Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez et Céline Ellena, c’est au tour de Daphné Bugey, parfumeuse chez Firmenich, de nous parler de ces œuvres qui, portant le souvenir d’autres empreintes, jouent avec notre mémoire olfactive, parfois de manière inconsciente. Une succession d’échos qui la mènera jusqu’à L’Origan de Coty, tissant avec les créations qui lui ont succédé une généalogie propre.

Ma passion pour la parfumerie est née très tôt, alors même que ma famille ne travaillait pas dans cet univers. Outre le N°5 de Chanel, ce sont tous les grands Guerlain de l’époque portés par ma mère qui ont bercé mon enfance : Shalimar, Mitsouko, Nahema, Jardins de Bagatelle, Parure ; et bien sûr ce chef d’œuvre qu’est L’Heure bleue… Je dois beaucoup à Guerlain, qui est sans doute à l’origine de ma vocation. Je n’avais pas 10 ans, je collectionnais les publicités et, surtout, les miniatures. J’adorais ces petits flacons et leurs boites, je mémorisais les parfums, je jouais à reconnaître les effluves des gens dans la rue, leur courant après ; je sentais tout ce qui me passait sous le nez. Et puis je tombe sur un échantillon d’Oscar, première création d’Oscar de la Renta. Coup de foudre immédiat. Je le trouve addictif, riche, complexe et mystérieux ; c’est l’opulence même, la féminité absolue, l’oriental dans toute sa splendeur. La magie opère. Oscar a été le premier flacon que je me suis acheté : c’était un 30 ml. À l’heure où toutes les jeunes filles de cette époque portaient Anaïs Anaïs de Cacharel, c’était un peu détonnant ; mais en le portant, je n’étais pas guidée par une quelconque volonté de me distinguer, seulement par mon coup de foudre olfactif.

Plus tard, j’ai intégré l’Isipca, en alternance avec la société Firmenich. Une partie de ma formation consistait à reconstituer les grands classiques et à faire des études olfactives comparatives des parfums entre eux. C’est ainsi que j’ai pu comprendre qu’au cœur d’Oscar était inscrite depuis toujours l’empreinte de L’Heure bleue, tant aimé dans le cou de ma mère : ma mémoire olfactive avait probablement guidé ce coup de cœur initiatique. J’avais certainement eu envie de retrouver, de manière alors inconsciente, l’étreinte maternelle, avec tout ce que ce parfum a d’enveloppant, de réconfortant : le musc cétone, la vanille, l’héliotropine…
Je comprenais alors comment il pouvait exister des filiations, des variations autour de certains thèmes. Pour autant, je n’ai jamais voulu recréer Oscar : je préférais le conserver comme un tout ; j’avais peur qu’en le décortiquant il ne perde de sa magie.

C’est alors qu’en 2004, on me propose de travailler à la reconstitution des parfums de François Coty pour son centenaire. Quelle perspective formidable ! Grâce à Jean Kerléo, j’ai eu accès à des formules conservées à l’Osmothèque qui m’ont permis de découvrir une tout autre manière de composer. À la fin du XIXe siècle, alors qu’apparaissaient déjà les premières molécules de synthèse, les parfumeurs travaillaient encore essentiellement avec des matières premières naturelles. François Coty a tout de suite décelé le potentiel créatif derrière ces nouveaux produits. Il s’est montré précurseur dans leur usage. Il les utilisait tels quels ou sous forme de bases, associées aux naturels ; c’était le début de ce que l’on appelle la parfumerie moderne.

Dans L’Origan, les bases s’emboîtent les unes dans les autres comme de véritables poupées russes, constituant ainsi finalement une composition complexe malgré la formule apparemment courte. En outre, le parfum n’était pas comme aujourd’hui simplement dilué dans de l’alcool : il était complété avec toutes sortes d’infusions, de teintures – de musc Tonkin, de civette, de castoréum, de vanille… – qui apportaient une richesse supplémentaire et une patine unique. Il a fallu trouver des remplacements pour certains de ces produits qui ont complètement disparu. Pour décortiquer ces fameuses bases tenues secrètes, je suis allée enquêter auprès des anciens Grassois. Il me fallait aussi pour les naturels retrouver des qualités proches de celles de l’époque, transposer les concrètes et lavages de fleurs en absolues en adaptant les dosages, tout en respectant la législation actuelle. Bref, un travail passionnant mais titanesque !

Lorsque j’ai enfin pu aboutir à une première formule de L’Origan, la peser, la sentir… J’ai eu un second choc olfactif : L’Origan, créé en 1905, était le précurseur de L’Heure bleue, sorti en 1912, qui avait inspiré Jean-Louis Sieuzac pour Oscar en 1977 ! Même chose pour L’Émeraude, qui en 1921 préfigurait Shalimar lancé en 1925. Mais alors ne faudrait-il pas remonter jusqu’à Jicky, créé en 1889 par Aimé Guerlain…?
J’avais soudain l’impression de percer les mystères de la création, comme un chercheur : c’était à la fois jouissif et presque décevant, au début. Mais j’ai aussi appris à distinguer l’inspiration de la copie. Car sous leurs accords communs, chacun conserve son identité propre.

Alors, quelles sont ces notes qui, associées entre elles, me touchent autant ? C’est en reconstituant L’Origan qu’elles me sont apparues plus clairement.
Il y a les notes citrus ; une partie florale épicée œillet apportée par la base Dianthine de Firmenich ; un bouquet de fleur d’oranger, néroli, rose, jasmin et ylang-ylang ; un aspect poudré violette-iris, apporté par la base Iralia, l’héliotropine, et l’aldéhyde anisique contenu dans la base Foin Rigaud de De Laire. Le fond est à la fois ambré – avec la base Ambréine de Samuelson ou Coralys de Firmenich mêlant entre autres vanille, coumarine, bergamote, ciste labdanum, et notes boisées (un parfum en soi… « Shalimar style ») ; et bien sûr animal, musqué et miellé.
C’est d’ailleurs de cette forme olfactive opulente que m’est venue l’idée du miel dans Scandal de Jean Paul Gaultier ; pour apporter à la fois un côté animal, sensuel, charnel presque dérangeant mais en même temps travaillé de façon plus contemporaine en exacerbant son aspect sucré gourmand.

L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie, mon vécu personnel et celui de tant d’autres personnes qui les ont portés à leur tour, poursuivant la légende de cette lignée incroyable.

Daphné Bugey, le 22 décembre 2022

Visuel principal : Daphné Bugey © Firmenich

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

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Quelle merveilleuse aventure a vécue Daphné Bugey!Tout le mystère de ces anciens parfums révélés !Quelle chance !

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