covid-19, la thèse a pris plus de temps que prévu puisque je ne pouvais pas recevoir les gens en laboratoire pour leur faire sentir des odorants ou leur faire faire des tâches cognitives. J’ai commencé par faire une étude en ligne, avec 441 participants, me montrant que l’écart générationnel lié à la technologie était important : concrètement, les jeunes sont plus flexibles dans leur écoute musicale, tandis que les personnes âgées passent principalement par la radio. Les premiers sont ainsi plus habitués à créer des playlists personnalisées, préfèrent le rap et l’électro, et trouvent la musique de fond favorable pour se concentrer, à l’opposé des seconds. Mais finalement, pour les deux groupes d’âge, le classique et le jazz sont préférés pour se concentrer. On peut noter que les adultes âgés s’adaptent moins, supportent moins la nouveauté vécue comme une instabilité. 
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est d’observer la différence entre ce que les personnes pensent et ce que l’on peut effectivement observer. Il y a parfois un grand décalage : la musique choisie peut donner le sentiment d’avoir aidé à accomplir une tâche, mais il n’y a pas de résultat objectif dans la performance même. Cependant, on ne peut pas mettre les ressentis de côté.
J’ai aussi pu observer que globalement, alors qu’elles pensent souvent ne rien pouvoir reconnaître, la majorité des personnes sont dans la norme au niveau de l’identification des odorants, obtenant une note de 10 sur 12 au moins. Mais les adultes les plus jeunes ainsi que les adultes les plus âgés ont généralement davantage de difficultés.

Quels seraient les champs d’application possibles de vos résultats de recherche ?

J’aimerais que l’on puisse penser à des applications en lien avec des pathologies, en modifiant par exemple les espaces comme la maison, le travail, les institutions. Dans l’immédiat, cela semble plus  facile dans le cas de l’ouïe que dans celui de l’odorat, les outils de diffusion restant limités. Pourtant, on a tous ce souvenir du loto des odeurs, le seul lié à l’éducation de notre nez : même si on ne conscientise pas toujours la richesse de notre environnement olfactif, elle est à la portée de toutes les personnes ne souffrant pas d’anosmie, il suffit d’y être plus attentif.
Je voudrais éviter les applications trop capitalistes, qui ont tendance à vampiriser la recherche. Cela pose un vrai problème, poussant les chercheurs à faire du nombre, à publier, quitte à mettre de côté la qualité.

Visuel principal : © Roxane Bartoletti

Notes

Notes
1 Expérience établie par M. Botvinick et  J. Cohen en 1998, où l’on place une main factice devant un participant, qu’il ressent finalement comme la sienne (illusion d’appartenance corporelle).
2 Retrouvez le podcast Smell Talks by Nez de Moustafa Bensafi ici et sur vos plateformes d’écoute habituelles.

Mensonges et secrets de parfumerie

« Toi qui entres ici, abandonne tout espoir d’entendre la vérité », pourrait-on dire au novice s’intéressant à la parfumerie. Il est vrai que les fables, secrets et mensonges sont légion dans le milieu. Le marketing contemporain, avec son obsession de « vendre du rêve », n’aide pas, mais il est loin d’être le seul à blâmer : la parfumerie a élevé le mystère en tradition, et la fable en art de vivre. Ses commentateurs acerbes ne manquent d’ailleurs pas d’en faire des gorges chaudes, les récents livres de Maïté Turonnet (Pot-pourri) et de Gabe Oppenheim (The Ghost Perfumer) nous l’ont rappelé cette année.
Si les vérités de l’industrie sont parfois révélées aux connaisseurs, l’essentiel de ses mythes est régulièrement consolidé pour le grand public. Secrets de Polichinelle, mensonges commerciaux, par omission, secrets d’atelier… Voici donc une petite typologie des discours trompeurs de la parfumerie, d’une part car il vaut mieux en rire, d’autre part car cette culture du mystère a occasionnellement ses raisons, et qu’il n’est pas vain de les explorer.

Secrets de Polichinelle

Il est des secrets connus de tous ou presque, dont seules quelques pratiques commerciales prolongent malgré tout l’existence. Parmi eux, le plus emblématique est peut-être celui qui entoure les reformulations : « non non, nos parfums sont restés inchangés depuis leur sortie, madame ! » entend-on régulièrement dans les allées des grandes enseignes. Il y a pourtant de moins en moins de gens pour y croire – même votre vieille tante vous glisse parfois que son parfum chéri ne sent plus comme avant. Les amateurs éclairés savent bien que les reformulations sont inévitables chez les grandes marques, nécessaires aussi (pour des raisons de conformations aux normes environnementales ou sanitaires, parfois pour des raisons économiques) et plus ou moins imperceptibles. En n’en parlant pas, on se donne certes une chance de vendre un flacon encore plus vite… ou pas du tout. Le manque de transparence face à un parfum qui a changé, ça épuise la confiance.

