Aayush Tekriwal, CEO et directeur du développement de Van Aroma : « Notre production est très représentative des richesses locales »

Fondée en 2006, Van Aroma s’est spécialisée dans les matières premières indonésiennes, à destination de l’industrie alimentaire comme de la parfumerie. Aayush Tekriwal, CEO et Directeur du développement de l’entreprise, fils de l’un de ses fondateurs, revient sur son histoire, son évolution et ses ambitions

En quoi l’Indonésie est-elle un centre important pour le commerce des matières naturelles ?
Le pays exporte depuis longtemps des herbes et des épices. Clou de girofle, noix de muscade, noix de bétel, gingembre, curcuma, piment : tous ont été utilisés dans diverses industries, sous forme de condiments, d’huiles et de résines. Jusqu’à la fin des années 1970, ce commerce n’était pas réglementé et était même entouré d’un halo de secret : rien ne filtrait sur la production d’huiles essentielles, les chaînes d’approvisionnement et les parties prenantes. La spéculation et les arrangements sur les prix étaient monnaie courante. Un incident a tout changé en 1976 : un client occidental a payé une somme importante pour un conteneur d’huile de patchouli en provenance d’Indonésie, pour finalement ne recevoir que des fûts remplis d’eau. Ce scandale a entraîné la création de la Fédération internationale du commerce des huiles essentielles et des arômes (IFEAT), marquant un tournant important dans l’industrie. 

Quand l’aventure a-t-elle commencé pour Van Aroma ?
Mon père fut l’un des principaux fondateurs de l’entreprise en 2006. Avec ses deux associés, il exportait principalement des épices brutes. Il a ensuite voulu se lancer dans le commerce des huiles essentielles parce qu’il était fasciné par l’industrie des parfums. À l’époque on avait grand besoin de producteurs fiables et transparents s’engageant à assurer une traçabilité totale. Il a réussi à se forger une bonne réputation dans ce secteur en commençant avec une seule huile essentielle : l’huile de noix de muscade. Van Aroma était reconnu pour cela, car nous étions l’un des principaux fournisseurs d’entreprises telles que Pepsi et Coca-Cola. À partir de là, de nouveaux clients ont voulu travailler avec nous et nous avons développé d’autres productions. Aujourd’hui, nos activités se développent en Europe, Amérique et Amérique latine.

Quelle est aujourd’hui l’étendue de votre catalogue ?
Nous travaillons plus de 120 plantes, mais 85 à 90 % de notre chiffre d’affaires se fait sur six d’entre elles : le clou de girofle, la noix de muscade, la citronnelle, le vétiver, le cacao, et aujourd’hui nous sommes connus pour être le leader de la production d’huile essentielle de patchouli car nous fournissons plus de 65 % du volume mondial depuis 2012. Nous avons également étendu notre expertise à tous les produits naturels d’Indonésie, qu’il s’agisse du kananga, du curcuma, du gingembre, du poivre noir, ainsi que d’extraits et dérivés d’huiles essentielles tels que les dérivés d’eugénol. Nous sommes aujourd’hui arrivés à une production très représentative des richesses locales !

Vous voulez dire que votre rôle n’est plus celui d’intermédiaire ?
Exactement, 100 % de ce que nous vendons est produit ou transformé par Van Aroma. Même si nous travaillons avec des milliers d’agriculteurs et de distillateurs, tout est traité ou homogénéisé avant d’arriver chez les clients. Nous pouvons donc garantir une qualité et un prix constants, car nous procédons nous-mêmes à la standardisation. Nos clients recherchent une grande régularité dans la qualité d’une commande à une autre, et nous pouvons offrir cela pour toute notre gamme de 120 plantes, y compris les plus rares.

Comment y parvenez-vous ?
Notre entreprise n’emploie que deux ou trois vendeurs, alors que nous disposons d’une équipe de 25 à 30 professionnels de l’achat qui interagissent quotidiennement avec les agriculteurs et les distillateurs dans toutes les îles d’Indonésie. Nous nous adaptons à chaque client, avec ses besoins propres, ce qui constitue un vrai défi dans la mesure où nous travaillons dans des secteurs très vastes. Un client de l’industrie des arômes et des parfums a forcément des exigences différentes de celles d’un client de l’industrie des savons, des bougies ou même de l’industrie pharmaceutique. 

Cette approche différencie Van Aroma des autres producteurs locaux. En donnant la priorité aux besoins des clients et en maintenant un engagement fort auprès des fournisseurs, nous garantissons une chaîne d’approvisionnement cohérente, offrant aux clients l’assurance qu’ils recherchent.

Comment abordez-vous le monde des parfums et comment travaillez-vous avec les parfumeurs ?
De nombreux producteurs négligent l’importance de la créativité. Nous nous efforçons au contraire d’entrer en contact avec les parfumeurs et les formulateurs afin de comprendre les briefs qu’ils reçoivent et les ingrédients spécifiques qu’ils recherchent. Notre croissance à long terme en dépend. Nous consacrons beaucoup de temps à l’élaboration de mélanges ou de fractions uniques de matières premières, en utilisant des techniques telles que la distillation moléculaire et en donnant la priorité aux produits sans allergènes. Des efforts considérables en matière de recherche et de développement sont consacrés à la découverte de nouvelles molécules ou d’extraits de produits existants. Nous distribuons des échantillons aux créateurs dans le monde entier, afin qu’ils expérimentent et qu’ils puissent nous faire part de leurs commentaires ou des changements qu’ils aimeraient sentir. Il s’agit d’un travail particulièrement collaboratif. Les parfumeurs ont de plus en plus besoin de pouvoir créer quelque chose d’unique, c’est pourquoi nous travaillons avec les maisons de composition pour produire des ingrédients complexes qui peuvent parfois être exclusifs. Cela permet de différencier les parfums, mais aussi d’en améliorer l’attrait, parfois même de manière plus subtile qu’un travail de formulation complexe.

Quelles sont les plantes les plus difficiles à travailler ? 
Je dirais que pour nous c’est le patchouli. Cette complexité provient de plusieurs facteurs. Le premier problème est l’identification des adultérants ou des contaminants. Comme le paysage réglementaire évolue très rapidement dans notre secteur, l’accent est mis sur les adultérants qui peuvent être nocifs pour la consommation humaine, tels que les phtalates, le DEP, le DEHP ou le DBP, ainsi que les glycols. Ces substances sont difficiles à identifier. Nous développons des méthodes d’analyse qui rendent pratiquement impossible l’entrée d’un produit contaminé. 

L’huile de patchouli elle-même est assez complexe. Lorsqu’elle est fraîche, elle n’est pas très agréable à sentir. Il faut la stocker et la faire vieillir correctement pour qu’elle développe son arôme. La réglementation nous oblige à indiquer une date de péremption, mais elle n’en a pas vraiment. L’huile de patchouli est comme le vin, elle se bonifie au fil des ans. Nous avons donc mené des recherches approfondies pour comprendre le processus de vieillissement du patchouli, et nous explorons les méthodes permettant de le faire mûrir rapidement. Mais le vétiver, le cacao et la noix de muscade présentent aussi des particularités qui demandent une grande expertise.

Compte tenu de la diversité culturelle de vos clients, constatez-vous des différences de goût d’un pays à l’autre ? 
Oui, absolument, certaines demandes sont propres à des régions identifiées. En Inde, par exemple, il existe un énorme marché pour des ingrédients tels que le baume gurjun et le benjoin, ce dernier n’étant pas seulement utilisé dans les parfums, mais aussi dans le tabac à chiquer. L’huile de noix de muscade est un cas à part : elle est utilisée en petites quantités dans les parfums, mais les plus gros utilisateurs sont les fabricants de soda. En ce qui concerne le patchouli, au Moyen-Orient et en Europe occidentale, on préfère la fraction de cœur à l’huile ordinaire, car elle incarne les notes clés du produit et se mêle bien aux formules. 

Cela dit, malgré ces goûts régionaux, les particularités que nous avons observées se réduisent d’année en année. Les ingrédients de parfumerie sont de plus en plus globalisés, les produits les plus vendus dans l’industrie de la parfumerie sont distribués dans le monde entier. Par conséquent, les exigences distinctes des différents marchés diminuent au fil du temps. 

Aujourd’hui, les clients sont de plus en plus préoccupés par la durabilité et le changement climatique, quelle est votre position sur le sujet ?
Cela fait longtemps que nous sommes engagés en faveur d’un commerce et d’une industrie durables, ce changement de paradigme est donc bienvenu. Le climat était beaucoup plus stable il y a quelques décennies. Aujourd’hui il est de plus en plus difficile de déterminer avec précision le moment d’une plantation ou un cycle de récolte. La prévisibilité de la chaîne d’approvisionnement s’est considérablement réduite. Cela a un impact sur les prix et amplifie la préoccupation pour le réchauffement climatique. Mais nous devons faire les choses bien. Certaines entreprises se laissent aller au greenwashing, et affichent des certifications de durabilité sur les réseaux sociaux tout en achetant de gros volumes de produits non certifiés et bon marché, sans se soucier de l’environnement ou des consommateurs. De notre côté, nous ne croyons pas en un capitalisme non durable et investissons beaucoup de temps, d’efforts et de ressources dans de véritables initiatives de développement durable.

Van Aroma est donc membre à part entière de l’UEBT (Union for Ethical Biotrade), nous sommes aussi inscrits sur SEDEX (Supplier Ethical Data Exchange), un système de reporting qui garantit notre transparence, et nous avons reçu le prix EcoVadis d’argent pour nos efforts en matière de développement durable en 2023. Par souci de transparence toujours, nous déclarons notre empreinte carbone sur CDP, le Carbon Disclosure Project, un projet de déclaration publique des émissions de gaz à effet de serre. Cependant, cocher des cases ne suffit pas, c’est pourquoi nous nous efforçons de rendre la pareille aux communautés à la source de nos chaînes d’approvisionnement en patchouli et en clous de girofle. En tant que leaders dans ces domaines, nous avons développé des initiatives qui fournissent des semis, de l’éducation, et diffusent le savoir-faire agricole à travers des collaborations avec Symrise et DSM-Firmenich, ainsi que par le biais de deux chaînes YouTube : Nilampedia, une encyclopédie du patchouli, et Cengkehpedia, une encyclopédie du clou de girofle. Ces plateformes abordent différents sujets, notamment les défis auxquels sont confrontés les agriculteurs et les distillateurs, et proposent des solutions pour l’élimination des pesticides et des produits agrochimiques, ainsi que l’éducation à la gestion financière de base. Ces initiatives, qui ont vu le jour pendant la pandémie de COVID-19, lorsqu’il n’était pas possible d’organiser des formations en personne, ont prospéré depuis lors, avec succès.

Quel est le prochain défi pour Van Aroma ? 
Nous souhaitons continuer à développer notre offre pour qu’elle soit la plus complète possible en ce qui concerne les produits indonésiens. Nous voulons être la référence incontournable pour les produits naturels et biodérivés locaux. Dans un premier temps nous nous étions concentrés sur l’industrie des arômes et parfums, mais nous avons su entamer une diversification qui nous permet de nous intéresser maintenant au caoutchouc, aux matières entrant dans la composition des textiles, etc.

Historiquement, les économies moins développées ont plutôt été des sources de matières premières et les économies développées ont produit les dérivés, les extraits, les produits raffinés. L’Indonésie étant une économie en plein développement, nous nous concentrons sur ces opérations d’extraction des produits naturels sur les lieux mêmes de leur production. Nous voulons apporter ici les procédés du monde entier, mais aussi développer de nouvelles technologies. Notre idée est de développer de nouveaux produits dérivés en Indonésie et d’en faire un symbole d’innovation à long terme.

Rae Ninta, directrice marketing chez Iberchem : « En Indonésie, le marché du parfum est assez segmenté »

Société de composition née à Murcia (Espagne) en 1985, Iberchem a peu à peu développé son ancrage à l’international. Parmi les régions qui l’ont accueillie figure l’Indonésie, où l’entreprise est présente depuis plus de vingt ans. Elle a ainsi acquis une expertise sur ce marché, modelé par les traditions culturelles du pays. Dion Chandra, directeur des ventes Indonésie, et Rae Ninta, directrice marketing, reviennent sur ses spécificités.

Comment présenter Iberchem en quelques mots ? 

Dion Chandra : Iberchem est une maison de composition globale qui fait désormais partie du groupe anglais Croda International, un producteur de matières premières. Nous sommes présents en Indonésie depuis vingt ans, notre premier bureau ici a ouvert à Jakarta en 2002 et nous n’avons pas cessé de grandir depuis. Nous avons d’ailleurs récemment modernisé nos installations pour accueillir plus de techniciens et de spécialistes de l’industrie, y compris un parfumeur expert sur le marché local. Nous pouvons ainsi mieux comprendre  l’évolution des tendances, améliorer la qualité de nos créations et mieux répondre aux besoins spécifiques de nos clients et partenaires.

Quelles sont les spécificités de la culture olfactive indonésienne ? 

