Une odeur à soi : sillages féminins dans l’art

Les arts ont toujours joué un rôle considérable dans nos manières de concevoir les rapports entre odeur et féminin. Longtemps la littérature, la peinture et le cinéma se sont fait les véhicules de croyances, de pratiques et de stéréotypes désormais éculés. Avec le développement de l’usage des odeurs comme médium même de la création, les artistes d’aujourd’hui non seulement affirment nouvellement la présence et la puissance du corps féminin par le biais de ses émanations, mais questionnent également les injonctions et codes olfactifs genrés nés avec la modernité.

La littérature occidentale s’est depuis longtemps emparée du sujet des effluves féminins, faisant de l’odor di femina et des parfums de femmes[1]Cet article, pour des raisons de clarté du propos et de compréhension de la démarche des artistes cités, utilise les mots « femme » et « féminin » pour désigner les … Continue reading un véritable leitmotiv, désormais largement étudié par ceux que la chercheuse Sophie-Valentine Borloz nomme « les renifleurs d’odeurs littéraires ».[2]Sophie-Valentine Borloz, « Plaidoyer en faveur des renifleurs d’odeurs littéraires : pour une mise à profit de l’élément olfactif dans l’analyse de la littérature … Continue reading Depuis le milieu du XIXe siècle, l’odeur participe en effet activement à la sémiologie des personnages féminins, permettant de les distinguer selon un point de vue masculin : mère, fille, épouse, amante, prostituée, toutes sont identifiées et identifiables par leurs senteurs. Les femmes licencieuses portent des parfums capiteux, aux relents animaux, tandis que les femmes convenables, plus discrètes, sentent le jardin, la campagne fleurie, ou, à la rigueur, le linge propre. Ainsi l’odeur de musc et de violette caractérise-t-elle Nana dans le roman du même nom de Zola en 1880, la verveine citronnelle Mine dans L’ingénue libertine (1909) de Colette [voir Nez #11] ou encore le foin coupé Bérénice dans Aurélien (1944) d’Aragon [voir Nez #1]. C’est pour les émanations – généralement fantasmées – que répandent leur peau, leur chevelure ou leurs jupes que les poètes masculins aiment, désirent et célèbrent les femmes, à la manière de Baudelaire ou de Neruda [voir respectivement Nez #3 et #14]. Ce sont aussi ceux que traque le coureur de jupons aveugle dans Parfum de femme (1969) de Giovanni Arpino, ceux-là encore dérobe Jean-Baptiste Grenouille, le meurtrier du roman Le Parfum (1985) de Patrick Süskind. Mais encore faut-il que ces effluves correspondent, pour être si désirables, à ce que l’on attend de l’odeur d’une jeune fille, puis d’une femme. 

Une incarnation des fleurs

Entre règles de convenance et d’hygiénisme, les injonctions olfactives qui, en Occident, pèsent de longue date sur la gente féminine sont aussi nombreuses que fondamentalement irréalistes.[3]Voir à ce sujet les recherches d’Alain Corbin, d’Érika Wicky ou encore d’Eugénie Briot. Avant toute chose, une femme doit masquer certaines de ses émanations naturelles, comme celles du gousset ou de la vulve, par trop animales. En outre, une femme ne peut sentir comme un homme et cette différenciation odorante est mise en œuvre par l’usage de produits parfumés genrés qui se substituent aux effluves corporels. Les odeurs de fleurs apparaissent longtemps comme les plus à même de parer invisiblement le corps des femmes auxquelles elles sont métaphoriquement associées : fragiles, délicates, s’offrant à la contemplation et au butinage. Au même titre que la littérature, l’art pictural de la seconde moitié du XIXe siècle se fait le reflet de ces considérations stéréotypées. Dans son ouvrage Scented Visions (2022), dans lequel elle étudie l’iconographie olfactive de cette époque, l’historienne de l’art Christina Bradstreet montre combien l’imaginaire des odeurs est alors lié aux présupposés et aux prescriptions – médicales, psychologiques, hygiénistes, religieuses, morales, etc. – qui pèsent sur le féminin. « Sentir a été défini par l’art de 1850 à 1914 comme une activité féminine, irrationnelle » écrit-elle.[4]Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State University Press, 2022, p. 5 Irrationnelle, et potentiellement troublante, car l’odorat est associé au corps, à l’instinct, et non à l’esprit et la raison.[5]Au XIXe siècle, l’on s’intéresse en effet autant à ce que sent et doit sentir une femme qu’à la « sensibilité féminine » aux odeurs. Les deux versants du sujet … Continue reading Particulièrement nombreuses dans le Pré-Raphaélisme, l’Esthétisme, l’Impressionnisme et l’Art Nouveau, les images de jeunes femmes humant rêveusement – ou lascivement[6]« À la faveur d’un glissement opéré parmi les trois acceptions du verbe sentir (exhaler, flairer, ressentir), la jeune fille qui émeut les sens parce qu’elle sent les fleurs, se trouve … Continue reading – une floraison, tendent en outre à faire de la figure féminine elle-même une incarnation des fleurs et de leur parfum.[7]Sémantiquement parlant, en français comme en anglais, une femme « qui sent » est aussi bien une femme odorante qu’une femme en train de sentir quelque chose.