Matière à mensonges

Le parfum est cher, très cher. En fait, il n’a peut-être jamais été aussi onéreux qu’aujourd’hui. À celles et ceux qui s’en étonneront, les marques communiquent régulièrement sur la difficulté de produire les matières premières comme l’iris : « c’est que nous utilisons un magnifique iris qui met trois ans à sécher ! » Une vieille rengaine qui évite de parler de la quantité infinitésimale du précieux extrait dans la plupart des formules, et qui passe sous silence les nouveaux procédés de traitement des rhizomes d’iris qui permettent un séchage en trois jours seulement. Au-delà de ces difficultés, le prix des matières est au centre de beaucoup de stratégies de communication, ce qui se traduit par ce genre de discours : « Savez-vous seulement que le prix du litre d’huile essentielle d’oud atteint parfois les 30 000 euros ? ». Certes. Mais compte tenu du dosage, avec un litre de cette huile essentielle (plus souvent évoquée que réellement utilisée d’ailleurs), on peut remplir un grand nombre de flacons : des dizaines de milliers d’une fragrance dite « exclusive », dans la plupart des cas. Rares sont en fait les parfums contenant plus de deux euros de coûteuses matières premières (et ce n’est pas forcément un problème, le prix d’un Picasso ne se mesure pas non plus en tubes de peinture).
Lorsqu’on sait que l’emballage et le conditionnement standard d’une fragrance, avec son flacon, sa pompe et sa boîte imprimée, coûtent déjà plus de six euros pièce, que les distributeurs prennent facilement un tiers du prix de vente, et qu’une campagne de publicité peut coûter à elle seule plusieurs millions d’euros, on comprend bien que, dans le parfum, le luxe et l’argent ne sont pas où on nous le fait croire.

Mensonges commerciaux

Les pauvres clients que nous sommes ne sont pas les seuls à se voir présenter des vessies pour des lanternes. Le XIXe siècle avait déjà vu passer des matières premières à la qualité douteuse, comme ce musc qui se vendait plus cher que l’or, et était parfois coupé avec du sang ou du foie séché, permettant aux producteurs de réaliser quelques bénéfices additionnels. Certaines de ces pratiques ont cependant connu des prolongations contemporaines souvent passées sous silence. Posons le décor : avant les années 1980, l’approvisionnement en matières premières des marques était le plus souvent assuré par les parfumeurs eux-mêmes, connus pour leur intransigeance. Mais à mesure que la fabrication des fragrances fut confiée aux grandes maisons de composition, l’acquisition des matières premières revenait à des acheteurs moins exigeants, et plus prompts à négocier les prix. Entre 1975 et 1980, la qualité a donc commencé à baisser. L’étiquette de fraudeur a même entaché l’honneur des fournisseurs grassois : certains diluaient en effet les matières pour arriver au prix demandé par les acheteurs qui leur mettaient la pression. Pour désigner ces produits, on parle parfois d’essences « adultérées », coupées avec des produits moins chers (les sourceurs d’oud savent encore aujourd’hui par exemple qu’il n’est pas rare de se voir proposer une essence coupée à l’huile de santal et/ou de sésame). 
C’est cette période sombre des années 1980 qui a notamment conduit à l’émergence de laboratoires comme celui de Monique Rémy (aujourd’hui LMR Naturals by IFF), ayant pour but de mettre sur le marché des produits certes plus chers, mais purs, proposés par des chimistes capables de sensibiliser une nouvelle clientèle à leur qualité. 

Secrets de copistes

Dans les petites rues de Grasse et alentour, certains boutiquiers peu regardants n’hésitent pas à miser sur le prestige de la localité pour soutirer quelques pièces à leur clientèle. La stratégie : glisser à voix basse devant quelques estagnons prudemment avancés des phrases comme « c’est très confidentiel, mais c’est en fait ici qu’est fabriqué [insérez le nom du parfum du moment], nous n’avons pas les flacons bien sûr, mais si vous voulez le parfum, le voilà ». Voici comment, sur quelques mots susurrés, une échoppe vendant de pures imitations prend, pour le vacancier mal renseigné, des airs de boutique d’usine. Les formules des parfums n’étant pas protégées, il est vrai que ces copies ne sont pas à proprement parler « hors-la-loi ». Plus loin de l’aura du lieu, le subterfuge ne marchant pas, les fragrances copiées se rangent dans des reproductions de flacons et de packagings : la contrefaçon, ce cauchemar des grandes marques, s’étale sur le web, les marchés et aux abords des bouches de métro. Bien qu’illégale, elle semble cependant tolérée, et fait vivre des parfumeurs, des designers, des imprimeurs… Tristement, elle fait aussi partie du grand système de la parfumerie.

