Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ?

Cette publication est également disponible en : English

Têtes d’affiche, seconds rôles, réalisateur, producteur, scénariste, équipe technique, distributeur, partenaires financiers… Au cinéma, il serait impensable que seul le réalisateur soit mentionné et que le nom de toutes celles et tous ceux qui ont contribué à la sortie d’un film n’apparaissent pas à son générique de fin. Dans l’industrie de la parfumerie, bien que la chaîne de création soit elle aussi composée de nombreux maillons, chacun contribuant au projet à son niveau, rien de tel n’existe aujourd’hui. Si les parfumeurs sont de plus en plus starisés, les autres acteurs continuent de rester anonymes. Pour quelle raison ? Cette invisibilisation pourrait-elle être amenée à évoluer, alors que certains dans l’industrie appellent à davantage de transparence et de pédagogie ?

Pendant longtemps, les parfums n’étaient associés qu’au nom apposé sur le flacon : le N°5 était signé Chanel, Opium Yves Saint-Laurent et Angel Thierry Mugler. On laissait donc volontiers le public attribuer leur création aux couturiers à l’origine des maisons, que ces derniers entretiennent un flou artistique sur la question, ou qu’ils s’octroient tout bonnement la paternité des compositions lancées sous leur nom, comme le soulignait récemment ici même Clément Paradis. À partir des années 1980, de nouvelles maisons comme L’Artisan parfumeur – fondée par Jean Laporte – ou Serge Lutens permettent à d’autres figures que celles issues de la mode d’être mises en avant et d’incarner leurs créations, même s’ils n’étaient pas toujours seuls à les concevoir. Quant aux parfumeurs ? Inconnus au bataillon. Il était rare qu’on les évoque dans la presse jusqu’aux années 1990 – à quelques exceptions près, comme Germaine Cellier, la très mondaine créatrice de Vent vert de Balmain et Fracas de Piguet, présentée comme « le meilleur nez de France » dans 7 jours en 1944.

Le parfumeur-auteur
En 2000, Frédéric Malle est le premier à faire apparaître systématiquement sur les flacons des créations qu’il édite le nom de ceux qui les ont composées, étant considérés comme leurs auteurs, selon le concept de sa maison.
Au fil des années 2000, et encore davantage la décennie suivante, les parfumeurs  deviennent partie intégrante de la communication autour des fragrances et sont de plus en plus placés sous les projecteurs. Désormais, rares sont les lancements où leur nom n’est pas cité, voire surligné. Voilà au moins un maillon de la chaîne qui est reconnu à la hauteur de son mérite ? Pas toujours. Alors que les créations collectives sont devenues la norme pour les projets d’envergure, chacun est-il vraiment crédité à la mesure de sa contribution ? Une marque ou une maison de composition peut parfois choisir de mettre en lumière des femmes, un parfumeur illustre ou au contraire une jeune pousse, pour des raisons de politique interne ou pour coller au mieux à la communication choisie, quelle que soit la réalité de l’équipe créative. 

Il reste également quelques contre-exemples notables à cette mise en avant des parfumeurs : Hedi Slimane chez Celine et Tom Ford pour sa propre marque restent fidèles à la tradition (et à la fiction) du couturier-parfumeur, escamotant ceux ou celles qui ont mis en formule leurs souvenirs ou leurs concepts. Leur exemple souligne en revanche l’importance du directeur artistique, qui oriente et valide le travail des parfumeurs, et contribue lui aussi à la création. Dans une maison de mode, il doit insuffler l’esprit de la couture dans les parfums, comme Alessandro Michele chez Gucci, à la tête de la mode de 2015 à 2022, qui a travaillé de concert avec Alberto Morillas pour imprimer sa marque romantique et baroque aux parfums de la maison, de Bloom à Mémoire d’une odeur. Cette tâche délicate est souvent déléguée à des équipes externes, faute d’implication. 

Essences et molécules
Mais un parfum n’est pas seulement l’œuvre de parfumeurs et de directeurs artistiques. Il est bien sûr composé de matières premières, qu’il faut produire. Lorsqu’elles sont naturelles, elles sont fièrement revendiquées, souvent flanquées de leur pays ou de leur région d’origine : vanille de Madagascar, bergamote de Calabre… On évoque beaucoup plus rarement le travail des fermiers, des cueilleurs, des personnes impliquées dans le transport ou des sociétés productrices de matières premières qui transforment les fleurs, feuilles, gousses et autres écorces en ingrédients de parfumerie, comme l’a récemment fait Dominique Roques dans son livre. De la même manière, avant d’entrer dans la palette, les molécules sont issues de longues et coûteuses années de recherche menées par des chimistes – ou plus rarement de découvertes inopinées. Nous n’aurions pas de Calone sans John J. Beereboom, Donald P. Cameron et Charles R. Stephens de chez Pfizer (certaines mauvaises langues estimeront sans doute que le monde ne s’en porterait pas plus mal), pas d’Hedione sans Edouard Demole (Firmenich), pas d’éthyl maltol sans Bryce Tate, Robert Allingham et Charles R. Stephens (Pfizer de nouveau)… et donc sans doute pas d’Angel non plus. Les essais d’Olivier Cresp auraient-ils été retenus sans ce composé de synthèse évoquant la barbe à papa, utilisé pour la première fois en si grande quantité en parfumerie fine ? L’identité et la réussite d’un parfum peuvent parfois (aussi) tenir à une molécule, et donc aux recherches des chimistes qui ont permis de la rendre disponible. 

