À l’occasion du Salon international des matières premières de la parfumerie (SIMPPAR) qui aura lieu les 31 mai et 1er juin prochains à Paris, nous vous proposons de découvrir une série d’articles initialement publiés en 2021 et en 2022 dans l’ouvrage De la plante à l’essence. Un tour du monde des matières à parfum.
Commençons par la méthode d’extraction Firgood[1]Firgood est une marque Firmenich., révolution naturelle au sein de la maison de composition et d’ingrédients suisse. Firmenich a en effet installé à Grasse un équipement inédit d’extraction assistée par micro-ondes et a dévoilé il y a deux ans ses premiers ingrédients.
Depuis plus de six ans, une équipe de chercheurs travaille sur un projet tenu secret dans l’enceinte de l’usine grassoise. Celui-ci implique la mise au point d’un procédé inédit au double enjeu : pouvoir traiter naturellement des matières jusqu’à présent difficiles à extraire et répondre au besoin impératif de techniques d’extraction plus durables, moins consommatrices d’énergie ou de ressources. « Toutes les avancées de ces dernières années nous amènent à concrétiser un procédé théorique idéal : une méthode d’extraction sans solvant ajouté », se réjouit Xavier Brochet, directeur de l’innovation globale pour les ingrédients naturels chez Firmenich. « Pour cela, nous venons de franchir un cap : de l’échelle du laboratoire, nous passons aux larges volumes de la logique industrielle. »
Uniquement l’eau des ingrédients
Le procédé consiste à exposer une biomasse fraîche à des fréquences électromagnétiques. Sous l’effet de celles-ci, la vibration des liaisons O-H provoque une friction qui induit une élévation de température. L’eau constitutive se met à chauffer jusqu’à l’éclatement des cellules et entraîne les principes odorants. « Il n’est donc pas nécessaire d’utiliser d’autres solvants que l’eau constitutive de la plante, souligne Sophie Lavoine, directrice de l’innovation et procédés pour les ingrédients naturels chez Firmenich. Cette innovation est l’aboutissement de l’évolution des technologies d’extraction, qui n’ont cessé de s’orienter vers des solvants plus sûrs ou plus verts : l’hexane en remplacement du benzène, puis le CO2 supercritique, et aujourd’hui l’eau des biomasses. » Les équipes de Firmenich ont effectué un véritable travail d’ingénierie afin de changer d’échelle tout en maîtrisant les coûts : de 100 à 200 kilos au départ, la capacité atteint désormais la tonne. L’astuce consiste à traiter les productions en continu, grâce à un dispositif « ouvert », et non par lots. La biomasse, véhiculée sur un tapis mobile, entre en phase de chauffage dans un tunnel. L’énergie dépensée est optimisée et correspond rigoureusement à la quantité de biomasse déposée, afin d’éviter tout effet de surcuisson et de respecter son profil organoleptique. La collecte du produit obtenu se fait par gravitation dans la partie inférieure de l’équipement. Trois types de produits, baptisés Firgood, viennent ainsi enrichir la palette des parfumeurs et des aromaticiens de la maison. Tout d’abord, une solution mère, ou hydrolat, contient l’intégralité de la fraction aromatique polaire (composée des molécules les moins lipophiles) du produit en phase hydrosoluble. À partir de cette solution, un second produit est réalisé par des méthodes physiques de concentration à froid des fractions aromatiques. L’eau y est remplacée par un autre solvant, par exemple de l’alcool, pour une utilisation en parfumerie. Enfin, il est également possible d’obtenir une huile essentielle, récupérée par décantation à partir de la solution mère, si celle-ci est assez riche en essence. C’est le cas, entre autres, pour les épices.
Respect de la planète et naturalité de la note
Ce type d’extraction présente de nombreux avantages, dont une consommation moindre d’énergie. De plus, le procédé permet une revalorisation des drêches (résidus de l’extraction) bien plus aisée qu’avec les procédés traditionnels : exemptes de tout solvant, celles-ci peuvent être recyclées ou faire l’objet d’autres extractions qui donneront naissance à des extraits au profil complémentaire, telle l’extraction au CO2 supercritique. « En effet, celle-ci se concentre sur les fractions lipophiles et sur les aldéhydes. La vanille SFE [issue d’une extraction au fluide supercritique] sera riche en vanilline, tandis que l’extrait Firgood révélera les acides, les phénols, le gaïacol et ses dérivés », précise Sophie Lavoine. La richesse du spectre d’utilisation justifie le pari de cet investissement majeur : fleurs, fruits, épices, légumes, racines peuvent ainsi être traités, sous forme de matières fraîches ou simplement réhumidifiées. La rapidité du procédé permet d’éviter les effets secondaires indésirables de cuisson, d’oxydation ou de polymérisation, qui peuvent survenir lorsque la matière subit un long choc thermique ou chimique. Les nouveaux extraits seront proposés dans une gamme de prix abordable pour le marché au regard de leurs qualités olfactives et techniques, en parfumerie fine, d’hygiène ou en arômes. Les premiers captifs révélés en 2021 – gingembre, poire et poivron Firgood – seront bientôt complétés par d’autres ingrédients issus de fleurs, fruits, thés ou cafés.[2]Depuis la publication de l’ouvrage dont est issu cet article, une dizaine d’ingrédients Firgood ont été développés, dont un muguet.« Nous regardons avec humilité le chemin parcouru, enrichi de nombreuses initiatives extérieures qui ont contribué à cette avancée. Grâce à cet équipement polyvalent adaptable à chaque ingrédient, nous pouvons prévoir d’élargir la production d’extraits alternatifs à l’ensemble de notre palette d’ingrédients naturels, conclut Xavier Brochet. Nous sommes également fiers de participer à l’amélioration continue des procédés d’extraction qui jalonnent l’histoire de la parfumerie, ainsi qu’au rayonnement du bassin grassois. »
Depuis la publication de l’ouvrage dont est issu cet article, une dizaine d’ingrédients Firgood ont été développés, dont un muguet.
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Aurélie Dematons
Fondatrice de l'agence Le Musc & la Plume, spécialisée en création de parfums et identités olfactives, elle accompagne les marques du concept au développement. Après avoir débuté chez Coty, puis Cinquième sens, Aurélie explore les territoires d'innovation : diffusion du parfum dans l'air ou création pour d'autres secteurs (hôtellerie, automobile, train). En 2017, elle part faire le tour du monde des plantes à parfums. Elle contribue régulièrement à Nez et à Expression cosmétique.
Chanel a dévoilé aujourd’hui le nom de la nouvelle égérie pour son parfum Bleu : ce sont ainsi les boucles nonchalantes de Timothée Chalamet qui orneront donc bientôt les abribus et les pages de magazines. Plutôt que de vous raconter que le jeune homme de 27 ans ne semble pas franchement branché parfum (il se souvient bien d’un flacon de N°5 offert à sa soeur à un Noël par sa grand mère, ou d’un vague parfum d’ambiance au cèdre rapporté d’une visite à Grasse et dont il parfumait sa chambre, sans plus…) nous vous proposons plutôt de parler cinéma et de (re)découvrir une partie de l’excellent article d’Amandine d’Azevedo dans lequel elle souligne la fine utilisation de l’odorat dans les films de Luca Guadagnino. Ce dernier, après avoir révélé l’acteur dans Call Me By Your Name en 2017 (on ne déguste plus jamais une pêche de la même façon ensuite), l’a récemment dirigé dans le très carnassier Bones and All, sorti à l’automne dernier, et qui confirme un intérêt très marqué pour les odeurs comme fil rouge de l’intrigue.
Des émois adolescents à la sensualité d’une liaison, la révélation et l’exploration des désirs sont au coeur de plusieurs films de Luca Guadagnino. Sa représentation des corps et des paysages naturels sollicite l’odorat comme les autres sens.
Ses longs métrages ne relèvent pas de l’expérience en odorama ; on n’y cite même souvent aucun parfum en particulier. Pourtant, les films de Luca Guadagnino peuvent être analysés à travers le prisme des odeurs. Le réalisateur y entrelace savamment la puissance évocatrice de l’image cinématographique et le monde des sens. Ses liens avec le milieu de la mode sont connus, mais l’univers du parfum peut sembler plus éloigné de son œuvre. La dimension olfactive est pourtant sensible dans la connexion qu’il établit entre le cinéma et une certaine idée de la sensualité, associée au corps et à la nature – celle de l’Italie.
Jardins sous le soleil où se croisent des personnages venus du monde entier, élégance d’une silhouette, références littéraires, eaux vives et maisons de maître, île volcanique et poésie : Luca Guadagnino fabrique des films traversés par nombre d’arts, de la haute couture à la musique, sans pour autant que la nature cède le pas.
À peu d’années d’intervalle, le cinéaste filme des corps alanguis par la chaleur au bord de l’eau. Dans A Bigger Splash (2015) et Call Me By Your Name (2017), des personnages s’observent et se frôlent autour de la surface bleutée d’une piscine ou d’un lac. L’éveil du désir est une affaire d’extérieur, de corps dévoilés, d’ondulations des flots où se réverbère le soleil, sur fond d’odeur de chlore ou de végétaux lacustres. […]
Pas de mer, mais des cours d’eau et des bassins dans Call Me By Your Name, qui évoque la force du premier amour et de la sensualité entre Elio (Timothée Chalamet), un adolescent de 17 ans, et Oliver (Armie Hammer), un étudiant de doctorat en stage auprès de son père. Ils résident tous, pendant l’été 1983, dans une vaste demeure du XVIIe siècle, en Lombardie. La nature est omniprésente et les longues promenades à vélo des personnages dans la campagne environnante évitent tout effet de huis clos. Le désir d’Elio pour l’odeur d’Oliver est plusieurs fois manifeste, lorsqu’il emprunte sa mousse à raser, plonge la tête dans un short abandonné ou porte sa chemise.
L’attention apportée aux senteurs transparaît également dans le travail minutieux réalisé sur le décor, bien qu’on n’en perçoive pas tous les détails à l’écran. Grâce aux photographies de plateau, on devine ainsi sur la table de toilette des parents d’Elio une bouteille d’Eau sauvage de Dior, juste à côté de la solaire Colonia d’Acqua di Parma, entre une familière boîte bleue de crème Nivea et la fiole, de même teinte, d’une eau de rose Manetti & Roberts. Non loin d’un peigne en écaille, un vaporisateur de Vanderbilt vide côtoie un beau flacon alvéolé qui pourrait contenir une autre cologne. Le raffinement et le classicisme des fragrances choisies répondent au jeu des couleurs, à la composition esthétique, avec l’élégance du coffret marqueté et du miroir en bois sculpté. Ce décor, presque invisible dans le film mais ayant concouru à sa fabrication, contient l’essence de l’atmosphère fictionnelle. […]
Dans ces films, les saveurs sont omniprésentes et les séquences de dégustation, toujours liées au désir amoureux : la ricotta encore chaude dans A Bigger Splash annonce l’érotisme qui entoure les pêches dans Call Me By Your Name. Mais c’est surtout par le montage que Luca Guadagnino développe une approche sensorielle du cinéma. […]
Amandine d'Azevedo est maître de conférences en études cinématographiques à l'Université Paul-Valéry à Montpellier, elle est spécialiste des cinémas indiens. Ses recherches portent sur la question des exotismes et sur les relations esthétiques entre cinéma et parfum.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la parfumerie française retrouve petit à petit un élan productif et un souffle créatif. En quelques années naissent plusieurs parfums aujourd’hui mythiques. Pour célébrer ce 8 mai, nous vous offrons le chapitre retraçant les années 1940 dans Une histoire de parfums (1880-2020), un livre deYohan Cervi publié aux éditions Nez.
Le conflit sonne le glas d’un certain âge d’or pour la parfumerie. Si son activité souvent se maintient, elle tourne au ralenti. Les maisons proposent peu de nouveautés et misent davantage sur leurs créations déjà bien implantées sur le marché. Grasse demeure la plaque tournante des matières premières, mais la guerre rend difficile l’approvisionnement depuis l’étranger. Se fournir en verre, en cristal et en cartonnage est également une épreuve. Souvent, les flacons et les écrins sont rationalisés et standardisés. Certains portent même la mention « présentation provisoire ». L’industrie endure péniblement les années de guerre. Les usines Guerlain de Bois-Colombes, dans les Hauts-de-Seine, sont détruites par un bombardement en septembre 1943. Il faudra attendre 1947 pour que la société redémarre pleinement, avec la construction de la nouvelle usine de Courbevoie. On ne connaît qu’une référence Guerlain créée durant l’Occupation : Kriss, lancé en 1942 et renommé Dawamesk en 1945. L’histoire de Caron est encore plus tragique. La maison est menacée de confiscation par l’administration française, car son fondateur, Ernest Daltroff, qui a fui aux États-Unis en 1939, est juif. Sa partenaire depuis les débuts, Félicie Wanpouille, évite de justesse la fermeture et parvient tant bien que mal à maintenir l’activité. Mais Daltroff meurt en 1941, à l’âge de 72 ans, et laisse la maison orpheline. Pour d’autres, comme Houbigant, les ventes périclitent à partir du début des hostilités et reprendront difficilement au sortir de la guerre. À la Libération, le mouvement des couturiers parfumeurs se généralise et s’impose dans la renaissance de la parfumerie, à travers des fragrances dont certaines sont entrées dans la légende.