Mensonges tout naturels

« Mon parfum est à 90 % naturel » entend-on de plus en plus souvent, « et moi, 100 % naturel ! » renchérissent d’autres marques. Autre temps, autre concurrence ! Aux clients méfiants, on rappellera que pour produire une fragrance « naturelle à 90 % », il suffit que, pour un parfum dosé à 10 %, la solution alcoolique qui compose les 90 autres % du parfum (un mélange d’alcool et d’eau) soit d’origine naturelle – fabriquée à partir de betterave par exemple (ce qui est déjà le cas de la majorité des produits). L’estampille « 100 % naturel » recouvre quant à elle des réalités un peu trop complexes pour être bien décrite ici, elles ont d’ailleurs fait l’objet d’un article sur notre site. Qu’en retenir ? que dans bien des cas, un parfum « 100 % naturel » peut tout à fait être 100 % créé en laboratoire par le miracle de la chimie verte – ce qui, du reste, peut éviter d’épuiser l’eau et la terre, ne nous en plaignons donc pas. 

Secrets des pyramides 

« Alors, qu’y a-t-il dans ce parfum ? », ne manque pas de demander au petit personnel le client exigeant, avant de se voir réciter, comme une poésie à l’école, les arcanes de la « pyramide olfactive ». Notes de tête, puis de cœur et de fond, entrée-plat-dessert, introduction-développement-conclusion, papier-caillou-ciseaux : toutes les bonnes choses vont par trois, un principe bien français appliqué aux fragrances par le parfumeur Jean Carles, incontournable depuis. Pour voyager, on peut toujours lire la pyramide olfactive de Poème de Lancôme, connue pour sa mention du pavot bleu de l’Himalaya, de la fleur de litchi et du datura des sables, soit autant de plantes inutilisables en parfumerie, si ce n’est à des fins de douce rêverie. Alors, qu’y a-t-il vraiment dans mon flacon ? La pyramide olfactive parle-t-elle de contenu effectif, d’effets olfactifs ou d’inspirations ? Ça, c’est un secret, la règle est de ne jamais préciser, de bien tout mélanger.
Reste que la pyramide de Poème est unique, et mémorable (la création de Jacques Cavallier-Belletrud aussi, pour de meilleures raisons). Toutes les fragrances n’ont pas cette chance. Les longues soirées d’hiver, on peut se prêter à l’exercice inverse, enlever aux pyramides les noms et marques qui y sont attachés : si je vous dis « note de tête : bergamote, note de cœur : ambre gris et rose de Damas, note de fond : ciste labdanum », vous me dites ? En effet, cela pourrait être 50 % des parfums du marché de la niche, et c’est aussi Ambre nuit de Dior. Prises dans ce sens-là, les pyramides montrent vite leur part de mystère, voire d’absurdité. Amusez-vous à ce petit Jeopardy avec vos amis parfumistas, fous rires garantis. À ce niveau d’énigme, ce ne sont plus des pyramides, ce sont des Sphinx.

Techno-mensonges

« L’intelligence artificielle va révolutionner le parfum ! » clament les technophiles. Certains se prennent à rêver d’accords jamais sentis, de formules garantissant des succès planétaires. Le marketing fait miroiter son nouveau jouet. Il oublie aussi de donner la parole aux parfumeurs et développeurs, qui ne manquent pas de rappeler que les intelligences artificielles ne sont pas capables d’innover au-delà des « happy accidents » (dont seuls les parfumeurs bien humains peuvent identifier le caractère « happy »), car elles travaillent à partir de « big datas », de banques de formules existantes, que les algorithmes ressaisissent ensuite. L’IA est donc avant tout un outil de répétition rapide et de recombinaison de données existantes. Elle ne peut traiter qu’une situation qu’elle a déjà vue ou sur laquelle on lui a donné des règles : inutile d’espérer faire d’elle le prochain Alberto Morillas ou la prochaine Germaine Cellier. Qu’a-t-on tant aimé chez ces parfumeurs en effet, si ce n’est leur talent pour imaginer les senteurs neuves de mondes émergents, en s’affranchissant des règles existantes ?
Ce que l’IA risque par contre de révolutionner, au-delà du marketing, c’est surtout le marché de l’emploi dans la parfumerie, après que les parfumeurs auront nourri les machines de toutes leurs formules, entraîné les modèles et validé les résultats. Les entreprises les plus cyniques n’auront alors plus besoin que de quelques spécialistes à mi-temps pour faire fonctionner leur outil à actualiser les vieux tubes.

