Effluves de genre

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Féminin par définition mais androgyne par essence, le parfum n’a cessé de nous enfumer sur son sexe. De Jicky à CK One, de l’eau de Cologne aux jeux sur les stéréotypes de Jean Paul Gaultier et de Thierry Mugler, il brouille les limites entre les notes masculines et féminines, voire entre l’homme et la femme. En se jouant des conventions culturelles, il est l’expression la plus subtile de la fluidité des genres. À l’occasion de notre dossier sur les liens entre odorat et féminin, nous vous proposons un article de Denyse Beaulieu initialement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums.

« C’est pour homme ou pour femme ? » À l’olfaction d’un parfum non identifié, c’est l’une des questions les plus souvent posées. Et c’est le plus souvent un homme qui la pose, ébranlé à l’idée d’exhaler une odeur conçue pour l’autre sexe. Et pour cause. Insidieux, séducteur, issu d’une secrète cuisine où la nature cède à l’artifice… Dans l’imaginaire binaire de l’Occident, le parfum est féminin par définition ; il s’oppose en cela au vin qui, noblement doté d’un nom et d’un terroir, ancré dans l’authenticité (in vino veritas), serait plutôt de l’ordre du viril. De même, les senteurs se rangent de part et d’autre des murs du Sephora virtuel. Vigueur salubre des notes agrestes et boisées pour ces messieurs : on est du côté du sec, du solide, du feu. Pour ces dames, tendresse et volupté des fleurs et des fruits, qui relèvent du périssable, du fragile, du moite. À vue de nez – le parfum se juge en général viscéralement –, cette répartition semble relever de l’évidence. De l’ordre naturel. Il suffit cependant d’aller humer du côté du Moyen-Orient, où les deux sexes se partagent la rose et l’oud, pour constater que l’attribution d’un genre aux odeurs est essentiellement culturelle. Et qui plus est, assez récente dans nos contrées.

Créature épicène

Pour qui Aimé Guerlain a-t-il imaginé Jicky (1889) ? À ce jour, on n’en sait trop rien, sinon qu’il tiendrait son identité d’un surnom : celui de Jacques, neveu d’Aimé, ou bien celui d’un amour de jeunesse de ce dernier. Certes, cette ambivalence sexuelle n’a rien d’inhabituel à l’aube de la parfumerie moderne. Mais à partir de Jicky, elle commence à troubler. Peut-être parce que ce fameux nom ne dit rien – pas plus que son odeur, d’une puissance inédite puisque c’est l’un des tout premiers parfums qui intègrent des ingrédients de synthèse. Bref, cette créature épicène qui sent à la fois le propre (lavande), le fauve (civette), la cocotte (notes orales) et la pâtisserie (vanilline, coumarine) semble confusément contre nature : elle fait mauvais genre. D’ailleurs, c’est dire, Proust aurait porté Jicky, nous apprend dans Prières exaucées Truman Capote, qui le tenait de Colette, à qui Jean Cocteau l’avait soufflé…
En 1904, comme dans le mythe platonicien, Jacques Guerlain (autrement dit, Dieu) scinde cet androgyne originel pour donner naissance à un couple : Voilette de madame et Mouchoir de monsieur. Celui-ci est-il le premier parfum explicitement destiné au sexe fort ? Lavandé, rosé, poudré, il ne fait pas forcément plus velu du torse que sa compagne… L’appréhension des notes olfactives découlant des codes culturels, Jicky finit par se choisir un sexe a posteriori, sous l’influence du plus illustre représentant de sa postérité : Shalimar (Jacques Guerlain aurait trouvé l’idée du premier en versant de l’éthyl-vanilline dans le second). En effet, initialement plus sensibles à la lavande qui rangeait Jicky du côté des hommes, les femmes deviennent « plus réceptives à son aspect vanilline à cause de la nouvelle vogue des ambrés orientaux. Dans les années 1920, elles [tendent] à ranger Jicky dans la même famille que Shalimar », écrit Marylène Delbourg-Delphis dans la revue Perfumer & Flavorist (juin-juillet 1985). Et Shalimar, comparé par Jean-Paul Guerlain à « une robe du soir au somptueux décolleté », est indéniablement destiné aux femmes, lui. Ouf. On sait enfin où on met le nez.

