Produits ménagers premium : c’est du propre !

Alors que l’on reconnaît peu à peu l’importance des odeurs des produits ménagers dans notre mémoire olfactive collective, quelques marques proposent des créations au positionnement plus premium. Comment sont imaginées et développées leur fragrance ? Quelles sont les contraintes spécifiques pour parfumer les produits ménagers ? Pour mieux le comprendre, nous avons interrogé Valérie de Beauregard, évaluatrice, et Julia Nitard, responsable marketing, toutes deux spécialisées en homecare chez Takasago. Quant à l’apparition récente de produits ménagers haut-de-gamme, nous avons réalisé pour vous un banc d’essai sur quelques références, afin d’en évaluer la valeur ajoutée. Enfilez vos gants et respirez un bon coup : c’est parti pour un grand nettoyage de printemps.

On pourrait penser que la création olfactive est anecdotique dans les produits fonctionnels. Mais, comme le rappelaient Olivier R.P. David et Catherine Ganahl lors de la dernière journée d’étude de l’Osmothèque – le conservatoire international des parfums situé à Versailles – qui a eu lieu le 12 avril au musée du Quai Branly, l’odeur constitue notre premier critère de perception du propre.[1] La journée a fait l’objet d’une captation, diffusée sur la chaîne Youtube de l’Osmothèque. Et celle des produits ménagers façonne bien plus que nos flacons de parfum notre environnement olfactif quotidien : « On possède en moyenne chez soi environ dix produits ménagers, et ils sont tous parfumés ! Or les études montrent qu’on développe un lien très puissant envers certaines odeurs, notamment pour des marques iconiques, dont les parfums ont marqué des générations entières, et auxquelles on peut être attachés comme une madeleine de Proust », note Julia Nitard, Senior Marketing Manager Home Care chez Takasago. Parfums d’ambiance, désodorisants d’intérieur, lessives, assouplissants, détachants, eaux de repassage, dégraissants, liquides vaisselle, nettoyants pour le lave-vaisselle,  le sol, les toilettes, ou encore produits d’entretien du cuir et autres matériaux spécifiques, jusqu’aux insecticides : la liste donnerait presque le vertige.

Une formulation exigeante
Si elles sont aussi diverses que les produits, les habitudes olfactives en la matière ont gagné en sophistication ces dernières années : « Il y a vingt ans, c’était très simple : un produit pour nettoyer devait sentir le “propre”. Aujourd’hui, et plus encore après la période de pandémie où l’on s’est rendu compte à la fois de l’importance de l’odorat mais aussi de notre besoin de créer un “cocon”, l’attention portée aux fragrances devient déterminante dans l’achat des produits ménagers. » Celles-ci dépendent des régions du monde : « Aux États-Unis, par exemple, l’odeur de propre est beaucoup plus souple qu’en Europe et peut prendre la forme d’un parfum de noix de coco râpée, vanillée, crémeuse. En Asie, le marché est très segmenté : il faut par exemple développer des parfums différents pour le lavage des affaires de sport, des draps, des vêtements… Et en Amérique latine, le nettoyage du sol est quotidien et n’a pas le même sens que chez nous : les nettoyants de surface sont colorés, presque fluo, et présentent des notes complexes, souvent inspirés des créations de parfumerie fine », poursuit Julia Nitard.

C’est ce qu’on appelle le « trickle down » : les grands succès sont repris dans les produits ménagers ou d’hygiène. Il ne faudrait pas croire, cependant, que les formules de parfums de nos lessives sont les mêmes – ou une version simplement moins chère – que celles de nos pschitts de Chanel N°5, comme l’explique Valérie de Beauregard, évaluatrice homecare chez Takasago : « Contrairement à ce qu’on imagine généralement, la formulation des parfums pour produits ménagers, ou homecare, est particulièrement complexe et demande une grande maîtrise technique. Prenons le cas de la lessive : son développement est particulièrement exigeant. L’odeur doit plaire quand on ouvre le produit, mais aussi quand on sort son linge de la machine, et trois jours, voire plusieurs semaines après… On organise donc trois étapes de contrôle. Tout en sachant que la lessive brute a déjà une odeur, que l’on doit couvrir – contrairement à l’alcool neutre utilisé en parfumerie fine – et qui va réapparaître avec le temps, puisque le parfum s’évapore naturellement. De plus, le parfum peut interagir avec les actifs de la lessive : tensio-actifs, colorants, ajusteurs de pH, régulateurs de viscosité… » À ces contraintes physico-chimiques, il faudra ajouter les exigences de chacun des clients en matière de formulation : depuis notamment l’ère Yuka, les consommateurs ont besoin d’être rassurés, et de plus en plus de marques ne veulent ainsi plus que des allergènes puissent apparaître sur leurs étiquettes.

Enfin, après avoir coché toutes les cases de ces contraintes, il faut savoir se montrer imaginatif, créatif, pour un développement qui prendra « des semaines à des mois »,  avec des budgets « pouvant aller du simple au quadruple ». L’évaluatrice poursuit : « Les briefs de ces produits pour le linge sont très divers, mais on a souvent peu de lignes directrices. Parfois, il s’agit de thématiques : bleu, réconfortant… J’essaie de partir dans plusieurs directions pour proposer un éventail de choix. Historiquement, les plus classiques étaient les notes citrus (comme la citronnelle) et les aromatiques – le terme « lavande » vient d’ailleurs du latin lavare, qui signifie laver. Mais le marché des produits ménagers s’est vraiment diversifié. Pour les lessives, à côté des traditionnels floraux blancs aldéhydés, on voit apparaître de plus en plus des notes fruitées, exotiques, fruits rouges. Pour les adoucissants, c’est le bleu qui domine, olfactivement traduit par un accord chypré mêlant ses notes musquées “cocon” avec du patchouli qui donne beaucoup de fraîcheur et de rémanence. » Et qui rappelle la tradition de feuilles de patchouli utilisées comme anti-mites pour les vêtements lors de longs voyages en bateau. Les parfumeurs spécialisés doivent ainsi faire preuve de beaucoup de créativité dans la contrainte, mais restent pourtant toujours dans l’anonymat, contrairement à leurs collègues de parfumerie fine. Leur rôle, pourtant central dans notre univers olfactif quotidien, est ainsi peu reconnu.

Le renouveau du propre
Si le territoire principal de ces produits est toujours la grande distribution, qui vend par millions ses bidons de Soupline ou de Mr Propre, on observe aujourd’hui certaines marques qui proposent des références au positionnement plus sophistiqué, plus premium, notamment vendues en ligne, à destination d’un public qui souhaite s’éloigner de l’offre mass market. Quelques maisons de parfumerie de niche ont ainsi lancé un produit ménager sur le marché, quand d’autres développent toute une gamme. « On veut à la fois habiller sa maison et arrêter de s’infliger les odeurs de Javel quand on nettoie ses WC. En parallèle, les influenceurs promeuvent certains produits sur les réseaux sociaux – comme Kris Jenner [mère de la famille Kardashian] avec Safely –, lancent parfois leur propre gamme – Homecourt de Courteney Cox – et créent le buzz. Les grandes marques comprennent donc de plus en plus l’intérêt pour ces produits et développent des fragrances plus travaillées. Les parfums sont ainsi plus sophistiqués, avec parfois de belles matières premières mises en avant, s’inspirant dans ce dernier cas des petites marques pionnières », conclut Julia Nitard.

D’un autre côté, la vague des produits fait maisons et la prise de conscience écologique a entraîné un courant de lancements plus écoresponsables : « Chaque client a cependant sa définition de la question, et les labels (ecocert, ecolabel) ont des exigences très différentes, avec souvent une valorisation du naturel – qui n’est pas toujours, rappelons-le, le plus écoresponsable en parfumerie. Mais cela se traduit dans tous les cas olfactivement par un sillage plus discret : si c’est trop puissant, cela ne semble pas écologique, même si la corrélation n’a rien d’une évidence », remarque Julia Nitard.

Références fraîchement testées
En marge des grandes enseignes et de leurs codes olfactifs bien établis, est-ce que ces produits de niche au parfum plus raffiné – et au prix qui monte en conséquence… entre trois à cinq fois plus élevé – apportent réellement une valeur ajoutée à l’utilisation ? Pour le savoir, nous avons réalisé pour vous un banc d’essai sur quelques références. 

Démarrons par le linge, où les propositions sont peut-être les plus courantes, une des pionnières étant la marque Antoine, lancée en 2010, et qui se décline aujourd’hui en quatre références (Classic, Intense, Pour elle et Jasmin), que nous n’avons pas testées. 

Nous avions en revanche essayé quelques lessives pour la sélection du cahier critique de Nez #04, et avions particulièrement apprécié alors – et c’est toujours le cas – la référence Super frais chez Kerzon, dont on notait alors que l’odeur « s’inspire du subtil accord floral, vert, poudré et musqué du lait pour bébé Mustela, ce qui a le pouvoir de nous bercer instantanément ». La gamme, qui s’est enrichie depuis, méritait qu’on y replonge le nez – et quelques vêtements sales. Reprenant les codes historiques du segment, Méga propre et son accord aldéhydé aromatique boisé présente une note verte assez stridente, et des bois secs qui s’accrochent bien aux fibres. Dans un registre toujours boisé mais plus cotonneux, Giga doux évoquerait presque un accord fougère, les muscs en plus. Gym tonique nettoie quant à lui à grands coups d’agrumes, avec une note ozonique saline. On lui préfère le joli Petit grain, avec sa fleur d’oranger régressive que l’on piquera au doudou des enfants, Maille câline, qui parfume les lainages d’une violette moelleuse et légèrement anisée, ou encore Place des Vosges, pour sa rose un peu verte, légèrement aquatique, élégante, dans un esprit très parisien.
19,50 euros/1l

Les trois références (disponibles sur la boutique en ligne de Nez) de la marque Pikoc, fondée par deux diplômées de l’ESP, promettent quant à elles des parfums raffinés. Éclat d’iris se distingue par un accord floral sophistiqué de belle facture. Une dimension irisée et verte apparaît sur linge mouillé pour évoluer, une fois celui-ci sec, vers une jolie violette boisée, musquée et poudrée aux inflexions de rose cosmétique et talquée. Adaptée à toutes les fibres, la formule est efficace même à froid et laisse le linge doux, enveloppé d’un nuage d’élégance discrète. Juste ce qu’il faut. La maison a depuis lancé également trois liquides vaisselles et trois vinaigres ménagers.
19,90 euros/1l, eco recharge 77,50/5l, coffret découverte 30 euros

Commercialisée fin 2022, la lessive Not A Detergent de Juliette Has a Gun reprend l’accord du parfum Not A Perfume que la marque avait lancé en 2010 : une explosion de bois ambrés – cohabitant avec un accord fruité poire – qui envahit la maison lors du séchage, et persiste sur le linge pendant des semaines. Il vaut mieux le savoir !
30 euros/500ml

