Parfumerie et féminisme : le patriarcat est dans le flacon

En tant qu’objet social, le parfum baigne dans la structure qui l’a vu naître : le patriarcat. Pour ce nouvel épisode de notre dossier Odor di Femina, Juliette Faliu nous propose une étude de la parfumerie sous l'angle de la pensée féministe.

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Effluves de genre

Féminin par définition mais androgyne par essence, le parfum n’a cessé de nous enfumer sur son sexe. À l’occasion de notre dossier sur les liens entre odorat et féminin, nous vous proposons de redécouvrir un article de Denyse Beaulieu originellement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums.

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Une histoire de parfums : l’effervescence des Années folles

De la fin de la Grande Guerre au krach de 1929, la France entre dans le XXe siècle en plongeant dans un tourbillon de cultures nouvelles et d’hédonisme frénétique. La garçonne des années 1920 danse, boit, fume, aime librement… et se parfume avec des fragrances inédites lancées par une industrie en pleine ébullition. Dans le cadre de l’opération « Je lis, nous lisons, et vous ? » lancée par le Centre national du livre ce 10 mars 2023, nous vous offrons quinze minutes de lecture – recommandées quotidiennement par le CNL – avec ce chapitre tiré de l’ouvrage Une histoire de parfums signé Yohan Cervi, publié en novembre aux éditions Nez, pour un voyage olfactif un siècle en arrière…

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la France est exsangue et pleure ses morts. Un monde a disparu. Mais une génération nouvelle souhaite tourner la page. La période qui émerge, marquée par un renouvellement économique, culturel et artistique, sera grisante. Durant dix années que l’Histoire qualifiera de « folles », l’activité économique est florissante, portée par le développement de l’automobile, de l’aviation, du pétrole, de l’électricité et de l’électroménager, même si les inégalités sociales demeurent immenses.
Paris est alors la ville de toutes les avant-gardes. Intellectuels et artistes, André Breton, Man Ray, Amedeo Modigliani et Pablo Picasso en tête, délaissent Montmartre et font de Montparnasse le nouveau quartier à la mode. Fuyant la prohibition, les Américains débarquent dans la Ville Lumière, apportant avec eux le jazz et le swing. Leur industrie cinématographique, qui s’est déjà concentrée à Los Angeles, est en plein essor et s’exporte massivement. Joséphine Baker triomphe dans La Revue nègre au théâtre des Champs-Élysées, à une époque marquée par l’idéologie coloniale et le fantasme exotique, et symbolise une forme de libération sexuelle qui exalte Paris. La France est d’ailleurs à cette époque le premier producteur mondial de films pornographiques. Les années 1920 sont également celles d’une première émancipation féminine, issue de l’autonomie acquise durant le conflit mondial à la suite du départ des hommes au front. Taille basse, cheveux courts, jambes dévoilées, corset disparu : la garçonne, figure de la décennie, exprime cette nouvelle indépendance. L’Art déco succède à l’Art nouveau, le music-hall remplace le café-concert, et la radio devient le vecteur d’une culture de masse.
Naturellement, la parfumerie est très vite influencée par cette effervescence. Des formes olfactives neuves émergent, notamment grâce à l’emploi massif des matières de synthèse. Le beau naturel fait place au beau artistique, et l’abstraction est en état de grâce. L’élite économique et intellectuelle, qui constitue l’essentiel de la clientèle, est sensible à ces changements et garantira le succès pérenne de nombreuses créations, symboles d’un certain âge d’or pour la parfumerie française.

Guerlain, un parfum d’Orient

En 1918, la maison aux abeilles est déjà une vénérable institution de 90 ans, riche de succès. Avec la reprise économique, Guerlain lance en 1919 une nouvelle création, devenue depuis figure majeure de la parfumerie : Mitsouko. En accord avec l’engouement des élites européennes pour l’Extrême-Orient, ce nom s’inspire de celui de l’héroïne de La Bataille, un roman de Claude Farrère ayant pour cadre le conflit russo-japonais de 1905.
Mitsouko est un parfum androgyne qui sera porté par Charlie Chaplin, Serge de Diaghilev, Ingrid Bergman et Jean Harlow. Son flacon – identique à celui de L’Heure bleue, en raison des difficultés d’approvisionnement à l’issue de la guerre – apparaît même furtivement dans le film de George Cukor Les Invités de huit heures (1933), où joue la fatale blonde platine. La composition s’oppose olfactivement, par son caractère anguleux, au style Belle Époque. Elle se démarque également du fameux Chypre de Coty (1917), notamment par sa note de pêche, due principalement à l’aldéhyde C-14 (en réalité une lactone), un composant de synthèse découvert en 1908.
Mitsouko constitue une merveille d’équilibre, entre une tête hespéridée et fruitée, un cœur jasminé, les épices (girofle, cannelle, piment, poivre) et un fond chypré ample et généreux (mousse de chêne, muscs, vétiver). Il évoque une promenade dans les sous-bois par une journée lumineuse d’automne. C’est un grand parfum à la formule courte, mais au rendu olfactif très complexe et sophistiqué. Même apprivoisé et porté mille fois, on ne cesse de le redécouvrir ; on pense le posséder, mais il continue de nous échapper et l’on y revient sans cesse, comme dans une quête obsessionnelle. Chef-d’œuvre accompli, Mitsouko inaugure la sous-famille des chypres fruités, qui se développera au fil des décennies.
Le début des années 1920 est marqué par des sorties plus discrètes – Eau de fleurs de cédrat (1920), Candide Effluve (1922) et Guerlinade (1924) – ou déroutantes – comme Bouquet de faunes (1922), un parfum qui met en avant le costus, aux notes animalisées et pouvant évoquer le cuir chevelu, sur un fond ambré baumé. Puis en 1925 est lancé le plus célèbre parfum de la maison : Shalimar. Élaboré en 1921 (la même année que le très bel Émeraude de Coty, un parent proche), il est présenté quatre ans plus tard, lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs, au Grand Palais. Riche et puissant, il donne le meilleur de lui-même dans le sillage, qui permet d’apprécier pleinement l’ampleur de ses nuances. Sa courbe d’évolution est exceptionnelle : la bergamote de tête apporte fraîcheur et vivacité, puis s’opère doucement une transition presque imperceptible vers un cœur floral rosé, discret mais essentiel, et ensuite, plus franchement, vers une forme ambrée chaude et intense. Shalimar reprend la trame hespéridée et aromatique de Jicky (1889) et de Mouchoir de Monsieur (1904), mais en accentue considérablement les notes orientales et vanillées, notamment par l’emploi de l’éthylvanilline, un composant de synthèse puissant. On l’aime souvent pour des raisons différentes, voire antagonistes : sa fraîcheur, son caractère oriental intense, son animalité. Un témoin parfait de la complexité et de la multiplicité des perceptions olfactives. Shalimar est, dès son lancement, un grand succès, non seule- ment français mais surtout américain. On l’aperçoit d’ailleurs dans le film Femmes de George Cukor (1939). Il installe une tendance majeure de la parfumerie, celle des ambrés doux ou orientaux.
Son succès est tel qu’il va éclipser la plupart des autres parfums Guerlain de cette décennie. On ne peut cependant que regretter la disparition de Djedi (créé en 1926), un ambré résineux androgyne au caractère brûlant et sec très moderne.

Caron, à la conquête du marché américain

Au lendemain du conflit, la maison établie en 1904 est devenue l’une des plus prestigieuses de France, concurrente directe de Guerlain, Coty ou Houbigant. Son grand lancement d’après-guerre reflète parfaitement le style Caron : un parfum de fourrure, chaud, fiévreux, décadent, nommé Le Tabac blond, une évocation sublimée du tabac de Virginie, qui séduit les femmes désireuses de fumer autre chose que le tabac brun et âcre des hommes. Cette métaphore olfactive ne contient pas une seule fleur de tabac et ne cherche pas à copier les éléments de la nature : Ernest Daltroff souhaitait s’éloigner des normes académiques et créer une fragrance mystérieuse, abstraite, volontairement floue, en utilisant massivement les nouvelles matières et bases de synthèse. Essentiel dans l’histoire de la parfumerie moderne, Le Tabac blond inaugure véritablement la famille des cuirés en se démarquant des traditionnels accords peau d’Espagne et cuir de Russie par des notes orientales et boisées appuyées, aux côtés de notes florales épicées (œillet et ylang-ylang).
En 1922, Nuit de Noël célèbre cet événement cher à Félicie Wanpouille et fait la part belle à la rose, riche et majestueuse, sur un lit de Mousse de Saxe, de santal, de baumes et de vétiver. Il rappelle un autre fleuron de la parfumerie française, aujourd’hui encore fer de lance de sa marque, le fameux Habanita de Molinard, créé en 1921 et proposé tout d’abord sous forme de parfum à cigarettes – afin d’atténuer les odeurs de tabac –, puis commercialisé en tant que parfum de peau à partir de 1924. Le beau flacon opaque noir de Nuit de Noël, à l’origine en cristal de Baccarat, typique du mouvement Art déco, aurait d’ailleurs été imaginé d’après un étui à cigarettes. Son écrin à passementerie en faux galuchat s’inspire, plus de cinquante ans avant Opium d’Yves Saint Laurent, de l’inrō japonais. Que de symboles !
La création en 1923 d’une filiale à New York, la Caron Corporation, témoigne de l’importance du marché américain pour une maison qui va très tôt se tourner vers l’exportation. Ses parfums, ses fards et ses poudres seront prisés par de nombreuses fortunes et célébrités américaines. La seconde moitié des années 1920 est marquée chez Caron par un changement artistique et esthétique, avec des créations moins sombres, comme Bellodgia. Ce joli soliflore œillet très poudré, qui tire son nom du village italien de Bellagio, sur les rives du lac de Côme, inspirera deux décennies plus tard L’Air du temps de Nina Ricci (1948). Il rappelle que l’œillet constitue une note phare de la parfumerie de l’époque, en soliflore ou mêlé à des accords ambrés épicés.
Si les parfumeurs traditionnels comme Guerlain, Caron, Houbigant et Coty dominent le marché, ils sont peu à peu concurrencés par un phénomène en pleine expansion et porté par des créateurs flamboyants : le parfum de couturier.

Chanel, sillage couture

En 1918, l’amant de Mademoiselle, un aristocrate anglais dont elle est profondément éprise, la quitte pour se marier. Puis, un jour de décembre 1919, Arthur Capel (dit Boy) se tue accidentellement au volant de son automobile. Pour ne pas sombrer dans le désespoir, Gabrielle Chanel s’acharne au travail. Avec succès : la maison qui porte son nom construit déjà une réussite insolente ; à l’aube des années 1920, elle emploie quelque 300 couturières.
En 1920, peut-être par l’intermédiaire du grand-duc Dimitri Pavlovitch de Russie, elle fait la rencontre d’Ernest Beaux. Le parfumeur a fait ses gammes chez Rallet, une maison de parfums basée à Moscou et devenue, honneur suprême, fournisseur officiel de la cour impériale de Russie. Après la révolution de 1917, Beaux est rapatrié en France et implante un petit laboratoire à Cannes La Bocca. De la collaboration entre les deux créateurs naît le plus célèbre des parfums : No 5. Chanel souhaitait une fragrance abstraite et mystérieuse, éloignée des soliflores et qui rendrait jaloux les autres parfumeurs. Le résultat, inédit, sera à la hauteur de ses espérances. Les fleurs les plus nobles y sont en état de grâce, notamment le jasmin grandiflorum, l’ylang, la rose de mai et la fleur d’oranger. Il émane de son sillage une forme olfactive à la beauté neuve, en partie due aux aldéhydes aliphatiques. S’il ne s’agit pas de leur premier emploi en parfumerie, ces derniers n’ont alors jamais été autant dosés et mis en avant. Beaux racontera plus tard que l’odeur métallique et zestée de ces composants convoquait chez lui des sensations éprouvées des années auparavant au-delà du cercle polaire, dans la fraîcheur qu’exhalent rivières et lacs du Grand Nord. Les aldéhydes confèrent au bouquet floral de l’éclat, du montant, ils le révèlent. Et le fond boisé, poudré, vanillé, est un summum de distinction. No 5 est un exemple abouti d’abstraction, à l’écriture précise et minutieuse, et porte les ambitions d’une femme en avance sur son temps. Dès 1924, il est décliné en eau de toilette, plus accessible, et deviendra, les décennies suivantes, le parfum le plus vendu au monde, pour entrer définitivement dans la légende et caresser un rêve d’éternité. Son flacon sobre, géométrique, connu dans le monde entier, a su évoluer subtilement dans ses proportions au fil des époques.
D’autres créations voient rapidement le jour, tel No 22 en 1922 (toujours commercialisé de nos jours), une variation du No 5 aux notes solaires, crémeuses et ambrées plus affirmées. À l’époque, Paris constitue une terre d’accueil pour de nombreux Russes ayant fui la révolution de 1917 et dont Gabrielle Chanel aime s’entourer, notamment Serge de Diaghilev, le fondateur de la compagnie des Ballets russes, et Igor Stravinski, dont elle héberge la famille dans sa propriété de Garches, dans les Hauts-de-Seine. Et l’exotisme russe s’invite dans ses créations. Elle travaille les fourrures, les broderies produites par l’atelier Kitmir de la grande-duchesse Marie, la sœur de Dimitri Pavlovitch, et adapte au vestiaire féminin la veste des moujiks. En 1927, Cuir de Russie vient prolonger cet univers. Ce très grand parfum mêle les aldéhydes à un jasmin radieux. Les notes cuirées, goudronnées, s’imposent peu à peu, entre le caractère fumé du bouleau et l’animalité un peu grasse et acide du castoréum. L’ensemble plane dans les effluves enveloppants, doux et secs du tabac blond. C’est une vision fantasmée de l’âme russe en flacon, le reflet de l’exaltation et de la douleur, de la mélancolie et de l’extase. La décennie consacre également les célèbres Gardénia (1925) et Bois des îles (1928), ainsi que de nombreuses autres fragrances plus anecdotiques.
Les créations de Beaux pour Chanel constituent une œuvre majeure, traduisant une vision esthétique et artistique puissante et peu commune. Mademoiselle a su saisir les changements de son époque et poser un regard neuf sur son temps, pour s’imposer comme l’une des figures féminines les plus emblématiques du XXe siècle. André Malraux déclarera d’ailleurs : « De ce siècle en France, trois noms resteront : de Gaulle, Picasso et Chanel. »

