Les Grands entretiens : Yohan Cervi

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Yohan Cervi est auteur, critique et conférencier spécialiste de l’histoire de la parfumerie moderne. Ce grand collectionneur de parfums anciens et expert reconnu dans ce domaine enseigne à l’École supérieure du parfum.
Collaborateur régulier de Nez, la revue olfactive et d’Auparfum, il écrit aussi pour Le Point et a participé aux ouvrages collectifs Les Cent Onze Parfums qu’il faut sentir avant de mourir (2017), Le Grand Livre du parfum (2018) ou encore Parfums pour homme (2020), tous parus chez Nez.
Publié fin 2022, son livre Une histoire de parfums nous convie à un voyage olfactif dans le temps. De 1880 à 2020, il retrace l’histoire des grandes maisons, des parfumeurs et des grands succès de chaque décennie.

Dans cet entretien, Yohan Cervi revient sur son parcours d’autodidacte. Et a même accepté le défi d’un blind test olfactif.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Romain Bassenne / Atelier Marge Design

Nez, la revue… de presse – #24 – Où l’on apprend que les chiens sentent le temps passer et que les mésanges des villes ont plus de nez que celles des champs

Au menu de cette revue de presse, de la sueur, des fleurs et des antennes de criquet.

On sait que les odeurs ont le pouvoir de nous replonger dans le passé, grâce à la puissance de la mémoire olfactive, mais nos lointains ancêtres, que sentaient-ils ? Pas tout à fait comme nous, selon Slate. Des chercheurs de l’Université d’Alaska à Fairbanks et de l’Université Paris-Saclay ont tenté de recréer le nez d’hommes préhistoriques, en reconstituant des récepteurs d’odeurs à partir des génomes de Néandertaliens et d’un Denisovien. Si ce dernier avait un système olfactif plus performant que nous, avec une sensibilité particulière aux odeurs sucrées bien pratique pour la cueillette, ce n’était pas le cas de l’homme de Néandertal, qui avait développé une mutation génétique diminuant sa capacité à sentir l’androsténédione, une hormone que l’on retrouve dans la sueur masculine –une évolution sans doute préférable dans les grottes mal aérées, quoique les effluves de transpiration ont peut-être des vertus insoupçonnées.

Renifler d’autres personnes pourrait en effet être utile dans le traitement de l’anxiété sociale, d’après la BBC. Des chercheurs suédois suggèrent ainsi que l’odeur corporelle dégagée par une personne pourrait communiquer son état émotionnel – heureux ou anxieux, par exemple – et même susciter des réactions similaires chez ceux qui la sentent. Selon les résultats de leur étude, des patients ayant été exposés à des effluves corporels humains durant une thérapie de pleine conscience ont vu leur anxiété diminuer d’environ 39 %, après une séance de traitement. Des résultats encourageants, mais qui restent à confirmer. 

Mais revenons aux liens entre odeurs et passé : archéologues comme historiens s’intéressent de plus en plus à l’olfaction dans le cadre de leurs recherches, et une étudiante de l’Université Sorbonne Nouvelle a consacré un mémoire à l’Allemagne de l’Est vue par ce prisme. Dans l’article qui en découle, on apprend que la Stasi avait créé une base de données rassemblant les odeurs corporelles d’opposants au régime et permettant d’entraîner des chiens à identifier des suspects. Mais aussi, dans un registre bien moins sinistre, que la RDA sentait la Trabant, la voiture-phare du pays dont le moteur deux-temps expliquait les effluves puissants ; le Wofasept, un désinfectant utilisé dans les lieux publics ; les cigarettes sans filtre bon marché ; le café Mocca Fix Gold ou encore la crème hydratante Florena.

Voyage dans le temps toujours avec France Bleu qui nous rappelle qu’avant Grasse, Montpellier était la capitale française du parfum. Entourée de garrigues, proche des ports languedociens qui commerçaient avec l’Orient, lieu de passage entre Italie et Espagne, la cité offrait au Moyen-Âge toutes sortes de matières premières odorantes. La création d’une école de médecine au XIIIe siècle permit de développer les savoirs pour en faire des remèdes, onguents et autres compositions parfumées… avant que Grasse ne s’impose grâce à ses champs de fleurs à la fin du XVIIIe siècle. 

Dans la ville des Alpes-Maritimes, c’est une inquiétude bien actuelle qui plane chez les producteurs de plantes à parfum : celle du changement climatique et de la sécheresse qui fait souffrir les cultures, nous dit France 3 Provence-Alpes Côte d’Azur. Cet hiver, il n’est pas tombé une goutte d’eau pendant près de deux mois, ce qui a obligé à arroser les roseraies notamment beaucoup plus tôt que d’habitude. L’année dernière, la production de roses était déjà en baisse en raison des conditions météorologiques. 

Autre fléau environnemental contemporain, la pollution atmosphérique, qui selon la BBC pourrait bien s’attaquer à notre odorat, entre autres maux. Un rhinologue de la Johns Hopkins School of Medicine de Baltimore a coordonné une étude répertoriant les lieux d’habitation de patients anosmiques et les données historiques de pollution atmosphérique associées. Ses données montrent que le risque de perdre l’odorat est multiplié par 1,6 à 1,7 en présence d’une pollution particulaire soutenue. Comment l’expliquer ? Le Dr Ramanathan évoque deux pistes : soit les particules de pollution traversent le bulbe olfactif et provoquent une inflammation dans le cerveau, soit, en frappant le bulbe olfactif presque quotidiennement, elles l’usent lentement.

Celle dont l’odorat ne semble pas pâtir de la pollution urbaine, c’est la mésange, nous apprend Sciences et Avenir. Une équipe de chercheurs des universités d’agriculture d’Uppsala et de biologie de Lund en Suède a habitué treize mésanges charbonnières à chercher leur pitance, sous forme de petits morceaux de ver de terre cachés dans différents perchoirs. Les mésanges capturées en ville ont préféré ceux munis d’un signal odorant, tandis que leurs homologues champêtres ont préféré ceux portant des pastilles colorées. Comme les oiseaux utilisent leur odorat pour identifier les signaux chimiques émis par les arbres attaqués par des chenilles, l’étude suppose que la tâche est facilitée en ville, où la végétation est moins abondante. 

Au chapitre animal toujours, passons aux chiens. Ils sont célèbres pour leur flair, mais se pourrait-il qu’ils sentent littéralement le temps passer ? C’est l’hypothèse formulée par la psychologue Alexandra Horowitz, qui étudie la cognition canine à l’Université de Columbia et au Barnard College. Interrogée sur le comportement d’un chien qui se levait chaque après-midi pour attendre le retour de son jeune maître juste avant l’arrivée du bus scolaire, elle suggère que l’animal avait appris à mesurer l’écoulement du temps en fonction de la disparition progressive de l’odeur de l’enfant dans la maison au fil de la journée.[1]Pour en savoir plus sur le nez des animaux, voir l’ouvrage L’Odorat des animaux – Performances et adaptations de Gérard Brand 

Plutôt qu’une truffe de chien, le premier robot doté du sens de l’odorat arbore des antennes de criquet, apprend-on dans L’Usine nouvelle. Dans une étude publiée récemment dans le journal Biosensor and Bioelectronics, des chercheurs de l’Université de Tel Aviv expliquent avoir mis au point un robot capable d’identifier de nombreuses odeurs avec une précision 10 000 fois supérieure à certains nez électroniques. Il est doté de capteurs biologiques, des antennes provenant d’un criquet, connectées à un système électronique mesurant les signaux électriques qu’elles émettent lorsqu’elles détectent une odeur. Un modèle d’intelligence artificielle est paramétré pour caractériser celle-ci selon le signal émis. Le robot pourrait un jour être utilisé pour détecter des drogues ou des explosifs.

Et on termine avec France Musique, qui se plonge dans les liens unissant musique et parfums. Synesthésie, rapport au désir, langage commun… L’anthropologue Annick Le Guérer, co-autrice du livre Le Parfum et la Voix, et le parfumeur Francis Kurkdjian, qui s’est récemment associé au violoncelliste Klaus Mäkelä pour un concert olfactif à la Philharmonie de Paris, proposent leurs regards croisés. Le sujet, abordé dans le dossier de Nez #14, a par ailleurs été mis à l’honneur par Mathieu Conquet dans un épisode de son émission Et je remets le son, sur France Inter.

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

Notes

Notes
1 Pour en savoir plus sur le nez des animaux, voir l’ouvrage L’Odorat des animaux – Performances et adaptations de Gérard Brand

Femmes en parfumerie : la face cachée de l’industrie

Longtemps réservée aux hommes, la création olfactive a commencé à ouvrir ses portes aux femmes à partir de la deuxième moitié du XXe siècle seulement. Derrière une poignée de grands noms, l’industrie du parfum est pendant des années restée le creuset de stéréotypes bien ancrés et d’inégalités de genre, n’échappant pas en cela aux préjugés déjà abordés dans ce dossier. Retour sur un long chemin pavé (ou pas) de bonnes intentions, éclairé par plusieurs témoignages.

Dans les discours de parfumeurs, on croise souvent des histoires écrites « de père en fils ». Derrière l’aspect traditionnel, qui passe a priori pour un gage de qualité, se cache surtout la coutume des lignées masculines pensées sur le modèle royaliste, et l’idée que la parfumerie serait une sorte de don que l’on reçoit en héritage, installant la légitimité d’être un « fils de ». On ne parle jamais des filles de ces pères créateurs qui ont baigné de leurs compositions le monde aristocratique : « La parfumerie est imprégnée de ce côté filial que je trouve insupportable : lorsque j’ai commencé ma carrière, on parlait de “fils de”… Personne dans ma famille ne vient de ce milieu, et j’en suis très heureuse : je n’ai hérité de rien, j’ai poursuivi une passion, travaillé pour y arriver. Mes études à l’Isipca ont été un passeport pour pouvoir entrer dans le parfum », note la parfumeuse indépendante Delphine Thierry.

Les femmes auraient-elles un nez moins performant ? Bien au contraire, les stéréotypes de l’époque (qui persistent encore aujourd’hui) leur attribuent une sensibilité olfactive plus poussée. Mais pour leur ouvrir l’accès à certains métiers ou encore les portes des universités, il restait à imaginer que les femmes pouvaient réfléchir. Rappelons par exemple que Schopenhauer, en grand penseur du XIXe siècle, proclamait sans trop d’inquiétude que « le seul aspect de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux grands travaux de l’intelligence, ni aux grands travaux matériels. »[1]Arthur Schopenhauer, Essai sur les femmes in Pensées & Fragments sur Wikisource Longtemps leur éducation se cantonne donc à celle offerte par le couvent, et l’accès aux études scientifiques reste très anecdotique. Il faudra ainsi attendre 1863 pour qu’une femme – Emma Chenu – se voit attribuer le baccalauréat scientifique en France, ou encore 1900 en Allemagne pour qu’on décerne un premier doctorat de chimie – à Clara Immerwahr. Aujourd’hui encore, « d’après l’Institut de statistiques de l’UNESCO, seulement 30 % des chercheurs en science, dans le monde, seraient des femmes. Pire, alors qu’elles représentent 50 % des effectifs dans la filière scientifique du baccalauréat, la part des doctorantes parmi l’ensemble des doctorants en sciences, selon BCG, le Boston Consulting Group, ne serait que de 25 %. […] Seuls 3 % des prix Nobel scientifiques ont, à ce jour et depuis leur création en 1901, été attribués à des femmes. »[2]Article de Laëtitia Bartholom sur https://www.museum.toulouse.fr/-/la-science-encore-et-toujours-une-affaire-d-hommes- On se réjouit d’autant que l’un d’eux ait été attribué, en 2004, à Linda B. Buck pour ses recherches, avec Richard Axel, sur les récepteurs olfactifs. 

Petites mains invisibles

Les femmes ont pourtant longtemps été un rouage essentiel de la parfumerie, officiant – avec leurs enfants – en tant que petites mains pour la récolte et la transformation de matières premières, notamment de fleurs. On retrouvera ainsi facilement sur les photos d’époque les cueilleuses qui ramassent, trient et enfleurent (sans toutefois pénétrer les usines réservées aux hommes) et qui ont participé de manière essentielle à l’histoire de cette industrie, comme le rappelle l’ouvrage de Coline Zellal, À l’Ombre des usines en fleurs. Genre et travail dans la parfumerie grassoise, 1900-1950. L’autrice y démontre qu’à l’inverse, les photographies de laboratoire des années 1920 montrant des hommes en blouse blanche portent un double témoignage : celui d’un accès à ces métiers presque impensable pour les femmes, mais aussi celui d’une représentation scénographique qui cache parfois une mixité des postes.[3] Voir Coline Zellal, À l’Ombre des usines en fleurs. Genre et travail dans la parfumerie grassoise, 1900-1950, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. « Penser le genre … Continue reading

La cueillette du jasmin à Grasse, carte postale, 1908

L’accès à des fonctions plus qualifiées reste complexe du fait d’une difficulté d’accès à l’éducation. Les premières à émerger dans le milieu sont ainsi souvent des « femmes de » : on doit par exemple à Marie-Thérèse, l’épouse d’Edgar de Laire, neveu du fondateur de la maison aujourd’hui réveillée par Symrise, d’avoir composé dès 1891 les premières « bases », assemblages de matières qui facilitaient l’emploi des nouvelles molécules de synthèse alors récemment mises sur le marché. On n’est pas loin de pouvoir parler de la première parfumeuse connue : « La mousse de Saxe, par exemple, est une formule extrêmement complexe. D’après sa petite-fille, elle travaillait comme un parfumeur aujourd’hui : des techniciennes pesaient ses essais, elle les ramenait chez elle pour les essayer… », argumente Olivier R.P. David, maître de conférences à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, responsable du master Formulation et évaluation sensorielle en parfumerie et rédacteur pour Nez. 

Derrière les grands hommes de la parfumerie se cachent ainsi probablement un bon nombre de victimes de « l’effet Matilda » mis en avant par l’historienne Margaret W. Rossiter : leurs contributions sont souvent – et aujourd’hui encore – attribuées à des collaborateurs masculins. On pense notamment à l’anecdote rapportée par Maïté Turonnet dans son récent Pot-pourri : « Edmond Roudnitska était ombrageux, on l’a dit, convaincu de son talent supérieur, capable de donner la densité d’une essence d’ylang-ylang à la troisième décimale (ce qu’il ne manquait pas de rappeler), très jaloux de ses œuvres et plein de secrets. Il n’avait par exemple jamais révélé que Moustache, édité par Rochas en 1949, avait été conçu par sa très discrète épouse Thérèse, elle-même ancienne ingénieure chimiste rencontrée chez de Laire (aujourd’hui Symrise), où elle développait des molécules de synthèse. »

Si la crise que connait la chimie en France au cours du XIXe siècle n’a pas favorisé son développement universitaire, « pour qu’une femme puisse enfin y trouver un rôle par son seul mérite, il a fallu atteindre l’industrialisation et le besoin de petites mains. Lors de la Première Guerre mondiale notamment, alors qu’il faut soutenir l’effort de production industrielle, on les place à des postes de techniciennes : et là, oh, surprise, on s’aperçoit qu’elles sont capables de les occuper ! », explique Olivier R.P. David. C’est ce que l’on appelle en sociologie « l’effet de harem » : constituant une main d’œuvre moins bien payée, les femmes permettent de renflouer les troupes à moindre coût en cas de déficit de personnel. 

Quand la chimie opère

« La chimie, et plus encore la chimie des parfums, était une affaire d’hommes, de chercheurs », note Olivier R.P. David dans un podcast d’Interludes parfumées.[4]Interludes parfumées, Histoire de la chimie des parfums, 3/3 – à écouter par exemple ici : https://open.spotify.com/episode/1BUwKWfytNEGuOYCp958f4 Il y évoque la figure d’une femme chimiste, Yvonne Chrétien-Bessière[5]Voir : https://auparfum.bynez.com/yvonne-chretien-bessiere,1863, qui « étudie pour sa thèse soutenue en 1957 une molécule particulière que l’on retrouve dans beaucoup d’huiles essentielles, l’allo-cymène […] de la famille des terpènes. » Embauchée par l’École normale supérieure, elle travaille avec des industriels, et notamment avec des chercheurs de Chiris. Elle analyse le galbanum, dont elle participe à identifier la principale molécule odorante. Outre cet exemple et celui, plus récent, de l’Anglaise Karen J. Rossiter – chimiste de la société Quest (aujourd’hui Givaudan) qui a notamment identifié le Karanal en 1987 – « il est assez compliqué de trouver la trace de ces femmes chimistes dans l’histoire, parce qu’elles étaient rares, mais aussi parce qu’elles étaient moins mises en avant », confie Olivier R.P. David.   

Symbole ironique de la difficulté d’accès au métier de parfumeuse, la première à être identifiée comme autrice de parfums modernes a été maintenue dans un anonymat total : on ne sait rien d’elle ! Son nom même reste un mystère : Madame Z, Zed ou Zède ? Créatrice du mythique My Sin (1924), elle aurait signé une dizaine d’autres compositions pour Lanvin. Mais faut-il parler de mystère ou d’effacement, au vu des coutumes de l’époque ? 

Le nom de Germaine Cellier sera quant à lui nettement plus médiatisé. Fille d’un employé aux tramways et d’une employée de commerce, elle réussit cependant à accéder au diplôme d’aide chimiste à l’école Scientia de Paris, puis au diplôme d’aide-bactériologiste, avant d’entrer chez Roure (aujourd’hui Givaudan) dans les années 1930. Assistante d’un parfumeur dans un premier temps (ce qui est alors le cas de la plupart des femmes employées dans cette industrie), elle fait ses armes avant de signer sa première composition avec Bandit pour Robert Piguet en 1944. Sans sa forte personnalité, souvent mise en avant, il y a fort à parier que Germaine Cellier n’aurait pas été sacrée « meilleur nez » par un magazine de l’époque.[6]7 Jours, 2 avril 1944

Germaine Cellier (à droite) et deux collègues
©Martine Azoulai

Suivront Joséphine Catapano, entrée chez IFF New York en tant qu’assistante – elle aussi –  du parfumeur Ernest Shiftan et qui signera Youth-Dew pour Estée Lauder en 1953. C’est elle qui épaulera Sophia Grojsman, qui intègre la société en 1966 toujours en passant par l’étape « technicienne de laboratoire » au côté du parfumeur Ellie Fox, et à qui l’on attribue de nombreux chef d’œuvres comme White Linen d’Estée Lauder (1978), Paris d’Yves Saint Laurent (1983), ou encore Trésor de Lancôme (1990) . Également passée par IFF New York avant de rejoindre Créations aromatiques (aujourd’hui Symrise), Betty Busse, qui a signé Estée (1968) et Chloé (1974), était considérée en son temps comme l’une des parfumeuses les mieux payées au monde avec un salaire de 100 000 dollars par an, selon certaines sources.[7]Voir par exemple : https://savour-experience.com/Perfumers/Details/Betty-Busse On relèvera d’ailleurs au passage la présence marquée, chez ces parfumeuses pionnières, de créations pour Estée Lauder, qui a fondé avec son mari en 1946 un véritable empire de la beauté, suivant les traces d’Elizabeth Arden, autre innovatrice qui a initié l’industrie des cosmétiques aux États-Unis au début du XXe siècle.

C’est également dans les années 1960 qu’apparaît un nouveau métier, évaluatrice, aujourd’hui encore majoritairement occupé par des femmes, qui s’immiscent ainsi dans la création. Une des premières à s’y atteler est Elisabeth Mathieu-Madeleine, qui témoigne dans une interview[8]visible sur le site du fonds de dotation Per Fumum, dans le cadre du projet Héritage(s) : https://www.fondsperfumum.org/projets/heritage/elisabeth-mathieu-madeleine/ de la manière dont elle a « essuyé les plâtres d’une profession difficile et parfois mal considérée », travaillant d’abord chez IFF, puis Quest, au contact direct de parfumeurs comme Ernest Shiftan, Bernard Chant, Max Gavarry, Olivier Cresp, Francis Kurkdjian…  « Ce poste est occupé à 90% par les femmes ; dans ma carrière en maison de composition, j’ai connu un seul “évaluateur”. Or c’est un métier qui demande beaucoup d’abnégation, car même si l’évaluatrice a souvent les mêmes capacités que le parfumeur, elle n’est jamais mise en avant. Ceci explique donc probablement cela. À l’inverse, lorsque je me rends à l’usine, les métiers de manutention sont encore et toujours occupés par des hommes ! Tout comme les postes à responsabilité », souligne Delphine Thierry. La parfumerie n’échappe évidemment pas aux stéréotypes de genre qui fourmillent toujours dans l’éducation – et donc dans le choix professionnel – des plus jeunes…

L’entreprenariat au féminin dans l’industrie commence à émerger avec des figures comme Monique Schlienger, qui a fondé l’école Cinquième Sens – aujourd’hui dirigée par Isabelle Ferrand – en 1976, après avoir travaillé chez Robertet. Ou encore Annick Goutal, une ancienne pianiste et mannequin formée au métier de parfumeuse à Grasse, qui lance sa marque et ouvre une boutique en 1981, d’abord épaulée par Henri Sorsana, puis par Isabelle Doyen, autre pionnière de la parfumerie indépendante féminine. Dans un tout autre registre, l’ingénieure chimiste Monique Remy fonde la société d’ingrédients naturels Laboratoire Monique Rémy (LMR) à Grasse en 1983, aujourd’hui filiale d’IFF. « Si j’ai pu réussir, c’est grâce au fait d’être une femme, car mes concurrents, tous masculins à l’époque, ne se sont pas méfiés de moi, tellement ils étaient sûrs que j’allais échouer, précisément parce ce que j’étais une femme ! », confiait d’ailleurs celle-ci dans Les Femmes en parfumerie. De la terre au flacon, de Rafaëla Capraruolo.[9]Voir l’article https://www.50-50magazine.fr/2021/02/17/femmes-en-parfumerie-comme-une-fragrance-doubli/ Quand les préjugés se retournent contre eux-mêmes…

Au cœur des entreprises, le sexisme normalisé

Pour que les femmes puissent plus largement accéder au métier de parfumeuse, il faut attendre la naissance d’écoles de parfumerie, qui ont permis de rompre avec la tradition filiale. Patricia de Nicolaï rentre ainsi à l’Isip (aujourd’hui Isipca) en 1979, démarre sa carrière en 1981 et sera la première femme a recevoir le prix international du meilleur parfumeur créateur en 1988,[10]Voir https://www.luxe-en-france.com/2014/08/18/nicolai/ avant de lancer sa marque l’année suivante. Françoise Caron, à qui l’on doit Eau d’orange verte (1979), Ombre rose de Jean-Charles Brosseau (1981) ou encore Iris Nobile d’Acqua di Parma, fait elle aussi partie de ces pionnières de l’industrie : « Quand j’ai commencé, il n’y avait que des hommes à ce poste. J’ai eu la chance de naître à Grasse ; c’est mon père qui m’a fait faire de la parfumerie, qui m’a mis le pied à l’étrier. Quand j’ai commencé dans les arômes à 19 ans, il n’y avait aucune femme ! Puis j’ai rejoint l’école de parfumerie de Roure : là encore elles étaient peu présentes, mises à part quelques stagiaires étrangères, dont les parents avaient des accointances avec le milieu et qui retournaient ensuite dans leur pays d’origine. »

Les femmes font ainsi peu à peu leur place au sein des grandes sociétés, mais ces dernières sont toujours en majorité dirigées par des hommes qui continuent parfois à dévaloriser le sexe opposé. Les brimades masculinistes, si elles tendent apparemment à s’apaiser, ont longtemps été de mise, comme en témoigne Françoise Caron : « Lorsque je travaillais chez Quest [aujourd’hui Givaudan] dans les années 1970, j’avais des patrons espagnols vraiment machos, horriblement misogynes. Il y avait beaucoup de rivalité, plus encore entre femmes. Nous étions, je pense qu’on peut le dire, maltraitées, méprisées ; on devait supporter des réflexions quotidiennes. J’ai très mal vécu ces moments, mais je ne pouvais rien dire : il fallait que je gagne ma vie. Quand j’ai intégré Takasago, la structure était beaucoup plus petite et l’ambiance était radicalement différente : j’ai eu la sensation de revivre ! Aujourd’hui, j’ai l’impression que cela a changé. Un ancien patron, que j’ai par ailleurs beaucoup admiré, confiait d’ailleurs qu’il ne pourrait pas se comporter comme il l’avait fait à l’heure actuelle. »

Si le métier s’est féminisé, il n’échappe évidemment pas aux discriminations classiques qui touchent toute la société : « Il est presque banal d’évoquer le rapport de fausse séduction qui s’installe entre le dirigeant et les parfumeuses, par lequel celui-ci impose sa domination. Et puis il y a évidemment les contraintes classiques qui pèsent plus lourdement sur les femmes, comme la nécessité de s’organiser pour faire garder ses enfants lorsque l’on doit se déplacer, ce qui est l’une des exigences du métier. La question de la maternité reste vraiment problématique : au moment de la naissance de mon deuxième enfant, j’ai été obligée de m’arrêter, cela a été très mal vu par la société dans laquelle je travaillais », se rappelle Delphine Thierry. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles la parfumeuse a choisi de s’installer en tant qu’indépendante : « Cela m’a permis d’exercer avec la liberté de suivre les rythmes qui sont les miens, et de m’occuper de mes enfants, d’être avec ceux que j’aime, ce qui nourrit en retour mon travail. »

Quand la parfumeuse fait vendre

La médiatisation du métier a certainement contribué à encourager son ouverture à la gent féminine. Mais on peut également imaginer qu’elle a aussi été l’occasion de mettre en avant des jolies femmes pour l’image : la « parfumeuse » fait vendre, c’est bien connu ! Le mot désignait à l’origine, en effet, le métier de vendeuse de fragrances (ce qui explique d’ailleurs en partie la réticence de celles qui exercent aujourd’hui ce métier à féminiser ainsi le nom de leur profession, appuyée par la volonté d’être traitées d’égale à égal avec leurs confrères masculins, et non rabaissées par un terme qui leur semble dévalorisé par son usage initial.) Les parfumeuses peuvent ainsi parfois être instrumentalisées par les marques dont elles signent les créations, par exemple mises en avant dans les dossiers de presse aux messages pseudo-féministes, comme un prolongement d’une certaine marchandisation de la féminité, corroborée par l’image d’une femme-objet totalement à l’encontre de l’intention initiale. S’il s’est largement amplifié aujourd’hui, le phénomène ne date pas d’hier, comme le rappelle Olivier R.P. David : « Lors de l’Exposition des arts et techniques de la vie moderne en 1937, on est allés chercher une chimiste de haut niveau, Pauline Ramart pour organiser la salle « parfums et teintures », alors que rien ne la liait au parfum : on a demandé à une femme de parler de “frivolité”, c’est une autre forme de sexisme ! » 

Ainsi sous ce nom de métier que les intéressées nous demandent si souvent de masculiniser dans nos publications, réside aussi le besoin de rappeler que les parfumeuses ne sont pas simplement des femmes dotées d’une sensibilité olfactive exacerbée, mais des individus qui ont étudié, appris, échoué, réussi, vécu, et qui ont dû souvent se battre pour prouver qu’elles étaient aussi compétentes que leurs homologues masculins. 