À Paris, en novembre 1943, la rencontre entre un couturier, Marcel Rochas, et un jeune parfumeur, Edmond Roudnitska, alors au début de sa carrière chez de Laire, sera à l’origine d’un des plus grands parfums de l’époque moderne, qui continue de faire rêver et d’inspirer les créateurs du XXIe siècle. Marcel Rochas avait fondé, avec succès, sa maison de couture en 1925. L’histoire retiendra de lui le fameux corset et la guêpière, qui avaient séduit une riche clientèle internationale, notamment hollywoodienne : Marlene Dietrich, Mae West, Joan Crawford… Et Rochas avait déjà lancé trois parfums, de manière confidentielle, en 1936 : Audace, Air jeune et Avenue Matignon, présentés uniquement dans sa boutique de couture du 12, avenue Matignon. À présent, malgré la guerre, il souhaite proposer un parfum qui fera date. Edmond Roudnitska avait travaillé, sous l’Occupation, un accord autour d’une note originale de prune, confite, boisée, aldéhydée et fleurie. C’est cet essai qu’il présente à Marcel Rochas et à son associé, Albert Gosset, et qui est immédiatement adopté par les deux hommes. Du fait des difficultés d’approvisionnement, Femme est d’abord proposé par souscription, en 1944, aux femmes les plus en vue du Tout-Paris. Le premier flacon, une amphore sur piédouche signée Marc Lalique – fils de René –, est présenté dans un coffret habillé d’une dentelle de Chantilly noire. Rochas tire finalement parti de cette distribution très limitée, grâce à un marketing imparable : l’effet de rareté, propice à susciter le désir de possession. Puis il a l’idée – géniale – d’organiser, dans les salons de sa maison de couture, une exposition intitulée « Les parfums à travers la mode. 1765 – 1945 ». C’est l’occasion de présenter Femme au grand public. Le succès est immédiat et imposera Rochas comme une grande maison de parfum. Le premier flacon est remplacé en 1945 par l’amphore que nous connaissons aujourd’hui. La légende raconte que ses formes furent inspirées par les hanches de la plantureuse Mae West, celle que le magnat de la presse William Randolph Hearst qualifiait de « monstre lubrique », à une époque où le fétichisme sexuel et la sensualité des corps hollywoodiens atteignent leur apogée. À l’instar des grands chypres, Femme émerge et se déploie dans la lumière pour s’éteindre dans l’ombre. Dans ce chypre fruité, les notes confites de prune et de pêche s’étirent longuement, contre balancées par la puissance d’un cœur floral classique composé de rose, de jasmin, d’ylang-ylang et de violette, et d’une pincée de cumin et de girofle. Ses notes de mousse de chêne, de bois, d’ambre et de muscs assombrissent le propos et lui confèrent une dimension charnelle accomplie.
Pourquoi Femme continue-t-il de hanter l’esprit des amoureux et des professionnels de la parfumerie ?[1]Deux témoignages récemment publiés sur Nez font mention de ce parfum fondateur : celui de Camille Goutal et celui de Mathilde Laurent. Sans doute pour son caractère hors norme, ses rondeurs généreuses. Également grâce à son équilibre complexe entre les notes de fruits jaunes, presque gustatifs, les épices, qui évoquent la moiteur de la peau, et son fond, grave et sombre. Il demeure un témoin fascinant de son temps. Femme a été revisité en 1989 par Olivier Cresp, dans une version qui conserve la beauté et l’esprit de la création originelle.
Vent vert, la clé des champs
En 1947 naît un parfum mémorable, à la verdeur devenue légendaire. Pierre Balmain, après avoir œuvré pendant la guerre chez Lucien Lelong, où il fait la connaissance de Christian Dior, ouvre à l’âge de 31 ans sa propre maison de couture, au 44, rue François Ier, dans le 8e arrondissement de Paris, avec l’aide de sa mère et l’appui d’anciennes ouvrières de Balenciaga. Il y propose une mode souple, qui épouse les formes du corps dans des tons sombres, dont le rapide succès participe à la renaissance de la haute couture française. Dès 1946, Pierre Balmain lance sa première fragrance, Élysées 64.83, qui fait référence à l’indicatif téléphonique de la maison Balmain. Si ce premier parfum passe quelque peu inaperçu, le deuxième, lancé en 1947, marquera les esprits. Vent vert (tout comme Élysées 64.83) est l’œuvre de Germaine Cellier, première femme parfumeuse de l’après-guerre, mais surtout figure atypique. Entrée vers 1930 comme chimiste chez Roure, elle ne tarde pas à s’imposer dans un univers patriarcal peu progressiste. Sa vision très particulière de la parfumerie, entre tradition et avant-garde, est aussi à son image : vive, franche, brute de décoffrage. Germaine Cellier joue des overdoses, compose des formules taillées à la serpe et parvient à faire surgir des splendeurs inédites. Vent vert est d’une beauté grisante, à mille lieues des parfums parfois chargés de la décennie précédente. Il symbolise une joie et une liberté retrouvées. Sa légèreté, pourtant tenace, exhale une fraîcheur complexe. Cellier a employé l’essence de galbanum, obtenue par distillation d’une plante vivace originaire d’Iran, pour aboutir à un accord vert intense, croquant et vivifiant. Elle la pousse à 8 %, du jamais-vu à l’époque. Le basilic et les agrumes permettent à cette fraîcheur de se déployer ; un accord classique de rose, d’iris, de jasmin et de muguet la tempère. L’ensemble se fond dans la mousse de chêne, le vétiver, le santal et les muscs. Vent vert retranscrit merveilleusement l’image d’une partie de campagne entre prairie, clairière et chemins de terre, bercée sous un ciel clément par une douce brise de printemps. Colette aurait dit de lui : « Il a un caractère vireux de végétal écrasé à la main. De quoi plaire à ces diablesses de femmes d’aujourd’hui. » La sirène aux cheveux verts dessinée au début des années 1950 par René Gruau pour promouvoir le parfum achèvera de porter Vent vert au panthéon des fragrances modernes.
C’est en 1932 que Nina Ricci fonde sa maison de haute couture, avec l’aide de son fils Robert. Ex-publicitaire, homme d’affaires avisé, ce dernier crée en 1941 l’activité parfums, dans laquelle il s’investit avec passion. Car ces produits, s’ils relèvent encore du luxe, demeurent plus accessibles que la haute couture : ils sont une arme de choix pour accroître la renommée et l’étendue de l’entreprise familiale. Les parfums Nina Ricci sont souvent empreints de grâce, de tendresse, de fantaisie et de romantisme. Le premier, Cœur-Joie, créé par Germaine Cellier, est lancé en 1946 ; suivront Fille d’Ève (1952), un chypre fruité animalisé, Capricci (1961) ou encore Farouche (1974). Mais le plus mémorable est sans conteste le deuxième, L’Air du temps. Robert Ricci en confie la création à Francis Fabron de chez Roure. Le lancement a lieu en 1948. On a souvent dit de L’Air du temps qu’il est le plus beau des œillets. Mais considérer ce parfum comme un soliflore est un brin réducteur. Certes, il reprend le thème de l’œillet, très en vogue dans la première moitié du XXe siècle, généralement traité en soliflore ou mêlé dans des accords ambrés fleuris épicés (Après l’ondée, L’Heure bleue, En avion, Tabu)… Mais Fabron va proposer un regard neuf sur cette petite fleur crémeuse et épicée, recréée à partir de matières naturelles et de synthèse. C’est en réalité un vrai bouquet floral, où l’œillet, doux et légèrement épicé, épouse avec subtilité la rose, le jasmin, la violette, le tout bercé par un fond poudré, musqué et boisé. L’ensemble est d’une rare douceur, d’une tendresse infinie, d’une délicatesse palpable. Robert Ricci semble avoir en effet su capter l’air de son temps, le besoin de joie, d’affection et d’apaisement d’une génération traumatisée par la guerre : son parfum est un message d’amour et de paix lancé au monde. Il voulait également une fragrance intemporelle, indémodable. L’Air du temps sera l’un des parfums les plus vendus jusque dans les années 1990, parvenant notamment à percer au sein des marchés européens et américains. Mais c’est sans nul doute son flacon qui sera gage de son succès. Le premier, qui ne fit pas grand bruit, représentait un soleil, légèrement ovalisé, avec une colombe gravée sur le bouchon. En 1951, Robert Ricci et Marc Lalique le redessinent, avec deux colombes qui s’enlacent au-dessus d’un flacon torsadé de cristal. L’adéquation est parfaite entre un parfum, son univers et son contenant. La légende est née.
Le 12 février 1947, dans un froid glacial, Christian Dior, 42 ans, fait défiler sa première collection de haute couture dans les salons du 30, avenue Montaigne. Le couturier présente ses lignes « Corolle » et « En huit », dans un style qui se construit en opposition à la mode austère des années 1940. Taille très fine, hanches amples, poitrine marquée, robes et jupes évasées : ce sont de véritables « femmes fleurs » qui défilent devant une assistance éblouie. L’événement est triomphal, et le couturier fait son entrée dans la cour des grands. Carmel Snow, rédactrice en chef du Harper’s Bazaar, s’exclame : « It’s quite a revolution, dear Christian ! Your dresses have such a new look ! » (« C’est une vraie révolution, cher Christian ! Vos robes ont un look tellement nouveau ! »). L’expression est restée. Le New Look renoue avec des fastes que la mode n’avait pas connus depuis le Second Empire. Jusqu’alors, il suffisait de trois mètres de tissu pour confectionner une robe. Avec Christian Dior, il en faudra souvent une vingtaine. À sa mode, Dior, qui se voit autant couturier que parfumeur, souhaite très rapidement associer une fragrance. Dès 1947, il fonde les Parfums Christian Dior, avec l’aide de Serge Heftler-Louiche. C’est ce dernier qui demandera à l’un de ses amis, Paul Vacher (parfums Le Galion, Arpège de Lanvin) de créer la première fragrance du couturier. Serge Heftler-Louiche veut un chypre, lui qui porte celui de Coty et admire Vent vert, sorti quelques mois plus tôt. Ce sera donc un chypre vert, nommé Miss Dior. Paul Vacher s’associe à Jean Carles pour aboutir à la création finale. Celle-ci reprend la structure verte et chyprée de Vol de nuit de Guerlain (1933), tout en coupant l’essentiel des notes ambrées. Le départ, vert et vif, fait la part belle aux aldéhydes, au galbanum et aux touches aromatiques, pour laisser place à un cœur floral de rose, de jasmin, de gardénia, d’iris et de narcisse. Son fond mêle admirablement les notes chyprées et poudrées à des accords ambrés et cuirés. L’ensemble, relativement androgyne, est d’une élégance absolue, et le gris perle semble être sa couleur naturelle. Miss Dior est initialement présenté dans un flacon amphore à anneaux en verre clair, à tirage très limité. Face à la demande croissante, le flacon est modifié au début des années 1950, et sa production, standardisée et industrialisée. Il évoluera avec le temps et selon les déclinaisons en eau de toilette, eau de Cologne, puis esprit de parfum. Miss Dior (aujourd’hui vendu sous le nom Miss Dior original) est la quintessence du style du plus grand couturier de l’après-guerre. De manière plus confidentielle, 1949 marque la naissance de la première fragrance d’Edmond Roudnitska pour Christian Dior : Diorama, un chypre fruité s’articulant autour d’un très beau jasmin, d’une prune charnue et d’une pincée de cumin. Un parfum relancé en 2010, conservant l’esprit et les nuances de l’original. En tout point superbe.
Ces parfums constituent quelques exemples de ce que la parfumerie moderne nous a offert de meilleur. Véritables best-sellers dès leur sortie et pendant des décennies, ils sont devenus ce que l’on appelle désormais de « grands classiques ». Malgré les régulières reformulations – notamment imposées par diverses recommandations et réglementations –, ils continuent néanmoins d’inspirer nombre de créations contemporaines : quand on respire Féminité du bois de Serge Lutens, La Panthère de Cartier, Kenzo Jungle ou Jubilation 25 d’Amouage, on retrouve l’esprit de Femme. Et sur Fidji de Guy Laroche ou Œillet sauvage de L’Artisan parfumeur plane encore l’ombre de L’Air du temps…
Critique, conférencier spécialiste de l'histoire de la parfumerie moderne et consultant auprès de marques de luxe, il a cofondé en 2017 le laboratoire de création Maelstrom. Collectionneur de parfums anciens, il est l'expert vintage de la rédaction d'Auparfum. Il a également collaboré aux ouvrages Les Cent Onze Parfums qu'il faut sentir avant de mourir (Nez éditions, 2017), La Fabuleuse Histoire de l'eau de Cologne (dir. Jean-Claude Ellena, Nez éditions, 2019) ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
La complicité entre le parfumeur Nicolas Bonneville et l’artiste Jeremy Maxwell Wintrebert s’est construite au fil de leurs collaborations sur le big bang et la naissance de la lumière… Le duo poursuit son exploration cosmique avec une installation intitulée Stellogénèse, ode à la naissance d’une étoile.
L’odeur vous saisit dès les premiers pas dans la galerie. Elle contraste d’ailleurs avec la clarté du lieu. Fidèle à son objectif, l’accord semble provenir directement des œuvres et se diffuse par vagues de plus en plus présentes. L’Espace Commines, situé dans le quartier du Marais à Paris, accueille durant trois jours une véritable expérience immersive où se côtoient odeurs, son, œuvres monumentales et minimalistes… Tout est pensé pour plonger le public dans le cosmos.
Au centre de l’espace, deux œuvres se font face. D’une part Matter Sunrise Terminal G12, sculpture réfléchissante de Jeremy Maxwell Wintrebert, formée d’un ensemble de cinquante cives miroitées – disques de verre soufflé – qui incarne l’intensité de l’énergie solaire. Véritable hommage à la lumière, cette constellation ardente de près de sept mètres sur quatre symbolise le magma primaire des origines de la création. D’autre part Soleil, un cube en acier brossé de dix centimètres de côté, créé par l’artiste plasticienne Félicie d’Estienne d’Orves. Au centre de ce cube, un orifice émet un flash lumineux toutes les huit minutes, temps nécessaire à un photon de lumière pour atteindre la Terre après avoir quitté le Soleil. La relation entre ces deux œuvres est soulignée par une atmosphère musicale et olfactive, orchestrée par la musicienne Owlle et le parfumeur de la société Firmenich Nicolas Bonneville.
Soleil, cube en acier brossé de 10 cm de côté, créé par l’artiste Félicie d’Estienne d’Orves
« Une odeur de brûlé, de goudron, de pétrole, je veux la note la plus carbonisée possible », avait affirmé Jeremy Maxwell Wintrebert à Nicolas Bonneville. Seule piste susceptible d’exprimer le concept de son œuvre : la genèse d’une étoile. Celle-ci commence avec l’attraction de molécules gazeuses vers un centre de gravité. « L’accumulation de ces molécules crée entre elles une friction, laquelle génère une fusion. Cette dernière produit une énergie lumineuse très puissante qui, à son tour, sculpte les différents éléments autour de cet événement en émettant une radiation intense », poursuit l’artiste. Pour illustrer cette idée d’énergie et de fusion, Jeremy Maxwell Wintrebert laisse totalement carte blanche au parfumeur. Carte blanche pour une note noire : « Comme une peinture de Pierre Soulages, j’ai exploré les notes les plus sombres, les plus profondes, un exercice que l’on peut rarement faire au cours d’un brief pour un parfum de peau », précise le parfumeur.