Le temps long du développement
Avant d’espérer un succès, le développement d’un parfum suppose un travail de longue haleine au sein d’une société de composition. Hormis les rares cas de parfumeur maison (Guerlain, Chanel, Cartier, Hermès, Caron, Dior, Vuitton…), les marques délèguent généralement le développement des fragrances, par le biais d’une licence, à un grand groupe (Coty, Puig, L’Oréal…) qui fait lui-même appel à une entreprise employant des parfumeurs (IFF, Givaudan, Robertet…) pour réaliser leur création. « Un développement dure de plusieurs mois à plusieurs années, pendant lesquels la maison de composition est semblable à une ruche. Évaluation, marketing, études consommateur, laboratoires, R&D, réglementaire : tous s’affairent autour du parfumeur, tandis que le commercial opère tel un chef d’orchestre », explique Audrey Barbéra, Global Fine Fragrance Category Leader chez Firmenich[1]Entretien réalisé en octobre 2021 pour l’édition espagnole du Grand Livre du parfum.
Chargé d’un « compte » (L’Oréal, Interparfums…), le commercial reçoit le brief indiquant l’intention créative et le cahier des charges pour un futur lancement, et sert d’interface entre son client et les autres acteurs tout au long du processus :  : c’est lui qui assure la bonne marche du projet jusqu’à la livraison du concentré si le projet est gagné. 

Pour la partie olfactive, l’évaluateur (le plus souvent une évaluatrice, d’ailleurs) travaille main dans la main avec le ou les parfumeurs. Lui aussi en charge d’un compte et de plusieurs marques (Armani, Saint Laurent, Prada, ou Mugler chez L’Oréal ; Gucci, Marc Jacobs, Calvin Klein chez Coty…) ou d’une région (Moyen-Orient, Asie…), il est rarement évoqué, mais contribue grandement à la création. « Nous jouons vraiment les copilotes aux côtés du parfumeur, ce qui suppose une grande confiance entre nous », souligne Cynthia Salem, évaluatrice chez Mane. Il connaît parfaitement l’univers des marques pour lesquelles il travaille, leurs attentes, mais aussi la collection de chaque parfumeur, composée des formules déjà créées par ce dernier, tous projets confondus : il l’aide donc à donner une traduction olfactive au brief, à trouver des pistes de création, sent avec lui chaque nouvel essai, l’inspire et le remotive au besoin, et c’est finalement lui qui décide quelles propositions seront soumises au client pour gagner le projet. « Un des enjeux du développement est de ne pas perdre la note de départ, parfois lissée en voulant plaire au plus grand nombre », ajoute Cynthia Salem.

L’équipe marketing accompagne cette valse des soumissions. Au début d’un projet, elle fait des recherches sur ce qui constitue l’ « ADN » de la marque, et sur des matières premières qui pourraient répondre au brief afin d’inspirer les parfumeurs. Elle est ensuite mise à contribution pour présenter les « mods » de la manière la plus efficace possible, grâce à des présentations illustrées expliquant l’intention créative du parfumeur. 

Tests consommateurs
Pour maximiser les chances de remporter les projets importants, un autre département des maisons de composition entre en scène : l’équipe consumer insight, qui mène des tests auprès des consommateurs. Depuis une vingtaine d’années, ces tests ont pris une place croissante : ils concernent davantage de projets, et sont de plus en plus nombreux au fil du développement. « Au début des années 2000, les tests servaient à valider une note, indique Samuel Willer, Fine Fragrance Consumer Insight Director chez IFF. Aujourd’hui, notre travail s’articule en deux parties. D’une part, hors de tout projet, nous menons régulièrement des études en ligne pour comprendre les attentes conscientes et inconscientes du public sur des sujets comme le bien-être, le développement durable ou la gender fluidity, et nourrir ainsi les équipes. D’autre part, dans le cadre d’un projet, nous organisons des tests avec des instituts d’étude pour faire sentir les essais à des consommateurs. » Ces derniers sentent à l’aveugle, sans rien savoir de la marque ni du concept, et doivent répondre à des questions simples : « Aimez-vous ce parfum ou non ? Est-il puissant ? Féminin ? Fruité ? Frais ? » Les tests peuvent-ils conduire à modifier radicalement la direction olfactive d’un projet ? Pas vraiment, estime notre interlocuteur : « Nous démarrons généralement d’une idée créative très forte et très signée, qui est comme un diamant brut que l’on facette peu à peu pour en faire une pierre remarquable ». L’enjeu est aussi de prendre en compte la perception du public, qui peut différer de ce que le parfumeur souhaite exprimer. Ce service a donc une fonction déterminante, à travers sa stratégie, ses choix et ses conseils, pour le succès à venir d’un parfum. 