L’ascension vers les postes prestigieux

On aurait aimé compléter cet article d’une comparaison salariale, qui reste souvent taboue – plus encore peut-être dans l’industrie du parfum. On sait seulement qu’en 1930, les salaires des hommes étaient deux fois supérieurs à ceux des femmes en général, dans une société comme Chiris, témoignant souvent d’une difficulté à accéder aux postes plus qualifiés.[11]Voir Coline Zellal, Op. Cit Qu’en est-il aujourd’hui ? Difficile d’avoir la réponse. Si les femmes sont majoritaires en école de parfumerie, elles n’accèdent pas toujours aux postes les plus prestigieux, comme le rappelle Chantal Artignan, ancienne directrice de l’ESP (École supérieure du parfum) : « Nous avons formé un certain nombre de parfumeuses, mais paradoxalement encore plus de parfumeurs alors que les hommes ne représentent qu’un quart de notre effectif. »
Dans les grandes sociétés de composition, si les postes importants restent encore bien souvent occupés par les hommes, le changement semble s’installer, à l’instar d’Ilaria Resta, présidente monde parfumerie chez Firmenich ; Samantha Mane, directrice de la région EMEA pour la société Mane ; ou encore Sabrya Meflah, tout récemment promue présidente de la division parfumerie fine chez IFF.
Par ailleurs, parmi les rares et prestigieux postes de « parfumeur maison », deux sont aujourd’hui occupés par des parfumeuses : Mathilde Laurent qui, après avoir travaillé dans l’ombre de Jean-Paul Guerlain, dirige la création chez Cartier depuis 2006, et Christine Nagel, qui a succédé à Jean-Claude Ellena en 2014 chez Hermès.
Ces promotions professionnelles sont certainement le signe d’une prise de conscience et d’une évolution de plus en plus visible dans l’industrie, que l’on ne peut que féliciter et encourager de tous nos vœux ! 

Visuel principal : Travailleuses embouteillant des parfums à l’usine de cosmétiques Lido de Tel Aviv en 1934. Source : Wikimedia Commons

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »


Notes

Notes
1 Arthur Schopenhauer, Essai sur les femmes in Pensées & Fragments sur Wikisource
2 Article de Laëtitia Bartholom sur https://www.museum.toulouse.fr/-/la-science-encore-et-toujours-une-affaire-d-hommes-
3  Voir Coline Zellal, À l’Ombre des usines en fleurs. Genre et travail dans la parfumerie grassoise, 1900-1950, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. « Penser le genre », 2013. Voir aussi son article « Mémoire et images du travail dans les parfumeries grassoises (1900-1950) : les clichés du genre »
4 Interludes parfumées, Histoire de la chimie des parfums, 3/3 – à écouter par exemple ici : https://open.spotify.com/episode/1BUwKWfytNEGuOYCp958f4
5 Voir : https://auparfum.bynez.com/yvonne-chretien-bessiere,1863
6 7 Jours, 2 avril 1944
7 Voir par exemple : https://savour-experience.com/Perfumers/Details/Betty-Busse
8 visible sur le site du fonds de dotation Per Fumum, dans le cadre du projet Héritage(s) : https://www.fondsperfumum.org/projets/heritage/elisabeth-mathieu-madeleine/
9 Voir l’article https://www.50-50magazine.fr/2021/02/17/femmes-en-parfumerie-comme-une-fragrance-doubli/
10 Voir https://www.luxe-en-france.com/2014/08/18/nicolai/
11 Voir Coline Zellal, Op. Cit

Bras de fer olfactif : Le Nez insurgé muscle la culture du parfum

Hier soir à Bordeaux se tenait un tournoi d’un genre très particulier, auquel j’ai eu le plaisir d’être invitée. Un moment de pure culture olfactive, populaire et fédérateur, organisé par l’équipe de la parfumerie Le Nez insurgé.

Le premier (à ma connaissance) « bras de fer olfactif » avait lieu hier chez Blonde Venus, une sorte de cabaret atypique et fort sympathique situé dans le quartier des Bassins à Bordeaux. Il était organisé par l’équipe de la parfumerie indépendante Le Nez insurgé, qui célébrait par cet événement ses huit ans d’existence. Dorothée Duret, sa fondatrice, m’a expliqué que l’idée lui est venue à la suite de la rencontre avec un client qui, très indécis, avait senti beaucoup de parfums. Ne sachant plus lequel était sur quelle mouillette, il interrogeait son hôte, qui répondait du tac-au-tac, suscitant la surprise du visiteur :  « mais vous les reconnaissez donc tous ?? » Ce petit jeu involontaire a ainsi fait germer l’idée de cette rencontre ludique et festive, rassemblant clients du Nez insurgé, amis venant encourager les participants et professionnels de la parfumerie dont les créations sont vendues dans la boutique (dont Nez !)

Mémoriser et identifier

Mais alors, en quoi consiste un bras de fer olfactif ? C’est très simple, au lieu de mesurer la puissance musculaire de votre biceps avec celle de votre adversaire, vous comparez votre capacité à mémoriser une fragrance et à pouvoir en donner le nom le plus rapidement possible en la sentant.
Les participants, pour la plupart des habitués de la boutique, ont reçu il y a un mois un kit de 24 échantillons soigneusement sélectionnés par la boutique pour s’entraîner, notamment lors d’ateliers organisés au Nez insurgé. Car apprendre à mémoriser des odeurs n’est pas si évident que ça en a l’air. On connaît bien sûr par cœur les parfums que l’on porte, que l’on aime, qui sont marquants olfactivement. Mais comment s’y prend-on pour en retenir 24 en un mois ? Sentir en groupe, en se donnant des « portes d’entrées » peut parfois aider à retenir ce qui constitue la signature reconnaissable d’une composition. Pas forcément en entrant par l’identification d’une matière, mais en écoutant aussi, et surtout, son ressenti, ce qu’il évoque en nous de manière unique et personnelle : ce parfum me rappelle immédiatement ma grand-mère ? Celui-ci sent la pomme de terre ? Bingo !

Affrontements olfactifs

Le jour J, les 32 participants bien entraînés sont enfin prêts à s’affronter, deux par deux, au cours de cinq manches qui aboutiront à une finale désignant un grand vainqueur.
Dorothée explique les règles : une fois tout le monde bien installé à sa table, face à face, avec en guise de mémo sous les yeux un visuel représentant les 24 parfums dessinés (mais sans les noms), les mains bien posées à plat sur la table, elle choisit en cachette une référence qu’elle vaporise sur deux mouillettes, pose celles-ci devant les combattants, et au son de la cloche, ils peuvent enfin mettre la mouillette sous leur nez : le premier qui trouve le nom du parfum remporte la manche !

On a le droit de se tromper bien sûr : dans ce cas, l’adversaire a cinq secondes pour donner une autre réponse et ainsi de suite jusqu’à la victoire. Parfois, c’est fulgurant (on imagine qu’ils l’ont même sans doute reconnu avant de saisir la mouillette !), d’autres fois, c’est moins évident… Et, sachant qu’un parfum peut être représenté plusieurs fois au cours des combats, on ne peut pas fonctionner par élimination !

Au fur et à mesure, les noms des vainqueurs sont inscrits sur un tableau posé sur la scène, et, afin de rendre l’audience elle aussi active, celle-ci est invitée à parier sur les meilleurs participants, à partir des quarts de finale. Les cinq meilleurs parieurs étant récompensés par des bons d’achat de la boutique.

Finale féminine

Une fois toute la série de rencontres terminée, ce sont deux jeunes femmes qui se sont affrontées en finale : Maëlle – particulièrement rapide dans toutes ses épreuves – et Camille – chirurgienne de profession – qui a remporté le tournoi en identifiant en moins d’une seconde le parfum Feu Zinzolin, de la collection Couleurs par Le Nez insurgé, subtilement choisi par Dorothée pour clore les matchs. Fière et galvanisée par la victoire, la gagnante a déclaré s’être intéressée à la parfumerie de niche en entrant un jour dans la boutique, et que cet intérêt n’était pas, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, réservé à une élite de connaisseurs, mais pouvait au contraire être  « pratiquée » et appréciée par tout le monde.

Tout au long de la soirée, les professionnels invités – Véronique Le Bihan d’Atelier Materi, Philippe di Meo de Liquides imaginaires, l’agent Jérôme Hergott, Étienne de Swardt d’État libre d’Orange, Philippe Solas d’Une Nuit nomade, Manon de la chaîne Youtube Ma note de coeur, Cindy de la parfumerie Cdesbrosses Institut, Marie de Parfumerie Basic ou encore les parfumeuses Amélie Bourgeois de Flair et Clémentine Humeau des Olfactines, et bien d’autres – ont pu intervenir pour parler de leurs créations, notamment lorsque les parfums sentis étaient les leurs. On notera par exemple un attrait particulier chez les clients fidèles du Nez insurgé pour Beauté du diable de Liquides imaginaires, qui est d’ailleurs celui qui a été choisi par la gagnante Camille comme trophée de sa victoire !

Les participants sont tous repartis avec divers cadeaux, dont des livres publiés par Nez, et bien sûr un exemplaire de la nouvelle publication gratuite Niche by Nez pour tout le monde !

Culture olfactive pour tous

Cet évènement m’a semblé être une des meilleures preuves qu’avec un peu d’imagination, de l’enthousiasme, une envie de s’amuser et de fédérer, la culture olfactive pouvait être accessible au plus grand nombre, et cela sans se prendre trop au sérieux, avec au contraire beaucoup de légèreté, de rire et de partage. Il rappelle également que les points de vente de la parfumerie indépendante sont des lieux essentiels au rayonnement de cette culture, et doivent permettre, comme le font si bien Dorothée et son équipe, de rassembler, éduquer, fidéliser dans un esprit bienveillant, inclusif et vertueux, et tout cela bien sûr en chair et en os, bien loin de l’agitation souvent stérile et inconsistante des réseaux sociaux et de l’ambiance guindée et snob de beaucoup d’évènements professionnels. J’avais l’impression d’assister à un vrai jeu populaire, à la fois bien organisé et maîtrisé, mais très détendu et fluide dans son déroulement, et dans lequel la mémoire olfactive et l’intérêt pour la parfumerie étaient enfin au centre de tout. Autant vous dire que ça m’a rendue optimiste. Vivement le prochain !

Les Grands entretiens : Honorine Blanc

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Il existe autant de façons de composer un parfum qu’il existe de créateurs. Nez vous invite à découvrir leur parcours, leur pratique et leur vision.

Créatrice de parfums pour Firmenich depuis 2005, Honorine Blanc vit et travaille à New York. C’est là qu’elle fait ses premiers pas, formée par Sophia Grojsman. Elle a composé pour le marché européen – Yves Saint Laurent, Valentino, Gucci, Cacharel – et pour de nombreuses marques américaines comme Estée Lauder et Ralph Lauren. Un marché qu’elle affectionne, tout comme celui de la Chine, dont elle suit de très près l’éveil à la parfumerie fine. Tous les deux mois, Honorine Blanc fait escale en France. Lors d’un séjour parisien, nous l’avons rencontrée pour évoquer avec elle son parcours, sa manière de créer et sa vision de l’industrie.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Visuel principal : © Firmenich

Sarah Bernhardt, monstre sacré : conversation entre Jean-Luc Komada et Eugénie Briot

Jean-Luc Komada a consacré son premier roman, La Ménagerie de Sarah Bernhardt, à cette femme libre, extraordinaire, que les conventions sociales n’entravèrent jamais. Spécialiste de l’histoire de la parfumerie au XIXe siècle, Eugénie Briot a rencontré l’auteur pour converser avec lui sur l’univers olfactif de l’actrice. À l’occasion du centenaire de la mort de celle-ci ce dimanche 26 mars 2023, nous vous proposons de redécouvrir cet article issu de Nez, la revue olfactive #04 – Le parfum et l’art.

Quand même ! Sa devise en dit long sur son audace et son opiniâtreté. Comédienne adulée en Europe comme aux États-Unis, femme fantasque éprise de liberté, elle marqua son époque de son talent. De ses débuts à la Comédie-Française en 1862, à l’âge de dix-huit ans, à sa mort en 1923, Sarah Bernhardt a incarné plus de 120 personnages, courtisanes ou reines : Marguerite dans La Dame aux camélias ; Doña Sol dans Hernani ; La Reine dans Ruy Blas… Mais elle fut aussi travestie en homme pour jouer Hamlet, Lorenzaccio ou L’Aiglon. Son propre personnage, porté par ses excentricités et sa liberté de ton, semble avoir été baigné de senteurs riches et multiples. Jean-Luc Komada, petit-fils d’émigrés slaves, a grandi au milieu des parfums cuir de Russie, de thé Prince Igor ou de vodka aux pousses de cassis, joué parmi les citronniers en pots des jardins d’hiver et veillé lors des concerts tsiganes dans des ambiances aux notes d’ambre, de tabac, de rose et de patchouli. Diplômé de l’Essec et de l’école Boulle, il est le fondateur, parallèlement à ses activités professionnelles en entreprise, d’associations de lutte contre l’exclusion, se montrant, comme Sarah Bernhardt en son temps, très impliqué dans la solidarité envers les plus démunis. Dans ce récit épistolaire imaginaire, la peintre Louise Abbéma, proche de Sarah Bernhardt, correspond avec l’acteur Jean Mounet-Sully, ancien amant de La Divine. Leurs échanges racontent de façon originale le personnage singulier, enthousiaste et provocateur qu’elle pouvait être, entourée de sa cour d’amis et d’animaux domestiques.

Eugénie Briot : Je connais Sarah Bernhardt à travers mon intérêt pour ce XIXe siècle qui l’a vue devenir la première star internationale, celle pour qui Jean Cocteau aurait inventé l’expression « monstre sacré ». Comment l’avez-vous rencontrée ?

Jean-Luc Komada : C’était au musée de la Citadelle de Belle-Île-en-Mer. Une guide-conférencière, Nanie Clément, me présenta avec passion Sarah Bernhardt à travers des objets personnels, des sculptures et tableaux réalisés de sa main, quelques documents et des affiches de spectacles. J’avais six ans. Cette première rencontre fut une révélation. Enfant, j’ai ensuite souvent joué dans le fortin de la pointe des Poulains, alors abandonné et délabré, où Sarah Bernhardt avait vécu. Il y régnait une certaine ambiance. Bien que vide, il semblait encore habité. C’est ainsi que j’ai appris à la connaître, à m’imprégner de son univers, à imaginer sa conversation, ses goûts, ses parfums…

E.B. : Si on cherche à imaginer quels parfums elle pouvait porter, il est inévitable qu’elle ait senti, au moment de leur lancement, des créations aussi mythiques que Fougère royale, Jicky, Après L’ondée, L’Origan, Quelques fleurs, Chypre de Coty, et jusqu’au No 5 ! Ces œuvres de parfumeurs très renommés de l’époque n’ont pu échapper à son nez. Elle utilisait sans doute aussi, pour les besoins de sa toilette, les eaux de Cologne dont le XIXe siècle marque l’âge d’or. Mais elle a surtout été le témoin de la révolution esthétique que connaît la parfumerie de cette époque, avec l’entrée en scène de molécules de synthèse aussi extraordinaires que l’héliotropine, la coumarine, la vanilline, le salicylate d’isoamyle, les premiers muscs, les ionones, l’aldéhyde C-12… Toute la parfumerie moderne naît à cette époque. Elle voit l’apparition de nouvelles familles olfactives : les fougères, les orientaux, les chypres. Quel bouleversement ! Quant à dire quels étaient ses parfums préférés, les sources sont rares, malheureusement…

J.-L.K. : Son ami le compositeur Reynaldo Hahn écrivait à son sujet : « Le parfum de Sarah Bernhardt est si pénétrant que lorsqu’elle s’appuie sur votre bras, la manche en reste imprégnée pendant plusieurs jours ». On peut donc l’imaginer porter son choix sur des parfums capiteux. Elle aimait les lys blancs, ceux-là même dont elle est toujours entourée sur les affiches de Mucha, et aussi les camélias, en souvenir de l’héroïne de La Dame aux camélias qu’elle a tant de fois incarnée. Elle adorait porter des fleurs fraîches en petits bouquets accrochés à ses robes, et des violettes cousues à son décolleté.

E.B. : Le XIXe siècle connaît un très vif engouement pour les fleurs, et tout particulièrement la violette, en effet. Pour les femmes fortunées, les fleurs représentent un achat quotidien. À Paris, les marchés aux fleurs sont en plein essor, comme celui du quai Desaix, l’actuel quai de la Corse, ou celui des Halles, et les étals de bouquetières se multiplient également à travers les rues des grandes villes françaises. Elles gagnent l’intérieur des appartements et deviennent un attribut indispensable de la toilette féminine, que l’on soit duchesse ou simple grisette. Les lys sont le plus souvent associés à la pureté et les violettes à la modestie, mais chaque fleur a sa signification, et les marier en bouquets relève d’un art perdu, qui permettait pourtant de transmettre de véritables messages. Sarah Bernhardt maîtrisait certainement à la perfection ce langage des fleurs. Mais à côté de ces fleurs, très présentes, quels autres éléments olfactifs pouvait-on trouver chez elle ?

J.-L.K. : Il faut imaginer son appartement de la rue de Rome comme un bric-à-brac pittoresque et hétéroclite. Le sol était revêtu de tapis d’Orient, de fourrures aux odeurs puissantes d’ours blanc et d’ocelot sur lesquelles vivaient et batifolaient oiseaux, fauves, chiens et chats aux noms charmants et fantaisistes. Entre 1894 et1922, Sarah Bernhardt passe ses vacances d’été à la pointe des Poulains, à Belle-Île-en-Mer. Photographiée dans sa chambre, elle apparaît au milieu d’une profusion de bibelots, d’objets d’art, de tentures, de tapis, un chien à ses pieds, sous une cascade de fleurs. On peut imaginer un environnement olfactif très marqué, où se mêlent odeurs de fleurs, effluves d’animaux… qu’elle couvrait de senteurs elles-mêmes puissantes. L’écrivain Jules Renard en témoigne : « Non seulement le salon et les autres pièces embaumaient du parfum de ces bouquets souvent composés de lys ou de camélias, mais ils s’imprégnaient des essences tenaces et fortes à base d’ambre et de jasmin que répandait l’actrice, secouant à même les rideaux et les coussins le contenu des flacons. »

E.B. : Les arts décoratifs de la fin du XIXe siècle vont dans le sens d’une grande profusion, d’une décoration très chargée où des dizaines de petits objets se côtoient dans un cadre où le textile tient une grande part (tapis, tentures, nappes, meubles capitonnés). On peut en effet imaginer une atmosphère très dense, d’où il ne devait pas être facile de chasser l’odeur de poussière et de déjections animales, forcément attachée à tous ces éléments de textile.

J.-L.K. : Il ne faut pas oublier que Sarah Bernhardt était entourée d’une impressionnante ménagerie ! Chez elle, le puma côtoie le singe ou le perroquet, le guépard voisine avec de multiples chiens, les tortues, le boa, le caméléon, et de nombreux volatiles. Tous ces animaux imprègnent l’environnement de leurs odeurs de fauves, odeurs tenaces se mêlant à celles des fleurs, des textiles et des parfums qu’elle aime. Mais ce cadre olfactif domestique se surimpose finalement à un environnement naturel aux odeurs elles aussi très puissantes. Pour chercher l’inspiration ou exercer la puissance de sa voix, Sarah Bernhardt aimait, lorsqu’elle vivait dans son fortin à Belle-Île-en-Mer, se rendre à son promontoire face à la mer, pour déclamer les vers de son ami Victor Hugo. Pour rejoindre la falaise, elle traversait son jardin planté de tamaris, la lande embaumée d’ajoncs et de genêts. Elle humait à pleins poumons les immortelles de la Côte Sauvage mêlées à la fraîcheur saline des embruns. Peut-être l’odeur des caramels au beurre salé se mêlait-elle à la chaleur épicée des petites  fleurs jaunes et à l’harmonie douce-amère de violettes et de gentiane. Elle baignait dans un univers olfactif très dense et très saturé, à son image. Cette évocation olfactive a d’ailleurs donné lieu à une composition imaginée par le parfumeur Alexis Dadier.

E.B. : Cette personnalité forte, étroitement liée par son métier à l’univers des cosmétiques, a su attirer l’attention des marques.au point qu’on a souvent fait d’elle la première égérie moderne de la publicité.

J.-L.K. : C’était une femme de spectacle dont la notoriété était inégalée, tant en Europe qu’aux États-Unis. Les marques ont joué de son aura. Le fait qu’elle ait été si souvent représentée en tant que comédienne, en particulier par Mucha, pour les besoins des affiches de ses spectacles, fait de son visage une icône divinisée par la gloire. Dans les années 1890, elle incarne la poudre de riz La Diaphane, de la parfumerie Mazuyer & Cie, dont les aches publicitaires sont l’œuvre de Chéret. L’étroitesse et l’évidence du lien qui est tissé entre son personnage et le produit fait d’elle la première égérie, celle qui ouvre la voie à l’utilisation de l’image des actrices pour promouvoir les marques à l’international, et bâtir les piliers fondateurs de ces filières industrielles.