Aqua Universalis de Maison Francis Kurkdjian se décline elle aussi sous la forme d’une lessive et d’un assouplissant parfumants, mis sur le marché en 2010. Nous l’avons particulièrement appréciée, avec sa note florale à la fois musquée, poudrée et crémeuse à l’effet presque lacté, et sa belle rémanence subtile mais signée.
39 euros/1l

Enfin, la marque de niche BDK propose sur son site deux « eaux de lessive » au « parfum travaillé comme un parfum de peau ». L’Édition rose, signée Anne-Sophie Behaghel, présente un accord floral frais, vert, musqué, sophistiqué et subtil, pour un résultat sur le linge tout doux, discret et assez neutre. (En rupture de stock pour l’instant, elle sera de retour dans une nouvelle texture dès le 1er mai !)
35 euros/1l

Côté vaisselle, nous ne vous parlerons pas des deux références chez Kerzon (Graine de carotte-gingembre et Fleurs de romain) ni des cinq senteurs chez Astier de Villatte, que nous n’avons pas testées. Nous avons pu en revanche nettoyer nos assiettes avec le liquide vaisselle à la fleur d’oranger certifié par Ecocert et créé par Diptyque pour sa collection consacrée à l’entretien de la maison, « La Droguerie ». Dans son très joli flacon en verre fumé, il diffuse ses notes vertes et hespéridées de néroli et petit-grain, légèrement florales. Le sillage n’est pas fulgurant, mais ça parfume très agréablement l’air et les mains.
38 euros/500ml

Last but not least, les produits pour les toilettes nous ont prouvé qu’ils pouvaient aussi être élégants, et plus subtils que les légendaires Air Wick, Breeze et compagnie. Si les Gouttes anti-odeur de merde d’Aesop s’avèrent plutôt efficaces et agréables en situation, elles se révèlent aussi assez basiques dans leur formulation : un mélange d’huiles essentielles d’ylang-ylang et de mandarine – que l’on peut donc aisément refaire soi-même, pratique.
25 euros/100 ml

Mais on a été particulièrement séduits par le spray L’Eau des toilettes de Domaine singulier, qui en plus de présenter un très joli graphisme, aux antipodes des codes du genre, dévoile un parfum amandé et rosé, cosmétique, crémeux, très doux – comme des fesses de bébé – mais super efficace contre toutes les odeurs indésirables ! La référence Elixir bien élevé diffuse quant à elle dans son flacon compte-goutte un parfum de lavande et de patchouli qui envoie un boost de propreté épurée en toutes circonstances.
De 38 à 42 euros/100 ml

Et chez vous, ça sent quoi, le propre ?

Visuel principal : John Singer Sargent, La Biancheria, 1910. Source : Wikimedia Commons

Notes

Notes
1  La journée a fait l’objet d’une captation, diffusée sur la chaîne Youtube de l’Osmothèque.

Les Grands entretiens : Mathieu Nardin

Également disponible sur : Spotify, DeezerApple PodcastsAmazon MusicYouTube

Il existe autant de façons de composer un parfum qu’il existe de créateurs. Nez vous invite à découvrir leur parcours, leur pratique et leur vision.

Mathieu Nardin a grandi à Grasse dans une famille de parfumeurs et de cultivateurs de fleurs et de plantes à parfums.

Après un passage chez Robertet, le parfumeur a rejoint la maison de composition Mane en 2018. Dans ses créations pour Goutal, By Killian ou encore 100Bon, il explore les nouveaux contours de la naturalité en jouant avec les matières premières naturelles aussi bien qu’avec les molécules issues des biotechnologies. Des thèmes au cœur de l’entretien qu’il nous a accordé, dans son bureau aux portes de Paris.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Matthieu Dortomb

Smell Talks : Clément Paradis – Le nez dans le paysage – Formuler l’espace dans la parfumerie contemporaine

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

En octobre dernier, l’Université Jean-Jaurès de Toulouse a accueilli l’acte 1 du colloque « Création-recherche en olfaction », organisé par les chercheuses Émilie Bonnard et Anne-Charlotte Baudequin. Durant trois jours, universitaires, professionnels et créateurs se sont penchés sur l’olfaction dans le territoire et dans le paysage de l’art et du design, sur le pouvoir des senteurs et les manipulations olfactives et sur les transformations des métiers de l’olfactif.

Clément Paradis est docteur en esthétique et sciences de l’art. Il est aussi membre du collectif Nez et écrit régulièrement sur la parfumerie contemporaine et les liens qui unissent esthétique et olfaction. Dans cet épisode, à la lumière de deux fragrances conçues comme des paysages, Corsica Furiosa de Parfum d’empire et Swing Feather de Nolença, il propose une conférence ayant pour thème « Le nez dans le paysage – Formuler l’espace dans la parfumerie contemporaine ».

Crédit photo : C.H.

Mathilde Laurent : « J’ai immédiatement considéré Femme comme une sorte d’idéal olfactif »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour de Mathilde Laurent de retracer son histoire avec Femme de Rochas, entre mystère mnésique et choc esthétique.

Je me souviens parfaitement du choc esthétique que j’ai ressenti la toute première fois que j’ai senti Femme de Rochas. C’était à l’Isipca – je ne l’avais jamais rencontré avant. J’ai été complètement extasiée par sa beauté, sans que je ne puisse l’expliquer. Je l’ai immédiatement considéré comme une sorte d’idéal olfactif. Je ne l’ai pas fait mien pour autant : parce que je ne portais que très peu de parfum, mais aussi parce que je ne me sentais peut-être pas assez grande ou assez mature pour celui-ci. Ou bien encore parce que je le considérais trop comme une œuvre, pas comme quelque chose que j’aurais pu mettre tous les jours. Trop idéal, trop artistique, trop impressionnant sans doute. D’ailleurs, je crois que plus j’aime un parfum, moins je le porte : je préfère le sentir sur une mouillette pour m’en shooter intellectuellement.

Lorsque j’arrive chez Guerlain, je travaille pleinement sur un autre chypre, Mitsouko – que je me souviens avoir, lui, senti dans mon enfance. J’oublie un peu la création d’Edmond Roudnitska. De la même manière, à mes débuts chez Cartier, je m’occupe d’en comprendre le style et m’investis dans un tout autre univers avec Must, qui constituait pour moi à l’époque l’emblème olfactif de la maison.

Un jour, se décide de travailler sur La Panthère : je commence à réfléchir, à me plonger dans l’univers de Jeanne Toussaint – premier amour de Louis Cartier et directrice artistique de la maison de 1933 à 1970, surnommée « la panthère » –, garçonne à cheveux courts, dans l’époque qui fut la sienne, les années 1920, et je connecte l’emblème avec le mythe de la panthère parfumée… Et, assez rapidement, je réalise que ce qui pour moi réunit tous ces éléments, c’est justement le chypre. Il incarne la possibilité d’une féminité choisie, personnelle, voluptueuse, sans tomber dans une caricature orientale, ni dans de vieux poncifs éculés.

Il est certain que cette forme a influencé ma manière de composer : dans la collection « Les Heures de parfum », j’ai notamment travaillé le sillage ; appréhender ces créations demande de l’initiation et de la patience, ce que l’on résume sous le terme de « haute parfumerie ». Or le chypre est peut-être la famille olfactive qui est la moins sent-bon en tête et la meilleure en fond. C’est probablement Femme de Rochas qui me l’a appris : avec son départ cumin, assez sucré pour faire passer les premières notes de la mousse de chêne, qui a un côté un peu algue, presque marin et peut sembler difficile au premier abord, mais qui se révèle par la suite… Un peu comme un bon vin ou un thé que l’on doit laisser infuser : une histoire de patience, que l’on pourrait résumer par un adage : peu importe la note de tête, pourvu qu’on ait l’ivresse au porté.
À l’époque, j’aurais donc pu expliquer l’influence de Femme et de Mitsouko par une question d’esthétique olfactive ; je ne l’aurais jamais relié à mon histoire personnelle.

Mais la vie me l’a remis sous le nez. Dans les mois qui suivent la sortie de La Panthère, je réponds à quelques mois d’intervalle à deux interviews autour du même sujet. Deux journalistes, Sarah Bouasse [également rédactrice pour Nez] et Claire Dhouailly, font alors un sujet sur les fragrances portées par les mères de parfumeurs. J’explique que la mienne ne portait rien, mais finis par me souvenir qu’à une époque, dans la maison de campagne de mes parents, j’avais retrouvé des flacons imprimés d’une dentelle noire. Je réalise aussi que j’avais travaillé La Panthère pendant sa maladie, et terminé au moment de son décès. Faut-il voir là une succession de hasards ? Je reste absolument certaine que ma mère n’avait jamais porté Femme de Rochas après ma naissance. Et pourtant, ce parfum m’a marqué comme si cela avait été le cas ; il me semble avoir été intimement lié à elle, mais de manière parfaitement inconsciente. En avais-je perçu la trace sur d’anciens vêtements ? Était-il possible qu’il s’agisse d’une forme de souvenir intra-utérin ? Je n’en sais toujours rien.

Me rendre compte de tout cela m’a beaucoup fait réfléchir. Lorsque je l’ai senti pour la première fois à l’Isipca, s’agissait-il véritablement d’un choc esthétique pur ? Les chocs esthétiques ont-ils toujours une raison d’être plus intime ? Je laisse toutes les portes ouvertes. Quoi qu’il en soit, cette histoire reste assez impressionnante à mes yeux.

Il me semble d’autant plus beau que ce bouleversement m’ait été procuré par un parfum d’Edmond Roudnitska, qui était justement l’artisan du choc esthétique. Je ne suis pas sûre de comprendre parfaitement, un jour, ce qu’il s’est passé avec Femme. Mais je me sens vraiment chanceuse d’avoir vécu cette histoire : lorsque, dans une vie de créatif, le sens se fait jour presque malgré soi, lorsqu’on se rend compte qu’il existe sans l’avoir forcément cherché, on a là un privilège infini. 

Mathilde Laurent, le 3 février 2023.

Mathilde Laurent a publié aux éditions Nez en 2022 l’ouvrage Sentir le sens, en collaboration avec Sarah Bouasse.

Visuel principal : Mathilde Laurent © Alexandre Isard

______
DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Smell Talks Osmothèque : Jane Plailly – Le mystère de la réminiscence olfactive à la lumière des neurosciences

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Dans cet épisode, Jane Plailly, docteure en sciences cognitives à l’Université Lyon 2 et chargée de recherche au CNRS dans l’équipe « Olfaction : du codage à la mémoire » du Centre de recherches en neurosciences de Lyon, propose une conférence ayant pour thème : « Le mystère de la réminiscence olfactive à la lumière des neurosciences ».

Smell Talks Osmothèque : Olivier R.P. David – Mémoires d’ingrédients : la chimie au service des parfumeurs

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Olivier R.P. David est enseignant-chercheur en chimie organique à l’Université de Versailles – Paris-Saclay. Il forme les apprentis parfumeurs, cosméticiens et aromaticiens du Master FESAPCA à l’École supérieure du parfum. Il fait également partie du collectif Nez, coauteur entre autres du Grand Livre du parfum. Membre du comité scientifique de l’Osmothèque, il évoque l’importance de l’influence des molécules et des chercheurs sur l’industrie dans une conférence ayant pour thème : « Mémoires d’ingrédients : la chimie au service des parfumeurs ».