Self-made mensonges

La culture du secret de l’industrie du parfum et l’inlassable besoin de briller du marketing ont enfanté un monstre : l’arriviste clamant sur tous les toits « c’est moi qui l’ai fait » tout en étant incapable de rédiger une formule complète. Dernier scandale en date : Olivier Creed, à qui Gabe Oppenheim a consacré un ouvrage, The Ghost Perfumer, révélant que bon nombre des succès qu’il s’appropriait étaient dus au discret mais talentueux Pierre Bourdon. Cette histoire n’est hélas pas unique dans la parfumerie, tant s’en faut.
On considère que le premier à avoir fait usage de ces subterfuges est Paul Poiret, qui a imaginé le « parfum de couturier » en 1911 avec Les Parfums de Rosine. S’il se faisait photographier dans les laboratoires à proximité des alambics en prenant un air concerné, il confiait heureusement la création de ses parfums à des compositeurs de talent comme Maurice Schaller et Henri Alméras. Il se donnait néanmoins l’aura d’un créateur de fragrances, personnage qui gagnait alors en prestige. 

Avant Olivier Creed, nombreux sont ceux qui se présentèrent comme « parfumeurs » bien qu’étant avant tout de talentueux chefs d’entreprise. Le plus célèbre était peut-être François Coty, à qui l’on attribue encore aujourd’hui la paternité unique de tous les succès de sa marque malgré le peu de preuves matérielles témoignant d’une activité de création solitaire. Coty collaborait étroitement avec les établissements Chiris, où il avait appris à travailler les matières premières, et où officiaient des parfumeurs de renom comme Vincent Roubert, qui finit par intégrer son entreprise en 1925 au poste de directeur technique. Si François Coty n’était sans doute pas le compositeur omnipotent que narre sa légende, sa vie de visionnaire du marketing et de directeur artistique génial a durablement marqué le siècle dernier. Or, dans ce XXe siècle valorisant les hommes maîtres et créateurs absolus de leurs empires, communicant le plus rarement possible sur la complexité de l’industrie, il était plus facile de séduire en se présentant tout simplement comme un « parfumeur », quitte à faire quelques petits arrangements avec la réalité. Si la tendance a faibli, chaque année amène encore son lot d’entrepreneurs gouailleurs tentant de se faire passer pour plus talentueux qu’il n’est – prudence donc, en attendant qu’il soit plus à la mode de dire à quel point une bonne direction artistique est ô combien rare ! Des sites (payants) comme Fragrances of the World remettent heureusement, autant que faire se peut, dans la mesure de l’accès à la vérité, les pendules à l’heure et créditent chacun à sa place, les parfumeurs de l’ombre comme les directeurs artistiques.

Mensonges par omission 

Peut-on être parfumeur et se laisser tout de même prendre à ces exercices de simplification ? Il semblerait bien que oui. L’étude de l’histoire de l’industrie révèle presque immanquablement la chose suivante : derrière chaque créateur solitaire adulé se cachent de redoutables talents, souvent de sexe féminin, qui ont préféré rester dans l’ombre, ou à qui on n’a laissé que cette place. Même Edmond Roudnitska, nous explique Maïté Turonnet dans son livre, avait ses petits secrets : Moustache édité par Rochas en 1949 avait vraisemblablement été conçu par sa discrète épouse Thérèse (aujourd’hui célèbre grâce au merveilleux Parfum de Thérèse de Frédéric Malle), une ancienne ingénieure chimiste qu’il avait rencontrée chez De Laire, aujourd’hui Symrise. C’est d’ailleurs à la discrète Marie-Thérèse, la femme d’Edgar de Laire, neveu du fondateur de la maison, que l’on doit l’idée géniale d’assembler les molécules de synthèse avec des matières premières naturelles pour en faire des pré-parfums dès 1891.
Plus proche de nous, la stature de Jean-Paul Guerlain a fait oublier le rôle de la parfumeuse qui l’épaulait, Anne-Marie Saget, sans qui Parure (1975), Derby (1985) et Samsara (1989) n’auraient pas vu le jour (ce dernier ayant probablement été l’objet d’un concours interne à l’entreprise avant d’être finalisé par Jean-Paul Guerlain). 
Une autre curiosité est à trouver dans ces fragrances attribuées à des parfumeurs qui n’en demandaient pas tant, comme Obsession de Calvin Klein (1985), souvent crédité à Jean Guichard dans les médias alors qu’il est l’œuvre de Bob Slattery, hélas mort peu après la sortie du parfum. Il est probable que la presse de l’époque qui cherchait à interroger le parfumeur, n’ayant accès qu’à son proche collaborateur, ait finalement omis de le nommer, la confusion des copiés-collés se chargeant du reste.
Reste ces fragrances au cheminement particulièrement obscure et romanesque comme Opium d’Yves Saint Laurent (1977), dont on se gardera pour l’heure de narrer la genèse tant les narrations contradictoires cohabitent. On peut tout de même noter que s’il est souvent crédité au seul Jean-Louis Sieuzac, ce parfum grandement inspiré de Youth Dew d’Estée Lauder est aussi passé entre les mains de Françoise Marin et Raymond Chaillan, sous la direction artistique attentive de Jean Amic qui dirigeait la maison Roure, aujourd’hui Givaudan.
Lorsqu’une marque a un projet de fragrance en effet, c’est à une maison de composition qu’elle le soumet le plus souvent et non à une personne en particulier. Les formules, bien que très confidentielles, peuvent donc être « ouvertes » à plusieurs des parfumeurs d’une maison et, ceux-ci ne travaillant de toute façon pas dans des cellules isolées, il arrive régulièrement qu’ils échangent sur leurs diverses créations, s’entraident, nourrissent une même formule de leurs accords indépendamment travaillés. Aujourd’hui, le caractère collectif de la création des parfums est heureusement de plus en plus pris en compte, ce dont témoigne la communication des maisons de composition comme IFF mais aussi de marques comme Lancôme, qui a récemment crédité Shyamala Maisondieu, Adriana Medina et Nadège Le Garlantezec de chez Givaudan pour la création d’Idôle. Ces noms reflètent-ils toujours la réalité du développement des fragrances, suffisent-ils à attester de la dimension collective de la création ? Rien n’est moins sûr, il reste souvent beaucoup de monde à ajouter (voire parfois à enlever) au générique ! 