Lanvin, fragrances de caractère

D’abord reconnue pour ses chapeaux, Jeanne Lanvin devient membre de la chambre syndicale de la haute couture en 1909, puis voit sa maison se développer considérablement et se diversifier dans les années 1920 : mode pour enfants, cravates, décoration… Désireuse de vendre des parfums sous son nom (notamment pour financer la haute couture), elle fait appel à une mystérieuse créatrice russe, « Madame Zède ». En 1923 et 1924 se succèdent plusieurs créations anecdotiques : La Dogaresse, Le Sillon, J’en raffole, Géranium d’Espagne, Lajea, Le Chypre, Où fleurit l’oranger… Une seule, Mon péché, rebaptisée My Sin, rencontre un grand succès commercial, en particulier outre-Atlantique. Ce floral aldéhydé, qui se démarque par l’emploi massif de notes animales et boisées, offre un parfait exemple de construction duale qui mêle le propre et le sale, l’attraction et la répulsion, entre une savonnette bon marché et une petite culotte négligemment oubliée. Sa vibration est organique, son propos presque ouvertement sexuel.
Sentir My Sin en vintage ou en reconstitution à l’Osmothèque de nos jours rappelle que l’environnement et les repères olfactifs ont fortement évolué depuis. Ici, tout évoque l’odeur chargée des appartements bourgeois de l’époque, les lourdes tentures imprégnées des effluves du quotidien, une hygiène que l’on jugerait aujourd’hui approximative, d’épaisses fourrures dont on parfume les doublures… Cette intrigante création bénéficie d’une élégante affiche publicitaire, avec un chat noir pour égérie. Discontinuée en 1988, elle demeure une œuvre à part, à la limite de l’inclassable.
En 1925, Jeanne Lanvin décide d’offrir à sa fille, Marie-Blanche, musicienne accomplie, un parfum pour ses 30 ans, qu’elle aura en 1927. Cette fois, elle convoque Paul Vacher et son assistant de l’époque, André Fraysse, qui composent, selon ses vœux, un riche bouquet floral dont l’odeur surpasserait celle de la nature. Les aldéhydes, là encore, servent à donner de l’éclat. Mêlés à un fond boisé, poudré et vanillé, ils floutent les contours et arrondissent les angles. Le nom de ce parfum témoigne de son harmonie : Arpège. S’il s’inspire fortement du No 5, il s’en démarque notamment par son aspect fourrure plus affirmé. La conception du flacon est confiée au dessinateur Armand Albert Rateau, qui a déjà décoré l’appartement de Jeanne Lanvin, rue Barbet-de-Jouy, dans le 7e arrondissement de Paris. C’est une boule noire ornée d’une gravure d’or qui représente la créatrice étreignant sa fille, Marie-Blanche, symbole de la force des liens unissant ces deux êtres. Arpège sera l’un des parfums les plus vendus en France jusque dans les années 1980.

Jean Patou, amour, soleil et sable chaud

À la tête d’une des plus importantes maisons de couture de l’époque, Jean Patou se lance au milieu des années 1920 dans la création, la production et la vente de parfums. Il fait appel à Henri Alméras, un parfumeur connu pour avoir signé plusieurs créations des Parfums de Rosine, de Paul Poiret, dans les années 1910. Au printemps 1925, le couturier lance sur le marché français ses trois premiers parfums, dont les noms symbolisent l’évolution d’une relation amoureuse. Chacun cible un type de femmes : Amour Amour, un bouquet floral vert et aldéhydé, est destiné aux blondes ; Que sais-je ?, un chypre fruité, aux brunes ; Adieu sagesse, un soliflore gardénia, aux rousses. Un positionnement suranné, mais encore très fréquent à l’époque. Que sais-je ? est sans doute le plus original des trois. Il s’ouvre sur une corbeille de pêches et d’abricots, acides et juteux, mariée à un bouquet floral assez abstrait et à une mousse de chêne surdosée, pour enfin s’abandonner aux délices fauves de la civette et du musc. S’inspirant certainement de Mitsouko, il semble annoncer Femme de Rochas (1944).
Le teint hâlé, jusqu’alors distinctif des milieux paysans et des ouvriers, devient peu à peu l’apanage d’une élite qui a les moyens de partir en vacances et qui s’adonne au bronzage. Finie, l’obsession du teint de porcelaine sous ombrelle, de la peau blanche soigneusement entretenue : les canons de beauté se redéfinissent totalement. Patou (comme Chanel) imagine des vêtements décontractés pour la plage, pour la campagne et pour les activités de plein air – à une époque où la pratique du sport se popularise et où les événements sportifs deviennent médiatiques. Dans cette veine, il propose également à ses clientes, en 1927, une huile de bronzage teintée (rouge ocre) et parfumée, l’Huile de Chaldée, du nom d’une région antique située dans le sud de la Mésopotamie. Son parfum est un bouquet de fleurs blanches, salicylé (le salicylate de benzyle est alors utilisé comme filtre solaire), arrondi de notes ambrées douces, légèrement animalisées, qui évoquent l’odeur du sable chaud et de la peau dorée au soleil.
En 1929, Jean Patou propose Le sien, le premier parfum (hors cologne) au positionnement publicitaire unisexe ; un aromatique vert qu’hommes et femmes peuvent partager. Bien que demeuré confidentiel, celui-ci témoigne d’un changement des mentalités dans la manière de concevoir le parfum. La même année, Moment suprême, une lavande ambrée, célèbre les derniers soubresauts de l’euphorie parisienne à la veille du krach de Wall Street. La crise de 1929, loin de mettre un terme à la fortune des parfums Jean Patou, inspirera la création du monumental Joy (1930), qui va assurer à la maison une notoriété internationale pour les décennies suivantes.

Un siècle nous sépare désormais de cette époque fastueuse qui a profondément transformé la parfumerie française. Les créations qui résultent de ces années de recherche artistique et esthétique exceptionnelles constituent, aujourd’hui encore, des référents. Néanmoins, le temps a fait son œuvre. Les modes et les tendances passent, laissant sur le côté ceux qui n’ont pas su s’adapter.
Si nombre de parfums des années 1920 ont depuis longtemps disparu, ils continuent de déclencher les passions des amateurs, conscients de leur beauté et de leur singularité. Heureusement, plusieurs ont su traverser le temps, grâce à des maisons qui ont toujours soutenu et valorisé leurs grands classiques. No 5 demeure l’un des parfums les plus vendus au monde, tandis que Shalimar, Habanita ou Tabac blond, pour ne citer qu’eux, constituent encore des piliers de leurs maisons respectives. Des succès jamais démentis, peut-être parce que ces Années folles, lointaines et révolues, souvent fantasmées, continuent de nourrir un puissant imaginaire collectif et de porter leur part de rêve, comme l’essence même du parfum.

Visuel principal : Éditions Nez / Illustration © Claire Braud

Smell Talks : Coline Brasset et Julien Rasquinet – Speed Smelling IFF 2022

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En septembre 2022, à Paris, la douzième édition des Rives de la beauté a réuni les acteurs de la filière cosmétique et parfum autour d’expositions, d’installations, de conférences et d’un concept store éphémère permettant de découvrir des marques de parfumerie rare.

Aujourd’hui, nous sommes à L’Atelier des Rives, installé au cœur de la Galerie Joseph, dans le quartier du Marais, pour une discussion autour du Speed Smelling 2022.

Chaque année, la maison de composition IFF donne carte blanche à ses parfumeurs autour d’un thème imposé. Un support propice à la liberté de création et à l’éloge des molécules dites « captives », mises au point par l’entreprise et exclusivement réservées à ses parfumeurs.

La trame choisie pour le cru 2022, « Un américain à Paris », a donné naissance à treize fragrances réunies dans un coffret en édition limitée.

Animée par Guillaume Tesson, cette conférence nous plonge dans les coulisses du projet, en compagnie de Coline Brasset, Scent Design Manager chez IFF et Julien Rasquinet, l’un des treize parfumeurs ayant participé à cette édition.

Femmes et odorat : un parcours semé d’embûches

Si le regard masculin continue de modeler le corps des femmes, on parle plus rarement du nez, qui a pourtant lui aussi permis d’établir nombre d’injonctions patriarcales.
Première page d’un dossier sur les liens entre féminité et olfaction, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes ce mercredi 8 mars.

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Smell Talks : Anne-Cécile Pouant et Isabelle Chazot – L’Osmothèque, pionnière dans la préservation du patrimoine olfactif

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque. En collaboration avec celle-ci, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

En préambule aux conférences enregistrées lors de ce colloque sur le thème « Mémoire et parfum », Anne-Cécile Pouant, directrice déléguée de l’Osmothèque et Isabelle Chazot, responsable des relations avec les chercheurs et présidente du comité scientifique, nous ont reçus dans leurs locaux, sur le campus de l’Isipca à Versailles. Elles nous expliquent la mission de ce conservatoire international des parfums, pionnier dans la préservation du patrimoine olfactif.

Smell Talks Osmothèque : Sophie-Valentine Borloz – Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux

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Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Sophie-Valentine Borloz, docteure en littérature française, chercheuse à l’Université de Lausanne et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Sa conférence ayant pour titre « Enfermer dans un vers l’odeur de tes cheveux » nous parle de l’art de fixer le souvenir olfactif.

Le concert olfactif 3.0 par Firmenich

Le 25 janvier, dans le cadre du salon Art Genève, la maison de composition transalpine a proposé avec l’Orchestre de la Suisse Romande une « expérience tridimensionnelle » associant musique, images et odeurs. Nez s’est glissé au premier rang.

« Des concerts olfactifs, il y en a déjà eu, avec des mouillettes imprégnées ou des ventilateurs dispersant du parfum. Mais un concert comme celui-là, avec un collier électronique par spectateur et une alternance de seize fragrances, c’est une première mondiale ! » Monica Sanchez Pozzo, directrice des évaluations parfum chez Firmenich, a du mal à cacher son enthousiasme. Cet événement, elle y travaille depuis trois ans. Et ce mercredi 25 janvier, dans les vastes locaux de Palexpo, en périphérie de Genève, la « symphonie des sens » qu’elle a imaginée avec le parfumeur Loïc Bisceglie et le chef de l’Orchestre de la Suisse Romande Philippe Béran, « ouvre » officiellement la journée presse de la foire d’art contemporain Art Genève. Il est 11 h 50. Dans dix minutes, le carton d’invitation le promet, cinquante privilégiés vont pouvoir « écouter des fragrances, voir des sons et sentir des images ». 

Huit musiciens interpréteront un enchaînement de pièces musicales (Beethoven, Debussy, Mastrangelo, Reich…) illustrant en quatorze tableaux les moments-clés d’une journée tandis que des œuvres créées pour l’occasion par l’artiste contemporain Pascal Matthey, en écho aux thèmes choisis, seront projetées en arrière-plan. Mais avant de s’installer, il faut se munir d’un collier électronique à placer autour du cou. L’appareil, en forme de fer à cheval et à bords plats percés de petits trous, apportera à l’événement sa dimension olfactive. À l’intérieur, un ventilateur pulse de l’air à travers des capsules parfumées. Une technologie développée par la start-up chinoise Scentrealm. Son fondateur, Jim Huang, prend place parmi les invités, sans quitter du regard les deux techniciens assis derrière leurs ordinateurs. Leur rôle : commander à distance la diffusion des fragrances, en veillant à ce qu’elles soient bien synchronisées avec la musique et les œuvres projetées.

L’objet mystère, un collier diffuseur développé par la start-up Scentrealm.
Visuel © Baptiste Janin

Café, sushis et piscine

« Nous allons d’abord vérifier que vos colliers fonctionnent », prévient le chef d’orchestre. Un coup d’œil aux deux techniciens, un autre sur les participants… Qui sourient les uns après les autres. Une agréable odeur de café titille leurs narines. À une exception près – une main s’agite dans le fond de la salle – le test s’avère concluant. Une fois le collier récalcitrant remplacé, la séance peut commencer. Elle va durer une demi-heure.

Sans surprise, sur un air guilleret, la journée débute par… un petit-déjeuner. Un réconfortant fumet de confiture de fraise succède à celui du café. Le ballet des sens se poursuit : une douche (aux accents marins), un trajet dans la rue au cours duquel on perçoit l’effluve lourde du goudron puis des notes d’agrumes inattendues (doit-on reconnaître un fruit, un parfum ?), l’arrivée au bureau avec un bouquet mêlant papier et encre, une parenthèse chlorée à la piscine… On se surprend à sourire. À frissonner, parfois. La dimension olfactive renforce l’impression d’immersion, voire d’intimité. Le programme ne connaît aucun temps mort, si ce n’est un tempo plus apaisé lors du repas du midi au son de Déjeuner en paix du compatriote Stephan Eicher (devant un plateau de sushi représenté par les notes pyrazinées du riz) et, après le travail, la gentiane et les baies caractérisant l’odeur d’un gin tonic. Les mêmes agrumes que le matin réapparaissent lors d’une sortie à l’opéra et la journée s’achève, enfin, par le parfum aldéhydé des draps propres et frais. 

L’odeur de la confiture de fraise…
Visuel Guillaume Tesson

Lumières. Applaudissement. Le public a apprécié. Loïc Bisceglie, parfumeur depuis 5 ans chez Firmenich, semble également  satisfait. C’est lui qui a mis au point les fragrances, dont cette confiture de fraise « gourmande et juteuse qu’on a l’impression de manger, mise au point à partir de la molécule captive fraise FirGood ».On ne peut s’empêcher de lui demander : et cette odeur d’agrumes ? « C’est la touche romantique, la seule qui ne soit pas figurative », reconnaît-il. « Ce parfum que vous avez senti deux fois, c’est celui d’une femme croisée dans la rue, le matin, puis retrouvée de manière inattendue le soir lors d’une représentation à l’opéra ».

Monica Sanchez Pozzo reconnaît qu’il a fallu dépasser les premiers tests techniques du collier, peu concluants, pour l’améliorer et arriver au résultat actuel. Notre verdict : l’appareil apporte un relief supplémentaire à l’expérience. Les odeurs, fidèles à la réalité, s’enchaînent avec fluidité et sans rémanence. Elles ne se télescopent pas. Et sur une telle durée, une demi-heure, notre nez ne sature pas. Au contraire, il aurait aimé être sollicité un peu plus longtemps. Eugène Chaplin, fils du célèbre cinéaste, et sa fille Kiera, ont assisté au spectacle. En chœur, ils saluent ce mélange des genres harmonieux : « Quel potentiel créatif… Nous sommes vraiment séduits. Il est évident que le cinéma s’emparera tôt ou tard du procédé. » Monica Sanchez Pozzo, Loïc Bisceglie et Philippe Béran, eux, envisagent déjà de jouer les prolongations en remplissant les 1600 fauteuils du Victoria Hall de Genève. Leur objectif : « contribuer à la reconnaissance du parfum comme expression artistique à part entière ». Prometteur.