Affiche La diaphane, poudre de riz Sarah Bernhardt, Jules Chéret
Source : Gallica.bnf.fr

E.B. : C’est un rôle qui, depuis toujours, était plutôt réservé aux souverains et souveraines, en effet. Et lorsque Guerlain formule son Eau de Cologne impériale (1853), à l’occasion du mariage d’Eugénie de Montijo et de Napoléon III, le parfumeur recherche certes une caution aristocratique pour son produit, mais il prend le soin de le présenter sous la forme d’un hommage à la nouvelle impératrice. Faire jouer ce rôle à une comédienne marque un changement de perspective très important et ouvre une voie promise à un long avenir. Sans que Sarah Bernhardt ne soit officiellement leur égérie, d’ailleurs, certaines marques semblent construire la publicité de leurs produits autour de visages de femmes qui évoquent le sien : les cheveux roux, bouclés, en faisant au besoin appel à Mucha lui-même pour les dessiner. L’exemple du lance-parfum Rodo est significatif : la femme représentée n’est pas Sarah Bernhardt, mais elle lui ressemble, et la marque se plaît à jouer l’ambiguïté, ce qui en dit long sur l’efficacité de l’utilisation de son image.

J.-L.K. : Son aura est immense et semble tout éclipser autour d’elle. La parfumerie Mazuyer & Cie deviendra d’ailleurs quelques années plus tard la Parfumerie Diaphane, la marque du produit devenant la marque de la parfumerie elle-même, et la poudre sera totalement associée à son égérie, en étant appelée très souvent « la poudre Sarah Bernhardt ». Cette femme a joué un rôle que l’on a sans doute du mal à imaginer aujourd’hui : celui d’un mythe, au-dessus des modes et des tendances. Elle était une artiste unique, au rayonnement rare, dont la postérité marquera plusieurs générations dans les milieux artistiques, politiques et socioculturels.

La Ménagerie de Sarah Bernhardt par Jean-Luc Komada, éd. Publishroom, 2016, 21 €.

Vous pouvez actuellement sentir un interprétation du parfum que Jacques Guerlain a créé en hommage à Sarah Bernhardt en 1900, Voilà pourquoi j’aimais Rosine, dans l’exposition « Eternel Mucha », au Grand Palais immersif à Paris jusqu’au 5 novembre 2023. Cette réécriture est signée Marie-Caroline Symard, de TechnicoFlor. Vous pourrez également y voir les nombreuses affiches où l’artiste représente l’actrice.

Visuel principal : Photographie de Sarah Bernhardt par Sarony Napoleon, 1891, Theatrical Cabinet Photographs of Women (TCS 2), Harvard Theatre Collection, Harvard University. Source : Wikimedia commons

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #04 – Le parfum et l’art.

Aayush Tekriwal, CEO et directeur du développement de Van Aroma : « Notre production est très représentative des richesses locales »

Fondée en 2006, Van Aroma s’est spécialisée dans les matières premières indonésiennes, à destination de l’industrie alimentaire comme de la parfumerie. Aayush Tekriwal, CEO et Directeur du développement de l’entreprise, fils de l’un de ses fondateurs, revient sur son histoire, son évolution et ses ambitions

En quoi l’Indonésie est-elle un centre important pour le commerce des matières naturelles ?
Le pays exporte depuis longtemps des herbes et des épices. Clou de girofle, noix de muscade, noix de bétel, gingembre, curcuma, piment : tous ont été utilisés dans diverses industries, sous forme de condiments, d’huiles et de résines. Jusqu’à la fin des années 1970, ce commerce n’était pas réglementé et était même entouré d’un halo de secret : rien ne filtrait sur la production d’huiles essentielles, les chaînes d’approvisionnement et les parties prenantes. La spéculation et les arrangements sur les prix étaient monnaie courante. Un incident a tout changé en 1976 : un client occidental a payé une somme importante pour un conteneur d’huile de patchouli en provenance d’Indonésie, pour finalement ne recevoir que des fûts remplis d’eau. Ce scandale a entraîné la création de la Fédération internationale du commerce des huiles essentielles et des arômes (IFEAT), marquant un tournant important dans l’industrie. 

Quand l’aventure a-t-elle commencé pour Van Aroma ?
Mon père fut l’un des principaux fondateurs de l’entreprise en 2006. Avec ses deux associés, il exportait principalement des épices brutes. Il a ensuite voulu se lancer dans le commerce des huiles essentielles parce qu’il était fasciné par l’industrie des parfums. À l’époque on avait grand besoin de producteurs fiables et transparents s’engageant à assurer une traçabilité totale. Il a réussi à se forger une bonne réputation dans ce secteur en commençant avec une seule huile essentielle : l’huile de noix de muscade. Van Aroma était reconnu pour cela, car nous étions l’un des principaux fournisseurs d’entreprises telles que Pepsi et Coca-Cola. À partir de là, de nouveaux clients ont voulu travailler avec nous et nous avons développé d’autres productions. Aujourd’hui, nos activités se développent en Europe, Amérique et Amérique latine.

Quelle est aujourd’hui l’étendue de votre catalogue ?
Nous travaillons plus de 120 plantes, mais 85 à 90 % de notre chiffre d’affaires se fait sur six d’entre elles : le clou de girofle, la noix de muscade, la citronnelle, le vétiver, le cacao, et aujourd’hui nous sommes connus pour être le leader de la production d’huile essentielle de patchouli car nous fournissons plus de 65 % du volume mondial depuis 2012. Nous avons également étendu notre expertise à tous les produits naturels d’Indonésie, qu’il s’agisse du kananga, du curcuma, du gingembre, du poivre noir, ainsi que d’extraits et dérivés d’huiles essentielles tels que les dérivés d’eugénol. Nous sommes aujourd’hui arrivés à une production très représentative des richesses locales !

Vous voulez dire que votre rôle n’est plus celui d’intermédiaire ?
Exactement, 100 % de ce que nous vendons est produit ou transformé par Van Aroma. Même si nous travaillons avec des milliers d’agriculteurs et de distillateurs, tout est traité ou homogénéisé avant d’arriver chez les clients. Nous pouvons donc garantir une qualité et un prix constants, car nous procédons nous-mêmes à la standardisation. Nos clients recherchent une grande régularité dans la qualité d’une commande à une autre, et nous pouvons offrir cela pour toute notre gamme de 120 plantes, y compris les plus rares.

Comment y parvenez-vous ?
Notre entreprise n’emploie que deux ou trois vendeurs, alors que nous disposons d’une équipe de 25 à 30 professionnels de l’achat qui interagissent quotidiennement avec les agriculteurs et les distillateurs dans toutes les îles d’Indonésie. Nous nous adaptons à chaque client, avec ses besoins propres, ce qui constitue un vrai défi dans la mesure où nous travaillons dans des secteurs très vastes. Un client de l’industrie des arômes et des parfums a forcément des exigences différentes de celles d’un client de l’industrie des savons, des bougies ou même de l’industrie pharmaceutique. 

Cette approche différencie Van Aroma des autres producteurs locaux. En donnant la priorité aux besoins des clients et en maintenant un engagement fort auprès des fournisseurs, nous garantissons une chaîne d’approvisionnement cohérente, offrant aux clients l’assurance qu’ils recherchent.

Comment abordez-vous le monde des parfums et comment travaillez-vous avec les parfumeurs ?
De nombreux producteurs négligent l’importance de la créativité. Nous nous efforçons au contraire d’entrer en contact avec les parfumeurs et les formulateurs afin de comprendre les briefs qu’ils reçoivent et les ingrédients spécifiques qu’ils recherchent. Notre croissance à long terme en dépend. Nous consacrons beaucoup de temps à l’élaboration de mélanges ou de fractions uniques de matières premières, en utilisant des techniques telles que la distillation moléculaire et en donnant la priorité aux produits sans allergènes. Des efforts considérables en matière de recherche et de développement sont consacrés à la découverte de nouvelles molécules ou d’extraits de produits existants. Nous distribuons des échantillons aux créateurs dans le monde entier, afin qu’ils expérimentent et qu’ils puissent nous faire part de leurs commentaires ou des changements qu’ils aimeraient sentir. Il s’agit d’un travail particulièrement collaboratif. Les parfumeurs ont de plus en plus besoin de pouvoir créer quelque chose d’unique, c’est pourquoi nous travaillons avec les maisons de composition pour produire des ingrédients complexes qui peuvent parfois être exclusifs. Cela permet de différencier les parfums, mais aussi d’en améliorer l’attrait, parfois même de manière plus subtile qu’un travail de formulation complexe.

Quelles sont les plantes les plus difficiles à travailler ? 
Je dirais que pour nous c’est le patchouli. Cette complexité provient de plusieurs facteurs. Le premier problème est l’identification des adultérants ou des contaminants. Comme le paysage réglementaire évolue très rapidement dans notre secteur, l’accent est mis sur les adultérants qui peuvent être nocifs pour la consommation humaine, tels que les phtalates, le DEP, le DEHP ou le DBP, ainsi que les glycols. Ces substances sont difficiles à identifier. Nous développons des méthodes d’analyse qui rendent pratiquement impossible l’entrée d’un produit contaminé. 

L’huile de patchouli elle-même est assez complexe. Lorsqu’elle est fraîche, elle n’est pas très agréable à sentir. Il faut la stocker et la faire vieillir correctement pour qu’elle développe son arôme. La réglementation nous oblige à indiquer une date de péremption, mais elle n’en a pas vraiment. L’huile de patchouli est comme le vin, elle se bonifie au fil des ans. Nous avons donc mené des recherches approfondies pour comprendre le processus de vieillissement du patchouli, et nous explorons les méthodes permettant de le faire mûrir rapidement. Mais le vétiver, le cacao et la noix de muscade présentent aussi des particularités qui demandent une grande expertise.

Compte tenu de la diversité culturelle de vos clients, constatez-vous des différences de goût d’un pays à l’autre ? 
Oui, absolument, certaines demandes sont propres à des régions identifiées. En Inde, par exemple, il existe un énorme marché pour des ingrédients tels que le baume gurjun et le benjoin, ce dernier n’étant pas seulement utilisé dans les parfums, mais aussi dans le tabac à chiquer. L’huile de noix de muscade est un cas à part : elle est utilisée en petites quantités dans les parfums, mais les plus gros utilisateurs sont les fabricants de soda. En ce qui concerne le patchouli, au Moyen-Orient et en Europe occidentale, on préfère la fraction de cœur à l’huile ordinaire, car elle incarne les notes clés du produit et se mêle bien aux formules. 

Cela dit, malgré ces goûts régionaux, les particularités que nous avons observées se réduisent d’année en année. Les ingrédients de parfumerie sont de plus en plus globalisés, les produits les plus vendus dans l’industrie de la parfumerie sont distribués dans le monde entier. Par conséquent, les exigences distinctes des différents marchés diminuent au fil du temps. 

Aujourd’hui, les clients sont de plus en plus préoccupés par la durabilité et le changement climatique, quelle est votre position sur le sujet ?
Cela fait longtemps que nous sommes engagés en faveur d’un commerce et d’une industrie durables, ce changement de paradigme est donc bienvenu. Le climat était beaucoup plus stable il y a quelques décennies. Aujourd’hui il est de plus en plus difficile de déterminer avec précision le moment d’une plantation ou un cycle de récolte. La prévisibilité de la chaîne d’approvisionnement s’est considérablement réduite. Cela a un impact sur les prix et amplifie la préoccupation pour le réchauffement climatique. Mais nous devons faire les choses bien. Certaines entreprises se laissent aller au greenwashing, et affichent des certifications de durabilité sur les réseaux sociaux tout en achetant de gros volumes de produits non certifiés et bon marché, sans se soucier de l’environnement ou des consommateurs. De notre côté, nous ne croyons pas en un capitalisme non durable et investissons beaucoup de temps, d’efforts et de ressources dans de véritables initiatives de développement durable.

Van Aroma est donc membre à part entière de l’UEBT (Union for Ethical Biotrade), nous sommes aussi inscrits sur SEDEX (Supplier Ethical Data Exchange), un système de reporting qui garantit notre transparence, et nous avons reçu le prix EcoVadis d’argent pour nos efforts en matière de développement durable en 2023. Par souci de transparence toujours, nous déclarons notre empreinte carbone sur CDP, le Carbon Disclosure Project, un projet de déclaration publique des émissions de gaz à effet de serre. Cependant, cocher des cases ne suffit pas, c’est pourquoi nous nous efforçons de rendre la pareille aux communautés à la source de nos chaînes d’approvisionnement en patchouli et en clous de girofle. En tant que leaders dans ces domaines, nous avons développé des initiatives qui fournissent des semis, de l’éducation, et diffusent le savoir-faire agricole à travers des collaborations avec Symrise et DSM-Firmenich, ainsi que par le biais de deux chaînes YouTube : Nilampedia, une encyclopédie du patchouli, et Cengkehpedia, une encyclopédie du clou de girofle. Ces plateformes abordent différents sujets, notamment les défis auxquels sont confrontés les agriculteurs et les distillateurs, et proposent des solutions pour l’élimination des pesticides et des produits agrochimiques, ainsi que l’éducation à la gestion financière de base. Ces initiatives, qui ont vu le jour pendant la pandémie de COVID-19, lorsqu’il n’était pas possible d’organiser des formations en personne, ont prospéré depuis lors, avec succès.

Quel est le prochain défi pour Van Aroma ? 
Nous souhaitons continuer à développer notre offre pour qu’elle soit la plus complète possible en ce qui concerne les produits indonésiens. Nous voulons être la référence incontournable pour les produits naturels et biodérivés locaux. Dans un premier temps nous nous étions concentrés sur l’industrie des arômes et parfums, mais nous avons su entamer une diversification qui nous permet de nous intéresser maintenant au caoutchouc, aux matières entrant dans la composition des textiles, etc.

Historiquement, les économies moins développées ont plutôt été des sources de matières premières et les économies développées ont produit les dérivés, les extraits, les produits raffinés. L’Indonésie étant une économie en plein développement, nous nous concentrons sur ces opérations d’extraction des produits naturels sur les lieux mêmes de leur production. Nous voulons apporter ici les procédés du monde entier, mais aussi développer de nouvelles technologies. Notre idée est de développer de nouveaux produits dérivés en Indonésie et d’en faire un symbole d’innovation à long terme.

Rae Ninta, directrice marketing chez Iberchem : « En Indonésie, le marché du parfum est assez segmenté »

Société de composition née à Murcia (Espagne) en 1985, Iberchem a peu à peu développé son ancrage à l’international. Parmi les régions qui l’ont accueillie figure l’Indonésie, où l’entreprise est présente depuis plus de vingt ans. Elle a ainsi acquis une expertise sur ce marché, modelé par les traditions culturelles du pays. Dion Chandra, directeur des ventes Indonésie, et Rae Ninta, directrice marketing, reviennent sur ses spécificités.

Comment présenter Iberchem en quelques mots ? 

Dion Chandra : Iberchem est une maison de composition globale qui fait désormais partie du groupe anglais Croda International, un producteur de matières premières. Nous sommes présents en Indonésie depuis vingt ans, notre premier bureau ici a ouvert à Jakarta en 2002 et nous n’avons pas cessé de grandir depuis. Nous avons d’ailleurs récemment modernisé nos installations pour accueillir plus de techniciens et de spécialistes de l’industrie, y compris un parfumeur expert sur le marché local. Nous pouvons ainsi mieux comprendre  l’évolution des tendances, améliorer la qualité de nos créations et mieux répondre aux besoins spécifiques de nos clients et partenaires.

Quelles sont les spécificités de la culture olfactive indonésienne ? 

Rae Ninta : Le marché du parfum est assez segmenté, il existe une multitude de marques en Indonésie. Beaucoup ne sont pas particulièrement importantes mais ont une valeur sentimentale aux yeux des consommateurs. Chacun a sa propre référence, pour les parfums haut de gamme comme pour les produits pour le quotidien. Dans l’ensemble, on peut noter une préférence pour les notes florales et fruitées comme la pomme, le melon et le fruit de la passion, qui sont aujourd’hui des senteurs assez courantes dans les produits capillaires et corporels. Sur le plan des émotions et du souvenir, un produit est omniprésent dans notre culture : l’huile Telon. Il s’agit d’un mélange traditionnel d’huiles de cajeput, de fenouil, de noix de coco et parfois d’autres ingrédients. L’odeur du cajeput ressemble à celle de l’eucalyptus. Pratiquement tout le monde a utilisé cette huile dans son enfance, et continue même à l’âge adulte. Elle est particulièrement prisée lorsque l’on sent que l’on tombe malade ou quand le temps est très frais. On peut s’en frotter le corps pour se réchauffer, elle stimule les vaisseaux sanguins. Elle nous rappelle ainsi les soins que nos mères avaient pour nous : pour beaucoup c’est un souvenir très fort, et ce parfum distinctif nous procure un sentiment de calme. La plupart des magasins et supermarchés continuent à vendre de l’huile Telon, c’est un produit encore très populaire ! 

Quelles sont les matières endémiques qui influencent particulièrement les goûts locaux ? 

Dion Chandra : Le thé est très populaire dans les produits capillaires et d’hygiène personnelle. Les Indonésiens adorent son odeur, qu’il soit noir, vert ou au jasmin. De nombreuses plantations dans le pays produisent ces différentes déclinaisons… c’est donc une culture essentielle. L’odeur du patchouli, au contraire, n’est pas particulièrement appréciée ici. Souvent diffusée dans les espaces publics ou privés pour ses propriétés médicinales et insectifuges, elle occupe certes une place de choix dans notre patrimoine culturel, mais davantage comme produit fonctionnel. Bien que cette plante occupe une place dans notre patrimoine culturel, elle est davantage connue comme produit fonctionnel. Par conséquent, lorsque les parfumeurs l’utilisent c’est plutôt à petite dose.  

Quelle est l’influence de la religion musulmane sur la culture olfactive en Indonésie ? Est-il possible pour vous de fabriquer des parfums halal ? 

Dion Chandra : L’Indonésie abrite la plus grande population musulmane du monde, c’est pourquoi la plupart de nos parfums et de nos innovations se doivent d’être halal. Il est impératif que nos consommateurs puissent utiliser nos produits en toute confiance et sans hésitation. Deux facteurs clés contribuent à cela : les garanties affichées sur les flacons et l’attrait des senteurs, qui doivent plaire au public visé. Les parfums ont une place particulière dans la religion musulmane, et si elle interdit la consommation d’alcool, son utilisation dans les parfums n’est pas prohibée. Ainsi, la majorité des parfums peuvent être considérés comme halal, à condition que leur production n’utilise pas de matières dérivées du porc. Pour lever toute ambiguïté, nos parfums n’utilisent pas de matières premières animales. Nous les remplaçons  par des ingrédients synthétiques de première qualité.

Rae Ninta : Les profils olfactifs les plus populaires sont généralement l’oud et l’ambre, bien qu’aujourd’hui les parfums halal qui se vendent le mieux  sur le marché soient fruités, floraux, sucrés et musqués. La culture olfactive musulmane est en fait très large !

Comment les traditions indonésiennes vous inspirent-elles ? 

Rae Ninta : Il y a beaucoup d’îles et de tribus en Indonésie, chacune possédant une culture olfactive unique et une relation spéciale avec les senteurs. Synthétiser ces richesses s’avère difficile. Chaque fois que la question se pose, nous sélectionnons des notes olfactives qui symbolisent l’essence du pays. Le thé et le jasmin sont utilisés dans tout le pays et constituent donc souvent un bon point de départ. Le jasmin blanc, ou melati putih, est l’une de nos fleurs nationales. En outre, nous allons régulièrement chercher de l’inspiration dans la danse traditionnelle balinaise connue sous le nom de « Bali Kecak » (prononcé « Ketchak »). Plusieurs de nos créations sont réalisées à partir d’odeurs de fleurs originaires de Bali, notamment la fleur de frangipanier qui est couramment utilisée dans les danses et rituels. 

Nous nous efforçons aussi continuellement de présenter de nouveaux profils olfactifs à notre public, en particulier à la génération Z, qui a une préférence pour les produits uniques et culturellement significatifs. Cette quête d’innovation nous amène à adopter des approches plus originales, qui enrichissent encore nos offres de fragrances.

Quel regard portent les Indonésiens sur les parfumeries du reste du monde ?

Dion Chandra : Nous sommes toujours attentifs aux nouvelles tendances qui viennent de l’étranger. Nous aimons découvrir de nouveaux mélanges, et notre intérêt s’étend aux pays asiatiques tels que le Japon et la Corée, qui possèdent tous des profils olfactifs distincts. Nous nous inspirons de ces régions en incorporant leurs senteurs dans nos créations. 

Rae Ninta : La culture japonaise est très présente en Indonésie, une partie de notre travail s’en inspire, car elle utilise beaucoup de jasmin, mais aussi de l’encens, en particulier à des fins religieuses, comme lors des mariages. Les Indonésiens achètent également des parfums occidentaux, car les marques internationales sont bien implantées dans le pays. Comme ils aiment particulièrement les notes florales, fruitées et marines, ils ont cependant des préférences parmi l’offre de ces marques. Tous les parfums européens ne rencontrent pas le même succès sur ce marché.

Dion Chandra : Les parfums ambrés et aromatiques sont moins populaires. Ils sont considérés comme des produits de niche et sont plus difficiles à vendre. On les réserve généralement à des occasions spécifiques, aux soirées, en préférant un parfum différent pour la journée. Le climat chaud et tropical participe à ces habitudes, car il favorise l’évolution des parfums d’une manière unique. Dans notre pays nous avons seulement deux saisons – la saison des pluies et la saison sèche – et pas d’hiver, ce qui influence le choix des parfums.

À quel public s’adressent les créations Iberchem ? Comment le marché est-il structuré en Indonésie ?

Dion Chandra : Nous nous efforçons d’atteindre le public le plus large possible. L’Indonésie compte près de 300 millions d’habitants, c’est donc un marché très vaste offrant beaucoup d’opportunités. La majorité de nos clients sont des entreprises locales indonésiennes qui vendent des parfums, des produits d’entretien, des produits capillaires et des produits de soins pour le corps. Notre intérêt va donc au-delà des parfums et touche tous les produits utilisant des fragrances. Notre gamme comprend à la fois des produits de masse et des produits de niche. Nous avons des parfums pour tous les budgets et nous nous efforçons d’offrir la meilleure qualité pour chaque catégorie de prix.

Rae Ninta : En ce moment nous ciblons particulièrement la génération Z et les milléniaux, ce qui nous amène à nous intéresser de près aux parfums unisexes. C’est une chose que nous observons : maintenant la tendance est au choix d’un parfum qu’on aime au-delà de la communication qui l’accompagne, qu’il ait été conçu pour les femmes ou pour les hommes. La présentation de parfums unisexes à des personnes habituées à des rayons distincts pour les hommes et les femmes n’est pas toujours aisée, mais nous explorons activement les moyens d’attirer davantage l’attention sur ces fragrances !

Quels sont les prochains défis pour Iberchem en Indonésie ? 

Dion Chandra : Chez Iberchem, nous vendons des parfums et notre nouveau partenariat avec Croda, qui fabrique des matières premières, nous permet d’envisager de nouvelles synergies internationales, car nous sommes devenus un groupe beaucoup plus grand. Nous nous sommes également engagés à améliorer la durabilité dans nos opérations et nos pratiques quotidiennes. Nous nous concentrons en particulier sur le développement de parfums biodégradables, ce qui impose de disposer aussi de matières premières qui présentent cette même caractéristique. C’est un défi, car les préoccupations environnementales n’ont pas la même résonance ici qu’en Europe à l’heure actuelle. Néanmoins, nous sommes déterminés à aborder ces questions et à promouvoir des pratiques durables au sein de notre industrie.