Secrets d’atelier

Concevoir un parfum, c’est faire beaucoup de recherches. Nombreuses sont les marques qui répètent à l’envi que telle fragrance a demandé des années de travail, ou telle autre a nécessité des centaines d’essais. Il n’est cependant pas rare que la montagne accouche d’une souris, et que le précieux élixir ne brille que par son caractère passe-partout, ou pire, ressemble comme deux gouttes d’eau à une fragrance déjà connue. Les parfumeurs seraient-ils des cancres ? Nenni. Par contre, souvent sous pression, il leur est recommandé de faire bon usage de ces centaines de flacons qui encombrent leurs étagères. Une marque conciliante a soumis un brief un peu flou ? Il est peut-être temps de chercher un essai précédent qui pourrait lui suffire. Une maison peu aventureuse lorgne le succès d’un concurrent ? Sans doute est-il possible d’en proposer rapidement une copie suffisamment maquillée. Toute maison de composition qui se respecte passe de toute façon un temps substantiel à décortiquer les succès de ses rivaux et à apprendre à les reproduire puis s’en inspirer. Des succès qui, comme L’Eau parfumée au thé vert de Jean-Claude Ellena pour Bulgari, sont peut-être eux-mêmes d’anciens essais dormant sur une étagère après avoir été refusés par des directeurs artistiques manquant de lucidité. 

Listes secrètes

Pour une marque de parfum, choisir la maison de composition avec laquelle elle va collaborer est crucial. Mais s’agit-il vraiment d’un libre choix ? Pas autant qu’on pourrait le croire, et lorsqu’une marque clame « pour ce projet, nous avons choisi le meilleur parfumeur », il y a parfois anguille sous roche. Pourquoi certaines marques travaillent inlassablement avec les créateurs d’une même maison de composition, même après quelques échecs commerciaux ? Pourquoi Tom Ford, après de nombreux succès signés Firmenich, confie aujourd’hui ses réalisations aux équipes de Givaudan ? Pourquoi les grandes marques ne travaillent jamais avec des indépendants ? La fidélité (ou le copinage) entre certes en jeu, mais aussi les « core lists ». Qu’est-ce à dire ?
Les grands groupes ne briefent pas toutes les maisons de composition pour une marque donnée, et encore moins tous les parfumeurs. Ils ne s’adressent qu’à ceux qui sont sur leurs « core lists ». Que faire pour intégrer cette élite ? L’excellence ne suffit pas. Il faut aussi… payer, d’une manière ou d’une autre. Notamment à travers des remises et autres arrangements commerciaux sans cesse renégociés. On comprend ainsi que les petits indépendants n’ont pas les épaules assez solides pour entrer dans ce jeu. Et si les offres faites aux gros clients ne sont pas suffisamment affriolantes, ceux-ci peuvent tout simplement exclure l’année suivante une maison de leur « core list ».