Ce poncif de la femme-fleur, qui émerge dès le XVIe siècle – songeons à Ronsard ! –, n’a d’ailleurs aucunement disparu, comme en témoignent la publicité, la mode et le cinéma dans lesquels il est toujours courant de voir les femmes s’orner de fleurs, se pâmer dans les fleurs, respirer des fleurs ou encore être respirées comme des fleurs. Dans le film Parfum de femme (1974) de Dino Risi par exemple, première adaptation cinématographique du roman de Giovannni Arpino, le personnage, qui « traque la beauté des femmes à l’odeur », « les hume comme des fleurs et les renifle comme un chien ».[8]Cécile Mury, critique du film pour le site de Télérama, 4 août 2021 Plus dérangeante encore, une autre illustration à l’écran de ce type de comportement prédateur figure dans Le Bossu de Notre Dame (1996) des studios Disney, dans lequel l’archidiacre, Frollo, immobilise de force la jeune Esméralda pour la menacer et renifler ostensiblement ses cheveux.

Qu’elles soient contemporaines ou plus anciennes, ces « visions parfumées », pour reprendre l’expression de Christina Bradstreet, « soumettent généralement la figure féminine à la fois au male gaze[9]Le male gaze, ou « regard masculin », est un concept postulant que la culture visuelle dominante impose la perspective d’un homme cisgenre hétérosexuel sur le monde, et notamment … Continue reading objectivant » et « au « sniff gaze » invitant le spectateur masculin à se plonger dans son odeur. »[10]Christina Bradstreet, op. cit., p. 6 Sans même parler des exemples ci-dessus, les représentations de femmes humant des efflorescences odorantes mais aussi « brûlant des feuilles, appliquant du parfum, concoctant des potions et des pots-pourris, […] se trémoussant dans des volutes d’encens, se reposant près d’encensoirs ou s’évanouissant et suffoquant au milieu de parfums enivrants »,[11]Ibid qui prolifèrent à travers divers mouvements et médiums dans l’art occidental depuis 1850, sont en effet très largement le reflet d’un fantasme masculin à la fois des senteurs – tantôt craintes, tantôt désirées – et de la sensibilité féminines.[12]Sans parler des représentations « orientalistes » d’alors et d’à présent qui promeuvent une construction racialisée et souvent raciste de la féminité extra-occidentale, … Continue reading

John William Waterhouse, The Soul of the Rose (1903), détail
Source : Wikimedia Commons

Ceci est mon corps

Les effluves féminins que l’on peut désormais humer dans l’art contemporain, principalement dans le travail d’artistes femmes, sont radicalement différents des sillages mis en mots et en images par des hommes au cours des siècles précédents. Prenant le contre-pied total des injonctions et des représentations du passé, les odeurs charnelles, longtemps cachées car jugées trop excitantes ou trop sales, sont désormais directement employées dans les œuvres comme affirmation des corps et du désir féminins. Renverser l’idée de l’abject du corps des femmes pour s’en réapproprier les processus et les expériences a toujours été un principe fondamental de la pratique politique et esthétique féministe. En 1966, la plasticienne américaine Carolee Schneemann avait par exemple imaginé, pour son projet Parts of a Body House, une Genitals Playroom remplie de sculptures de parties génitales dont la texture et l’odeur seraient parfaitement réalistes. L’installation aurait été à la fois une invitation au plaisir charnel et un levier afin de « libérer le corps des contraintes puritaines et de la somatophobie. »[13]Jim Drobnick, « Clara Ursitti: Scents of a Woman », Tessera, Vol. 32,2002, pp. 85-87 Si ce projet ne fut jamais réalisé, d’autres artistes ont effectivement fait de l’olfactif un outil de revendication, en se consacrant notamment à extraire et partager les odeurs naturelles de leur propre corps, affirmant ainsi leur plein contrôle sur celui-ci. 

