Stellogénèse : rencontre inspirée entre un souffleur de verre et un parfumeur

La complicité entre le parfumeur Nicolas Bonneville et l’artiste Jeremy Maxwell Wintrebert s’est construite au fil de leurs collaborations sur le big bang et la naissance de la lumière… Le duo poursuit son exploration cosmique avec une installation intitulée Stellogénèse, ode à la naissance d’une étoile.

L’odeur vous saisit dès les premiers pas dans la galerie.  Elle contraste d’ailleurs avec la clarté du lieu. Fidèle à son objectif, l’accord semble provenir directement des œuvres et se diffuse par vagues de plus en plus présentes. L’Espace Commines, situé dans le quartier du Marais à Paris, accueille durant trois jours une véritable expérience immersive où se côtoient odeurs, son, œuvres monumentales et minimalistes… Tout est pensé pour plonger le public dans le cosmos.

Au centre de l’espace, deux œuvres se font face. D’une part Matter Sunrise Terminal G12, sculpture réfléchissante de Jeremy Maxwell Wintrebert, formée d’un ensemble de cinquante cives miroitées – disques de verre soufflé – qui incarne l’intensité de l’énergie solaire. Véritable hommage à la lumière, cette constellation ardente de près de sept mètres sur quatre symbolise le magma primaire des origines de la création. D’autre part Soleil, un cube en acier brossé de dix centimètres de côté, créé par l’artiste plasticienne Félicie d’Estienne d’Orves. Au centre de ce cube, un orifice émet un flash lumineux toutes les huit minutes, temps nécessaire à un photon de lumière pour atteindre la Terre après avoir quitté le Soleil. La relation entre ces deux œuvres est soulignée par une atmosphère musicale et olfactive, orchestrée par la musicienne Owlle et le parfumeur de la société Firmenich Nicolas Bonneville.

Soleil, cube en acier brossé de 10 cm de côté, créé par l’artiste Félicie d’Estienne d’Orves

« Une odeur de brûlé, de goudron, de pétrole, je veux la note la plus carbonisée possible », avait affirmé Jeremy Maxwell Wintrebert à Nicolas Bonneville. Seule piste susceptible d’exprimer le concept de son œuvre : la genèse d’une étoile. Celle-ci commence avec l’attraction de molécules gazeuses vers un centre de gravité. « L’accumulation de ces molécules crée entre elles une friction, laquelle génère une fusion. Cette dernière produit une énergie lumineuse très puissante qui, à son tour, sculpte les différents éléments autour de cet événement en émettant une radiation intense », poursuit l’artiste. Pour illustrer cette idée d’énergie et de fusion, Jeremy Maxwell Wintrebert laisse totalement carte blanche au parfumeur. Carte blanche pour une note noire : « Comme une peinture de Pierre Soulages, j’ai exploré les notes les plus sombres, les plus profondes, un exercice que l’on peut rarement faire au cours d’un brief pour un parfum de peau », précise le parfumeur.

Comment traduire l’idée du pétrole ? Nicolas Bonneville a dû oublier ses réflexes de parfumerie fine. « J’avais pensé intégrer de la rose oxyde car je trouve que cela sent la pompe à essence, mais lorsque je lui ai fait sentir, ce n’était pas du tout son idée du noir ! » C’est finalement une qualité de styrax fumé qui retient l’attention du sculpteur de verre. Quelques touches de muscs et d’Ambrox adoucissent le nuage par leur « minéralité soyeuse ».

Poussière d’étoile

Jeu d’intensité et d’évaporation. En fonction de l’endroit où l’on se trouve dans l’espace, le parfum évolue et se distord. À l’entrée, le visiteur captera l’effet ambré et boisé ; s’il se place au centre de l’espace, il « entrera » dans l’effet cannelle du styrax ; enfin, plus il se rapproche de l’œuvre, plus il s’exposera aux effluves brûlés de l’étoile.  Cette différence de perception, comme autant de rayons partant d’un point d’émission, était précisément l’effet souhaité par l’artiste. Par ses déambulations, le public participe également à l’expérience, bousculant les molécules olfactives sur son passage. « Lorsque les gens se déplacent, l’évaporation classique du parfum est bouleversée. On capte certaines notes ici, d’autres choses ailleurs, comme des reflets, des ondulations. Cela confère à l’exposition une dimension vivante, physique, qui fait du bien après la période de Covid-19, concède Nicolas Bonneville ; et cela fait parler du parfum autrement… » Ces variations olfactives font écho aux mouvements sur l’œuvre de Jeremy Maxwell Wintrebert : « lorsque le visiteur passe devant l’œuvre, il fait varier les reflets des cives, la sculpture devient comme un paysage qui change constamment, elle n’est jamais la même », s’émerveille le parfumeur.