Origines secrètes

Ces dernières années, un mot a envahi le marketing : « storytelling ». Or, s’il y a un domaine dans lequel la parfumerie n’a pas de leçons à recevoir, c’est bien celui-ci. Rares sont en effet les maisons à ne jamais avoir embelli, quand ce n’est pas complètement inventé, l’histoire entourant la genèse d’une fragrance. Ainsi, la légende dit que Shalimar est né le jour où Jacques Guerlain ajouta une bonne louche d’éthylvanilline (une molécule artificielle alors nouvelle, plus intense que la vanilline) dans Jicky, le classique de la maison. La légende dit moins que Shalimar, paru en 1925, ressemblait comme deux gouttes d’eau à Émeraude de Coty, sorti quatre ans plus tôt.  
Plus téméraire, dans son autobiographie de 1985 Estée: A Success Story, Estée Lauder raconte comment elle eut une révélation sur la qualité incomparable de son odorat et créa donc seule Youth Dew en 1953 en mélangeant des huiles odorantes (sans mentionner bien sûr Joséphine Catapano, la véritable parfumeuse). Ce goût du romanesque était aussi celui de Coco Chanel, connue pour son talent de conteuse face aux journalistes, quitte à faire quelques petites entorses au réel (le site de Chanel, comme un hommage, précise d’ailleurs étrangement que « le parfum Sycomore fut créé par Gabrielle Chanel en 1930 », oubliant Ernest Beaux et Jacques Polge au passage).
Rien de surprenant donc dans ce communiqué reçu il y a quelques semaines, nous apprenant que pour la création de Fenty Eau de parfum « Rihanna a personnellement sélectionné chaque ingrédient dans sa forme la plus pure et a travaillé avec le maître parfumeur LVMH de renommée mondiale, Jacques Cavallier ». Ainsi s’ouvre la réalité alternative dans laquelle Riri pondère l’Hédione et l’anthranilate de méthyle avant de confier ses inspirations à son quasi-assistant, Jacques Cavallier. Un roman de science-fiction qui vaut bien ceux qui l’ont précédé.  

Secret-défense

Un des grands paradoxes de la parfumerie est de se présenter comme héritière de riches traditions, tout en refusant de se confronter à son histoire. Autant que faire se peut, on évite donc de parler des sympathies fascistes de François Coty, du trouble passé militaire d’Ernest Beaux, de l’engagement pronazi d’Eugène Schueller – fondateur du groupe L’Oréal – des liaisons scandaleuses de Coco Chanel avec l’occupant pendant la guerre, notamment décrites dans l’ouvrage de Hal Vaughan Dans le lit de l’ennemi: Coco Chanel sous l’Occupation.
Quand l’histoire de la littérature, de la musique ou de la peinture se construit sur les ambiguïtés de la vie des créatrices et créateurs, sur les tiraillements moraux sublimés par les œuvres, on voudrait nous faire croire que toutes les grandes figures de la parfumerie sont des prix Nobel de vertu. Une stratégie marketing sans doute momentanément efficace, qui hélas ne joue pas en faveur de l’enrichissement de la culture olfactive à long terme. Comment susciter un intérêt autre que passager et commercial pour la parfumerie si ses zélotes tiennent à vivre dans une réalité parallèle où les créateurs n’ont pas de tourments, pas d’aspérités, pas d’engagements, où ils ne sont que pure dévotion tels les saints de confiseur qui remplissent les vitrines des marchands de bondieuseries ? Comme toute culture, celle du parfum ne pourra grandir qu’en se penchant sur ses contradictions, sa part d’ombre qui est aussi sa part d’Histoire.

Mensonges d’influences

Le tableau ne serait pas complet sans évoquer les porte-paroles dociles de bien des discours ci-dessus : les influenceurs. On les reconnaît souvent à leur capacité à réciter sans trop réfléchir les dossiers de presse, en faisant défiler des produits qui se trouvent vite standardisés par les limites de vocabulaire de certains (it’s great, it smells fantastic). Ainsi les réseaux sont-ils envahis par une version contemporaine du Téléachat où Pierre Bellemare serait payé en flacons de parfum. 
Comme leur nom l’indique, les influenceurs sont en quête d’un public influençable, d’autant plus qu’ils ne sont pas assujettis à la convention collective des journalistes qui stipule qu’« en aucun cas, un journaliste professionnel ne doit présenter sous la forme rédactionnelle l’éloge d’un produit, d’une entreprise, à la vente ou à la réussite desquels il est matériellement intéressé. » Ceci permet aux moins honnêtes d’entre eux de toucher une rémunération tout en clamant leur impartialité (un vice qui n’est pas étranger au journalisme bien sûr, bien qu’il ne repose pas sur la même captation de l’attention sur les plateformes). Cependant, alors qu’ils sont aujourd’hui bien plus nombreux, beaucoup d’influenceurs passent des heures à préparer leurs interventions pour ne recevoir en retour qu’un flacon de parfum, pas toujours exceptionnel. Aussi, on ne sait plus trop si leurs mensonges doivent susciter l’agacement ou la pitié.