Rae Ninta : Le marché du parfum est assez segmenté, il existe une multitude de marques en Indonésie. Beaucoup ne sont pas particulièrement importantes mais ont une valeur sentimentale aux yeux des consommateurs. Chacun a sa propre référence, pour les parfums haut de gamme comme pour les produits pour le quotidien. Dans l’ensemble, on peut noter une préférence pour les notes florales et fruitées comme la pomme, le melon et le fruit de la passion, qui sont aujourd’hui des senteurs assez courantes dans les produits capillaires et corporels. Sur le plan des émotions et du souvenir, un produit est omniprésent dans notre culture : l’huile Telon. Il s’agit d’un mélange traditionnel d’huiles de cajeput, de fenouil, de noix de coco et parfois d’autres ingrédients. L’odeur du cajeput ressemble à celle de l’eucalyptus. Pratiquement tout le monde a utilisé cette huile dans son enfance, et continue même à l’âge adulte. Elle est particulièrement prisée lorsque l’on sent que l’on tombe malade ou quand le temps est très frais. On peut s’en frotter le corps pour se réchauffer, elle stimule les vaisseaux sanguins. Elle nous rappelle ainsi les soins que nos mères avaient pour nous : pour beaucoup c’est un souvenir très fort, et ce parfum distinctif nous procure un sentiment de calme. La plupart des magasins et supermarchés continuent à vendre de l’huile Telon, c’est un produit encore très populaire ! 

Quelles sont les matières endémiques qui influencent particulièrement les goûts locaux ? 

Dion Chandra : Le thé est très populaire dans les produits capillaires et d’hygiène personnelle. Les Indonésiens adorent son odeur, qu’il soit noir, vert ou au jasmin. De nombreuses plantations dans le pays produisent ces différentes déclinaisons… c’est donc une culture essentielle. L’odeur du patchouli, au contraire, n’est pas particulièrement appréciée ici. Souvent diffusée dans les espaces publics ou privés pour ses propriétés médicinales et insectifuges, elle occupe certes une place de choix dans notre patrimoine culturel, mais davantage comme produit fonctionnel. Bien que cette plante occupe une place dans notre patrimoine culturel, elle est davantage connue comme produit fonctionnel. Par conséquent, lorsque les parfumeurs l’utilisent c’est plutôt à petite dose.  

Quelle est l’influence de la religion musulmane sur la culture olfactive en Indonésie ? Est-il possible pour vous de fabriquer des parfums halal ? 

Dion Chandra : L’Indonésie abrite la plus grande population musulmane du monde, c’est pourquoi la plupart de nos parfums et de nos innovations se doivent d’être halal. Il est impératif que nos consommateurs puissent utiliser nos produits en toute confiance et sans hésitation. Deux facteurs clés contribuent à cela : les garanties affichées sur les flacons et l’attrait des senteurs, qui doivent plaire au public visé. Les parfums ont une place particulière dans la religion musulmane, et si elle interdit la consommation d’alcool, son utilisation dans les parfums n’est pas prohibée. Ainsi, la majorité des parfums peuvent être considérés comme halal, à condition que leur production n’utilise pas de matières dérivées du porc. Pour lever toute ambiguïté, nos parfums n’utilisent pas de matières premières animales. Nous les remplaçons  par des ingrédients synthétiques de première qualité.

Rae Ninta : Les profils olfactifs les plus populaires sont généralement l’oud et l’ambre, bien qu’aujourd’hui les parfums halal qui se vendent le mieux  sur le marché soient fruités, floraux, sucrés et musqués. La culture olfactive musulmane est en fait très large !

Comment les traditions indonésiennes vous inspirent-elles ? 

Rae Ninta : Il y a beaucoup d’îles et de tribus en Indonésie, chacune possédant une culture olfactive unique et une relation spéciale avec les senteurs. Synthétiser ces richesses s’avère difficile. Chaque fois que la question se pose, nous sélectionnons des notes olfactives qui symbolisent l’essence du pays. Le thé et le jasmin sont utilisés dans tout le pays et constituent donc souvent un bon point de départ. Le jasmin blanc, ou melati putih, est l’une de nos fleurs nationales. En outre, nous allons régulièrement chercher de l’inspiration dans la danse traditionnelle balinaise connue sous le nom de « Bali Kecak » (prononcé « Ketchak »). Plusieurs de nos créations sont réalisées à partir d’odeurs de fleurs originaires de Bali, notamment la fleur de frangipanier qui est couramment utilisée dans les danses et rituels. 

Nous nous efforçons aussi continuellement de présenter de nouveaux profils olfactifs à notre public, en particulier à la génération Z, qui a une préférence pour les produits uniques et culturellement significatifs. Cette quête d’innovation nous amène à adopter des approches plus originales, qui enrichissent encore nos offres de fragrances.

Quel regard portent les Indonésiens sur les parfumeries du reste du monde ?

Dion Chandra : Nous sommes toujours attentifs aux nouvelles tendances qui viennent de l’étranger. Nous aimons découvrir de nouveaux mélanges, et notre intérêt s’étend aux pays asiatiques tels que le Japon et la Corée, qui possèdent tous des profils olfactifs distincts. Nous nous inspirons de ces régions en incorporant leurs senteurs dans nos créations. 

Rae Ninta : La culture japonaise est très présente en Indonésie, une partie de notre travail s’en inspire, car elle utilise beaucoup de jasmin, mais aussi de l’encens, en particulier à des fins religieuses, comme lors des mariages. Les Indonésiens achètent également des parfums occidentaux, car les marques internationales sont bien implantées dans le pays. Comme ils aiment particulièrement les notes florales, fruitées et marines, ils ont cependant des préférences parmi l’offre de ces marques. Tous les parfums européens ne rencontrent pas le même succès sur ce marché.

Dion Chandra : Les parfums ambrés et aromatiques sont moins populaires. Ils sont considérés comme des produits de niche et sont plus difficiles à vendre. On les réserve généralement à des occasions spécifiques, aux soirées, en préférant un parfum différent pour la journée. Le climat chaud et tropical participe à ces habitudes, car il favorise l’évolution des parfums d’une manière unique. Dans notre pays nous avons seulement deux saisons – la saison des pluies et la saison sèche – et pas d’hiver, ce qui influence le choix des parfums.

À quel public s’adressent les créations Iberchem ? Comment le marché est-il structuré en Indonésie ?

Dion Chandra : Nous nous efforçons d’atteindre le public le plus large possible. L’Indonésie compte près de 300 millions d’habitants, c’est donc un marché très vaste offrant beaucoup d’opportunités. La majorité de nos clients sont des entreprises locales indonésiennes qui vendent des parfums, des produits d’entretien, des produits capillaires et des produits de soins pour le corps. Notre intérêt va donc au-delà des parfums et touche tous les produits utilisant des fragrances. Notre gamme comprend à la fois des produits de masse et des produits de niche. Nous avons des parfums pour tous les budgets et nous nous efforçons d’offrir la meilleure qualité pour chaque catégorie de prix.

Rae Ninta : En ce moment nous ciblons particulièrement la génération Z et les milléniaux, ce qui nous amène à nous intéresser de près aux parfums unisexes. C’est une chose que nous observons : maintenant la tendance est au choix d’un parfum qu’on aime au-delà de la communication qui l’accompagne, qu’il ait été conçu pour les femmes ou pour les hommes. La présentation de parfums unisexes à des personnes habituées à des rayons distincts pour les hommes et les femmes n’est pas toujours aisée, mais nous explorons activement les moyens d’attirer davantage l’attention sur ces fragrances !

Quels sont les prochains défis pour Iberchem en Indonésie ? 

Dion Chandra : Chez Iberchem, nous vendons des parfums et notre nouveau partenariat avec Croda, qui fabrique des matières premières, nous permet d’envisager de nouvelles synergies internationales, car nous sommes devenus un groupe beaucoup plus grand. Nous nous sommes également engagés à améliorer la durabilité dans nos opérations et nos pratiques quotidiennes. Nous nous concentrons en particulier sur le développement de parfums biodégradables, ce qui impose de disposer aussi de matières premières qui présentent cette même caractéristique. C’est un défi, car les préoccupations environnementales n’ont pas la même résonance ici qu’en Europe à l’heure actuelle. Néanmoins, nous sommes déterminés à aborder ces questions et à promouvoir des pratiques durables au sein de notre industrie.

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Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour de Camille Goutal de prendre la plume pour nous parler du chef-d’œuvre d’Edmond Roudnitska.

Si mon premier souvenir olfactif est l’odeur de la violette, mon premier souvenir de parfum est Femme de Rochas. À l’époque, je ne savais évidemment pas qu’il s’agissait de lui : j’avais trois ans, je m’étais brûlé la main, on m’avait emmenée à l’hôpital. L’infirmière qui m’avait fait le pansement portait une fragrance que je trouvais complètement incroyable, et qui, mélangée à l’odeur d’éther, m’avait totalement fascinée. Cette femme dégageait une gentillesse mais aussi une force qui me rassuraient beaucoup. Le temps est passé. Et puis, je ne sais plus exactement à quel âge – je devais être adolescente – j’ai mis le nez sur une mouillette : flashback. Le souvenir, l’infirmière et sa force pleine de douceur, m’est revenu immédiatement, comme gravé au fer rouge dans ma mémoire.

Ce parfum m’évoque quelque chose de très fort : à la fois une époque, mais aussi tout ce qu’est la féminité jusque dans son mystère. D’ailleurs, c’est assez marrant, j’ai des amis qui en sont dingues, mais ceux qui ne l’aiment pas sont les mêmes qui ont du mal à accepter les femmes à la féminité très assumée. Cela vient aussi de sa construction : même si la formule est complexe, il est plus monolithique que d’autres parfums, avec très peu de notes de tête – mais tellement bien équilibré qu’il me semble impossible de deviner ce qu’il y a dedans si l’on est pas parfumeur. C’est d’ailleurs assez dur de le décrire ! Il est rond, grâce au jasmin et à l’ylang-ylang, et en même temps un peu poudré, avec probablement des méthyl-ionones. Il y a de la rose, mais on ne la sent pas vraiment en tant que telle ; des facettes plus chaudes – de la coumarine ou de la fève tonka ? – ; de la mousse de chêne – aujourd’hui peut-être de l’evernyl – qui apporte ce côté boisé mystérieux ; le cumin pour l’aspect animal ; et puis le fond enveloppant, vanillé, avec sans doute un peu d’héliotropine, d’isobutyle quinoléine, de styrax… On évoque souvent la pêche, avec l’aldéhyde C-14, mais moi je ne la sens pas : le fruité, qui rappelle la prune, est plus liquoreux que juteux. C’est en tout cas un sublime équilibre entre des notes florales et un fond chaud élégamment animal.

En grandissant, je me suis tournée vers la photographie, à laquelle j’ai été formée. Lorsque je sens Femme, au-delà d’une odeur, ce sont des images qui me viennent à l’esprit : celles du glamour hollywoodien, du noir et blanc, et surtout – je l’ai réalisé plus tard –  des photographies comme celles de Richard Avedon, Peter Lindbergh ou Paolo Roversi, qui ont mis en lumière les femmes dans ce qu’elles ont de plus beau, sans aucune vulgarité. C’est ainsi qu’il est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi de manière très visuelle, photographique. Quand j’ai souhaité, avec Mon parfum chéri [de Goutal, aujourd’hui arrêté], composer une fragrance en hommage à ma mère, elle-même magnifique et qui me faisait penser à toutes ces stars hollywoodiennes des années 1950 – 1960, j’avais en tête cette célèbre photo de Richard Avedon montrant le mannequin Dovima avec des éléphants[1] Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site, très osée pour l’époque (1955) et pourtant infiniment élégante. Sa posture, avec la main surélevée ; sa robe, simple et pourtant sublime. C’est une photographie que j’associe à Femme, que j’avais évidemment à l’esprit. Je ne voulais bien sûr pas « faire le même » – je n’aurais de toute façon jamais pu. J’ai beaucoup plus dosé le patchouli ; il est plus abrupt. Mais j’ai voulu réinterpréter ce côté mystérieux : j’ai mis du prunol, l’une des bases-clef qu’Edmond Roudnitska avait également créée, et du cumin, une autre facette importante de Femme que l’on devine sans le sentir vraiment et qui peut faire sale, avoir un côté transpiration s’il est mal dosé. J’ai aussi repris ce cumin dans Songes, qui contient ainsi comme un bout de ce parfum initiatique, pour évoquer tout le mystère, à la fois animal, chaud, épicé.

Mais c’est son fond qui, certainement, me fascine le plus. Récemment, j’ai croisé une amie qui portait une vieille formule de Diorella, où j’ai retrouvé ce même fond qui me rend folle, et que je sens aussi dans Mitsouko. Il m’obsède, c’est presque une frustration pour moi : j’aimerais arriver à le capter seul, en faire un headspace, et le mettre dans d’autres parfums. Une quête probablement sans fin…

Camille Goutal, le 27 janvier 2023.

Visuel principal: © Elodie Daguin

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site

Smell Talks Osmothèque : Érika Wicky – L’atelier du peintre : odeurs, parfums et inspiration

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Érika Wicky, docteure en histoire de l’art, chercheuse à l’European University Institute et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Sa conférence ayant pour thème « L’atelier du peintre : odeurs, parfums et inspiration » nous guide dans une plongée olfactive entre pinceaux et toiles.

Photo : Aïcha Salmon.

Une odeur à soi : sillages féminins dans l’art

Avec le développement de l'usage des odeurs comme médium même de la création, les artistes d'aujourd'hui non seulement affirment nouvellement la présence et la puissance du corps féminin par le biais de ses émanations, mais questionnent également les injonctions et codes olfactifs genrés nés avec la modernité.