Visuel principal : Guillaume Tesson

Le poids des odeurs

Impliqué dans la détection du goût des aliments et dans la régulation de la faim, notre odorat intervient-il dans les pathologies métaboliques telles que l’obésité ou psychiatriques comme l’anorexie ? Les chercheurs étudient cette piste et explorent les possibilités thérapeutiques qu’elle esquisse. À l’occasion de la Journée mondiale contre l’obésité ce samedi 4 mars, nous vous proposons de redécouvrir un article d’Eléonore de Bonneval et Hirac Gurden, originellement publié dans Nez, la revue olfactive #10 – Du nez à la bouche.

Notre nez peut-il influencer notre choix de dessert ? C’est ce que Stéphanie Chambaron, docteur en psychologie cognitive, chargée de recherche au Centre des sciences du goût et de l’alimentation à Dijon, a étudié au cours d’une expérience. Après avoir convoqué des participants sous un faux prétexte, elle a exposé une partie d’entre eux à une odeur de fruits ou de viennoiserie – si faible qu’ils n’en ont pas pris conscience –, puis a observé comment ils composaient leur plateau repas pour le déjeuner à partir d’un buffet. Les résultats sont parlants. Les personnes orientent plus naturellement leur choix vers « un dessert à faible densité énergétique (une compote) lorsqu’elles ont été [mises en contact] avec une odeur de poire » que lorsque aucune senteur n’a été diffusée, relève la psychologue. A contrario, un fumet de pain au chocolat oriente davantage d’adultes vers un dessert à haute densité énergétique (une gaufre). Stéphanie Chambaron insiste cependant sur le fait que, si une odeur peut influencer notre envie d’« aller vers » un certain type de mets, elle ne peut pas, à l’inverse, nous refréner. En outre, précise-t-elle, « l’effet de l’amorçage olfactif est encore plus marqué chez les personnes atteintes d’obésité ».
Cette maladie métabolique touche environ 9 millions de Français. Liée à la mauvaise gestion énergétique du corps, elle se caractérise par une accumulation excessive de tissus adipeux et un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 30 kg/m2 chez l’adulte. Cet indicateur est calculé en divisant le poids (en kilogrammes) par la taille au carré (en mètres), comme si on nous étalait au sol et qu’on évaluait la densité de notre superficie.
Affirmer qu’une corrélation existe entre obésité et troubles olfactifs n’est pas chose aisée. Dans la littérature scientifique, une dizaine d’articles abordent cette question, mais leurs résultats se contredisent. L’une des études montre une absence de lien, tandis qu’une autre conclut à une hypersensibilité aux effluves alimentaires. Selon cette dernière, conduite par Lorenzo Stafford, du centre de psychologie évolutionniste et comparée de l’université de Portsmouth, en Angleterre, les personnes dont l’IMC est supérieur à 30 kg/m2 sont plus sensibles à une odeur de chocolat que celles dont l’IMC est inférieur, et la jugent plus agréable. Pourtant, parmi l’ensemble des articles, huit observent une baisse assez profonde de la capacité de détection olfactive en cas d’obésité, ce qui correspond aux données recueillies en étudiant des rongeurs rendus obèses par un régime hypercalorique. Brynn Richardson, du centre médical de l’université du Nebraska, aux États-Unis, a démontré un lien entre baisse de l’acuité olfactive et IMC élevé. Et en 2018, Mei Peng, du département de sciences de l’alimentation de l’université d’Otago, en Nouvelle Zélande, a conclu à une baisse d’acuité olfactive chez les personnes ayant un IMC supérieur à 40 kg/m2. Celle-ci est toutefois réversible, relevait-elle, dans le cas de patients ayant subi une intervention de chirurgie bariatrique pour perdre du poids.

Circuit de satiété

Quelle serait la corrélation entre les problèmes de sensibilité olfactive et l’obésité ? Selon certains auteurs, cette dernière pourrait être la conséquence des défaillances de perception, et non l’inverse, souligne Stéphanie Chambaron. L’odorat, quand il fonctionne normalement, fournit en effet des informations aux circuits de satiété et de récompense pour leur permettre d’estimer la qualité de la nourriture et les quantités à ingérer. La psychologue cite une autre étude de Mei Peng, selon laquelle les personnes dotées de capacités olfactives moindres seraient amenées à consommer davantage de nourriture que celles dont le poids et l’odorat sont dans la norme pour atteindre un niveau équivalent de sensations alimentaires.
Une hypothèse encore discutée mais très répandue, soutenue notamment par Serge Ahmed, de l’Institut des maladies neurodégénératives de Bordeaux, apporte une explication. Selon le directeur de recherche au CNRS, ce comportement serait lié au fait que la nourriture sucrée et grasse sollicite les mêmes circuits cérébraux de récompense et de plaisir que les drogues : le système dopaminergique. Dans tous les cas, l’obésité se caractérise par une inflammation cérébrale qui est délétère pour les neurones olfactifs de la muqueuse comme pour les neurones du système olfactif dans le cerveau. En effet, plus la masse de tissu adipeux augmente, plus celui-ci libère de molécules pro-inflammatoires toxiques pour l’organisme, conduisant à une inflammation dans les articulations, le foie, les intestins et le cerveau. Une hypothèse serait alors que la neurogenèse qui permet le renouvellement des neurones de la muqueuse et du bulbe olfactif s’affaiblirait en réaction à cette inflammation.

Leptine, insuline, ghréline

De l’autre côté du spectre de l’IMC – la limite supérieure est située entre 14 et 17,5 kg/m2 – se trouvent les personnes atteintes d’anorexie, un trouble du comportement alimentaire (TCA), au même titre que la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Quelque 600 000 personnes en France et 1 à 2 % de la population mondiale souffrent de TCA. Ces pathologies psychiatriques touchent essentiellement les femmes (huit patients sur dix), et un tiers des personnes atteintes souffrirait d’une forme chronique.
Les travaux de Nora Rapps et de son équipe au département de médecine psychosomatique et de psychothérapie de l’hôpital universitaire de Tübingen, en Allemagne, montrent une nette diminution de la sensibilité olfactive chez les personnes anorexiques, dont les raisons sont inconnues. Comme dans le cas des sujets atteints d’obésité mais de façon exactement inverse, cette baisse semble réversible dès lors que les patients reprennent du poids. En outre, l’ancienneté de l’anorexie influence les capacités olfactives : en début de maladie et de perte de poids pathologique, une hypersensibilité est parfois constatée avant la bascule vers l’hyposensibilité, qui survient très rapidement. Les personnes souffrant de boulimie dont l’IMC ne change pas profondément ne semblent pas avoir ce problème.
Pourquoi les variations de l’IMC affectent-elles le cerveau et l’odorat ? Derrière la prise ou la perte de poids, se cache une machinerie hormonale chargée de réguler le métabolisme énergétique, par exemple la glycémie, en fonction des besoins et de la prise alimentaire. Cela nécessite une coordination entre le cerveau, le foie, le pancréas, le tissu adipeux, les intestins et les muscles. Une communication qui passe par des hormones : leptine, insuline, ghréline. Quand nous avons faim, la balance penche en faveur de la ghréline ; notre odorat devient alors plus fin, ce qui facilite la recherche de nourriture. Une fois que nous sommes rassasiés, l’odorat fait partie des sens qui le signalent au centre de la satiété, lequel contrôle la synthèse de ces hormones. Et l’équilibre entre celles-ci est modifié. Mais si l’IMC varie pathologiquement, tout ce système dysfonctionne.
Or, les cellules du bulbe olfactif, par exemple, disposent d’un grand nombre de récepteurs de la leptine, de l’insuline et de la ghréline. Les brusques variations de concentration de ces substances, dans un sens ou dans l’autre, perturbent donc la prise alimentaire mais aussi l’odorat (sensibilité des neurones olfactifs, fonctionnement du bulbe olfactif). En ce sens, les modifications de la sensibilité olfactive constatées chez les patients anorexiques sont peut-être une conséquence du dérèglement hormonal qu’ils connaissent.

« Restriction cognitive progressive »

En outre, ces personnes engagent un réel combat contre le stimulus, note Vincent Dodin, professeur agrégé de psychiatrie à l’université catholique de Lille. Éliminant de leur régime alimentaire tout ce qui peut paraître calorique, elles évitent également d’être exposées aux senteurs de ces mets. « Un classique chez les anorexiques est de restreindre le panel d’odeurs alimentaires pour n’avoir que la pomme ou deux, trois légumes comme aliments ; le reste est progressivement mis à l’écart de leur sémantique olfactive, voire oublié », résume le psychiatre, qui parle de « restriction cognitive progressive ». Des effluves appétissants sont, pour ces sujets, porteurs d’une menace de prise de poids : il faut s’en méfier. Leur perception conduira ainsi à un renforcement du comportement restrictif : « Il y a une habituation dans la lutte, des distorsions cognitives, des mécanismes de traitement de l’information “odeur” qui induisent des comportements de rejet », explique Vincent Dodin. De nombreuses personnes atteintes d’anorexie altèrent consciemment, d’après lui, le goût ou la senteur de certains aliments pour s’interdire tout plaisir. Ajouter d’importantes doses de sel, d’épices, de poivre, de moutarde, de vinaigre, voire brûler un plat avant de l’ingérer s’inscrivent « dans une démarche quasi masochiste ou douloureuse ». Ce type de stratégie pathologique suractive les trois structures sensorielles impliquées dans la dégustation : l’odorat, le goût et surtout le système trigéminal, qui perçoit notamment le piquant. L’aversion ainsi déclenchée débute avant même la première étape de la digestion. Cette dernière ne fait que renforcer le dégoût, pouvant aller jusqu’à engendrer des vomissements. Des signaux sont envoyés au cerveau pour l’alerter sur ces aliments, afin qu’ils ne soient plus consommés dans un futur proche. Le rejet des odeurs alimentaires positives devient ainsi quasi catégorique pour les personnes anorexiques.

Ateliers d’« éveil des sens »

Celles-ci peuvent, de plus, percevoir les senteurs comme trop invasives à cause de leur volatilité, de leur rémanence et de leur capacité à s’infiltrer partout. Dans le documentaire Chère anorexie de Judith du Pasquier, Emmanuelle Dor-Nedonsel, pédopsychiatre au CHU de Nice, cite l’exemple d’une patiente chez qui la seule présence de farine en suspension dans l’air induisait de l’angoisse : elle craignait de l’inhaler et ainsi de grossir. Il n’est pas rare que les jeunes filles qu’elle prend en charge souffrent de distorsions cognitives. Elles ont par exemple un sentiment « de satiété après avoir senti du gras : sentir un petit beurre leur donne l’impression de l’avoir mangé ».
À l’inverse, dans le cas d’une boulimie ou d’une hyperphagie boulimique – autres TCA –, « les odeurs vont plutôt avoir le rôle de starter », note Vincent Dodin. Passer devant une boulangerie dont émanent des arômes de croissant peut déclencher la crise.
Le psychiatre et son équipe à Lille conduisent des ateliers d’« éveil des sens », qui s’inscrivent, pour les patients, dans une démarche de réappropriation de leur alimentation destinée à retrouver un IMC normal. L’objectif est « de réapprendre à élargir la palette d’odeurs avant même d’ingérer les aliments ». Une diététicienne présente un certain nombre d’effluves alimentaires, et la gamme s’enrichit au fil des séances, pour développer cette compétence olfactive perdue à un moment donné ou insuffisamment exercée depuis toujours.
Vincent Dodin propose également de travailler autour des senteurs dans le cadre de repas thérapeutiques, exercice qu’il rapproche d’une forme de méditation de pleine conscience. Au cours de ces rendez-vous animés par des professeurs de cuisine ou des chefs de la région, les patients anorexiques sont encouragés à se concentrer sur l’odeur des aliments, mais aussi sur leur texture, leur goût et sur les émotions négatives ou positives déclenchées par ces sensations. C’est un travail sur la durée : les cycles durent six semaines, avec une à trois sessions par semaine.

« Verrouillage émotionnel »

Emmanuelle Dor-Nedonsel mène une démarche similaire dans son établissement, à Nice. Initialement centré sur le goût, l’atelier a très vite évolué pour se concentrer sur l’olfaction. Une décision prise après avoir constaté les difficultés des patientes anorexiques à mettre les aliments en bouche : « Elles reniflaient les propositions qui leur étaient faites plutôt que de les ingérer. » La séance se déroule en petit groupe de six ou sept jeunes filles et deux soignantes. Deux senteurs sont présentées : une alimentaire et une végétale (bois ou fleur). Les patientes sont ensuite questionnées sur leur perception hédonique de ces odeurs et invitées à s’exprimer librement, par écrit, afin qu’elles ne soient pas influencées par les autres participantes et que l’équipe puisse garder une trace de leur évolution individuelle. Des feuilles blanches, des crayons et des feutres sont mis à leur disposition.
Le corps médical cherche ainsi à identifier avant tout les émotions rattachées à ces parfums. Lors des premières sessions, celles-ci affirment souvent ne rien sentir et rendent des feuilles blanches. Pourtant, Emmanuelle Dor-Nedonsel estime qu’il s’agit surtout « d’un verrouillage émotionnel ». Froides, rigides, les jeunes filles apparaissent souvent comme indifférentes, note-t-elle, « alors que c’est probablement davantage de l’ordre du contrôle, du contenu : ce serait trop fort de se laisser aller à avoir des émotions ».
Les psychiatres s’accordent pour dire que la voie sensorielle, notamment olfactive, est un chemin d’accès aux émotions et que son utilisation permet de réactiver les traces mnésiques chez les personnes souffrant de TCA. Vincent Dodin en est convaincu, l’odeur est un excellent médiateur pour travailler avec ces dernières. « On s’est rendu compte que beaucoup de patients présentant des troubles alimentaires avaient subi des traumatismes qui les avaient amenés à développer des mécanismes de défense pour ne pas avoir à se souvenir. Beaucoup d’entre eux ont des difficultés à se rappeler précisément les événements anciens de leur vie, car il y a une sorte de hantise, d’angoisse. » Or les odeurs sont un lien direct vers la mémoire dite autobiographique [voir « La mémoire en sentant » dans Nez #1] ; elles peuvent donc être à même de faire émerger des réminiscence douloureuses, « refoulées pour être sûr de ne pas être débordé par des émotions que l’on n’arriverait pas à contrôler », et d’aider à les verbaliser.
Pourraient-elles également être mobilisées pour lutter contre l’obésité ? La maladie, qui touche plus de 17 % des adultes en France et 13 % sur la planète, a atteint les proportions d’une épidémie mondiale, estimait en 2017 l’Organisation mondiale de la santé. La possibilité de faire suivre les personnes qui en sont atteintes par des olfactothérapeutes est actuellement étudiée. L’objectif serait qu’elles apprennent ou réapprennent à sentir et à goûter individuellement les différentes saveurs composant leurs aliments, afin de remédier aux pertes sensorielles et cognitives associées à leur pathologie.
Les recherches pour mieux comprendre les liens entre olfaction et obésité ou TCA en sont à leurs prémices. L’odorat est indiscutablement l’un des outils à affûter pour pouvoir, à terme, mieux soigner les individus concernés et les aider à retrouver un certain plaisir alimentaire. Une voie, pour eux, vers le retour à un poids d’équilibre mais aussi et surtout vers la réappropriation de leur être et de leur corps.