La canadienne Clara Ursitti, dont la pratique intègre une dimension olfactive depuis plus de trente ans, a ainsi créé dans les années 1990 une série intitulée Self-portrait in Scent. Le premier, Eau claire (1993), simple dissolution de ses sécrétions vaginales dans une base d’huile de coco et d’alcool, est présenté dans un flacon ouvragé à la manière d’un parfum, ironiquement destiné à valoriser les odeurs corporelles plutôt qu’à les masquer.[14]Dans la pièce d’Eve Ensler, Les Monologues du Vagin (1996), les réponses à la question « Que sent un vagin ? » ont d’ailleurs – pour la majeure partie – des … Continue reading En collaborant avec le chimiste et parfumeur George Dodd, Clara Ursitti a par la suite synthétisé les senteurs de différentes parties de son corps (vagin, aisselles, pieds et cuir chevelu) afin de créer une série de blasons olfactifs – évoquant ces poèmes, particulièrement en vogue au XVIe siècle, qui s’attachaient à décrire et à célébrer un détail anatomique du corps féminin. Dans une démarche moins littérale, la britannique Celia Hempton crée en 2014 le parfum Vagina, en écho à certaines de ses toiles colorées montrant en gros plan des sexes, notamment féminins, peints d’après modèles vivants. À l’instar de ces peintures, le parfum se présente cette fois comme une interprétation stylisée de l’odeur d’un vagin. Alors que se développe le (dangereux) marché des déodorants vaginaux, de telles œuvres, qui promeuvent l’acceptation du corps féminin et de ses processus naturels, semblent particulièrement importantes. Loin d’une quelconque érotisation, elles résonnent avec les revendications féministes de l’essayiste australienne Germaine Greer, appelant la normalisation de discours positifs au sujet de « la chatte » (cunt en anglais, qu’elle revendique comme un terme à s’approprier).

Clara Ursitti, Eau Claire (1993)
Courtesy de l’artiste

Les émanations de leur sexe ne sont bien sûr pas les seules que les femmes ont appris à détester et à cacher. En 2013, la suisse Claudia Vogel, en collaboration avec le parfumeur Andreas Wilhelm, réalise Concrete 2,3 g. (2013), un autoportrait odorant de l’ensemble de son corps créé grâce à la technique de l’enfleurage.[15]Cette œuvre a été précédée en 2010 d’une performance intitulée Wie rieche ich? (« Que sens-je ? ») durant laquelle les visiteurs étaient invités à humer le corps de … Continue reading Celle-ci, qui repose sur le pouvoir des corps gras à absorber naturellement les odeurs, fut longtemps utilisée pour extraire l’essence de certaines fleurs trop fragiles pour être distillées. En appliquant ce procédé au nom évocateur à son propre corps, l’artiste semble faire un pied de nez à l’image de la femme-fleur : le parfum extrait – certainement bien peu floral – ne sera pas offert à la contemplation mais restera secret, bien à l’abri de son flacon. C’est également la pratique de l’enfleurage qui intéresse la polonaise Martynka Wawrzyniak en 2012 lorsqu’elle crée Smell Me, un ensemble de notes olfactives recomposées par le parfumeur Yann Vasnier à partir d’une extraction de l’odeur de sa sueur, de ses larmes et de ses cheveux. Diffusées dans l’espace d’exposition et présentées sous forme de bougies parfumées, ces compositions odorantes confrontent les visiteurs aux fonctions biologiques intimes de l’artiste, mais aussi à la manière dont la répression de ces odeurs dans la société occidentale moderne a banni de nos existences toute une forme de communication non verbale.[16]Des chercheurs ont en effet montré que la sueur ou les larmes contiennent des signaux chimiques inconsciemment reconnus par le cerveau. Voir par exemple : Noam Sobel, « Revisiting the … Continue reading Deux ans plus tard, sous le titre Eau de M, le projet devient une intervention éditoriale dans les pages du magazine de mode américain Harper’s Bazaar sous la forme d’une fausse publicité accompagnée d’un testeur du parfum Smell Me. « Ironiquement, rapporte l’artiste, les grands magasins tels que Barney’s New York ont reçu des demandes de clients intéressés par l’achat de ce parfum inexistant, prouvant que lorsqu’elle est présentée sous la forme d’un parfum commercial, l’odeur de la sueur humaine peut en fait être une denrée désirable. »[17]Voir http://www.martynka.com/eau-de-m La détestation des effluves corporels, surtout féminins, est en effet un phénomène entièrement culturel et donc dépendant du contexte de perception. Détachées du corps, ces mêmes odeurs que l’on voulait masquer à tout prix semblent tout à fait acceptables.