Comment traduire l’idée du pétrole ? Nicolas Bonneville a dû oublier ses réflexes de parfumerie fine. « J’avais pensé intégrer de la rose oxyde car je trouve que cela sent la pompe à essence, mais lorsque je lui ai fait sentir, ce n’était pas du tout son idée du noir ! » C’est finalement une qualité de styrax fumé qui retient l’attention du sculpteur de verre. Quelques touches de muscs et d’Ambrox adoucissent le nuage par leur « minéralité soyeuse ».
Poussière d’étoile
Jeu d’intensité et d’évaporation. En fonction de l’endroit où l’on se trouve dans l’espace, le parfum évolue et se distord. À l’entrée, le visiteur captera l’effet ambré et boisé ; s’il se place au centre de l’espace, il « entrera » dans l’effet cannelle du styrax ; enfin, plus il se rapproche de l’œuvre, plus il s’exposera aux effluves brûlés de l’étoile. Cette différence de perception, comme autant de rayons partant d’un point d’émission, était précisément l’effet souhaité par l’artiste. Par ses déambulations, le public participe également à l’expérience, bousculant les molécules olfactives sur son passage. « Lorsque les gens se déplacent, l’évaporation classique du parfum est bouleversée. On capte certaines notes ici, d’autres choses ailleurs, comme des reflets, des ondulations. Cela confère à l’exposition une dimension vivante, physique, qui fait du bien après la période de Covid-19, concède Nicolas Bonneville ; et cela fait parler du parfum autrement… » Ces variations olfactives font écho aux mouvements sur l’œuvre de Jeremy Maxwell Wintrebert : « lorsque le visiteur passe devant l’œuvre, il fait varier les reflets des cives, la sculpture devient comme un paysage qui change constamment, elle n’est jamais la même », s’émerveille le parfumeur.
Installation Stellogénèse à l’Espace Commines à Paris, en avril 2023
Cette odeur fumée tient également un autre rôle : « elle éveille l’attention, nous met en alerte : quelque chose brûle ? Puis l’œuvre se dévoile et les deux sens sont associés : cette odeur est celle de l’étoile en fusion », s’amuse Nicolas Bonneville qui se voit en illustrateur de l’œuvre : « Le parfum n’est pas là pour se superposer, mais pour souligner l’intention de Jeremy. » Que pense l’intéressé de cette synesthésie ? « L’odeur est définitivement associée à l’œuvre, je n’arriverai plus à la regarder sans sentir la note de pétrole dans ma tête », assure le souffleur de verre, pour qui le parfum « liquéfie l’œuvre, la rend plus fluide. »
Ces variations se retrouvent également dans l’ambiance sonore imaginée par l’artiste Owlle. Pour plonger le spectateur dans l’espace, la musicienne a travaillé une boucle de sons elliptiques, ponctués d’ondulations analogiques. Ambiance Interstellar, faite de vibrations, de pulsations qui conditionnent le public : « le son coupe des bruits urbains et des klaxons », apprécie Nicolas Bonneville. De cette expérience multisensorielle naît un sentiment de plénitude propice à la méditation. L’œuvre interroge le spectateur sur la notion de temps, d’espace et de lumière, thématiques métaphysiques récurrentes dans le travail de Jeremy Maxwell Wintrebert.
Des éléments bruts surgit le verre
Artiste franco-américain et autodidacte, Jeremy Maxwell Wintrebert a développé sa pratique du verre aux États-Unis et en Europe. Installé à Paris depuis plus de vingt ans, il possède un atelier sous le viaduc des arts dans le XIIe arrondissement, où il imagine et crée des objets de verre et de laiton. Ses luminaires d’exceptions et ses objets poétiques mettent en valeur sa passion pour les matières. L’eau, le feu, l’air et le sable. Avec ces simples éléments, Jeremy souffle, façonne le verre en fusion et fait naître la beauté. La façon dont le verre s’étire, gonflé d’air, nécessite une maîtrise parfaite de la matière ; comme le parfumeur connaît ses ingrédients et projette mentalement l’évolution de sa formule dans le temps. Lorsque le verre sort de l’antre du four, c’est une boule rougeoyante, que l’on aurait presque envie de toucher, aussi attractive qu’un sucre d’orge. Moment d’observation : le verre est soumis à deux forces qu’il faut dompter pour sculpter la matière : la gravité et le temps. « Il y a quelque chose de presque cosmique dans ce métier, qui nous renvoie à l’origine du monde, au Big Bang », résume Jeremy. Si l’une de ces forces fait défaut, le verre montrera sa fragilité et se brisera d’un coup sec : « Bang ». L’opération requiert une concentration extrême, Jeremy se met dans une bulle : « Le moment où je travaille le verre est celui où je me sens le mieux », confie-t-il. Souvent rapide, parfois même dans l’urgence, il multiplie les changements de rythme pour modeler la matière. Quelques heures pour une pièce unique. À l’opposé du parfumeur qui travaille dans un temps long : un an, voire deux, avant d’achever sa création.
Une relation fusionnelle
La rencontre entre le parfumeur et le souffleur de verre a eu lieu suite à la participation de Nicolas Bonneville à l’exposition du Design Museum à Londres intitulée « Moving to Mars », en 2019. Nicolas y avait travaillé une « odeur de Mars » qui illustrait de monumentales photos et impressions 3D du sol martien. Pour cela, il avait imaginé une formule inspirée d’éléments « dont aurait besoin un humain pour vivre sur Mars » : des nutriments (odeurs de roche, de minéraux), des végétaux (notes aromatiques). L’idée d’apporter une dimension supplémentaire à une installation avait plu à Jeremy Maxwell Wintrebert qui s’apprêtait alors à exposer ses œuvres sur la naissance de la matière. L’artiste ne souhaitait pas de note qui fasse « ajoutée » à ses installations. Lorsqu’ils ont commencé leurs sessions olfactives chez Firmenich, il écartait systématiquement les ingrédients naturels, trop complexes et pas assez abstraits. « J’aime la matière la plus brute, la plus primitive possible », confie-t-il.
Devant la sculpture Matter Sunrise Terminal G12 de Jeremy Maxwell Wintrebert, l’artiste, à gauche, et le parfumeur Nicolas Bonneville à droite.
La construction d’un langage commun
Lors de sa première collaboration avec Nicolas Bonneville, l’artiste avait souhaité retranscrire l’odeur de la lumière. Un exercice passionnant pour le parfumeur qui n’a jamais autant travaillé sur la perception de la matière. Lorsque deux univers ont une technicité propre et un vocabulaire abstrait, un certain temps est nécessaire à l’élaboration d’un vocabulaire commun : « Nous sommes comme deux personnes qui maîtrisent chacun leurs sujets, mais qui ne se comprennent pas, ou plutôt qui apprennent à se comprendre », complète Jeremy Maxwell Wintrebert.
Dans le bureau du parfumeur, comme première étape à la transcription olfactive de la lumière, le souffleur demande à son hôte quelle est, selon lui, la matière la plus verticale, « une arête vive, comme si on donnait un coup de cutter. » Nicolas Bonneville extrait de son laboratoire des ingrédients épicés : « c’est trop complexe, trop fini ! », répond son interlocuteur à qui les notes évoquent la cuisine. Des bois ambrés ? Le parfumeur propose le Limbanol, un captif boisé de Firmenich assez rugueux et vibrant, presque taillé comme un laser. L’artiste adhère : « Bien, nous avons l’arête sur laquelle accrocher la lumière, maintenant qu’est-ce qui peut éclairer ? » – « Le citron ?» trop figuratif. – « La Paradisone [autre captif floral de Firmenich proche de l’Hedione] ? » « Mais cela ne sent rien ! », s’étonne l’artiste. « Cette molécule est comme la lumière, elle est subtile toute seule, mais intégrée dans une formule, elle va t’envelopper comme un halo » explique le parfumeur. Pour compléter la création, Jeremy souhaite intégrer l’effet minéral avec « une note mate de sable ». Habitué à l’évocation de la plage, le parfumeur propose des notes salicylates, aux effets solaires. Manqué ! « Tu vas revenir à l’atelier sentir mes palettes de sable ! », menace le souffleur de verre. Le compromis fut trouvé sur un mélange d’Ambrox et de Cascalone relevé par une trace de menthol pour un effet « haute montagne ». Depuis cette première expérience, les deux rêveurs ne cessent de compléter ce langage commun et de comparer leurs deux métiers : « Nous avons tous les deux une grande passion pour nos matières, mais nous avons également la même frustration », avoue Nicolas Bonneville ; « lui ne peut toucher la lumière, et de mon côté, le parfum est impalpable ». Autre point qui les unit : la fascination pour l’infiniment grand et l’infiniment petit que Nicolas perçoit jusque dans son travail : « Toute la journée, je joue avec des ingrédients que je dilue à un pour cent, un pour mille, tandis que d’autres sont utilisés en overdose. C’est la façon dont on assemble la matière qui crée un tout. Cela m’oblige à prendre du recul pour voir l’impact des matériaux en grande et petite proportions », explique le parfumeur. « Le cosmos est assez similaire à ce tout, à une autre échelle bien sûr. » Après le Big Bang et la genèse d’une étoile, qui sait où les astres mèneront les deux complices ? Peut-être testeront-ils le processus inverse, c’est-à-dire la création d’une sculpture inspirée d’une intention olfactive ? « Nous avons deux-trois idées », sourit le parfumeur. L’univers est infini, leurs inspirations aussi…
Fondatrice de l'agence Le Musc & la Plume, spécialisée en création de parfums et identités olfactives, elle accompagne les marques du concept au développement. Après avoir débuté chez Coty, puis Cinquième sens, Aurélie explore les territoires d'innovation : diffusion du parfum dans l'air ou création pour d'autres secteurs (hôtellerie, automobile, train). En 2017, elle part faire le tour du monde des plantes à parfums. Elle contribue régulièrement à Nez et à Expression cosmétique.
En octobre dernier, l’Université Jean-Jaurès de Toulouse a accueilli l’acte 1 du colloque « Création-recherche en olfaction », organisé par les chercheuses Émilie Bonnard et Anne-Charlotte Baudequin. Durant trois jours, universitaires, professionnels et créateurs se sont penchés sur l’olfaction dans le territoire et dans le paysage de l’art et du design, sur le pouvoir des senteurs et les manipulations olfactives et sur les transformations des métiers de l’olfactif.
Olivier R.P. David est enseignant-chercheur en chimie organique à l’Université de Versailles – Paris-Saclay. Il forme les apprentis parfumeurs, cosméticiens et aromaticiens du Master FESAPCA à l’École supérieure du parfum. Il est également membre du collectif Nez, coauteur entre autres du Grand Livre du parfum.
Julie C. Fortier, artiste plasticienne et parfumeuse indépendante, enseigne les arts plastiques à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne, à Rennes. Elle est aussi titulaire d’une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal. Son travail est régulièrement exposé dans des musées et centres d’art en France et à l’étranger.
À travers leur projet collaboratif Per fumare, ils se sont intéressés au rayonnement solaire et à ses effets sur les matières premières, naturelles et synthétiques. Ils nous proposent une conférence ayant pour thème « Le souffle et la lumière ».
Crédits photos : Sarah Bouasse et Elsa Briand.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Le parfumeur Michel Roudnitska, fils de Thérèse et d’Edmond Roudnitska, était enfant lors de la sortie de Diorissimo, en 1956. À travers ses souvenirs, il livre un témoignage précieux sur un parfum majeur dans l’œuvre de son père, une fragrance dont l’écriture novatrice aura marqué un tournant dans l’histoire de la parfumerie moderne et qui demeure, soixante-cinq ans après, une référence absolue et sans doute le plus beau des muguets. Pour fêter ce 1er mai, à défaut du traditionnel brin de muguet, nous vous offrons cet entretien, initialement paru dans Une histoire de parfums de Yohan Cervi.
Quelle est la genèse de Diorissimo ?
J’avais huit ans quand Diorissimo est sorti, mais je m’en souviens parfaitement. J’ai été marqué par la manière dont mon père en parlait. Il aimait raconter l’histoire de la cueillette du muguet le dimanche dans les bois de Chaville avec ma mère, Thérèse, avant qu’elle ne devienne sa femme, quand elle était, à la fin des années 1940, préparatrice chimiste chez de Laire, dans un bureau en face du sien. Il y a donc un lien affectif et émotionnel très fort avec cette fleur. Le muguet est une note particulière en parfumerie, car il n’existe pas d’absolue ou d’huile essentielle, et la maîtrise de son odeur constituait pour mon père un véritable défi. Lorsqu’il a déménagé à Cabris, dans les Alpes-Maritimes, en 1948, il en a très vite planté un parterre dans le jardin de sa propriété, pour en faire un terrain d’expérimentation. Il comparait ses essais à l’odeur de la fleur sur pied et ne pouvait donc travailler sur cette formule que durant des périodes extrêmement courtes, en suivant la floraison annuelle du muguet.
L’expérience de votre père chez de Laire, dans les années 1930 et 1940, a dû l’aider pour composer ce parfum.
Oui, je pense que son travail sur les bases de Laire a largement nourri ses connaissances des matières premières de synthèse. Il devait notamment rendre acceptables et commerciaux ces produits souvent perçus comme brutaux. Diorissimo est une alliance de matières premières naturelles, comme la rose et le jasmin, et de composés issus de la synthèse, employés avec une maîtrise parfaite.
Diorissimo semble constituer une création chère au cœur de votre père ?
Son parfum préféré, celui dont il était le plus fier, était Diorella, car il correspondait, selon lui, à l’archétype du parfum idéal. Mais il considérait Diorissimo comme une révolution, dans sa simplicité et sa transparence. D’ailleurs, pour mon père, l’écriture d’Eau sauvage découlait de celle de Diorissimo.
En quoi s’inscrit-il en rupture avec la parfumerie de son temps ?