Installation Stellogénèse à l’Espace Commines à Paris, en avril 2023

Cette odeur fumée tient également un autre rôle : « elle éveille l’attention, nous met en alerte : quelque chose brûle ? Puis l’œuvre se dévoile et les deux sens sont associés : cette odeur est celle de l’étoile en fusion », s’amuse Nicolas Bonneville qui se voit en illustrateur de l’œuvre : « Le parfum n’est pas là pour se superposer, mais pour souligner l’intention de Jeremy. » Que pense l’intéressé de cette synesthésie ? « L’odeur est définitivement associée à l’œuvre, je n’arriverai plus à la regarder sans sentir la note de pétrole dans ma tête », assure le souffleur de verre, pour qui le parfum « liquéfie l’œuvre, la rend plus fluide. »

Ces variations se retrouvent également dans l’ambiance sonore imaginée par l’artiste Owlle. Pour plonger le spectateur dans l’espace, la musicienne a travaillé une boucle de sons elliptiques, ponctués d’ondulations analogiques. Ambiance Interstellar, faite de vibrations, de pulsations qui conditionnent le public : « le son coupe des bruits urbains et des klaxons », apprécie Nicolas Bonneville. De cette expérience multisensorielle naît un sentiment de plénitude propice à la méditation. L’œuvre interroge le spectateur sur la notion de temps, d’espace et de lumière, thématiques métaphysiques récurrentes dans le travail de Jeremy Maxwell Wintrebert.

Des éléments bruts surgit le verre

Artiste franco-américain et autodidacte, Jeremy Maxwell Wintrebert a développé sa pratique du verre aux États-Unis et en Europe. Installé à Paris depuis plus de vingt ans, il possède un atelier sous le viaduc des arts dans le XIIe arrondissement, où il imagine et crée des objets de verre et de laiton. Ses luminaires d’exceptions et ses objets poétiques mettent en valeur sa passion pour les matières. L’eau, le feu, l’air et le sable. Avec ces simples éléments, Jeremy souffle, façonne le verre en fusion et fait naître la beauté. La façon dont le verre s’étire, gonflé d’air, nécessite une maîtrise parfaite de la matière ; comme le parfumeur connaît ses ingrédients et projette mentalement l’évolution de sa formule dans le temps. Lorsque le verre sort de l’antre du four, c’est une boule rougeoyante, que l’on aurait presque envie de toucher, aussi attractive qu’un sucre d’orge. Moment d’observation : le verre est soumis à deux forces qu’il faut dompter pour sculpter la matière : la gravité et le temps. « Il y a quelque chose de presque cosmique dans ce métier, qui nous renvoie à l’origine du monde, au Big Bang », résume Jeremy. Si l’une de ces forces fait défaut, le verre montrera sa fragilité et se brisera d’un coup sec : « Bang ». L’opération requiert une concentration extrême, Jeremy se met dans une bulle : « Le moment où je travaille le verre est celui où je me sens le mieux », confie-t-il. Souvent rapide, parfois même dans l’urgence, il multiplie les changements de rythme pour modeler la matière. Quelques heures pour une pièce unique. À l’opposé du parfumeur qui travaille dans un temps long : un an, voire deux, avant d’achever sa création.