Ancienne publicité pour Jicky © Héritage Guerlain

Pour la garçonne

Sauf que non. L’affaire se complique très vite. Dès les Années folles, au moment même où il s’arrache à son indétermination en épousant la haute couture (exclusivement féminine), le parfum se met à subvertir les lois du genre. En 1919, les survivants de la Première Guerre mondiale, alors qu’ils s’extirpent à peine des tranchées, leur mouchoir imprégné du mièvre N’aimez que moi de Caron, se prennent au pif la nouveauté de cette maison : Le Tabac blond. C’est pour homme ou pour femme ? Ni l’un ni l’autre, mon général. C’est pour la garçonne. Avec cette note inspirée de clopes piquées aux lèvres des GI, plus proche d’ailleurs du cuir que de la Camel, Ernest Daltroff est le premier à proposer aux femmes qui fument une odeur jusque-là réservée aux hommes. Pionnier du gender-bending [brouillage de la binarité des genres] olfactif, il est aussi le premier, en 1934, à offrir aux hommes une eau de toilette qui associe explicitement à l’hygiénique lavande une dimension de séduction et de sensualité (ambre, vanille). Pour un homme, qualifié de « parfum de jeunesse et de beauté », s’affiche dans ses publicités sous les traits d’une statue d’éphèbe grec…
Exquis sismographe des bouleversements de l’époque, Gabrielle Chanel offre pour sa part aux garçonnes l’emblème olfactif de leur émancipation en rhabillant la structure du No5 d’un Cuir de Russie (1924). Un geste strictement symétrique à son détournement des éléments du vestiaire masculin, puisque le cuir est associé à des activités viriles : chasse, automobilisme, aviation… Un texte publicitaire de 1936 incarne ce parfum par une amazone « à la démarche décidée […], une cigarette opiacée aux lèvres, un flacon de whisky à portée de main »… De Scandal (Lanvin, 1933) à Cabochard (Grès, 1959) en passant par Révolte (Lancôme, 1936) ou Bandit (Robert Piguet, 1944), les maisons de parfum sont parfaitement conscientes de la dimension transgressive de ces cuirs féminins.

Bisexualité des odeurs

Conçu sous l’Occupation par Germaine Cellier, premier nez féminin signalé au radar, ledit Bandit a largement de quoi dérégler tous les taquets du genre. Quoi ? C’est ça qu’on vendait aux contemporaines d’Arletty et de Lauren Bacall ? Ce bouquet cavalièrement planté dans une verdeur terreuse aux remugles de fond de cendrier ? Lorsqu’elle adjoint à cette garce la diva de Fracas, Cellier préfigure, dès 1948, le dimorphisme sexuel dont seront atteints les parfums des années 1980. Tubéreuse hystérique sans réelle descendance pendant un quart de siècle, Fracas engendrera à l’ère Reagan une flopée de floraux si féminins qu’ils frôlent la drag queen – à commencer par Giorgio Beverly Hills (1981), qui ne cache même pas son prénom masculin. Quant à Bandit, tout se passe comme s’il avait tenu lieu de marque-place pour une parfumerie masculine qui n’existait pratiquement pas à l’époque de sa création. Bernard Chant, qui s’en inspire en 1959 pour Cabochard, le fait d’ailleurs changer de sexe avec Aramis (1965), dans la marque de parfumerie masculine homonyme lancée par Estée Lauder. Opération si réussie qu’il la répète avec Aromatics Elixir de Clinique (1972), proposé aux hommes l’année suivante sous le nom d’Aramis 900 Herbal (le parfumeur Michel Almairac précise qu’il s’agit exactement du même concentré). Comme quoi, une moustache à la Magnum peut se faire glisser une rose en douce sous le velu du patchouli… Preuve, en tout cas, que les nez des Trente Glorieuses ne s’offusquent pas d’une certaine bisexualité des odeurs.
De la Libération (Vent vert, Cellier encore, pour Balmain en 1947) au milieu des années 1970 (Calandre de Paco Rabanne en 1969, No19 de Chanel en 1971…), la féminité moderne s’exprime surtout par la vivacité androgyne des notes vertes. La polarité olfactive anticipée par le couple Bandit-Fracas ne se fige que vers la fin de la décennie, lorsque des lancements internationaux de plus en plus onéreux imposent des messages intelligibles du Texas à Singapour. Floraux symphoniques – Poison (Dior, 1985), Ysatis (Givenchy, 1984), Oscar (Oscar de la Renta, 1977) – et fougères aromatiques — Drakkar noir (Guy Laroche, 1982), Azzaro pour homme (1978)… – reflètent jusqu’à la caricature les stéréotypes macho-femme fatale. Michel Almairac nuance cependant : « Si ces parfums marchaient, c’est parce qu’ils avaient une forte identité. À l’époque, c’étaient de nouvelles odeurs. »