Mensonge romantique et vérité parfumée

Comme j’aime aller sentir les nouveautés en parfumerie, il se trouve une saynète que j’ai régulièrement vécue : en discutant avec les personnes chargées de la vente, on finit toujours par me « tester » : « vous travaillez dans le parfum, non ? – Non non. – Cependant vous connaissez bien le milieu ? – Oui, un peu, c’est vrai ». Cette réponse paraît leur permettre de cocher la case mentale « celui-ci est l’un des nôtres », et immédiatement les langues se délient : « oui, on nous dit de ne pas trop parler de ça », « oh, ce parfum, en fait, il paraît qu’il a été fait comme ça »… Des individus qui auparavant avaient des réparties robotiques s’illuminent, deviennent plus chaleureux, chose qui me semble infiniment plus désirable pour tout le monde, car qui aurait envie d’acheter un flacon à un distributeur automatique, même parlant ? L’industrie s’effondrerait-elle si soudainement ses techniques de vente devenaient un peu plus honnêtes et humaines ? C’est sur ces considérations un brin naïves que je rentre parfois chez moi, en oubliant les immenses enjeux commerciaux qui conditionnent tous ces discours frisant souvent l’absurde. 
Pourtant, on pourrait imaginer quelques échappatoires pour la vérité dans le monde impitoyable de la parfumerie. Une partie de ses mensonges n’existe que pour des raisons de profit à court terme (sans garantie qu’une révélation ne coûtera pas bien plus cher par la suite), ou parce que « l’air du temps »  semble commander l’usage de propos tape-à-l’œil, leurrant et simpliste, face à un public que l’on ne veut pas prendre le temps d’instruire sur l’histoire et l’industrie. Quand l’illusion prend fin cependant, ce même public est tout à fait capable de brûler ses anciennes idoles et les vouer aux gémonies, d’autres industries en ont fait les frais. Cela voudrait-il dire qu’il faut en finir avec la rêverie et le romantisme qui entoure encore le parfum ? Pas forcément. Aragon lui-même avait théorisé le « mentir-vrai », une forme d’écriture du réel qui, pour rendre compte de celui-ci, s’en écarte, le détourne, toujours cependant en refusant de le faire paraître pour ce qu’il n’est pas, et en évitant de considérer le lecteur comme une « cible » à « influencer ». Bien des parfumeuses et parfumeurs renouvellent leur discours sur le parfum, et réinventent la position de chacun face aux créations. Est-il cependant possible de déployer ces narrations subtiles sur les plateformes vivant de la rapine de notre « temps de cerveau disponible », aujourd’hui tant convoitées par les grosses machines industrielles ? Rien n’est moins sûr. 

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Visuel principal : Le Secret, William-Adolphe Bouguereau, 1894 (détail). Source : Wikimedia

Les odeurs du réveillon de Noël

De la dinde rôtie aux clémentines, en passant par le plateau de fruits de mer et les biscuits à la cannelle, le menu traditionnel de Noël offre un véritable kaléidoscope d’odeurs… Sans oublier le sapin et le feu de cheminée, qui complètent cette atmosphère festive et familière. Pour briller lors des repas de famille, nous vous proposons notre dissection de l’ambiance olfactive de Noël, initialement publiée dans Nez, la revue olfactive #12 – Design et parfum.

Le feu de cheminée

Rien de tel qu’une bonne flambée pour réchauffer les longues soirées d’hiver. Le feu qui crépite dans la cheminée et l’odeur boisée, fumée et réconfortante qu’il répand font partie des incontournables de l’atmosphère du Noël traditionnel. Au coin de l’âtre, on inhale un mélange de guaïacol, aux facettes boisées épicées et vanillées, de syringol, qui évoque le bacon fumé, de méthylguaïacol, aux notes fumées médicinales et cuirées, et d’isoeugénol, qui sent le clou de girofle. Une bûche d’un bois plus vert, choisie pour que le feu se prolonge pendant la nuit, produira une senteur plus humide, aux relents de mousse.

Le plateau de fruits de mer

Faut-il le servir avant ou après le foie gras et le saumon fumé ? Les avis divergent, mais il n’en reste pas moins un grand classique du menu des fêtes de fin d’année. Les huîtres y tiennent la vedette avec leurs notes marines et salines. Ni l’iode ni le sel n’ayant d’odeur, elles résultent d’un mélange de molécules aux facettes soufrées (sulfure de diméthyle, pentanal), vertes (hexanal, octanedione) et aldéhydées (nonanal, decanal, nonadiénal). On peut les agrémenter de citron, aux notes vives et hespéridées de citral, ou, pour les amateurs, d’une sauce vinaigre-échalotes qui exhale quant à elle un fumet aigre dû à l’acide acétique et à des composés soufrés.