Une relation fusionnelle

La rencontre entre le parfumeur et le souffleur de verre a eu lieu suite à la participation de Nicolas Bonneville à l’exposition du Design Museum à Londres intitulée « Moving to Mars », en 2019. Nicolas y avait travaillé une « odeur de Mars » qui illustrait de monumentales photos et impressions 3D du sol martien. Pour cela, il avait imaginé une formule inspirée d’éléments « dont aurait besoin un humain pour vivre sur Mars » : des nutriments (odeurs de roche, de minéraux), des végétaux (notes aromatiques). L’idée d’apporter une dimension supplémentaire à une installation avait plu à Jeremy Maxwell Wintrebert qui s’apprêtait alors à exposer ses œuvres sur la naissance de la matière. L’artiste ne souhaitait pas de note qui fasse « ajoutée » à ses installations. Lorsqu’ils ont commencé leurs sessions olfactives chez Firmenich, il écartait systématiquement les ingrédients naturels, trop complexes et pas assez abstraits. « J’aime la matière la plus brute, la plus primitive possible », confie-t-il.

Devant la sculpture Matter Sunrise Terminal G12 de Jeremy Maxwell Wintrebert, l’artiste, à gauche, et le parfumeur Nicolas Bonneville à droite.

La construction d’un langage commun

Lors de sa première collaboration avec Nicolas Bonneville, l’artiste avait souhaité retranscrire l’odeur de la lumière. Un exercice passionnant pour le parfumeur qui n’a jamais autant travaillé sur la perception de la matière. Lorsque deux univers ont une technicité propre et un vocabulaire abstrait, un certain temps est nécessaire à l’élaboration d’un vocabulaire commun : « Nous sommes comme deux personnes qui maîtrisent chacun leurs sujets, mais qui ne se comprennent pas, ou plutôt qui apprennent à se comprendre », complète Jeremy Maxwell Wintrebert.

Dans le bureau du parfumeur, comme première étape à la transcription olfactive de la lumière, le souffleur demande à son hôte quelle est, selon lui, la matière la plus verticale, « une arête vive, comme si on donnait un coup de cutter. » Nicolas Bonneville extrait de son laboratoire des ingrédients épicés : « c’est trop complexe, trop fini ! », répond son interlocuteur à qui les notes évoquent la cuisine. Des bois ambrés ?  Le parfumeur propose le Limbanol, un captif boisé de Firmenich assez rugueux et vibrant, presque taillé comme un laser. L’artiste adhère : « Bien, nous avons l’arête sur laquelle accrocher la lumière, maintenant qu’est-ce qui peut éclairer ? » – « Le citron ? »  trop figuratif. – « La Paradisone [autre captif floral de Firmenich proche de l’Hedione] ? » « Mais cela ne sent rien ! », s’étonne l’artiste. « Cette molécule est comme la lumière, elle est subtile toute seule, mais intégrée dans une formule, elle va t’envelopper comme un halo » explique le parfumeur. Pour compléter la création, Jeremy souhaite intégrer l’effet minéral avec « une note mate de sable ». Habitué à l’évocation de la plage, le parfumeur propose des notes salicylates, aux effets solaires. Manqué ! « Tu vas revenir à l’atelier sentir mes palettes de sable ! », menace le souffleur de verre. Le compromis fut trouvé sur un mélange d’Ambrox et de Cascalone relevé par une trace de menthol pour un effet « haute montagne ». Depuis cette première expérience, les deux rêveurs ne cessent de compléter ce langage commun et de comparer leurs deux métiers : « Nous avons tous les deux une grande passion pour nos matières, mais nous avons également la même frustration », avoue Nicolas Bonneville ; « lui ne peut toucher la lumière, et de mon côté, le parfum est impalpable ». Autre point qui les unit : la fascination pour l’infiniment grand et l’infiniment petit que Nicolas perçoit jusque dans son travail : « Toute la journée, je joue avec des ingrédients que je dilue à un pour cent, un pour mille, tandis que d’autres sont utilisés en overdose. C’est la façon dont on assemble la matière qui crée un tout. Cela m’oblige à prendre du recul pour voir l’impact des matériaux en grande et petite proportions », explique le parfumeur. « Le cosmos est assez similaire à ce tout, à une autre échelle bien sûr. » Après le Big Bang et la genèse d’une étoile, qui sait où les astres mèneront les deux complices ? Peut-être testeront-ils le processus inverse, c’est-à-dire la création d’une sculpture inspirée d’une intention olfactive ? « Nous avons deux-trois idées », sourit le parfumeur. L’univers est infini, leurs inspirations aussi…

Visuel principal : Le parfumeur Nicolas Bonneville, à gauche, et l’artiste Jeremy Maxwell Wintrebert, à droite
Photos © Aurélie Dematons

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