Visuel principal : Edouard Manet, La Brioche, 1870. Source : Wikipédia

Anosmie, à la recherche de l’odorat perdu

À l’occasion de la journée mondiale de l’anosmie ce lundi 27 février, nous vous proposons de redécouvrir un article d'Eléonore de Bonneval et Hirac Gurden sur ce trouble encore méconnu et sur les protocoles de rééducation qui ont fait leurs preuves, démontrant que sentir, c’est parfois guérir.

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Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena, Daphné Bugey et Delphine Jelk, c’est à Mathilde Bijaoui, parfumeuse chez Mane, de nous parler d’une œuvre de Jean-Paul Guerlain qui l’a, inconsciemment, toujours accompagnée.

Parler du parfum le plus décisif dans ma vie n’a rien d’une évidence. Au plus près des grandes créations depuis ma formation, j’ai tissé, en tant que parfumeuse mais aussi dans ma vie personnelle, des liens particuliers avec beaucoup d’entre elles. Il y a les parfums portés par les êtres aimés, ceux de l’enfance, les chocs olfactifs. Ceux dont j’admire la formule, l’effet, l’innovation. J’aurais par exemple pu vous parler d’Habit rouge de Guerlain, que mon professeur de piano portait quand j’étais enfant. Ou du fracassant Angel de Mugler, qui a surgi de nulle part dans les années 1990 pour imposer une tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait tant d’hommages à rendre, tant de belles créations à citer.

Mais c’est Vétiver de Guerlain qui m’est venu à l’esprit lorsque je me suis vraiment posé la question. J’ai toujours eu un rapport magnétique à ce parfum, et pourtant, je ne me souviens pas exactement quand il est apparu dans ma vie, ni comment. J’étais adolescente, c’était la fin des années 1990… Ce qui m’a surtout marquée, quand j’y pense, c’est ce côté très fourrure, que je trouvais diaboliquement attirant.

C’est d’ailleurs lui que j’ai choisi pour valider mon DESS [aujourd’hui première année de Master] à l’Isipca. J’ai commencé à le reconstituer au nez, puis j’en ai proposé une analyse chromatographique. Pour mon mémoire de maîtrise, j’avais analysé la manière dont les compositions peuvent s’influencer les unes les autres, notamment du féminin vers le masculin et vice versa – comme par exemple Cabochard de Grès a enfanté Aramis. Il m’a donc paru tout naturel de proposer une version féminisée de ce Vétiver l’année suivante.
J’avais imaginé une dimension florale autour de l’iris. Malgré tout ce travail autour de sa formule, la passion était restée comme au premier jour – contredisant la crainte que l’on a toujours un peu de perdre l’aura de nos amours, lorsqu’on les analyse à la loupe.

Puis Vétiver a recroisé mon chemin en habitant le cou d’un être aimé. Ai-je plus apprécié le parfum pour autant ? Je ne crois pas, mais comment le savoir vraiment ? Ce n’était ni un ovni, ni une composition d’une créativité folle, mais il n’a jamais cessé de me fasciner, de m’attirer comme un aimant. Je trouvais son départ assez classique, d’une fraîcheur hespéridée et épicée, à la manière d’une cologne. Il y avait ces muscs (certainement des muscs nitrés comme le musc cétone), avec leur étreinte sensuelle, terriblement sexy. Étaient-ils renforcés par des matières animales, comme souvent chez Guerlain ? Aujourd’hui, par la force des contraintes de législation, ce côté fauve s’est tempéré, mais on en retrouve la trace lorsqu’on le porte sur peau.

Et puis il y avait cette racine de vétiver, qui est aujourd’hui l’un de mes ingrédients préférés – ce que j’ignorais encore lorsque j’ai senti ce parfum pour la première fois.

C’est d’ailleurs sans que je ne m’en rende compte qu’il a influencé ma manière de composer. Je ne le réalise que maintenant que j’y réfléchis : le musc cétone peuplait mes premières créations, avant que son usage ne soit réglementé[1]ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010 et qu’il ne faille y trouver une parade. Mais surtout, ce Guerlain marie les deux familles que j’apprécie le plus en parfumerie : celle des boisés et celle des épicés. Je les emploie toujours avec joie, sans me poser la question du féminin ou du masculin. Ça m’a d’ailleurs valu un jour le surnom de « Spice Girl » !  Peut-être mon amour des épices vient-il de mon héritage culturel ; peut-être voyais-je aussi dans la fraîcheur aromatique de sa structure cologne un écho à l’Eau sauvage de Dior portée par mon père. Nous évitons parfois de décortiquer les parfums de peur d’en perdre l’aura, mais c’est surtout nous-mêmes qu’il faudrait décortiquer pour mieux comprendre nos goûts. Entreprise infinie !

Mon amour du vétiver m’a par ailleurs menée jusqu’à Madagascar où j’ai pour la première fois vu cette herbe toute haute et touffue. Mane y a développé un partenariat pour un sourcing éthique de géranium, de vanille et de vétiver. J’ai eu la chance d’assister à tout le processus de récolte, de séchage et d’extraction, et d’observer avec fascination cet énorme bloc qui sort de l’alambic. J’ai exploré cette matière dans tous ses états, et mon amour pour elle n’en a été que plus fort.

Je n’ai pourtant jamais porté, ni même jamais pensé porter ce Vétiver de Guerlain, ni dans mon adolescence, ni aujourd’hui. Je ne saurais me l’approprier, le faire mien : il appartient à l’ordre de mon désir, comme un amant. Et pourtant, comme un aimant, il a continuellement résonné dans mes compositions, sans même que je ne le sache. Pareil à un fil d’Ariane dont je n’avais jusqu’alors jamais vraiment pris conscience, il n’a cessé de peupler mon histoire. 

Mathilde Bijaoui, le 6 janvier 2023

Visuel principal : © Matthieu Dortomb

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010

Le prix des parfums : que cache-t-on vraiment ? LCI vous répond… à sa façon…

Les journalistes aiment les marronniers. Tous les ans, à la même époque, les mêmes sujets. Cette semaine, la Saint-Valentin était bien sûr à l’honneur, et à l’occasion de cette célébration des amoureux, le parfum ne manque pas de faire un sujet idéal pour les rédactions. Parfois, comme Jade Partouche (LCI) ces mêmes journalistes montent au créneau de la défense des consommateurs pour mettre à mal une industrie mensongère et duplice. Malheureusement, l’« intrépidité » n’est pas gage de qualité et la malhonnêteté – même si elle n’est qu’intellectuelle – se cache parfois chez ceux qui prétendent la dénoncer. Décryptage d’un reportage mal fagoté.

Le parfum n’étant généralement perçu comme rien d’autre qu’un produit de séduction, un cadeau qui ne sert qu’à prouver son amour éternel, il faut bien se l’avouer, le reste de l’année, on s’en fiche un peu… Mais c’est quand on doit passer à la caisse qu’on réalise soudain que déclarer sa flamme, ça représente un certain coût.
Voici donc le sujet traité mardi 14 février matin, sur la chaîne LCI, par la journaliste Jade Partouche dans sa chronique « LCI vous répond ». Le court reportage propose d’expliquer en 3 minutes top chrono que vraiment, le prix du parfum, c’est abusé ! Vite, une « enquête » pour démontrer au peuple privé de pouvoir d’achat qu’il se fait grave arnaquer en tombant dans le piège de viles parfumeurs qui ne veulent révéler leurs secrets à personne…

Alors pour préparer sa chronique et dégoter des infos, la chaîne a passé un coup de fil à la rédaction de Nez, la veille à 14h. Notre interlocutrice a lu avec intérêt, nous dit-on, l’article d’Anne-Sophie Hojlo publié sur notre site et intitulé Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ? Pour rappel, elle y traite de la visibilité des différentes personnes qui travaillent dans l’ombre du développement d’une fragrance. Son interlocutrice la questionne par téléphone au sujet du prix du parfum, et lui demande si elle ne connaît pas un créateur qui pourrait lui en dire plus.
Toujours prêts à propager la bonne parole de la culture olfactive, nous lui recommandons de s’adresser à Marc-Antoine Corticchiato, fondateur et parfumeur de la maison indépendante Parfum d’empire, dans l’idée qu’il puisse exposer un peu les rouages de la création d’un parfum. 

Dire que l’on a été sidérés en visionnant la vidéo le lendemain matin serait un euphémisme. Trois minutes stupéfiantes pour tenter d’expliquer « ce qu’on paye vraiment quand on achète un parfum ». (Attention, si vous cliquez sur le lien, attendez-vous à voir plusieurs spots de pub avant que le reportage ne débute.. peut-être même des pubs pour des parfums !…)

Tout y est, ou presque – il manquerait juste de l’info utile, peut-être ? Désinformation, déformations, raccourcis trompeurs, erreurs, manipulation… On frôle la théorie du complot, projetant un monde où les parfumeurs vendraient leurs créations à prix indécent, et résumée sous forme d’accroche racoleuse : « 1000 euros le litre, que cache le prix des parfums ? »

On commence par un constat, partagé par une grande partie d’entre nous[1]Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement … Continue reading : le parfum, ça coûte cher – ce que semble découvrir la journaliste, qui n’avait apparemment pas mis les pieds depuis longtemps dans un Sephora : « c’est pas low-cost, hein, je peux vous assurer que quand j’ai été hier en magasin, j’ai été assez surprise du prix. »
Ayant eu du mal à trouver des parfums à moins de 100 ou 120 euros, elle s’étonne que, « malgré le prix exorbitant », cela reste pourtant le deuxième cadeau le plus offert pour la Saint-Valentin, micro-trottoir à l’appui. Les témoins l’attestent : c’est cher, et on ne comprend pas pourquoi, et la journaliste de confirmer : « à 1000 euros le litre, y’a quand même de quoi se poser des questions ». Certes, mais où trouver les réponses ?

Chez Marc-Antoine Corticchiato, donc, qui lui a ouvert la veille les portes de son laboratoire. Allons-nous enfin avoir une explication claire et rationnelle de ces tarifs exorbitants ? Que nenni, le créateur et son assistant – qui n’ont pas l’honneur d’être présentés – lui ont expliqué les différents composants d’un parfum : alcool, concentré, eau. Et combien ça coûte au juste ? Là, comme elle le raconte (mais sans nous le montrer), « ça botte en touche ». Apparemment, il serait impossible d’obtenir une réponse : un secret aussi bien gardé ne prouve-t-il pas que l’on nous ment ?
Mais attention, la journaliste pugnace, qui semble avoir bien creusé le sujet, a visiblement compris les sources du secret, schéma à l’appui, histoire de faire plus pro : « le jus ne représente que 10% du prix, donc si vous achetez un parfum à 100 euros, ce jus vous coûterait environ 8 euros ». Le reste serait réparti entre le distributeur (50%) et la publicité (40%). Exit donc au passage la création, le packaging, la fabrication, la logistique, le stockage etc. Mais soit, simplifions pour une plus grande clarté.

Pour enfoncer un peu plus le clou : sur les 10 % de ce fameux jus, la part de concentré (c’est-à-dire les matières premières, sans l’alcool) serait à peine de 6 % à 10 %, suivant qu’on considère une eau de toilette ou une eau de parfum (pourcentages qui, soit dit en passant, sont totalement arbitraires et ne correspondent à aucune règle officielle). « Ce qui coûte le plus cher, c’est le concentré et vous voyez qu’il y en a extrêmement peu, donc même avant la sortie d’usine, j’ai l’impression qu’on peut encore un petit peu rogner sur le prix », conclut la journaliste d’un air entendu. 

Mais alors, par quelle logique insondable le mystérieux créateur pourrait-il être à l’origine de la gigantesque arnaque dont vous faites l’objet, s’il produit uniquement ce concentré qui ne constitue que 0,6 à 1 % du prix ? À cela, elle ne répond pas, mais confirme cependant que le parfum continue de bien se porter, de 45 euros le prix moyen du flacon en 2006, on est passé à 68 euros (d’ailleurs assez loin des 100-120 euros annoncés en début de chronique, mais passons).
Heureusement, devant autant d’abus éhontés, une idée de génie lui traverse l’esprit (idée qui lui aurait été d’ailleurs soumise la veille au téléphone, par nous, donc. Thank God, nous n’avons pas été cités) : « pourquoi ne pas créer le parfum générique, c’est-à-dire, comme le médicament générique, un parfum moins cher, vue la marge que je viens de vous présenter, il y a peut-être un petit effort à faire, non ?” » (Aïe, nous on parlait de tout autre chose, mais encore aurait-il fallu lire l’article, puisqu’il n’est pas question de parfums génériques mais d’un générique du parfum qui permettrait de connaître tous les protagonistes impliqués dans sa création, comme au cinéma par exemple…)

À l’objection d’un collègue sur le plateau qui rétorque que porter un parfum, c’est quand même une manière de se différencier, elle répond, imperturbable, qu’il y a « certaines marques qui surfent sur le “soit-disant” luxe mais au final, vous n’achetez que de l’alcool et de l’eau, donc… »
En guise de conclusion, et à la hauteur de tout le reste, quoiqu’un peu sorti de nulle part, le présentateur nous met en garde contre les « parfums très puissants qui ne laissent pas un gros sillage, ça évidemment c’est le parfum un peu low cost ». Une piste pour un futur reportage, peut-être ?…

Par où commencer ? Passons sur le procédé manipulatoire consistant à présenter le prix au litre, pour gonfler l’ordre de grandeur et exagérer le propos. Passons évidemment sur le fait qu’un parfum puisse constituer autre chose qu’un simple produit de consommation et de séduction.
Le parfum, c’est cher, certes, mais par rapport à quoi d’ailleurs ? À tous ces vêtements fabriqués en Chine vendus le double d’un flacon ? À un iPhone ? À un dîner dans un restaurant parisien ? À une bouteille de champagne ?