« En s’extirpant des voies habituelles de représentations tracées par des hommes, ces œuvres olfactives ouvrent le champ du possible » écrit l’historienne de l’art Sandra Barré.[18]Sandra Barré, L’Odeur de l’art, Paris, La Lettre volée, 2021, p. 262 D’ailleurs, lorsqu’un homme s’attelle à des entreprises olfactives du même acabit, le sous-texte est souvent radicalement différent – la performance The Deflowering (2004) de l’artiste belge Peter de Cupere constituant une exception notable.[19]Pour la performance The Deflowering (2004), Peter de Cupere moula une sculpture de glace à l’effigie de la Vierge à partir d’une eau infusée de sécrétions vaginales dont la fonte … Continue reading En 1997, le japonais Noritoshi Hirakawa, dont la pratique flirte souvent avec l’érotisme, présente l’installation Garden of Nirvana, composée de sous-vêtements féminins préalablement portés dont l’odeur imprègne l’atmosphère. Or, comme le fait remarquer l’historien de l’art Jim Drobnick, cette œuvre aux accents fétichistes est profondément ambivalente : « Combat-elle ou justifie-t-elle la gynophobie ? […] L’odeur vaginale est-elle présentée comme un phénomène quotidien naturel, ou représente-t-elle un degré supplémentaire de colonisation par le désir masculin ? »[20]Jim Drobnick, « Inhaling Passions : Art, Sex and Scent », Sexuality & Culture, Vol. 4, n° 3, 2000, p. 37 Lorsqu’en 2011 l’allemand Guido Lenssen lance le parfum Vulva Original, présenté comme un aphrodisiaque, bientôt suivi de Vulva Mature (« l’odeur excitante d’un vagin de femme mûre »[21]Voir https://vulva-original.com/en/shop/), l’ambivalence n’est plus vraiment de mise. Reprenant des codes du porno, à la fois dans les discours et l’iconographie commerciale du projet, ce point de vue masculin sur les effluves intimes des femmes donne évidemment un tout autre sens à la démarche, resituant nettement le corps féminin comme un objet de désir, à mille lieues de toute démarche artistique féministe.

Martynka Wawrzyniak, Enfleurage (Face), et Enfleurage (Chair) (2011)
Courtesy de l’artiste

Le pouvoir des fluides

Certaines émanations du corps féminin, plus circonstancielles ou fonctionnelles, ont également été utilisées par les artistes contemporaines pour déconstruire d’autres a priori infondés et limitants, tout en célébrant les pouvoirs – parfois insoupçonnés – de ce corps. Le sang menstruel par exemple a longtemps été considéré comme impur, voire dangereux, et ses odeurs restent encore largement taboues.[22]Voir par exemple : Bénédicte Lutaud, « Pourquoi les règles fascinent autant qu’elles effraient », Le Monde, 28 mai 2021 Voilà pourquoi il est devenu à la fois sujet et médium dans les pratiques artistiques féministes (Judy Chicago, Valie Export, Lætitia Bourget, Gina Page, Vanessa Tiegs, Lani Beloso, Paola Daniele, etc.).[23]Voir à ce sujet : Hanne Klimpe, « De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate. La représentation du sang menstruel, de l’art féministe des années 1970 à … Continue reading Jusqu’en janvier 2023, la galerie new-yorkaise Olfactory Art Keller présentait un projet protéiforme de Jiabao Li intitulé Menstrual Garden dont l’ambition était de changer la perception de ce fluide mésaimé en en soulignant les pouvoirs. L’installation comprenait ainsi plusieurs odeurs évoquant les menstrues ainsi que des sculptures imprimées en 3D représentant dix protéines spécifiques à celles-ci ainsi que d’autres cultivées à partir de cellules provenant du sang de l’artiste elle-même. « Les scientifiques ont découvert que les cellules prélevées dans le sang menstruel peuvent être utilisées comme cellules souches pour réparer les tissus endommagés ou même se développer en nouveaux organes », explique l’artiste. « Je suis fascinée par l’idée [que la capacité de menstruer] pourrait maintenant être un super-pouvoir pour se soigner. »[24]Voir le site de l’artiste L’odeur vient ainsi engager le visiteur de manière sensorielle dans un discours scientifique mais aussi incarner des potentialités invisibles aidant à supplanter le rejet culturel du sang menstruel et de ses effluves.