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Smell Talks Osmothèque : Chantal Jaquet – Une mémoire en trompe-nez, Proust et l’odeur de pétrole

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.


Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Chantal Jaquet, philosophe, professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Spécialiste de l’olfaction, elle a notamment écrit La Philosophie de l’odorat (Presses universitaires de France, 2010) et Philosophie du kôdô : l’esthétique japonaise des fragrances (Vrin, 2018).

Sa conférence ayant pour titre « Une mémoire en trompe-nez, Proust et l’odeur de pétrole » nous parle de la puissance évocatrice de l’olfaction chez l’auteur d’À la recherche du temps perdu.

Ça sent la barbaque !

Fumet appétissant ou effluves dérangeants : comme la chair animale elle-même, son odeur suscite le désir aussi bien que le dégoût. À l’occasion de la Journée internationale sans viande ce lundi 20 mars 2023, nous vous proposons, à défaut d’en consommer, d’en humer les exhalaisons à travers cet article de Guillaume Tesson, originellement publié dans Nez, la revue olfactive #07 – Sens animal.

Sous-sol du magasin Lafayette Gourmet, à quelques mètres de l’Opéra de Paris. La boucherie-restaurant d’Yves-Marie Le Bourdonnec, avec son alignement de trains de côtes de bœuf, de joues, de T-bones et de rumstecks, c’est d’abord cinquante nuances de rouge. Très vite, le lieu se démarque aussi par l’odeur qui en émane. Difficile à définir, elle évoque un mélange corsé de foin et de fauve. Et les étals de charcuterie et de fromage alentour n’y sont pour rien. « Ce que vous sentez, c’est la viande maturée », sourit Le Bourdonnec, l’un des bouchers les plus médiatiques de France – et le plus cher. Sa côte de bœuf Salangus de chez l’éleveur Samuel Fouillard, maturée quatre-vingt-dix jours, est affichée à 150 euros le kilo. La wagyu « The Big Boy » s’envole à 240 euros.
L’artisan nous a donné rendez-vous un vendredi à 13 heures, pour le déjeuner. Lorsque la planche de charcuterie de bœuf arrive, mes narines sont soudain saturées par le puissant bouquet d’étable provenant du salaté, une spécialité de macreuse frottée à l’ail et couverte de sel, puis placée dans un sarcophage d’herbes. Les papilles confirment, en écho, ce côté « écurie » : c’est gras, fort, presque dérangeant mais étrangement addictif. Sur le même registre, l’entre côte grillée exhale des accents de foin et de thym. Le goût, prononcé, rustique, révèle des notes de noisette et presque de… fromage. « C’est une pièce maturée soixante jours, explique notre boucher. À titre de comparaison, la viande de supermarché est vendue au bout de dix jours, tout au plus. La maturation accentue les arômes et apporte de la tendreté. Elle se pratique uniquement sur les carcasses les plus grasses. Toutes les races ne sont pas éligibles. »
Suspendus en chambre froide, ces grands morceaux de bœuf appelés aloyaux – constitués de la partie lombaire de la bête, entre la dernière côte et le sacrum, et compre nant les parties les plus nobles comme le filet, le fauxfilet et le rumsteck – s’affinent dans une atmosphère ventilée à l’hygrométrie très surveillée. La structure des muscles se modifie sous l’effet des enzymes ; les tissus perdent beaucoup d’eau, jusqu’à 50 %.

Thym et foin

Pour Jean-Martial Lefranc, rédacteur en chef du magazine Beef !, qui a classé l’une des pièces travaillées par Le Bourdonnec parmi les « dix meilleurs steaks du monde », « la maturation est une esthétique qu’on peut comparer à l’affinage des fromages ou au vieillissement du vin. Ce n’est ni meilleur ni moins bon, c’est avant tout intéressant. Et cela nous ramène à notre rapport aux bactéries et à la fermentation. Le retour à ces pratiques est aujourd’hui fondamental dans la recherche de nouveaux goûts. Et l’odeur fait partie de la dégustation ».
Chez Yves-Marie Le Bourdonnec, la catégorie Classique intègre des viandes maturées soixante jours et la Premium jusqu’à cent vingt jours. « Je me sers de mon nez pour estimer le potentiel de vieillissement des aloyaux. Chaque lundi midi, dans mes ateliers de la Villette, je réchauffe mes mains en les frottant, puis je masse le gras qui recouvre le dos des carcasses. Si mes paumes sentent bon le thym et le foin, c’est le signe d’un excellent potentiel de maturation », explique l’artisan.
Tout au long de la maturation, le nez traque tout relent acide, qui alerterait que « le pourrissement puis la putréfaction ne sont pas loin ». Les émanations accompagnant ce processus sont dues aux bactéries qui dégradent les protéines et le glycogène contenus dans les tissus. Il se dégage alors du dioxyde de carbone, de l’ammoniac et du sulfure d’hydrogène… Des effluves particulièrement repoussants, fétides et soufrés, proche de ceux que l’on peut percevoir en ouvrant le film protecteur d’une barquette de volaille crue dont la date limite de consommation aurait été atteinte ou dépassée.
Au bout du fil, Arthur Le Caisne, auteur du Manuel du garçon boucher (éd. Marabout, 2017), est formel : la viande fraîche ne sent presque pas. C’est le gras qui conduit les odeurs. « Celui d’un bœuf élevé dans un champ aura une teinte un peu jaune, grâce au carotène contenu dans l’herbe. » L’alimentation joue en effet un rôle essentiel. L’herbe grasse du printemps confère à la viande des saveurs florales et herbacées ; le goût du foin de l’hiver se retrouve dans celle des bovins abattus à cette période, aux côtés de notes plus corsées, plus animales. Quant au parfum alléchant du morceau en train de griller ou de rôtir, il est dû aux fameuses réactions de Maillard, du nom du médecin français qui les a étudiées. « À la cuisson, les sucres et les acides aminés [que l’aliment contient] se lient entre eux, créant des molécules très odorantes et qui ont beaucoup de goût. Plus la température augmente, plus l’odeur est forte et délicieuse », résume Le Caisne.

Les yeux fermés

Ce fumet appétissant, je le retrouve quelques jours plus tard en poussant la porte du Beefbar Paris, rue Marbeuf – cela ne s’invente pas. Il reste cependant discret, à l’image du décor et de l’éclairage, tamisé. « Je préférerais devenir aveugle qu’anosmique », avoue le chef exécutif, Thierry Paludetto, qui sert des pièces de grande qualité et de provenance variée : Black Angus du Kansas, wagyu australien, bœuf de Kobe certifié, veau de lait des Pays-Bas… Ses restaurants (le concept existe également à Budapest, Cannes, Dubaï, Hongkong – qui affiche une étoile au guide Michelin –, Luxembourg, Mexico, Monaco et Mykonos) ne proposent pas de morceaux maturés. N’empêche, il reconnaît les yeux fermés son bœuf de Kobe, « qui sent le beurre et la noisette », et les viandes d’Argentine nourries à l’herbe de la pampa : celle-ci leur donne « un parfum proche du gibier, celui du sang prononcé, avec des notes herbacées, de persil, de romarin et de thym ». Intarissable, Thierry Paludetto l’est tout autant sur ses souvenirs de cuisine avec le chef Alain Senderens, dont il connaît encore par cœur la recette du lièvre à la royale. Les saveurs et le fumet redoutablement corsé de ce monument de la gastronomie française, servi en roulade ou compoté selon les versions, sont inoubliables pour qui l’a goûté un jour… Les arômes de gibier, de foie gras et de cognac sont si puissants que l’haleine de celui qui s’en régale peut vite incommoder son entourage ! « Senderens n’achetait que des lièvres femelles d’Alsace qui se nourrissaient de baies de genièvre, dont le parfum imprégnait la chair. Le sang, le cœur et les poumons étaient intégrés à la recette. Le lièvre dépecé dans la cuisine dégageait une odeur puissante pendant des heures », se rappelle le chef. Au Beefbar, en cuisinant du bœuf de Kobe, il rend hommage à un plat plus simple, associé pour lui à des souvenirs plus intimes : le ragoût de bœuf arrosé de vin que préparait son père, italien, pour en farcir de savoureux raviolis. « Une senteur inoubliable, celle de mon enfance. »
L’enfance – passée, en ce qui le concerne, dans les séchoirs à saucisson aux effluves fauves –, a également déterminé la vocation du charcutier Gilles Verot, vice-champion du monde 2011 de pâté en croûte. « J’ai voulu faire ce métier pour l’odeur de la viande en salaison qui reste sur les mains. » Chez lui, la chair sait se montrer riche en goût, mais plus discrète pour le nez. « Toutes nos recettes sont réalisées dans une atmosphère réfrigérée à 6 °C, ça ne sent pas grand-chose », s’excuserait-il presque, en ouvrant la porte de ses ateliers d’Ivry-sur-Seine, où il s’apprête à préparer un oreiller de la belle Aurore, le roi des pâtés en croûte. Ce monument, théorisé par le gastronome Brillat-Savarin, pèse 15 kg et se compose de couches de farce, de truffe ainsi que de dix viandes différentes : faisan, biche, cochon, ris de veau, colvert, perdreau, pintade, foie gras de canard… Celles-ci révéleront leur fumet, subtilement truffé, une fois la tranche servie tiède. Mais pendant la cuisson c’est surtout le parfum de la pâte qui envahit la pièce. Gilles Verot ne réalise cette recette, qui nécessite six heures d’élaboration et trois à quatre heures de cuisson, que quatre fois par an. Contrairement aux boucheries d’Yves-Marie Le Bourdonnec, ses boutiques, où sont exposés pâtés et terrines, conservent une odeur « neutre ». « L’appel à la gourmandise, avant tout visuel, passe par les narines quand on apporte du boudin chaud, des rillons ou des tourtes au fromage sortant du four », nuance le charcutier.

Coulisses et polémiques

Avec ce travail de sublimation de la matière première, qui s’apparente pour certains à de l’art, on semble loin, très loin, des effluves pourtant indissociables du travail de la viande en amont. La mort et les exhalaisons qui l’accompagnent, Yves-Marie Le Bourdonnec les connaît bien, lui qui a donné un coup de main dès la classe de troisième à l’abattoir municipal, en Bretagne. « J’y allais le mercredi et pendant les vacances, se souvient-il. Je ne dirais pas que les odeurs y sont dégoûtantes. Elles sont marquantes. Il y a celle des animaux qui arrivent mouillés et suants, les excréments, le sang, très ferreux… Quand j’épilais les cochons, j’aimais bien le parfum du crin grillé. Je visite encore des abattoirs aujourd’hui : ce sont devenus des cliniques, ça a perdu de son charme. L’odeur du sang a disparu. Mais ils n’ont pas réussi à enlever celle de la panse quand on l’ouvre. C’est épouvantable, ça. Un remugle gastrique très fort. Un abattoir, maintenant, ça sent l’andouillette chaude, à l’extrême. »
Ces coulisses, auxquelles on préfère ne pas penser lorsqu’on découpe son steak, alimentent depuis quelques années les polémiques autour de l’industrie agroalimentaire et de la question du bien-être animal. En témoignent les vidéos clandestines régulièrement divulguées par l’association antispéciste L214, qui milite pour l’abolition de l’élevage.
C’est justement pour recontextualiser ces débats que Bruno Laurioux, professeur d’histoire du Moyen Âge et de l’alimentation, a codirigé avec l’archéologue Marie-Pierre Horard l’ouvrage Pour une histoire de la viande (éd. Presses universitaires de Rennes, 2017). On y apprend notamment que le flexitarisme, qui consiste à manger moins souvent des protéines animales, a déjà été la norme par le passé. Ou que la maturation des pièces de bœuf, avant de régaler des amateurs CSP+ urbains et éclairés, était pratiquée au Moyen Âge et s’est perfectionnée avec l’apparition de la réfrigération à la fin du XIXe siècle. « L’une des raisons pour lesquelles la viande pose problème, c’est que les gens ne savent pas très bien ce que c’est, explique l’historien. Depuis que l’homme a éloigné la mort – les cimetières et les abattoirs – des villes, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe , tout se déroule à l’extérieur, on a détourné les yeux de tous ces procédés. Quand on ne sait pas ce qui se passe, l’angoisse s’installe. En outre, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’industrialisation a généralisé la viande toute rouge, pleine de sang et d’eau – sans odeur. »
Pour Bruno Laurioux, « il est fondamental que les gens se réapproprient leur alimentation, en posant des questions à leur boucher, en sentant les produits qu’il propose. L’expertise et la connaissance passent par les sens, comme l’odorat ». Jean-Martial Lefranc, de Beef !, assure qu’« on crée de la proximité et de la complicité avec les autres quand on partage un savoir ou une technologie ». Pour lui, « au-delà de la part de prédation qui pourrait subsister en nous dans ce goût pour la viande, le sens olfactif, qui lie les amateurs autour d’un beau morceau cuisiné, reste un phénomène culturel et social fondamental ».

Cet article est originellement paru dans Nez, la revue olfactive #07 – Sens animal.