Visuel principal : ©

Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour de Camille Goutal de prendre la plume pour nous parler du chef-d’œuvre d’Edmond Roudnitska.

Si mon premier souvenir olfactif est l’odeur de la violette, mon premier souvenir de parfum est Femme de Rochas. À l’époque, je ne savais évidemment pas qu’il s’agissait de lui : j’avais trois ans, je m’étais brûlé la main, on m’avait emmenée à l’hôpital. L’infirmière qui m’avait fait le pansement portait une fragrance que je trouvais complètement incroyable, et qui, mélangée à l’odeur d’éther, m’avait totalement fascinée. Cette femme dégageait une gentillesse mais aussi une force qui me rassuraient beaucoup. Le temps est passé. Et puis, je ne sais plus exactement à quel âge – je devais être adolescente – j’ai mis le nez sur une mouillette : flashback. Le souvenir, l’infirmière et sa force pleine de douceur, m’est revenu immédiatement, comme gravé au fer rouge dans ma mémoire.

Ce parfum m’évoque quelque chose de très fort : à la fois une époque, mais aussi tout ce qu’est la féminité jusque dans son mystère. D’ailleurs, c’est assez marrant, j’ai des amis qui en sont dingues, mais ceux qui ne l’aiment pas sont les mêmes qui ont du mal à accepter les femmes à la féminité très assumée. Cela vient aussi de sa construction : même si la formule est complexe, il est plus monolithique que d’autres parfums, avec très peu de notes de tête – mais tellement bien équilibré qu’il me semble impossible de deviner ce qu’il y a dedans si l’on est pas parfumeur. C’est d’ailleurs assez dur de le décrire ! Il est rond, grâce au jasmin et à l’ylang-ylang, et en même temps un peu poudré, avec probablement des méthyl-ionones. Il y a de la rose, mais on ne la sent pas vraiment en tant que telle ; des facettes plus chaudes – de la coumarine ou de la fève tonka ? – ; de la mousse de chêne – aujourd’hui peut-être de l’evernyl – qui apporte ce côté boisé mystérieux ; le cumin pour l’aspect animal ; et puis le fond enveloppant, vanillé, avec sans doute un peu d’héliotropine, d’isobutyle quinoléine, de styrax… On évoque souvent la pêche, avec l’aldéhyde C-14, mais moi je ne la sens pas : le fruité, qui rappelle la prune, est plus liquoreux que juteux. C’est en tout cas un sublime équilibre entre des notes florales et un fond chaud élégamment animal.

En grandissant, je me suis tournée vers la photographie, à laquelle j’ai été formée. Lorsque je sens Femme, au-delà d’une odeur, ce sont des images qui me viennent à l’esprit : celles du glamour hollywoodien, du noir et blanc, et surtout – je l’ai réalisé plus tard –  des photographies comme celles de Richard Avedon, Peter Lindbergh ou Paolo Roversi, qui ont mis en lumière les femmes dans ce qu’elles ont de plus beau, sans aucune vulgarité. C’est ainsi qu’il est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi de manière très visuelle, photographique. Quand j’ai souhaité, avec Mon parfum chéri [de Goutal, aujourd’hui arrêté], composer une fragrance en hommage à ma mère, elle-même magnifique et qui me faisait penser à toutes ces stars hollywoodiennes des années 1950 – 1960, j’avais en tête cette célèbre photo de Richard Avedon montrant le mannequin Dovima avec des éléphants[1] Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site, très osée pour l’époque (1955) et pourtant infiniment élégante. Sa posture, avec la main surélevée ; sa robe, simple et pourtant sublime. C’est une photographie que j’associe à Femme, que j’avais évidemment à l’esprit. Je ne voulais bien sûr pas « faire le même » – je n’aurais de toute façon jamais pu. J’ai beaucoup plus dosé le patchouli ; il est plus abrupt. Mais j’ai voulu réinterpréter ce côté mystérieux : j’ai mis du prunol, l’une des bases-clef qu’Edmond Roudnitska avait également créée, et du cumin, une autre facette importante de Femme que l’on devine sans le sentir vraiment et qui peut faire sale, avoir un côté transpiration s’il est mal dosé. J’ai aussi repris ce cumin dans Songes, qui contient ainsi comme un bout de ce parfum initiatique, pour évoquer tout le mystère, à la fois animal, chaud, épicé.

Mais c’est son fond qui, certainement, me fascine le plus. Récemment, j’ai croisé une amie qui portait une vieille formule de Diorella, où j’ai retrouvé ce même fond qui me rend folle, et que je sens aussi dans Mitsouko. Il m’obsède, c’est presque une frustration pour moi : j’aimerais arriver à le capter seul, en faire un headspace, et le mettre dans d’autres parfums. Une quête probablement sans fin…

Camille Goutal, le 27 janvier 2023.

Visuel principal: © Elodie Daguin

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site

Smell Talks Osmothèque : Érika Wicky – L’atelier du peintre : odeurs, parfums et inspiration

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Érika Wicky, docteure en histoire de l’art, chercheuse à l’European University Institute et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Sa conférence ayant pour thème « L’atelier du peintre : odeurs, parfums et inspiration » nous guide dans une plongée olfactive entre pinceaux et toiles.

Photo : Aïcha Salmon.

Une odeur à soi : sillages féminins dans l’art

Les arts ont toujours joué un rôle considérable dans nos manières de concevoir les rapports entre odeur et féminin. Longtemps la littérature, la peinture et le cinéma se sont fait les véhicules de croyances, de pratiques et de stéréotypes désormais éculés. Avec le développement de l’usage des odeurs comme médium même de la création, les artistes d’aujourd’hui non seulement affirment nouvellement la présence et la puissance du corps féminin par le biais de ses émanations, mais questionnent également les injonctions et codes olfactifs genrés nés avec la modernité.

La littérature occidentale s’est depuis longtemps emparée du sujet des effluves féminins, faisant de l’odor di femina et des parfums de femmes[1]Cet article, pour des raisons de clarté du propos et de compréhension de la démarche des artistes cités, utilise les mots « femme » et « féminin » pour désigner les … Continue reading un véritable leitmotiv, désormais largement étudié par ceux que la chercheuse Sophie-Valentine Borloz nomme « les renifleurs d’odeurs littéraires ».[2]Sophie-Valentine Borloz, « Plaidoyer en faveur des renifleurs d’odeurs littéraires : pour une mise à profit de l’élément olfactif dans l’analyse de la littérature … Continue reading Depuis le milieu du XIXe siècle, l’odeur participe en effet activement à la sémiologie des personnages féminins, permettant de les distinguer selon un point de vue masculin : mère, fille, épouse, amante, prostituée, toutes sont identifiées et identifiables par leurs senteurs. Les femmes licencieuses portent des parfums capiteux, aux relents animaux, tandis que les femmes convenables, plus discrètes, sentent le jardin, la campagne fleurie, ou, à la rigueur, le linge propre. Ainsi l’odeur de musc et de violette caractérise-t-elle Nana dans le roman du même nom de Zola en 1880, la verveine citronnelle Mine dans L’ingénue libertine (1909) de Colette [voir Nez #11] ou encore le foin coupé Bérénice dans Aurélien (1944) d’Aragon [voir Nez #1]. C’est pour les émanations – généralement fantasmées – que répandent leur peau, leur chevelure ou leurs jupes que les poètes masculins aiment, désirent et célèbrent les femmes, à la manière de Baudelaire ou de Neruda [voir respectivement Nez #3 et #14]. Ce sont aussi ceux que traque le coureur de jupons aveugle dans Parfum de femme (1969) de Giovanni Arpino, ceux-là encore dérobe Jean-Baptiste Grenouille, le meurtrier du roman Le Parfum (1985) de Patrick Süskind. Mais encore faut-il que ces effluves correspondent, pour être si désirables, à ce que l’on attend de l’odeur d’une jeune fille, puis d’une femme. 

Une incarnation des fleurs

Entre règles de convenance et d’hygiénisme, les injonctions olfactives qui, en Occident, pèsent de longue date sur la gente féminine sont aussi nombreuses que fondamentalement irréalistes.[3]Voir à ce sujet les recherches d’Alain Corbin, d’Érika Wicky ou encore d’Eugénie Briot. Avant toute chose, une femme doit masquer certaines de ses émanations naturelles, comme celles du gousset ou de la vulve, par trop animales. En outre, une femme ne peut sentir comme un homme et cette différenciation odorante est mise en œuvre par l’usage de produits parfumés genrés qui se substituent aux effluves corporels. Les odeurs de fleurs apparaissent longtemps comme les plus à même de parer invisiblement le corps des femmes auxquelles elles sont métaphoriquement associées : fragiles, délicates, s’offrant à la contemplation et au butinage. Au même titre que la littérature, l’art pictural de la seconde moitié du XIXe siècle se fait le reflet de ces considérations stéréotypées. Dans son ouvrage Scented Visions (2022), dans lequel elle étudie l’iconographie olfactive de cette époque, l’historienne de l’art Christina Bradstreet montre combien l’imaginaire des odeurs est alors lié aux présupposés et aux prescriptions – médicales, psychologiques, hygiénistes, religieuses, morales, etc. – qui pèsent sur le féminin. « Sentir a été défini par l’art de 1850 à 1914 comme une activité féminine, irrationnelle » écrit-elle.[4]Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State University Press, 2022, p. 5 Irrationnelle, et potentiellement troublante, car l’odorat est associé au corps, à l’instinct, et non à l’esprit et la raison.[5]Au XIXe siècle, l’on s’intéresse en effet autant à ce que sent et doit sentir une femme qu’à la « sensibilité féminine » aux odeurs. Les deux versants du sujet … Continue reading Particulièrement nombreuses dans le Pré-Raphaélisme, l’Esthétisme, l’Impressionnisme et l’Art Nouveau, les images de jeunes femmes humant rêveusement – ou lascivement[6]« À la faveur d’un glissement opéré parmi les trois acceptions du verbe sentir (exhaler, flairer, ressentir), la jeune fille qui émeut les sens parce qu’elle sent les fleurs, se trouve … Continue reading – une floraison, tendent en outre à faire de la figure féminine elle-même une incarnation des fleurs et de leur parfum.[7]Sémantiquement parlant, en français comme en anglais, une femme « qui sent » est aussi bien une femme odorante qu’une femme en train de sentir quelque chose.

Ce poncif de la femme-fleur, qui émerge dès le XVIe siècle – songeons à Ronsard ! –, n’a d’ailleurs aucunement disparu, comme en témoignent la publicité, la mode et le cinéma dans lesquels il est toujours courant de voir les femmes s’orner de fleurs, se pâmer dans les fleurs, respirer des fleurs ou encore être respirées comme des fleurs. Dans le film Parfum de femme (1974) de Dino Risi par exemple, première adaptation cinématographique du roman de Giovannni Arpino, le personnage, qui « traque la beauté des femmes à l’odeur », « les hume comme des fleurs et les renifle comme un chien ».[8]Cécile Mury, critique du film pour le site de Télérama, 4 août 2021 Plus dérangeante encore, une autre illustration à l’écran de ce type de comportement prédateur figure dans Le Bossu de Notre Dame (1996) des studios Disney, dans lequel l’archidiacre, Frollo, immobilise de force la jeune Esméralda pour la menacer et renifler ostensiblement ses cheveux.

Qu’elles soient contemporaines ou plus anciennes, ces « visions parfumées », pour reprendre l’expression de Christina Bradstreet, « soumettent généralement la figure féminine à la fois au male gaze[9]Le male gaze, ou « regard masculin », est un concept postulant que la culture visuelle dominante impose la perspective d’un homme cisgenre hétérosexuel sur le monde, et notamment … Continue reading objectivant » et « au « sniff gaze » invitant le spectateur masculin à se plonger dans son odeur. »[10]Christina Bradstreet, op. cit., p. 6 Sans même parler des exemples ci-dessus, les représentations de femmes humant des efflorescences odorantes mais aussi « brûlant des feuilles, appliquant du parfum, concoctant des potions et des pots-pourris, […] se trémoussant dans des volutes d’encens, se reposant près d’encensoirs ou s’évanouissant et suffoquant au milieu de parfums enivrants »,[11]Ibid qui prolifèrent à travers divers mouvements et médiums dans l’art occidental depuis 1850, sont en effet très largement le reflet d’un fantasme masculin à la fois des senteurs – tantôt craintes, tantôt désirées – et de la sensibilité féminines.[12]Sans parler des représentations « orientalistes » d’alors et d’à présent qui promeuvent une construction racialisée et souvent raciste de la féminité extra-occidentale, … Continue reading

John William Waterhouse, The Soul of the Rose (1903), détail
Source : Wikimedia Commons

Ceci est mon corps

Les effluves féminins que l’on peut désormais humer dans l’art contemporain, principalement dans le travail d’artistes femmes, sont radicalement différents des sillages mis en mots et en images par des hommes au cours des siècles précédents. Prenant le contre-pied total des injonctions et des représentations du passé, les odeurs charnelles, longtemps cachées car jugées trop excitantes ou trop sales, sont désormais directement employées dans les œuvres comme affirmation des corps et du désir féminins. Renverser l’idée de l’abject du corps des femmes pour s’en réapproprier les processus et les expériences a toujours été un principe fondamental de la pratique politique et esthétique féministe. En 1966, la plasticienne américaine Carolee Schneemann avait par exemple imaginé, pour son projet Parts of a Body House, une Genitals Playroom remplie de sculptures de parties génitales dont la texture et l’odeur seraient parfaitement réalistes. L’installation aurait été à la fois une invitation au plaisir charnel et un levier afin de « libérer le corps des contraintes puritaines et de la somatophobie. »[13]Jim Drobnick, « Clara Ursitti: Scents of a Woman », Tessera, Vol. 32,2002, pp. 85-87 Si ce projet ne fut jamais réalisé, d’autres artistes ont effectivement fait de l’olfactif un outil de revendication, en se consacrant notamment à extraire et partager les odeurs naturelles de leur propre corps, affirmant ainsi leur plein contrôle sur celui-ci. 

La canadienne Clara Ursitti, dont la pratique intègre une dimension olfactive depuis plus de trente ans, a ainsi créé dans les années 1990 une série intitulée Self-portrait in Scent. Le premier, Eau claire (1993), simple dissolution de ses sécrétions vaginales dans une base d’huile de coco et d’alcool, est présenté dans un flacon ouvragé à la manière d’un parfum, ironiquement destiné à valoriser les odeurs corporelles plutôt qu’à les masquer.[14]Dans la pièce d’Eve Ensler, Les Monologues du Vagin (1996), les réponses à la question « Que sent un vagin ? » ont d’ailleurs – pour la majeure partie – des … Continue reading En collaborant avec le chimiste et parfumeur George Dodd, Clara Ursitti a par la suite synthétisé les senteurs de différentes parties de son corps (vagin, aisselles, pieds et cuir chevelu) afin de créer une série de blasons olfactifs – évoquant ces poèmes, particulièrement en vogue au XVIe siècle, qui s’attachaient à décrire et à célébrer un détail anatomique du corps féminin. Dans une démarche moins littérale, la britannique Celia Hempton crée en 2014 le parfum Vagina, en écho à certaines de ses toiles colorées montrant en gros plan des sexes, notamment féminins, peints d’après modèles vivants. À l’instar de ces peintures, le parfum se présente cette fois comme une interprétation stylisée de l’odeur d’un vagin. Alors que se développe le (dangereux) marché des déodorants vaginaux, de telles œuvres, qui promeuvent l’acceptation du corps féminin et de ses processus naturels, semblent particulièrement importantes. Loin d’une quelconque érotisation, elles résonnent avec les revendications féministes de l’essayiste australienne Germaine Greer, appelant la normalisation de discours positifs au sujet de « la chatte » (cunt en anglais, qu’elle revendique comme un terme à s’approprier).

Clara Ursitti, Eau Claire (1993)
Courtesy de l’artiste

Les émanations de leur sexe ne sont bien sûr pas les seules que les femmes ont appris à détester et à cacher. En 2013, la suisse Claudia Vogel, en collaboration avec le parfumeur Andreas Wilhelm, réalise Concrete 2,3 g. (2013), un autoportrait odorant de l’ensemble de son corps créé grâce à la technique de l’enfleurage.[15]Cette œuvre a été précédée en 2010 d’une performance intitulée Wie rieche ich? (« Que sens-je ? ») durant laquelle les visiteurs étaient invités à humer le corps de … Continue reading Celle-ci, qui repose sur le pouvoir des corps gras à absorber naturellement les odeurs, fut longtemps utilisée pour extraire l’essence de certaines fleurs trop fragiles pour être distillées. En appliquant ce procédé au nom évocateur à son propre corps, l’artiste semble faire un pied de nez à l’image de la femme-fleur : le parfum extrait – certainement bien peu floral – ne sera pas offert à la contemplation mais restera secret, bien à l’abri de son flacon. C’est également la pratique de l’enfleurage qui intéresse la polonaise Martynka Wawrzyniak en 2012 lorsqu’elle crée Smell Me, un ensemble de notes olfactives recomposées par le parfumeur Yann Vasnier à partir d’une extraction de l’odeur de sa sueur, de ses larmes et de ses cheveux. Diffusées dans l’espace d’exposition et présentées sous forme de bougies parfumées, ces compositions odorantes confrontent les visiteurs aux fonctions biologiques intimes de l’artiste, mais aussi à la manière dont la répression de ces odeurs dans la société occidentale moderne a banni de nos existences toute une forme de communication non verbale.[16]Des chercheurs ont en effet montré que la sueur ou les larmes contiennent des signaux chimiques inconsciemment reconnus par le cerveau. Voir par exemple : Noam Sobel, « Revisiting the … Continue reading Deux ans plus tard, sous le titre Eau de M, le projet devient une intervention éditoriale dans les pages du magazine de mode américain Harper’s Bazaar sous la forme d’une fausse publicité accompagnée d’un testeur du parfum Smell Me. « Ironiquement, rapporte l’artiste, les grands magasins tels que Barney’s New York ont reçu des demandes de clients intéressés par l’achat de ce parfum inexistant, prouvant que lorsqu’elle est présentée sous la forme d’un parfum commercial, l’odeur de la sueur humaine peut en fait être une denrée désirable. »[17]Voir http://www.martynka.com/eau-de-m La détestation des effluves corporels, surtout féminins, est en effet un phénomène entièrement culturel et donc dépendant du contexte de perception. Détachées du corps, ces mêmes odeurs que l’on voulait masquer à tout prix semblent tout à fait acceptables.

« En s’extirpant des voies habituelles de représentations tracées par des hommes, ces œuvres olfactives ouvrent le champ du possible » écrit l’historienne de l’art Sandra Barré.[18]Sandra Barré, L’Odeur de l’art, Paris, La Lettre volée, 2021, p. 262 D’ailleurs, lorsqu’un homme s’attelle à des entreprises olfactives du même acabit, le sous-texte est souvent radicalement différent – la performance The Deflowering (2004) de l’artiste belge Peter de Cupere constituant une exception notable.[19]Pour la performance The Deflowering (2004), Peter de Cupere moula une sculpture de glace à l’effigie de la Vierge à partir d’une eau infusée de sécrétions vaginales dont la fonte … Continue reading En 1997, le japonais Noritoshi Hirakawa, dont la pratique flirte souvent avec l’érotisme, présente l’installation Garden of Nirvana, composée de sous-vêtements féminins préalablement portés dont l’odeur imprègne l’atmosphère. Or, comme le fait remarquer l’historien de l’art Jim Drobnick, cette œuvre aux accents fétichistes est profondément ambivalente : « Combat-elle ou justifie-t-elle la gynophobie ? […] L’odeur vaginale est-elle présentée comme un phénomène quotidien naturel, ou représente-t-elle un degré supplémentaire de colonisation par le désir masculin ? »[20]Jim Drobnick, « Inhaling Passions : Art, Sex and Scent », Sexuality & Culture, Vol. 4, n° 3, 2000, p. 37 Lorsqu’en 2011 l’allemand Guido Lenssen lance le parfum Vulva Original, présenté comme un aphrodisiaque, bientôt suivi de Vulva Mature (« l’odeur excitante d’un vagin de femme mûre »[21]Voir https://vulva-original.com/en/shop/), l’ambivalence n’est plus vraiment de mise. Reprenant des codes du porno, à la fois dans les discours et l’iconographie commerciale du projet, ce point de vue masculin sur les effluves intimes des femmes donne évidemment un tout autre sens à la démarche, resituant nettement le corps féminin comme un objet de désir, à mille lieues de toute démarche artistique féministe.

Martynka Wawrzyniak, Enfleurage (Face), et Enfleurage (Chair) (2011)
Courtesy de l’artiste

Le pouvoir des fluides

Certaines émanations du corps féminin, plus circonstancielles ou fonctionnelles, ont également été utilisées par les artistes contemporaines pour déconstruire d’autres a priori infondés et limitants, tout en célébrant les pouvoirs – parfois insoupçonnés – de ce corps. Le sang menstruel par exemple a longtemps été considéré comme impur, voire dangereux, et ses odeurs restent encore largement taboues.[22]Voir par exemple : Bénédicte Lutaud, « Pourquoi les règles fascinent autant qu’elles effraient », Le Monde, 28 mai 2021 Voilà pourquoi il est devenu à la fois sujet et médium dans les pratiques artistiques féministes (Judy Chicago, Valie Export, Lætitia Bourget, Gina Page, Vanessa Tiegs, Lani Beloso, Paola Daniele, etc.).[23]Voir à ce sujet : Hanne Klimpe, « De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate. La représentation du sang menstruel, de l’art féministe des années 1970 à … Continue reading Jusqu’en janvier 2023, la galerie new-yorkaise Olfactory Art Keller présentait un projet protéiforme de Jiabao Li intitulé Menstrual Garden dont l’ambition était de changer la perception de ce fluide mésaimé en en soulignant les pouvoirs. L’installation comprenait ainsi plusieurs odeurs évoquant les menstrues ainsi que des sculptures imprimées en 3D représentant dix protéines spécifiques à celles-ci ainsi que d’autres cultivées à partir de cellules provenant du sang de l’artiste elle-même. « Les scientifiques ont découvert que les cellules prélevées dans le sang menstruel peuvent être utilisées comme cellules souches pour réparer les tissus endommagés ou même se développer en nouveaux organes », explique l’artiste. « Je suis fascinée par l’idée [que la capacité de menstruer] pourrait maintenant être un super-pouvoir pour se soigner. »[24]Voir le site de l’artiste L’odeur vient ainsi engager le visiteur de manière sensorielle dans un discours scientifique mais aussi incarner des potentialités invisibles aidant à supplanter le rejet culturel du sang menstruel et de ses effluves.

En 2019, intéressée par un autre fluide lié aux fonctions reproductives féminines, la britannique Tasha Marks s’est attelée à la recréation des senteurs du lait maternel. Ce dernier est encore l’un de ces fluides, parfois incontrôlés, susceptibles de laisser sur les vêtements des marques souvent considérées comme honteuses. D’ailleurs, tout comme il existe des protections menstruelles pour empêcher ces taches, il existe des coussinets d’allaitement pour protéger les vêtements, et « prévenir l’odeur de lait caillé » peut-on même lire sur les sites de conseils aux jeunes mères, montrant combien le contrôle des odeurs demeure, dans ce cas également, un véritable sujet. Répandu par une sculpture abstraite en bronze intitulée 5218008 (ce qui, tapé dans une machine à calculer tenue à l’envers, compose le mot « boobies », c’est-à-dire « nichons »), la composition créée par Tasha Marks et la parfumeuse Elise Pierre attire plutôt l’attention sur les bienfaits de ce super-aliment sécrété par le corps féminin. Destinée à être touchée en même temps que sentie, l’œuvre demande au visiteur d’adopter l’attitude et le point de vue du nourrisson, que cette odeur attire et apaise.[25]Voir à ce sujet : Arthur I. Eidelman, « The Power of the Scent of Breast Milk », Breastfeeding Medicine. 2020. Vol. 15, n° 11, p. 685 Si elle pourrait évoquer certains motifs récurrents de la peinture occidentale – de la Maria Lactans (ou Vierge du lait) aux représentations profanes de mères et nourrices allaitantes –, l’œuvre de Tasha Marks ne confronte pas directement le public au geste de l’allaitement mais donne à humer les pouvoirs invisibles d’une substance qui tend encore à inspirer une forme de dégoût chez les adultes. 