En 2019, intéressée par un autre fluide lié aux fonctions reproductives féminines, la britannique Tasha Marks s’est attelée à la recréation des senteurs du lait maternel. Ce dernier est encore l’un de ces fluides, parfois incontrôlés, susceptibles de laisser sur les vêtements des marques souvent considérées comme honteuses. D’ailleurs, tout comme il existe des protections menstruelles pour empêcher ces taches, il existe des coussinets d’allaitement pour protéger les vêtements, et « prévenir l’odeur de lait caillé » peut-on même lire sur les sites de conseils aux jeunes mères, montrant combien le contrôle des odeurs demeure, dans ce cas également, un véritable sujet. Répandu par une sculpture abstraite en bronze intitulée 5218008 (ce qui, tapé dans une machine à calculer tenue à l’envers, compose le mot « boobies », c’est-à-dire « nichons »), la composition créée par Tasha Marks et la parfumeuse Elise Pierre attire plutôt l’attention sur les bienfaits de ce super-aliment sécrété par le corps féminin. Destinée à être touchée en même temps que sentie, l’œuvre demande au visiteur d’adopter l’attitude et le point de vue du nourrisson, que cette odeur attire et apaise.[25]Voir à ce sujet : Arthur I. Eidelman, « The Power of the Scent of Breast Milk », Breastfeeding Medicine. 2020. Vol. 15, n° 11, p. 685 Si elle pourrait évoquer certains motifs récurrents de la peinture occidentale – de la Maria Lactans (ou Vierge du lait) aux représentations profanes de mères et nourrices allaitantes –, l’œuvre de Tasha Marks ne confronte pas directement le public au geste de l’allaitement mais donne à humer les pouvoirs invisibles d’une substance qui tend encore à inspirer une forme de dégoût chez les adultes. 

L’année précédente, la française Marguerite Humeau accompagnait pour sa part son exposition monographique « Birth Canal » au New Museum de New York d’une odeur « légèrement métallique et vaguement sucrée »[26]Jane Ingram Allen, « Marguerite Humeau », Sculpture Magazine, 2 » avril 2019 hautement symbolique, incarnant l’essence féminine des origines biologiques de l’humanité.[27]Magaryta Golovchenko, « Surreal Femininity: Nature and  »Woman » in the Art of Marguerite Humeau », Journal of Posthumanism, 2021, Vol. 1, n° 2, pp. 179-193
Dix sculptures aux contours hybrides, inspirées par les correspondances entre les formes cérébrales de certains animaux et celles des statuettes de Vénus préhistoriques, étaient présentées dans cette composition nommée Venus Body Odour. The Scent of the Birth of Humankind. Créé avec le parfumeur Barnabé Fillion, elle évoquait les liquides corporels associés à la naissance pour incarner olfactivement celle de l’humanité il y a 150 000 ans, à l’époque de l’Ève mitochondriale, la plus récente ancêtre matrilinéaire commune à tous les humains.[28]En biologie de l’évolution, le concept de dernier ancêtre commun, ou cénancêtre, correspond au dernier ancêtre commun de deux lignées ou plus. Au lieu de la femme-fleur, c’est plutôt la figure fertile de la Terre-mère ou de la Mère-nature qui surgit dans ce récit olfactif fictionnel.

Marguerite Humeau, Exposition « Birth Canal » (2018), New Museum, New York
Photo Maris Hutchinson

Pour son exposition « You Can Call Me F » à The Kitchen à New York en 2015, l’artiste coréenne Anicka Yi avait pour sa part composé une œuvre dont les effluves vivants symbolisaient le réseau, de plus en plus puissant, des femmes du monde de l’art. Avec l’aide du biologiste Tal Danino, l’artiste avait ainsi récolté puis cultivé des bactéries provenant des muqueuses – plus ou moins intimes – d’une centaine d’artistes, collectionneuses, marchandes et curatrices new yorkaises. Sur leur lit d’agar-agar, ce collectif de bactéries, dont l’odeur avait fini par envahir puissamment l’espace de la galerie, symbolisait l’agentivité des femmes en tant que groupe et réseau sur un marché de l’art encore profondément patriarcal. Unanimement jugée désagréable par les critiques, l’odeur émanant de Grabbing At Newer Vegetables incarnait la menace d’un « corps collectif » en pleine croissance, refusant d’oblitérer ses émanations, refusant – enfin – d’être effacé.