Crédit photo : Guillaume Tesson

Isabelle Doyen : « Ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour d’Isabelle Doyen de prendre la plume pour nous parler du chef-d’œuvre de Jacques Guerlain.

Mes premiers souvenirs olfactifs datent des années 1960. Les femmes, alors, ne se parfumaient pas de façon courante comme aujourd’hui. Le parfum ne faisait donc pas partie de mon univers quotidien, d’autant moins en Polynésie où j’ai grandi. J’avais à peu près 6 ans et dans ce merveilleux univers tropical, pour moi cette sensation qu’on appelle « odeur » – dans l’ignorance je ne la nommais pas ainsi – émanait forcément d’une fleur ou d’une plante.

Pourtant, parfois, quand ma mère sortait le soir, il se passait quelque chose de semblable à la sensation perçue près des fleurs et j’entendais mon père dire : « Ah ! ça sent le parfum ! ». Je m’étais racontée que cela ne pouvait pas être autrement que pour les fleurs ; que ma mère, à certains moments, produisait ce que mon père appelait « parfum », le transpirait peut-être. Malgré tout, je voyais bien que ce n’était pas tout à fait pareil, car les fleurs sentent tout le temps, alors que le phénomène se faisait assez rare sur ma mère. Et puis ses amies aussi, lorsqu’elles venaient dîner à la maison, semblaient dégager la même chose : j’avais l’impression qu’il s’agissait d’une seule et même chose, que l’on nommait donc « parfum » et qui était invisible, comme une âme. J’avais trouvé l’explication : les femmes, en général des mamans, à partir d’un certain âge, produisaient de façon occasionnelle ce truc extraordinaire que mon père appelait « parfum », c’était le parfum. On ne m’a dévoilé le secret que bien longtemps après : ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko. J’ai su plus tard qu’elle alternait parfois avec Femme de Rochas, mais c’est le premier qui m’a vraiment marquée : fascinant, abstrait, et que je verrais bien aussi porté par un homme.

Lorsque le père d’une amie, qui travaillait chez Guerlain, m’a parlé un peu par hasard de l’ISIP [aujourd’hui Isipca, école de parfumerie à Versailles], j’ai immédiatement pensé que j’allais pouvoir comprendre ce qui me semblait presque être une forme de magie. Ma première obsession cependant était plutôt centrée autour de la poire et de la rose, et je la partageais avec Annick [Goutal].  Mais un peu plus tard me sont revenus ces souvenirs de ma mère, de ce qu’était le « parfum » pour moi à l’époque. Et puis un jour, alors que j’étais chez une copine, j’ai senti cette odeur présente dans les notes animales de Mitsouko. J’ai d’abord pensé que cela pouvait être un parfum mais j’éliminais Youth-Dew, que portait mon amie. Pourtant, presque à chaque fois que je revenais chez elle, je retrouvais cette odeur qui me fascinait, comme la « petite phrase de Vinteuil » proustienne qui revient sans cesse. Au bout de quelque temps j’ai compris : elle avait un chat, et c’était lui qui produisait cette odeur-là. Elle était donc réelle, et pas seulement présente dans la création de Jacques Guerlain où elle se cache de manière très subtile. Je la retrouve aussi, depuis, dans la petite mousse verte presque poudreuse qui tapisse le tronc de certains arbres à l’écorce lisse, qui est liée à l’idée de lichen, de poussière ; à la fois sèche et douce.

C’est un thème qui m’obsède, que j’ai exploré dans plusieurs créations : je l’ai cherché dans L’Antimatière de la marque Les Nez, l’ai mis dans Duel et dans la bougie Le Sac de ma mère, désormais arrêtée, chez Goutal ; on le retrouve en filigrane dans le Nuit de bakélite de Naomi Goodsir, quelque part dans les notes de fond. Mon graal serait d’arriver à isoler ce « truc », à la fois animal et magique. L’odeur a quelque chose à voir avec celle d’une transpiration très délicate qui intriguait mon mari lorsque je travaillais L’Antimatière. Je retrouve quelque chose de ce genre dans l’Evernyl, mais il faut lui donner un côté poussière chaude, plus animal aussi. Cette quête tient aussi du fantasme, et tant mieux. Mais peut-être qu’un jour – même si aujourd’hui l’on est plutôt dans la recherche de produits qui cognent, d’efficacité olfactive – apparaîtra une molécule qui me permettra, combinée à l’Evernyl, d’approcher ce subtil mystère. 

Isabelle Doyen, le 15 février 2023.

Visuel principal: © Camille Goutal

______
DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Les Grands entretiens : Yohan Cervi

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYouTube

Yohan Cervi est auteur, critique et conférencier spécialiste de l’histoire de la parfumerie moderne. Ce grand collectionneur de parfums anciens et expert reconnu dans ce domaine enseigne à l’École supérieure du parfum.
Collaborateur régulier de Nez, la revue olfactive et d’Auparfum, il écrit aussi pour Le Point et a participé aux ouvrages collectifs Les Cent Onze Parfums qu’il faut sentir avant de mourir (2017), Le Grand Livre du parfum (2018) ou encore Parfums pour homme (2020), tous parus chez Nez.
Publié fin 2022, son livre Une histoire de parfums nous convie à un voyage olfactif dans le temps. De 1880 à 2020, il retrace l’histoire des grandes maisons, des parfumeurs et des grands succès de chaque décennie.

Dans cet entretien, Yohan Cervi revient sur son parcours d’autodidacte. Et a même accepté le défi d’un blind test olfactif.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Romain Bassenne / Atelier Marge Design

Nez, la revue… de presse – #24 – Où l’on apprend que les chiens sentent le temps passer et que les mésanges des villes ont plus de nez que celles des champs

Au menu de cette revue de presse, de la sueur, des fleurs et des antennes de criquet.

On sait que les odeurs ont le pouvoir de nous replonger dans le passé, grâce à la puissance de la mémoire olfactive, mais nos lointains ancêtres, que sentaient-ils ? Pas tout à fait comme nous, selon Slate. Des chercheurs de l’Université d’Alaska à Fairbanks et de l’Université Paris-Saclay ont tenté de recréer le nez d’hommes préhistoriques, en reconstituant des récepteurs d’odeurs à partir des génomes de Néandertaliens et d’un Denisovien. Si ce dernier avait un système olfactif plus performant que nous, avec une sensibilité particulière aux odeurs sucrées bien pratique pour la cueillette, ce n’était pas le cas de l’homme de Néandertal, qui avait développé une mutation génétique diminuant sa capacité à sentir l’androsténédione, une hormone que l’on retrouve dans la sueur masculine –une évolution sans doute préférable dans les grottes mal aérées, quoique les effluves de transpiration ont peut-être des vertus insoupçonnées.

Renifler d’autres personnes pourrait en effet être utile dans le traitement de l’anxiété sociale, d’après la BBC. Des chercheurs suédois suggèrent ainsi que l’odeur corporelle dégagée par une personne pourrait communiquer son état émotionnel – heureux ou anxieux, par exemple – et même susciter des réactions similaires chez ceux qui la sentent. Selon les résultats de leur étude, des patients ayant été exposés à des effluves corporels humains durant une thérapie de pleine conscience ont vu leur anxiété diminuer d’environ 39 %, après une séance de traitement. Des résultats encourageants, mais qui restent à confirmer. 

Mais revenons aux liens entre odeurs et passé : archéologues comme historiens s’intéressent de plus en plus à l’olfaction dans le cadre de leurs recherches, et une étudiante de l’Université Sorbonne Nouvelle a consacré un mémoire à l’Allemagne de l’Est vue par ce prisme. Dans l’article qui en découle, on apprend que la Stasi avait créé une base de données rassemblant les odeurs corporelles d’opposants au régime et permettant d’entraîner des chiens à identifier des suspects. Mais aussi, dans un registre bien moins sinistre, que la RDA sentait la Trabant, la voiture-phare du pays dont le moteur deux-temps expliquait les effluves puissants ; le Wofasept, un désinfectant utilisé dans les lieux publics ; les cigarettes sans filtre bon marché ; le café Mocca Fix Gold ou encore la crème hydratante Florena.

Voyage dans le temps toujours avec France Bleu qui nous rappelle qu’avant Grasse, Montpellier était la capitale française du parfum. Entourée de garrigues, proche des ports languedociens qui commerçaient avec l’Orient, lieu de passage entre Italie et Espagne, la cité offrait au Moyen-Âge toutes sortes de matières premières odorantes. La création d’une école de médecine au XIIIe siècle permit de développer les savoirs pour en faire des remèdes, onguents et autres compositions parfumées… avant que Grasse ne s’impose grâce à ses champs de fleurs à la fin du XVIIIe siècle. 

Dans la ville des Alpes-Maritimes, c’est une inquiétude bien actuelle qui plane chez les producteurs de plantes à parfum : celle du changement climatique et de la sécheresse qui fait souffrir les cultures, nous dit France 3 Provence-Alpes Côte d’Azur. Cet hiver, il n’est pas tombé une goutte d’eau pendant près de deux mois, ce qui a obligé à arroser les roseraies notamment beaucoup plus tôt que d’habitude. L’année dernière, la production de roses était déjà en baisse en raison des conditions météorologiques. 

Autre fléau environnemental contemporain, la pollution atmosphérique, qui selon la BBC pourrait bien s’attaquer à notre odorat, entre autres maux. Un rhinologue de la Johns Hopkins School of Medicine de Baltimore a coordonné une étude répertoriant les lieux d’habitation de patients anosmiques et les données historiques de pollution atmosphérique associées. Ses données montrent que le risque de perdre l’odorat est multiplié par 1,6 à 1,7 en présence d’une pollution particulaire soutenue. Comment l’expliquer ? Le Dr Ramanathan évoque deux pistes : soit les particules de pollution traversent le bulbe olfactif et provoquent une inflammation dans le cerveau, soit, en frappant le bulbe olfactif presque quotidiennement, elles l’usent lentement.

Celle dont l’odorat ne semble pas pâtir de la pollution urbaine, c’est la mésange, nous apprend Sciences et Avenir. Une équipe de chercheurs des universités d’agriculture d’Uppsala et de biologie de Lund en Suède a habitué treize mésanges charbonnières à chercher leur pitance, sous forme de petits morceaux de ver de terre cachés dans différents perchoirs. Les mésanges capturées en ville ont préféré ceux munis d’un signal odorant, tandis que leurs homologues champêtres ont préféré ceux portant des pastilles colorées. Comme les oiseaux utilisent leur odorat pour identifier les signaux chimiques émis par les arbres attaqués par des chenilles, l’étude suppose que la tâche est facilitée en ville, où la végétation est moins abondante. 