L’année précédente, la française Marguerite Humeau accompagnait pour sa part son exposition monographique « Birth Canal » au New Museum de New York d’une odeur « légèrement métallique et vaguement sucrée »[26]Jane Ingram Allen, « Marguerite Humeau », Sculpture Magazine, 2 » avril 2019 hautement symbolique, incarnant l’essence féminine des origines biologiques de l’humanité.[27]Magaryta Golovchenko, « Surreal Femininity: Nature and  »Woman » in the Art of Marguerite Humeau », Journal of Posthumanism, 2021, Vol. 1, n° 2, pp. 179-193
Dix sculptures aux contours hybrides, inspirées par les correspondances entre les formes cérébrales de certains animaux et celles des statuettes de Vénus préhistoriques, étaient présentées dans cette composition nommée Venus Body Odour. The Scent of the Birth of Humankind. Créé avec le parfumeur Barnabé Fillion, elle évoquait les liquides corporels associés à la naissance pour incarner olfactivement celle de l’humanité il y a 150 000 ans, à l’époque de l’Ève mitochondriale, la plus récente ancêtre matrilinéaire commune à tous les humains.[28]En biologie de l’évolution, le concept de dernier ancêtre commun, ou cénancêtre, correspond au dernier ancêtre commun de deux lignées ou plus. Au lieu de la femme-fleur, c’est plutôt la figure fertile de la Terre-mère ou de la Mère-nature qui surgit dans ce récit olfactif fictionnel.

Marguerite Humeau, Exposition « Birth Canal » (2018), New Museum, New York
Photo Maris Hutchinson

Pour son exposition « You Can Call Me F » à The Kitchen à New York en 2015, l’artiste coréenne Anicka Yi avait pour sa part composé une œuvre dont les effluves vivants symbolisaient le réseau, de plus en plus puissant, des femmes du monde de l’art. Avec l’aide du biologiste Tal Danino, l’artiste avait ainsi récolté puis cultivé des bactéries provenant des muqueuses – plus ou moins intimes – d’une centaine d’artistes, collectionneuses, marchandes et curatrices new yorkaises. Sur leur lit d’agar-agar, ce collectif de bactéries, dont l’odeur avait fini par envahir puissamment l’espace de la galerie, symbolisait l’agentivité des femmes en tant que groupe et réseau sur un marché de l’art encore profondément patriarcal. Unanimement jugée désagréable par les critiques, l’odeur émanant de Grabbing At Newer Vegetables incarnait la menace d’un « corps collectif » en pleine croissance, refusant d’oblitérer ses émanations, refusant – enfin – d’être effacé.

Sécrétions corporelles et microbiote deviennent donc pour les artistes contemporaines sujets, symboles et moyens olfactifs pour créer un art libératoire, manifestant le renouvellement fondamental des conceptions du « féminin ». En pénétrant directement dans le corps des visiteurs par le biais de la respiration, l’ensemble des œuvres citées font exister les corps féminins à l’intérieur de chacun, abolissant toutes les injonctions de discrétion, de honte ou pudeur, toutes les formes de contrôle, de minimisation, de rejet, de masquage, d’oppression et de soumission. Par leur odeur, ces corps existent matériellement, se désinvisibilisent dans l’invisibilité même du médium olfactif et affirment une présence puissante, envahissante, conquérante.

Trouble dans le genre

Les codes genrés, institués de longue date par l’industrie de la parfumerie, sont aussi source d’inspiration pour les artistes qui en questionnent l’arbitraire.[29]Marcel Duchamp, lorsqu’il se travestit sur l’étiquette de son ready-made Belle Haleine. Eau de Voilette (1921), qu’il signe de son pseudonyme féminin Rrose Sélavy, infuse déjà … Continue reading Alors même que la binarité du genre est désormais largement déconstruite, une certaine féminité, opposée à une virilité tout aussi codifiée, reste aujourd’hui véhiculée par les parfums grands public, distinction liée à des stéréotypes sexuées et à une construction sociale du genre éculée. En 1990, l’artiste canadien Mark Lewis intervient dans les toilettes de l’aéroport de Montréal, installant dans la partie « hommes » un diffuseur de parfum « féminin », et dans la partie « femmes » un parfum « masculin ». Intitulé Une odeur de luxe, le projet incluait des extraits de textes littéraires et scientifiques reproduits sur les murs et miroirs, évoquant la relation entre l’odorat et le genre, le sexe, mais aussi l’histoire et la mémoire. C’est une idée similaire de confusion des genres qui, en 2017, inspire à Yingyu Liu un projet de design graphique : Chanaxe. L’artiste imagine une fragrance non-genrée, qui serait composée à parts égales de N°5 de Chanel et d’un déodorant de la marque Axe, et dont le flacon serait une hybridation d’un flacon en verre de type parfumerie fine et d’un pulvérisateur de type industriel (de ceux employés pour le jardinage ou le bricolage). Le projet s’incarne sous la forme d’un livre imprégné de l’odeur en question, dans lequel les deux parfums d’origine sont personnifiés : « Miss Chanel N°5 » et « Mister Axe ». Si le projet est humoristique, le message n’en est pas moins clair.

Goldie Poblador, Fertility Flowers (2021)
Photo Kitkat Pajaro. Courtesy de Apa Agbayani

Au-delà des normes genrées qui régissent encore une large part du marché de la parfumerie, certaines senteurs, plus quotidiennes, sont aussi culturellement associées aux femmes, liées aux rôles qu’elles sont supposées remplir : séduction, érotisme, domesticité, soin, maternité, etc. Plutôt que de les rejeter ou de leur en substituer d’autres, certaines artistes femmes se sont emparées de ces odeurs pour mettre en lumière les préjudices subis en raison de leur genre. Au début des années 1990, la plasticienne Rachel Lachowicz décide par exemple d’employer des matériaux odorants typiquement associés à une idée de la féminité, comme la poudre, l’ombre à paupière mais surtout le rouge à lèvres, afin de parodier des œuvres célèbres créées par des hommes. De ses sculptures empourprées monte ainsi un parfum caractéristique qui révèle la nature du matériau. En détournant un artifice de séduction lié au male gaze, Rachel Lachowicz attire l’attention sur la relative absence de femmes artistes dans l’histoire de l’art occidental.[30]Voir à ce sujet : Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », ARTnews, janvier 1971 

Si les odeurs cosmétiques sont immanquablement associées au féminin, il en va de même des effluves domestiques (savon, lessive, effluves culinaires,…) que l’on retrouve fréquemment dans les œuvres aux revendications féministes depuis les années 1960. Constituée de quatre parfums, l’installation Perfect Japanese Woman (2008) de Maki Ueda invite à sentir ces derniers en les pulvérisant sur des mouillettes, de la même manière que l’on découvrirait des parfums dans une boutique. Les compositions (Nukamiso, Tatami, Miso Soup et Soap), loin de ressembler à de véritables fragrances, illustrent des expressions locales teintées de sexisme[31]Lorsqu’on dit au Japon qu’ « une femme pue le Nukamiso » (préparation à base de riz fermenté), cela signifie que celle-ci est tellement occupée par la vie du foyer et de sa famille … Continue reading et incarnent des exigences pesant sur les femmes au foyer japonaises, épouses et mères dévouées, dévalorisées dans ce rôle même qui leur est imposé, et dont on attend encore qu’elles demeurent séduisantes aux yeux des hommes. Ainsi l’œuvre de Maki Ueda apparaît-elle à la fois comme la critique d’une construction sociale et un hommage à la résilience de ces femmes.

La sculptrice philippine Goldie Poblador, elle, nous ramène à l’image de la femme-fleur qu’elle subvertit en travaillant à partir de mythes dans lesquels les femmes sont changées en efflorescences parfumées, en guise de punition pour avoir failli aux attentes patriarcales. Son installation Fertility Flowers (2021), composée de pièces en verre, de parfums et d’un film expérimental, évoque par exemple le conte philippin de la Dama de Noche dans lequel une reine incapable de fournir un héritier au trône est transformée en jasmin de nuit. Les figures féminines créées par l’artiste, aux formes à la fois humaines et florales, se contorsionnent cependant dans une sensualité joyeuse et libre, fleurissant vers l’émancipation au milieu du parfum entêtant du jasmin de nuit. 

Enfin, si certaines odeurs et images sont culturellement associées au féminin, d’autres en revanche en sont tellement éloignées que leur rapprochement avec une figure féminine semble inconcevable. L’artiste Angela Ellsworth, avec sa performance Actual Odor (1997), a montré combien ces présupposés peuvent influencer, voire fausser la perception. Assistant au vernissage d’une exposition vêtue d’une robe élégante préalablement imprégnée d’urine et séchée, elle se promena au milieu des invités tout en s’éventant et constata que, si les gens détectaient visiblement l’odeur désagréable, aucun ne semblait faire le lien avec elle…
Ainsi, qu’elles embrassent les préjugés et les stéréotypes dont elles sont victimes pour mieux les saper, ou qu’elles bousculent entièrement les codes – olfactifs, mais aussi sociaux, moraux et religieux –, les artistes ont fait de l’odeur un langage artistique fluide et intelligible pour parler du féminin et de la féminité. Car oui, les femmes sentent, et plutôt pas la rose. C’est tant pis, et c’est tant mieux.

Visuel principal : Jiabao Li, Menstrual Garden (2022), courtesy de l’artiste

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Notes

Notes
1 Cet article, pour des raisons de clarté du propos et de compréhension de la démarche des artistes cités, utilise les mots « femme » et « féminin » pour désigner les caractéristiques liées au sexe biologique des individus et non leur identité de genre.
2 Sophie-Valentine Borloz, « Plaidoyer en faveur des renifleurs d’odeurs littéraires : pour une mise à profit de l’élément olfactif dans l’analyse de la littérature romanesque de la fin du XIXe siècle », Littérature, n° 185,1/2017, pp. 97-108.
3 Voir à ce sujet les recherches d’Alain Corbin, d’Érika Wicky ou encore d’Eugénie Briot.
4 Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State University Press, 2022, p. 5
5 Au XIXe siècle, l’on s’intéresse en effet autant à ce que sent et doit sentir une femme qu’à la « sensibilité féminine » aux odeurs. Les deux versants du sujet sont d’ailleurs abordés dans l’ouvrage de 1886 du Docteur Galopin, Les parfums de la femme et le sens olfactif dans l’amour, qui aura une influence durable sur l’imaginaire olfactif féminin fin-de-siècle.
6 « À la faveur d’un glissement opéré parmi les trois acceptions du verbe sentir (exhaler, flairer, ressentir), la jeune fille qui émeut les sens parce qu’elle sent les fleurs, se trouve elle-même troublée lorsqu’elle sent des fleurs » explique en outre la chercheuse Érika Wicky dans « Ce que sentent les jeunes filles », Romantisme, Vol. 3, n° 165, 2014, p. 47
7 Sémantiquement parlant, en français comme en anglais, une femme « qui sent » est aussi bien une femme odorante qu’une femme en train de sentir quelque chose.
8 Cécile Mury, critique du film pour le site de Télérama, 4 août 2021
9 Le male gaze, ou « regard masculin », est un concept postulant que la culture visuelle dominante impose la perspective d’un homme cisgenre hétérosexuel sur le monde, et notamment sur le corps des femmes
10 Christina Bradstreet, op. cit., p. 6
11 Ibid
12 Sans parler des représentations « orientalistes » d’alors et d’à présent qui promeuvent une construction racialisée et souvent raciste de la féminité extra-occidentale, fétichisée pour son « exotisme » jusque dans les odeurs associées aux figures : volutes d’encens, vapeurs de narguilé, bains de roses, colliers de fleurs blanches, etc
13 Jim Drobnick, « Clara Ursitti: Scents of a Woman », Tessera, Vol. 32,2002, pp. 85-87
14 Dans la pièce d’Eve Ensler, Les Monologues du Vagin (1996), les réponses à la question « Que sent un vagin ? » ont d’ailleurs – pour la majeure partie – des connotations plutôt agréables : « Dieu. Eau. Une toute nouvelle matinée. Profondeur. Gingembre doux. […] Cannelle et clous de girofle. Des roses. Forêt de jasmin musqué épicé, forêt profonde, profonde. Mousse humide. Délicieux bonbons. Le Pacifique Sud. […] Le début » (Eve Ensler, The Vagina Monologues, New York, Villard Books, 1998, pp. 77-78)
15 Cette œuvre a été précédée en 2010 d’une performance intitulée Wie rieche ich? (« Que sens-je ? ») durant laquelle les visiteurs étaient invités à humer le corps de l’artiste.
16 Des chercheurs ont en effet montré que la sueur ou les larmes contiennent des signaux chimiques inconsciemment reconnus par le cerveau. Voir par exemple : Noam Sobel, « Revisiting the revisit : added evidence for a social chemosignal in human emotional tears », Cognition & Emotion, 2017, Vol. 31, n°1, pp. 151-157.
17 Voir http://www.martynka.com/eau-de-m
18 Sandra Barré, L’Odeur de l’art, Paris, La Lettre volée, 2021, p. 262
19 Pour la performance The Deflowering (2004), Peter de Cupere moula une sculpture de glace à l’effigie de la Vierge à partir d’une eau infusée de sécrétions vaginales dont la fonte libéra les odeurs. Loin d’imposer une forme de « male sniff », ce projet confrontait le corps féminin dans ce qu’il a de plus tabou aux dogmes religieux répressifs qui ont largement participé à imposer ces tabous.
20 Jim Drobnick, « Inhaling Passions : Art, Sex and Scent », Sexuality & Culture, Vol. 4, n° 3, 2000, p. 37
21 Voir https://vulva-original.com/en/shop/
22 Voir par exemple : Bénédicte Lutaud, « Pourquoi les règles fascinent autant qu’elles effraient », Le Monde, 28 mai 2021
23 Voir à ce sujet : Hanne Klimpe, « De la scandalisation à la normalisation d’un stigmate. La représentation du sang menstruel, de l’art féministe des années 1970 à Instagram », Plastik, 19 janvier 2022 
24 Voir le site de l’artiste
25 Voir à ce sujet : Arthur I. Eidelman, « The Power of the Scent of Breast Milk », Breastfeeding Medicine. 2020. Vol. 15, n° 11, p. 685
26 Jane Ingram Allen, « Marguerite Humeau », Sculpture Magazine, 2 » avril 2019
27 Magaryta Golovchenko, « Surreal Femininity: Nature and  »Woman » in the Art of Marguerite Humeau », Journal of Posthumanism, 2021, Vol. 1, n° 2, pp. 179-193
28 En biologie de l’évolution, le concept de dernier ancêtre commun, ou cénancêtre, correspond au dernier ancêtre commun de deux lignées ou plus.
29 Marcel Duchamp, lorsqu’il se travestit sur l’étiquette de son ready-made Belle Haleine. Eau de Voilette (1921), qu’il signe de son pseudonyme féminin Rrose Sélavy, infuse déjà dans son œuvre des questions relatives au genre et au parfum.
30 Voir à ce sujet : Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », ARTnews, janvier 1971
31 Lorsqu’on dit au Japon qu’ « une femme pue le Nukamiso » (préparation à base de riz fermenté), cela signifie que celle-ci est tellement occupée par la vie du foyer et de sa famille qu’elle n’est plus physiquement attirante. Un proverbe japonais dit également que « Une épouse, c’est comme un tatami, c’est meilleur quand c’est neuf. »

Smell Talks Osmothèque : Chantal Jaquet – Une mémoire en trompe-nez, Proust et l’odeur de pétrole

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.


Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Chantal Jaquet, philosophe, professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Spécialiste de l’olfaction, elle a notamment écrit La Philosophie de l’odorat (Presses universitaires de France, 2010) et Philosophie du kôdô : l’esthétique japonaise des fragrances (Vrin, 2018).

Sa conférence ayant pour titre « Une mémoire en trompe-nez, Proust et l’odeur de pétrole » nous parle de la puissance évocatrice de l’olfaction chez l’auteur d’À la recherche du temps perdu.

Ça sent la barbaque !

Fumet appétissant ou effluves dérangeants : comme la chair animale elle-même, son odeur suscite le désir aussi bien que le dégoût. À l’occasion de la Journée internationale sans viande ce lundi 20 mars 2023, nous vous proposons, à défaut d’en consommer, d’en humer les exhalaisons à travers cet article de Guillaume Tesson, originellement publié dans Nez, la revue olfactive #07 – Sens animal.

Sous-sol du magasin Lafayette Gourmet, à quelques mètres de l’Opéra de Paris. La boucherie-restaurant d’Yves-Marie Le Bourdonnec, avec son alignement de trains de côtes de bœuf, de joues, de T-bones et de rumstecks, c’est d’abord cinquante nuances de rouge. Très vite, le lieu se démarque aussi par l’odeur qui en émane. Difficile à définir, elle évoque un mélange corsé de foin et de fauve. Et les étals de charcuterie et de fromage alentour n’y sont pour rien. « Ce que vous sentez, c’est la viande maturée », sourit Le Bourdonnec, l’un des bouchers les plus médiatiques de France – et le plus cher. Sa côte de bœuf Salangus de chez l’éleveur Samuel Fouillard, maturée quatre-vingt-dix jours, est affichée à 150 euros le kilo. La wagyu « The Big Boy » s’envole à 240 euros.
L’artisan nous a donné rendez-vous un vendredi à 13 heures, pour le déjeuner. Lorsque la planche de charcuterie de bœuf arrive, mes narines sont soudain saturées par le puissant bouquet d’étable provenant du salaté, une spécialité de macreuse frottée à l’ail et couverte de sel, puis placée dans un sarcophage d’herbes. Les papilles confirment, en écho, ce côté « écurie » : c’est gras, fort, presque dérangeant mais étrangement addictif. Sur le même registre, l’entre côte grillée exhale des accents de foin et de thym. Le goût, prononcé, rustique, révèle des notes de noisette et presque de… fromage. « C’est une pièce maturée soixante jours, explique notre boucher. À titre de comparaison, la viande de supermarché est vendue au bout de dix jours, tout au plus. La maturation accentue les arômes et apporte de la tendreté. Elle se pratique uniquement sur les carcasses les plus grasses. Toutes les races ne sont pas éligibles. »
Suspendus en chambre froide, ces grands morceaux de bœuf appelés aloyaux – constitués de la partie lombaire de la bête, entre la dernière côte et le sacrum, et compre nant les parties les plus nobles comme le filet, le fauxfilet et le rumsteck – s’affinent dans une atmosphère ventilée à l’hygrométrie très surveillée. La structure des muscles se modifie sous l’effet des enzymes ; les tissus perdent beaucoup d’eau, jusqu’à 50 %.

Thym et foin

Pour Jean-Martial Lefranc, rédacteur en chef du magazine Beef !, qui a classé l’une des pièces travaillées par Le Bourdonnec parmi les « dix meilleurs steaks du monde », « la maturation est une esthétique qu’on peut comparer à l’affinage des fromages ou au vieillissement du vin. Ce n’est ni meilleur ni moins bon, c’est avant tout intéressant. Et cela nous ramène à notre rapport aux bactéries et à la fermentation. Le retour à ces pratiques est aujourd’hui fondamental dans la recherche de nouveaux goûts. Et l’odeur fait partie de la dégustation ».
Chez Yves-Marie Le Bourdonnec, la catégorie Classique intègre des viandes maturées soixante jours et la Premium jusqu’à cent vingt jours. « Je me sers de mon nez pour estimer le potentiel de vieillissement des aloyaux. Chaque lundi midi, dans mes ateliers de la Villette, je réchauffe mes mains en les frottant, puis je masse le gras qui recouvre le dos des carcasses. Si mes paumes sentent bon le thym et le foin, c’est le signe d’un excellent potentiel de maturation », explique l’artisan.
Tout au long de la maturation, le nez traque tout relent acide, qui alerterait que « le pourrissement puis la putréfaction ne sont pas loin ». Les émanations accompagnant ce processus sont dues aux bactéries qui dégradent les protéines et le glycogène contenus dans les tissus. Il se dégage alors du dioxyde de carbone, de l’ammoniac et du sulfure d’hydrogène… Des effluves particulièrement repoussants, fétides et soufrés, proche de ceux que l’on peut percevoir en ouvrant le film protecteur d’une barquette de volaille crue dont la date limite de consommation aurait été atteinte ou dépassée.
Au bout du fil, Arthur Le Caisne, auteur du Manuel du garçon boucher (éd. Marabout, 2017), est formel : la viande fraîche ne sent presque pas. C’est le gras qui conduit les odeurs. « Celui d’un bœuf élevé dans un champ aura une teinte un peu jaune, grâce au carotène contenu dans l’herbe. » L’alimentation joue en effet un rôle essentiel. L’herbe grasse du printemps confère à la viande des saveurs florales et herbacées ; le goût du foin de l’hiver se retrouve dans celle des bovins abattus à cette période, aux côtés de notes plus corsées, plus animales. Quant au parfum alléchant du morceau en train de griller ou de rôtir, il est dû aux fameuses réactions de Maillard, du nom du médecin français qui les a étudiées. « À la cuisson, les sucres et les acides aminés [que l’aliment contient] se lient entre eux, créant des molécules très odorantes et qui ont beaucoup de goût. Plus la température augmente, plus l’odeur est forte et délicieuse », résume Le Caisne.

Les yeux fermés

Ce fumet appétissant, je le retrouve quelques jours plus tard en poussant la porte du Beefbar Paris, rue Marbeuf – cela ne s’invente pas. Il reste cependant discret, à l’image du décor et de l’éclairage, tamisé. « Je préférerais devenir aveugle qu’anosmique », avoue le chef exécutif, Thierry Paludetto, qui sert des pièces de grande qualité et de provenance variée : Black Angus du Kansas, wagyu australien, bœuf de Kobe certifié, veau de lait des Pays-Bas… Ses restaurants (le concept existe également à Budapest, Cannes, Dubaï, Hongkong – qui affiche une étoile au guide Michelin –, Luxembourg, Mexico, Monaco et Mykonos) ne proposent pas de morceaux maturés. N’empêche, il reconnaît les yeux fermés son bœuf de Kobe, « qui sent le beurre et la noisette », et les viandes d’Argentine nourries à l’herbe de la pampa : celle-ci leur donne « un parfum proche du gibier, celui du sang prononcé, avec des notes herbacées, de persil, de romarin et de thym ». Intarissable, Thierry Paludetto l’est tout autant sur ses souvenirs de cuisine avec le chef Alain Senderens, dont il connaît encore par cœur la recette du lièvre à la royale. Les saveurs et le fumet redoutablement corsé de ce monument de la gastronomie française, servi en roulade ou compoté selon les versions, sont inoubliables pour qui l’a goûté un jour… Les arômes de gibier, de foie gras et de cognac sont si puissants que l’haleine de celui qui s’en régale peut vite incommoder son entourage ! « Senderens n’achetait que des lièvres femelles d’Alsace qui se nourrissaient de baies de genièvre, dont le parfum imprégnait la chair. Le sang, le cœur et les poumons étaient intégrés à la recette. Le lièvre dépecé dans la cuisine dégageait une odeur puissante pendant des heures », se rappelle le chef. Au Beefbar, en cuisinant du bœuf de Kobe, il rend hommage à un plat plus simple, associé pour lui à des souvenirs plus intimes : le ragoût de bœuf arrosé de vin que préparait son père, italien, pour en farcir de savoureux raviolis. « Une senteur inoubliable, celle de mon enfance. »
L’enfance – passée, en ce qui le concerne, dans les séchoirs à saucisson aux effluves fauves –, a également déterminé la vocation du charcutier Gilles Verot, vice-champion du monde 2011 de pâté en croûte. « J’ai voulu faire ce métier pour l’odeur de la viande en salaison qui reste sur les mains. » Chez lui, la chair sait se montrer riche en goût, mais plus discrète pour le nez. « Toutes nos recettes sont réalisées dans une atmosphère réfrigérée à 6 °C, ça ne sent pas grand-chose », s’excuserait-il presque, en ouvrant la porte de ses ateliers d’Ivry-sur-Seine, où il s’apprête à préparer un oreiller de la belle Aurore, le roi des pâtés en croûte. Ce monument, théorisé par le gastronome Brillat-Savarin, pèse 15 kg et se compose de couches de farce, de truffe ainsi que de dix viandes différentes : faisan, biche, cochon, ris de veau, colvert, perdreau, pintade, foie gras de canard… Celles-ci révéleront leur fumet, subtilement truffé, une fois la tranche servie tiède. Mais pendant la cuisson c’est surtout le parfum de la pâte qui envahit la pièce. Gilles Verot ne réalise cette recette, qui nécessite six heures d’élaboration et trois à quatre heures de cuisson, que quatre fois par an. Contrairement aux boucheries d’Yves-Marie Le Bourdonnec, ses boutiques, où sont exposés pâtés et terrines, conservent une odeur « neutre ». « L’appel à la gourmandise, avant tout visuel, passe par les narines quand on apporte du boudin chaud, des rillons ou des tourtes au fromage sortant du four », nuance le charcutier.

