Femmes et odorat : un parcours semé d’embûches

Si le regard masculin continue de modeler le corps des femmes, on parle plus rarement du nez, qui a pourtant lui aussi permis d’établir nombre d’injonctions patriarcales aujourd’hui encore bien présentes. Pour mieux les comprendre et ouvrir le débat, nous vous proposons à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes ce mercredi 8 mars la première page d’un dossier sur les liens entre féminité et olfaction, mêlant approche sociologique, démarches artistiques féministes et place des femmes dans l’industrie.

Comme le rappelait l’historienne Érika Wicky dans un entretien que nous avions réalisé l’année dernière, les discours religieux caractérisent moralement l’odeur des femmes – les prostituées puent (comme l’atteste le terme de putain, qui trouve sa racine dans ce verbe), signe de leur vie dépravée. Les médecins s’occupent quant à eux de régir les effluves que doit exhaler une jeune fille, décrits à de nombreuses reprises dans les traités du XIXe siècle – là où les jeunes garçons n’ont pas l’honneur de ces précisions.
Puis c’est au tour du marketing de s’emparer de l’affaire, pour vendre aux intéressées de quoi désodoriser un vagin qui ne serait olfactivement pas net, au cas où il resterait encore quelques deniers dans leurs portefeuilles vidés par le prix des « protections hygiéniques » (bien souvent… parfumées !). Dans une série dessinée publiée sur Positivr[1]Voir https://positivr.fr/klaire-fait-grr-lachez-nous-la-chatte/, Klaire fait Grr souligne que cette terminologie est en soi problématique, car elle laisse penser que les règles auraient un lien avec une quelconque question d’hygiène. L’illustratrice rappelle que le vagin est auto-nettoyant, contrairement à ce que laissent penser nombre de publicités, de produits, mais aussi de pratiques.

Car en dehors de la tendance du vabbing popularisée par Tiktok – et qui consiste à se parfumer avec ses sécrétions intimes dans le but de séduire, évidemment la seule raison d’être de la femme – ou encore la bougie et le parfum lancés par Gwyneth Paltrow qui promet de sentir comme son vagin (qui embaumerait donc la rose, le cèdre et la bergamote),[2]Voir https://www.huffingtonpost.fr/people/article/gwyneth-paltrow-s-explique-enfin-sur-sa-bougie-senteur-vagin_158472.html les initiatives en matière de nettoyage vaginal fusent. Après l’application de talc – suspecté d’avoir provoqués des cancers ovairiens –, c’est la fumigation par le bas qui est désormais en vogue[3]https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/29934-Vapeur-vaginale-experts-mettent-garde-nouvelle-tendance, ou encore les récents gummies de la marque Lemme, pour que notre vagin puisse enfin sentir l’ananas – le rêve d’une vie.[4]Voir https://www.santemagazine.fr/actualites/actualites-sante/gummies-pour-un-vagin-qui-sent-bon-un-grand-non-pour-les-gynecologues-964690
Le marketing l’a bien compris : les femmes se soucient bien plus de leurs odeurs intimes que les hommes. Ainsi, selon une enquête menée par OnePoll, lorsqu’on leur parle d’hygiène, la majorité des femmes pensent immédiatement « au lavage de leurs « zones intimes » et à leur routine de soins de la peau », tandis que les hommes, bien moins invités socialement à se préoccuper de l’odeur de leur sexe, songent plutôt à leurs ongles et au rasage, comme le rappelle le site pourquoidocteur[5] Voir https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/41001-Quelles-differences-hommes-femmes-matiere-d-hygiene
Prolongement tout naturel de l’impureté si célèbre de la femme indisposée, le tabou des odeurs vaginales a évidemment contribué à creuser l’obscurentisme sagement entretenu autour de l’appareil génital féminin.
En proposant une classification des différentes senteurs intimes et en offrant la possibilité d’en faire le suivi dans un carnet d’auto-olfaction, l’objectif du projet « olfacto gynéco » de Jeanne et Elia Chiche est de briser ce cercle afin que les odeurs de la vulve ne soient plus sujet de gêne ni de stigmatisation, mais l’occasion d’un rapport à soi apaisé et d’un suivi autonome.
Les femmes pourront ainsi utiliser leur nez pour gagner en autonomie, fait rare dans la frise historique de notre existence humaine. Jugées trop sensibles à cause de leurs nerfs prétendument plus fragiles, elles ont en effet à de nombreuses reprises été éloignées de certains emplois et pratiques culturelles. Certes, l’accès à la pratique artistique était surtout drastiquement limité par l’interdiction ou le refus de femmes dans les écoles d’art et leur difficile accès aux ressources nécessaires, comme le rappelle l’ouvrage dessiné Une place: Peintresses, sculptrices, artistes : réflexions sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art d’Eva Kirilof. Et l’on n’oubliera pas qu’elles n’ont pas non plus eu « un lieu à soi », pour citer Virginia Woolf : « Les femmes n’ont jamais une demi-heure dont elles puissent dire qu’elle leur appartienne. »[6]Virginia Woolf, A Room of One’s Own, 1929
Mais lorsqu’elles arrivaient finalement à créer, elles ne pouvaient le faire avec n’importe quels outils, en raison – leur disait-on du moins – des odeurs plus puissantes de certains matériaux : « On déconseillait aux femmes artistes d’utiliser la peinture à l’huile, les privant par là d’un médium pérenne, puisque le pastel recommandé à la place a une durée de vie bien moindre », note ainsi Érika Wicky dans l’article cité plus haut. Mais on ne les empêchait pas de faire les métiers de blanchisseuse ou infirmière, ô combien plus agressifs au nez : imposer aux hommes ces tâches quasi-domestiques, vous n’y songez pas !

Si l’on nous dit, donc, que les femmes n’ont longtemps pas pu accéder au métier de parfumeuse, cela ne nous étonnera guère. Cueilleuses, oui, et en grand nombre – mais derrière un orgue à parfums ? Impossible, elles risqueraient de faire une crise d’hystérie… Sauf s’il s’agit, bien sûr, d’asseoir un peu plus la notoriété de son cher mari en travaillant dans son ombre, comme Marie-Thérèse de Laire a si bien su le faire. Le cas de Germaine Cellier, parfumeuse ayant commencé à exercer dans les années 1940, résonne dans un couloir vide, isolé parmi les figures masculines si présentes.
Bref, l’histoire des femmes et de leur nez n’est pas finie. Pour mieux la comprendre, pour rendre à celles-ci un peu de leur place, nous vous proposons un dossier qui conjugue approche sociologique, démarches artistiques féministes et place des femmes dans l’industrie.

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Visuel principal : Julia Margeret Cameron, Four young women holding flowers, 1868. Source : Wikipedia commo

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