Au chapitre animal toujours, passons aux chiens. Ils sont célèbres pour leur flair, mais se pourrait-il qu’ils sentent littéralement le temps passer ? C’est l’hypothèse formulée par la psychologue Alexandra Horowitz, qui étudie la cognition canine à l’Université de Columbia et au Barnard College. Interrogée sur le comportement d’un chien qui se levait chaque après-midi pour attendre le retour de son jeune maître juste avant l’arrivée du bus scolaire, elle suggère que l’animal avait appris à mesurer l’écoulement du temps en fonction de la disparition progressive de l’odeur de l’enfant dans la maison au fil de la journée.[1]Pour en savoir plus sur le nez des animaux, voir l’ouvrage L’Odorat des animaux – Performances et adaptations de Gérard Brand 

Plutôt qu’une truffe de chien, le premier robot doté du sens de l’odorat arbore des antennes de criquet, apprend-on dans L’Usine nouvelle. Dans une étude publiée récemment dans le journal Biosensor and Bioelectronics, des chercheurs de l’Université de Tel Aviv expliquent avoir mis au point un robot capable d’identifier de nombreuses odeurs avec une précision 10 000 fois supérieure à certains nez électroniques. Il est doté de capteurs biologiques, des antennes provenant d’un criquet, connectées à un système électronique mesurant les signaux électriques qu’elles émettent lorsqu’elles détectent une odeur. Un modèle d’intelligence artificielle est paramétré pour caractériser celle-ci selon le signal émis. Le robot pourrait un jour être utilisé pour détecter des drogues ou des explosifs.

Et on termine avec France Musique, qui se plonge dans les liens unissant musique et parfums. Synesthésie, rapport au désir, langage commun… L’anthropologue Annick Le Guérer, co-autrice du livre Le Parfum et la Voix, et le parfumeur Francis Kurkdjian, qui s’est récemment associé au violoncelliste Klaus Mäkelä pour un concert olfactif à la Philharmonie de Paris, proposent leurs regards croisés. Le sujet, abordé dans le dossier de Nez #14, a par ailleurs été mis à l’honneur par Mathieu Conquet dans un épisode de son émission Et je remets le son, sur France Inter.

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

Notes

Notes
1 Pour en savoir plus sur le nez des animaux, voir l’ouvrage L’Odorat des animaux – Performances et adaptations de Gérard Brand

Femmes en parfumerie : la face cachée de l’industrie

Derrière une poignée de grands noms, l’industrie du parfum est pendant des années restée le creuset de stéréotypes bien ancrés et d’inégalités de genre. Retour sur un long chemin pavé (ou pas) de bonnes intentions, éclairé par plusieurs témoignages.

Ce contenu est accessible aux Membres

Déjà membre ? Connectez-vous ici

Bras de fer olfactif : Le Nez insurgé muscle la culture du parfum

Hier soir à Bordeaux se tenait un tournoi d’un genre très particulier, auquel j’ai eu le plaisir d’être invitée. Un moment de pure culture olfactive, populaire et fédérateur, organisé par l’équipe de la parfumerie Le Nez insurgé.

Le premier (à ma connaissance) « bras de fer olfactif » avait lieu hier chez Blonde Venus, une sorte de cabaret atypique et fort sympathique situé dans le quartier des Bassins à Bordeaux. Il était organisé par l’équipe de la parfumerie indépendante Le Nez insurgé, qui célébrait par cet événement ses huit ans d’existence. Dorothée Duret, sa fondatrice, m’a expliqué que l’idée lui est venue à la suite de la rencontre avec un client qui, très indécis, avait senti beaucoup de parfums. Ne sachant plus lequel était sur quelle mouillette, il interrogeait son hôte, qui répondait du tac-au-tac, suscitant la surprise du visiteur :  « mais vous les reconnaissez donc tous ?? » Ce petit jeu involontaire a ainsi fait germer l’idée de cette rencontre ludique et festive, rassemblant clients du Nez insurgé, amis venant encourager les participants et professionnels de la parfumerie dont les créations sont vendues dans la boutique (dont Nez !)

Mémoriser et identifier

Mais alors, en quoi consiste un bras de fer olfactif ? C’est très simple, au lieu de mesurer la puissance musculaire de votre biceps avec celle de votre adversaire, vous comparez votre capacité à mémoriser une fragrance et à pouvoir en donner le nom le plus rapidement possible en la sentant.
Les participants, pour la plupart des habitués de la boutique, ont reçu il y a un mois un kit de 24 échantillons soigneusement sélectionnés par la boutique pour s’entraîner, notamment lors d’ateliers organisés au Nez insurgé. Car apprendre à mémoriser des odeurs n’est pas si évident que ça en a l’air. On connaît bien sûr par cœur les parfums que l’on porte, que l’on aime, qui sont marquants olfactivement. Mais comment s’y prend-on pour en retenir 24 en un mois ? Sentir en groupe, en se donnant des « portes d’entrées » peut parfois aider à retenir ce qui constitue la signature reconnaissable d’une composition. Pas forcément en entrant par l’identification d’une matière, mais en écoutant aussi, et surtout, son ressenti, ce qu’il évoque en nous de manière unique et personnelle : ce parfum me rappelle immédiatement ma grand-mère ? Celui-ci sent la pomme de terre ? Bingo !

Affrontements olfactifs

Le jour J, les 32 participants bien entraînés sont enfin prêts à s’affronter, deux par deux, au cours de cinq manches qui aboutiront à une finale désignant un grand vainqueur.
Dorothée explique les règles : une fois tout le monde bien installé à sa table, face à face, avec en guise de mémo sous les yeux un visuel représentant les 24 parfums dessinés (mais sans les noms), les mains bien posées à plat sur la table, elle choisit en cachette une référence qu’elle vaporise sur deux mouillettes, pose celles-ci devant les combattants, et au son de la cloche, ils peuvent enfin mettre la mouillette sous leur nez : le premier qui trouve le nom du parfum remporte la manche !

On a le droit de se tromper bien sûr : dans ce cas, l’adversaire a cinq secondes pour donner une autre réponse et ainsi de suite jusqu’à la victoire. Parfois, c’est fulgurant (on imagine qu’ils l’ont même sans doute reconnu avant de saisir la mouillette !), d’autres fois, c’est moins évident… Et, sachant qu’un parfum peut être représenté plusieurs fois au cours des combats, on ne peut pas fonctionner par élimination !

Au fur et à mesure, les noms des vainqueurs sont inscrits sur un tableau posé sur la scène, et, afin de rendre l’audience elle aussi active, celle-ci est invitée à parier sur les meilleurs participants, à partir des quarts de finale. Les cinq meilleurs parieurs étant récompensés par des bons d’achat de la boutique.

Finale féminine

Une fois toute la série de rencontres terminée, ce sont deux jeunes femmes qui se sont affrontées en finale : Maëlle – particulièrement rapide dans toutes ses épreuves – et Camille – chirurgienne de profession – qui a remporté le tournoi en identifiant en moins d’une seconde le parfum Feu Zinzolin, de la collection Couleurs par Le Nez insurgé, subtilement choisi par Dorothée pour clore les matchs. Fière et galvanisée par la victoire, la gagnante a déclaré s’être intéressée à la parfumerie de niche en entrant un jour dans la boutique, et que cet intérêt n’était pas, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, réservé à une élite de connaisseurs, mais pouvait au contraire être  « pratiquée » et appréciée par tout le monde.

Tout au long de la soirée, les professionnels invités – Véronique Le Bihan d’Atelier Materi, Philippe di Meo de Liquides imaginaires, l’agent Jérôme Hergott, Étienne de Swardt d’État libre d’Orange, Philippe Solas d’Une Nuit nomade, Manon de la chaîne Youtube Ma note de coeur, Cindy de la parfumerie Cdesbrosses Institut, Marie de Parfumerie Basic ou encore les parfumeuses Amélie Bourgeois de Flair et Clémentine Humeau des Olfactines, et bien d’autres – ont pu intervenir pour parler de leurs créations, notamment lorsque les parfums sentis étaient les leurs. On notera par exemple un attrait particulier chez les clients fidèles du Nez insurgé pour Beauté du diable de Liquides imaginaires, qui est d’ailleurs celui qui a été choisi par la gagnante Camille comme trophée de sa victoire !

Les participants sont tous repartis avec divers cadeaux, dont des livres publiés par Nez, et bien sûr un exemplaire de la nouvelle publication gratuite Niche by Nez pour tout le monde !

Culture olfactive pour tous

Cet évènement m’a semblé être une des meilleures preuves qu’avec un peu d’imagination, de l’enthousiasme, une envie de s’amuser et de fédérer, la culture olfactive pouvait être accessible au plus grand nombre, et cela sans se prendre trop au sérieux, avec au contraire beaucoup de légèreté, de rire et de partage. Il rappelle également que les points de vente de la parfumerie indépendante sont des lieux essentiels au rayonnement de cette culture, et doivent permettre, comme le font si bien Dorothée et son équipe, de rassembler, éduquer, fidéliser dans un esprit bienveillant, inclusif et vertueux, et tout cela bien sûr en chair et en os, bien loin de l’agitation souvent stérile et inconsistante des réseaux sociaux et de l’ambiance guindée et snob de beaucoup d’évènements professionnels. J’avais l’impression d’assister à un vrai jeu populaire, à la fois bien organisé et maîtrisé, mais très détendu et fluide dans son déroulement, et dans lequel la mémoire olfactive et l’intérêt pour la parfumerie étaient enfin au centre de tout. Autant vous dire que ça m’a rendue optimiste. Vivement le prochain !

Les Grands entretiens : Honorine Blanc

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYouTube

Il existe autant de façons de composer un parfum qu’il existe de créateurs. Nez vous invite à découvrir leur parcours, leur pratique et leur vision.

Créatrice de parfums pour Firmenich depuis 2005, Honorine Blanc vit et travaille à New York. C’est là qu’elle fait ses premiers pas, formée par Sophia Grojsman. Elle a composé pour le marché européen – Yves Saint Laurent, Valentino, Gucci, Cacharel – et pour de nombreuses marques américaines comme Estée Lauder et Ralph Lauren. Un marché qu’elle affectionne, tout comme celui de la Chine, dont elle suit de très près l’éveil à la parfumerie fine. Tous les deux mois, Honorine Blanc fait escale en France. Lors d’un séjour parisien, nous l’avons rencontrée pour évoquer avec elle son parcours, sa manière de créer et sa vision de l’industrie.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Visuel principal : © Firmenich

Sarah Bernhardt, monstre sacré : conversation entre Jean-Luc Komada et Eugénie Briot

Jean-Luc Komada a consacré son premier roman, La Ménagerie de Sarah Bernhardt, à cette femme libre, extraordinaire, que les conventions sociales n’entravèrent jamais. Spécialiste de l’histoire de la parfumerie au XIXe siècle, Eugénie Briot a rencontré l’auteur pour converser avec lui sur l’univers olfactif de l’actrice. À l’occasion du centenaire de la mort de celle-ci ce dimanche 26 mars 2023, nous vous proposons de redécouvrir cet article issu de Nez, la revue olfactive #04 – Le parfum et l’art.