Visuel principal : Tomás Yepes, Still Life with Birds and Hares (détail), XVIIe siècle. Source : Wikimedia Commons

Parfumerie et féminisme : le patriarcat est dans le flacon

En tant qu’objet social, le parfum baigne dans la structure qui l’a vu naître : le patriarcat. Pour ce nouvel épisode de notre dossier Odor di Femina, Juliette Faliu nous propose une étude de la parfumerie sous l'angle de la pensée féministe.

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Effluves de genre

Féminin par définition mais androgyne par essence, le parfum n’a cessé de nous enfumer sur son sexe. À l’occasion de notre dossier sur les liens entre odorat et féminin, nous vous proposons de redécouvrir un article de Denyse Beaulieu originellement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums.

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Une histoire de parfums : l’effervescence des Années folles

De la fin de la Grande Guerre au krach de 1929, la France entre dans le XXe siècle en plongeant dans un tourbillon de cultures nouvelles et d’hédonisme frénétique. La garçonne des années 1920 danse, boit, fume, aime librement… et se parfume avec des fragrances inédites lancées par une industrie en pleine ébullition. Dans le cadre de l’opération « Je lis, nous lisons, et vous ? » lancée par le Centre national du livre ce 10 mars 2023, nous vous offrons quinze minutes de lecture – recommandées quotidiennement par le CNL – avec ce chapitre tiré de l’ouvrage Une histoire de parfums signé Yohan Cervi, publié en novembre aux éditions Nez, pour un voyage olfactif un siècle en arrière…

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la France est exsangue et pleure ses morts. Un monde a disparu. Mais une génération nouvelle souhaite tourner la page. La période qui émerge, marquée par un renouvellement économique, culturel et artistique, sera grisante. Durant dix années que l’Histoire qualifiera de « folles », l’activité économique est florissante, portée par le développement de l’automobile, de l’aviation, du pétrole, de l’électricité et de l’électroménager, même si les inégalités sociales demeurent immenses.
Paris est alors la ville de toutes les avant-gardes. Intellectuels et artistes, André Breton, Man Ray, Amedeo Modigliani et Pablo Picasso en tête, délaissent Montmartre et font de Montparnasse le nouveau quartier à la mode. Fuyant la prohibition, les Américains débarquent dans la Ville Lumière, apportant avec eux le jazz et le swing. Leur industrie cinématographique, qui s’est déjà concentrée à Los Angeles, est en plein essor et s’exporte massivement. Joséphine Baker triomphe dans La Revue nègre au théâtre des Champs-Élysées, à une époque marquée par l’idéologie coloniale et le fantasme exotique, et symbolise une forme de libération sexuelle qui exalte Paris. La France est d’ailleurs à cette époque le premier producteur mondial de films pornographiques. Les années 1920 sont également celles d’une première émancipation féminine, issue de l’autonomie acquise durant le conflit mondial à la suite du départ des hommes au front. Taille basse, cheveux courts, jambes dévoilées, corset disparu : la garçonne, figure de la décennie, exprime cette nouvelle indépendance. L’Art déco succède à l’Art nouveau, le music-hall remplace le café-concert, et la radio devient le vecteur d’une culture de masse.
Naturellement, la parfumerie est très vite influencée par cette effervescence. Des formes olfactives neuves émergent, notamment grâce à l’emploi massif des matières de synthèse. Le beau naturel fait place au beau artistique, et l’abstraction est en état de grâce. L’élite économique et intellectuelle, qui constitue l’essentiel de la clientèle, est sensible à ces changements et garantira le succès pérenne de nombreuses créations, symboles d’un certain âge d’or pour la parfumerie française.

Guerlain, un parfum d’Orient

En 1918, la maison aux abeilles est déjà une vénérable institution de 90 ans, riche de succès. Avec la reprise économique, Guerlain lance en 1919 une nouvelle création, devenue depuis figure majeure de la parfumerie : Mitsouko. En accord avec l’engouement des élites européennes pour l’Extrême-Orient, ce nom s’inspire de celui de l’héroïne de La Bataille, un roman de Claude Farrère ayant pour cadre le conflit russo-japonais de 1905.
Mitsouko est un parfum androgyne qui sera porté par Charlie Chaplin, Serge de Diaghilev, Ingrid Bergman et Jean Harlow. Son flacon – identique à celui de L’Heure bleue, en raison des difficultés d’approvisionnement à l’issue de la guerre – apparaît même furtivement dans le film de George Cukor Les Invités de huit heures (1933), où joue la fatale blonde platine. La composition s’oppose olfactivement, par son caractère anguleux, au style Belle Époque. Elle se démarque également du fameux Chypre de Coty (1917), notamment par sa note de pêche, due principalement à l’aldéhyde C-14 (en réalité une lactone), un composant de synthèse découvert en 1908.
Mitsouko constitue une merveille d’équilibre, entre une tête hespéridée et fruitée, un cœur jasminé, les épices (girofle, cannelle, piment, poivre) et un fond chypré ample et généreux (mousse de chêne, muscs, vétiver). Il évoque une promenade dans les sous-bois par une journée lumineuse d’automne. C’est un grand parfum à la formule courte, mais au rendu olfactif très complexe et sophistiqué. Même apprivoisé et porté mille fois, on ne cesse de le redécouvrir ; on pense le posséder, mais il continue de nous échapper et l’on y revient sans cesse, comme dans une quête obsessionnelle. Chef-d’œuvre accompli, Mitsouko inaugure la sous-famille des chypres fruités, qui se développera au fil des décennies.
Le début des années 1920 est marqué par des sorties plus discrètes – Eau de fleurs de cédrat (1920), Candide Effluve (1922) et Guerlinade (1924) – ou déroutantes – comme Bouquet de faunes (1922), un parfum qui met en avant le costus, aux notes animalisées et pouvant évoquer le cuir chevelu, sur un fond ambré baumé. Puis en 1925 est lancé le plus célèbre parfum de la maison : Shalimar. Élaboré en 1921 (la même année que le très bel Émeraude de Coty, un parent proche), il est présenté quatre ans plus tard, lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs, au Grand Palais. Riche et puissant, il donne le meilleur de lui-même dans le sillage, qui permet d’apprécier pleinement l’ampleur de ses nuances. Sa courbe d’évolution est exceptionnelle : la bergamote de tête apporte fraîcheur et vivacité, puis s’opère doucement une transition presque imperceptible vers un cœur floral rosé, discret mais essentiel, et ensuite, plus franchement, vers une forme ambrée chaude et intense. Shalimar reprend la trame hespéridée et aromatique de Jicky (1889) et de Mouchoir de Monsieur (1904), mais en accentue considérablement les notes orientales et vanillées, notamment par l’emploi de l’éthylvanilline, un composant de synthèse puissant. On l’aime souvent pour des raisons différentes, voire antagonistes : sa fraîcheur, son caractère oriental intense, son animalité. Un témoin parfait de la complexité et de la multiplicité des perceptions olfactives. Shalimar est, dès son lancement, un grand succès, non seule- ment français mais surtout américain. On l’aperçoit d’ailleurs dans le film Femmes de George Cukor (1939). Il installe une tendance majeure de la parfumerie, celle des ambrés doux ou orientaux.
Son succès est tel qu’il va éclipser la plupart des autres parfums Guerlain de cette décennie. On ne peut cependant que regretter la disparition de Djedi (créé en 1926), un ambré résineux androgyne au caractère brûlant et sec très moderne.

Caron, à la conquête du marché américain

Au lendemain du conflit, la maison établie en 1904 est devenue l’une des plus prestigieuses de France, concurrente directe de Guerlain, Coty ou Houbigant. Son grand lancement d’après-guerre reflète parfaitement le style Caron : un parfum de fourrure, chaud, fiévreux, décadent, nommé Le Tabac blond, une évocation sublimée du tabac de Virginie, qui séduit les femmes désireuses de fumer autre chose que le tabac brun et âcre des hommes. Cette métaphore olfactive ne contient pas une seule fleur de tabac et ne cherche pas à copier les éléments de la nature : Ernest Daltroff souhaitait s’éloigner des normes académiques et créer une fragrance mystérieuse, abstraite, volontairement floue, en utilisant massivement les nouvelles matières et bases de synthèse. Essentiel dans l’histoire de la parfumerie moderne, Le Tabac blond inaugure véritablement la famille des cuirés en se démarquant des traditionnels accords peau d’Espagne et cuir de Russie par des notes orientales et boisées appuyées, aux côtés de notes florales épicées (œillet et ylang-ylang).
En 1922, Nuit de Noël célèbre cet événement cher à Félicie Wanpouille et fait la part belle à la rose, riche et majestueuse, sur un lit de Mousse de Saxe, de santal, de baumes et de vétiver. Il rappelle un autre fleuron de la parfumerie française, aujourd’hui encore fer de lance de sa marque, le fameux Habanita de Molinard, créé en 1921 et proposé tout d’abord sous forme de parfum à cigarettes – afin d’atténuer les odeurs de tabac –, puis commercialisé en tant que parfum de peau à partir de 1924. Le beau flacon opaque noir de Nuit de Noël, à l’origine en cristal de Baccarat, typique du mouvement Art déco, aurait d’ailleurs été imaginé d’après un étui à cigarettes. Son écrin à passementerie en faux galuchat s’inspire, plus de cinquante ans avant Opium d’Yves Saint Laurent, de l’inrō japonais. Que de symboles !
La création en 1923 d’une filiale à New York, la Caron Corporation, témoigne de l’importance du marché américain pour une maison qui va très tôt se tourner vers l’exportation. Ses parfums, ses fards et ses poudres seront prisés par de nombreuses fortunes et célébrités américaines. La seconde moitié des années 1920 est marquée chez Caron par un changement artistique et esthétique, avec des créations moins sombres, comme Bellodgia. Ce joli soliflore œillet très poudré, qui tire son nom du village italien de Bellagio, sur les rives du lac de Côme, inspirera deux décennies plus tard L’Air du temps de Nina Ricci (1948). Il rappelle que l’œillet constitue une note phare de la parfumerie de l’époque, en soliflore ou mêlé à des accords ambrés épicés.
Si les parfumeurs traditionnels comme Guerlain, Caron, Houbigant et Coty dominent le marché, ils sont peu à peu concurrencés par un phénomène en pleine expansion et porté par des créateurs flamboyants : le parfum de couturier.

Chanel, sillage couture

En 1918, l’amant de Mademoiselle, un aristocrate anglais dont elle est profondément éprise, la quitte pour se marier. Puis, un jour de décembre 1919, Arthur Capel (dit Boy) se tue accidentellement au volant de son automobile. Pour ne pas sombrer dans le désespoir, Gabrielle Chanel s’acharne au travail. Avec succès : la maison qui porte son nom construit déjà une réussite insolente ; à l’aube des années 1920, elle emploie quelque 300 couturières.
En 1920, peut-être par l’intermédiaire du grand-duc Dimitri Pavlovitch de Russie, elle fait la rencontre d’Ernest Beaux. Le parfumeur a fait ses gammes chez Rallet, une maison de parfums basée à Moscou et devenue, honneur suprême, fournisseur officiel de la cour impériale de Russie. Après la révolution de 1917, Beaux est rapatrié en France et implante un petit laboratoire à Cannes La Bocca. De la collaboration entre les deux créateurs naît le plus célèbre des parfums : No 5. Chanel souhaitait une fragrance abstraite et mystérieuse, éloignée des soliflores et qui rendrait jaloux les autres parfumeurs. Le résultat, inédit, sera à la hauteur de ses espérances. Les fleurs les plus nobles y sont en état de grâce, notamment le jasmin grandiflorum, l’ylang, la rose de mai et la fleur d’oranger. Il émane de son sillage une forme olfactive à la beauté neuve, en partie due aux aldéhydes aliphatiques. S’il ne s’agit pas de leur premier emploi en parfumerie, ces derniers n’ont alors jamais été autant dosés et mis en avant. Beaux racontera plus tard que l’odeur métallique et zestée de ces composants convoquait chez lui des sensations éprouvées des années auparavant au-delà du cercle polaire, dans la fraîcheur qu’exhalent rivières et lacs du Grand Nord. Les aldéhydes confèrent au bouquet floral de l’éclat, du montant, ils le révèlent. Et le fond boisé, poudré, vanillé, est un summum de distinction. No 5 est un exemple abouti d’abstraction, à l’écriture précise et minutieuse, et porte les ambitions d’une femme en avance sur son temps. Dès 1924, il est décliné en eau de toilette, plus accessible, et deviendra, les décennies suivantes, le parfum le plus vendu au monde, pour entrer définitivement dans la légende et caresser un rêve d’éternité. Son flacon sobre, géométrique, connu dans le monde entier, a su évoluer subtilement dans ses proportions au fil des époques.
D’autres créations voient rapidement le jour, tel No 22 en 1922 (toujours commercialisé de nos jours), une variation du No 5 aux notes solaires, crémeuses et ambrées plus affirmées. À l’époque, Paris constitue une terre d’accueil pour de nombreux Russes ayant fui la révolution de 1917 et dont Gabrielle Chanel aime s’entourer, notamment Serge de Diaghilev, le fondateur de la compagnie des Ballets russes, et Igor Stravinski, dont elle héberge la famille dans sa propriété de Garches, dans les Hauts-de-Seine. Et l’exotisme russe s’invite dans ses créations. Elle travaille les fourrures, les broderies produites par l’atelier Kitmir de la grande-duchesse Marie, la sœur de Dimitri Pavlovitch, et adapte au vestiaire féminin la veste des moujiks. En 1927, Cuir de Russie vient prolonger cet univers. Ce très grand parfum mêle les aldéhydes à un jasmin radieux. Les notes cuirées, goudronnées, s’imposent peu à peu, entre le caractère fumé du bouleau et l’animalité un peu grasse et acide du castoréum. L’ensemble plane dans les effluves enveloppants, doux et secs du tabac blond. C’est une vision fantasmée de l’âme russe en flacon, le reflet de l’exaltation et de la douleur, de la mélancolie et de l’extase. La décennie consacre également les célèbres Gardénia (1925) et Bois des îles (1928), ainsi que de nombreuses autres fragrances plus anecdotiques.
Les créations de Beaux pour Chanel constituent une œuvre majeure, traduisant une vision esthétique et artistique puissante et peu commune. Mademoiselle a su saisir les changements de son époque et poser un regard neuf sur son temps, pour s’imposer comme l’une des figures féminines les plus emblématiques du XXe siècle. André Malraux déclarera d’ailleurs : « De ce siècle en France, trois noms resteront : de Gaulle, Picasso et Chanel. »