Le sapin

Êtes-vous plutôt Nordmann ou épicéa? Chargé de guirlandes, boules et autres décorations, abritant les cadeaux à son pied et embaumant toute la maisonnée de délicieux effluves résineux, c’est lui le roi de la fête! Voir dans les arbres à feuilles persistantes un symbole de vie au cœur de la saison froide n’est pas nouveau: dès l’Antiquité romaine et égyptienne, on décore les habitations de branchages lors du solstice d’hiver. Mais c’est à la Renaissance, dans les pays germaniques, que la présence des premiers sapins décorés pour Noël est attestée. Au fil des siècles, la tradition se répand ensuite dans l’Europe protestante – notamment lorsque le mari de la reine Victoria, Albert, fait dresser un sapin de Noël au château de Windsor en 1841 –, avant de se généraliser un peu partout dans le monde au XXe siècle. Longtemps hégémonique en France, l’épicéa (Picea abies) est sérieusement concurrencé depuis une vingtaine d’années par le sapin de Nordmann (Abies nordmanniana), qui représente désormais trois quarts des ventes. Originaire du Caucase, ce dernier offre l’avantage de conserver ses aiguilles plus longtemps malgré le chauffage… mais il est nettement moins odorant que l’épicéa – lequel doit principalement son parfum suave et résineux à l’acétate de bornyle boisé et camphré, à l’alpha-pinène, qui rappelle la térébenthine, au bêta-pinène frais et boisé, et au camphène, typique des aiguilles de pin. Plus discrète et plus végétale, la senteur du Nordmann s’explique quant à elle par la présence de carène, d’alpha-pinène, de bêta- pinène, de bêta-phellandrène, de limonène et de terpinolène.

Clémentines, mandarines et oranges

Leurs quartiers juteux et vitaminés font figure de rafraîchissement bienvenu à la fin des agapes. Mais c’est avant même la dégustation que les agrumes se font le plus odorants : lorsqu’on les pèle, on rompt en même temps que l’écorce les minuscules poches qui contiennent l’huile essentielle. Ce sont leurs projections qui parfument nos doigts et l’air ambiant de notes zestées, à la fois fraîches et ensoleillées. Riche en limonène et octanal, l’orange est la plus fruitée et sucrée, tandis que la senteur plus verte, plus tonique, plus amère et légèrement aldéhydée de la mandarine, originaire de Chine, est due à la présence additionnelle de gamma-terpinène, d’alpha-pinène, de bêta-pinène et de décanal. Hybride naturel des deux précédentes découvert par le frère Clément au début du XXe siècle, la clémentine a l’avantage de contenir très peu de pépins. Elle présente un profil à la fois fruité et zesté, avec des nuances métalliques qui proviennent du myrcène et du décanal.

La volaille rôtie

Qu’il s’agisse d’une dinde, d’une poularde ou d’un chapon, qu’elle soit fourrée aux marrons ou à la truffe, elle est de rigueur sur la table du réveillon. Durant l’Antiquité, les Romains organisaient déjà lors du solstice d’hiver des repas copieux au menu desquels figurait notamment une oie. La tradition de la volaille de Noël s’est ensuite perpétuée, la dinde apparaissant sur les tables européennes au XVIIe siècle: rapportée d’Amérique par Christophe Colomb, elle est alors un mets de choix. Longuement rôtie au four jusqu’à ce que sa peau devienne dorée et croustillante, elle diffuse dans la cuisine ses effluves grillés, gras, presque caramélisés. Ce bouquet irrésistible est dû à des pyrazines, parmi lesquelles la diméthylpyrazine, aux facettes de viande grillée et de café, la triméthylpyrazine, qui rappelle la noisette et le moisi, la diméthyl-éthylpyrazine, qui sent le pop-corn et le cacao grillé, l’éthylpyridine, aux notes de tabac et de cuir, et la méthylthiazole, aux intonations de légumes verts.

Les épices

Particulièrement appréciées en Alsace et dans les pays du nord de l’Europe, elles se retrouvent dans le pain d’épices servi avec le foie gras, les biscuits, le vin chaud, etc. Leur association avec la période de Noël remonte au Moyen Âge. Dans les monastères du nord de l’Europe, l’Avent était consacré à l’introspection et au jeûne, mais les douceurs aux épices restaient autorisées, ces dernières étant considérées comme purificatrices pour le corps et l’esprit. Star des épices de Noël, la cannelle doit ses notes douces et chaudes à l’aldéhyde cinnamique. Montant, légèrement médicinal et métallique, le clou de girofle est riche en caryophyllène et eugénol. Les mélanges traditionnels comprennent également des épices froides : du gingembre piquant et zesté, en raison de la présence de zingibérène, de camphène, de limonène, d’alpha- et de bêta-pinène; de la muscade boisée et aromatique, qui contient du sabinène, du terpinéol, de la myristicine et de l’alpha-pinène; et de la badiane, à laquelle l’estragol, l’anéthol et le safrole confèrent des facettes anisées.

Merci au parfumeur Serge de Oliveira (Robertet) pour ses descriptions olfactives.   

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #12 – Design et parfum.

Visuel principal : © Jérémy Perrodeau

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