Quand même ! Sa devise en dit long sur son audace et son opiniâtreté. Comédienne adulée en Europe comme aux États-Unis, femme fantasque éprise de liberté, elle marqua son époque de son talent. De ses débuts à la Comédie-Française en 1862, à l’âge de dix-huit ans, à sa mort en 1923, Sarah Bernhardt a incarné plus de 120 personnages, courtisanes ou reines : Marguerite dans La Dame aux camélias ; Doña Sol dans Hernani ; La Reine dans Ruy Blas… Mais elle fut aussi travestie en homme pour jouer Hamlet, Lorenzaccio ou L’Aiglon. Son propre personnage, porté par ses excentricités et sa liberté de ton, semble avoir été baigné de senteurs riches et multiples. Jean-Luc Komada, petit-fils d’émigrés slaves, a grandi au milieu des parfums cuir de Russie, de thé Prince Igor ou de vodka aux pousses de cassis, joué parmi les citronniers en pots des jardins d’hiver et veillé lors des concerts tsiganes dans des ambiances aux notes d’ambre, de tabac, de rose et de patchouli. Diplômé de l’Essec et de l’école Boulle, il est le fondateur, parallèlement à ses activités professionnelles en entreprise, d’associations de lutte contre l’exclusion, se montrant, comme Sarah Bernhardt en son temps, très impliqué dans la solidarité envers les plus démunis. Dans ce récit épistolaire imaginaire, la peintre Louise Abbéma, proche de Sarah Bernhardt, correspond avec l’acteur Jean Mounet-Sully, ancien amant de La Divine. Leurs échanges racontent de façon originale le personnage singulier, enthousiaste et provocateur qu’elle pouvait être, entourée de sa cour d’amis et d’animaux domestiques.

Eugénie Briot : Je connais Sarah Bernhardt à travers mon intérêt pour ce XIXe siècle qui l’a vue devenir la première star internationale, celle pour qui Jean Cocteau aurait inventé l’expression « monstre sacré ». Comment l’avez-vous rencontrée ?

Jean-Luc Komada : C’était au musée de la Citadelle de Belle-Île-en-Mer. Une guide-conférencière, Nanie Clément, me présenta avec passion Sarah Bernhardt à travers des objets personnels, des sculptures et tableaux réalisés de sa main, quelques documents et des affiches de spectacles. J’avais six ans. Cette première rencontre fut une révélation. Enfant, j’ai ensuite souvent joué dans le fortin de la pointe des Poulains, alors abandonné et délabré, où Sarah Bernhardt avait vécu. Il y régnait une certaine ambiance. Bien que vide, il semblait encore habité. C’est ainsi que j’ai appris à la connaître, à m’imprégner de son univers, à imaginer sa conversation, ses goûts, ses parfums…

E.B. : Si on cherche à imaginer quels parfums elle pouvait porter, il est inévitable qu’elle ait senti, au moment de leur lancement, des créations aussi mythiques que Fougère royale, Jicky, Après L’ondée, L’Origan, Quelques fleurs, Chypre de Coty, et jusqu’au No 5 ! Ces œuvres de parfumeurs très renommés de l’époque n’ont pu échapper à son nez. Elle utilisait sans doute aussi, pour les besoins de sa toilette, les eaux de Cologne dont le XIXe siècle marque l’âge d’or. Mais elle a surtout été le témoin de la révolution esthétique que connaît la parfumerie de cette époque, avec l’entrée en scène de molécules de synthèse aussi extraordinaires que l’héliotropine, la coumarine, la vanilline, le salicylate d’isoamyle, les premiers muscs, les ionones, l’aldéhyde C-12… Toute la parfumerie moderne naît à cette époque. Elle voit l’apparition de nouvelles familles olfactives : les fougères, les orientaux, les chypres. Quel bouleversement ! Quant à dire quels étaient ses parfums préférés, les sources sont rares, malheureusement…

J.-L.K. : Son ami le compositeur Reynaldo Hahn écrivait à son sujet : « Le parfum de Sarah Bernhardt est si pénétrant que lorsqu’elle s’appuie sur votre bras, la manche en reste imprégnée pendant plusieurs jours ». On peut donc l’imaginer porter son choix sur des parfums capiteux. Elle aimait les lys blancs, ceux-là même dont elle est toujours entourée sur les affiches de Mucha, et aussi les camélias, en souvenir de l’héroïne de La Dame aux camélias qu’elle a tant de fois incarnée. Elle adorait porter des fleurs fraîches en petits bouquets accrochés à ses robes, et des violettes cousues à son décolleté.

E.B. : Le XIXe siècle connaît un très vif engouement pour les fleurs, et tout particulièrement la violette, en effet. Pour les femmes fortunées, les fleurs représentent un achat quotidien. À Paris, les marchés aux fleurs sont en plein essor, comme celui du quai Desaix, l’actuel quai de la Corse, ou celui des Halles, et les étals de bouquetières se multiplient également à travers les rues des grandes villes françaises. Elles gagnent l’intérieur des appartements et deviennent un attribut indispensable de la toilette féminine, que l’on soit duchesse ou simple grisette. Les lys sont le plus souvent associés à la pureté et les violettes à la modestie, mais chaque fleur a sa signification, et les marier en bouquets relève d’un art perdu, qui permettait pourtant de transmettre de véritables messages. Sarah Bernhardt maîtrisait certainement à la perfection ce langage des fleurs. Mais à côté de ces fleurs, très présentes, quels autres éléments olfactifs pouvait-on trouver chez elle ?

J.-L.K. : Il faut imaginer son appartement de la rue de Rome comme un bric-à-brac pittoresque et hétéroclite. Le sol était revêtu de tapis d’Orient, de fourrures aux odeurs puissantes d’ours blanc et d’ocelot sur lesquelles vivaient et batifolaient oiseaux, fauves, chiens et chats aux noms charmants et fantaisistes. Entre 1894 et1922, Sarah Bernhardt passe ses vacances d’été à la pointe des Poulains, à Belle-Île-en-Mer. Photographiée dans sa chambre, elle apparaît au milieu d’une profusion de bibelots, d’objets d’art, de tentures, de tapis, un chien à ses pieds, sous une cascade de fleurs. On peut imaginer un environnement olfactif très marqué, où se mêlent odeurs de fleurs, effluves d’animaux… qu’elle couvrait de senteurs elles-mêmes puissantes. L’écrivain Jules Renard en témoigne : « Non seulement le salon et les autres pièces embaumaient du parfum de ces bouquets souvent composés de lys ou de camélias, mais ils s’imprégnaient des essences tenaces et fortes à base d’ambre et de jasmin que répandait l’actrice, secouant à même les rideaux et les coussins le contenu des flacons. »

E.B. : Les arts décoratifs de la fin du XIXe siècle vont dans le sens d’une grande profusion, d’une décoration très chargée où des dizaines de petits objets se côtoient dans un cadre où le textile tient une grande part (tapis, tentures, nappes, meubles capitonnés). On peut en effet imaginer une atmosphère très dense, d’où il ne devait pas être facile de chasser l’odeur de poussière et de déjections animales, forcément attachée à tous ces éléments de textile.

J.-L.K. : Il ne faut pas oublier que Sarah Bernhardt était entourée d’une impressionnante ménagerie ! Chez elle, le puma côtoie le singe ou le perroquet, le guépard voisine avec de multiples chiens, les tortues, le boa, le caméléon, et de nombreux volatiles. Tous ces animaux imprègnent l’environnement de leurs odeurs de fauves, odeurs tenaces se mêlant à celles des fleurs, des textiles et des parfums qu’elle aime. Mais ce cadre olfactif domestique se surimpose finalement à un environnement naturel aux odeurs elles aussi très puissantes. Pour chercher l’inspiration ou exercer la puissance de sa voix, Sarah Bernhardt aimait, lorsqu’elle vivait dans son fortin à Belle-Île-en-Mer, se rendre à son promontoire face à la mer, pour déclamer les vers de son ami Victor Hugo. Pour rejoindre la falaise, elle traversait son jardin planté de tamaris, la lande embaumée d’ajoncs et de genêts. Elle humait à pleins poumons les immortelles de la Côte Sauvage mêlées à la fraîcheur saline des embruns. Peut-être l’odeur des caramels au beurre salé se mêlait-elle à la chaleur épicée des petites  fleurs jaunes et à l’harmonie douce-amère de violettes et de gentiane. Elle baignait dans un univers olfactif très dense et très saturé, à son image. Cette évocation olfactive a d’ailleurs donné lieu à une composition imaginée par le parfumeur Alexis Dadier.

E.B. : Cette personnalité forte, étroitement liée par son métier à l’univers des cosmétiques, a su attirer l’attention des marques.au point qu’on a souvent fait d’elle la première égérie moderne de la publicité.

J.-L.K. : C’était une femme de spectacle dont la notoriété était inégalée, tant en Europe qu’aux États-Unis. Les marques ont joué de son aura. Le fait qu’elle ait été si souvent représentée en tant que comédienne, en particulier par Mucha, pour les besoins des affiches de ses spectacles, fait de son visage une icône divinisée par la gloire. Dans les années 1890, elle incarne la poudre de riz La Diaphane, de la parfumerie Mazuyer & Cie, dont les aches publicitaires sont l’œuvre de Chéret. L’étroitesse et l’évidence du lien qui est tissé entre son personnage et le produit fait d’elle la première égérie, celle qui ouvre la voie à l’utilisation de l’image des actrices pour promouvoir les marques à l’international, et bâtir les piliers fondateurs de ces filières industrielles.

Affiche La diaphane, poudre de riz Sarah Bernhardt, Jules Chéret
Source : Gallica.bnf.fr

E.B. : C’est un rôle qui, depuis toujours, était plutôt réservé aux souverains et souveraines, en effet. Et lorsque Guerlain formule son Eau de Cologne impériale (1853), à l’occasion du mariage d’Eugénie de Montijo et de Napoléon III, le parfumeur recherche certes une caution aristocratique pour son produit, mais il prend le soin de le présenter sous la forme d’un hommage à la nouvelle impératrice. Faire jouer ce rôle à une comédienne marque un changement de perspective très important et ouvre une voie promise à un long avenir. Sans que Sarah Bernhardt ne soit officiellement leur égérie, d’ailleurs, certaines marques semblent construire la publicité de leurs produits autour de visages de femmes qui évoquent le sien : les cheveux roux, bouclés, en faisant au besoin appel à Mucha lui-même pour les dessiner. L’exemple du lance-parfum Rodo est significatif : la femme représentée n’est pas Sarah Bernhardt, mais elle lui ressemble, et la marque se plaît à jouer l’ambiguïté, ce qui en dit long sur l’efficacité de l’utilisation de son image.