Lanvin, fragrances de caractère

D’abord reconnue pour ses chapeaux, Jeanne Lanvin devient membre de la chambre syndicale de la haute couture en 1909, puis voit sa maison se développer considérablement et se diversifier dans les années 1920 : mode pour enfants, cravates, décoration… Désireuse de vendre des parfums sous son nom (notamment pour financer la haute couture), elle fait appel à une mystérieuse créatrice russe, « Madame Zède ». En 1923 et 1924 se succèdent plusieurs créations anecdotiques : La Dogaresse, Le Sillon, J’en raffole, Géranium d’Espagne, Lajea, Le Chypre, Où fleurit l’oranger… Une seule, Mon péché, rebaptisée My Sin, rencontre un grand succès commercial, en particulier outre-Atlantique. Ce floral aldéhydé, qui se démarque par l’emploi massif de notes animales et boisées, offre un parfait exemple de construction duale qui mêle le propre et le sale, l’attraction et la répulsion, entre une savonnette bon marché et une petite culotte négligemment oubliée. Sa vibration est organique, son propos presque ouvertement sexuel.
Sentir My Sin en vintage ou en reconstitution à l’Osmothèque de nos jours rappelle que l’environnement et les repères olfactifs ont fortement évolué depuis. Ici, tout évoque l’odeur chargée des appartements bourgeois de l’époque, les lourdes tentures imprégnées des effluves du quotidien, une hygiène que l’on jugerait aujourd’hui approximative, d’épaisses fourrures dont on parfume les doublures… Cette intrigante création bénéficie d’une élégante affiche publicitaire, avec un chat noir pour égérie. Discontinuée en 1988, elle demeure une œuvre à part, à la limite de l’inclassable.
En 1925, Jeanne Lanvin décide d’offrir à sa fille, Marie-Blanche, musicienne accomplie, un parfum pour ses 30 ans, qu’elle aura en 1927. Cette fois, elle convoque Paul Vacher et son assistant de l’époque, André Fraysse, qui composent, selon ses vœux, un riche bouquet floral dont l’odeur surpasserait celle de la nature. Les aldéhydes, là encore, servent à donner de l’éclat. Mêlés à un fond boisé, poudré et vanillé, ils floutent les contours et arrondissent les angles. Le nom de ce parfum témoigne de son harmonie : Arpège. S’il s’inspire fortement du No 5, il s’en démarque notamment par son aspect fourrure plus affirmé. La conception du flacon est confiée au dessinateur Armand Albert Rateau, qui a déjà décoré l’appartement de Jeanne Lanvin, rue Barbet-de-Jouy, dans le 7e arrondissement de Paris. C’est une boule noire ornée d’une gravure d’or qui représente la créatrice étreignant sa fille, Marie-Blanche, symbole de la force des liens unissant ces deux êtres. Arpège sera l’un des parfums les plus vendus en France jusque dans les années 1980.

Jean Patou, amour, soleil et sable chaud

À la tête d’une des plus importantes maisons de couture de l’époque, Jean Patou se lance au milieu des années 1920 dans la création, la production et la vente de parfums. Il fait appel à Henri Alméras, un parfumeur connu pour avoir signé plusieurs créations des Parfums de Rosine, de Paul Poiret, dans les années 1910. Au printemps 1925, le couturier lance sur le marché français ses trois premiers parfums, dont les noms symbolisent l’évolution d’une relation amoureuse. Chacun cible un type de femmes : Amour Amour, un bouquet floral vert et aldéhydé, est destiné aux blondes ; Que sais-je ?, un chypre fruité, aux brunes ; Adieu sagesse, un soliflore gardénia, aux rousses. Un positionnement suranné, mais encore très fréquent à l’époque. Que sais-je ? est sans doute le plus original des trois. Il s’ouvre sur une corbeille de pêches et d’abricots, acides et juteux, mariée à un bouquet floral assez abstrait et à une mousse de chêne surdosée, pour enfin s’abandonner aux délices fauves de la civette et du musc. S’inspirant certainement de Mitsouko, il semble annoncer Femme de Rochas (1944).
Le teint hâlé, jusqu’alors distinctif des milieux paysans et des ouvriers, devient peu à peu l’apanage d’une élite qui a les moyens de partir en vacances et qui s’adonne au bronzage. Finie, l’obsession du teint de porcelaine sous ombrelle, de la peau blanche soigneusement entretenue : les canons de beauté se redéfinissent totalement. Patou (comme Chanel) imagine des vêtements décontractés pour la plage, pour la campagne et pour les activités de plein air – à une époque où la pratique du sport se popularise et où les événements sportifs deviennent médiatiques. Dans cette veine, il propose également à ses clientes, en 1927, une huile de bronzage teintée (rouge ocre) et parfumée, l’Huile de Chaldée, du nom d’une région antique située dans le sud de la Mésopotamie. Son parfum est un bouquet de fleurs blanches, salicylé (le salicylate de benzyle est alors utilisé comme filtre solaire), arrondi de notes ambrées douces, légèrement animalisées, qui évoquent l’odeur du sable chaud et de la peau dorée au soleil.
En 1929, Jean Patou propose Le sien, le premier parfum (hors cologne) au positionnement publicitaire unisexe ; un aromatique vert qu’hommes et femmes peuvent partager. Bien que demeuré confidentiel, celui-ci témoigne d’un changement des mentalités dans la manière de concevoir le parfum. La même année, Moment suprême, une lavande ambrée, célèbre les derniers soubresauts de l’euphorie parisienne à la veille du krach de Wall Street. La crise de 1929, loin de mettre un terme à la fortune des parfums Jean Patou, inspirera la création du monumental Joy (1930), qui va assurer à la maison une notoriété internationale pour les décennies suivantes.

Un siècle nous sépare désormais de cette époque fastueuse qui a profondément transformé la parfumerie française. Les créations qui résultent de ces années de recherche artistique et esthétique exceptionnelles constituent, aujourd’hui encore, des référents. Néanmoins, le temps a fait son œuvre. Les modes et les tendances passent, laissant sur le côté ceux qui n’ont pas su s’adapter.
Si nombre de parfums des années 1920 ont depuis longtemps disparu, ils continuent de déclencher les passions des amateurs, conscients de leur beauté et de leur singularité. Heureusement, plusieurs ont su traverser le temps, grâce à des maisons qui ont toujours soutenu et valorisé leurs grands classiques. No 5 demeure l’un des parfums les plus vendus au monde, tandis que Shalimar, Habanita ou Tabac blond, pour ne citer qu’eux, constituent encore des piliers de leurs maisons respectives. Des succès jamais démentis, peut-être parce que ces Années folles, lointaines et révolues, souvent fantasmées, continuent de nourrir un puissant imaginaire collectif et de porter leur part de rêve, comme l’essence même du parfum.

Visuel principal : Éditions Nez / Illustration © Claire Braud

Smell Talks : Coline Brasset et Julien Rasquinet – Speed Smelling IFF 2022

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

En septembre 2022, à Paris, la douzième édition des Rives de la beauté a réuni les acteurs de la filière cosmétique et parfum autour d’expositions, d’installations, de conférences et d’un concept store éphémère permettant de découvrir des marques de parfumerie rare.

Aujourd’hui, nous sommes à L’Atelier des Rives, installé au cœur de la Galerie Joseph, dans le quartier du Marais, pour une discussion autour du Speed Smelling 2022.

Chaque année, la maison de composition IFF donne carte blanche à ses parfumeurs autour d’un thème imposé. Un support propice à la liberté de création et à l’éloge des molécules dites « captives », mises au point par l’entreprise et exclusivement réservées à ses parfumeurs.

La trame choisie pour le cru 2022, « Un américain à Paris », a donné naissance à treize fragrances réunies dans un coffret en édition limitée.

Animée par Guillaume Tesson, cette conférence nous plonge dans les coulisses du projet, en compagnie de Coline Brasset, Scent Design Manager chez IFF et Julien Rasquinet, l’un des treize parfumeurs ayant participé à cette édition.

Femmes et odorat : un parcours semé d’embûches

Si le regard masculin continue de modeler le corps des femmes, on parle plus rarement du nez, qui a pourtant lui aussi permis d’établir nombre d’injonctions patriarcales.
Première page d’un dossier sur les liens entre féminité et olfaction, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes ce mercredi 8 mars.

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Smell Talks : Anne-Cécile Pouant et Isabelle Chazot – L’Osmothèque, pionnière dans la préservation du patrimoine olfactif

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque. En collaboration avec celle-ci, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

En préambule aux conférences enregistrées lors de ce colloque sur le thème « Mémoire et parfum », Anne-Cécile Pouant, directrice déléguée de l’Osmothèque et Isabelle Chazot, responsable des relations avec les chercheurs et présidente du comité scientifique, nous ont reçus dans leurs locaux, sur le campus de l’Isipca à Versailles. Elles nous expliquent la mission de ce conservatoire international des parfums, pionnier dans la préservation du patrimoine olfactif.

Smell Talks Osmothèque : Sophie-Valentine Borloz – Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Sophie-Valentine Borloz, docteure en littérature française, chercheuse à l’Université de Lausanne et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Sa conférence ayant pour titre « Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux » nous parle de l’art de fixer le souvenir olfactif.

Le concert olfactif 3.0 par Firmenich

Le 25 janvier, dans le cadre du salon Art Genève, la maison de composition transalpine a proposé avec l’Orchestre de la Suisse Romande une « expérience tridimensionnelle » associant musique, images et odeurs. Nez s’est glissé au premier rang.

« Des concerts olfactifs, il y en a déjà eu, avec des mouillettes imprégnées ou des ventilateurs dispersant du parfum. Mais un concert comme celui-là, avec un collier électronique par spectateur et une alternance de seize fragrances, c’est une première mondiale ! » Monica Sanchez Pozzo, directrice des évaluations parfum chez Firmenich, a du mal à cacher son enthousiasme. Cet événement, elle y travaille depuis trois ans. Et ce mercredi 25 janvier, dans les vastes locaux de Palexpo, en périphérie de Genève, la « symphonie des sens » qu’elle a imaginée avec le parfumeur Loïc Bisceglie et le chef de l’Orchestre de la Suisse Romande Philippe Béran, « ouvre » officiellement la journée presse de la foire d’art contemporain Art Genève. Il est 11 h 50. Dans dix minutes, le carton d’invitation le promet, cinquante privilégiés vont pouvoir « écouter des fragrances, voir des sons et sentir des images ». 

Huit musiciens interpréteront un enchaînement de pièces musicales (Beethoven, Debussy, Mastrangelo, Reich…) illustrant en quatorze tableaux les moments-clés d’une journée tandis que des œuvres créées pour l’occasion par l’artiste contemporain Pascal Matthey, en écho aux thèmes choisis, seront projetées en arrière-plan. Mais avant de s’installer, il faut se munir d’un collier électronique à placer autour du cou. L’appareil, en forme de fer à cheval et à bords plats percés de petits trous, apportera à l’événement sa dimension olfactive. À l’intérieur, un ventilateur pulse de l’air à travers des capsules parfumées. Une technologie développée par la start-up chinoise Scentrealm. Son fondateur, Jim Huang, prend place parmi les invités, sans quitter du regard les deux techniciens assis derrière leurs ordinateurs. Leur rôle : commander à distance la diffusion des fragrances, en veillant à ce qu’elles soient bien synchronisées avec la musique et les œuvres projetées.

L’objet mystère, un collier diffuseur développé par la start-up Scentrealm.
Visuel © Baptiste Janin

Café, sushis et piscine

« Nous allons d’abord vérifier que vos colliers fonctionnent », prévient le chef d’orchestre. Un coup d’œil aux deux techniciens, un autre sur les participants… Qui sourient les uns après les autres. Une agréable odeur de café titille leurs narines. À une exception près – une main s’agite dans le fond de la salle – le test s’avère concluant. Une fois le collier récalcitrant remplacé, la séance peut commencer. Elle va durer une demi-heure.