Coulisses et polémiques

Avec ce travail de sublimation de la matière première, qui s’apparente pour certains à de l’art, on semble loin, très loin, des effluves pourtant indissociables du travail de la viande en amont. La mort et les exhalaisons qui l’accompagnent, Yves-Marie Le Bourdonnec les connaît bien, lui qui a donné un coup de main dès la classe de troisième à l’abattoir municipal, en Bretagne. « J’y allais le mercredi et pendant les vacances, se souvient-il. Je ne dirais pas que les odeurs y sont dégoûtantes. Elles sont marquantes. Il y a celle des animaux qui arrivent mouillés et suants, les excréments, le sang, très ferreux… Quand j’épilais les cochons, j’aimais bien le parfum du crin grillé. Je visite encore des abattoirs aujourd’hui : ce sont devenus des cliniques, ça a perdu de son charme. L’odeur du sang a disparu. Mais ils n’ont pas réussi à enlever celle de la panse quand on l’ouvre. C’est épouvantable, ça. Un remugle gastrique très fort. Un abattoir, maintenant, ça sent l’andouillette chaude, à l’extrême. »
Ces coulisses, auxquelles on préfère ne pas penser lorsqu’on découpe son steak, alimentent depuis quelques années les polémiques autour de l’industrie agroalimentaire et de la question du bien-être animal. En témoignent les vidéos clandestines régulièrement divulguées par l’association antispéciste L214, qui milite pour l’abolition de l’élevage.
C’est justement pour recontextualiser ces débats que Bruno Laurioux, professeur d’histoire du Moyen Âge et de l’alimentation, a codirigé avec l’archéologue Marie-Pierre Horard l’ouvrage Pour une histoire de la viande (éd. Presses universitaires de Rennes, 2017). On y apprend notamment que le flexitarisme, qui consiste à manger moins souvent des protéines animales, a déjà été la norme par le passé. Ou que la maturation des pièces de bœuf, avant de régaler des amateurs CSP+ urbains et éclairés, était pratiquée au Moyen Âge et s’est perfectionnée avec l’apparition de la réfrigération à la fin du XIXe siècle. « L’une des raisons pour lesquelles la viande pose problème, c’est que les gens ne savent pas très bien ce que c’est, explique l’historien. Depuis que l’homme a éloigné la mort – les cimetières et les abattoirs – des villes, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe , tout se déroule à l’extérieur, on a détourné les yeux de tous ces procédés. Quand on ne sait pas ce qui se passe, l’angoisse s’installe. En outre, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’industrialisation a généralisé la viande toute rouge, pleine de sang et d’eau – sans odeur. »
Pour Bruno Laurioux, « il est fondamental que les gens se réapproprient leur alimentation, en posant des questions à leur boucher, en sentant les produits qu’il propose. L’expertise et la connaissance passent par les sens, comme l’odorat ». Jean-Martial Lefranc, de Beef !, assure qu’« on crée de la proximité et de la complicité avec les autres quand on partage un savoir ou une technologie ». Pour lui, « au-delà de la part de prédation qui pourrait subsister en nous dans ce goût pour la viande, le sens olfactif, qui lie les amateurs autour d’un beau morceau cuisiné, reste un phénomène culturel et social fondamental ».

Cet article est originellement paru dans Nez, la revue olfactive #07 – Sens animal.

Visuel principal : Tomás Yepes, Still Life with Birds and Hares (détail), XVIIe siècle. Source : Wikimedia Commons

Parfumerie et féminisme : le patriarcat est dans le flacon

En tant qu’objet social, le parfum baigne dans la structure qui l’a vu naître : le patriarcat. S’interroger en 2023 sur la représentation de la féminité en parfumerie ne peut pas se faire sans recourir à la pensée féministe. Sous cet angle, il est possible de montrer en quoi la parfumerie a participé à fixer une identité féminine compatible avec le patriarcat et l’a traduite olfactivement. Cela permet aussi de repérer les évolutions issues du bouleversement féministe entre les années 1960 et 1970. Cette lecture n’a pas pour objectif de pointer du doigt un passé qui, de fait, n’est plus modifiable. Au contraire, elle permet de mieux saisir et questionner les idées auxquelles les parfums donnent corps et que nous intégrons collectivement, tout en reconnaissant l’art et la beauté qui s’y expriment.

En Occident, les sources idéologiques du patriarcat datent de l’Antiquité grecque, mais trouvent leurs racines au cours de la Préhistoire. Selon Françoise Héritier, la pensée humaine archaïque s’est structurée sur la différence entre les sexes et s’est « toujours et dans toutes les sociétés, idéologiquement traduite dans un langage binaire et hiérarchisé »[1]Françoise Héritier, Masculin / Féminin, la pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, comme chaud / froid, esprit / corps ou masculin / féminin, donc. La domination masculine qui s’est imposée globalement s’est traduite par « l’appropriation de la fécondité de la femme ».[2]Ibid. p. 208, S’il n’y a pas de preuve scientifique absolue, « il existe une forte probabilité statistique de l’universalité de la suprématie masculine ».Modalité unique de l’existence féminine, le corps qui permet la sexualité et la procréation a fait des femmes des êtres par essence inférieurs et dépendants.[3]Camille Froidevaux-Metterie, Un Corps à soi, Éditions du Seuil, 2021. 
En France, les évolutions du patriarcat survenues au XIXe siècle ont laissé des traces vivaces qui continuent de nous influencer. À cette époque, les rôles genrés se rigidifient dans les textes de loi ou de science ; les hommes œuvrent dans les domaines du public et du politique, les femmes dans ceux de l’intime et du privé. S’instaure aussi durant ce siècle une double morale sexuelle pour les femmes. D’un côté, la sexualité noble à des fins procréatives de la femme mariée ; de l’autre, la sexualité dépravée des prostituées, qui permet aux hommes de vivre la leur en dehors du cadre marital, mais dont la responsabilité morale incombe aux femmes. 

La parfumerie comme véhicule du patriarcat

Pourtant, le genre et le sexe sont, comme l’explique Françoise Héritier, des faits « constructibles et recréés, ils relèvent de l’ordre symbolique, de l’idéologie, alors même que l’énoncé de cet ordre symbolique vise à les établir ensuite comme des faits de nature. »[4]Op. cit. La parfumerie, en tant que pratique culturelle, est en lien étroit avec cet énoncé. Sa représentation mentale et sa mise en mots se sont peu développées hors des cercles professionnels. Aussi, pour rendre intelligibles et désirables ses produits, cette industrie dépend, plus que d’autres secteurs, des moyens d’évocation disponibles. Métaphores, images, formes, mais aussi mythes ou fantasmes se concentrent et créent des ensembles narratifs mémorables et persuasifs. Puisant dans ce vivier symbolique, la parfumerie est devenue au cours du XXe siècle un véhicule privilégié des stéréotypes sur le genre féminin.

Par exemple, le récit entourant Shalimar de Guerlain conserve une force opérante près de cent ans après son lancement et la campagne de 2014[5]Voir https://www.youtube.com/watch?v=2C6ytS1IfAc&ab_channel=TendanceParfums est en ce sens éloquente. Re-combinant les éléments du mythe de 1925, elle montre combien l’esthétisation de celui-ci reste une stratégie commerciale valable. L’image sensuelle de la princesse-amante parée et parfumée, se languissant de son bien-aimé, lequel brave les éléments pour la rejoindre, a quelque chose d’irrémédiablement rassurant. Mais si la plupart des clients de Shalimar l’ignorent, rappelons pour mémoire que parmi les faits ayant inspiré le mythe auquel il fait référence, Mumtâz Mahal, épouse de l’empereur Shâh Jahân qui fit ériger en son souvenir le Taj Mahal, est décédée en donnant naissance à son quatorzième enfant. Ce sont bien la disponibilité sexuelle et le dévouement maternel de l’épouse que l’on érige ainsi en valeurs morales féminines absolues.  

Dire que des exemples comme celui-ci, la parfumerie en recèle à la pelle est à la fois trivial et factuel. Le cas de Shalimar est celui d’un produit de luxe, mais le mécanisme est le même pour d’autres publics. Love’s Baby Soft de Dana, sorti en 1974 aux États-Unis, est un authentique témoin de la normalisation du discours patriarcal, jusque dans ses extrémités les plus sordides. Pour une fragrance destinée aux toutes jeunes filles, on découvre une campagne[6]Voir https://www.youtube.com/watch?v=l7IP5SV6GqQ&ab_channel=robatsea2009 qui érotise la pré-adolescence et légitime la pédocriminalité[7]En France, 1 français sur 10 déclare avoir été victime de violences sexuelles durant son enfance, dans 80% des cas au sein de la sphère familiale. En 2020, c’est 6,7 millions de personnes qui … Continue reading : « Il y a un être auquel on ne résiste pas : c’est un bébé. Alors l’amour a créé Love’s Baby Soft, à la senteur innocente d’un adorable bébé tout propre, qui a bien grandi et est devenu très sexy ».

Un sens féminin

Au-delà d’être un espace de légitimation du social, la parfumerie a été rapprochée de la féminité par l’idéologie patriarcale. Les parfums s’apprécient via l’odorat, un sens longtemps jugé animal, instinctif, trompeur, lié à la corporéité et par nature inférieur aux autres, comme le rappelle la philosophe Chantal Jaquet.[8]Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, 2010. Et c’est aussi, on l’a dit, la dimension corporelle de la femme qui justifiait sa consubstantielle minoration sociale. À cela s’ajoute le lien entre odeurs et émotions qui correspond à des femmes « esclaves de leurs corps et de leurs sentiments »[9]Françoise Héritier, Op.cit.. L’odorat et le féminin, perçus et décrits de façon similaire au cours de l’Histoire, entretiennent des liens qui ont fait des parfums une affaire de femmes, retardant l’arrivée d’une véritable offre masculine sur le marché. 

De tous les raisonnements d’apparence logique qui seront faits pour rapprocher parfumerie et féminité, celui de la séduction reste le plus prégnant de nos jours. Le corps féminin, disponible et dévolu à l’activité sexuelle, serait naturellement relié à l’attirance, la tromperie et la duplicité, selon notre héritage judéo-chrétien. Lieu d’expression de sa nature séductrice, le corps expliquerait l’attrait de la femme pour les produits d’apparat, dont le parfum. Cette association prend forme selon la double morale sexuelle présentée plus haut. D’un côté, comme avec Beautiful d’Estée Lauder (1985), on célèbre dans un phénoménal bouquet floral la féminité de l’épouse et ses élans tournés vers la famille, de l’autre comme avec Good Girl de Carolina Herrera (2016), on fantasme, dans un nappage de chocolat praliné, la féminité trouble et sulfureuse des clubs privés. La séduction oui, mais dans les cadres imposés, s’il vous plaît.

Ce que sent la féminité

S’il y a quelque chose d’un peu plat à nommer une évidence, les liens signifiants entre floralité et féminité, mais aussi entre floralité et odorat, sont pourtant unanimement admis. En témoignent les allégories de l’odorat qui mettent en scène des personnages féminins accompagnés de fleurs, comme celle du peintre Jan Brueghel L’Ancien. L’imaginaire symbolique des fleurs répond à celui des femmes sur les thèmes de la délicatesse, la beauté, la fragilité, le plaisir mais aussi l’ornement et les affects. En France, la culture très valorisée de la rose centifolia, du jasmin et de la tubéreuse à Grasse a sans doute largement participé à inscrire ces fleurs comme piliers olfactifs des parfums féminins, selon une perspective idéologique autant qu’économique.

Jan Brueghel L’Ancien, Allégorie de l’odorat, 1617. Source : Wikicommons

Le rapprochement entre femme et fleur peut aussi s’appuyer sur une perception commune de leur fonctions : de même que les fleurs, en botanique, sont les organes sexuels de la plante, la femme serait, au sein du patriarcat, l’organe sexuel de l’espèce humaine, pour le dire un peu brutalement. 

Ainsi donc, les fleurs sont pour les femmes. Mais elles le sont parce que l’année dernière, elles l’étaient déjà ! Ce que l’on perçoit comme féminin dans un parfum se réplique et se modifie, tout en perpétuant un message olfactif. Lorsqu’une composition allie efficacement un accord mémorable aux attentes culturelles, on peut s’attendre à un succès et à sa reprise. Paris d‘Yves Saint Laurent (1983), Eternity de Calvin Klein (1988) et Trésor de Lancôme (1990), tous trois signés par Sophia Grojsman, partagent un accord floral rose-violette-œillet immédiatement perçu comme féminin et une thématique ô combien associé aux femmes : l’amour, qu’il soit passionnel, éternel ou romantique. 

Le faisceau d’indices

Finalement, de l’observation soigneuse de ce qui marque vraiment la féminité en parfumerie, on ressort avec une certitude : les matières n’ont pas de genre, mais les accords oui. Les signes de féminité y fonctionnent comme partout ailleurs, en faisceau. C’est un ensemble de touches et d’associations qui se renforcent et s’alimentent les unes les autres. Pour rendre féminine une création, mettez-lui du rouge à lèvres, du vernis à ongles et un soutien-gorge. Et si ces objets sentent, utilisez leurs composants olfactifs directement dans la formule. Ainsi, les notes poudrées et cosmétiques, articulées autour des ionones, de l’héliotropine ou de la coumarine, font partie des effets qui féminisent une note. Perpétuant l’association séculaire corps / féminin, on peut aussi chercher à évoquer l’odeur de la chair par l’utilisation de notes animales ou en hypertrophiant des facettes qui peuvent rappeler la peau comme les lactones de certaines fleurs ou fruits. 

Les fleurs sont presque toujours présentes dans les créations pour femmes, même si elles ne sont pas en dominante. Elles constituent une porte d’entrée et permettent de décliner les univers selon que l’on veuille évoquer l’élégance, la sensualité, la sentimentalité, etc. 

Le floral aldéhydé, le signifiant olfactif de la féminité

Parmi les codes du féminin, un en particulier revient à la parfumerie : le floral aldéhydé. Il est à celle-ci ce que les talons aiguilles sont aux chaussures. Cet accord n’a, à ce jour, jamais passé la frontière du genre masculin et sa reconnaissance en tant « qu’odeur de femme » semble relativement partagée, du moins en France (mais pas en Inde, par exemple, où l’on peut retrouver ce profil olfactif dans des produits parfumés destinés aux hommes). À n’en pas douter, cette reconnaissance tient à la singularité créative de son pilier, le N°5 de Chanel, à sa prolifique descendance tant en parfumerie de luxe qu’en parfumerie fonctionnelle (laque Elnett, savons, crèmes…), au maintien de sa présence olfactive et médiatique, et probablement aussi à l’image mythique de la bourgeoise qui s’est construite autour. 

Les notes orientales : activer le mode séduction

À côté de l’avenue des notes florales, voici le boulevard des notes orientales. La féminité de l’accord oriental est indissociable du contexte de son apparition. Cécile Cayol, commissaire de l’exposition « Voyage en Orient » qui s’est tenue à la Bibliothèque Nationale de France en 2001, précise qu’entre le XIXe et le XXe siècle l’Orient est « bien plus qu’un terme géographique, c’est une projection fantasmatique forgée par la mentalité collective occidentale ». De ce contexte, la parfumerie a rendu compte des fantasmes projetés sur la figure féminine de cet Orient rêvé à travers des matières exotiques, typiques de l’ailleurs : les baumes, la vanille, la rose de Damas, le patchouli. C’est ainsi à cet accord que sera le plus associée la sensualité et la séduction, peut-être en raison de sa puissance, de son exotisme et de son lien un peu plus direct, via la vanille, avec une grande source de plaisir humain : la nourriture. Nourriture qui établit elle-même le lien avec le corps, et donc le lien avec les femmes.

Perturber l’ordre établi : le choc féministe

En France durant les années 1960-1970, la réduction essentialiste de la femme à son corps connait un coup d’arrêt. Les revendications féministes de la deuxième vague entraînent une rupture d’ordre anthropologique grâce à la diffusion des moyens de contraception, permettant aux femmes de reprendre le contrôle de leur fécondité. La période qui s’ouvre alors est celle de la convergence des genres, c’est-à-dire d’une « désexualisation du vivre-ensemble », comme l’explique Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et chercheuse en sciences politiques.[10]Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin, Gallimard, 2015. La suffocante rigidité patriarcale éclate et c’est « l’organisation immémoriale de nos sociétés selon la hiérarchisation sexuée » qui est remise en cause. L’horizon de ce mouvement est bien de permettre l’avènement d’individus abstraits et égaux, tel que le projet démocratique l’a initié en 1789. Il les laisse cependant suspendus à la réalité corporelle sexuée de leur existence. 

Une parfumerie réactionnelle

L’industrie rend compte de ces bouleversements dans ses créations, notamment à partir des années 1960, lorsque le retour des colognes, fondamentalement unisexes, et des eaux chyprées accompagnent ce grand amorçage d’unification et de partage des rôles. Les années 1970 sont aussi la décennie où la parfumerie confidentielle voit le jour, laissant de côté la question du genre pour favoriser l’individu et ses goûts. Dans les milieux militants pour les droits des femmes, les sujets attachés au corps (maternité, sexualité, apparence, conjugalité) sont stigmatisés et rejetés comme des reliquats de la domination masculine, poussant les femmes à s’en affranchir. 

Plusieurs tendances s’amorcent alors en parallèle. Dans les années 1980, alors que les femmes deviennent actives sur le marché du travail et que l’Occident prend le virage néo-libéral, la société « leur demande de montrer qu’elles restent bien toujours des femmes ».[11]Camille Froidevaux-Metterie dans le documentaire Arte « Toutes musclées ? » C’est, pour les parfums, l’époque de l’hypersexualisation des sillages : les marqueurs classiques de la féminité sont repris et saturés comme pour se rassurer sur le fait que oui, il y a bien des femmes et des hommes. Loulou de Cacharel (1987) est une démonstration fascinante de cet empilement de signaux féminins clignotants où les puissantes notes florales sont épaissies par les épices, la vanille, le tout gonflé par un volumineux nuage de poudres et de muscs. 

Puis, à partir des années 1990, une désincarnation des parfums, dépouillés de leurs notes animales, s’amorce comme pour mettre tous les physiques à égalité. C’est la décennie du courant hygiéniste, la déferlante des notes « propres » et aqueuses qui mettent le corps à distance, comme dans CK One de Calvin Klein (1994) ou L’Eau d’Issey d’Issey Miyake (1992). 

Le tournant oral de la parfumerie

À la fin du XXe siècle, la parfumerie fonctionnelle fait à nouveau une percée dans le luxe avec les notes fruitées évoquant les shampoings, venues des États-Unis : le modèle du floral-fruité popularisé par J’Adore de Dior en 1999 donne à voir une féminité divine et donc un peu irréelle, mais préfigurant l’avènement de la nébuleuse new age du « féminin sacré ». Dans les années 2010, les thèmes corporels et sexuels font un retour dans l’actualité. Ce réinvestissement pousse alors les femmes à s’auto-déterminer, à définir et choisir ce que veut dire le fait de vivre dans un corps féminin, puisque les institutions ne le disent plus. Cela passe par la dénonciation de millénaires de domination masculine, la revendication au plaisir[12]La modélisation en trois dimensions de l’organe sexuel du plaisir chez la femme est réalisée en 2016 par la chercheuse Odile Fillod : … Continue reading dans la sexualité, le sport, mais aussi par la réappropriation des codes féminins. Est-ce à dire que le patriarcat a disparu ? Pas vraiment. D’un côté réinvestis dans une perspective d’émancipation, ces codes conservent d’un autre côté une forte symbolique sexiste, semant le trouble dans la compréhension des messages. En parallèle des mouvements gender fluid, on observe une radicalisation dans la sexualisation des corps qui n’est pas sans rappeler les excès des années 1980. Ces tendances contradictoires se conjuguent en parfumerie masculine et féminine : on assiste à la fois à un effet de brouillage par un partage des codes, notamment sur les notes sucrées ou les bois ambrés, et à un durcissement des marqueurs, où la dose fait le genre.

Après plusieurs années d’épuration des sillages et la raréfaction des matières animales, les références olfactives de la corporalité se sont un peu perdues. Son retour en parfumerie prend alors une nouvelle autoroute : les notes gourmandes. Initiées en 1992 par Angel de Thierry Mugler, celles-ci refondent complètement l’accord oriental et se répandent en parfumerie au point que leur prédominance est devenue un code de féminité inédit. Elles actualisent un nouveau duo sucre / femme qui tend à supplanter l’historique fleur / femme. Par leur capacité à évoquer la rondeur et le plaisir immédiat, les notes gourmandes répondent très adéquatement à cette hypertrophie des caractéristiques corporelles féminines, fortement érotisées : les seins et les fessiers volumineux vantés dans les salles de fitness ou par les grandes influenceuses d’Instagram sont les vanille-caramel et les chocolat-framboise du parfum, alimentant cette logique irréelle de la performance maximale, du « toujours plus », et faisant des femmes des produits à déguster.

L’image de la femme du XXIe siècle culmine et se cristallise en 2012 dans La Vie est belle de Lancôme qui s’impose comme le nouvel absolu à atteindre. La campagne[13]Voir https://www.youtube.com/watch?v=AV-RfKtePvU&ab_channel=G29 montre une féminité réinventée qui serait affranchie des diktats du passé. On y découvre une Julia Roberts libre, sans homme à ses côtés, capable de faire des choix éclairés et qui devient alors un modèle d’émancipation. Olfactivement, cette féminité est puissante, elle prend de l’espace et pour ce faire, elle vient finalement piocher dans la palette masculine les bois ambrés catapulteurs de sillage, et affirme la sensualité de son corps par une surdose d’éthyl-maltol. 

Que reste-t-il de nos amours ?

La convergence des genres engagée par le mouvement féministe a finalement eu lieu avec l’appui de la parfumerie confidentielle. Dans cette dernière, on explore ses désirs de liberté. À côté de cette inexorable convergence, les vestiges du patriarcat restent très actifs et la sexuation du corps très concrète. Cela explique pourquoi le genre n’a absolument pas disparu de nos rapports sociaux, comportements et usages. « L’existence comme subjectivité ne fait qu’un avec l’existence comme corps », rappelle Camille Froidevaux-Metterie. Le combat pour l’égalité ne fera pas disparaître la parfumerie genrée, car l’égalité ne veut pas dire « être tous pareils », ne veut pas dire que « féminin » ou « masculin » n’existe pas. L’égalité pourrait être, à l’aune du féminisme, l’accès aux mêmes conditions de vie, quelles que soient les conditions de naissance. Et tant que les humains auront un corps, ils auront à traverser ce processus qui les fait accéder à la dimension humaine de leur être : « la femme n’est un individu complet, et l’égale du mâle, que si elle est aussi un être humain sexué. Renoncer à sa féminité, c’est renoncer à une part de son humanité »,[14]Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949, Gallimard, « Folio Essais » 1986, t.1, p. 591. écrivait Simone de Beauvoir en 1949. Libre à chacune (et chacun !) de choisir les parfums qui lui permettront, alors, de vivre sa féminité.