J.-L.K. : Son aura est immense et semble tout éclipser autour d’elle. La parfumerie Mazuyer & Cie deviendra d’ailleurs quelques années plus tard la Parfumerie Diaphane, la marque du produit devenant la marque de la parfumerie elle-même, et la poudre sera totalement associée à son égérie, en étant appelée très souvent « la poudre Sarah Bernhardt ». Cette femme a joué un rôle que l’on a sans doute du mal à imaginer aujourd’hui : celui d’un mythe, au-dessus des modes et des tendances. Elle était une artiste unique, au rayonnement rare, dont la postérité marquera plusieurs générations dans les milieux artistiques, politiques et socioculturels.

La Ménagerie de Sarah Bernhardt par Jean-Luc Komada, éd. Publishroom, 2016, 21 €.

Vous pouvez actuellement sentir un interprétation du parfum que Jacques Guerlain a créé en hommage à Sarah Bernhardt en 1900, Voilà pourquoi j’aimais Rosine, dans l’exposition « Eternel Mucha », au Grand Palais immersif à Paris jusqu’au 5 novembre 2023. Cette réécriture est signée Marie-Caroline Symard, de TechnicoFlor. Vous pourrez également y voir les nombreuses affiches où l’artiste représente l’actrice.

Visuel principal : Photographie de Sarah Bernhardt par Sarony Napoleon, 1891, Theatrical Cabinet Photographs of Women (TCS 2), Harvard Theatre Collection, Harvard University. Source : Wikimedia commons

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #04 – Le parfum et l’art.

Aayush Tekriwal, CEO et directeur du développement de Van Aroma : « Notre production est très représentative des richesses locales »

Fondée en 2006, Van Aroma s’est spécialisée dans les matières premières indonésiennes, à destination de l’industrie alimentaire comme de la parfumerie. Aayush Tekriwal, CEO et Directeur du développement de l’entreprise, fils de l’un de ses fondateurs, revient sur son histoire, son évolution et ses ambitions

En quoi l’Indonésie est-elle un centre important pour le commerce des matières naturelles ?
Le pays exporte depuis longtemps des herbes et des épices. Clou de girofle, noix de muscade, noix de bétel, gingembre, curcuma, piment : tous ont été utilisés dans diverses industries, sous forme de condiments, d’huiles et de résines. Jusqu’à la fin des années 1970, ce commerce n’était pas réglementé et était même entouré d’un halo de secret : rien ne filtrait sur la production d’huiles essentielles, les chaînes d’approvisionnement et les parties prenantes. La spéculation et les arrangements sur les prix étaient monnaie courante. Un incident a tout changé en 1976 : un client occidental a payé une somme importante pour un conteneur d’huile de patchouli en provenance d’Indonésie, pour finalement ne recevoir que des fûts remplis d’eau. Ce scandale a entraîné la création de la Fédération internationale du commerce des huiles essentielles et des arômes (IFEAT), marquant un tournant important dans l’industrie. 

Quand l’aventure a-t-elle commencé pour Van Aroma ?
Mon père fut l’un des principaux fondateurs de l’entreprise en 2006. Avec ses deux associés, il exportait principalement des épices brutes. Il a ensuite voulu se lancer dans le commerce des huiles essentielles parce qu’il était fasciné par l’industrie des parfums. À l’époque on avait grand besoin de producteurs fiables et transparents s’engageant à assurer une traçabilité totale. Il a réussi à se forger une bonne réputation dans ce secteur en commençant avec une seule huile essentielle : l’huile de noix de muscade. Van Aroma était reconnu pour cela, car nous étions l’un des principaux fournisseurs d’entreprises telles que Pepsi et Coca-Cola. À partir de là, de nouveaux clients ont voulu travailler avec nous et nous avons développé d’autres productions. Aujourd’hui, nos activités se développent en Europe, Amérique et Amérique latine.

Quelle est aujourd’hui l’étendue de votre catalogue ?
Nous travaillons plus de 120 plantes, mais 85 à 90 % de notre chiffre d’affaires se fait sur six d’entre elles : le clou de girofle, la noix de muscade, la citronnelle, le vétiver, le cacao, et aujourd’hui nous sommes connus pour être le leader de la production d’huile essentielle de patchouli car nous fournissons plus de 65 % du volume mondial depuis 2012. Nous avons également étendu notre expertise à tous les produits naturels d’Indonésie, qu’il s’agisse du kananga, du curcuma, du gingembre, du poivre noir, ainsi que d’extraits et dérivés d’huiles essentielles tels que les dérivés d’eugénol. Nous sommes aujourd’hui arrivés à une production très représentative des richesses locales !

Vous voulez dire que votre rôle n’est plus celui d’intermédiaire ?
Exactement, 100 % de ce que nous vendons est produit ou transformé par Van Aroma. Même si nous travaillons avec des milliers d’agriculteurs et de distillateurs, tout est traité ou homogénéisé avant d’arriver chez les clients. Nous pouvons donc garantir une qualité et un prix constants, car nous procédons nous-mêmes à la standardisation. Nos clients recherchent une grande régularité dans la qualité d’une commande à une autre, et nous pouvons offrir cela pour toute notre gamme de 120 plantes, y compris les plus rares.

Comment y parvenez-vous ?
Notre entreprise n’emploie que deux ou trois vendeurs, alors que nous disposons d’une équipe de 25 à 30 professionnels de l’achat qui interagissent quotidiennement avec les agriculteurs et les distillateurs dans toutes les îles d’Indonésie. Nous nous adaptons à chaque client, avec ses besoins propres, ce qui constitue un vrai défi dans la mesure où nous travaillons dans des secteurs très vastes. Un client de l’industrie des arômes et des parfums a forcément des exigences différentes de celles d’un client de l’industrie des savons, des bougies ou même de l’industrie pharmaceutique. 

Cette approche différencie Van Aroma des autres producteurs locaux. En donnant la priorité aux besoins des clients et en maintenant un engagement fort auprès des fournisseurs, nous garantissons une chaîne d’approvisionnement cohérente, offrant aux clients l’assurance qu’ils recherchent.

Comment abordez-vous le monde des parfums et comment travaillez-vous avec les parfumeurs ?
De nombreux producteurs négligent l’importance de la créativité. Nous nous efforçons au contraire d’entrer en contact avec les parfumeurs et les formulateurs afin de comprendre les briefs qu’ils reçoivent et les ingrédients spécifiques qu’ils recherchent. Notre croissance à long terme en dépend. Nous consacrons beaucoup de temps à l’élaboration de mélanges ou de fractions uniques de matières premières, en utilisant des techniques telles que la distillation moléculaire et en donnant la priorité aux produits sans allergènes. Des efforts considérables en matière de recherche et de développement sont consacrés à la découverte de nouvelles molécules ou d’extraits de produits existants. Nous distribuons des échantillons aux créateurs dans le monde entier, afin qu’ils expérimentent et qu’ils puissent nous faire part de leurs commentaires ou des changements qu’ils aimeraient sentir. Il s’agit d’un travail particulièrement collaboratif. Les parfumeurs ont de plus en plus besoin de pouvoir créer quelque chose d’unique, c’est pourquoi nous travaillons avec les maisons de composition pour produire des ingrédients complexes qui peuvent parfois être exclusifs. Cela permet de différencier les parfums, mais aussi d’en améliorer l’attrait, parfois même de manière plus subtile qu’un travail de formulation complexe.

Quelles sont les plantes les plus difficiles à travailler ? 
Je dirais que pour nous c’est le patchouli. Cette complexité provient de plusieurs facteurs. Le premier problème est l’identification des adultérants ou des contaminants. Comme le paysage réglementaire évolue très rapidement dans notre secteur, l’accent est mis sur les adultérants qui peuvent être nocifs pour la consommation humaine, tels que les phtalates, le DEP, le DEHP ou le DBP, ainsi que les glycols. Ces substances sont difficiles à identifier. Nous développons des méthodes d’analyse qui rendent pratiquement impossible l’entrée d’un produit contaminé. 

L’huile de patchouli elle-même est assez complexe. Lorsqu’elle est fraîche, elle n’est pas très agréable à sentir. Il faut la stocker et la faire vieillir correctement pour qu’elle développe son arôme. La réglementation nous oblige à indiquer une date de péremption, mais elle n’en a pas vraiment. L’huile de patchouli est comme le vin, elle se bonifie au fil des ans. Nous avons donc mené des recherches approfondies pour comprendre le processus de vieillissement du patchouli, et nous explorons les méthodes permettant de le faire mûrir rapidement. Mais le vétiver, le cacao et la noix de muscade présentent aussi des particularités qui demandent une grande expertise.

Compte tenu de la diversité culturelle de vos clients, constatez-vous des différences de goût d’un pays à l’autre ? 
Oui, absolument, certaines demandes sont propres à des régions identifiées. En Inde, par exemple, il existe un énorme marché pour des ingrédients tels que le baume gurjun et le benjoin, ce dernier n’étant pas seulement utilisé dans les parfums, mais aussi dans le tabac à chiquer. L’huile de noix de muscade est un cas à part : elle est utilisée en petites quantités dans les parfums, mais les plus gros utilisateurs sont les fabricants de soda. En ce qui concerne le patchouli, au Moyen-Orient et en Europe occidentale, on préfère la fraction de cœur à l’huile ordinaire, car elle incarne les notes clés du produit et se mêle bien aux formules. 

Cela dit, malgré ces goûts régionaux, les particularités que nous avons observées se réduisent d’année en année. Les ingrédients de parfumerie sont de plus en plus globalisés, les produits les plus vendus dans l’industrie de la parfumerie sont distribués dans le monde entier. Par conséquent, les exigences distinctes des différents marchés diminuent au fil du temps. 

Aujourd’hui, les clients sont de plus en plus préoccupés par la durabilité et le changement climatique, quelle est votre position sur le sujet ?
Cela fait longtemps que nous sommes engagés en faveur d’un commerce et d’une industrie durables, ce changement de paradigme est donc bienvenu. Le climat était beaucoup plus stable il y a quelques décennies. Aujourd’hui il est de plus en plus difficile de déterminer avec précision le moment d’une plantation ou un cycle de récolte. La prévisibilité de la chaîne d’approvisionnement s’est considérablement réduite. Cela a un impact sur les prix et amplifie la préoccupation pour le réchauffement climatique. Mais nous devons faire les choses bien. Certaines entreprises se laissent aller au greenwashing, et affichent des certifications de durabilité sur les réseaux sociaux tout en achetant de gros volumes de produits non certifiés et bon marché, sans se soucier de l’environnement ou des consommateurs. De notre côté, nous ne croyons pas en un capitalisme non durable et investissons beaucoup de temps, d’efforts et de ressources dans de véritables initiatives de développement durable.