Les parfums de l’après-guerre avaient des notes de fond très musquées, ambrées, poudrées, voire sucrées. Une parfumerie que mon père qualifiait de « gastronomique ». Il a, par exemple, très peu utilisé la vanille à partir de Diorissimo. Il en était écœuré et souhaitait se tourner vers une nouvelle forme de légèreté.
Pouvez-vous le décrire olfactivement et techniquement ?
C’est un parfum qui a du volume et qui est tenace, avec très peu de notes de fond. Pour mon père, c’était bien plus qu’un soliflore. Le muguet est très présent, bien sûr, et intervient au premier plan. En notes secondaires, on perçoit des accords d’humus, des odeurs végétales, une fraîcheur verte. C’est l’ambiance de la forêt domaniale de Meudon à Chaville faite parfum, un chef-d’œuvre de délicatesse, simple en apparence mais au rendu olfactif riche et complexe, qui n’emploie pas les notes de fond typiques comme les muscs, la vanille ou les bois. Sa formule est courte, surtout comparée aux parfums de son époque.
A-t-il été un succès à son lancement ?
Oui, et le prestige de ce grand couturier au sommet de sa gloire ainsi que le nom du parfum, qui exprime le superlatif de Dior, ont sans nul doute participé à son succès. Je pense d’ailleurs que c’est le plus beau nom de parfum chez Dior. À une époque, on sentait Diorissimo partout ! Mon père aimait raconter une anecdote à ce sujet. Il adorait la Polynésie française – et il m’a transmis cette passion qui m’a poussé à y vivre une dizaine d’années entre 1980 et 1990 avant de m’y installer définitivement depuis un an et demi. Il fut l’un des rares touristes à visiter l’archipel à la fin des années 1950 avec les premiers vols qui atterrissaient alors à Bora-Bora. Tandis qu’il profitait de la beauté du lagon, quelle ne fut pas sa surprise de sentir un effluve de Diorissimo dans cet endroit désert du bout du monde ! Une belle touriste américaine venait de traverser cette plage paradisiaque de la pointe Matira… Cette rencontre l’avait rempli de joie et de fierté.
Christian Dior a-t-il fait retravailler le parfum à votre père ?
D’après mes souvenirs, il y a eu peu d’allers-retours, Diorissimo a été accepté assez rapidement. Pas aussi vite que Femme de Rochas, cependant, qui avait été validé immédiatement, sans retouche.
Quelles étaient les relations entre votre père et Christian Dior ?
Il existait un profond respect mutuel entre ces deux hommes, ces deux grands créateurs passionnés, une relation d’égal à égal. Ils parlaient le même langage et se comprenaient au point de pouvoir parfois se passer de mots. Christian Dior, en tant que couturier, savait parfaitement ce qu’impliquait la création d’une œuvre, il comprenait donc le travail du parfumeur. Mon père était très nostalgique de cette relation privilégiée et précieuse, qu’il n’a plus jamais connue par la suite avec ses autres clients.
Ce parfum est donc riche de symboles…
Oui, Diorissimo est à la fois le fruit de la recherche de mon père sur cette note olfactive de muguet et la quintessence de la fleur fétiche de Christian Dior. Ce parfum symbolise la rencontre de deux artistes qui ont eu ce point de convergence autour d’une même fleur. Christian Dior est venu à plusieurs reprises à Cabris retrouver mon père quand il descendait dans le Sud, dans sa propriété de La Colle noire. Je n’en ai pas de souvenirs, mais j’ai toujours avec moi une photo sur laquelle on voit mon père et le couturier, qui me permet d’imaginer ce que cette période et cette relation ont pu être. J’ai eu l’occasion de me rendre à La Colle noire, où il existe des références au muguet dans plusieurs endroits de la propriété. Pour les funérailles de M. Dior, en 1957, toute l’église sentait le muguet. Le catafalque était couvert de fleurs, et le parfum avait été vaporisé dans l’église.
Quel rapport entretenez-vous avec ce parfum ?
Un sentiment d’affection, car c’est celui que portait ma mère lorsque j’étais enfant. Je l’ai découvert sur elle avant de le sentir sur touche. Cependant, j’ai une préférence tout à fait personnelle pour Le Parfum de Thérèse, aux Éditions de parfum Frédéric Malle. Mais Diorissimo demeure une création révolutionnaire: il y a un avant et un après, à la fois dans l’œuvre de mon père et pour la parfumerie.
Critique, conférencier spécialiste de l'histoire de la parfumerie moderne et consultant auprès de marques de luxe, il a cofondé en 2017 le laboratoire de création Maelstrom. Collectionneur de parfums anciens, il est l'expert vintage de la rédaction d'Auparfum. Il a également collaboré aux ouvrages Les Cent Onze Parfums qu'il faut sentir avant de mourir (Nez éditions, 2017), La Fabuleuse Histoire de l'eau de Cologne (dir. Jean-Claude Ellena, Nez éditions, 2019) ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Lorsqu’un amoureux de la nature s’associe aux parfumeurs qui savent la magnifier, de créatives idées bourgeonnent pour honorer les bois. Fabrice Croisé fait ainsi pousser chez IFF une étrange forêt de parfums.
En ce début de printemps, la neige saupoudre encore la forêt de sapins de son manteau de givre. Bientôt, une richesse infinie se révélera avec la fonte de la glace : les arbres retrouveront leur parure émeraude et surtout, leurs effluves pourront à nouveau se répandre. Fabrice Croisé, le créateur de la marque L’Âme du bois, en sait quelque chose : il s’est installé à Park City depuis plusieurs années, au beau milieu de la nature pour savourer les paysages encaissés de l’Utah, au centre ouest des États-Unis. Après avoir commencé sa carrière au développement des parfums Lancôme chez L’Oréal, le fondateur a longtemps travaillé dans une agence de publicité spécialisée dans le luxe. Puis la création l’a rattrapé : en 2014, il explore le territoire olfactif des fleurs : en collaboration avec le célèbre fleuriste américain Éric Buterbaugh, il fonde la société EB Florals, vendue depuis à Puig. Fort de ce succès, l’entrepreneur se lance dans un nouveau projet et décide de poursuivre la découverte du végétal en s’intéressant, cette fois, à la famille des bois.
Français, américain et japonais… La maison se décline en trois langues distillant trois identités ! Voici une originalité dont le fondateur s’amuse encore : « Avoir trois noms, c’est effectivement à l’encontre des principes du marketing ! » L’intitulé change ainsi selon le pays où les produits sont distribués, et détaille, comme une histoire qui se raconte, le parcours des effluves sylvestres, de l’arbre sur pied jusqu’au flacon. ShinrinYoku en japonais signifie « bain de forêt » et évoque un moment de promenade méditative, imprégné de l’énergie des arbres. L’Âme du bois rappelle l’étape de vieillissement en barrique, lorsque l’alcool macéré dans un fût de spiritueux se charge de la patine du temps. Enfin Scents of wood exprime l’étape ultime, c’est-à-dire le résultat du travail de parfumeur.
IFF, un partenaire à la source
En 2020, alors que l’industrie du parfum se fige soudainement, devenant alors aussi immobile qu’un arbre, Fabrice Croisé commence à écrire son histoire. La marque se présente comme « une lettre d’amour à la forêt, un hommage rendu à la beauté des bois ». Elle ne parle ni de lieu, ni de personnalité, mais s’ancre directement dans l’olfaction : « les bois parlent à tous, leurs noms évoquent une histoire directement lisible pour le consommateur » explique le créateur. Et pour aller plus loin dans le concept, pourquoi ne pas faire vieillir un alcool bio dans des barriques en bois ? Une idée un peu folle qui séduit immédiatement Nicolas Mirzayantz, à l’époque président international de la division Parfums et Arômes chez IFF. Le défi technique mérite d’être relevé, la maison de création américaine s’investit alors totalement dans le projet et conclut un partenariat exclusif avec la marque. Entre Paris et New York, huit parfumeurs signeront ainsi les parfums de la gamme.
Une forêt intime
Le fondateur a d’ailleurs développé une façon très originale d’inspirer ses parfumeurs. « Je leur propose de fermer les yeux et de me parler de leur forêt personnelle. Quels sont les bois qui ont joué un rôle dans la construction de leur personne actuelle ? », questionne Fabrice Croisé. Dès lors, tout souvenir sert de support pour raconter une histoire : la forêt où on se promenait avec son grand-père, l’arbre dans lequel on a bâti sa première cabane en compagnie de son frère, où encore un effluve boisé senti dix ans plus tôt et que l’on n’aurait jamais oublié. « Lorsque le parfumeur recherche dans sa mémoire et identifie un bois de son enfance, je l’arrête : “ Partons de là ! ” et la création commence… » explique-t-il.
Plum in Cognac, bestseller de la collection, créé par le parfumeur Pascal Gaurin (IFF)
Prunier en cognac (Plum in Cognac), le best-seller de la collection, est né de ce type d’échange avec Pascal Gaurin. Le parfumeur, qui vit à New York, a immédiatement pensé au prunier de la maison de son enfance dans lequel il grimpait petit, et à ses prunes violettes, « succulentes et juteuses ». Confit de notes de caramel, de vanille et de cannelle, le fruit se fond dans un accord gourmand et épicé, délicieusement décadent. « Il s’agit d’une composition assez sombre qui parle également du rapport que l’on pourrait avoir avec l’addiction », précise le parfumeur, dont la création rappelle aussi les effluves de tabac et de rhum. Enfin, en petites touches subtiles, les volutes fumées de vétiver et de ciste ponctuent l’histoire, en mémoire des branches et herbes sèches que Pascal Gaurin, encore petit, faisait brûler dans son jardin le dimanche, et dont la fumée imprégnait ses vêtements. « C’est une composition qui est directement ancrée dans un souvenir personnel » apprécie Fabrice Croisé, « et je suis persuadé que cela se ressent, que cela touche le consommateur de façon sincère ».
Vieilli en fût de bois
Comme une extension de la palette du parfumeur, l’alcool bio utilisé est vieilli en barrique de spiritueux, en l’occurrence le cognac pour cette dernière création. Le bois imprègne ainsi la composition et lui apporte sa patine incomparable. « Il s’agit d’un fût d’eau de vie que j’avais acheté à Cognac et dans lequel vieillissait le spiritueux depuis une dizaine d’années. Les notes de cognac résonnaient de façon divine avec l’accord rhum et prune de Pascal », explique Fabrice Croisé. Tous les produits de la gamme suivent d’ailleurs cette même démarche, selon un procédé tenu secret que la société IFF a mis au point dans ses usines. Clin d’œil aux méthodes ancestrales – infusion de vanille ou encore de musc dans l’alcool – que les parfumeurs utilisaient avant l’avènement de l’industrialisation ? Peut-être, mais avec une différence majeure : ici, c’est l’alcool lui-même qui vieillit dans une pièce de bois, captant ainsi toute la substance olfactive de celle-ci. Il est vrai que l’élément principal d’un parfum, sa part alcoolique, est bien souvent considéré comme un solvant, une composante peu noble du produit. « Plus l’alcool qui compose le parfum est pur, moins il interfère avec le concentré. Je me suis demandé ce qui se passerait s’il n’était plus un élément invisible de la composition, mais un ingrédient de plus dans la palette du parfumeur », explique le fondateur. Un alcool enrichi, en quelque sorte. C’est ainsi que Fabrice Croisé a commencé à collectionner les tonneaux de bois, chaque fois qu’il en trouvait au fil de ses voyages, de Cognac au Kentucky, en passant par l’Écosse. Parfois il s’agissait de fûts anciens qui avaient prêté leur âme à de nombreux spiritueux, parfois ces fûts étaient neufs, imprégnant les créations de leur essence terreuse et puissante, réminiscence d’une précédente vie d’arbre. Chaque fût distille ainsi ses nuances variées, tantôt ambrées, tantôt boisées, toujours riches et profondes. Le choix de l’essence se fait de façon très expérimentale : « nous sentons différents essais et choisissons avec Fabrice le meilleur couple création/barrique », détaille Pascal Gaurin. Le temps de vieillissement de l’alcool diffère alors selon les bois : l’acacia qui est en général utilisé pour les vins blancs est plus subtil, sa macération prendra environ huit semaines ; tandis que le cognac, plus puissant, est aussi plus rapide : deux semaines suffiront pour teinter l’alcool de ses nuances liquoreuses. À ce jour, la marque a expérimenté cinq types de fûts neufs : chêne américain, chêne français, châtaignier, acacia, bois d’hinoki ; et quatre fûts millésimés jadis dédiés au cognac, calvados, whisky au seigle, bourbon puis sirop d’érable.
Les fûts, choisis avec soin pour y faire vieillir l’alcool, selon un procédé exclusif IFF
Une source d’inspiration inépuisable
La collection complète compte aujourd’hui trente-trois parfums, de quoi parcourir toutes les facettes qui s’accordent aux essences de bois : ambré, gourmand, frais, fleuri, vert, cuiré…. Pascal Gaurin, qui a en signé neuf, se souvient qu’il s’était attaché à explorer des thèmes inédits pour la deuxième année de création, recherchant davantage la fraîcheur des notes boisées. Cèdre en Acacia (Cedar in Acacia), qui évoque la chaleur du soleil sur la peau à l’aube, est rafraîchi par une envolée de gingembre. Pin en Acacia (Pine in Acacia) éveille le souvenir des forêts landaises : « son nom de code était d’ailleurs Lacanau, lieu de villégiature où mon parrain avait une maison », avoue le parfumeur. « La côte Atlantique était également une forte source d’inspiration », un lieu bien connu de Pascal Gaurin qui possède également de la famille sur l’île d’Oléron. Sa création est ainsi le fruit du contraste entre la fraîcheur lumineuse de l’océan et la vibration résineuse des pins et du cyprès. Le fondateur ne compte pas s’arrêter là et imagine déjà les suivants : « plus on étudie la nature, plus apprécie sa richesse infinie ; le nombre d’histoires à raconter ne manque pas. »
Les NFT, un nouvel outil pour la distribution
Amoureux de la nature, Fabrice Croisé n’en est pas moins féru de nouvelles technologies. Pour animer sa marque, il a imaginé un système d’abonnement original où les NFT – de l’anglais non fongible token, ou « jeton non fongible » – peuvent s’utiliser comme un crédit. Ces jetons cryptés permettent d’identifier de façon unique un titre de propriété, lui conférant ainsi toute sa rareté. Les NFT proposés par L’Âme du bois donnent à leur propriétaire accès à quatre parfums durant deux années. « Les NFT apportent un véritable intérêt à la plateforme d’abonnement », explique Fabrice Croisé : « ils permettent aux adhérents d’utiliser leur crédit au rythme où ils le souhaitent, de pouvoir revendre si besoin leur abonnement, ou tout simplement d’interagir avec une communauté. Les propriétaires de NFT sont en effet très fiers de les posséder et aussi de les montrer aux autres. » En avril 2023, la marque a participé au salon NFT NYC qui rassemble à New York les propriétaires de NFT du monde entier : « J’aime l’idée d’éduquer les amoureux du parfum à la technologie et les gens de la tech au parfum », s’amuse le créateur. Traditionnel dans le savoir-faire et la qualité des parfums, Fabrice Croisé sait aussi se montrer avant-gardiste dans sa distribution.