Après avoir expliqué que le plus gros de ce que vous déboursez va à l’enseigne (Sephora ou Nocibé, donc), à l’égérie et au marketing (Julia Roberts, payée par L’Oréal, par exemple), il est presque comique – si ce n’était pas si indécent – de faire passer de manière subliminale ce parfumeur mystérieux (responsable d’un très petit pourcentage du prix total, donc) pour un arnaqueur qui s’enrichirait sur le dos des consommateurs, tout en filmant Marc-Antoine Corticchiato… dont les parfums ne sont bien sûr pas distribués dans les enseignes citées par la journaliste. Mais peut-être ne sait-elle pas ce qu’est la parfumerie de niche.

Contrairement à La vie est belle de Lancôme (dans le giron du groupe L’Oréal qui annonçait un bénéfice net de 5,7 milliards d’euros en 2022), dont un flacon serait vendu toutes les dix secondes, le parfumeur indépendant, lui, ne fait appel à aucune égérie, ne bénéficie pas de la distribution ni de la visibilité que peuvent s’offrir les grandes marques, et doit évidemment prendre en compte dans ses marges le nombre de flacons qu’il vend… Mais il est sans doute plus simple d’insinuer que ce parfumeur, ici malicieusement seul à être mis en lumière, porterait la responsabilité de cette dérive, et serait ainsi tenu de réduire encore le prix de sa formule (si honteusement tenu secret) pour pouvoir jouer sur le prix final, alors que le concentré ne constitue justement que 6 à 10 % des 10 % de celui-ci ? Compte tenu de la valeur ajoutée de son travail dans ce qui constitue la qualité d’un parfum, ce pourcentage semble d’ailleurs bien ridicule. 

Car s’il y a bien un paramètre qui fait toujours défaut dans les démonstrations visant à prouver que le parfum est trop cher, c’est de rappeler que sa conception ne s’improvise pas comme on fabriquerait soi-même son nettoyant anti-calcaire pour salle de bain ou des cupcakes. Il ne s’agit pas de mélanger dans un flacon la rose et le jasmin cités dans la pyramide olfactive. C’est tout un savoir-faire qui ne s’invente pas, mais qui s’apprend et se perfectionne au long de nombreuses et difficiles années de formation et d’expérience. C’est également le fruit d’une idée, d’un processus, d’une réflexion, et donc d’un certain talent qui aboutit à une forme abstraite qui se tient, qui va plaire (ou pas) au public, et ça, ça s’invente encore moins. Ça se travaille, très longtemps.

Aboutir à une formule de parfum qui est prête à être mise en flacon, cela demande du temps, beaucoup de temps. Réduire son prix au simple coût des matières qui le composent, c’est être dans la totale ignorance de comment il est conçu. Ce qui coûte cher dans le « jus », ce n’est pas seulement les ingrédients (essences ou molécules qui peuvent pourtant atteindre plusieurs milliers d’euros au kilo), c’est surtout le temps passé à les assembler, de la manière la plus harmonieuse possible afin d’en faire un parfum qui soit portable, déjà, puis aimé, voire émouvant. Suggérer que le parfum reflète le prix du concentré, ce serait comme exiger des vêtements qu’ils ne coûtent que le prix du tissu. Sans tout le travail de création, la main d’œuvre de couture, le temps passé à développer patrons et prototypes. De la même manière que lorsque vous achetez une bouteille de vin à 15 euros, vous savez bien que ce prix n’est pas uniquement celui du raisin et de l’eau, mais que ce que vous payez est le fruit de tout un processus, d’une longue transformation, d’un savoir-faire, du transport, etc., et qui mis bout à bout, donnera ce prix de vente, qui vous paraîtra soit honteux si vous trouvez ce vin quelconque, soit une aubaine si c’est un nectar. Tout cela ne sort pas de nulle part, et personne ne peut fournir ce travail et ce temps sans être rémunéré. Il faut donc bien que la vente d’une bouteille ou d’un flacon rétribue (et encore, si peu) ce travail de création, de transformation.

Alors pourquoi tirer sur une ambulance, à savoir insinuer que des parfumeurs indépendants, ceux-là même qui ont parfois du mal à vivre de leur activité et vendent des parfums au prix le plus juste (sans égérie, sans publicité) avec une teneur en matières premières de la meilleure qualité possible, devraient  « faire un petit effort » ? Pourquoi ne pas plutôt dénoncer les réels dysfonctionnements de ce système, à savoir les marges engendrées par les groupes détenteurs des licences des grandes marques diffusées en circuit mainstream, qui non seulement ne font que reproduire à l’infini le même parfum cloné, sans aucun intérêt, mais osent le vendre à des prix bien en décalage avec ce qu’il contient vraiment ? Même si ces formules ultra-calibrées ont souvent demandé du temps pour être peaufinées, ce qu’elles renferment réellement en simple coût de matière première – sans parler du supplément d’âme – sera bien souvent inférieur à ce que vous trouverez chez des marques sans publicité.

Avant de conclure, et pour répondre à l‘idée lumineuse de la journaliste (qui n’a décidément pas lu – ou pas compris ? – notre article sur « le générique du parfum » !), oui le parfum générique existe déjà : ce sont les copies, qui bien que légalement interdites, profitent d’un flou juridique et que vous pouvez trouver dans certaines gares, marchés ou dans la rue. Pour environ 10 euros, vous aurez un « générique » de Sauvage, de Bois d’argent ou de La vie est belle, mais je doute que ce soit là une démarche qui la concerne, car plutôt réservée à ceux pour qui dépenser 100 euros pour du parfum n’est même pas un sujet.

Pour finir : si vous voulez payer le prix le plus juste, fuyez les nouveautés des grandes enseignes et des marques détenues par les grands groupes, car c’est là que vous donnerez le plus d’argent à ce qui précisément vous pousse à les acheter : égérie, marketing, publicité, communication… Allez donc plutôt chercher du côté des classiques (avant les années 2000), le rapport qualité-prix sera toujours meilleur, ou encore mieux, chez les marques indépendantes : là, pour 120 euros, vous trouverez sûrement – à condition de prendre un peu de temps – un parfum original, signé, élégant et personnel, et dont la formule aura certainement une valeur supérieure à celles des nouveautés chez Sephora et compagnie. Parmi ces marques indépendantes, on ne saurait justement que trop vous recommander Parfum d’empire, qui se situe dans le très haut du panier de la parfumerie d’auteur, tout en proposant des prix finalement assez raisonnables : entre Ambre russe à 110 euros euros les 50 ml ou Le Cri à 125 euros, et J’adore qui coûte 115 euros pour le même volume, je peux vous assurer que votre argent ne va pas au même endroit. Tout ce qui n’est pas destiné à rémunérer Charlize Theron, les actionnaires de LVMH ou à financer les emplacements publicitaires, vous pouvez être certain que ça se retrouve directement dans le flacon. Et que le talent de Marc-Antoine Corticchiato – qui gagne sans aucun doute moins que l’égérie de Dior –, n’est finalement que très peu rétribué au regard de sa valeur. Même si le talent, au fond, ça n’a pas de prix…

Visuel : Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle. Huile sur bois. Musée des beaux-arts de Rennes.

Notes

Notes
1 Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement plus de trois minutes à lire…

Les Grands entretiens : Maïté Turonnet

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Maïté Turonnet est une pionnière du journalisme parfum. Aujourd’hui rédactrice en chef beauté de Citizen K, elle a notamment écrit pour Elle et Libération, avec un style et un franc-parler qui n’appartiennent qu’à elle. À la fois autobiographie, livre d’histoire riche en anecdotes sur le monde du parfum et galerie de portraits de personnalités de l’industrie, son ouvrage Pot-pourri a été publié chez Nez le 15 septembre 2022. À l’occasion de sa parution, nous l’avons rencontrée, à Paris, pour revenir sur la genèse de son livre.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Colin Le Dorlot

La chimie de l’attirance

Et si l’avenir de notre couple se jouait dans nos narines ? De l’être aimé aux membres de notre famille, notre perception des effluves corporels d’une personne révèle notre degré de proximité avec elle. Comment cette odeur contribue-t-elle à nous rapprocher de l’autre, à nous attacher à lui ? À l’occasion de la Saint-Valentin, nous vous proposons un article originellement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums.

Quel serait notre rapport à l’autre sans son odeur, sans la nôtre ? Partie intégrante de notre identité individuelle, celle-ci recèle beaucoup d’informations sur nous : qui nous sommes, notre âge, notre état émotionnel, notre santé… Chaque individu possède son empreinte olfactive. De quoi est-elle formée ? De transpiration, bien sûr, mais pas seulement. L’autre responsable de notre odeur corporelle est notre système immunitaire qui, selon Hanns Hatt et Régine Dee, auteurs de La Chimie de l’amour. Quand les sentiments ont une odeur (éd. CNRS, 2009), joue « un rôle prépondérant dans ce processus d’individualisation olfactive. Chaque cellule de notre corps possède un type de protéine caractéristique, unique pour chaque personne. Ces protéines sont produites par les 30 ou 50 gènes appelés gènes CMH (complexe majeur d’histocompatibilité) », qui codent pour des molécules propres à chaque individu. C’est à la mort des cellules, lors de leur décomposition, que des sous-produits de ces protéines atterrissent dans les glandes sudoripares. Ils se mélangent à notre sueur et nous donnent notre odeur. De par l’intimité de ce lien avec le génotype, les scientifiques s’accordent à dire qu’il n’existerait pas deux odeurs corporelles identiques.
Cependant, différents facteurs peuvent faire évoluer cette senteur, tels que l’état émotionnel, l’âge, le cycle menstruel, mais aussi certaines maladies comme le cancer ou le diabète. L’acidité du sang des diabétiques produit ainsi une odeur de pomme caractéristique de leur haleine et de leurs sécrétions. Au fil du temps, notre balance hormonale change, les bactéries présentes dans notre corps aussi. Le médecin ORL Patrice Tran Ba Huy évoque ainsi, dans son article « Odorat et histoire sociale » (Communication et Langages no 126, 2000), le bouleversement de l’image du Moi associé à l’adolescence, période à laquelle « l’identification du sexe se conforme chez l’homme avec l’odeur du sperme, et chez la femme avec celle des règles ». Il insiste aussi sur le fait que les odeurs corporelles sont « fortement conditionnées par le contexte social dans lequel elles s’exercent ». Du corps « brut » au corps parfumé, elles sont, selon lui, « avant tout déterminées par l’environnement psychologique, affectif ou sociologique. Le Moi olfactif joue un rôle essentiel tant dans l’élaboration de la personnalité que dans la communication entre adultes ». Notre odeur est une variable de notre identité, elle émane de nous, de nos expériences tout au long de la vie.
De façon plus conjoncturelle, la sueur et l’haleine sont aussi fortement influencées par l’alimentation. L’ail, l’oignon et des épices comme le curry favorisent par exemple la création d’un sillage olfactif qui n’est pas souvent bien considéré.

Test du T-shirt

Compte tenu des paramètres qui constituent notre identité olfactive, il est frappant de remarquer l’aptitude du nourrisson à distinguer l’odeur de sa mère juste après sa venue au monde. La chercheuse Margret Schleidt explique que « les nourrissons sont programmés pour apprendre très vite à identifier les odeurs ». À la naissance, le système olfactif est déjà stimulé depuis au moins deux mois in utero par les odeurs qui circulent dans le liquide amniotique. Cela favorise son développement précoce et son activation très rapide par rapport au système visuel par exemple – par le jeu de la phéromone mammaire, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de voir le sein nourricier pour le repérer.
Ce phénomène de reconnaissance olfactive reste valable avec le temps, affirmant la capacité des individus « à ressentir une affinité fondamentale envers les membres de notre famille biologique ». Nous pouvons ainsi identifier nos parents, frères et sœurs. Dans le cadre de tests d’identification opérés à partir de l’odeur de T-shirts portés, « l’odeur préférée est la plupart du temps celle du conjoint » avec « des taux de reconnaissance de 70-80 % », précise Roland Salesse, spécialiste de neurobiologie de l’olfaction et auteur de Faut-il sentir bon pour séduire ? (éd. Quae, 2015). Certains affirment que l’homme serait, par son seul odorat, capable de choisir un partenaire sexuel compatible génétiquement, ce qui limite les risques de consanguinité. Glenn Weisfeld utilise le test du T-shirt pour explorer les relations plus ou moins conflictuelles entre les membres d’une même famille. Il conclut notamment que « les mères ont une préférence pour l’odeur de leurs enfants adolescents [et que] les frères n’aiment pas l’odeur de leur sœur ». De plus, « à la puberté, les enfants développent une aversion à l’égard du père », précisent Hanns Hatt et Regine Dee. « Cette répugnance involontaire est peut-être une ruse de la nature pour prévenir l’inceste », conclut Glenn Weisfeld.
Une hypothèse intéressante et séduisante. À cet égard, Roland Salesse reste méfiant : « Personne n’a jamais fait une analyse suffisamment poussée du bouquet humain pour savoir ce qui plaît à telle ou telle personne. C’est une question non résolue. »