Van Aroma est donc membre à part entière de l’UEBT (Union for Ethical Biotrade), nous sommes aussi inscrits sur SEDEX (Supplier Ethical Data Exchange), un système de reporting qui garantit notre transparence, et nous avons reçu le prix EcoVadis d’argent pour nos efforts en matière de développement durable en 2023. Par souci de transparence toujours, nous déclarons notre empreinte carbone sur CDP, le Carbon Disclosure Project, un projet de déclaration publique des émissions de gaz à effet de serre. Cependant, cocher des cases ne suffit pas, c’est pourquoi nous nous efforçons de rendre la pareille aux communautés à la source de nos chaînes d’approvisionnement en patchouli et en clous de girofle. En tant que leaders dans ces domaines, nous avons développé des initiatives qui fournissent des semis, de l’éducation, et diffusent le savoir-faire agricole à travers des collaborations avec Symrise et DSM-Firmenich, ainsi que par le biais de deux chaînes YouTube : Nilampedia, une encyclopédie du patchouli, et Cengkehpedia, une encyclopédie du clou de girofle. Ces plateformes abordent différents sujets, notamment les défis auxquels sont confrontés les agriculteurs et les distillateurs, et proposent des solutions pour l’élimination des pesticides et des produits agrochimiques, ainsi que l’éducation à la gestion financière de base. Ces initiatives, qui ont vu le jour pendant la pandémie de COVID-19, lorsqu’il n’était pas possible d’organiser des formations en personne, ont prospéré depuis lors, avec succès.

Quel est le prochain défi pour Van Aroma ? 
Nous souhaitons continuer à développer notre offre pour qu’elle soit la plus complète possible en ce qui concerne les produits indonésiens. Nous voulons être la référence incontournable pour les produits naturels et biodérivés locaux. Dans un premier temps nous nous étions concentrés sur l’industrie des arômes et parfums, mais nous avons su entamer une diversification qui nous permet de nous intéresser maintenant au caoutchouc, aux matières entrant dans la composition des textiles, etc.

Historiquement, les économies moins développées ont plutôt été des sources de matières premières et les économies développées ont produit les dérivés, les extraits, les produits raffinés. L’Indonésie étant une économie en plein développement, nous nous concentrons sur ces opérations d’extraction des produits naturels sur les lieux mêmes de leur production. Nous voulons apporter ici les procédés du monde entier, mais aussi développer de nouvelles technologies. Notre idée est de développer de nouveaux produits dérivés en Indonésie et d’en faire un symbole d’innovation à long terme.

Rae Ninta, directrice marketing chez Iberchem : « En Indonésie, le marché du parfum est assez segmenté »

Société de composition née à Murcia (Espagne) en 1985, Iberchem a peu à peu développé son ancrage à l’international. Parmi les régions qui l’ont accueillie figure l’Indonésie, où l’entreprise est présente depuis plus de vingt ans. Elle a ainsi acquis une expertise sur ce marché, modelé par les traditions culturelles du pays. Dion Chandra, directeur des ventes Indonésie, et Rae Ninta, directrice marketing, reviennent sur ses spécificités.

Comment présenter Iberchem en quelques mots ? 

Dion Chandra : Iberchem est une maison de composition globale qui fait désormais partie du groupe anglais Croda International, un producteur de matières premières. Nous sommes présents en Indonésie depuis vingt ans, notre premier bureau ici a ouvert à Jakarta en 2002 et nous n’avons pas cessé de grandir depuis. Nous avons d’ailleurs récemment modernisé nos installations pour accueillir plus de techniciens et de spécialistes de l’industrie, y compris un parfumeur expert sur le marché local. Nous pouvons ainsi mieux comprendre  l’évolution des tendances, améliorer la qualité de nos créations et mieux répondre aux besoins spécifiques de nos clients et partenaires.

Quelles sont les spécificités de la culture olfactive indonésienne ? 

Rae Ninta : Le marché du parfum est assez segmenté, il existe une multitude de marques en Indonésie. Beaucoup ne sont pas particulièrement importantes mais ont une valeur sentimentale aux yeux des consommateurs. Chacun a sa propre référence, pour les parfums haut de gamme comme pour les produits pour le quotidien. Dans l’ensemble, on peut noter une préférence pour les notes florales et fruitées comme la pomme, le melon et le fruit de la passion, qui sont aujourd’hui des senteurs assez courantes dans les produits capillaires et corporels. Sur le plan des émotions et du souvenir, un produit est omniprésent dans notre culture : l’huile Telon. Il s’agit d’un mélange traditionnel d’huiles de cajeput, de fenouil, de noix de coco et parfois d’autres ingrédients. L’odeur du cajeput ressemble à celle de l’eucalyptus. Pratiquement tout le monde a utilisé cette huile dans son enfance, et continue même à l’âge adulte. Elle est particulièrement prisée lorsque l’on sent que l’on tombe malade ou quand le temps est très frais. On peut s’en frotter le corps pour se réchauffer, elle stimule les vaisseaux sanguins. Elle nous rappelle ainsi les soins que nos mères avaient pour nous : pour beaucoup c’est un souvenir très fort, et ce parfum distinctif nous procure un sentiment de calme. La plupart des magasins et supermarchés continuent à vendre de l’huile Telon, c’est un produit encore très populaire ! 

Quelles sont les matières endémiques qui influencent particulièrement les goûts locaux ? 

Dion Chandra : Le thé est très populaire dans les produits capillaires et d’hygiène personnelle. Les Indonésiens adorent son odeur, qu’il soit noir, vert ou au jasmin. De nombreuses plantations dans le pays produisent ces différentes déclinaisons… c’est donc une culture essentielle. L’odeur du patchouli, au contraire, n’est pas particulièrement appréciée ici. Souvent diffusée dans les espaces publics ou privés pour ses propriétés médicinales et insectifuges, elle occupe certes une place de choix dans notre patrimoine culturel, mais davantage comme produit fonctionnel. Bien que cette plante occupe une place dans notre patrimoine culturel, elle est davantage connue comme produit fonctionnel. Par conséquent, lorsque les parfumeurs l’utilisent c’est plutôt à petite dose.  

Quelle est l’influence de la religion musulmane sur la culture olfactive en Indonésie ? Est-il possible pour vous de fabriquer des parfums halal ? 

Dion Chandra : L’Indonésie abrite la plus grande population musulmane du monde, c’est pourquoi la plupart de nos parfums et de nos innovations se doivent d’être halal. Il est impératif que nos consommateurs puissent utiliser nos produits en toute confiance et sans hésitation. Deux facteurs clés contribuent à cela : les garanties affichées sur les flacons et l’attrait des senteurs, qui doivent plaire au public visé. Les parfums ont une place particulière dans la religion musulmane, et si elle interdit la consommation d’alcool, son utilisation dans les parfums n’est pas prohibée. Ainsi, la majorité des parfums peuvent être considérés comme halal, à condition que leur production n’utilise pas de matières dérivées du porc. Pour lever toute ambiguïté, nos parfums n’utilisent pas de matières premières animales. Nous les remplaçons  par des ingrédients synthétiques de première qualité.

Rae Ninta : Les profils olfactifs les plus populaires sont généralement l’oud et l’ambre, bien qu’aujourd’hui les parfums halal qui se vendent le mieux  sur le marché soient fruités, floraux, sucrés et musqués. La culture olfactive musulmane est en fait très large !

Comment les traditions indonésiennes vous inspirent-elles ? 

Rae Ninta : Il y a beaucoup d’îles et de tribus en Indonésie, chacune possédant une culture olfactive unique et une relation spéciale avec les senteurs. Synthétiser ces richesses s’avère difficile. Chaque fois que la question se pose, nous sélectionnons des notes olfactives qui symbolisent l’essence du pays. Le thé et le jasmin sont utilisés dans tout le pays et constituent donc souvent un bon point de départ. Le jasmin blanc, ou melati putih, est l’une de nos fleurs nationales. En outre, nous allons régulièrement chercher de l’inspiration dans la danse traditionnelle balinaise connue sous le nom de « Bali Kecak » (prononcé « Ketchak »). Plusieurs de nos créations sont réalisées à partir d’odeurs de fleurs originaires de Bali, notamment la fleur de frangipanier qui est couramment utilisée dans les danses et rituels. 

Nous nous efforçons aussi continuellement de présenter de nouveaux profils olfactifs à notre public, en particulier à la génération Z, qui a une préférence pour les produits uniques et culturellement significatifs. Cette quête d’innovation nous amène à adopter des approches plus originales, qui enrichissent encore nos offres de fragrances.

Quel regard portent les Indonésiens sur les parfumeries du reste du monde ?

Dion Chandra : Nous sommes toujours attentifs aux nouvelles tendances qui viennent de l’étranger. Nous aimons découvrir de nouveaux mélanges, et notre intérêt s’étend aux pays asiatiques tels que le Japon et la Corée, qui possèdent tous des profils olfactifs distincts. Nous nous inspirons de ces régions en incorporant leurs senteurs dans nos créations. 

Rae Ninta : La culture japonaise est très présente en Indonésie, une partie de notre travail s’en inspire, car elle utilise beaucoup de jasmin, mais aussi de l’encens, en particulier à des fins religieuses, comme lors des mariages. Les Indonésiens achètent également des parfums occidentaux, car les marques internationales sont bien implantées dans le pays. Comme ils aiment particulièrement les notes florales, fruitées et marines, ils ont cependant des préférences parmi l’offre de ces marques. Tous les parfums européens ne rencontrent pas le même succès sur ce marché.

Dion Chandra : Les parfums ambrés et aromatiques sont moins populaires. Ils sont considérés comme des produits de niche et sont plus difficiles à vendre. On les réserve généralement à des occasions spécifiques, aux soirées, en préférant un parfum différent pour la journée. Le climat chaud et tropical participe à ces habitudes, car il favorise l’évolution des parfums d’une manière unique. Dans notre pays nous avons seulement deux saisons – la saison des pluies et la saison sèche – et pas d’hiver, ce qui influence le choix des parfums.

À quel public s’adressent les créations Iberchem ? Comment le marché est-il structuré en Indonésie ?

Dion Chandra : Nous nous efforçons d’atteindre le public le plus large possible. L’Indonésie compte près de 300 millions d’habitants, c’est donc un marché très vaste offrant beaucoup d’opportunités. La majorité de nos clients sont des entreprises locales indonésiennes qui vendent des parfums, des produits d’entretien, des produits capillaires et des produits de soins pour le corps. Notre intérêt va donc au-delà des parfums et touche tous les produits utilisant des fragrances. Notre gamme comprend à la fois des produits de masse et des produits de niche. Nous avons des parfums pour tous les budgets et nous nous efforçons d’offrir la meilleure qualité pour chaque catégorie de prix.

Rae Ninta : En ce moment nous ciblons particulièrement la génération Z et les milléniaux, ce qui nous amène à nous intéresser de près aux parfums unisexes. C’est une chose que nous observons : maintenant la tendance est au choix d’un parfum qu’on aime au-delà de la communication qui l’accompagne, qu’il ait été conçu pour les femmes ou pour les hommes. La présentation de parfums unisexes à des personnes habituées à des rayons distincts pour les hommes et les femmes n’est pas toujours aisée, mais nous explorons activement les moyens d’attirer davantage l’attention sur ces fragrances !

Quels sont les prochains défis pour Iberchem en Indonésie ? 