Sans surprise, sur un air guilleret, la journée débute par… un petit-déjeuner. Un réconfortant fumet de confiture de fraise succède à celui du café. Le ballet des sens se poursuit : une douche (aux accents marins), un trajet dans la rue au cours duquel on perçoit l’effluve lourde du goudron puis des notes d’agrumes inattendues (doit-on reconnaître un fruit, un parfum ?), l’arrivée au bureau avec un bouquet mêlant papier et encre, une parenthèse chlorée à la piscine… On se surprend à sourire. À frissonner, parfois. La dimension olfactive renforce l’impression d’immersion, voire d’intimité. Le programme ne connaît aucun temps mort, si ce n’est un tempo plus apaisé lors du repas du midi au son de Déjeuner en paix du compatriote Stephan Eicher (devant un plateau de sushi représenté par les notes pyrazinées du riz) et, après le travail, la gentiane et les baies caractérisant l’odeur d’un gin tonic. Les mêmes agrumes que le matin réapparaissent lors d’une sortie à l’opéra et la journée s’achève, enfin, par le parfum aldéhydé des draps propres et frais. 

L’odeur de la confiture de fraise…
Visuel Guillaume Tesson

Lumières. Applaudissement. Le public a apprécié. Loïc Bisceglie, parfumeur depuis 5 ans chez Firmenich, semble également  satisfait. C’est lui qui a mis au point les fragrances, dont cette confiture de fraise « gourmande et juteuse qu’on a l’impression de manger, mise au point à partir de la molécule captive fraise FirGood ».On ne peut s’empêcher de lui demander : et cette odeur d’agrumes ? « C’est la touche romantique, la seule qui ne soit pas figurative », reconnaît-il. « Ce parfum que vous avez senti deux fois, c’est celui d’une femme croisée dans la rue, le matin, puis retrouvée de manière inattendue le soir lors d’une représentation à l’opéra ».

Monica Sanchez Pozzo reconnaît qu’il a fallu dépasser les premiers tests techniques du collier, peu concluants, pour l’améliorer et arriver au résultat actuel. Notre verdict : l’appareil apporte un relief supplémentaire à l’expérience. Les odeurs, fidèles à la réalité, s’enchaînent avec fluidité et sans rémanence. Elles ne se télescopent pas. Et sur une telle durée, une demi-heure, notre nez ne sature pas. Au contraire, il aurait aimé être sollicité un peu plus longtemps. Eugène Chaplin, fils du célèbre cinéaste, et sa fille Kiera, ont assisté au spectacle. En chœur, ils saluent ce mélange des genres harmonieux : « Quel potentiel créatif… Nous sommes vraiment séduits. Il est évident que le cinéma s’emparera tôt ou tard du procédé. » Monica Sanchez Pozzo, Loïc Bisceglie et Philippe Béran, eux, envisagent déjà de jouer les prolongations en remplissant les 1600 fauteuils du Victoria Hall de Genève. Leur objectif : « contribuer à la reconnaissance du parfum comme expression artistique à part entière ». Prometteur.

Visuel principal : Guillaume Tesson

Le poids des odeurs

Impliqué dans la détection du goût des aliments et dans la régulation de la faim, notre odorat intervient-il dans les pathologies métaboliques telles que l’obésité ou psychiatriques comme l’anorexie ? Les chercheurs étudient cette piste et explorent les possibilités thérapeutiques qu’elle esquisse. À l’occasion de la Journée mondiale contre l’obésité ce samedi 4 mars, nous vous proposons de redécouvrir un article d’Eléonore de Bonneval et Hirac Gurden, originellement publié dans Nez, la revue olfactive #10 – Du nez à la bouche.

Notre nez peut-il influencer notre choix de dessert ? C’est ce que Stéphanie Chambaron, docteur en psychologie cognitive, chargée de recherche au Centre des sciences du goût et de l’alimentation à Dijon, a étudié au cours d’une expérience. Après avoir convoqué des participants sous un faux prétexte, elle a exposé une partie d’entre eux à une odeur de fruits ou de viennoiserie – si faible qu’ils n’en ont pas pris conscience –, puis a observé comment ils composaient leur plateau repas pour le déjeuner à partir d’un buffet. Les résultats sont parlants. Les personnes orientent plus naturellement leur choix vers « un dessert à faible densité énergétique (une compote) lorsqu’elles ont été [mises en contact] avec une odeur de poire » que lorsque aucune senteur n’a été diffusée, relève la psychologue. A contrario, un fumet de pain au chocolat oriente davantage d’adultes vers un dessert à haute densité énergétique (une gaufre). Stéphanie Chambaron insiste cependant sur le fait que, si une odeur peut influencer notre envie d’« aller vers » un certain type de mets, elle ne peut pas, à l’inverse, nous refréner. En outre, précise-t-elle, « l’effet de l’amorçage olfactif est encore plus marqué chez les personnes atteintes d’obésité ».
Cette maladie métabolique touche environ 9 millions de Français. Liée à la mauvaise gestion énergétique du corps, elle se caractérise par une accumulation excessive de tissus adipeux et un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 30 kg/m2 chez l’adulte. Cet indicateur est calculé en divisant le poids (en kilogrammes) par la taille au carré (en mètres), comme si on nous étalait au sol et qu’on évaluait la densité de notre superficie.
Affirmer qu’une corrélation existe entre obésité et troubles olfactifs n’est pas chose aisée. Dans la littérature scientifique, une dizaine d’articles abordent cette question, mais leurs résultats se contredisent. L’une des études montre une absence de lien, tandis qu’une autre conclut à une hypersensibilité aux effluves alimentaires. Selon cette dernière, conduite par Lorenzo Stafford, du centre de psychologie évolutionniste et comparée de l’université de Portsmouth, en Angleterre, les personnes dont l’IMC est supérieur à 30 kg/m2 sont plus sensibles à une odeur de chocolat que celles dont l’IMC est inférieur, et la jugent plus agréable. Pourtant, parmi l’ensemble des articles, huit observent une baisse assez profonde de la capacité de détection olfactive en cas d’obésité, ce qui correspond aux données recueillies en étudiant des rongeurs rendus obèses par un régime hypercalorique. Brynn Richardson, du centre médical de l’université du Nebraska, aux États-Unis, a démontré un lien entre baisse de l’acuité olfactive et IMC élevé. Et en 2018, Mei Peng, du département de sciences de l’alimentation de l’université d’Otago, en Nouvelle Zélande, a conclu à une baisse d’acuité olfactive chez les personnes ayant un IMC supérieur à 40 kg/m2. Celle-ci est toutefois réversible, relevait-elle, dans le cas de patients ayant subi une intervention de chirurgie bariatrique pour perdre du poids.

Circuit de satiété

Quelle serait la corrélation entre les problèmes de sensibilité olfactive et l’obésité ? Selon certains auteurs, cette dernière pourrait être la conséquence des défaillances de perception, et non l’inverse, souligne Stéphanie Chambaron. L’odorat, quand il fonctionne normalement, fournit en effet des informations aux circuits de satiété et de récompense pour leur permettre d’estimer la qualité de la nourriture et les quantités à ingérer. La psychologue cite une autre étude de Mei Peng, selon laquelle les personnes dotées de capacités olfactives moindres seraient amenées à consommer davantage de nourriture que celles dont le poids et l’odorat sont dans la norme pour atteindre un niveau équivalent de sensations alimentaires.
Une hypothèse encore discutée mais très répandue, soutenue notamment par Serge Ahmed, de l’Institut des maladies neurodégénératives de Bordeaux, apporte une explication. Selon le directeur de recherche au CNRS, ce comportement serait lié au fait que la nourriture sucrée et grasse sollicite les mêmes circuits cérébraux de récompense et de plaisir que les drogues : le système dopaminergique. Dans tous les cas, l’obésité se caractérise par une inflammation cérébrale qui est délétère pour les neurones olfactifs de la muqueuse comme pour les neurones du système olfactif dans le cerveau. En effet, plus la masse de tissu adipeux augmente, plus celui-ci libère de molécules pro-inflammatoires toxiques pour l’organisme, conduisant à une inflammation dans les articulations, le foie, les intestins et le cerveau. Une hypothèse serait alors que la neurogenèse qui permet le renouvellement des neurones de la muqueuse et du bulbe olfactif s’affaiblirait en réaction à cette inflammation.

Leptine, insuline, ghréline

De l’autre côté du spectre de l’IMC – la limite supérieure est située entre 14 et 17,5 kg/m2 – se trouvent les personnes atteintes d’anorexie, un trouble du comportement alimentaire (TCA), au même titre que la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Quelque 600 000 personnes en France et 1 à 2 % de la population mondiale souffrent de TCA. Ces pathologies psychiatriques touchent essentiellement les femmes (huit patients sur dix), et un tiers des personnes atteintes souffrirait d’une forme chronique.
Les travaux de Nora Rapps et de son équipe au département de médecine psychosomatique et de psychothérapie de l’hôpital universitaire de Tübingen, en Allemagne, montrent une nette diminution de la sensibilité olfactive chez les personnes anorexiques, dont les raisons sont inconnues. Comme dans le cas des sujets atteints d’obésité mais de façon exactement inverse, cette baisse semble réversible dès lors que les patients reprennent du poids. En outre, l’ancienneté de l’anorexie influence les capacités olfactives : en début de maladie et de perte de poids pathologique, une hypersensibilité est parfois constatée avant la bascule vers l’hyposensibilité, qui survient très rapidement. Les personnes souffrant de boulimie dont l’IMC ne change pas profondément ne semblent pas avoir ce problème.
Pourquoi les variations de l’IMC affectent-elles le cerveau et l’odorat ? Derrière la prise ou la perte de poids, se cache une machinerie hormonale chargée de réguler le métabolisme énergétique, par exemple la glycémie, en fonction des besoins et de la prise alimentaire. Cela nécessite une coordination entre le cerveau, le foie, le pancréas, le tissu adipeux, les intestins et les muscles. Une communication qui passe par des hormones : leptine, insuline, ghréline. Quand nous avons faim, la balance penche en faveur de la ghréline ; notre odorat devient alors plus fin, ce qui facilite la recherche de nourriture. Une fois que nous sommes rassasiés, l’odorat fait partie des sens qui le signalent au centre de la satiété, lequel contrôle la synthèse de ces hormones. Et l’équilibre entre celles-ci est modifié. Mais si l’IMC varie pathologiquement, tout ce système dysfonctionne.
Or, les cellules du bulbe olfactif, par exemple, disposent d’un grand nombre de récepteurs de la leptine, de l’insuline et de la ghréline. Les brusques variations de concentration de ces substances, dans un sens ou dans l’autre, perturbent donc la prise alimentaire mais aussi l’odorat (sensibilité des neurones olfactifs, fonctionnement du bulbe olfactif). En ce sens, les modifications de la sensibilité olfactive constatées chez les patients anorexiques sont peut-être une conséquence du dérèglement hormonal qu’ils connaissent.

« Restriction cognitive progressive »

En outre, ces personnes engagent un réel combat contre le stimulus, note Vincent Dodin, professeur agrégé de psychiatrie à l’université catholique de Lille. Éliminant de leur régime alimentaire tout ce qui peut paraître calorique, elles évitent également d’être exposées aux senteurs de ces mets. « Un classique chez les anorexiques est de restreindre le panel d’odeurs alimentaires pour n’avoir que la pomme ou deux, trois légumes comme aliments ; le reste est progressivement mis à l’écart de leur sémantique olfactive, voire oublié », résume le psychiatre, qui parle de « restriction cognitive progressive ». Des effluves appétissants sont, pour ces sujets, porteurs d’une menace de prise de poids : il faut s’en méfier. Leur perception conduira ainsi à un renforcement du comportement restrictif : « Il y a une habituation dans la lutte, des distorsions cognitives, des mécanismes de traitement de l’information “odeur” qui induisent des comportements de rejet », explique Vincent Dodin. De nombreuses personnes atteintes d’anorexie altèrent consciemment, d’après lui, le goût ou la senteur de certains aliments pour s’interdire tout plaisir. Ajouter d’importantes doses de sel, d’épices, de poivre, de moutarde, de vinaigre, voire brûler un plat avant de l’ingérer s’inscrivent « dans une démarche quasi masochiste ou douloureuse ». Ce type de stratégie pathologique suractive les trois structures sensorielles impliquées dans la dégustation : l’odorat, le goût et surtout le système trigéminal, qui perçoit notamment le piquant. L’aversion ainsi déclenchée débute avant même la première étape de la digestion. Cette dernière ne fait que renforcer le dégoût, pouvant aller jusqu’à engendrer des vomissements. Des signaux sont envoyés au cerveau pour l’alerter sur ces aliments, afin qu’ils ne soient plus consommés dans un futur proche. Le rejet des odeurs alimentaires positives devient ainsi quasi catégorique pour les personnes anorexiques.