Visuel principal : Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923. Source : Wikimedia Commons.

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Notes

Notes
1 Françoise Héritier, Masculin / Féminin, la pensée de la différence, Odile Jacob, 1996
2 Ibid. p. 208, S’il n’y a pas de preuve scientifique absolue, « il existe une forte probabilité statistique de l’universalité de la suprématie masculine ».
3 Camille Froidevaux-Metterie, Un Corps à soi, Éditions du Seuil, 2021.
4 Op. cit.
5 Voir https://www.youtube.com/watch?v=2C6ytS1IfAc&ab_channel=TendanceParfums
6 Voir https://www.youtube.com/watch?v=l7IP5SV6GqQ&ab_channel=robatsea2009
7 En France, 1 français sur 10 déclare avoir été victime de violences sexuelles durant son enfance, dans 80% des cas au sein de la sphère familiale. En 2020, c’est 6,7 millions de personnes qui déclarent avoir été victimes d’inceste. Source : https://facealinceste.fr/blog/dossiers/le-nouveau-chiffre-de-l-inceste-en-france
8 Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, 2010.
9 Françoise Héritier, Op.cit.
10 Camille Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin, Gallimard, 2015.
11 Camille Froidevaux-Metterie dans le documentaire Arte « Toutes musclées ? »
12 La modélisation en trois dimensions de l’organe sexuel du plaisir chez la femme est réalisée en 2016 par la chercheuse Odile Fillod : https://www.slate.fr/societe/sexe-en-liberte/odile-fillod-chercheuse-modele-clitoris-impression-3d
13 Voir https://www.youtube.com/watch?v=AV-RfKtePvU&ab_channel=G29
14 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949, Gallimard, « Folio Essais » 1986, t.1, p. 591.

Effluves de genre

Féminin par définition mais androgyne par essence, le parfum n’a cessé de nous enfumer sur son sexe. De Jicky à CK One, de l’eau de Cologne aux jeux sur les stéréotypes de Jean Paul Gaultier et de Thierry Mugler, il brouille les limites entre les notes masculines et féminines, voire entre l’homme et la femme. En se jouant des conventions culturelles, il est l’expression la plus subtile de la fluidité des genres. À l’occasion de notre dossier sur les liens entre odorat et féminin, nous vous proposons un article de Denyse Beaulieu initialement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums.

« C’est pour homme ou pour femme ? » À l’olfaction d’un parfum non identifié, c’est l’une des questions les plus souvent posées. Et c’est le plus souvent un homme qui la pose, ébranlé à l’idée d’exhaler une odeur conçue pour l’autre sexe. Et pour cause. Insidieux, séducteur, issu d’une secrète cuisine où la nature cède à l’artifice… Dans l’imaginaire binaire de l’Occident, le parfum est féminin par définition ; il s’oppose en cela au vin qui, noblement doté d’un nom et d’un terroir, ancré dans l’authenticité (in vino veritas), serait plutôt de l’ordre du viril. De même, les senteurs se rangent de part et d’autre des murs du Sephora virtuel. Vigueur salubre des notes agrestes et boisées pour ces messieurs : on est du côté du sec, du solide, du feu. Pour ces dames, tendresse et volupté des fleurs et des fruits, qui relèvent du périssable, du fragile, du moite. À vue de nez – le parfum se juge en général viscéralement –, cette répartition semble relever de l’évidence. De l’ordre naturel. Il suffit cependant d’aller humer du côté du Moyen-Orient, où les deux sexes se partagent la rose et l’oud, pour constater que l’attribution d’un genre aux odeurs est essentiellement culturelle. Et qui plus est, assez récente dans nos contrées.

Créature épicène

Pour qui Aimé Guerlain a-t-il imaginé Jicky (1889) ? À ce jour, on n’en sait trop rien, sinon qu’il tiendrait son identité d’un surnom : celui de Jacques, neveu d’Aimé, ou bien celui d’un amour de jeunesse de ce dernier. Certes, cette ambivalence sexuelle n’a rien d’inhabituel à l’aube de la parfumerie moderne. Mais à partir de Jicky, elle commence à troubler. Peut-être parce que ce fameux nom ne dit rien – pas plus que son odeur, d’une puissance inédite puisque c’est l’un des tout premiers parfums qui intègrent des ingrédients de synthèse. Bref, cette créature épicène qui sent à la fois le propre (lavande), le fauve (civette), la cocotte (notes orales) et la pâtisserie (vanilline, coumarine) semble confusément contre nature : elle fait mauvais genre. D’ailleurs, c’est dire, Proust aurait porté Jicky, nous apprend dans Prières exaucées Truman Capote, qui le tenait de Colette, à qui Jean Cocteau l’avait soufflé…
En 1904, comme dans le mythe platonicien, Jacques Guerlain (autrement dit, Dieu) scinde cet androgyne originel pour donner naissance à un couple : Voilette de madame et Mouchoir de monsieur. Celui-ci est-il le premier parfum explicitement destiné au sexe fort ? Lavandé, rosé, poudré, il ne fait pas forcément plus velu du torse que sa compagne… L’appréhension des notes olfactives découlant des codes culturels, Jicky finit par se choisir un sexe a posteriori, sous l’influence du plus illustre représentant de sa postérité : Shalimar (Jacques Guerlain aurait trouvé l’idée du premier en versant de l’éthyl-vanilline dans le second). En effet, initialement plus sensibles à la lavande qui rangeait Jicky du côté des hommes, les femmes deviennent « plus réceptives à son aspect vanilline à cause de la nouvelle vogue des ambrés orientaux. Dans les années 1920, elles [tendent] à ranger Jicky dans la même famille que Shalimar », écrit Marylène Delbourg-Delphis dans la revue Perfumer & Flavorist (juin-juillet 1985). Et Shalimar, comparé par Jean-Paul Guerlain à « une robe du soir au somptueux décolleté », est indéniablement destiné aux femmes, lui. Ouf. On sait enfin où on met le nez.

Ancienne publicité pour Jicky © Héritage Guerlain

Pour la garçonne

Sauf que non. L’affaire se complique très vite. Dès les Années folles, au moment même où il s’arrache à son indétermination en épousant la haute couture (exclusivement féminine), le parfum se met à subvertir les lois du genre. En 1919, les survivants de la Première Guerre mondiale, alors qu’ils s’extirpent à peine des tranchées, leur mouchoir imprégné du mièvre N’aimez que moi de Caron, se prennent au pif la nouveauté de cette maison : Le Tabac blond. C’est pour homme ou pour femme ? Ni l’un ni l’autre, mon général. C’est pour la garçonne. Avec cette note inspirée de clopes piquées aux lèvres des GI, plus proche d’ailleurs du cuir que de la Camel, Ernest Daltroff est le premier à proposer aux femmes qui fument une odeur jusque-là réservée aux hommes. Pionnier du gender-bending [brouillage de la binarité des genres] olfactif, il est aussi le premier, en 1934, à offrir aux hommes une eau de toilette qui associe explicitement à l’hygiénique lavande une dimension de séduction et de sensualité (ambre, vanille). Pour un homme, qualifié de « parfum de jeunesse et de beauté », s’affiche dans ses publicités sous les traits d’une statue d’éphèbe grec…
Exquis sismographe des bouleversements de l’époque, Gabrielle Chanel offre pour sa part aux garçonnes l’emblème olfactif de leur émancipation en rhabillant la structure du No5 d’un Cuir de Russie (1924). Un geste strictement symétrique à son détournement des éléments du vestiaire masculin, puisque le cuir est associé à des activités viriles : chasse, automobilisme, aviation… Un texte publicitaire de 1936 incarne ce parfum par une amazone « à la démarche décidée […], une cigarette opiacée aux lèvres, un flacon de whisky à portée de main »… De Scandal (Lanvin, 1933) à Cabochard (Grès, 1959) en passant par Révolte (Lancôme, 1936) ou Bandit (Robert Piguet, 1944), les maisons de parfum sont parfaitement conscientes de la dimension transgressive de ces cuirs féminins.

Bisexualité des odeurs

Conçu sous l’Occupation par Germaine Cellier, premier nez féminin signalé au radar, ledit Bandit a largement de quoi dérégler tous les taquets du genre. Quoi ? C’est ça qu’on vendait aux contemporaines d’Arletty et de Lauren Bacall ? Ce bouquet cavalièrement planté dans une verdeur terreuse aux remugles de fond de cendrier ? Lorsqu’elle adjoint à cette garce la diva de Fracas, Cellier préfigure, dès 1948, le dimorphisme sexuel dont seront atteints les parfums des années 1980. Tubéreuse hystérique sans réelle descendance pendant un quart de siècle, Fracas engendrera à l’ère Reagan une flopée de floraux si féminins qu’ils frôlent la drag queen – à commencer par Giorgio Beverly Hills (1981), qui ne cache même pas son prénom masculin. Quant à Bandit, tout se passe comme s’il avait tenu lieu de marque-place pour une parfumerie masculine qui n’existait pratiquement pas à l’époque de sa création. Bernard Chant, qui s’en inspire en 1959 pour Cabochard, le fait d’ailleurs changer de sexe avec Aramis (1965), dans la marque de parfumerie masculine homonyme lancée par Estée Lauder. Opération si réussie qu’il la répète avec Aromatics Elixir de Clinique (1972), proposé aux hommes l’année suivante sous le nom d’Aramis 900 Herbal (le parfumeur Michel Almairac précise qu’il s’agit exactement du même concentré). Comme quoi, une moustache à la Magnum peut se faire glisser une rose en douce sous le velu du patchouli… Preuve, en tout cas, que les nez des Trente Glorieuses ne s’offusquent pas d’une certaine bisexualité des odeurs.
De la Libération (Vent vert, Cellier encore, pour Balmain en 1947) au milieu des années 1970 (Calandre de Paco Rabanne en 1969, No19 de Chanel en 1971…), la féminité moderne s’exprime surtout par la vivacité androgyne des notes vertes. La polarité olfactive anticipée par le couple Bandit-Fracas ne se fige que vers la fin de la décennie, lorsque des lancements internationaux de plus en plus onéreux imposent des messages intelligibles du Texas à Singapour. Floraux symphoniques – Poison (Dior, 1985), Ysatis (Givenchy, 1984), Oscar (Oscar de la Renta, 1977) – et fougères aromatiques — Drakkar noir (Guy Laroche, 1982), Azzaro pour homme (1978)… – reflètent jusqu’à la caricature les stéréotypes macho-femme fatale. Michel Almairac nuance cependant : « Si ces parfums marchaient, c’est parce qu’ils avaient une forte identité. À l’époque, c’étaient de nouvelles odeurs. »

Sillages qu’on partage

En parallèle, l’eau de Cologne suit depuis le XVIIIe siècle un cours qui touche les rives des deux sexes mais n’en embrasse aucune. Aussi l’aqua mirabilis, dans les remous des révolutions sexuelles, offre-t-elle un espace olfactif apaisé. En 1927, puisque « le sport est un terrain où la femme et l’homme sont égaux », Jean Patou propose une eau fraîche, Le Sien, aux golfeuses et joueuses de tennis qu’il a été le premier à habiller. « À femme sportive, parfum masculin », mais la publicité précise tout de même qu’il « convient à l’homme ».
Dans les années 1960, si Dior ne propose l’Eau sauvage (1966) qu’aux hommes, Edmond Roudnitska a conçu pour les deux sexes « ce parfum qui, par sa fraîcheur fleurie discrète mais longuement persistante, symbolise la jeunesse par excellence », comme il l’écrira par la suite. Laquelle jeunesse ne s’y trompe pas : garçons et filles l’adoptent comme un seul homme (en 1969 et 1970, Ô de Lancôme et Eau de Rochas se feront pareillement l’écho d’un désir d’affranchissement des clichés de la séduction). « Il ne faut pas oublier que ce sont les femmes qui font le succès des parfums masculins. Non pas parce qu’elles les choisissent pour leur mari ou leur copain, mais parce qu’elles les utilisent », explique Michel Almairac. Il parle en connaissance de cause : le grand masculin oral qu’il a cosigné pour Dior avec Jean-Louis Sieuzac, Fahrenheit (1988), fait partie de ces sillages qu’on partage. En 1994, CK One de Calvin Klein, conçu en réaction aux stéréotypes sexuels des clinquantes années 1980, offre la traduction contemporaine la plus juste de l’universelle « eau admirable ». Vendue sous le slogan « A fragrance for everyone » (« Un parfum pour tous »), la composition d’Alberto Morillas emprunte ses traits au mannequin lesbian chic Jenny Shimizu, porte-parole d’une tribu grunge qui réconcilie tous les métissages et toutes les identités sexuelles autour de la plus consensuelle des odeurs : celle d’un T-shirt propre. Fécond sur le plan olfactif, ce jus gender free restera cependant sans descendance conceptuelle.

Réattribution sexuelle

À la trouble question du sexe des odeurs, Jean Paul Gaultier ore une réponse radicalement inverse avec Classique (1993, composé par Jacques Cavallier) et Le Mâle (1995, Francis Kurkdjian). Plutôt que d’échapper aux poncifs en passant en dessous comme le fait Calvin Klein, Gaultier met les dessous dessus. Au corset rose de la fille de joie et à la marinière du matelot, ready-made culturels dont le couturier a fait ses emblèmes, correspondent deux ready-made olfactifs : poudre de riz, savon à barbe. Sans doute les premières citations ouvertement revendiquées de notes cosmétiques en parfumerie. Une interprétation ludique de la « théorie du genre » qui reste rassurante pour le consommateur (la fougère archifolle du Mâle, descendante de Brut de Fabergé, peut aussi se porter au premier degré). De même, avec Angel (1992), Thierry Mugler maintient les deux pôles de l’identité sexuelle. Mais il les inscrit au sein d’un même corps olfactif en parant ses courbes célestes d’une barbe à papa de patchouli qui anticipe de vingt ans Conchita Wurst. Shoot de testostérone jusque-là réservé aux masculins, ces notes boisées introduites par Olivier Cresp pour équilibrer l’accord praline s’infiltreront dans les flacons des femmes.
Lancé la même année par Shiseido, Féminité du bois vend la mèche de cette réattribution sexuelle. Issu de Femme de Rochas, dont il reprend les épices et les fruits (Pierre Bourdon, qui en est coauteur, est l’élève d’Edmond Roudnitska), il devient la matrice du style de Serge Lutens, dont l’œuvre, fondatrice d’une bonne part de la parfumerie de niche, n’a cessé de jouer sur les codes du genre pour mieux en exhiber les leurres…

Égalité dans le rut

Esquissée dès les années 1970 en réaction à l’emprise du marketing sur l’industrie, la parfumerie de niche s’est, pour l’essentiel, refusée à assigner un sexe à ses créations. Plutôt que d’exprimer des archétypes masculins ou féminins, ses pionniers (L’Artisan parfumeur, Diptyque), pensent le parfum comme une note figurative, un paysage ou un souvenir de voyage. Détourné du miroir qui ne renvoie aucun visage, le regard du « porteur » peut dès lors s’orienter vers la forme olfactive devenue objet esthétique, approche non prescriptive qui renvoie chacun à sa propre lecture des notes.
Pour Michel Almairac, cette érosion des différences sexuelles se perçoit également dans la parfumerie mainstream, à travers ces notes boisées-ambrées sèches très « masculines » qui s’infiltrent dans les féminins ou, inversement, ces senteurs de caramel qu’on décèle dans des masculins comme One Million : « De plus en plus, ce sont des odeurs de la vie que l’on s’approprie. On va vers des parfums qui peuvent être utilisés par les deux sexes. » Inversement (dans ces histoires de sexe, on ne cesse décidément de se faire retourner), la parfumerie d’auteur peut aussi se permettre de réintroduire le couple. En écho postmoderne au binôme hétéro fondateur – Mouchoir de monsieur et Voilette de madame – et à la « rétromania » d’un Jean Paul Gaultier, Él et Ella d’Arquiste évoquent les années disco à Acapulco à travers deux structures olfactives typiques de l’époque, dont Rodrigo Flores-Roux accuse les traits : chypre viride pour elle, fougère sous anabolisants pour lui. En se frottant l’un (contre) l’autre de notes animales communes, Él et Ella réintroduisent également par la bande l’odeur du sexe dans la question du genre. Et proclament l’égalité dans le rut.

Peau invisible

Hanté par l’immatériel – les chaises Ghost, l’édifice gonflable de Montpellier Le Nuage, le spray WAHH qui délivre en bouche des flaveurs en microparticules –, Philippe Starck passe enfin au design de l’air avec trois parfums autour du thème de la peau, cette interface entre le soi et l’ailleurs. Pour autant, il ne vaporise pas entièrement la notion de genre. Il envisage Peau de soie (composé par Dominique Ropion) comme « un parfum dont la féminité se dévoile autour d’un cœur d’homme ». Et Peau de pierre (Daphné Bugey) comme « un parfum masculin qui dévoile au cœur la part féminine de l’homme ». Une contamination des genres – la peau est une membrane poreuse – qui inscrit en odeurs les convictions du designer sur ces « 22 grades de sexualités entre l’hétérosexualité et l’homosexualité » qu’auraient observés certains médecins. « Pourtant nous continuons à dire qu’il y a des hommes ou des femmes, ce qui est ridicule et totalement réducteur », déclare Philippe Starck au quotidien suisse Le Temps (19 mai 2016). Sur ce point, Brian Eno – compositeur de musique, mais aussi de parfums à ses heures – avait, dès 1989, dix coups d’avance sur l’échiquier. Pionnier avec Roxy Music du glam rock, qui a poussé jusqu’à l’hyperbole la confusion des genres, et inventeur de la musique ambient, qu’il qualifie de bisexuelle, il consacre au parfum le livret qui accompagne l’album au titre fragrant Neroli (1993). On y trouve notamment la transcription de l’interview accordée le 18 septembre 1989 à la station de radio américaine WNYC pour l’émission New Sounds. Au journaliste qui lui ressert le poncif de la madeleine proustienne, Brian Eno répond : « Selon moi, un autre aspect du parfum est plus intéressant : la façon dont il redéfinit les rôles sexuels, les positions des genres. » Signalant que les femmes sont nombreuses à porter des parfums masculins contemporains, et les hommes, des classiques féminins, il explique : « En franchissant une certaine frontière entre les genres, ces gens sont en train de dire que la polarité traditionnelle du masculin et du féminin ne tient pas la route – qu’il y a un continuum de la masculinité à la féminité, et qu’on peut choisir de se situer où l’on veut. » Peau invisible et indéfiniment extensible, le parfum n’a jamais eu besoin d’être « taillé » pour suivre les courbes d’un corps sexué ; chacune de ses formules mêle et brouille les limites entre les notes masculines et féminines. En cela, ce fluide d’un genre particulier a toujours été l’expression la plus subtile de la fluidité des genres.

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Visuel principal : publicité pour CK One, Calvin Klein, années 1990 © DR

Une histoire de parfums : l’effervescence des Années folles

De la fin de la Grande Guerre au krach de 1929, la France entre dans le XXe siècle en plongeant dans un tourbillon de cultures nouvelles et d’hédonisme frénétique. La garçonne des années 1920 danse, boit, fume, aime librement… et se parfume avec des fragrances inédites lancées par une industrie en pleine ébullition. Dans le cadre de l’opération « Je lis, nous lisons, et vous ? » lancée par le Centre national du livre ce 10 mars 2023, nous vous offrons quinze minutes de lecture – recommandées quotidiennement par le CNL – avec ce chapitre tiré de l’ouvrage Une histoire de parfums signé Yohan Cervi, publié en novembre aux éditions Nez, pour un voyage olfactif un siècle en arrière…

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la France est exsangue et pleure ses morts. Un monde a disparu. Mais une génération nouvelle souhaite tourner la page. La période qui émerge, marquée par un renouvellement économique, culturel et artistique, sera grisante. Durant dix années que l’Histoire qualifiera de « folles », l’activité économique est florissante, portée par le développement de l’automobile, de l’aviation, du pétrole, de l’électricité et de l’électroménager, même si les inégalités sociales demeurent immenses.
Paris est alors la ville de toutes les avant-gardes. Intellectuels et artistes, André Breton, Man Ray, Amedeo Modigliani et Pablo Picasso en tête, délaissent Montmartre et font de Montparnasse le nouveau quartier à la mode. Fuyant la prohibition, les Américains débarquent dans la Ville Lumière, apportant avec eux le jazz et le swing. Leur industrie cinématographique, qui s’est déjà concentrée à Los Angeles, est en plein essor et s’exporte massivement. Joséphine Baker triomphe dans La Revue nègre au théâtre des Champs-Élysées, à une époque marquée par l’idéologie coloniale et le fantasme exotique, et symbolise une forme de libération sexuelle qui exalte Paris. La France est d’ailleurs à cette époque le premier producteur mondial de films pornographiques. Les années 1920 sont également celles d’une première émancipation féminine, issue de l’autonomie acquise durant le conflit mondial à la suite du départ des hommes au front. Taille basse, cheveux courts, jambes dévoilées, corset disparu : la garçonne, figure de la décennie, exprime cette nouvelle indépendance. L’Art déco succède à l’Art nouveau, le music-hall remplace le café-concert, et la radio devient le vecteur d’une culture de masse.
Naturellement, la parfumerie est très vite influencée par cette effervescence. Des formes olfactives neuves émergent, notamment grâce à l’emploi massif des matières de synthèse. Le beau naturel fait place au beau artistique, et l’abstraction est en état de grâce. L’élite économique et intellectuelle, qui constitue l’essentiel de la clientèle, est sensible à ces changements et garantira le succès pérenne de nombreuses créations, symboles d’un certain âge d’or pour la parfumerie française.

Guerlain, un parfum d’Orient

En 1918, la maison aux abeilles est déjà une vénérable institution de 90 ans, riche de succès. Avec la reprise économique, Guerlain lance en 1919 une nouvelle création, devenue depuis figure majeure de la parfumerie : Mitsouko. En accord avec l’engouement des élites européennes pour l’Extrême-Orient, ce nom s’inspire de celui de l’héroïne de La Bataille, un roman de Claude Farrère ayant pour cadre le conflit russo-japonais de 1905.
Mitsouko est un parfum androgyne qui sera porté par Charlie Chaplin, Serge de Diaghilev, Ingrid Bergman et Jean Harlow. Son flacon – identique à celui de L’Heure bleue, en raison des difficultés d’approvisionnement à l’issue de la guerre – apparaît même furtivement dans le film de George Cukor Les Invités de huit heures (1933), où joue la fatale blonde platine. La composition s’oppose olfactivement, par son caractère anguleux, au style Belle Époque. Elle se démarque également du fameux Chypre de Coty (1917), notamment par sa note de pêche, due principalement à l’aldéhyde C-14 (en réalité une lactone), un composant de synthèse découvert en 1908.
Mitsouko constitue une merveille d’équilibre, entre une tête hespéridée et fruitée, un cœur jasminé, les épices (girofle, cannelle, piment, poivre) et un fond chypré ample et généreux (mousse de chêne, muscs, vétiver). Il évoque une promenade dans les sous-bois par une journée lumineuse d’automne. C’est un grand parfum à la formule courte, mais au rendu olfactif très complexe et sophistiqué. Même apprivoisé et porté mille fois, on ne cesse de le redécouvrir ; on pense le posséder, mais il continue de nous échapper et l’on y revient sans cesse, comme dans une quête obsessionnelle. Chef-d’œuvre accompli, Mitsouko inaugure la sous-famille des chypres fruités, qui se développera au fil des décennies.
Le début des années 1920 est marqué par des sorties plus discrètes – Eau de fleurs de cédrat (1920), Candide Effluve (1922) et Guerlinade (1924) – ou déroutantes – comme Bouquet de faunes (1922), un parfum qui met en avant le costus, aux notes animalisées et pouvant évoquer le cuir chevelu, sur un fond ambré baumé. Puis en 1925 est lancé le plus célèbre parfum de la maison : Shalimar. Élaboré en 1921 (la même année que le très bel Émeraude de Coty, un parent proche), il est présenté quatre ans plus tard, lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs, au Grand Palais. Riche et puissant, il donne le meilleur de lui-même dans le sillage, qui permet d’apprécier pleinement l’ampleur de ses nuances. Sa courbe d’évolution est exceptionnelle : la bergamote de tête apporte fraîcheur et vivacité, puis s’opère doucement une transition presque imperceptible vers un cœur floral rosé, discret mais essentiel, et ensuite, plus franchement, vers une forme ambrée chaude et intense. Shalimar reprend la trame hespéridée et aromatique de Jicky (1889) et de Mouchoir de Monsieur (1904), mais en accentue considérablement les notes orientales et vanillées, notamment par l’emploi de l’éthylvanilline, un composant de synthèse puissant. On l’aime souvent pour des raisons différentes, voire antagonistes : sa fraîcheur, son caractère oriental intense, son animalité. Un témoin parfait de la complexité et de la multiplicité des perceptions olfactives. Shalimar est, dès son lancement, un grand succès, non seule- ment français mais surtout américain. On l’aperçoit d’ailleurs dans le film Femmes de George Cukor (1939). Il installe une tendance majeure de la parfumerie, celle des ambrés doux ou orientaux.
Son succès est tel qu’il va éclipser la plupart des autres parfums Guerlain de cette décennie. On ne peut cependant que regretter la disparition de Djedi (créé en 1926), un ambré résineux androgyne au caractère brûlant et sec très moderne.