Sécrétions corporelles et microbiote deviennent donc pour les artistes contemporaines sujets, symboles et moyens olfactifs pour créer un art libératoire, manifestant le renouvellement fondamental des conceptions du « féminin ». En pénétrant directement dans le corps des visiteurs par le biais de la respiration, l’ensemble des œuvres citées font exister les corps féminins à l’intérieur de chacun, abolissant toutes les injonctions de discrétion, de honte ou pudeur, toutes les formes de contrôle, de minimisation, de rejet, de masquage, d’oppression et de soumission. Par leur odeur, ces corps existent matériellement, se désinvisibilisent dans l’invisibilité même du médium olfactif et affirment une présence puissante, envahissante, conquérante.

Trouble dans le genre

Les codes genrés, institués de longue date par l’industrie de la parfumerie, sont aussi source d’inspiration pour les artistes qui en questionnent l’arbitraire.[29]Marcel Duchamp, lorsqu’il se travestit sur l’étiquette de son ready-made Belle Haleine. Eau de Voilette (1921), qu’il signe de son pseudonyme féminin Rrose Sélavy, infuse déjà … Continue reading Alors même que la binarité du genre est désormais largement déconstruite, une certaine féminité, opposée à une virilité tout aussi codifiée, reste aujourd’hui véhiculée par les parfums grands public, distinction liée à des stéréotypes sexuées et à une construction sociale du genre éculée. En 1990, l’artiste canadien Mark Lewis intervient dans les toilettes de l’aéroport de Montréal, installant dans la partie « hommes » un diffuseur de parfum « féminin », et dans la partie « femmes » un parfum « masculin ». Intitulé Une odeur de luxe, le projet incluait des extraits de textes littéraires et scientifiques reproduits sur les murs et miroirs, évoquant la relation entre l’odorat et le genre, le sexe, mais aussi l’histoire et la mémoire. C’est une idée similaire de confusion des genres qui, en 2017, inspire à Yingyu Liu un projet de design graphique : Chanaxe. L’artiste imagine une fragrance non-genrée, qui serait composée à parts égales de N°5 de Chanel et d’un déodorant de la marque Axe, et dont le flacon serait une hybridation d’un flacon en verre de type parfumerie fine et d’un pulvérisateur de type industriel (de ceux employés pour le jardinage ou le bricolage). Le projet s’incarne sous la forme d’un livre imprégné de l’odeur en question, dans lequel les deux parfums d’origine sont personnifiés : « Miss Chanel N°5 » et « Mister Axe ». Si le projet est humoristique, le message n’en est pas moins clair.

Goldie Poblador, Fertility Flowers (2021)
Photo Kitkat Pajaro. Courtesy de Apa Agbayani

Au-delà des normes genrées qui régissent encore une large part du marché de la parfumerie, certaines senteurs, plus quotidiennes, sont aussi culturellement associées aux femmes, liées aux rôles qu’elles sont supposées remplir : séduction, érotisme, domesticité, soin, maternité, etc. Plutôt que de les rejeter ou de leur en substituer d’autres, certaines artistes femmes se sont emparées de ces odeurs pour mettre en lumière les préjudices subis en raison de leur genre. Au début des années 1990, la plasticienne Rachel Lachowicz décide par exemple d’employer des matériaux odorants typiquement associés à une idée de la féminité, comme la poudre, l’ombre à paupière mais surtout le rouge à lèvres, afin de parodier des œuvres célèbres créées par des hommes. De ses sculptures empourprées monte ainsi un parfum caractéristique qui révèle la nature du matériau. En détournant un artifice de séduction lié au male gaze, Rachel Lachowicz attire l’attention sur la relative absence de femmes artistes dans l’histoire de l’art occidental.[30]Voir à ce sujet : Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », ARTnews, janvier 1971 