Ateliers d’« éveil des sens »

Celles-ci peuvent, de plus, percevoir les senteurs comme trop invasives à cause de leur volatilité, de leur rémanence et de leur capacité à s’infiltrer partout. Dans le documentaire Chère anorexie de Judith du Pasquier, Emmanuelle Dor-Nedonsel, pédopsychiatre au CHU de Nice, cite l’exemple d’une patiente chez qui la seule présence de farine en suspension dans l’air induisait de l’angoisse : elle craignait de l’inhaler et ainsi de grossir. Il n’est pas rare que les jeunes filles qu’elle prend en charge souffrent de distorsions cognitives. Elles ont par exemple un sentiment « de satiété après avoir senti du gras : sentir un petit beurre leur donne l’impression de l’avoir mangé ».
À l’inverse, dans le cas d’une boulimie ou d’une hyperphagie boulimique – autres TCA –, « les odeurs vont plutôt avoir le rôle de starter », note Vincent Dodin. Passer devant une boulangerie dont émanent des arômes de croissant peut déclencher la crise.
Le psychiatre et son équipe à Lille conduisent des ateliers d’« éveil des sens », qui s’inscrivent, pour les patients, dans une démarche de réappropriation de leur alimentation destinée à retrouver un IMC normal. L’objectif est « de réapprendre à élargir la palette d’odeurs avant même d’ingérer les aliments ». Une diététicienne présente un certain nombre d’effluves alimentaires, et la gamme s’enrichit au fil des séances, pour développer cette compétence olfactive perdue à un moment donné ou insuffisamment exercée depuis toujours.
Vincent Dodin propose également de travailler autour des senteurs dans le cadre de repas thérapeutiques, exercice qu’il rapproche d’une forme de méditation de pleine conscience. Au cours de ces rendez-vous animés par des professeurs de cuisine ou des chefs de la région, les patients anorexiques sont encouragés à se concentrer sur l’odeur des aliments, mais aussi sur leur texture, leur goût et sur les émotions négatives ou positives déclenchées par ces sensations. C’est un travail sur la durée : les cycles durent six semaines, avec une à trois sessions par semaine.

« Verrouillage émotionnel »

Emmanuelle Dor-Nedonsel mène une démarche similaire dans son établissement, à Nice. Initialement centré sur le goût, l’atelier a très vite évolué pour se concentrer sur l’olfaction. Une décision prise après avoir constaté les difficultés des patientes anorexiques à mettre les aliments en bouche : « Elles reniflaient les propositions qui leur étaient faites plutôt que de les ingérer. » La séance se déroule en petit groupe de six ou sept jeunes filles et deux soignantes. Deux senteurs sont présentées : une alimentaire et une végétale (bois ou fleur). Les patientes sont ensuite questionnées sur leur perception hédonique de ces odeurs et invitées à s’exprimer librement, par écrit, afin qu’elles ne soient pas influencées par les autres participantes et que l’équipe puisse garder une trace de leur évolution individuelle. Des feuilles blanches, des crayons et des feutres sont mis à leur disposition.
Le corps médical cherche ainsi à identifier avant tout les émotions rattachées à ces parfums. Lors des premières sessions, celles-ci affirment souvent ne rien sentir et rendent des feuilles blanches. Pourtant, Emmanuelle Dor-Nedonsel estime qu’il s’agit surtout « d’un verrouillage émotionnel ». Froides, rigides, les jeunes filles apparaissent souvent comme indifférentes, note-t-elle, « alors que c’est probablement davantage de l’ordre du contrôle, du contenu : ce serait trop fort de se laisser aller à avoir des émotions ».
Les psychiatres s’accordent pour dire que la voie sensorielle, notamment olfactive, est un chemin d’accès aux émotions et que son utilisation permet de réactiver les traces mnésiques chez les personnes souffrant de TCA. Vincent Dodin en est convaincu, l’odeur est un excellent médiateur pour travailler avec ces dernières. « On s’est rendu compte que beaucoup de patients présentant des troubles alimentaires avaient subi des traumatismes qui les avaient amenés à développer des mécanismes de défense pour ne pas avoir à se souvenir. Beaucoup d’entre eux ont des difficultés à se rappeler précisément les événements anciens de leur vie, car il y a une sorte de hantise, d’angoisse. » Or les odeurs sont un lien direct vers la mémoire dite autobiographique [voir « La mémoire en sentant » dans Nez #1] ; elles peuvent donc être à même de faire émerger des réminiscence douloureuses, « refoulées pour être sûr de ne pas être débordé par des émotions que l’on n’arriverait pas à contrôler », et d’aider à les verbaliser.
Pourraient-elles également être mobilisées pour lutter contre l’obésité ? La maladie, qui touche plus de 17 % des adultes en France et 13 % sur la planète, a atteint les proportions d’une épidémie mondiale, estimait en 2017 l’Organisation mondiale de la santé. La possibilité de faire suivre les personnes qui en sont atteintes par des olfactothérapeutes est actuellement étudiée. L’objectif serait qu’elles apprennent ou réapprennent à sentir et à goûter individuellement les différentes saveurs composant leurs aliments, afin de remédier aux pertes sensorielles et cognitives associées à leur pathologie.
Les recherches pour mieux comprendre les liens entre olfaction et obésité ou TCA en sont à leurs prémices. L’odorat est indiscutablement l’un des outils à affûter pour pouvoir, à terme, mieux soigner les individus concernés et les aider à retrouver un certain plaisir alimentaire. Une voie, pour eux, vers le retour à un poids d’équilibre mais aussi et surtout vers la réappropriation de leur être et de leur corps.

Visuel principal : Edouard Manet, La Brioche, 1870. Source : Wikipédia

Anosmie, à la recherche de l’odorat perdu

À l’occasion de la journée mondiale de l’anosmie ce lundi 27 février, nous vous proposons de redécouvrir un article d'Eléonore de Bonneval et Hirac Gurden sur ce trouble encore méconnu et sur les protocoles de rééducation qui ont fait leurs preuves, démontrant que sentir, c’est parfois guérir.

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Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena, Daphné Bugey et Delphine Jelk, c’est à Mathilde Bijaoui, parfumeuse chez Mane, de nous parler d’une œuvre de Jean-Paul Guerlain qui l’a, inconsciemment, toujours accompagnée.

Parler du parfum le plus décisif dans ma vie n’a rien d’une évidence. Au plus près des grandes créations depuis ma formation, j’ai tissé, en tant que parfumeuse mais aussi dans ma vie personnelle, des liens particuliers avec beaucoup d’entre elles. Il y a les parfums portés par les êtres aimés, ceux de l’enfance, les chocs olfactifs. Ceux dont j’admire la formule, l’effet, l’innovation. J’aurais par exemple pu vous parler d’Habit rouge de Guerlain, que mon professeur de piano portait quand j’étais enfant. Ou du fracassant Angel de Mugler, qui a surgi de nulle part dans les années 1990 pour imposer une tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait tant d’hommages à rendre, tant de belles créations à citer.

Mais c’est Vétiver de Guerlain qui m’est venu à l’esprit lorsque je me suis vraiment posé la question. J’ai toujours eu un rapport magnétique à ce parfum, et pourtant, je ne me souviens pas exactement quand il est apparu dans ma vie, ni comment. J’étais adolescente, c’était la fin des années 1990… Ce qui m’a surtout marquée, quand j’y pense, c’est ce côté très fourrure, que je trouvais diaboliquement attirant.

C’est d’ailleurs lui que j’ai choisi pour valider mon DESS [aujourd’hui première année de Master] à l’Isipca. J’ai commencé à le reconstituer au nez, puis j’en ai proposé une analyse chromatographique. Pour mon mémoire de maîtrise, j’avais analysé la manière dont les compositions peuvent s’influencer les unes les autres, notamment du féminin vers le masculin et vice versa – comme par exemple Cabochard de Grès a enfanté Aramis. Il m’a donc paru tout naturel de proposer une version féminisée de ce Vétiver l’année suivante.
J’avais imaginé une dimension florale autour de l’iris. Malgré tout ce travail autour de sa formule, la passion était restée comme au premier jour – contredisant la crainte que l’on a toujours un peu de perdre l’aura de nos amours, lorsqu’on les analyse à la loupe.

Puis Vétiver a recroisé mon chemin en habitant le cou d’un être aimé. Ai-je plus apprécié le parfum pour autant ? Je ne crois pas, mais comment le savoir vraiment ? Ce n’était ni un ovni, ni une composition d’une créativité folle, mais il n’a jamais cessé de me fasciner, de m’attirer comme un aimant. Je trouvais son départ assez classique, d’une fraîcheur hespéridée et épicée, à la manière d’une cologne. Il y avait ces muscs (certainement des muscs nitrés comme le musc cétone), avec leur étreinte sensuelle, terriblement sexy. Étaient-ils renforcés par des matières animales, comme souvent chez Guerlain ? Aujourd’hui, par la force des contraintes de législation, ce côté fauve s’est tempéré, mais on en retrouve la trace lorsqu’on le porte sur peau.

Et puis il y avait cette racine de vétiver, qui est aujourd’hui l’un de mes ingrédients préférés – ce que j’ignorais encore lorsque j’ai senti ce parfum pour la première fois.

C’est d’ailleurs sans que je ne m’en rende compte qu’il a influencé ma manière de composer. Je ne le réalise que maintenant que j’y réfléchis : le musc cétone peuplait mes premières créations, avant que son usage ne soit réglementé[1]ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010 et qu’il ne faille y trouver une parade. Mais surtout, ce Guerlain marie les deux familles que j’apprécie le plus en parfumerie : celle des boisés et celle des épicés. Je les emploie toujours avec joie, sans me poser la question du féminin ou du masculin. Ça m’a d’ailleurs valu un jour le surnom de « Spice Girl » !  Peut-être mon amour des épices vient-il de mon héritage culturel ; peut-être voyais-je aussi dans la fraîcheur aromatique de sa structure cologne un écho à l’Eau sauvage de Dior portée par mon père. Nous évitons parfois de décortiquer les parfums de peur d’en perdre l’aura, mais c’est surtout nous-mêmes qu’il faudrait décortiquer pour mieux comprendre nos goûts. Entreprise infinie !

Mon amour du vétiver m’a par ailleurs menée jusqu’à Madagascar où j’ai pour la première fois vu cette herbe toute haute et touffue. Mane y a développé un partenariat pour un sourcing éthique de géranium, de vanille et de vétiver. J’ai eu la chance d’assister à tout le processus de récolte, de séchage et d’extraction, et d’observer avec fascination cet énorme bloc qui sort de l’alambic. J’ai exploré cette matière dans tous ses états, et mon amour pour elle n’en a été que plus fort.

Je n’ai pourtant jamais porté, ni même jamais pensé porter ce Vétiver de Guerlain, ni dans mon adolescence, ni aujourd’hui. Je ne saurais me l’approprier, le faire mien : il appartient à l’ordre de mon désir, comme un amant. Et pourtant, comme un aimant, il a continuellement résonné dans mes compositions, sans même que je ne le sache. Pareil à un fil d’Ariane dont je n’avais jusqu’alors jamais vraiment pris conscience, il n’a cessé de peupler mon histoire. 

Mathilde Bijaoui, le 6 janvier 2023

Visuel principal : © Matthieu Dortomb

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010

Le prix des parfums : que cache-t-on vraiment ? LCI vous répond… à sa façon…

Les journalistes aiment les marronniers. Tous les ans, à la même époque, les mêmes sujets. Cette semaine, la Saint-Valentin était bien sûr à l’honneur, et à l’occasion de cette célébration des amoureux, le parfum ne manque pas de faire un sujet idéal pour les rédactions. Parfois, comme Jade Partouche (LCI) ces mêmes journalistes montent au créneau de la défense des consommateurs pour mettre à mal une industrie mensongère et duplice. Malheureusement, l’« intrépidité » n’est pas gage de qualité et la malhonnêteté – même si elle n’est qu’intellectuelle – se cache parfois chez ceux qui prétendent la dénoncer. Décryptage d’un reportage mal fagoté.

Le parfum n’étant généralement perçu comme rien d’autre qu’un produit de séduction, un cadeau qui ne sert qu’à prouver son amour éternel, il faut bien se l’avouer, le reste de l’année, on s’en fiche un peu… Mais c’est quand on doit passer à la caisse qu’on réalise soudain que déclarer sa flamme, ça représente un certain coût.
Voici donc le sujet traité mardi 14 février matin, sur la chaîne LCI, par la journaliste Jade Partouche dans sa chronique « LCI vous répond ». Le court reportage propose d’expliquer en 3 minutes top chrono que vraiment, le prix du parfum, c’est abusé ! Vite, une « enquête » pour démontrer au peuple privé de pouvoir d’achat qu’il se fait grave arnaquer en tombant dans le piège de viles parfumeurs qui ne veulent révéler leurs secrets à personne…

Alors pour préparer sa chronique et dégoter des infos, la chaîne a passé un coup de fil à la rédaction de Nez, la veille à 14h. Notre interlocutrice a lu avec intérêt, nous dit-on, l’article d’Anne-Sophie Hojlo publié sur notre site et intitulé Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ? Pour rappel, elle y traite de la visibilité des différentes personnes qui travaillent dans l’ombre du développement d’une fragrance. Son interlocutrice la questionne par téléphone au sujet du prix du parfum, et lui demande si elle ne connaît pas un créateur qui pourrait lui en dire plus.
Toujours prêts à propager la bonne parole de la culture olfactive, nous lui recommandons de s’adresser à Marc-Antoine Corticchiato, fondateur et parfumeur de la maison indépendante Parfum d’empire, dans l’idée qu’il puisse exposer un peu les rouages de la création d’un parfum. 