La marque est vendue sur leur site internet ainsi que chez Jovoy à Paris et au Paravent à Lyon.
Fondatrice de l'agence Le Musc & la Plume, spécialisée en création de parfums et identités olfactives, elle accompagne les marques du concept au développement. Après avoir débuté chez Coty, puis Cinquième sens, Aurélie explore les territoires d'innovation : diffusion du parfum dans l'air ou création pour d'autres secteurs (hôtellerie, automobile, train). En 2017, elle part faire le tour du monde des plantes à parfums. Elle contribue régulièrement à Nez et à Expression cosmétique.
Alors que l’on reconnaît peu à peu l’importance des odeurs des produits ménagers dans notre mémoire olfactive collective, quelques marques proposent des créations au positionnement plus premium. Comment sont imaginées et développées leur fragrance ? Quelles sont les contraintes spécifiques pour parfumer les produits ménagers ? Pour mieux le comprendre, nous avons interrogé Valérie de Beauregard, évaluatrice, et Julia Nitard, responsable marketing, toutes deux spécialisées en homecare chez Takasago. Quant à l’apparition récente de produits ménagers haut-de-gamme, nous avons réalisé pour vous un banc d’essai sur quelques références, afin d’en évaluer la valeur ajoutée. Enfilez vos gants et respirez un bon coup : c’est parti pour un grand nettoyage de printemps.
On pourrait penser que la création olfactive est anecdotique dans les produits fonctionnels. Mais, comme le rappelaient Olivier R.P. David et Catherine Ganahl lors de la dernière journée d’étude de l’Osmothèque – le conservatoire international des parfums situé à Versailles – qui a eu lieu le 12 avril au musée du Quai Branly, l’odeur constitue notre premier critère de perception du propre.[1] La journée a fait l’objet d’une captation, diffusée sur la chaîne Youtube de l’Osmothèque. Et celle des produits ménagers façonne bien plus que nos flacons de parfum notre environnement olfactif quotidien : « On possède en moyenne chez soi environ dix produits ménagers, et ils sont tous parfumés ! Or les études montrent qu’on développe un lien très puissant envers certaines odeurs, notamment pour des marques iconiques, dont les parfums ont marqué des générations entières, et auxquelles on peut être attachés comme une madeleine de Proust », note Julia Nitard, Senior Marketing Manager Home Care chez Takasago. Parfums d’ambiance, désodorisants d’intérieur, lessives, assouplissants, détachants, eaux de repassage, dégraissants, liquides vaisselle, nettoyants pour le lave-vaisselle, le sol, les toilettes, ou encore produits d’entretien du cuir et autres matériaux spécifiques, jusqu’aux insecticides : la liste donnerait presque le vertige.
Une formulation exigeante Si elles sont aussi diverses que les produits, les habitudes olfactives en la matière ont gagné en sophistication ces dernières années : « Il y a vingt ans, c’était très simple : un produit pour nettoyer devait sentir le “propre”. Aujourd’hui, et plus encore après la période de pandémie où l’on s’est rendu compte à la fois de l’importance de l’odorat mais aussi de notre besoin de créer un “cocon”, l’attention portée aux fragrances devient déterminante dans l’achat des produits ménagers. » Celles-ci dépendent des régions du monde : « Aux États-Unis, par exemple, l’odeur de propre est beaucoup plus souple qu’en Europe et peut prendre la forme d’un parfum de noix de coco râpée, vanillée, crémeuse. En Asie, le marché est très segmenté : il faut par exemple développer des parfums différents pour le lavage des affaires de sport, des draps, des vêtements… Et en Amérique latine, le nettoyage du sol est quotidien et n’a pas le même sens que chez nous : les nettoyants de surface sont colorés, presque fluo, et présentent des notes complexes, souvent inspirés des créations de parfumerie fine », poursuit Julia Nitard.
C’est ce qu’on appelle le « trickle down » : les grands succès sont repris dans les produits ménagers ou d’hygiène. Il ne faudrait pas croire, cependant, que les formules de parfums de nos lessives sont les mêmes – ou une version simplement moins chère – que celles de nos pschitts de Chanel N°5, comme l’explique Valérie de Beauregard, évaluatrice homecare chez Takasago : « Contrairement à ce qu’on imagine généralement, la formulation des parfums pour produits ménagers, ou homecare, est particulièrement complexe et demande une grande maîtrise technique. Prenons le cas de la lessive : son développement est particulièrement exigeant. L’odeur doit plaire quand on ouvre le produit, mais aussi quand on sort son linge de la machine, et trois jours, voire plusieurs semaines après… On organise donc trois étapes de contrôle. Tout en sachant que la lessive brute a déjà une odeur, que l’on doit couvrir – contrairement à l’alcool neutre utilisé en parfumerie fine – et qui va réapparaître avec le temps, puisque le parfum s’évapore naturellement. De plus, le parfum peut interagir avec les actifs de la lessive : tensio-actifs, colorants, ajusteurs de pH, régulateurs de viscosité… » À ces contraintes physico-chimiques, il faudra ajouter les exigences de chacun des clients en matière de formulation : depuis notamment l’ère Yuka, les consommateurs ont besoin d’être rassurés, et de plus en plus de marques ne veulent ainsi plus que des allergènes puissent apparaître sur leurs étiquettes.
Enfin, après avoir coché toutes les cases de ces contraintes, il faut savoir se montrer imaginatif, créatif, pour un développement qui prendra « des semaines à des mois », avec des budgets « pouvant aller du simple au quadruple ». L’évaluatrice poursuit : « Les briefs de ces produits pour le linge sont très divers, mais on a souvent peu de lignes directrices. Parfois, il s’agit de thématiques : bleu, réconfortant… J’essaie de partir dans plusieurs directions pour proposer un éventail de choix. Historiquement, les plus classiques étaient les notes citrus (comme la citronnelle) et les aromatiques – le terme « lavande » vient d’ailleurs du latin lavare, qui signifie laver. Mais le marché des produits ménagers s’est vraiment diversifié. Pour les lessives, à côté des traditionnels floraux blancs aldéhydés, on voit apparaître de plus en plus des notes fruitées, exotiques, fruits rouges. Pour les adoucissants, c’est le bleu qui domine, olfactivement traduit par un accord chypré mêlant ses notes musquées “cocon” avec du patchouli qui donne beaucoup de fraîcheur et de rémanence. » Et qui rappelle la tradition de feuilles de patchouli utilisées comme anti-mites pour les vêtements lors de longs voyages en bateau. Les parfumeurs spécialisés doivent ainsi faire preuve de beaucoup de créativité dans la contrainte, mais restent pourtant toujours dans l’anonymat, contrairement à leurs collègues de parfumerie fine. Leur rôle, pourtant central dans notre univers olfactif quotidien, est ainsi peu reconnu.
Le renouveau du propre Si le territoire principal de ces produits est toujours la grande distribution, qui vend par millions ses bidons de Soupline ou de Mr Propre, on observe aujourd’hui certaines marques qui proposent des références au positionnement plus sophistiqué, plus premium, notamment vendues en ligne, à destination d’un public qui souhaite s’éloigner de l’offre mass market. Quelques maisons de parfumerie de niche ont ainsi lancé un produit ménager sur le marché, quand d’autres développent toute une gamme. « On veut à la fois habiller sa maison et arrêter de s’infliger les odeurs de Javel quand on nettoie ses WC. En parallèle, les influenceurs promeuvent certains produits sur les réseaux sociaux – comme Kris Jenner [mère de la famille Kardashian] avec Safely –, lancent parfois leur propre gamme – Homecourt de Courteney Cox – et créent le buzz. Les grandes marques comprennent donc de plus en plus l’intérêt pour ces produits et développent des fragrances plus travaillées. Les parfums sont ainsi plus sophistiqués, avec parfois de belles matières premières mises en avant, s’inspirant dans ce dernier cas des petites marques pionnières », conclut Julia Nitard.
D’un autre côté, la vague des produits fait maisons et la prise de conscience écologique a entraîné un courant de lancements plus écoresponsables : « Chaque client a cependant sa définition de la question, et les labels (ecocert, ecolabel) ont des exigences très différentes, avec souvent une valorisation du naturel – qui n’est pas toujours, rappelons-le, le plus écoresponsable en parfumerie. Mais cela se traduit dans tous les cas olfactivement par un sillage plus discret : si c’est trop puissant, cela ne semble pas écologique, même si la corrélation n’a rien d’une évidence », remarque Julia Nitard.
Références fraîchement testées En marge des grandes enseignes et de leurs codes olfactifs bien établis, est-ce que ces produits de niche au parfum plus raffiné – et au prix qui monte en conséquence… entre trois à cinq fois plus élevé – apportent réellement une valeur ajoutée à l’utilisation ? Pour le savoir, nous avons réalisé pour vous un banc d’essai sur quelques références.
Démarrons par le linge, où les propositions sont peut-être les plus courantes, une des pionnières étant la marque Antoine, lancée en 2010, et qui se décline aujourd’hui en quatre références (Classic, Intense, Pour elle et Jasmin), que nous n’avons pas testées.
Nous avions en revanche essayé quelques lessives pour la sélection du cahier critique de Nez #04, et avions particulièrement apprécié alors – et c’est toujours le cas – la référence Super frais chez Kerzon, dont on notait alors que l’odeur « s’inspire du subtil accord floral, vert, poudré et musqué du lait pour bébé Mustela, ce qui a le pouvoir de nous bercer instantanément ». La gamme, qui s’est enrichie depuis, méritait qu’on y replonge le nez – et quelques vêtements sales. Reprenant les codes historiques du segment, Méga propre et son accord aldéhydé aromatique boisé présente une note verte assez stridente, et des bois secs qui s’accrochent bien aux fibres. Dans un registre toujours boisé mais plus cotonneux, Giga doux évoquerait presque un accord fougère, les muscs en plus. Gym tonique nettoie quant à lui à grands coups d’agrumes, avec une note ozonique saline. On lui préfère le joli Petit grain, avec sa fleur d’oranger régressive que l’on piquera au doudou des enfants, Maille câline, qui parfume les lainages d’une violette moelleuse et légèrement anisée, ou encore Place des Vosges, pour sa rose un peu verte, légèrement aquatique, élégante, dans un esprit très parisien. 19,50 euros/1l
Les trois références (disponibles sur la boutique en ligne de Nez) de la marque Pikoc, fondée par deux diplômées de l’ESP, promettent quant à elles des parfums raffinés. Éclat d’iris se distingue par un accord floral sophistiqué de belle facture. Une dimension irisée et verte apparaît sur linge mouillé pour évoluer, une fois celui-ci sec, vers une jolie violette boisée, musquée et poudrée aux inflexions de rose cosmétique et talquée. Adaptée à toutes les fibres, la formule est efficace même à froid et laisse le linge doux, enveloppé d’un nuage d’élégance discrète. Juste ce qu’il faut. La maison a depuis lancé également trois liquides vaisselles et trois vinaigres ménagers. 19,90 euros/1l, eco recharge 77,50/5l, coffret découverte 30 euros
Commercialisée fin 2022, la lessive Not A Detergent de Juliette Has a Gun reprend l’accord du parfum Not A Perfume que la marque avait lancé en 2010 : une explosion de bois ambrés – cohabitant avec un accord fruité poire – qui envahit la maison lors du séchage, et persiste sur le linge pendant des semaines. Il vaut mieux le savoir ! 30 euros/500ml
Aqua Universalis de Maison Francis Kurkdjian se décline elle aussi sous la forme d’une lessive et d’un assouplissant parfumants, mis sur le marché en 2010. Nous l’avons particulièrement appréciée, avec sa note florale à la fois musquée, poudrée et crémeuse à l’effet presque lacté, et sa belle rémanence subtile mais signée. 39 euros/1l
Enfin, la marque de niche BDK propose sur son site deux « eaux de lessive » au « parfum travaillé comme un parfum de peau ». L’Édition rose, signée Anne-Sophie Behaghel, présente un accord floral frais, vert, musqué, sophistiqué et subtil, pour un résultat sur le linge tout doux, discret et assez neutre. (En rupture de stock pour l’instant, elle sera de retour dans une nouvelle texture dès le 1er mai !) 35 euros/1l
Côté vaisselle, nous ne vous parlerons pas des deux références chez Kerzon (Graine de carotte-gingembre et Fleurs de romain) ni des cinq senteurs chez Astier de Villatte, que nous n’avons pas testées. Nous avons pu en revanche nettoyer nos assiettes avec le liquide vaisselle à la fleur d’oranger certifié par Ecocert et créé par Diptyque pour sa collection consacrée à l’entretien de la maison, « La Droguerie ». Dans son très joli flacon en verre fumé, il diffuse ses notes vertes et hespéridées de néroli et petit-grain, légèrement florales. Le sillage n’est pas fulgurant, mais ça parfume très agréablement l’air et les mains. 38 euros/500ml
Last but not least, les produits pour les toilettes nous ont prouvé qu’ils pouvaient aussi être élégants, et plus subtils que les légendaires Air Wick, Breeze et compagnie. Si les Gouttes anti-odeur de merde d’Aesop s’avèrent plutôt efficaces et agréables en situation, elles se révèlent aussi assez basiques dans leur formulation : un mélange d’huiles essentielles d’ylang-ylang et de mandarine – que l’on peut donc aisément refaire soi-même, pratique. 25 euros/100 ml
Mais on a été particulièrement séduits par le spray L’Eau des toilettes de Domaine singulier, qui en plus de présenter un très joli graphisme, aux antipodes des codes du genre, dévoile un parfum amandé et rosé, cosmétique, crémeux, très doux – comme des fesses de bébé – mais super efficace contre toutes les odeurs indésirables ! La référence Elixir bien élevé diffuse quant à elle dans son flacon compte-goutte un parfum de lavande et de patchouli qui envoie un boost de propreté épurée en toutes circonstances. De 38 à 42 euros/100 ml
Et chez vous, ça sent quoi, le propre ?