Caron, à la conquête du marché américain

Au lendemain du conflit, la maison établie en 1904 est devenue l’une des plus prestigieuses de France, concurrente directe de Guerlain, Coty ou Houbigant. Son grand lancement d’après-guerre reflète parfaitement le style Caron : un parfum de fourrure, chaud, fiévreux, décadent, nommé Le Tabac blond, une évocation sublimée du tabac de Virginie, qui séduit les femmes désireuses de fumer autre chose que le tabac brun et âcre des hommes. Cette métaphore olfactive ne contient pas une seule fleur de tabac et ne cherche pas à copier les éléments de la nature : Ernest Daltroff souhaitait s’éloigner des normes académiques et créer une fragrance mystérieuse, abstraite, volontairement floue, en utilisant massivement les nouvelles matières et bases de synthèse. Essentiel dans l’histoire de la parfumerie moderne, Le Tabac blond inaugure véritablement la famille des cuirés en se démarquant des traditionnels accords peau d’Espagne et cuir de Russie par des notes orientales et boisées appuyées, aux côtés de notes florales épicées (œillet et ylang-ylang).
En 1922, Nuit de Noël célèbre cet événement cher à Félicie Wanpouille et fait la part belle à la rose, riche et majestueuse, sur un lit de Mousse de Saxe, de santal, de baumes et de vétiver. Il rappelle un autre fleuron de la parfumerie française, aujourd’hui encore fer de lance de sa marque, le fameux Habanita de Molinard, créé en 1921 et proposé tout d’abord sous forme de parfum à cigarettes – afin d’atténuer les odeurs de tabac –, puis commercialisé en tant que parfum de peau à partir de 1924. Le beau flacon opaque noir de Nuit de Noël, à l’origine en cristal de Baccarat, typique du mouvement Art déco, aurait d’ailleurs été imaginé d’après un étui à cigarettes. Son écrin à passementerie en faux galuchat s’inspire, plus de cinquante ans avant Opium d’Yves Saint Laurent, de l’inrō japonais. Que de symboles !
La création en 1923 d’une filiale à New York, la Caron Corporation, témoigne de l’importance du marché américain pour une maison qui va très tôt se tourner vers l’exportation. Ses parfums, ses fards et ses poudres seront prisés par de nombreuses fortunes et célébrités américaines. La seconde moitié des années 1920 est marquée chez Caron par un changement artistique et esthétique, avec des créations moins sombres, comme Bellodgia. Ce joli soliflore œillet très poudré, qui tire son nom du village italien de Bellagio, sur les rives du lac de Côme, inspirera deux décennies plus tard L’Air du temps de Nina Ricci (1948). Il rappelle que l’œillet constitue une note phare de la parfumerie de l’époque, en soliflore ou mêlé à des accords ambrés épicés.
Si les parfumeurs traditionnels comme Guerlain, Caron, Houbigant et Coty dominent le marché, ils sont peu à peu concurrencés par un phénomène en pleine expansion et porté par des créateurs flamboyants : le parfum de couturier.

Chanel, sillage couture

En 1918, l’amant de Mademoiselle, un aristocrate anglais dont elle est profondément éprise, la quitte pour se marier. Puis, un jour de décembre 1919, Arthur Capel (dit Boy) se tue accidentellement au volant de son automobile. Pour ne pas sombrer dans le désespoir, Gabrielle Chanel s’acharne au travail. Avec succès : la maison qui porte son nom construit déjà une réussite insolente ; à l’aube des années 1920, elle emploie quelque 300 couturières.
En 1920, peut-être par l’intermédiaire du grand-duc Dimitri Pavlovitch de Russie, elle fait la rencontre d’Ernest Beaux. Le parfumeur a fait ses gammes chez Rallet, une maison de parfums basée à Moscou et devenue, honneur suprême, fournisseur officiel de la cour impériale de Russie. Après la révolution de 1917, Beaux est rapatrié en France et implante un petit laboratoire à Cannes La Bocca. De la collaboration entre les deux créateurs naît le plus célèbre des parfums : No 5. Chanel souhaitait une fragrance abstraite et mystérieuse, éloignée des soliflores et qui rendrait jaloux les autres parfumeurs. Le résultat, inédit, sera à la hauteur de ses espérances. Les fleurs les plus nobles y sont en état de grâce, notamment le jasmin grandiflorum, l’ylang, la rose de mai et la fleur d’oranger. Il émane de son sillage une forme olfactive à la beauté neuve, en partie due aux aldéhydes aliphatiques. S’il ne s’agit pas de leur premier emploi en parfumerie, ces derniers n’ont alors jamais été autant dosés et mis en avant. Beaux racontera plus tard que l’odeur métallique et zestée de ces composants convoquait chez lui des sensations éprouvées des années auparavant au-delà du cercle polaire, dans la fraîcheur qu’exhalent rivières et lacs du Grand Nord. Les aldéhydes confèrent au bouquet floral de l’éclat, du montant, ils le révèlent. Et le fond boisé, poudré, vanillé, est un summum de distinction. No 5 est un exemple abouti d’abstraction, à l’écriture précise et minutieuse, et porte les ambitions d’une femme en avance sur son temps. Dès 1924, il est décliné en eau de toilette, plus accessible, et deviendra, les décennies suivantes, le parfum le plus vendu au monde, pour entrer définitivement dans la légende et caresser un rêve d’éternité. Son flacon sobre, géométrique, connu dans le monde entier, a su évoluer subtilement dans ses proportions au fil des époques.
D’autres créations voient rapidement le jour, tel No 22 en 1922 (toujours commercialisé de nos jours), une variation du No 5 aux notes solaires, crémeuses et ambrées plus affirmées. À l’époque, Paris constitue une terre d’accueil pour de nombreux Russes ayant fui la révolution de 1917 et dont Gabrielle Chanel aime s’entourer, notamment Serge de Diaghilev, le fondateur de la compagnie des Ballets russes, et Igor Stravinski, dont elle héberge la famille dans sa propriété de Garches, dans les Hauts-de-Seine. Et l’exotisme russe s’invite dans ses créations. Elle travaille les fourrures, les broderies produites par l’atelier Kitmir de la grande-duchesse Marie, la sœur de Dimitri Pavlovitch, et adapte au vestiaire féminin la veste des moujiks. En 1927, Cuir de Russie vient prolonger cet univers. Ce très grand parfum mêle les aldéhydes à un jasmin radieux. Les notes cuirées, goudronnées, s’imposent peu à peu, entre le caractère fumé du bouleau et l’animalité un peu grasse et acide du castoréum. L’ensemble plane dans les effluves enveloppants, doux et secs du tabac blond. C’est une vision fantasmée de l’âme russe en flacon, le reflet de l’exaltation et de la douleur, de la mélancolie et de l’extase. La décennie consacre également les célèbres Gardénia (1925) et Bois des îles (1928), ainsi que de nombreuses autres fragrances plus anecdotiques.
Les créations de Beaux pour Chanel constituent une œuvre majeure, traduisant une vision esthétique et artistique puissante et peu commune. Mademoiselle a su saisir les changements de son époque et poser un regard neuf sur son temps, pour s’imposer comme l’une des figures féminines les plus emblématiques du XXe siècle. André Malraux déclarera d’ailleurs : « De ce siècle en France, trois noms resteront : de Gaulle, Picasso et Chanel. »

Lanvin, fragrances de caractère

D’abord reconnue pour ses chapeaux, Jeanne Lanvin devient membre de la chambre syndicale de la haute couture en 1909, puis voit sa maison se développer considérablement et se diversifier dans les années 1920 : mode pour enfants, cravates, décoration… Désireuse de vendre des parfums sous son nom (notamment pour financer la haute couture), elle fait appel à une mystérieuse créatrice russe, « Madame Zède ». En 1923 et 1924 se succèdent plusieurs créations anecdotiques : La Dogaresse, Le Sillon, J’en raffole, Géranium d’Espagne, Lajea, Le Chypre, Où fleurit l’oranger… Une seule, Mon péché, rebaptisée My Sin, rencontre un grand succès commercial, en particulier outre-Atlantique. Ce floral aldéhydé, qui se démarque par l’emploi massif de notes animales et boisées, offre un parfait exemple de construction duale qui mêle le propre et le sale, l’attraction et la répulsion, entre une savonnette bon marché et une petite culotte négligemment oubliée. Sa vibration est organique, son propos presque ouvertement sexuel.
Sentir My Sin en vintage ou en reconstitution à l’Osmothèque de nos jours rappelle que l’environnement et les repères olfactifs ont fortement évolué depuis. Ici, tout évoque l’odeur chargée des appartements bourgeois de l’époque, les lourdes tentures imprégnées des effluves du quotidien, une hygiène que l’on jugerait aujourd’hui approximative, d’épaisses fourrures dont on parfume les doublures… Cette intrigante création bénéficie d’une élégante affiche publicitaire, avec un chat noir pour égérie. Discontinuée en 1988, elle demeure une œuvre à part, à la limite de l’inclassable.
En 1925, Jeanne Lanvin décide d’offrir à sa fille, Marie-Blanche, musicienne accomplie, un parfum pour ses 30 ans, qu’elle aura en 1927. Cette fois, elle convoque Paul Vacher et son assistant de l’époque, André Fraysse, qui composent, selon ses vœux, un riche bouquet floral dont l’odeur surpasserait celle de la nature. Les aldéhydes, là encore, servent à donner de l’éclat. Mêlés à un fond boisé, poudré et vanillé, ils floutent les contours et arrondissent les angles. Le nom de ce parfum témoigne de son harmonie : Arpège. S’il s’inspire fortement du No 5, il s’en démarque notamment par son aspect fourrure plus affirmé. La conception du flacon est confiée au dessinateur Armand Albert Rateau, qui a déjà décoré l’appartement de Jeanne Lanvin, rue Barbet-de-Jouy, dans le 7e arrondissement de Paris. C’est une boule noire ornée d’une gravure d’or qui représente la créatrice étreignant sa fille, Marie-Blanche, symbole de la force des liens unissant ces deux êtres. Arpège sera l’un des parfums les plus vendus en France jusque dans les années 1980.

Jean Patou, amour, soleil et sable chaud

À la tête d’une des plus importantes maisons de couture de l’époque, Jean Patou se lance au milieu des années 1920 dans la création, la production et la vente de parfums. Il fait appel à Henri Alméras, un parfumeur connu pour avoir signé plusieurs créations des Parfums de Rosine, de Paul Poiret, dans les années 1910. Au printemps 1925, le couturier lance sur le marché français ses trois premiers parfums, dont les noms symbolisent l’évolution d’une relation amoureuse. Chacun cible un type de femmes : Amour Amour, un bouquet floral vert et aldéhydé, est destiné aux blondes ; Que sais-je ?, un chypre fruité, aux brunes ; Adieu sagesse, un soliflore gardénia, aux rousses. Un positionnement suranné, mais encore très fréquent à l’époque. Que sais-je ? est sans doute le plus original des trois. Il s’ouvre sur une corbeille de pêches et d’abricots, acides et juteux, mariée à un bouquet floral assez abstrait et à une mousse de chêne surdosée, pour enfin s’abandonner aux délices fauves de la civette et du musc. S’inspirant certainement de Mitsouko, il semble annoncer Femme de Rochas (1944).
Le teint hâlé, jusqu’alors distinctif des milieux paysans et des ouvriers, devient peu à peu l’apanage d’une élite qui a les moyens de partir en vacances et qui s’adonne au bronzage. Finie, l’obsession du teint de porcelaine sous ombrelle, de la peau blanche soigneusement entretenue : les canons de beauté se redéfinissent totalement. Patou (comme Chanel) imagine des vêtements décontractés pour la plage, pour la campagne et pour les activités de plein air – à une époque où la pratique du sport se popularise et où les événements sportifs deviennent médiatiques. Dans cette veine, il propose également à ses clientes, en 1927, une huile de bronzage teintée (rouge ocre) et parfumée, l’Huile de Chaldée, du nom d’une région antique située dans le sud de la Mésopotamie. Son parfum est un bouquet de fleurs blanches, salicylé (le salicylate de benzyle est alors utilisé comme filtre solaire), arrondi de notes ambrées douces, légèrement animalisées, qui évoquent l’odeur du sable chaud et de la peau dorée au soleil.
En 1929, Jean Patou propose Le sien, le premier parfum (hors cologne) au positionnement publicitaire unisexe ; un aromatique vert qu’hommes et femmes peuvent partager. Bien que demeuré confidentiel, celui-ci témoigne d’un changement des mentalités dans la manière de concevoir le parfum. La même année, Moment suprême, une lavande ambrée, célèbre les derniers soubresauts de l’euphorie parisienne à la veille du krach de Wall Street. La crise de 1929, loin de mettre un terme à la fortune des parfums Jean Patou, inspirera la création du monumental Joy (1930), qui va assurer à la maison une notoriété internationale pour les décennies suivantes.

Un siècle nous sépare désormais de cette époque fastueuse qui a profondément transformé la parfumerie française. Les créations qui résultent de ces années de recherche artistique et esthétique exceptionnelles constituent, aujourd’hui encore, des référents. Néanmoins, le temps a fait son œuvre. Les modes et les tendances passent, laissant sur le côté ceux qui n’ont pas su s’adapter.
Si nombre de parfums des années 1920 ont depuis longtemps disparu, ils continuent de déclencher les passions des amateurs, conscients de leur beauté et de leur singularité. Heureusement, plusieurs ont su traverser le temps, grâce à des maisons qui ont toujours soutenu et valorisé leurs grands classiques. No 5 demeure l’un des parfums les plus vendus au monde, tandis que Shalimar, Habanita ou Tabac blond, pour ne citer qu’eux, constituent encore des piliers de leurs maisons respectives. Des succès jamais démentis, peut-être parce que ces Années folles, lointaines et révolues, souvent fantasmées, continuent de nourrir un puissant imaginaire collectif et de porter leur part de rêve, comme l’essence même du parfum.

Visuel principal : Éditions Nez / Illustration © Claire Braud

Smell Talks : Coline Brasset et Julien Rasquinet – Speed Smelling IFF 2022

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En septembre 2022, à Paris, la douzième édition des Rives de la beauté a réuni les acteurs de la filière cosmétique et parfum autour d’expositions, d’installations, de conférences et d’un concept store éphémère permettant de découvrir des marques de parfumerie rare.

Aujourd’hui, nous sommes à L’Atelier des Rives, installé au cœur de la Galerie Joseph, dans le quartier du Marais, pour une discussion autour du Speed Smelling 2022.

Chaque année, la maison de composition IFF donne carte blanche à ses parfumeurs autour d’un thème imposé. Un support propice à la liberté de création et à l’éloge des molécules dites « captives », mises au point par l’entreprise et exclusivement réservées à ses parfumeurs.

La trame choisie pour le cru 2022, « Un américain à Paris », a donné naissance à treize fragrances réunies dans un coffret en édition limitée.

Animée par Guillaume Tesson, cette conférence nous plonge dans les coulisses du projet, en compagnie de Coline Brasset, Scent Design Manager chez IFF et Julien Rasquinet, l’un des treize parfumeurs ayant participé à cette édition.

Femmes et odorat : un parcours semé d’embûches

Si le regard masculin continue de modeler le corps des femmes, on parle plus rarement du nez, qui a pourtant lui aussi permis d’établir nombre d’injonctions patriarcales aujourd’hui encore bien présentes. Pour mieux les comprendre et ouvrir le débat, nous vous proposons à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes ce mercredi 8 mars la première page d’un dossier sur les liens entre féminité et olfaction, mêlant approche sociologique, démarches artistiques féministes et place des femmes dans l’industrie.

Comme le rappelait l’historienne Érika Wicky dans un entretien que nous avions réalisé l’année dernière, les discours religieux caractérisent moralement l’odeur des femmes – les prostituées puent (comme l’atteste le terme de putain, qui trouve sa racine dans ce verbe), signe de leur vie dépravée. Les médecins s’occupent quant à eux de régir les effluves que doit exhaler une jeune fille, décrits à de nombreuses reprises dans les traités du XIXe siècle – là où les jeunes garçons n’ont pas l’honneur de ces précisions.
Puis c’est au tour du marketing de s’emparer de l’affaire, pour vendre aux intéressées de quoi désodoriser un vagin qui ne serait olfactivement pas net, au cas où il resterait encore quelques deniers dans leurs portefeuilles vidés par le prix des « protections hygiéniques » (bien souvent… parfumées !). Dans une série dessinée publiée sur Positivr[1]Voir https://positivr.fr/klaire-fait-grr-lachez-nous-la-chatte/, Klaire fait Grr souligne que cette terminologie est en soi problématique, car elle laisse penser que les règles auraient un lien avec une quelconque question d’hygiène. L’illustratrice rappelle que le vagin est auto-nettoyant, contrairement à ce que laissent penser nombre de publicités, de produits, mais aussi de pratiques.

Car en dehors de la tendance du vabbing popularisée par Tiktok – et qui consiste à se parfumer avec ses sécrétions intimes dans le but de séduire, évidemment la seule raison d’être de la femme – ou encore la bougie et le parfum lancés par Gwyneth Paltrow qui promet de sentir comme son vagin (qui embaumerait donc la rose, le cèdre et la bergamote),[2]Voir https://www.huffingtonpost.fr/people/article/gwyneth-paltrow-s-explique-enfin-sur-sa-bougie-senteur-vagin_158472.html les initiatives en matière de nettoyage vaginal fusent. Après l’application de talc – suspecté d’avoir provoqués des cancers ovairiens –, c’est la fumigation par le bas qui est désormais en vogue[3]https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/29934-Vapeur-vaginale-experts-mettent-garde-nouvelle-tendance, ou encore les récents gummies de la marque Lemme, pour que notre vagin puisse enfin sentir l’ananas – le rêve d’une vie.[4]Voir https://www.santemagazine.fr/actualites/actualites-sante/gummies-pour-un-vagin-qui-sent-bon-un-grand-non-pour-les-gynecologues-964690
Le marketing l’a bien compris : les femmes se soucient bien plus de leurs odeurs intimes que les hommes. Ainsi, selon une enquête menée par OnePoll, lorsqu’on leur parle d’hygiène, la majorité des femmes pensent immédiatement « au lavage de leurs « zones intimes » et à leur routine de soins de la peau », tandis que les hommes, bien moins invités socialement à se préoccuper de l’odeur de leur sexe, songent plutôt à leurs ongles et au rasage, comme le rappelle le site pourquoidocteur[5] Voir https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/41001-Quelles-differences-hommes-femmes-matiere-d-hygiene
Prolongement tout naturel de l’impureté si célèbre de la femme indisposée, le tabou des odeurs vaginales a évidemment contribué à creuser l’obscurentisme sagement entretenu autour de l’appareil génital féminin.
En proposant une classification des différentes senteurs intimes et en offrant la possibilité d’en faire le suivi dans un carnet d’auto-olfaction, l’objectif du projet « olfacto gynéco » de Jeanne et Elia Chiche est de briser ce cercle afin que les odeurs de la vulve ne soient plus sujet de gêne ni de stigmatisation, mais l’occasion d’un rapport à soi apaisé et d’un suivi autonome.
Les femmes pourront ainsi utiliser leur nez pour gagner en autonomie, fait rare dans la frise historique de notre existence humaine. Jugées trop sensibles à cause de leurs nerfs prétendument plus fragiles, elles ont en effet à de nombreuses reprises été éloignées de certains emplois et pratiques culturelles. Certes, l’accès à la pratique artistique était surtout drastiquement limité par l’interdiction ou le refus de femmes dans les écoles d’art et leur difficile accès aux ressources nécessaires, comme le rappelle l’ouvrage dessiné Une place: Peintresses, sculptrices, artistes : réflexions sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art d’Eva Kirilof. Et l’on n’oubliera pas qu’elles n’ont pas non plus eu « un lieu à soi », pour citer Virginia Woolf : « Les femmes n’ont jamais une demi-heure dont elles puissent dire qu’elle leur appartienne. »[6]Virginia Woolf, A Room of One’s Own, 1929
Mais lorsqu’elles arrivaient finalement à créer, elles ne pouvaient le faire avec n’importe quels outils, en raison – leur disait-on du moins – des odeurs plus puissantes de certains matériaux : « On déconseillait aux femmes artistes d’utiliser la peinture à l’huile, les privant par là d’un médium pérenne, puisque le pastel recommandé à la place a une durée de vie bien moindre », note ainsi Érika Wicky dans l’article cité plus haut. Mais on ne les empêchait pas de faire les métiers de blanchisseuse ou infirmière, ô combien plus agressifs au nez : imposer aux hommes ces tâches quasi-domestiques, vous n’y songez pas !

Si l’on nous dit, donc, que les femmes n’ont longtemps pas pu accéder au métier de parfumeuse, cela ne nous étonnera guère. Cueilleuses, oui, et en grand nombre – mais derrière un orgue à parfums ? Impossible, elles risqueraient de faire une crise d’hystérie… Sauf s’il s’agit, bien sûr, d’asseoir un peu plus la notoriété de son cher mari en travaillant dans son ombre, comme Marie-Thérèse de Laire a si bien su le faire. Le cas de Germaine Cellier, parfumeuse ayant commencé à exercer dans les années 1940, résonne dans un couloir vide, isolé parmi les figures masculines si présentes.
Bref, l’histoire des femmes et de leur nez n’est pas finie. Pour mieux la comprendre, pour rendre à celles-ci un peu de leur place, nous vous proposons un dossier qui conjugue approche sociologique, démarches artistiques féministes et place des femmes dans l’industrie.

DOSSIER « ODOR DI FEMINA »

Visuel principal : Julia Margeret Cameron, Four young women holding flowers, 1868. Source : Wikipedia commo

Smell Talks : Anne-Cécile Pouant et Isabelle Chazot – L’Osmothèque, pionnière dans la préservation du patrimoine olfactif

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque. En collaboration avec celle-ci, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

En préambule aux conférences enregistrées lors de ce colloque sur le thème « Mémoire et parfum », Anne-Cécile Pouant, directrice déléguée de l’Osmothèque et Isabelle Chazot, responsable des relations avec les chercheurs et présidente du comité scientifique, nous ont reçus dans leurs locaux, sur le campus de l’Isipca à Versailles. Elles nous expliquent la mission de ce conservatoire international des parfums, pionnier dans la préservation du patrimoine olfactif.

Smell Talks Osmothèque : Sophie-Valentine Borloz – Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Sophie-Valentine Borloz, docteure en littérature française, chercheuse à l’Université de Lausanne et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Sa conférence ayant pour titre « Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux » nous parle de l’art de fixer le souvenir olfactif.

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