Au cœur des labos
Parallèlement à ce travail de développement, différents laboratoires s’affairent quotidiennement afin de mettre en œuvre le parfum. D’abord celui où les assistants et assistantes des parfumeurs (ou laborantins/laborantines) pèsent les différentes formules qui seront ensuite évaluées par les équipes : un véritable travail de fourmi, précis et répétitif, qui demande une grande rigueur afin d’éviter toute erreur préjudiciable au bon déroulement du projet. Ensuite le laboratoire d’échantillonnage, qui prépare une quantité – parfois astronomique – de petits flacons qui partiront en test ou chez le client. Enfin, un laboratoire technique mène des tests de stabilité sur les différentes « mods ». Le brief précise en effet la couleur finale du jus, qui participe de l’identité d’un parfum – Angel (décidément un cas d’école) serait-il Angel sans sa teinte bleue ? – mais qui peut être affectée par certains ingrédients ou interactions entre eux. Et si le projet est gagné, la maison de composition s’engage à ce que les flacons de parfum ne changent ni d’odeur ni de couleur lorsqu’ils sont conservés à température ambiante, pour une durée de 30 mois en général. « Nous passons au crible chaque formule afin d’identifier et de résoudre les éventuelles problématiques de stabilité.  Ce sont souvent les naturels qui nous donnent du fil à retordre », précise Nadine Gherdaoui, Fine Fragrance Technical Project Leader chez Symrise. Le poivre, l’ylang-ylang ou le gingembre peuvent ainsi donner un aspect trouble au jus ; certains agrumes très colorés au départ se décolorent au fil du temps. Un jus peut aussi se colorer durant son vieillissement à cause de réactions entre certaines matières : un parfum teinté en bleu qui jaunit dans le temps deviendrait ainsi… vert. « Nous avons la possibilité d’utiliser des qualités différentes de matières premières ou d’ajuster la quantité de certaines en dernier recours, car cela peut avoir un impact sur l’identité olfactive du parfum. Il est alors nécessaire de travailler avec les équipes de création pour trouver le meilleur compromis entre cette dernière, la stabilité et la teinte souhaitée », poursuit notre interlocutrice. Afin de vérifier la stabilité du parfum dans le temps, on simule un  vieillissement accéléré en l’exposant à la lumière naturelle ou à des lampes UV, ainsi qu’à la chaleur, grâce à des séjours de durée variable en étuve. Le laboratoire peut alors proposer l’utilisation d’éventuels stabilisants afin de garantir une conservation optimale du parfum. Un rôle crucial : un projet peut être perdu à cause de problèmes techniques non réglés, même si le parfum était le favori, le client se tournant alors vers un second choix.

Pendant que la maison de composition affine ses soumissions, la marque qui lancera le parfum travaille de son côté sur son concept, son nom, son flacon, son packaging et sa communication, jusqu’au lancement. Des éléments qui, s’ils sont cohérents et rencontrent l’air du temps, peuvent décider du succès et de la renommée d’un parfum, au-delà de son profil olfactif. Derrière l’image du parfumeur solitaire humant des mouillettes d’un air inspiré dans son bureau, ce sont donc une multitude d’acteurs travaillant dans l’ombre, parfois pour plusieurs sociétés, qui ont chacun un rôle précis et parfois déterminant, et qui s’affairent pendant de longs mois, voire des années, pour aboutir à un parfum. Au même titre que les différents collaborateurs d’un film, qui n’est jamais attribué au seul réalisateur, peut-être que tous ces contributeurs menant à la naissance d’un parfum pourront un jour être davantage visibles, mis en valeur et reconnus par le public. Quand verra-t-on apparaître  un générique du parfum, comme sur les écrans de cinéma, auquel on pourrait accéder par exemple en scannant un QR code sur le flacon, ou tout simplement sur les sites internet des marques ? Alors que l’on voit se déployer de multiples initiatives technologiques numériques autour du parfum, cette perspective pourrait être envisageable dans un avenir proche – à condition bien sûr qu’elle soit désirée. 

Visuel principal : Robert Maillard, La Halle de la verrerie de Portieux, 1935. Source : https://leverreetlecristal.wordpress.com/

___
DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 Entretien réalisé en octobre 2021 pour l’édition espagnole du Grand Livre du parfum

À lire également

Transformer les discours de la parfumerie

Dossier de presse : de l’art de mettre en scène l’immatériel

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Avec le soutien de nos grands partenaires

IFRA