Visuel principal : John Singer Sargent, La Biancheria, 1910. Source : Wikimedia Commons
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
The cofounder of online magazine Auparfum and Nez is passionate about
two things: smelling and writing.
Il existe autant de façons de composer un parfum qu’il existe de créateurs. Nez vous invite à découvrir leur parcours, leur pratique et leur vision.
Mathieu Nardin a grandi à Grasse dans une famille de parfumeurs et de cultivateurs de fleurs et de plantes à parfums.
Après un passage chez Robertet, le parfumeur a rejoint la maison de composition Mane en 2018. Dans ses créations pour Goutal, By Killian ou encore 100Bon, il explore les nouveaux contours de la naturalité en jouant avec les matières premières naturelles aussi bien qu’avec les molécules issues des biotechnologies. Des thèmes au cœur de l’entretien qu’il nous a accordé, dans son bureau aux portes de Paris.
Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.
Crédit photo : Matthieu Dortomb
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
En octobre dernier, l’Université Jean-Jaurès de Toulouse a accueilli l’acte 1 du colloque « Création-recherche en olfaction », organisé par les chercheuses Émilie Bonnard et Anne-Charlotte Baudequin. Durant trois jours, universitaires, professionnels et créateurs se sont penchés sur l’olfaction dans le territoire et dans le paysage de l’art et du design, sur le pouvoir des senteurs et les manipulations olfactives et sur les transformations des métiers de l’olfactif.
Clément Paradis est docteur en esthétique et sciences de l’art. Il est aussi membre du collectif Nez et écrit régulièrement sur la parfumerie contemporaine et les liens qui unissent esthétique et olfaction. Dans cet épisode, à la lumière de deux fragrances conçues comme des paysages, Corsica Furiosa de Parfum d’empire et Swing Feather de Nolença, il propose une conférence ayant pour thème « Le nez dans le paysage – Formuler l’espace dans la parfumerie contemporaine ».
Crédit photo : C.H.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour de Mathilde Laurent de retracer son histoire avec Femme de Rochas, entre mystère mnésique et choc esthétique.
Je me souviens parfaitement du choc esthétique que j’ai ressenti la toute première fois que j’ai senti Femme de Rochas. C’était à l’Isipca – je ne l’avais jamais rencontré avant. J’ai été complètement extasiée par sa beauté, sans que je ne puisse l’expliquer. Je l’ai immédiatement considéré comme une sorte d’idéal olfactif. Je ne l’ai pas fait mien pour autant : parce que je ne portais que très peu de parfum, mais aussi parce que je ne me sentais peut-être pas assez grande ou assez mature pour celui-ci. Ou bien encore parce que je le considérais trop comme une œuvre, pas comme quelque chose que j’aurais pu mettre tous les jours. Trop idéal, trop artistique, trop impressionnant sans doute. D’ailleurs, je crois que plus j’aime un parfum, moins je le porte : je préfère le sentir sur une mouillette pour m’en shooter intellectuellement.
Lorsque j’arrive chez Guerlain, je travaille pleinement sur un autre chypre, Mitsouko – que je me souviens avoir, lui, senti dans mon enfance. J’oublie un peu la création d’Edmond Roudnitska. De la même manière, à mes débuts chez Cartier, je m’occupe d’en comprendre le style et m’investis dans un tout autre univers avec Must, qui constituait pour moi à l’époque l’emblème olfactif de la maison.
Un jour, se décide de travailler sur La Panthère : je commence à réfléchir, à me plonger dans l’univers de Jeanne Toussaint – premier amour de Louis Cartier et directrice artistique de la maison de 1933 à 1970, surnommée « la panthère » –, garçonne à cheveux courts, dans l’époque qui fut la sienne, les années 1920, et je connecte l’emblème avec le mythe de la panthère parfumée… Et, assez rapidement, je réalise que ce qui pour moi réunit tous ces éléments, c’est justement le chypre. Il incarne la possibilité d’une féminité choisie, personnelle, voluptueuse, sans tomber dans une caricature orientale, ni dans de vieux poncifs éculés.
Il est certain que cette forme a influencé ma manière de composer : dans la collection « Les Heures de parfum », j’ai notamment travaillé le sillage ; appréhender ces créations demande de l’initiation et de la patience, ce que l’on résume sous le terme de « haute parfumerie ». Or le chypre est peut-être la famille olfactive qui est la moins sent-bon en tête et la meilleure en fond. C’est probablement Femme de Rochas qui me l’a appris : avec son départ cumin, assez sucré pour faire passer les premières notes de la mousse de chêne, qui a un côté un peu algue, presque marin et peut sembler difficile au premier abord, mais qui se révèle par la suite… Un peu comme un bon vin ou un thé que l’on doit laisser infuser : une histoire de patience, que l’on pourrait résumer par un adage : peu importe la note de tête, pourvu qu’on ait l’ivresse au porté. À l’époque, j’aurais donc pu expliquer l’influence de Femme et de Mitsouko par une question d’esthétique olfactive ; je ne l’aurais jamais relié à mon histoire personnelle.
Mais la vie me l’a remis sous le nez. Dans les mois qui suivent la sortie de La Panthère, je réponds à quelques mois d’intervalle à deux interviews autour du même sujet. Deux journalistes, Sarah Bouasse [également rédactrice pour Nez] et Claire Dhouailly, font alors un sujet sur les fragrances portées par les mères de parfumeurs. J’explique que la mienne ne portait rien, mais finis par me souvenir qu’à une époque, dans la maison de campagne de mes parents, j’avais retrouvé des flacons imprimés d’une dentelle noire. Je réalise aussi que j’avais travaillé La Panthère pendant sa maladie, et terminé au moment de son décès. Faut-il voir là une succession de hasards ? Je reste absolument certaine que ma mère n’avait jamais porté Femme de Rochas après ma naissance. Et pourtant, ce parfum m’a marqué comme si cela avait été le cas ; il me semble avoir été intimement lié à elle, mais de manière parfaitement inconsciente. En avais-je perçu la trace sur d’anciens vêtements ? Était-il possible qu’il s’agisse d’une forme de souvenir intra-utérin ? Je n’en sais toujours rien.
Me rendre compte de tout cela m’a beaucoup fait réfléchir. Lorsque je l’ai senti pour la première fois à l’Isipca, s’agissait-il véritablement d’un choc esthétique pur ? Les chocs esthétiques ont-ils toujours une raison d’être plus intime ? Je laisse toutes les portes ouvertes. Quoi qu’il en soit, cette histoire reste assez impressionnante à mes yeux.
Il me semble d’autant plus beau que ce bouleversement m’ait été procuré par un parfum d’Edmond Roudnitska, qui était justement l’artisan du choc esthétique. Je ne suis pas sûre de comprendre parfaitement, un jour, ce qu’il s’est passé avec Femme. Mais je me sens vraiment chanceuse d’avoir vécu cette histoire : lorsque, dans une vie de créatif, le sens se fait jour presque malgré soi, lorsqu’on se rend compte qu’il existe sans l’avoir forcément cherché, on a là un privilège infini.
Mathilde Laurent, le 3 février 2023.
Mathilde Laurent a publié aux éditions Nez en 2022 l’ouvrage Sentir le sens, en collaboration avec Sarah Bouasse.
Après avoir passé 11 ans chez Guerlain où elle signe notamment Guet-Apens (rebaptisé Attrape Cœur), les Aqua Allegoria Pamplelune, Herba Fresca, Rosa Magnifica et Shalimar Eau Légère, Mathilde Laurent est aujourd’hui parfumeuse maison pour la marque Cartier. Elle a entre autres créé Roadster, Baiser Volé, La Panthère, l’Envol, Carat, la collection Les Heures de Cartier, les Rivières, et compose également des parfums sur mesure.
Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.
Dans cet épisode, Jane Plailly, docteure en sciences cognitives à l’Université Lyon 2 et chargée de recherche au CNRS dans l’équipe « Olfaction : du codage à la mémoire » du Centre de recherches en neurosciences de Lyon, propose une conférence ayant pour thème : « Le mystère de la réminiscence olfactive à la lumière des neurosciences ».
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.
Olivier R.P. David est enseignant-chercheur en chimie organique à l’Université de Versailles – Paris-Saclay. Il forme les apprentis parfumeurs, cosméticiens et aromaticiens du Master FESAPCA à l’École supérieure du parfum. Il fait également partie du collectif Nez, coauteur entre autres du Grand Livre du parfum. Membre du comité scientifique de l’Osmothèque, il évoque l’importance de l’influence des molécules et des chercheurs sur l’industrie dans une conférence ayant pour thème : « Mémoires d’ingrédients : la chimie au service des parfumeurs ».
Crédit photo : Guillaume Tesson
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour d’Isabelle Doyen de prendre la plume pour nous parler du chef-d’œuvre de Jacques Guerlain.
Mes premiers souvenirs olfactifs datent des années 1960. Les femmes, alors, ne se parfumaient pas de façon courante comme aujourd’hui. Le parfum ne faisait donc pas partie de mon univers quotidien, d’autant moins en Polynésie où j’ai grandi. J’avais à peu près 6 ans et dans ce merveilleux univers tropical, pour moi cette sensation qu’on appelle « odeur » – dans l’ignorance je ne la nommais pas ainsi – émanait forcément d’une fleur ou d’une plante.
Pourtant, parfois, quand ma mère sortait le soir, il se passait quelque chose de semblable à la sensation perçue près des fleurs et j’entendais mon père dire : « Ah ! ça sent le parfum ! ». Je m’étais racontée que cela ne pouvait pas être autrement que pour les fleurs ; que ma mère, à certains moments, produisait ce que mon père appelait « parfum », le transpirait peut-être. Malgré tout, je voyais bien que ce n’était pas tout à fait pareil, car les fleurs sentent tout le temps, alors que le phénomène se faisait assez rare sur ma mère. Et puis ses amies aussi, lorsqu’elles venaient dîner à la maison, semblaient dégager la même chose : j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une seule et même chose, que l’on nommait donc « parfum » et qui était invisible, comme une âme. J’avais trouvé l’explication : les femmes, en général des mamans, à partir d’un certain âge, produisaient de façon occasionnelle ce truc extraordinaire que mon père appelait « parfum », c’était le parfum. On ne m’a dévoilé le secret que bien longtemps après : ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko. J’ai su plus tard qu’elle alternait parfois avec Femme de Rochas, mais c’est le premier qui m’a vraiment marquée : fascinant, abstrait, et que je verrais bien aussi porté par un homme.
Lorsque le père d’une amie, qui travaillait chez Guerlain, m’a parlé un peu par hasard de l’ISIP [aujourd’hui Isipca, école de parfumerie à Versailles], j’ai immédiatement pensé que j’allais pouvoir comprendre ce qui me semblait presque être une forme de magie. Ma première obsession cependant était plutôt centrée autour de la poire et de la rose, et je la partageais avec Annick [Goutal]. Mais un peu plus tard me sont revenus ces souvenirs de ma mère, de ce qu’était le « parfum » pour moi à l’époque. Et puis un jour, alors que j’étais chez une copine, j’ai senti cette odeur présente dans les notes animales de Mitsouko. J’ai d’abord pensé que cela pouvait être un parfum mais j’éliminais Youth-Dew, que portait mon amie. Pourtant, presque à chaque fois que je revenais chez elle, je retrouvais cette odeur qui me fascinait, comme la « petite phrase de Vinteuil » proustienne qui revient sans cesse. Au bout de quelque temps j’ai compris : elle avait un chat, et c’était lui qui produisait cette odeur-là. Elle était donc réelle, et pas seulement présente dans la création de Jacques Guerlain où elle se cache de manière très subtile. Je la retrouve aussi, depuis, dans la petite mousse verte presque poudreuse qui tapisse le tronc de certains arbres à l’écorce lisse, qui est liée à l’idée de lichen, de poussière ; à la fois sèche et douce.
C’est un thème qui m’obsède, que j’ai exploré dans plusieurs créations : je l’ai cherché dans L’Antimatière de la marque Les Nez, l’ai mis dans Duel et dans la bougie Le Sac de ma mère, désormais arrêtée, chez Goutal ; on le retrouve en filigrane dans le Nuit de bakélite de Naomi Goodsir, quelque part dans les notes de fond. Mon graal serait d’arriver à isoler ce « truc », à la fois animal et magique. L’odeur a quelque chose à voir avec celle d’une transpiration très délicate qui intriguait mon mari lorsque je travaillais L’Antimatière. Je retrouve quelque chose de ce genre dans l’Evernyl, mais il faut lui donner un côté poussière chaude, plus animal aussi. Cette quête tient aussi du fantasme, et tant mieux. Mais peut-être qu’un jour – même si aujourd’hui l’on est plutôt dans la recherche de produits qui cognent, d’efficacité olfactive – apparaîtra une molécule qui me permettra, combinée à l’Evernyl, d’approcher ce subtil mystère.
Des années professeure à l’ISIPCA, Isabelle Doyen a formé de nombreux parfumeurs tels que Francis Kurkdjian ou Mathilde Laurent. Créatrice de parfums indépendante, elle collabore avec Annick Goutal dès l’âge de 26 ans et ne la quittera plus. C’est ainsi qu’elle rencontre sa fille Camille, devenue « aussi proche qu’une nièce », avec laquelle elle compose chez Goutal d'abord, puis créé Voyages imaginaires, marque 100% naturel, en 2020.