Le parfum du premier amour

Le psychologue allemand Harald Euler juge que les « phénomènes de réconfort olfactif ont été très largement négligés jusqu’à présent ». Pourtant, nombreuses sont les femmes qui auraient au moins une fois emprunté un pyjama ou un T-shirt de leur partenaire pour se donner l’illusion de sa présence. Harald Euler affirme aussi que les femmes et les hommes « se rejoignent sur un point : l’odeur de l’être aimé suscite en eux un sentiment de bonheur, source de proximité et de satisfaction ». Il ne faut pourtant pas négliger que dans ce contexte, les individus savent que le vêtement appartient à leur conjoint. Le conditionnement psychologique est donc puissant et pourrait dépasser le rôle joué par l’odorat.
Celui-ci n’est, en effet, évidemment pas le seul critère de sélection d’un partenaire. La rencontre amoureuse se fait « à 20-30 mètres, parce que cette silhouette nous plaît et que l’on va plutôt vers elle », explique Philippe Brenot, psychiatre et thérapeute de couple. On entend une voix, on distingue des gestes, une attitude. « On s’approchera si ça plaît, on s’éloignera si cela ne plaît pas », précise-t-il. Mais il insiste sur le caractère discriminant de la senteur de l’autre au l de la rencontre. Pour qu’une relation dure, le physique, l’allure et l’élocution ne suffisent pas : l’odeur est importante. Philippe Brenot évoque les parfums comme des empreintes olfactives secondaires. « Je connais des histoires d’hommes ou de femmes qui retombent amoureux de quelqu’un qui porte le même parfum que leur premier amour », souligne-t-il. « Sentir l’autre ou être senti par lui, c’est toujours découvrir la part intime d’un être et pénétrer dans son intériorité », explique la philosophe Chantal Jaquet, coauteur de l’ouvrage Le Parfum et l’Amour (éd. L’Esprit du temps, 2013). Elle insiste sur la capacité de l’odeur à rapprocher deux corps, à les fusionner, au point de donner à l’un l’impression de posséder l’autre.
Des sentiments profonds s’expriment par l’olfaction, qui devient le médiateur de l’intimité la plus profonde… y compris lorsque la relation s’émousse. « J’ai eu le cas d’un couple qui était ensemble depuis plus de vingt ans. Un jour, la femme me dit : “Je ne supporte plus l’odeur de son corps.” », raconte Philippe Brenot. Selon lui, l’odeur corporelle du mari de sa patiente n’a probablement guère changé, mais l’expression « je ne peux pas le sentir » prend alors tout son sens. Une sorte de verrouillage s’opère – tout comme, dans le même temps, on ne peut plus supporter les réflexions de l’autre. « Une espèce de fin de non-recevoir. C’est vrai et ce n’est pas rare », explique-t-il. C’est par la perception olfactive que la patiente « arrive à dire non alors que la personne ne s’était pas avoué l’éloignement qui s’était opéré. Je pense que c’est un sens très profond », conclut le psychiatre et thérapeute de couple. Paul Valéry l’avait bien dit : « Il n’y a rien de plus profond que la peau. »

Le poil, réservoir d’odeurs

Mais notre réaction aux odeurs sexuelles est loin d’être univoque : entre le dégoût et le désir, notre cœur balance. Philippe Brenot explique : « Très puissants attracteurs, ces substances contiennent des androgènes, très proches de la testostérone. Et la testostérone, c’est l’hormone du désir chez les femmes comme chez les hommes. » Ces effluves sont produits par des glandes sudoripares apocrines et captés à la base des poils « sous l’aisselle, autour du pubis et de l’anus, sur certains organes sexuels (scrotum, prépuce, petites lèvres), autour des mamelons et dans les oreilles. Leur sécrétion est stimulée par l’adrénaline », explique Roland Salesse.
D’ailleurs, selon Philippe Brenot, l’élément qui représente le plus fortement le sexe, c’est le poil : « [Sa] seule fonction est d’être un réservoir d’odeurs. Même pour les parfums, la peau est un mauvais réservoir. Ces poils ont été mis dans des régions très particulières pour être au plus près du nez du partenaire. »
C’est que le désir obéit à un impératif olfactif, écrit la philosophe Chantal Jaquet : la respiration de l’odeur apparaît « comme un prélude idéal, car elle permet de jouir de l’autre sans l’effaroucher ou sans avoir peur de se sentir lié ». Ainsi, l’usage du parfum s’apparente, selon elle, avant tout à une technique de séduction.
Une étude menée par Craig Roberts, de l’université de Stirling (Royaume-Uni), et Jan Havlícek, de l’université Charles de Prague (République tchèque), a d’ailleurs montré que la sensibilité féminine aux odeurs – notamment masculines – s’accroît au moment de l’ovulation. Réciproquement, les hommes préfèrent souvent les odeurs des femmes à ce moment-là. « Selon les scientifiques, pendant ces quelques jours, certaines substances odorantes supplémentaires sont produites et viennent enrichir l’odeur corporelle. La composition de la copuline, présente dans les sécrétions vaginales, change également », rapportent Hanns Hatt et Regine Dee. En revanche, la perception que les femmes ont de leur pouvoir d’attraction ne diffère pas pendant la période. Et aucun changement ne semble s’opérer chez les femmes qui prennent la pilule, donc n’ovulent pas. Dans certaines cultures, l’attraction est intrinsèquement associée à des rituels olfactifs. En témoigne la surprenante pratique des Polynésiennes consistant à « absorber des parfums en s’installant au-dessus d’un four creusé dans le sol », relate l’anthropologue Solange Petit-Skinner dans l’ouvrage collectif Sentir. Pour une anthropologie des odeurs (éd. L’Harmattan, 2004). En s’élevant, la vapeur de coco écrasée et de fleurs odorantes se dirige vers l’intérieur du corps de la femme, qui « exhale […] des vapeurs parfumées », créant « une sorte d’aura autour de la personne ». Une exhalaison captive et captivante qui supplante l’odeur naturelle du corps et invite explicitement à une relation amoureuse.
Selon Philippe Brenot, « c’est dans ces rapports d’intimité où les autres sens, le toucher mis à part, sont souvent oblitérés que l’odorat revêt une intensité particulière ». Souvent, « la vision est abolie » et « l’homme ou la femme fait l’amour les yeux fermés ». Car « dans l’amour, très souvent, on ne se parle pas. Les yeux clos, les odeurs sont directrices, excitantes, et dès qu’on s’approche de l’autre, dans la mesure où le canal visuel est oblitéré, la perception des autres sens augmente ». Odeur et toucher aident à la montée de l’excitation, au déclenchement des sensations du plaisir.

« Vivre sous vide »

Notre odorat a la capacité de dépasser la dichotomie des perceptions olfactives plaisantes et déplaisantes. Il se laisse séduire et émouvoir par des sensations interpersonnelles qui contribuent à nous rendre vivant au nez de l’autre. Nous y répondons souvent par un sentiment ambivalent d’attraction-répulsion. Il n’est pas rare d’entendre des personnes ayant des troubles de l’odorat dire qu’elles souffrent d’une « déconnection sociale » ou qu’elles ont « l’impression de vivre sous vide ». Notre propre identité olfactive contribue à notre sentiment d’appartenance au monde extérieur, à travers le lien invisible créé par les odeurs.
Dans le contexte de relations amoureuses, cette volonté de connexion est exacerbée, jusqu’à ce que deux corps ne forment plus qu’un, que les odeurs se mêlent et que se crée un élixir de plaisir durable. Jean-Baptiste Grenouille, le héros de Patrick Süskind dans Le Parfum (éd.Fayard, 1986), qui souffrait d’avoir un corps inodore, n’a-t-il pas poussé cette volonté d’appropriation à l’extrême en cherchant à obtenir les odeurs corporelles de séduisantes jeunes filles ? Il a ainsi pu devenir l’être le plus désirable qui soit sur Terre. Au point d’y succomber. 

Visuel principal : Henri de Toulouse-Lautrec, Au lit, le baiser, 1892. Source : Wikipédia

Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena et Daphné Bugey, c’est à Delphine Jelk de nous parler de sa fascination pour une œuvre d’Aimé Guerlain, auquel elle succédera au sein de la maison parisienne bien des années plus tard.

Les parfumeurs n’ont pas souvent l’occasion de porter les créations des autres. Nous devons tester nos essais, que nous chérissons d’abord comme s’ils faisaient partie de nous. Et puis le parfum est lancé : nous le croisons par surprise dans la rue, prenant son envol dans le cou des passants. Soudain, nous réalisons qu’il ne nous appartient plus, qu’il fait désormais corps avec celui qui le porte. Il n’est plus nôtre.
Il y a pourtant un parfum que je peux dire mien, l’extrait Jicky de Guerlain. Il m’accompagne depuis que j’ai vingt ans, à la fois comme un refuge et un guide. Je ne me souviens plus si je l’ai rencontré pour la première fois par le biais de son histoire ou de son odeur, tant les deux sont intimement liés et font sens à mes yeux.

J’étais alors étudiante en école de mode, et je créais une collection de vêtements en lin et en cachemire que je voulais très sensorielle : mon idée était d’exprimer olfactivement ces matières. Mon désir de devenir parfumeur était né ! C’est à cette période que j’ai découvert Jicky de Guerlain dans sa version extrait. J’étais encore à mille lieux d’imaginer qu’un jour, je travaillerai pour cette maison, dans les pas d’Aimé Guerlain. Mais j’ai immédiatement été bouleversée par sa sensualité, ce jeu qu’il tisse avec la peau où il prend toute sa dimension, et je comprenais mieux encore combien cette sensorialité allait guider mon travail. Intensément animal – il est d’ailleurs difficile aujourd’hui d’en faire autant – c’est justement en se mêlant à la chaleur du cou et des poignets qu’il devient parfaitement confortable.

Et puis il y avait son histoire, celle du prénom d’abord, donné pour la première fois à un parfum : j’ai un faible, je l’avoue, pour l’histoire, à priori fantasmée, qui raconte qu’Aimé Guerlain serait tombé amoureux d’une jeune anglaise portant le cheveu court et montant à cheval comme un homme. Après tout, cette création adressée aux femmes a d’abord été appréciée par les dandys, devenant ainsi le premier parfum unisexe. 

Quand j’ai commencé à travailler pour Guerlain, en 2007, j’ai immédiatement eu envie d’explorer ce flou des genres comme l’avait fait Aimé à l’époque. Je me suis emparée de la lavande, cette fleur présente dans 80% des masculins, pour la travailler au féminin. On dit parfois que les parfums n’ont pas de genre, mais c’est oublier que nous vivons dans un monde où les codes, certes différents selon les cultures, nous influencent dès notre enfance, selon par exemple ce que l’on a senti plutôt sur son père ou plutôt sur sa mère.
Quand j’ai imaginé Mon Exclusif (renommé Mon Guerlain ensuite), j’ai donc pensé à l’odeur de la mousse à raser, que j’adore comme une madeleine de Proust, et je l’ai contrebalancée en jouant sur la surdose de coumarine et de vanilline qui avaient fait la particularité de Jicky – lorsqu’on travaille dans une maison comme Guerlain, le patrimoine donne forcément envie de faire des ponts.

Car c’est aussi la particularité de ce chef-d’œuvre : cette audace dans l’utilisation des matières premières de synthèse, alors tout juste mises à disposition des parfumeurs. Jicky constitue l’une des premières compositions à en intégrer, nous embarquant du même coup dans une nouvelle ère, celle de la modernité qui nous fait passer d’une parfumerie figurative à une parfumerie d’émotion. D’ailleurs, je n’ai jamais cherché à véritablement en décortiquer la formule, pour en rester à cette sensation de plénitude quand je le porte. Je suis émue, encore aujourd’hui, par cette fraîcheur au cœur très floral, avec la coumarine qui ouvre tout un nouveau monde et donne à Guerlain sa signature ; par son histoire ; par la complexité de sa formulation et tout à la fois cette simplicité pour me l’approprier.
Parmi toutes les créations qui ont pu me toucher, c’est ainsi encore et toujours cet extrait de Jicky qui me guide et me bouleverse le plus, avec sa modernité androgyne tout aussi actuelle, du haut de ses 134 ans.

Delphine Jelk, le 12 décembre 2022.

Visuel principal : © Pascale Auguie

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ?

Qui est vraiment l’auteur d’un parfum ? Si le nom des parfumeurs brille désormais de mille feux dans les dossiers de presse, pourquoi les autres acteurs qui contribuent à une création continuent-ils à rester dans l’ombre ?

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Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez et Céline Ellena, c’est au tour de Daphné Bugey, parfumeuse chez Firmenich, de nous parler de ces œuvres qui, portant le souvenir d’autres empreintes, jouent avec notre mémoire olfactive, parfois de manière inconsciente. Une succession d’échos qui la mènera jusqu’à L’Origan de Coty, tissant avec les créations qui lui ont succédé une généalogie propre.

Ma passion pour la parfumerie est née très tôt, alors même que ma famille ne travaillait pas dans cet univers. Outre le N°5 de Chanel, ce sont tous les grands Guerlain de l’époque portés par ma mère qui ont bercé mon enfance : Shalimar, Mitsouko, Nahema, Jardins de Bagatelle, Parure ; et bien sûr ce chef d’œuvre qu’est L’Heure bleue… Je dois beaucoup à Guerlain, qui est sans doute à l’origine de ma vocation. Je n’avais pas 10 ans, je collectionnais les publicités et, surtout, les miniatures. J’adorais ces petits flacons et leurs boites, je mémorisais les parfums, je jouais à reconnaître les effluves des gens dans la rue, leur courant après ; je sentais tout ce qui me passait sous le nez. Et puis je tombe sur un échantillon d’Oscar, première création d’Oscar de la Renta. Coup de foudre immédiat. Je le trouve addictif, riche, complexe et mystérieux ; c’est l’opulence même, la féminité absolue, l’oriental dans toute sa splendeur. La magie opère. Oscar a été le premier flacon que je me suis acheté : c’était un 30 ml. À l’heure où toutes les jeunes filles de cette époque portaient Anaïs Anaïs de Cacharel, c’était un peu détonnant ; mais en le portant, je n’étais pas guidée par une quelconque volonté de me distinguer, seulement par mon coup de foudre olfactif.

Plus tard, j’ai intégré l’Isipca, en alternance avec la société Firmenich. Une partie de ma formation consistait à reconstituer les grands classiques et à faire des études olfactives comparatives des parfums entre eux. C’est ainsi que j’ai pu comprendre qu’au cœur d’Oscar était inscrite depuis toujours l’empreinte de L’Heure bleue, tant aimé dans le cou de ma mère : ma mémoire olfactive avait probablement guidé ce coup de cœur initiatique. J’avais certainement eu envie de retrouver, de manière alors inconsciente, l’étreinte maternelle, avec tout ce que ce parfum a d’enveloppant, de réconfortant : le musc cétone, la vanille, l’héliotropine…
Je comprenais alors comment il pouvait exister des filiations, des variations autour de certains thèmes. Pour autant, je n’ai jamais voulu recréer Oscar : je préférais le conserver comme un tout ; j’avais peur qu’en le décortiquant il ne perde de sa magie.

C’est alors qu’en 2004, on me propose de travailler à la reconstitution des parfums de François Coty pour son centenaire. Quelle perspective formidable ! Grâce à Jean Kerléo, j’ai eu accès à des formules conservées à l’Osmothèque qui m’ont permis de découvrir une tout autre manière de composer. À la fin du XIXe siècle, alors qu’apparaissaient déjà les premières molécules de synthèse, les parfumeurs travaillaient encore essentiellement avec des matières premières naturelles. François Coty a tout de suite décelé le potentiel créatif derrière ces nouveaux produits. Il s’est montré précurseur dans leur usage. Il les utilisait tels quels ou sous forme de bases, associées aux naturels ; c’était le début de ce que l’on appelle la parfumerie moderne.