Dire que l’on a été sidérés en visionnant la vidéo le lendemain matin serait un euphémisme. Trois minutes stupéfiantes pour tenter d’expliquer « ce qu’on paye vraiment quand on achète un parfum ». (Attention, si vous cliquez sur le lien, attendez-vous à voir plusieurs spots de pub avant que le reportage ne débute.. peut-être même des pubs pour des parfums !…)

Tout y est, ou presque – il manquerait juste de l’info utile, peut-être ? Désinformation, déformations, raccourcis trompeurs, erreurs, manipulation… On frôle la théorie du complot, projetant un monde où les parfumeurs vendraient leurs créations à prix indécent, et résumée sous forme d’accroche racoleuse : « 1000 euros le litre, que cache le prix des parfums ? »

On commence par un constat, partagé par une grande partie d’entre nous[1]Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement … Continue reading : le parfum, ça coûte cher – ce que semble découvrir la journaliste, qui n’avait apparemment pas mis les pieds depuis longtemps dans un Sephora : « c’est pas low-cost, hein, je peux vous assurer que quand j’ai été hier en magasin, j’ai été assez surprise du prix. »
Ayant eu du mal à trouver des parfums à moins de 100 ou 120 euros, elle s’étonne que, « malgré le prix exorbitant », cela reste pourtant le deuxième cadeau le plus offert pour la Saint-Valentin, micro-trottoir à l’appui. Les témoins l’attestent : c’est cher, et on ne comprend pas pourquoi, et la journaliste de confirmer : « à 1000 euros le litre, y’a quand même de quoi se poser des questions ». Certes, mais où trouver les réponses ?

Chez Marc-Antoine Corticchiato, donc, qui lui a ouvert la veille les portes de son laboratoire. Allons-nous enfin avoir une explication claire et rationnelle de ces tarifs exorbitants ? Que nenni, le créateur et son assistant – qui n’ont pas l’honneur d’être présentés – lui ont expliqué les différents composants d’un parfum : alcool, concentré, eau. Et combien ça coûte au juste ? Là, comme elle le raconte (mais sans nous le montrer), « ça botte en touche ». Apparemment, il serait impossible d’obtenir une réponse : un secret aussi bien gardé ne prouve-t-il pas que l’on nous ment ?
Mais attention, la journaliste pugnace, qui semble avoir bien creusé le sujet, a visiblement compris les sources du secret, schéma à l’appui, histoire de faire plus pro : « le jus ne représente que 10% du prix, donc si vous achetez un parfum à 100 euros, ce jus vous coûterait environ 8 euros ». Le reste serait réparti entre le distributeur (50%) et la publicité (40%). Exit donc au passage la création, le packaging, la fabrication, la logistique, le stockage etc. Mais soit, simplifions pour une plus grande clarté.

Pour enfoncer un peu plus le clou : sur les 10 % de ce fameux jus, la part de concentré (c’est-à-dire les matières premières, sans l’alcool) serait à peine de 6 % à 10 %, suivant qu’on considère une eau de toilette ou une eau de parfum (pourcentages qui, soit dit en passant, sont totalement arbitraires et ne correspondent à aucune règle officielle). « Ce qui coûte le plus cher, c’est le concentré et vous voyez qu’il y en a extrêmement peu, donc même avant la sortie d’usine, j’ai l’impression qu’on peut encore un petit peu rogner sur le prix », conclut la journaliste d’un air entendu. 

Mais alors, par quelle logique insondable le mystérieux créateur pourrait-il être à l’origine de la gigantesque arnaque dont vous faites l’objet, s’il produit uniquement ce concentré qui ne constitue que 0,6 à 1 % du prix ? À cela, elle ne répond pas, mais confirme cependant que le parfum continue de bien se porter, de 45 euros le prix moyen du flacon en 2006, on est passé à 68 euros (d’ailleurs assez loin des 100-120 euros annoncés en début de chronique, mais passons).
Heureusement, devant autant d’abus éhontés, une idée de génie lui traverse l’esprit (idée qui lui aurait été d’ailleurs soumise la veille au téléphone, par nous, donc. Thank God, nous n’avons pas été cités) : « pourquoi ne pas créer le parfum générique, c’est-à-dire, comme le médicament générique, un parfum moins cher, vue la marge que je viens de vous présenter, il y a peut-être un petit effort à faire, non ?” » (Aïe, nous on parlait de tout autre chose, mais encore aurait-il fallu lire l’article, puisqu’il n’est pas question de parfums génériques mais d’un générique du parfum qui permettrait de connaître tous les protagonistes impliqués dans sa création, comme au cinéma par exemple…)

À l’objection d’un collègue sur le plateau qui rétorque que porter un parfum, c’est quand même une manière de se différencier, elle répond, imperturbable, qu’il y a « certaines marques qui surfent sur le “soit-disant” luxe mais au final, vous n’achetez que de l’alcool et de l’eau, donc… »
En guise de conclusion, et à la hauteur de tout le reste, quoiqu’un peu sorti de nulle part, le présentateur nous met en garde contre les « parfums très puissants qui ne laissent pas un gros sillage, ça évidemment c’est le parfum un peu low cost ». Une piste pour un futur reportage, peut-être ?…

Par où commencer ? Passons sur le procédé manipulatoire consistant à présenter le prix au litre, pour gonfler l’ordre de grandeur et exagérer le propos. Passons évidemment sur le fait qu’un parfum puisse constituer autre chose qu’un simple produit de consommation et de séduction.
Le parfum, c’est cher, certes, mais par rapport à quoi d’ailleurs ? À tous ces vêtements fabriqués en Chine vendus le double d’un flacon ? À un iPhone ? À un dîner dans un restaurant parisien ? À une bouteille de champagne ?

Après avoir expliqué que le plus gros de ce que vous déboursez va à l’enseigne (Sephora ou Nocibé, donc), à l’égérie et au marketing (Julia Roberts, payée par L’Oréal, par exemple), il est presque comique – si ce n’était pas si indécent – de faire passer de manière subliminale ce parfumeur mystérieux (responsable d’un très petit pourcentage du prix total, donc) pour un arnaqueur qui s’enrichirait sur le dos des consommateurs, tout en filmant Marc-Antoine Corticchiato… dont les parfums ne sont bien sûr pas distribués dans les enseignes citées par la journaliste. Mais peut-être ne sait-elle pas ce qu’est la parfumerie de niche.

Contrairement à La vie est belle de Lancôme (dans le giron du groupe L’Oréal qui annonçait un bénéfice net de 5,7 milliards d’euros en 2022), dont un flacon serait vendu toutes les dix secondes, le parfumeur indépendant, lui, ne fait appel à aucune égérie, ne bénéficie pas de la distribution ni de la visibilité que peuvent s’offrir les grandes marques, et doit évidemment prendre en compte dans ses marges le nombre de flacons qu’il vend… Mais il est sans doute plus simple d’insinuer que ce parfumeur, ici malicieusement seul à être mis en lumière, porterait la responsabilité de cette dérive, et serait ainsi tenu de réduire encore le prix de sa formule (si honteusement tenu secret) pour pouvoir jouer sur le prix final, alors que le concentré ne constitue justement que 6 à 10 % des 10 % de celui-ci ? Compte tenu de la valeur ajoutée de son travail dans ce qui constitue la qualité d’un parfum, ce pourcentage semble d’ailleurs bien ridicule. 

Car s’il y a bien un paramètre qui fait toujours défaut dans les démonstrations visant à prouver que le parfum est trop cher, c’est de rappeler que sa conception ne s’improvise pas comme on fabriquerait soi-même son nettoyant anti-calcaire pour salle de bain ou des cupcakes. Il ne s’agit pas de mélanger dans un flacon la rose et le jasmin cités dans la pyramide olfactive. C’est tout un savoir-faire qui ne s’invente pas, mais qui s’apprend et se perfectionne au long de nombreuses et difficiles années de formation et d’expérience. C’est également le fruit d’une idée, d’un processus, d’une réflexion, et donc d’un certain talent qui aboutit à une forme abstraite qui se tient, qui va plaire (ou pas) au public, et ça, ça s’invente encore moins. Ça se travaille, très longtemps.

Aboutir à une formule de parfum qui est prête à être mise en flacon, cela demande du temps, beaucoup de temps. Réduire son prix au simple coût des matières qui le composent, c’est être dans la totale ignorance de comment il est conçu. Ce qui coûte cher dans le « jus », ce n’est pas seulement les ingrédients (essences ou molécules qui peuvent pourtant atteindre plusieurs milliers d’euros au kilo), c’est surtout le temps passé à les assembler, de la manière la plus harmonieuse possible afin d’en faire un parfum qui soit portable, déjà, puis aimé, voire émouvant. Suggérer que le parfum reflète le prix du concentré, ce serait comme exiger des vêtements qu’ils ne coûtent que le prix du tissu. Sans tout le travail de création, la main d’œuvre de couture, le temps passé à développer patrons et prototypes. De la même manière que lorsque vous achetez une bouteille de vin à 15 euros, vous savez bien que ce prix n’est pas uniquement celui du raisin et de l’eau, mais que ce que vous payez est le fruit de tout un processus, d’une longue transformation, d’un savoir-faire, du transport, etc., et qui mis bout à bout, donnera ce prix de vente, qui vous paraîtra soit honteux si vous trouvez ce vin quelconque, soit une aubaine si c’est un nectar. Tout cela ne sort pas de nulle part, et personne ne peut fournir ce travail et ce temps sans être rémunéré. Il faut donc bien que la vente d’une bouteille ou d’un flacon rétribue (et encore, si peu) ce travail de création, de transformation.

Alors pourquoi tirer sur une ambulance, à savoir insinuer que des parfumeurs indépendants, ceux-là même qui ont parfois du mal à vivre de leur activité et vendent des parfums au prix le plus juste (sans égérie, sans publicité) avec une teneur en matières premières de la meilleure qualité possible, devraient  « faire un petit effort » ? Pourquoi ne pas plutôt dénoncer les réels dysfonctionnements de ce système, à savoir les marges engendrées par les groupes détenteurs des licences des grandes marques diffusées en circuit mainstream, qui non seulement ne font que reproduire à l’infini le même parfum cloné, sans aucun intérêt, mais osent le vendre à des prix bien en décalage avec ce qu’il contient vraiment ? Même si ces formules ultra-calibrées ont souvent demandé du temps pour être peaufinées, ce qu’elles renferment réellement en simple coût de matière première – sans parler du supplément d’âme – sera bien souvent inférieur à ce que vous trouverez chez des marques sans publicité.

Avant de conclure, et pour répondre à l‘idée lumineuse de la journaliste (qui n’a décidément pas lu – ou pas compris ? – notre article sur « le générique du parfum » !), oui le parfum générique existe déjà : ce sont les copies, qui bien que légalement interdites, profitent d’un flou juridique et que vous pouvez trouver dans certaines gares, marchés ou dans la rue. Pour environ 10 euros, vous aurez un « générique » de Sauvage, de Bois d’argent ou de La vie est belle, mais je doute que ce soit là une démarche qui la concerne, car plutôt réservée à ceux pour qui dépenser 100 euros pour du parfum n’est même pas un sujet.

Pour finir : si vous voulez payer le prix le plus juste, fuyez les nouveautés des grandes enseignes et des marques détenues par les grands groupes, car c’est là que vous donnerez le plus d’argent à ce qui précisément vous pousse à les acheter : égérie, marketing, publicité, communication… Allez donc plutôt chercher du côté des classiques (avant les années 2000), le rapport qualité-prix sera toujours meilleur, ou encore mieux, chez les marques indépendantes : là, pour 120 euros, vous trouverez sûrement – à condition de prendre un peu de temps – un parfum original, signé, élégant et personnel, et dont la formule aura certainement une valeur supérieure à celles des nouveautés chez Sephora et compagnie. Parmi ces marques indépendantes, on ne saurait justement que trop vous recommander Parfum d’empire, qui se situe dans le très haut du panier de la parfumerie d’auteur, tout en proposant des prix finalement assez raisonnables : entre Ambre russe à 110 euros euros les 50 ml ou Le Cri à 125 euros, et J’adore qui coûte 115 euros pour le même volume, je peux vous assurer que votre argent ne va pas au même endroit. Tout ce qui n’est pas destiné à rémunérer Charlize Theron, les actionnaires de LVMH ou à financer les emplacements publicitaires, vous pouvez être certain que ça se retrouve directement dans le flacon. Et que le talent de Marc-Antoine Corticchiato – qui gagne sans aucun doute moins que l’égérie de Dior –, n’est finalement que très peu rétribué au regard de sa valeur. Même si le talent, au fond, ça n’a pas de prix…

Visuel : Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle. Huile sur bois. Musée des beaux-arts de Rennes.

Notes

Notes
1 Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement plus de trois minutes à lire…

Les Grands entretiens : Maïté Turonnet

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Maïté Turonnet est une pionnière du journalisme parfum. Aujourd’hui rédactrice en chef beauté de Citizen K, elle a notamment écrit pour Elle et Libération, avec un style et un franc-parler qui n’appartiennent qu’à elle. À la fois autobiographie, livre d’histoire riche en anecdotes sur le monde du parfum et galerie de portraits de personnalités de l’industrie, son ouvrage Pot-pourri a été publié chez Nez le 15 septembre 2022. À l’occasion de sa parution, nous l’avons rencontrée, à Paris, pour revenir sur la genèse de son livre.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Colin Le Dorlot

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