Celle qui se décrit comme une « éponge animée par l’enthousiasme » nourrit son inspiration dans ses passions pour la lecture, les expositions de peinture et ses goûts décalés pour un chef d’orchestre, un danseur, un pianiste ou deux chanteurs lyriques dont elle guette assidûment les performances. Elle est l’auteure notamment de L’Antimatière et Turtle Vetiver pour Les Nez, de Nuit de Bakélite de Naomi Goodsir et de Ce Soir ou Jamais, à quatre mains avec Annick Goutal.
Yohan Cervi est auteur, critique et conférencier spécialiste de l’histoire de la parfumerie moderne. Ce grand collectionneur de parfums anciens et expert reconnu dans ce domaine enseigne à l’École supérieure du parfum. Collaborateur régulier de Nez, la revue olfactive et d’Auparfum, il écrit aussi pour Le Point et a participé aux ouvrages collectifs Les Cent Onze Parfums qu’il faut sentir avant de mourir (2017), Le Grand Livre du parfum (2018) ou encore Parfums pour homme (2020), tous parus chez Nez. Publié fin 2022, son livre Une histoire de parfums nous convie à un voyage olfactif dans le temps. De 1880 à 2020, il retrace l’histoire des grandes maisons, des parfumeurs et des grands succès de chaque décennie.
Dans cet entretien, Yohan Cervi revient sur son parcours d’autodidacte. Et a même accepté le défi d’un blind test olfactif.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Au menu de cette revue de presse, de la sueur, des fleurs et des antennes de criquet.
On sait que les odeurs ont le pouvoir de nous replonger dans le passé, grâce à la puissance de la mémoire olfactive, mais nos lointains ancêtres, que sentaient-ils ? Pas tout à fait comme nous, selon Slate. Des chercheurs de l’Université d’Alaska à Fairbanks et de l’Université Paris-Saclay ont tenté de recréer le nez d’hommes préhistoriques, en reconstituant des récepteurs d’odeurs à partir des génomes de Néandertaliens et d’un Denisovien. Si ce dernier avait un système olfactif plus performant que nous, avec une sensibilité particulière aux odeurs sucrées bien pratique pour la cueillette, ce n’était pas le cas de l’homme de Néandertal, qui avait développé une mutation génétique diminuant sa capacité à sentir l’androsténédione, une hormone que l’on retrouve dans la sueur masculine –une évolution sans doute préférable dans les grottes mal aérées, quoique les effluves de transpiration ont peut-être des vertus insoupçonnées.
Renifler d’autres personnes pourrait en effet être utile dans le traitement de l’anxiété sociale, d’après la BBC. Des chercheurs suédois suggèrent ainsi que l’odeur corporelle dégagée par une personne pourrait communiquer son état émotionnel – heureux ou anxieux, par exemple – et même susciter des réactions similaires chez ceux qui la sentent. Selon les résultats de leur étude, des patients ayant été exposés à des effluves corporels humains durant une thérapie de pleine conscience ont vu leur anxiété diminuer d’environ 39 %, après une séance de traitement. Des résultats encourageants, mais qui restent à confirmer.
Mais revenons aux liens entre odeurs et passé : archéologues comme historiens s’intéressent de plus en plus à l’olfaction dans le cadre de leurs recherches, et une étudiante de l’Université Sorbonne Nouvelle a consacré un mémoire à l’Allemagne de l’Est vue par ce prisme. Dans l’article qui en découle, on apprend que la Stasi avait créé une base de données rassemblant les odeurs corporelles d’opposants au régime et permettant d’entraîner des chiens à identifier des suspects. Mais aussi, dans un registre bien moins sinistre, que la RDA sentait la Trabant, la voiture-phare du pays dont le moteur deux-temps expliquait les effluves puissants ; le Wofasept, un désinfectant utilisé dans les lieux publics ; les cigarettes sans filtre bon marché ; le café Mocca Fix Gold ou encore la crème hydratante Florena.
Voyage dans le temps toujours avec France Bleu qui nous rappelle qu’avant Grasse, Montpellier était la capitale française du parfum. Entourée de garrigues, proche des ports languedociens qui commerçaient avec l’Orient, lieu de passage entre Italie et Espagne, la cité offrait au Moyen-Âge toutes sortes de matières premières odorantes. La création d’une école de médecine au XIIIe siècle permit de développer les savoirs pour en faire des remèdes, onguents et autres compositions parfumées… avant que Grasse ne s’impose grâce à ses champs de fleurs à la fin du XVIIIe siècle.
Dans la ville des Alpes-Maritimes, c’est une inquiétude bien actuelle qui plane chez les producteurs de plantes à parfum : celle du changement climatique et de la sécheresse qui fait souffrir les cultures, nous dit France 3 Provence-Alpes Côte d’Azur. Cet hiver, il n’est pas tombé une goutte d’eau pendant près de deux mois, ce qui a obligé à arroser les roseraies notamment beaucoup plus tôt que d’habitude. L’année dernière, la production de roses était déjà en baisse en raison des conditions météorologiques.
Autre fléau environnemental contemporain, la pollution atmosphérique, qui selon la BBC pourrait bien s’attaquer à notre odorat, entre autres maux. Un rhinologue de la Johns Hopkins School of Medicine de Baltimore a coordonné une étude répertoriant les lieux d’habitation de patients anosmiques et les données historiques de pollution atmosphérique associées. Ses données montrent que le risque de perdre l’odorat est multiplié par 1,6 à 1,7 en présence d’une pollution particulaire soutenue. Comment l’expliquer ? Le Dr Ramanathan évoque deux pistes : soit les particules de pollution traversent le bulbe olfactif et provoquent une inflammation dans le cerveau, soit, en frappant le bulbe olfactif presque quotidiennement, elles l’usent lentement.
Celle dont l’odorat ne semble pas pâtir de la pollution urbaine, c’est la mésange, nous apprend Sciences et Avenir. Une équipe de chercheurs des universités d’agriculture d’Uppsala et de biologie de Lund en Suède a habitué treize mésanges charbonnières à chercher leur pitance, sous forme de petits morceaux de ver de terre cachés dans différents perchoirs. Les mésanges capturées en ville ont préféré ceux munis d’un signal odorant, tandis que leurs homologues champêtres ont préféré ceux portant des pastilles colorées. Comme les oiseaux utilisent leur odorat pour identifier les signaux chimiques émis par les arbres attaqués par des chenilles, l’étude suppose que la tâche est facilitée en ville, où la végétation est moins abondante.
Au chapitre animal toujours, passons aux chiens. Ils sont célèbres pour leur flair, mais se pourrait-il qu’ils sentent littéralement le temps passer ? C’est l’hypothèse formulée par la psychologue Alexandra Horowitz, qui étudie la cognition canine à l’Université de Columbia et au Barnard College. Interrogée sur le comportement d’un chien qui se levait chaque après-midi pour attendre le retour de son jeune maître juste avant l’arrivée du bus scolaire, elle suggère que l’animal avait appris à mesurer l’écoulement du temps en fonction de la disparition progressive de l’odeur de l’enfant dans la maison au fil de la journée.[1]Pour en savoir plus sur le nez des animaux, voir l’ouvrage L’Odorat des animaux – Performances et adaptations de Gérard Brand
Plutôt qu’une truffe de chien, le premier robot doté du sens de l’odorat arbore des antennes de criquet, apprend-on dans L’Usine nouvelle. Dans une étude publiée récemment dans le journal Biosensor and Bioelectronics, des chercheurs de l’Université de Tel Aviv expliquent avoir mis au point un robot capable d’identifier de nombreuses odeurs avec une précision 10 000 fois supérieure à certains nez électroniques. Il est doté de capteurs biologiques, des antennes provenant d’un criquet, connectées à un système électronique mesurant les signaux électriques qu’elles émettent lorsqu’elles détectent une odeur. Un modèle d’intelligence artificielle est paramétré pour caractériser celle-ci selon le signal émis. Le robot pourrait un jour être utilisé pour détecter des drogues ou des explosifs.
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Derrière une poignée de grands noms, l’industrie du parfum est pendant des années restée le creuset de stéréotypes bien ancrés et d’inégalités de genre. Retour sur un long chemin pavé (ou pas) de bonnes intentions, éclairé par plusieurs témoignages.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
The cofounder of online magazine Auparfum and Nez is passionate about
two things: smelling and writing.
Hier soir à Bordeaux se tenait un tournoi d’un genre très particulier, auquel j’ai eu le plaisir d’être invitée. Un moment de pure culture olfactive, populaire et fédérateur, organisé par l’équipe de la parfumerie Le Nez insurgé.
Le premier (à ma connaissance) « bras de fer olfactif » avait lieu hier chez Blonde Venus, une sorte de cabaret atypique et fort sympathique situé dans le quartier des Bassins à Bordeaux. Il était organisé par l’équipe de la parfumerie indépendante Le Nez insurgé, qui célébrait par cet événement ses huit ans d’existence. Dorothée Duret, sa fondatrice, m’a expliqué que l’idée lui est venue à la suite de la rencontre avec un client qui, très indécis, avait senti beaucoup de parfums. Ne sachant plus lequel était sur quelle mouillette, il interrogeait son hôte, qui répondait du tac-au-tac, suscitant la surprise du visiteur : « mais vous les reconnaissez donc tous ?? » Ce petit jeu involontaire a ainsi fait germer l’idée de cette rencontre ludique et festive, rassemblant clients du Nez insurgé, amis venant encourager les participants et professionnels de la parfumerie dont les créations sont vendues dans la boutique (dont Nez !)
Mémoriser et identifier
Mais alors, en quoi consiste un bras de fer olfactif ? C’est très simple, au lieu de mesurer la puissance musculaire de votre biceps avec celle de votre adversaire, vous comparez votre capacité à mémoriser une fragrance et à pouvoir en donner le nom le plus rapidement possible en la sentant. Les participants, pour la plupart des habitués de la boutique, ont reçu il y a un mois un kit de 24 échantillons soigneusement sélectionnés par la boutique pour s’entraîner, notamment lors d’ateliers organisés au Nez insurgé. Car apprendre à mémoriser des odeurs n’est pas si évident que ça en a l’air. On connaît bien sûr par cœur les parfums que l’on porte, que l’on aime, qui sont marquants olfactivement. Mais comment s’y prend-on pour en retenir 24 en un mois ? Sentir en groupe, en se donnant des « portes d’entrées » peut parfois aider à retenir ce qui constitue la signature reconnaissable d’une composition. Pas forcément en entrant par l’identification d’une matière, mais en écoutant aussi, et surtout, son ressenti, ce qu’il évoque en nous de manière unique et personnelle : ce parfum me rappelle immédiatement ma grand-mère ? Celui-ci sent la pomme de terre ? Bingo !
Affrontements olfactifs
Le jour J, les 32 participants bien entraînés sont enfin prêts à s’affronter, deux par deux, au cours de cinq manches qui aboutiront à une finale désignant un grand vainqueur. Dorothée explique les règles : une fois tout le monde bien installé à sa table, face à face, avec en guise de mémo sous les yeux un visuel représentant les 24 parfums dessinés (mais sans les noms), les mains bien posées à plat sur la table, elle choisit en cachette une référence qu’elle vaporise sur deux mouillettes, pose celles-ci devant les combattants, et au son de la cloche, ils peuvent enfin mettre la mouillette sous leur nez : le premier qui trouve le nom du parfum remporte la manche !
On a le droit de se tromper bien sûr : dans ce cas, l’adversaire a cinq secondes pour donner une autre réponse et ainsi de suite jusqu’à la victoire. Parfois, c’est fulgurant (on imagine qu’ils l’ont même sans doute reconnu avant de saisir la mouillette !), d’autres fois, c’est moins évident… Et, sachant qu’un parfum peut être représenté plusieurs fois au cours des combats, on ne peut pas fonctionner par élimination !
Au fur et à mesure, les noms des vainqueurs sont inscrits sur un tableau posé sur la scène, et, afin de rendre l’audience elle aussi active, celle-ci est invitée à parier sur les meilleurs participants, à partir des quarts de finale. Les cinq meilleurs parieurs étant récompensés par des bons d’achat de la boutique.
Finale féminine
Une fois toute la série de rencontres terminée, ce sont deux jeunes femmes qui se sont affrontées en finale : Maëlle – particulièrement rapide dans toutes ses épreuves – et Camille – chirurgienne de profession – qui a remporté le tournoi en identifiant en moins d’une seconde le parfum Feu Zinzolin, de la collection Couleurs par Le Nez insurgé, subtilement choisi par Dorothée pour clore les matchs. Fière et galvanisée par la victoire, la gagnante a déclaré s’être intéressée à la parfumerie de niche en entrant un jour dans la boutique, et que cet intérêt n’était pas, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, réservé à une élite de connaisseurs, mais pouvait au contraire être « pratiquée » et appréciée par tout le monde.
Tout au long de la soirée, les professionnels invités – Véronique Le Bihan d’Atelier Materi, Philippe di Meo de Liquides imaginaires, l’agent Jérôme Hergott, Étienne de Swardt d’État libre d’Orange, Philippe Solas d’Une Nuit nomade, Manon de la chaîne Youtube Ma note de coeur, Cindy de la parfumerie Cdesbrosses Institut, Marie de Parfumerie Basic ou encore les parfumeuses Amélie Bourgeois de Flair et Clémentine Humeau des Olfactines, et bien d’autres – ont pu intervenir pour parler de leurs créations, notamment lorsque les parfums sentis étaient les leurs. On notera par exemple un attrait particulier chez les clients fidèles du Nez insurgé pour Beauté du diable de Liquides imaginaires, qui est d’ailleurs celui qui a été choisi par la gagnante Camille comme trophée de sa victoire !
Les participants sont tous repartis avec divers cadeaux, dont des livres publiés par Nez, et bien sûr un exemplaire de la nouvelle publication gratuite Niche by Nez pour tout le monde !