Sillages qu’on partage

En parallèle, l’eau de Cologne suit depuis le XVIIIe siècle un cours qui touche les rives des deux sexes mais n’en embrasse aucune. Aussi l’aqua mirabilis, dans les remous des révolutions sexuelles, offre-t-elle un espace olfactif apaisé. En 1927, puisque « le sport est un terrain où la femme et l’homme sont égaux », Jean Patou propose une eau fraîche, Le Sien, aux golfeuses et joueuses de tennis qu’il a été le premier à habiller. « À femme sportive, parfum masculin », mais la publicité précise tout de même qu’il « convient à l’homme ».
Dans les années 1960, si Dior ne propose l’Eau sauvage (1966) qu’aux hommes, Edmond Roudnitska a conçu pour les deux sexes « ce parfum qui, par sa fraîcheur fleurie discrète mais longuement persistante, symbolise la jeunesse par excellence », comme il l’écrira par la suite. Laquelle jeunesse ne s’y trompe pas : garçons et filles l’adoptent comme un seul homme (en 1969 et 1970, Ô de Lancôme et Eau de Rochas se feront pareillement l’écho d’un désir d’affranchissement des clichés de la séduction). « Il ne faut pas oublier que ce sont les femmes qui font le succès des parfums masculins. Non pas parce qu’elles les choisissent pour leur mari ou leur copain, mais parce qu’elles les utilisent », explique Michel Almairac. Il parle en connaissance de cause : le grand masculin oral qu’il a cosigné pour Dior avec Jean-Louis Sieuzac, Fahrenheit (1988), fait partie de ces sillages qu’on partage. En 1994, CK One de Calvin Klein, conçu en réaction aux stéréotypes sexuels des clinquantes années 1980, offre la traduction contemporaine la plus juste de l’universelle « eau admirable ». Vendue sous le slogan « A fragrance for everyone » (« Un parfum pour tous »), la composition d’Alberto Morillas emprunte ses traits au mannequin lesbian chic Jenny Shimizu, porte-parole d’une tribu grunge qui réconcilie tous les métissages et toutes les identités sexuelles autour de la plus consensuelle des odeurs : celle d’un T-shirt propre. Fécond sur le plan olfactif, ce jus gender free restera cependant sans descendance conceptuelle.

Réattribution sexuelle

À la trouble question du sexe des odeurs, Jean Paul Gaultier ore une réponse radicalement inverse avec Classique (1993, composé par Jacques Cavallier) et Le Mâle (1995, Francis Kurkdjian). Plutôt que d’échapper aux poncifs en passant en dessous comme le fait Calvin Klein, Gaultier met les dessous dessus. Au corset rose de la fille de joie et à la marinière du matelot, ready-made culturels dont le couturier a fait ses emblèmes, correspondent deux ready-made olfactifs : poudre de riz, savon à barbe. Sans doute les premières citations ouvertement revendiquées de notes cosmétiques en parfumerie. Une interprétation ludique de la « théorie du genre » qui reste rassurante pour le consommateur (la fougère archifolle du Mâle, descendante de Brut de Fabergé, peut aussi se porter au premier degré). De même, avec Angel (1992), Thierry Mugler maintient les deux pôles de l’identité sexuelle. Mais il les inscrit au sein d’un même corps olfactif en parant ses courbes célestes d’une barbe à papa de patchouli qui anticipe de vingt ans Conchita Wurst. Shoot de testostérone jusque-là réservé aux masculins, ces notes boisées introduites par Olivier Cresp pour équilibrer l’accord praline s’infiltreront dans les flacons des femmes.
Lancé la même année par Shiseido, Féminité du bois vend la mèche de cette réattribution sexuelle. Issu de Femme de Rochas, dont il reprend les épices et les fruits (Pierre Bourdon, qui en est coauteur, est l’élève d’Edmond Roudnitska), il devient la matrice du style de Serge Lutens, dont l’œuvre, fondatrice d’une bonne part de la parfumerie de niche, n’a cessé de jouer sur les codes du genre pour mieux en exhiber les leurres…