Dans L’Origan, les bases s’emboîtent les unes dans les autres comme de véritables poupées russes, constituant ainsi finalement une composition complexe malgré la formule apparemment courte. En outre, le parfum n’était pas comme aujourd’hui simplement dilué dans de l’alcool : il était complété avec toutes sortes d’infusions, de teintures – de musc Tonkin, de civette, de castoréum, de vanille… – qui apportaient une richesse supplémentaire et une patine unique. Il a fallu trouver des remplacements pour certains de ces produits qui ont complètement disparu. Pour décortiquer ces fameuses bases tenues secrètes, je suis allée enquêter auprès des anciens Grassois. Il me fallait aussi pour les naturels retrouver des qualités proches de celles de l’époque, transposer les concrètes et lavages de fleurs en absolues en adaptant les dosages, tout en respectant la législation actuelle. Bref, un travail passionnant mais titanesque !

Lorsque j’ai enfin pu aboutir à une première formule de L’Origan, la peser, la sentir… J’ai eu un second choc olfactif : L’Origan, créé en 1905, était le précurseur de L’Heure bleue, sorti en 1912, qui avait inspiré Jean-Louis Sieuzac pour Oscar en 1977 ! Même chose pour L’Émeraude, qui en 1921 préfigurait Shalimar lancé en 1925. Mais alors ne faudrait-il pas remonter jusqu’à Jicky, créé en 1889 par Aimé Guerlain…?
J’avais soudain l’impression de percer les mystères de la création, comme un chercheur : c’était à la fois jouissif et presque décevant, au début. Mais j’ai aussi appris à distinguer l’inspiration de la copie. Car sous leurs accords communs, chacun conserve son identité propre.

Alors, quelles sont ces notes qui, associées entre elles, me touchent autant ? C’est en reconstituant L’Origan qu’elles me sont apparues plus clairement.
Il y a les notes citrus ; une partie florale épicée œillet apportée par la base Dianthine de Firmenich ; un bouquet de fleur d’oranger, néroli, rose, jasmin et ylang-ylang ; un aspect poudré violette-iris, apporté par la base Iralia, l’héliotropine, et l’aldéhyde anisique contenu dans la base Foin Rigaud de De Laire. Le fond est à la fois ambré – avec la base Ambréine de Samuelson ou Coralys de Firmenich mêlant entre autres vanille, coumarine, bergamote, ciste labdanum, et notes boisées (un parfum en soi… « Shalimar style ») ; et bien sûr animal, musqué et miellé.
C’est d’ailleurs de cette forme olfactive opulente que m’est venue l’idée du miel dans Scandal de Jean Paul Gaultier ; pour apporter à la fois un côté animal, sensuel, charnel presque dérangeant mais en même temps travaillé de façon plus contemporaine en exacerbant son aspect sucré gourmand.

L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie, mon vécu personnel et celui de tant d’autres personnes qui les ont portés à leur tour, poursuivant la légende de cette lignée incroyable.

Daphné Bugey, le 22 décembre 2022

Visuel principal : Daphné Bugey © Firmenich

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Horizons olfactifs : visite virtuelle de l’exposition en compagnie de Sandra Barré

Pour les derniers moments d’existence de la Fondation écureuil à Toulouse, la critique et historienne de l’art Sandra Barré a investi les lieux d’une exposition olfactive pour une durée de deux mois, place du Capitole. Y sont conviées les œuvres de nombreux artistes contemporains qui utilisent ce médium dans leur travail. Nous l’avons parcourue en compagnie de sa commissaire et vous en proposons une visite guidée.

Baignoire énigmatique, bouquets de lys emplissant la pièce immaculée, citrons zestés dansant dans l’air embaumé : dès les premiers moments dans l’espace toulousain, l’œil comme le nez capturent ces fragments créatifs, s’immergent dans un univers à la fois familier et inattendu, alors que dehors la pluie inonde les rues.

Pendant un instant, j’ai eu l’impression que la pièce principale, assez minimaliste, constituait l’espace tout entier, comme ces galeries vides qui m’ont toujours un peu intimidée. Mais l’endroit est rempli d’êtres humains qui comme moi, trempés mais souriants, s’avancent avec curiosité vers la succession de diffuseurs alignés au mur : l’œuvre Blumenstilleleben (« nature morte de fleurs ») de Roman Moriceau, composée par le studio Flair, nous parle du passage du temps à travers l’image olfactive évanescente d’un bouquet qui se fane, allégorie de la vie qui s’écoule.

En face, deux petits carrés de Florian Mermin, pareils à des monochromes modernes, tapissés de pétales de rose séchées, habillent la pièce blanche, prolongeant la première œuvre comme le tableau d’un ancêtre muet et immobile, que l’on aurait accroché dans un salon. 

Je repère finalement le début d’un couloir, la possibilité d’un nouvel horizon : se trouve ici encadré un manifeste d’apparence anodine, mais dont j’apprendrai qu’il a été rédigé en 2014 avec une encre obtenue à partir des sécrétions intimes de Peter de Cupere. Il y invite tous les visiteurs à « voir plus loin que le bout de leur nez lorsqu’ils entrent en contact avec une œuvre d’art olfactive, s’arrêter sur le contexte celle-ci et réfléchir à la fonction de l’odeur comme médium ».

C’est là que je retrouve Sandra Barré, présentant une frise chronologique permettant de mieux comprendre que l’odeur, même si celle-ci connaît actuellement un certain regain d’intérêt, n’a en réalité cessé de s’immiscer dans l’art depuis une centaine d’années déjà, de L’Air de Paris capturé par Marcel Duchamp en 1919 à Mur de poils de carotte de Michel Blazy en 2000, en passant par les Lipstick Urinals de Rachel Lachowicz en 1992.

Claudia Vogel, Fresh, 2022

Mais treize citrons se balancent et appellent à l’interaction : un grattoir géant au mur invite à l’utilisation, au grand dam des musées classiques qui lui préfèrent un panneau « ne pas toucher » : « en proposant d’attraper les agrumes, l’œuvre de Claudia Vogel engage le corps du visiteur » appuie Sandra Barré. La performance participative de Quentin Derouet, J’aime bien jouer avec les fleurs, et vous ?, propose elle aussi de transgresser l’interdit muséal en dessinant à l’aide de fleurs sur le mur de la pièce, où quelques personnes déjà tissent les traits de leur imagination à coups de crayons et de pétales écrasés, rappelant le passé ritualiste de l’odeur qui relie les hommes, et faisant écho à la peinture pariétale des origines de l’humanité.

Quelques pas plus tard, notre hôte nous invite à nous pencher sur deux paraboles de céramique, l’une blanche, l’autre noire : Black & White Mambo N°5, exhalant un parfum signé Christophe Laudamiel, qui semble différent dans chacun des contenants. « Cela permet de comprendre comment ce que l’on voit influence ce que l’on perçoit olfactivement », poursuit l’historienne, qui nous invite dans la pièce centrale où l’on explorera les odeurs de l’intime. 

Boris Raux, Boris, le gisant, 2022

C’est ici que l’on retrouve la fameuse baignoire, baptisée Boris, le gisant, et qui vient rejoindre la série La Fabrique des gisants de Boris Raux. L’eau, dans laquelle s’est baigné celui qui donne son nom à l’œuvre, est ainsi imprégnée de microscopiques morceaux de son épiderme, de quelques-uns de ses poils, et de ses exhalaisons personnelles : elle dessine ainsi les contours d’une empreinte olfactive collectionnée par l’artiste, comme un écho au célèbre roman de Süskind, jusqu’à disparaître peu à peu par évaporation, et absorbée par la respiration des visiteurs. Je

Au mur, des photogrammes de Christelle Boulé ont capturé les parfums récoltés chez ceux qui souhaitaient s’en séparer, constituant « une petite sociologie des odeurs, agrémentée de l’histoire de ces flacons qui ont une vie à eux, et où l’on peut distinguer les délaissés, les inappropriés et les fantasmés », poursuit la curatrice de l’exposition.

Clin d’œil à cet exercice typique de l’artiste, Claudia Vogel propose quant à elle un autoportrait olfactif, Concrete 2,3g, issu de bandes de tissus dont elle s’est enrubanné le corps tous les jours pendant trois semaines. Il côtoie des briques déposées par Gwenn-Aël Lynn sur un réchaud devant lequel sont déposées des tasses de café, qui exprime, dans une construction évolutive, les odeurs racontées par les habitants de Toulouse, en référence à la tristement célèbre citation chiraquienne « le bruit et l’odeur »

Tout proche, un cabinet de curiosité rempli d’objets liés au nez : bougies, crânes d’animaux, pains de savon, parfums, fleurs séchées, vase cassé… C’est beau, ça sent bon, c’est exigu et curieux comme il se doit, parsemé d’œuvres parfois étonnantes mais que je vous inviterai à aller découvrir par vous-mêmes, car la visite se poursuit et que je ne peux décemment pas écouter d’une oreille. 

Continuons donc dans la pièce principale : Sandra Barré y présente deux encensoirs : enfant-encensoir en aluminium d’Antoine Renard, issus d’impressions 3D, symbolisant l’innocence et la pureté et, à côté, monstre crachant ses volutes par le nez pour évoquer la masculinité toxique signé L. Camus-Govoroff forment une dualité personnifiant bien et mal. 

Morgan Courtois, Narcissisum, 2022

Mais l’œuvre de Morgan Courtois, derrière nous, nous appelle en diffusant avec puissance les effluves de chair narcotique des fleurs de lys, organiques, presque humaines, autour d’un fragment de peau blanche « faite de plâtre poreux et parfumée avec une copie Bois d’argent mêlé d’un accord transpiration, qui donne à la sculpture une forme d’incarnation et pose la question de savoir où se place la vie, où est la chair. »

Puis nous nous retournons encore vers la nouvelle œuvre de Roberto Greco mêlant, comme Œillères et Porter sa peau, une série de photographies et une installation olfactive, dont la fragrance est composée cette fois-ci avec Christopher Sheldrake, parfumeur historique de Serge Lutens et directeur de recherche et développement parfums chez Chanel : Rauque (visuel principal de l’article). On y respire un mimosa animal, un narcisse épais mêlé de nuances épicées, résineuses et confites. Déposé au cœur d’une argile poreuse conçue pour qu’il puisse s’écouler dans un flacon, emportant avec lui l’odeur de l’espace alentour – lys, baignoire, agrumes, corps en mouvement – ce travail créé pendant le confinement exprime l’enfermement de nos corps, et cristallise le besoin de sortir. 

Juste à côté, c’est un autre autoportrait qui nous fait face, celui de Jimmy Robert. Matérialisé dans une feuille A4 minimaliste de cuir rigide symbolisant le corps noir et la traite négrière, au cœur du travail de l’auteur, il est imbibé du parfum qu’il a l’habitude de porter, Eleventh Hour de Byredo. 

Revenant sur nos pas, nous slalomons entre les visiteurs, saluons les dessins qui se multiplient déjà sur les murs, et tournons vers un escalier d’où émerge une mystérieuse et familière odeur de lavande : l’espace comporte donc également un sous-sol ! 

Chloé Jeanne, De Celsuis à Scoville, 2022

Première étape au bas des marches : un tondo – tableau de forme circulaire – signé Chloé Jeanne, aux nuances vertes et violettes et aux relents vinaigrés résultant d’une mixture de pomme de terre et de yaourt, exprime le déploiement du vivant. Comme les brise-vues étendus, mangés par le lichen, que Guilhem Roubichou a récolté chez des particuliers, et où l’odeur de noix et de sous-bois domine : « c’est une manière de donner un autre emploi, une autre vision sur quelque chose de commun », ponctue notre hôte.

Dans une première cave voûtée aux briques rouges, l’œuvre Fantosmie de Julie C. Fortier nous accueille. Elle réveille la mémoire olfactive en évoquant les femmes qui ont habité le château d’Oiron, où elle a d’abord été exposée. L’oreille bercée par le chant des oiseaux, le nez par un accord de rose, patchouli et violette permettant de « représenter la présence féminine, en la réactivant par tous les sens, et en rappelant que l’odeur comme la femme ne s’enferme pas ». Deux autres apparitions viendront habiter le lieu plus tard, avec leurs propres correspondances sensorielles. 

La lavande, omniprésente, monte à la tête : elle est pourtant physiquement absente de la deuxième cave, où sont présentées quatre réinterprétations du légendaire Fracas de Robert Piguet, composé par Germaine Cellier en 1948. Proposées par les quatre parfumeuses du studio Flair, Amélie Bourgeois, Anne-Sophie Behaghel, Margaux Le Paih-Guérin et Camille Chemardin, ce sont autant d’approches qui posent la question de la copie. Sandra Barré nous rappelle qu’elle est historiquement bienvenue dans le monde de l’art, saluée pendant plus de trois siècles par le prix de Rome. Mais elle est l’un des cauchemars les plus vivants de la parfumerie, où la formule n’est pas protégée par le droit d’auteur. L’œuvre nommée Klaké on the floor met elle aussi en avant la notion de style, qui devient concrète à la perception de ces variations sur le même thème. 

Enfin, nous nous dirigeons vers celle qui nous appelle obstinément depuis longtemps : la troisième cave est couverte d’un tapis de lavande, qui présente les contradictions des odeurs : qualifiée d’apaisante, elle est dans ce monochrome olfactif plutôt agressive, gênante, énervante. Floryan Varennes rappelle ainsi que les évidences sensorielles ne le sont pas toujours, à l’heure du marketing olfactif s’immisçant dans notre temps de cerveau disponible…

Saluant mon interlocutrice, j’emporte donc avec moi quelques grains de la fleur mauve collés sous mes pieds, l’odeur des agrumes et un peu du corps de la gisante respiré, y laisse mon empreinte sous forme de fleur écrasée et de souffle capturé, et finis par me résoudre à retrouver la sortie, la pluie, le soir et les nouveaux horizons olfactifs de la Ville rose.

Du 19 janvier au 19 mars 2023
Espace écureuil, 3 place du Capitole, 31000 Toulouse. 
Entrée libre du mardi au samedi de 11h à 18h, et le 1er dimanche du mois de 15h à 18h.