Culture olfactive pour tous
Cet évènement m’a semblé être une des meilleures preuves qu’avec un peu d’imagination, de l’enthousiasme, une envie de s’amuser et de fédérer, la culture olfactive pouvait être accessible au plus grand nombre, et cela sans se prendre trop au sérieux, avec au contraire beaucoup de légèreté, de rire et de partage. Il rappelle également que les points de vente de la parfumerie indépendante sont des lieux essentiels au rayonnement de cette culture, et doivent permettre, comme le font si bien Dorothée et son équipe, de rassembler, éduquer, fidéliser dans un esprit bienveillant, inclusif et vertueux, et tout cela bien sûr en chair et en os, bien loin de l’agitation souvent stérile et inconsistante des réseaux sociaux et de l’ambiance guindée et snob de beaucoup d’évènements professionnels. J’avais l’impression d’assister à un vrai jeu populaire, à la fois bien organisé et maîtrisé, mais très détendu et fluide dans son déroulement, et dans lequel la mémoire olfactive et l’intérêt pour la parfumerie étaient enfin au centre de tout. Autant vous dire que ça m’a rendue optimiste. Vivement le prochain !
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
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Il existe autant de façons de composer un parfum qu’il existe de créateurs. Nez vous invite à découvrir leur parcours, leur pratique et leur vision.
Créatrice de parfums pour Firmenich depuis 2005, Honorine Blanc vit et travaille à New York. C’est là qu’elle fait ses premiers pas, formée par Sophia Grojsman. Elle a composé pour le marché européen – Yves Saint Laurent, Valentino, Gucci, Cacharel – et pour de nombreuses marques américaines comme Estée Lauder et Ralph Lauren. Un marché qu’elle affectionne, tout comme celui de la Chine, dont elle suit de très près l’éveil à la parfumerie fine. Tous les deux mois, Honorine Blanc fait escale en France. Lors d’un séjour parisien, nous l’avons rencontrée pour évoquer avec elle son parcours, sa manière de créer et sa vision de l’industrie.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Jean-Luc Komada a consacré son premier roman, La Ménagerie de Sarah Bernhardt, à cette femme libre, extraordinaire, que les conventions sociales n’entravèrent jamais. Spécialiste de l’histoire de la parfumerie au XIXe siècle, Eugénie Briot a rencontré l’auteur pour converser avec lui sur l’univers olfactif de l’actrice. À l’occasion du centenaire de la mort de celle-ci ce dimanche 26 mars 2023, nous vous proposons de redécouvrir cet article issu de Nez, la revue olfactive #04 – Le parfum et l’art.
Quand même ! Sa devise en dit long sur son audace et son opiniâtreté. Comédienne adulée en Europe comme aux États-Unis, femme fantasque éprise de liberté, elle marqua son époque de son talent. De ses débuts à la Comédie-Française en 1862, à l’âge de dix-huit ans, à sa mort en 1923, Sarah Bernhardt a incarné plus de 120 personnages, courtisanes ou reines : Marguerite dans La Dame aux camélias ; Doña Sol dans Hernani ; La Reine dans Ruy Blas… Mais elle fut aussi travestie en homme pour jouer Hamlet, Lorenzaccio ou L’Aiglon. Son propre personnage, porté par ses excentricités et sa liberté de ton, semble avoir été baigné de senteurs riches et multiples. Jean-Luc Komada, petit-fils d’émigrés slaves, a grandi au milieu des parfums cuir de Russie, de thé Prince Igor ou de vodka aux pousses de cassis, joué parmi les citronniers en pots des jardins d’hiver et veillé lors des concerts tsiganes dans des ambiances aux notes d’ambre, de tabac, de rose et de patchouli. Diplômé de l’Essec et de l’école Boulle, il est le fondateur, parallèlement à ses activités professionnelles en entreprise, d’associations de lutte contre l’exclusion, se montrant, comme Sarah Bernhardt en son temps, très impliqué dans la solidarité envers les plus démunis. Dans ce récit épistolaire imaginaire, la peintre Louise Abbéma, proche de Sarah Bernhardt, correspond avec l’acteur Jean Mounet-Sully, ancien amant de La Divine. Leurs échanges racontent de façon originale le personnage singulier, enthousiaste et provocateur qu’elle pouvait être, entourée de sa cour d’amis et d’animaux domestiques.
Eugénie Briot : Je connais Sarah Bernhardt à travers mon intérêt pour ce XIXe siècle qui l’a vue devenir la première star internationale, celle pour qui Jean Cocteau aurait inventé l’expression « monstre sacré ». Comment l’avez-vous rencontrée ?
Jean-Luc Komada : C’était au musée de la Citadelle de Belle-Île-en-Mer. Une guide-conférencière, Nanie Clément, me présenta avec passion Sarah Bernhardt à travers des objets personnels, des sculptures et tableaux réalisés de sa main, quelques documents et des affiches de spectacles. J’avais six ans. Cette première rencontre fut une révélation. Enfant, j’ai ensuite souvent joué dans le fortin de la pointe des Poulains, alors abandonné et délabré, où Sarah Bernhardt avait vécu. Il y régnait une certaine ambiance. Bien que vide, il semblait encore habité. C’est ainsi que j’ai appris à la connaître, à m’imprégner de son univers, à imaginer sa conversation, ses goûts, ses parfums…
E.B. : Si on cherche à imaginer quels parfums elle pouvait porter, il est inévitable qu’elle ait senti, au moment de leur lancement, des créations aussi mythiques que Fougère royale, Jicky, Après L’ondée, L’Origan, Quelques fleurs, Chypre de Coty, et jusqu’au No 5 ! Ces œuvres de parfumeurs très renommés de l’époque n’ont pu échapper à son nez. Elle utilisait sans doute aussi, pour les besoins de sa toilette, les eaux de Cologne dont le XIXe siècle marque l’âge d’or. Mais elle a surtout été le témoin de la révolution esthétique que connaît la parfumerie de cette époque, avec l’entrée en scène de molécules de synthèse aussi extraordinaires que l’héliotropine, la coumarine, la vanilline, le salicylate d’isoamyle, les premiers muscs, les ionones, l’aldéhyde C-12… Toute la parfumerie moderne naît à cette époque. Elle voit l’apparition de nouvelles familles olfactives : les fougères, les orientaux, les chypres. Quel bouleversement ! Quant à dire quels étaient ses parfums préférés, les sources sont rares, malheureusement…
J.-L.K. : Son ami le compositeur Reynaldo Hahn écrivait à son sujet : « Le parfum de Sarah Bernhardt est si pénétrant que lorsqu’elle s’appuie sur votre bras, la manche en reste imprégnée pendant plusieurs jours ». On peut donc l’imaginer porter son choix sur des parfums capiteux. Elle aimait les lys blancs, ceux-là même dont elle est toujours entourée sur les affiches de Mucha, et aussi les camélias, en souvenir de l’héroïne de La Dame aux camélias qu’elle a tant de fois incarnée. Elle adorait porter des fleurs fraîches en petits bouquets accrochés à ses robes, et des violettes cousues à son décolleté.
E.B. : Le XIXe siècle connaît un très vif engouement pour les fleurs, et tout particulièrement la violette, en effet. Pour les femmes fortunées, les fleurs représentent un achat quotidien. À Paris, les marchés aux fleurs sont en plein essor, comme celui du quai Desaix, l’actuel quai de la Corse, ou celui des Halles, et les étals de bouquetières se multiplient également à travers les rues des grandes villes françaises. Elles gagnent l’intérieur des appartements et deviennent un attribut indispensable de la toilette féminine, que l’on soit duchesse ou simple grisette. Les lys sont le plus souvent associés à la pureté et les violettes à la modestie, mais chaque fleur a sa signification, et les marier en bouquets relève d’un art perdu, qui permettait pourtant de transmettre de véritables messages. Sarah Bernhardt maîtrisait certainement à la perfection ce langage des fleurs. Mais à côté de ces fleurs, très présentes, quels autres éléments olfactifs pouvait-on trouver chez elle ?
J.-L.K. : Il faut imaginer son appartement de la rue de Rome comme un bric-à-brac pittoresque et hétéroclite. Le sol était revêtu de tapis d’Orient, de fourrures aux odeurs puissantes d’ours blanc et d’ocelot sur lesquelles vivaient et batifolaient oiseaux, fauves, chiens et chats aux noms charmants et fantaisistes. Entre 1894 et1922, Sarah Bernhardt passe ses vacances d’été à la pointe des Poulains, à Belle-Île-en-Mer. Photographiée dans sa chambre, elle apparaît au milieu d’une profusion de bibelots, d’objets d’art, de tentures, de tapis, un chien à ses pieds, sous une cascade de fleurs. On peut imaginer un environnement olfactif très marqué, où se mêlent odeurs de fleurs, effluves d’animaux… qu’elle couvrait de senteurs elles-mêmes puissantes. L’écrivain Jules Renard en témoigne : « Non seulement le salon et les autres pièces embaumaient du parfum de ces bouquets souvent composés de lys ou de camélias, mais ils s’imprégnaient des essences tenaces et fortes à base d’ambre et de jasmin que répandait l’actrice, secouant à même les rideaux et les coussins le contenu des flacons. »
E.B. : Les arts décoratifs de la fin du XIXe siècle vont dans le sens d’une grande profusion, d’une décoration très chargée où des dizaines de petits objets se côtoient dans un cadre où le textile tient une grande part (tapis, tentures, nappes, meubles capitonnés). On peut en effet imaginer une atmosphère très dense, d’où il ne devait pas être facile de chasser l’odeur de poussière et de déjections animales, forcément attachée à tous ces éléments de textile.
J.-L.K. : Il ne faut pas oublier que Sarah Bernhardt était entourée d’une impressionnante ménagerie ! Chez elle, le puma côtoie le singe ou le perroquet, le guépard voisine avec de multiples chiens, les tortues, le boa, le caméléon, et de nombreux volatiles. Tous ces animaux imprègnent l’environnement de leurs odeurs de fauves, odeurs tenaces se mêlant à celles des fleurs, des textiles et des parfums qu’elle aime. Mais ce cadre olfactif domestique se surimpose finalement à un environnement naturel aux odeurs elles aussi très puissantes. Pour chercher l’inspiration ou exercer la puissance de sa voix, Sarah Bernhardt aimait, lorsqu’elle vivait dans son fortin à Belle-Île-en-Mer, se rendre à son promontoire face à la mer, pour déclamer les vers de son ami Victor Hugo. Pour rejoindre la falaise, elle traversait son jardin planté de tamaris, la lande embaumée d’ajoncs et de genêts. Elle humait à pleins poumons les immortelles de la Côte Sauvage mêlées à la fraîcheur saline des embruns. Peut-être l’odeur des caramels au beurre salé se mêlait-elle à la chaleur épicée des petites fleurs jaunes et à l’harmonie douce-amère de violettes et de gentiane. Elle baignait dans un univers olfactif très dense et très saturé, à son image. Cette évocation olfactive a d’ailleurs donné lieu à une composition imaginée par le parfumeur Alexis Dadier.
E.B. : Cette personnalité forte, étroitement liée par son métier à l’univers des cosmétiques, a su attirer l’attention des marques.au point qu’on a souvent fait d’elle la première égérie moderne de la publicité.
J.-L.K. : C’était une femme de spectacle dont la notoriété était inégalée, tant en Europe qu’aux États-Unis. Les marques ont joué de son aura. Le fait qu’elle ait été si souvent représentée en tant que comédienne, en particulier par Mucha, pour les besoins des affiches de ses spectacles, fait de son visage une icône divinisée par la gloire. Dans les années 1890, elle incarne la poudre de riz La Diaphane, de la parfumerie Mazuyer & Cie, dont les aches publicitaires sont l’œuvre de Chéret. L’étroitesse et l’évidence du lien qui est tissé entre son personnage et le produit fait d’elle la première égérie, celle qui ouvre la voie à l’utilisation de l’image des actrices pour promouvoir les marques à l’international, et bâtir les piliers fondateurs de ces filières industrielles.
Affiche La diaphane, poudre de riz Sarah Bernhardt, Jules Chéret Source : Gallica.bnf.fr
E.B. : C’est un rôle qui, depuis toujours, était plutôt réservé aux souverains et souveraines, en effet. Et lorsque Guerlain formule son Eau de Cologne impériale (1853), à l’occasion du mariage d’Eugénie de Montijo et de Napoléon III, le parfumeur recherche certes une caution aristocratique pour son produit, mais il prend le soin de le présenter sous la forme d’un hommage à la nouvelle impératrice. Faire jouer ce rôle à une comédienne marque un changement de perspective très important et ouvre une voie promise à un long avenir. Sans que Sarah Bernhardt ne soit officiellement leur égérie, d’ailleurs, certaines marques semblent construire la publicité de leurs produits autour de visages de femmes qui évoquent le sien : les cheveux roux, bouclés, en faisant au besoin appel à Mucha lui-même pour les dessiner. L’exemple du lance-parfum Rodo est significatif : la femme représentée n’est pas Sarah Bernhardt, mais elle lui ressemble, et la marque se plaît à jouer l’ambiguïté, ce qui en dit long sur l’efficacité de l’utilisation de son image.
J.-L.K. : Son aura est immense et semble tout éclipser autour d’elle. La parfumerie Mazuyer & Cie deviendra d’ailleurs quelques années plus tard la Parfumerie Diaphane, la marque du produit devenant la marque de la parfumerie elle-même, et la poudre sera totalement associée à son égérie, en étant appelée très souvent « la poudre Sarah Bernhardt ». Cette femme a joué un rôle que l’on a sans doute du mal à imaginer aujourd’hui : celui d’un mythe, au-dessus des modes et des tendances. Elle était une artiste unique, au rayonnement rare, dont la postérité marquera plusieurs générations dans les milieux artistiques, politiques et socioculturels.
La Ménagerie de Sarah Bernhardt par Jean-Luc Komada, éd. Publishroom, 2016, 21 €.
Vous pouvez actuellement sentir un interprétation du parfum que Jacques Guerlain a créé en hommage à Sarah Bernhardt en 1900, Voilà pourquoi j’aimais Rosine, dans l’exposition « Eternel Mucha », au Grand Palais immersif à Paris jusqu’au 5 novembre 2023. Cette réécriture est signée Marie-Caroline Symard, de TechnicoFlor. Vous pourrez également y voir les nombreuses affiches où l’artiste représente l’actrice.
Visuel principal : Photographie de Sarah Bernhardt par Sarony Napoleon, 1891, Theatrical Cabinet Photographs of Women (TCS 2), Harvard Theatre Collection, Harvard University. Source : Wikimedia commons
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