Mathilde Laurent : « J’ai immédiatement considéré Femme comme une sorte d’idéal olfactif »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour de Mathilde Laurent de retracer son histoire avec Femme de Rochas, entre mystère mnésique et choc esthétique.

Je me souviens parfaitement du choc esthétique que j’ai ressenti la toute première fois que j’ai senti Femme de Rochas. C’était à l’Isipca – je ne l’avais jamais rencontré avant. J’ai été complètement extasiée par sa beauté, sans que je ne puisse l’expliquer. Je l’ai immédiatement considéré comme une sorte d’idéal olfactif. Je ne l’ai pas fait mien pour autant : parce que je ne portais que très peu de parfum, mais aussi parce que je ne me sentais peut-être pas assez grande ou assez mature pour celui-ci. Ou bien encore parce que je le considérais trop comme une œuvre, pas comme quelque chose que j’aurais pu mettre tous les jours. Trop idéal, trop artistique, trop impressionnant sans doute. D’ailleurs, je crois que plus j’aime un parfum, moins je le porte : je préfère le sentir sur une mouillette pour m’en shooter intellectuellement.

Lorsque j’arrive chez Guerlain, je travaille pleinement sur un autre chypre, Mitsouko – que je me souviens avoir, lui, senti dans mon enfance. J’oublie un peu la création d’Edmond Roudnitska. De la même manière, à mes débuts chez Cartier, je m’occupe d’en comprendre le style et m’investis dans un tout autre univers avec Must, qui constituait pour moi à l’époque l’emblème olfactif de la maison.

Un jour, se décide de travailler sur La Panthère : je commence à réfléchir, à me plonger dans l’univers de Jeanne Toussaint – premier amour de Louis Cartier et directrice artistique de la maison de 1933 à 1970, surnommée « la panthère » –, garçonne à cheveux courts, dans l’époque qui fut la sienne, les années 1920, et je connecte l’emblème avec le mythe de la panthère parfumée… Et, assez rapidement, je réalise que ce qui pour moi réunit tous ces éléments, c’est justement le chypre. Il incarne la possibilité d’une féminité choisie, personnelle, voluptueuse, sans tomber dans une caricature orientale, ni dans de vieux poncifs éculés.

Il est certain que cette forme a influencé ma manière de composer : dans la collection « Les Heures de parfum », j’ai notamment travaillé le sillage ; appréhender ces créations demande de l’initiation et de la patience, ce que l’on résume sous le terme de « haute parfumerie ». Or le chypre est peut-être la famille olfactive qui est la moins sent-bon en tête et la meilleure en fond. C’est probablement Femme de Rochas qui me l’a appris : avec son départ cumin, assez sucré pour faire passer les premières notes de la mousse de chêne, qui a un côté un peu algue, presque marin et peut sembler difficile au premier abord, mais qui se révèle par la suite… Un peu comme un bon vin ou un thé que l’on doit laisser infuser : une histoire de patience, que l’on pourrait résumer par un adage : peu importe la note de tête, pourvu qu’on ait l’ivresse au porté.
À l’époque, j’aurais donc pu expliquer l’influence de Femme et de Mitsouko par une question d’esthétique olfactive ; je ne l’aurais jamais relié à mon histoire personnelle.

Mais la vie me l’a remis sous le nez. Dans les mois qui suivent la sortie de La Panthère, je réponds à quelques mois d’intervalle à deux interviews autour du même sujet. Deux journalistes, Sarah Bouasse [également rédactrice pour Nez] et Claire Dhouailly, font alors un sujet sur les fragrances portées par les mères de parfumeurs. J’explique que la mienne ne portait rien, mais finis par me souvenir qu’à une époque, dans la maison de campagne de mes parents, j’avais retrouvé des flacons imprimés d’une dentelle noire. Je réalise aussi que j’avais travaillé La Panthère pendant sa maladie, et terminé au moment de son décès. Faut-il voir là une succession de hasards ? Je reste absolument certaine que ma mère n’avait jamais porté Femme de Rochas après ma naissance. Et pourtant, ce parfum m’a marqué comme si cela avait été le cas ; il me semble avoir été intimement lié à elle, mais de manière parfaitement inconsciente. En avais-je perçu la trace sur d’anciens vêtements ? Était-il possible qu’il s’agisse d’une forme de souvenir intra-utérin ? Je n’en sais toujours rien.

Me rendre compte de tout cela m’a beaucoup fait réfléchir. Lorsque je l’ai senti pour la première fois à l’Isipca, s’agissait-il véritablement d’un choc esthétique pur ? Les chocs esthétiques ont-ils toujours une raison d’être plus intime ? Je laisse toutes les portes ouvertes. Quoi qu’il en soit, cette histoire reste assez impressionnante à mes yeux.

Il me semble d’autant plus beau que ce bouleversement m’ait été procuré par un parfum d’Edmond Roudnitska, qui était justement l’artisan du choc esthétique. Je ne suis pas sûre de comprendre parfaitement, un jour, ce qu’il s’est passé avec Femme. Mais je me sens vraiment chanceuse d’avoir vécu cette histoire : lorsque, dans une vie de créatif, le sens se fait jour presque malgré soi, lorsqu’on se rend compte qu’il existe sans l’avoir forcément cherché, on a là un privilège infini. 

Mathilde Laurent, le 3 février 2023.

Mathilde Laurent a publié aux éditions Nez en 2022 l’ouvrage Sentir le sens, en collaboration avec Sarah Bouasse.

Visuel principal : Mathilde Laurent © Alexandre Isard

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

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Madame Laurent a sonné mon glas à la 12ème heure… et a prolongé ce délicieux supplice juqu’à la 13ème ! Depuis, je jubile de chaque goutte jusqu’au bout de cette journée infinie !

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