Si les odeurs cosmétiques sont immanquablement associées au féminin, il en va de même des effluves domestiques (savon, lessive, effluves culinaires,…) que l’on retrouve fréquemment dans les œuvres aux revendications féministes depuis les années 1960. Constituée de quatre parfums, l’installation Perfect Japanese Woman (2008) de Maki Ueda invite à sentir ces derniers en les pulvérisant sur des mouillettes, de la même manière que l’on découvrirait des parfums dans une boutique. Les compositions (Nukamiso, Tatami, Miso Soup et Soap), loin de ressembler à de véritables fragrances, illustrent des expressions locales teintées de sexisme[31]Lorsqu’on dit au Japon qu’ « une femme pue le Nukamiso » (préparation à base de riz fermenté), cela signifie que celle-ci est tellement occupée par la vie du foyer et de sa famille … Continue reading et incarnent des exigences pesant sur les femmes au foyer japonaises, épouses et mères dévouées, dévalorisées dans ce rôle même qui leur est imposé, et dont on attend encore qu’elles demeurent séduisantes aux yeux des hommes. Ainsi l’œuvre de Maki Ueda apparaît-elle à la fois comme la critique d’une construction sociale et un hommage à la résilience de ces femmes.

La sculptrice philippine Goldie Poblador, elle, nous ramène à l’image de la femme-fleur qu’elle subvertit en travaillant à partir de mythes dans lesquels les femmes sont changées en efflorescences parfumées, en guise de punition pour avoir failli aux attentes patriarcales. Son installation Fertility Flowers (2021), composée de pièces en verre, de parfums et d’un film expérimental, évoque par exemple le conte philippin de la Dama de Noche dans lequel une reine incapable de fournir un héritier au trône est transformée en jasmin de nuit. Les figures féminines créées par l’artiste, aux formes à la fois humaines et florales, se contorsionnent cependant dans une sensualité joyeuse et libre, fleurissant vers l’émancipation au milieu du parfum entêtant du jasmin de nuit. 

Enfin, si certaines odeurs et images sont culturellement associées au féminin, d’autres en revanche en sont tellement éloignées que leur rapprochement avec une figure féminine semble inconcevable. L’artiste Angela Ellsworth, avec sa performance Actual Odor (1997), a montré combien ces présupposés peuvent influencer, voire fausser la perception. Assistant au vernissage d’une exposition vêtue d’une robe élégante préalablement imprégnée d’urine et séchée, elle se promena au milieu des invités tout en s’éventant et constata que, si les gens détectaient visiblement l’odeur désagréable, aucun ne semblait faire le lien avec elle…
Ainsi, qu’elles embrassent les préjugés et les stéréotypes dont elles sont victimes pour mieux les saper, ou qu’elles bousculent entièrement les codes – olfactifs, mais aussi sociaux, moraux et religieux –, les artistes ont fait de l’odeur un langage artistique fluide et intelligible pour parler du féminin et de la féminité. Car oui, les femmes sentent, et plutôt pas la rose. C’est tant pis, et c’est tant mieux.