Visuels : Nez

Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »  

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena et de Jean-Michel Duriez, c’est au tour de Céline Ellena de nous conter sa longue quête de l’émotion qui a abouti à sa découverte de la création d’Issey Miyake…

J’aimerais écrire : je t’ai aimé au premier nez.
Ma peau unie à tes arabesques agrestes et à tes résines languides, nous partagions chaque instant de vie, vivions fusion, en ville comme au lit, abandonnant au passage une trace inaltérable dans la mémoire des flâneurs, des amants.
Évidemment, tu portais un grand nom. Tu étais une célébrité, une référence dans le milieu très fermé de la Haute Parfumerie. Les créateurs vantaient ton aura. Nombreux étaient les parfumeurs qui souhaitaient pénétrer les secrets de ton sillage, s’approprier un peu de ta signature osée. 
Indifférents au brouhaha odorant, nous formions, toi plus moi, le couple idéal, un corps singulier et puissant. Une essence rare. Et parce que j’étais la seule à te porter ainsi, l’unique à t’avoir comprise, j’ai choisi de créer des parfums à notre image.

Mais il n’en est rien.
Je n’ai jamais rencontré ce premier amour, source d’inspiration d’une carrière. Troisième nez d’une famille de compositeurs d’odeurs, j’avais perdu en chemin ma candeur dès la prime enfance. J’avais la chance de pouvoir mettre mon nez partout et de n’être empêchée par aucun remugle ni aucune odeur taboue. Je jouissais d’une curiosité sans frein pour toutes les traînées, sans état d’âme ni jugement. Chaque particule gobée était instinctivement, et sans doute par mimétisme, identifiée, étiquetée puis mémorisée, rangée, stockée, pour plus-tard-au-cas-où.

Je me souviens de ma perplexité lorsqu’à l’occasion de mon dixième anniversaire, le papier cadeau a dévoilé la forme d’un flacon en verre givré, gravé d’une fleur de chèvrefeuille. Un garçon de ma classe m’offrait une eau de toilette. Le flacon est demeuré intact sur l’étagère de mes objets préférés. Parfois, je dévissais le bouchon pour sonder son odeur techniquement parfaite de petite fleur blanche en jupe plissée et socquettes, mais je n’ai jamais osé le porter. Je n’avais pas envie d’entendre les remarques lors du bisou du matin avant de partir pour l’école, ou les commentaires croisés lors des réunions de famille. Je tenais ainsi l’émotion à distance, car, me semblait-il, le message odoriférant aurait franchi avec moins d’objectivité mon conduit olfactif. 

Au début des années 1990, j’en avais fini avec les odeurs glanées de-ci de-là et j’ai sérieusement débuté mon apprentissage en étudiant les œuvres notoires, parmi lesquelles Femme de Rochas, Mitsouko de Guerlain, Bois des îles de Chanel, Eau sauvage de Dior… Je me suis exercée en auscultant respectueusement puis en copiant pic à pic les classiques, avec le détachement d’un médecin disséquant un cadavre, pour saisir la machinerie intime des fluides et des engrenages. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur en berne. À la même époque, des parfums élaborés « à l’américaine » pétaradaient sur les peaux des françaises. Bouquets fracassants et ambres voluptueux offraient aux femmes la possibilité de se distinguer par leurs sillages criants, au point de se voir parfois interdire l’accès à certains restaurants ! Néanmoins, toutes ces eaux de toilette, quoique puissantes, demeuraient très respectueuses d’une pyramide olfactive traditionnelle. En 1992 déboule dans l’arène des compositeurs bien-sentants Angel de Thierry Mugler. La profession prédit un flop, puisque ce n’était pas un parfum, mais un truc alimentaire assommant. Sans élégance ni raffinement. Mais diligemment classé dans la famille des chypres. Avec le recul et l’actualité du moment, je me fais la réflexion que c’était les hommes parfumeurs qui jugeaient alors si durement cet outsider. Les femmes, en revanche, de plus en plus nombreuses, tracèrent un large sillon gourmand et rebelle. Cet accord totalement novateur et décalé de barbapapa noire surpuissante, sexy, régressive, qui oscillait entre fillette et femme fatale, réduisit au silence le bougonnement patriarcal. La profession s’étant enfin fait une raison, j’ai examiné avec délice les pics d’éthyl maltol et de patchouli d’Angel. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur spectateur.

Pendant ce temps, afin d’échapper à mon quotidien de nez studieux penché sur la confection quotidienne de parfums parfaitement calibrés, dans le but d’optimiser les résultats aux tests du marché, je m’offrais des échappées facétieuses. J’inventais des odeurs à rien et de nulle part, sans famille ni pyramide. Je dessinais, en quelques matières, la silhouette musquée d’une météorite, de la lune ou de la kryptonite, les nuances minérales du mercure ou de la rouille, les facettes citrouille du carrosse de Cendrillon, le souffle lacté des herbes folles bien avant la vogue vegan, les effluves salés de galets glanés sur toutes les mers du globe, les miasmes flous des plumes d’anges et à vapeur des nuages, par tous les temps et en toute saison. D’étranges parfums sans lendemain… Quand on me posait la question : « quel parfum a inspiré votre envie du métier ? », j’hésitais entre un bon vieux classique à papa et la beauté cachée d’un accord fantaisiste, et j’optais finalement pour Bois des îles et sa sensualité hybride. 

Et puis, en 1998, un truc tout rond sans fond ni tête est apparu sur les étagères. Un truc aussi rigolo et doux qu’un gentil Pokémon : Le Feu d’Issey Miyake. Je l’ai aimé avec tous les plis de mon cerveau, et mon cœur a commencé à frémir ! J’ai senti la bascule, l’odeur des possibles, car ce parfum, boule serrée d’émotions mêlées, manquait totalement de rationalité et m’offrait soudain la permission de m’affranchir des figures classiques. Depuis, et sans doute parce que j’ai assimilé les rudiments de l’assemblage, j’ose déroger aux règles, me tromper, recommencer et m’amuser…
Mon cerveau a lâché la bride à l’intuition.

Céline Ellena, le 19 décembre 2022

Visuel principal : Céline Ellena © Anthony Cauquil

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Culture olfactive à l’école : un atelier pluridisciplinaire qui a du nez

Suite à une proposition de l’Université Ouverte de l’Université Paris Cité et dans le cadre de l’année de la biologie du CNRS, Hirac Gurden, neurobiologiste au CNRS, et Bénédicte Boscher, professeure de SVT à l’École alsacienne de Paris, ont imaginé un atelier olfactif pluridisciplinaire à destination des élèves du secondaire. Expérimenté dans le cadre de la Fête de la science d’octobre 2021, il a été accueilli avec enthousiasme par les élèves et les professeurs. Retour sur expérience à l’occasion de la Journée internationale de l’éducation ce mardi 24 janvier.

Amis de longue date, Bénédicte Boscher et Hirac Gurden avaient depuis longtemps l’idée de réaliser un atelier autour des neurosciences en établissements scolaires. L’odorat, on le sait, n’y trône pas en roi, loin s’en faut. Dénigré par les siècles d’une philosophie où la vue est érigée en sens premier, souffrant actuellement du développement d’un monde de plus en plus virtuel, le nez peine à être éduqué, connu, compris. Si le placer au centre de l’attention des élèves était pour le neurobiologiste une évidence, c’est l’opportunité offerte par l’Université Ouverte de Paris Cité en 2021 – connue pour ses événements hors les murs, cours du soirs, etc. – qui a permis la mise en place concrète d’un protocole d’initiation. Car, suite à la pandémie de Covid-19 qui a frappé d’anosmie – heureusement la plupart du temps temporaire – des milliers de personnes, l’importance de ce sens est apparue comme plus évidente, et a permis de mieux faire connaître le travail de l’association Anosmie.org qui lutte pour la reconnaissance ministérielle de ce handicap. 

Un public réceptif 

Le but de cet atelier est de pouvoir amorcer l’intérêt pour l’olfaction de façon pédagogique et ainsi de lancer le plus efficacement possible la machine nasale et cérébrale pour l’apprentissage olfactif chez les collégiens et les lycéens. Car le système olfactif est une porte d’entrée intéressante pour stimuler plusieurs réseaux cérébraux : il est impliqué dans la mémoire et les émotions, le plaisir et le bien-être, la curiosité et l’attention. 

L’atelier nécessite d’abord une phase préparatoire, durant laquelle les professeurs impliqués peuvent commencer à discuter de l’odorat avec les étudiants du secondaire : « À 15 ans, il est facile d’interagir avec les élèves : ils ont une certaine culture, une expérience olfactive, même si elle n’est pas conscientisée. Un de leurs héros actuels est Tanjiro Kamado, un personnage du manga Demon Slayer, qui a un sens de l’odorat très développé qu’il utilise pour repérer les dangers. Ils comprennent donc facilement l’intérêt que peut avoir ce sens. Ils se sont montrés très curieux et motivés par ce projet », explique Hirac Gurden.

En SVT, on évoquera ainsi l’origine des molécules odorantes lors de la photosynthèse chez les plantes et par des glandes spécifiques chez les animaux, mais aussi leur rôle de communication, leur utilité pour la recherche de nourriture ou leur importance dans la reproduction. Le fonctionnement général de la perception olfactive est également expliqué. En physique-chimie, on étudiera la composition des molécules odorantes, leur poids moléculaire, leur volatilité. Les études dites plus littéraires ne sont cependant pas en reste : approche géographique des plantes odorantes, échanges commerciaux qui ont façonné l’histoire des civilisations et importance des « miasmes » pour la médecine hygiéniste sont évoqués en histoire-géographie ; émotions olfactives et mnésiques et expression poétique dans les textes littéraires en Français ; études des textes antiques faisant mention des parfums et de leur importance culturelle en latin-grec. Mais l’investissement des élèves dépasse même ce qui leur est proposé : « Ils ont d’eux-mêmes souhaité prolonger ce projet en créant des illustrations pour le travail qu’ils devaient réaliser. »

Pédagogie active

Le protocole éducatif ne constitue pas, loin s’en faut, en une exposition des contenus de connaissance comme il est d’usage en classe : « C’est cette approche active qui a certainement beaucoup servi à mobiliser les élèves. Le CDI avait mis à disposition des ressources selon une bibliographie que nous avons construite afin de leur permettre de faire des recherches. Les élèves, en petits groupes, choisissent une odeur sur laquelle travailler : vanille, gingembre, cannelle, menthe poivrée, géranium, fleur d’oranger ou clou de girofle. Nous avions dressé cette liste pour leur permettre d’avoir déjà des repères, en faisant des passerelles avec le goût. Pour les aider dans leurs recherches, ils avaient une liste de questions » poursuit le neurobiologiste. 

Présentée comme non exhaustive, elle reprend les différentes approches, ouvre les discussions : de quelles molécules odorantes est composée l’odeur ? En prenant comme exemple une de ces molécules, pouvez-vous indiquer sa structure chimique au niveau atomique ? Quelle plante est à l’origine de cette odeur ? Quels en sont les pays de production ? Quelles routes de commerce sont-elles empruntées pour les échanges mondiaux ? S’ils existent, quels sont les parfums qui contiennent cette matière ? Est-ce que cette odeur est présente dans certains aliments ? Comment est-elle utilisée en cuisine ? Est-ce que cela fait partie des plats préparés dans votre famille ? Pouvez-vous proposer une recette voire une dégustation ? 
Aux élèves de faire les recherches afin de présenter la matière à leurs camarades d’autres groupes.

Test sensoriel et évocation autobiographique

Une deuxième phase construit cette approche active : les odeurs sont présentées aux élèves sur mouillettes ; ils doivent alors remplir une fiche d’appréciation : reconnaissent-ils l’odeur ? Est-elle agréable, puissante, ronde, alimentaire ? Ont-ils des souvenirs liés à cette odeur ?
Puis les groupes présentent, chacun à leur tour, leurs travaux à l’ensemble de la classe. Team vanille, team cannelle, team gingembre rivalisent d’informations et ouvrent la parole entre les étudiants : « Je trouve ça très piquant, moi ! – Ah, non, moi ça me rappelle ma grand-mère ! – Mais c’est fou, ils en mettent dans les yaourts qu’on mange tous les jours, alors que ça vient de si loin ! – Ce n’est pas vraiment ça qu’ils mettent, mais une molécule moins chère ! » : les discussions s’animent.
Pour favoriser la sensibilité olfactive, ces étapes ont lieu le matin, car à jeun, l’odorat est plus sensible. L’après-midi, un invité ou professeur présente les mécanismes de la perception cérébrale : des ressources (article sur l’olfaction publié dans le bulletin de l’Association des Professeurs de Biologie et de Géologie n°2-2022[1] Voir aussi le premier chapitre du Grand Livre du Parfum sur les mécanismes de l’odorat, écrit par Hirac Gurden. ; vidéo d’Hirac Gurden présentant les grandes étapes neurobiologiques de la perception olfactive, tournée à la BPI du Centre Georges Pompidou, lors d’une soirée organisée par Nez en 2017) sont disponibles en ligne à destination des professeurs.

Une expérience à diffuser

Nécessitant peu de moyens financiers – moins d’une centaine d’euros comprenant l’achat d’huiles essentielles, arômes alimentaires et touches à parfum – l’atelier permet de réveiller l’enthousiasme des élèves : « ils étaient très dynamiques, moteurs, curieux : c’était une super expérience ! Et c’était aussi le cas du personnel éducatif. Nous allons répéter ce protocole cette année avec deux classes. Mais notre but est que les professeurs s’emparent de cette proposition afin de la mettre en place dans leurs propres établissements. C’est pourquoi nous avons mis toutes les ressources en ligne », conclut Hirac Gurden. 

Afin de consolider ces nouvelles connaissances, les élèves sont invités dans un troisième temps à composer un texte autobiographique, un poème (haïku, épigramme…), une présentation plastique… et à recueillir les témoignages de leurs proches, les « madeleines de Proust ». Pour une diffusion digne d’un parfum contemporain. 

Si l’odorat demeure l’éternel absent du programme de l’Éducation Nationale, de telles initiatives montrent, si cela était encore à prouver, qu’il y aurait toute sa place en mêlant approche active, pluridisciplinarité et moyens financiers réduits. En attendant une prise de conscience étatique – ce protocole a d’ailleurs été soumis à l’Académie de Paris – espérons que d’autres établissements s’emparent du projet à l’avenir !

  • La publication synthétisant cette expérience, les ressources et la bibliographie ont été publiés dans le Bulletin de l’APBG 3-2022, accessible sur adhésion.

Visuel principal : © École Alsacienne

Notes

Notes
1  Voir aussi le premier chapitre du Grand Livre du Parfum sur les mécanismes de l’odorat, écrit par Hirac Gurden.

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