Égalité dans le rut

Esquissée dès les années 1970 en réaction à l’emprise du marketing sur l’industrie, la parfumerie de niche s’est, pour l’essentiel, refusée à assigner un sexe à ses créations. Plutôt que d’exprimer des archétypes masculins ou féminins, ses pionniers (L’Artisan parfumeur, Diptyque), pensent le parfum comme une note figurative, un paysage ou un souvenir de voyage. Détourné du miroir qui ne renvoie aucun visage, le regard du « porteur » peut dès lors s’orienter vers la forme olfactive devenue objet esthétique, approche non prescriptive qui renvoie chacun à sa propre lecture des notes.
Pour Michel Almairac, cette érosion des différences sexuelles se perçoit également dans la parfumerie mainstream, à travers ces notes boisées-ambrées sèches très « masculines » qui s’infiltrent dans les féminins ou, inversement, ces senteurs de caramel qu’on décèle dans des masculins comme One Million : « De plus en plus, ce sont des odeurs de la vie que l’on s’approprie. On va vers des parfums qui peuvent être utilisés par les deux sexes. » Inversement (dans ces histoires de sexe, on ne cesse décidément de se faire retourner), la parfumerie d’auteur peut aussi se permettre de réintroduire le couple. En écho postmoderne au binôme hétéro fondateur – Mouchoir de monsieur et Voilette de madame – et à la « rétromania » d’un Jean Paul Gaultier, Él et Ella d’Arquiste évoquent les années disco à Acapulco à travers deux structures olfactives typiques de l’époque, dont Rodrigo Flores-Roux accuse les traits : chypre viride pour elle, fougère sous anabolisants pour lui. En se frottant l’un (contre) l’autre de notes animales communes, Él et Ella réintroduisent également par la bande l’odeur du sexe dans la question du genre. Et proclament l’égalité dans le rut.

Peau invisible

Hanté par l’immatériel – les chaises Ghost, l’édifice gonflable de Montpellier Le Nuage, le spray WAHH qui délivre en bouche des flaveurs en microparticules –, Philippe Starck passe enfin au design de l’air avec trois parfums autour du thème de la peau, cette interface entre le soi et l’ailleurs. Pour autant, il ne vaporise pas entièrement la notion de genre. Il envisage Peau de soie (composé par Dominique Ropion) comme « un parfum dont la féminité se dévoile autour d’un cœur d’homme ». Et Peau de pierre (Daphné Bugey) comme « un parfum masculin qui dévoile au cœur la part féminine de l’homme ». Une contamination des genres – la peau est une membrane poreuse – qui inscrit en odeurs les convictions du designer sur ces « 22 grades de sexualités entre l’hétérosexualité et l’homosexualité » qu’auraient observés certains médecins. « Pourtant nous continuons à dire qu’il y a des hommes ou des femmes, ce qui est ridicule et totalement réducteur », déclare Philippe Starck au quotidien suisse Le Temps (19 mai 2016). Sur ce point, Brian Eno – compositeur de musique, mais aussi de parfums à ses heures – avait, dès 1989, dix coups d’avance sur l’échiquier. Pionnier avec Roxy Music du glam rock, qui a poussé jusqu’à l’hyperbole la confusion des genres, et inventeur de la musique ambient, qu’il qualifie de bisexuelle, il consacre au parfum le livret qui accompagne l’album au titre fragrant Neroli (1993). On y trouve notamment la transcription de l’interview accordée le 18 septembre 1989 à la station de radio américaine WNYC pour l’émission New Sounds. Au journaliste qui lui ressert le poncif de la madeleine proustienne, Brian Eno répond : « Selon moi, un autre aspect du parfum est plus intéressant : la façon dont il redéfinit les rôles sexuels, les positions des genres. » Signalant que les femmes sont nombreuses à porter des parfums masculins contemporains, et les hommes, des classiques féminins, il explique : « En franchissant une certaine frontière entre les genres, ces gens sont en train de dire que la polarité traditionnelle du masculin et du féminin ne tient pas la route – qu’il y a un continuum de la masculinité à la féminité, et qu’on peut choisir de se situer où l’on veut. » Peau invisible et indéfiniment extensible, le parfum n’a jamais eu besoin d’être « taillé » pour suivre les courbes d’un corps sexué ; chacune de ses formules mêle et brouille les limites entre les notes masculines et féminines. En cela, ce fluide d’un genre particulier a toujours été l’expression la plus subtile de la fluidité des genres.

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Visuel principal : publicité pour CK One, Calvin Klein, années 1990 © DR

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