Visuel principal : Jiabao Li, Menstrual Garden (2022), courtesy de l’artiste

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Notes

Notes
1 Cet article, pour des raisons de clarté du propos et de compréhension de la démarche des artistes cités, utilise les mots « femme » et « féminin » pour désigner les caractéristiques liées au sexe biologique des individus et non leur identité de genre.
2 Sophie-Valentine Borloz, « Plaidoyer en faveur des renifleurs d’odeurs littéraires : pour une mise à profit de l’élément olfactif dans l’analyse de la littérature romanesque de la fin du XIXe siècle », Littérature, n° 185,1/2017, pp. 97-108.
3 Voir à ce sujet les recherches d’Alain Corbin, d’Érika Wicky ou encore d’Eugénie Briot.
4 Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State University Press, 2022, p. 5
5 Au XIXe siècle, l’on s’intéresse en effet autant à ce que sent et doit sentir une femme qu’à la « sensibilité féminine » aux odeurs. Les deux versants du sujet sont d’ailleurs abordés dans l’ouvrage de 1886 du Docteur Galopin, Les parfums de la femme et le sens olfactif dans l’amour, qui aura une influence durable sur l’imaginaire olfactif féminin fin-de-siècle.
6 « À la faveur d’un glissement opéré parmi les trois acceptions du verbe sentir (exhaler, flairer, ressentir), la jeune fille qui émeut les sens parce qu’elle sent les fleurs, se trouve elle-même troublée lorsqu’elle sent des fleurs » explique en outre la chercheuse Érika Wicky dans « Ce que sentent les jeunes filles », Romantisme, Vol. 3, n° 165, 2014, p. 47
7 Sémantiquement parlant, en français comme en anglais, une femme « qui sent » est aussi bien une femme odorante qu’une femme en train de sentir quelque chose.
8 Cécile Mury, critique du film pour le site de Télérama, 4 août 2021
9 Le male gaze, ou « regard masculin », est un concept postulant que la culture visuelle dominante impose la perspective d’un homme cisgenre hétérosexuel sur le monde, et notamment sur le corps des femmes
10 Christina Bradstreet, op. cit., p. 6
11 Ibid
12 Sans parler des représentations « orientalistes » d’alors et d’à présent qui promeuvent une construction racialisée et souvent raciste de la féminité extra-occidentale, fétichisée pour son « exotisme » jusque dans les odeurs associées aux figures : volutes d’encens, vapeurs de narguilé, bains de roses, colliers de fleurs blanches, etc
13 Jim Drobnick, « Clara Ursitti: Scents of a Woman », Tessera, Vol. 32,2002, pp. 85-87
14 Dans la pièce d’Eve Ensler, Les Monologues du Vagin (1996), les réponses à la question « Que sent un vagin ? » ont d’ailleurs – pour la majeure partie – des connotations plutôt agréables : « Dieu. Eau. Une toute nouvelle matinée. Profondeur. Gingembre doux. […] Cannelle et clous de girofle. Des roses. Forêt de jasmin musqué épicé, forêt profonde, profonde. Mousse humide. Délicieux bonbons. Le Pacifique Sud. […] Le début » (Eve Ensler, The Vagina Monologues, New York, Villard Books, 1998, pp. 77-78)
15 Cette œuvre a été précédée en 2010 d’une performance intitulée Wie rieche ich? (« Que sens-je ? ») durant laquelle les visiteurs étaient invités à humer le corps de l’artiste.
16 Des chercheurs ont en effet montré que la sueur ou les larmes contiennent des signaux chimiques inconsciemment reconnus par le cerveau. Voir par exemple : Noam Sobel, « Revisiting the revisit : added evidence for a social chemosignal in human emotional tears », Cognition & Emotion, 2017, Vol. 31, n°1, pp. 151-157.
17 Voir http://www.martynka.com/eau-de-m
18 Sandra Barré, L’Odeur de l’art, Paris, La Lettre volée, 2021, p. 262
19 Pour la performance The Deflowering (2004), Peter de Cupere moula une sculpture de glace à l’effigie de la Vierge à partir d’une eau infusée de sécrétions vaginales dont la fonte libéra les odeurs. Loin d’imposer une forme de « male sniff », ce projet confrontait le corps féminin dans ce qu’il a de plus tabou aux dogmes religieux répressifs qui ont largement participé à imposer ces tabous.
20 Jim Drobnick, « Inhaling Passions : Art, Sex and Scent », Sexuality & Culture, Vol. 4, n° 3, 2000, p. 37
21 Voir https://vulva-original.com/en/shop/
22 Voir par exemple : Bénédicte Lutaud, « Pourquoi les règles fascinent autant qu’elles effraient », Le Monde, 28 mai 2021
23 Voir à ce sujet : Hanne Klimpe, « De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate. La représentation du sang menstruel, de l’art féministe des années 1970 à Instagram », Plastik, 19 janvier 2022 
24 Voir le site de l’artiste
25 Voir à ce sujet : Arthur I. Eidelman, « The Power of the Scent of Breast Milk », Breastfeeding Medicine. 2020. Vol. 15, n° 11, p. 685
26 Jane Ingram Allen, « Marguerite Humeau », Sculpture Magazine, 2 » avril 2019
27 Magaryta Golovchenko, « Surreal Femininity: Nature and  »Woman » in the Art of Marguerite Humeau », Journal of Posthumanism, 2021, Vol. 1, n° 2, pp. 179-193
28 En biologie de l’évolution, le concept de dernier ancêtre commun, ou cénancêtre, correspond au dernier ancêtre commun de deux lignées ou plus.
29 Marcel Duchamp, lorsqu’il se travestit sur l’étiquette de son ready-made Belle Haleine. Eau de Voilette (1921), qu’il signe de son pseudonyme féminin Rrose Sélavy, infuse déjà dans son œuvre des questions relatives au genre et au parfum.
30 Voir à ce sujet : Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », ARTnews, janvier 1971
31 Lorsqu’on dit au Japon qu’ « une femme pue le Nukamiso » (préparation à base de riz fermenté), cela signifie que celle-ci est tellement occupée par la vie du foyer et de sa famille qu’elle n’est plus physiquement attirante. Un proverbe japonais dit également que « Une épouse, c’est comme un tatami, c’est meilleur quand c’est neuf. »

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