Dion Chandra : Chez Iberchem, nous vendons des parfums et notre nouveau partenariat avec Croda, qui fabrique des matières premières, nous permet d’envisager de nouvelles synergies internationales, car nous sommes devenus un groupe beaucoup plus grand. Nous nous sommes également engagés à améliorer la durabilité dans nos opérations et nos pratiques quotidiennes. Nous nous concentrons en particulier sur le développement de parfums biodégradables, ce qui impose de disposer aussi de matières premières qui présentent cette même caractéristique. C’est un défi, car les préoccupations environnementales n’ont pas la même résonance ici qu’en Europe à l’heure actuelle. Néanmoins, nous sommes déterminés à aborder ces questions et à promouvoir des pratiques durables au sein de notre industrie.

Visuel principal : ©

Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. C’est aujourd’hui au tour de Camille Goutal de prendre la plume pour nous parler du chef-d’œuvre d’Edmond Roudnitska.

Si mon premier souvenir olfactif est l’odeur de la violette, mon premier souvenir de parfum est Femme de Rochas. À l’époque, je ne savais évidemment pas qu’il s’agissait de lui : j’avais trois ans, je m’étais brûlé la main, on m’avait emmenée à l’hôpital. L’infirmière qui m’avait fait le pansement portait une fragrance que je trouvais complètement incroyable, et qui, mélangée à l’odeur d’éther, m’avait totalement fascinée. Cette femme dégageait une gentillesse mais aussi une force qui me rassuraient beaucoup. Le temps est passé. Et puis, je ne sais plus exactement à quel âge – je devais être adolescente – j’ai mis le nez sur une mouillette : flashback. Le souvenir, l’infirmière et sa force pleine de douceur, m’est revenu immédiatement, comme gravé au fer rouge dans ma mémoire.

Ce parfum m’évoque quelque chose de très fort : à la fois une époque, mais aussi tout ce qu’est la féminité jusque dans son mystère. D’ailleurs, c’est assez marrant, j’ai des amis qui en sont dingues, mais ceux qui ne l’aiment pas sont les mêmes qui ont du mal à accepter les femmes à la féminité très assumée. Cela vient aussi de sa construction : même si la formule est complexe, il est plus monolithique que d’autres parfums, avec très peu de notes de tête – mais tellement bien équilibré qu’il me semble impossible de deviner ce qu’il y a dedans si l’on est pas parfumeur. C’est d’ailleurs assez dur de le décrire ! Il est rond, grâce au jasmin et à l’ylang-ylang, et en même temps un peu poudré, avec probablement des méthyl-ionones. Il y a de la rose, mais on ne la sent pas vraiment en tant que telle ; des facettes plus chaudes – de la coumarine ou de la fève tonka ? – ; de la mousse de chêne – aujourd’hui peut-être de l’evernyl – qui apporte ce côté boisé mystérieux ; le cumin pour l’aspect animal ; et puis le fond enveloppant, vanillé, avec sans doute un peu d’héliotropine, d’isobutyle quinoléine, de styrax… On évoque souvent la pêche, avec l’aldéhyde C-14, mais moi je ne la sens pas : le fruité, qui rappelle la prune, est plus liquoreux que juteux. C’est en tout cas un sublime équilibre entre des notes florales et un fond chaud élégamment animal.

En grandissant, je me suis tournée vers la photographie, à laquelle j’ai été formée. Lorsque je sens Femme, au-delà d’une odeur, ce sont des images qui me viennent à l’esprit : celles du glamour hollywoodien, du noir et blanc, et surtout – je l’ai réalisé plus tard –  des photographies comme celles de Richard Avedon, Peter Lindbergh ou Paolo Roversi, qui ont mis en lumière les femmes dans ce qu’elles ont de plus beau, sans aucune vulgarité. C’est ainsi qu’il est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi de manière très visuelle, photographique. Quand j’ai souhaité, avec Mon parfum chéri [de Goutal, aujourd’hui arrêté], composer une fragrance en hommage à ma mère, elle-même magnifique et qui me faisait penser à toutes ces stars hollywoodiennes des années 1950 – 1960, j’avais en tête cette célèbre photo de Richard Avedon montrant le mannequin Dovima avec des éléphants[1] Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site, très osée pour l’époque (1955) et pourtant infiniment élégante. Sa posture, avec la main surélevée ; sa robe, simple et pourtant sublime. C’est une photographie que j’associe à Femme, que j’avais évidemment à l’esprit. Je ne voulais bien sûr pas « faire le même » – je n’aurais de toute façon jamais pu. J’ai beaucoup plus dosé le patchouli ; il est plus abrupt. Mais j’ai voulu réinterpréter ce côté mystérieux : j’ai mis du prunol, l’une des bases-clef qu’Edmond Roudnitska avait également créée, et du cumin, une autre facette importante de Femme que l’on devine sans le sentir vraiment et qui peut faire sale, avoir un côté transpiration s’il est mal dosé. J’ai aussi repris ce cumin dans Songes, qui contient ainsi comme un bout de ce parfum initiatique, pour évoquer tout le mystère, à la fois animal, chaud, épicé.

Mais c’est son fond qui, certainement, me fascine le plus. Récemment, j’ai croisé une amie qui portait une vieille formule de Diorella, où j’ai retrouvé ce même fond qui me rend folle, et que je sens aussi dans Mitsouko. Il m’obsède, c’est presque une frustration pour moi : j’aimerais arriver à le capter seul, en faire un headspace, et le mettre dans d’autres parfums. Une quête probablement sans fin…

Camille Goutal, le 27 janvier 2023.

Visuel principal: © Elodie Daguin

______
DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 Dovima et les éléphants, visible par exemple sur ce site

Smell Talks Osmothèque : Érika Wicky – L’atelier du peintre : odeurs, parfums et inspiration

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.

Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Érika Wicky, docteure en histoire de l’art, chercheuse à l’European University Institute et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Sa conférence ayant pour thème « L’atelier du peintre : odeurs, parfums et inspiration » nous guide dans une plongée olfactive entre pinceaux et toiles.

Photo : Aïcha Salmon.

Une odeur à soi : sillages féminins dans l’art

Avec le développement de l'usage des odeurs comme médium même de la création, les artistes d'aujourd'hui non seulement affirment nouvellement la présence et la puissance du corps féminin par le biais de ses émanations, mais questionnent également les injonctions et codes olfactifs genrés nés avec la modernité.

Ce contenu est accessible aux Membres

Déjà membre ? Connectez-vous ici

Smell Talks Osmothèque : Chantal Jaquet – Une mémoire en trompe-nez, Proust et l’odeur de pétrole

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Le 18 juin 2022, à la Fondation Dosne-Thiers de Paris, s’est tenue la première journée de rencontres organisée par le comité scientifique de l’Osmothèque, sur le thème « Mémoire et parfum ». En collaboration avec ce conservatoire international des parfums situé à Versailles, Nez vous propose de redécouvrir plusieurs de ces interventions.


Pour ce nouvel épisode, nous écoutons Chantal Jaquet, philosophe, professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du comité scientifique de l’Osmothèque. Spécialiste de l’olfaction, elle a notamment écrit La Philosophie de l’odorat (Presses universitaires de France, 2010) et Philosophie du kôdô : l’esthétique japonaise des fragrances (Vrin, 2018).

Sa conférence ayant pour titre « Une mémoire en trompe-nez, Proust et l’odeur de pétrole » nous parle de la puissance évocatrice de l’olfaction chez l’auteur d’À la recherche du temps perdu.

Ça sent la barbaque !

Fumet appétissant ou effluves dérangeants : comme la chair animale elle-même, son odeur suscite le désir aussi bien que le dégoût. À l’occasion de la Journée internationale sans viande ce lundi 20 mars 2023, nous vous proposons, à défaut d’en consommer, d’en humer les exhalaisons à travers cet article de Guillaume Tesson, originellement publié dans Nez, la revue olfactive #07 – Sens animal.

Sous-sol du magasin Lafayette Gourmet, à quelques mètres de l’Opéra de Paris. La boucherie-restaurant d’Yves-Marie Le Bourdonnec, avec son alignement de trains de côtes de bœuf, de joues, de T-bones et de rumstecks, c’est d’abord cinquante nuances de rouge. Très vite, le lieu se démarque aussi par l’odeur qui en émane. Difficile à définir, elle évoque un mélange corsé de foin et de fauve. Et les étals de charcuterie et de fromage alentour n’y sont pour rien. « Ce que vous sentez, c’est la viande maturée », sourit Le Bourdonnec, l’un des bouchers les plus médiatiques de France – et le plus cher. Sa côte de bœuf Salangus de chez l’éleveur Samuel Fouillard, maturée quatre-vingt-dix jours, est affichée à 150 euros le kilo. La wagyu « The Big Boy » s’envole à 240 euros.
L’artisan nous a donné rendez-vous un vendredi à 13 heures, pour le déjeuner. Lorsque la planche de charcuterie de bœuf arrive, mes narines sont soudain saturées par le puissant bouquet d’étable provenant du salaté, une spécialité de macreuse frottée à l’ail et couverte de sel, puis placée dans un sarcophage d’herbes. Les papilles confirment, en écho, ce côté « écurie » : c’est gras, fort, presque dérangeant mais étrangement addictif. Sur le même registre, l’entre côte grillée exhale des accents de foin et de thym. Le goût, prononcé, rustique, révèle des notes de noisette et presque de… fromage. « C’est une pièce maturée soixante jours, explique notre boucher. À titre de comparaison, la viande de supermarché est vendue au bout de dix jours, tout au plus. La maturation accentue les arômes et apporte de la tendreté. Elle se pratique uniquement sur les carcasses les plus grasses. Toutes les races ne sont pas éligibles. »
Suspendus en chambre froide, ces grands morceaux de bœuf appelés aloyaux – constitués de la partie lombaire de la bête, entre la dernière côte et le sacrum, et compre nant les parties les plus nobles comme le filet, le fauxfilet et le rumsteck – s’affinent dans une atmosphère ventilée à l’hygrométrie très surveillée. La structure des muscles se modifie sous l’effet des enzymes ; les tissus perdent beaucoup d’eau, jusqu’à 50 %.

Thym et foin

Pour Jean-Martial Lefranc, rédacteur en chef du magazine Beef !, qui a classé l’une des pièces travaillées par Le Bourdonnec parmi les « dix meilleurs steaks du monde », « la maturation est une esthétique qu’on peut comparer à l’affinage des fromages ou au vieillissement du vin. Ce n’est ni meilleur ni moins bon, c’est avant tout intéressant. Et cela nous ramène à notre rapport aux bactéries et à la fermentation. Le retour à ces pratiques est aujourd’hui fondamental dans la recherche de nouveaux goûts. Et l’odeur fait partie de la dégustation ».
Chez Yves-Marie Le Bourdonnec, la catégorie Classique intègre des viandes maturées soixante jours et la Premium jusqu’à cent vingt jours. « Je me sers de mon nez pour estimer le potentiel de vieillissement des aloyaux. Chaque lundi midi, dans mes ateliers de la Villette, je réchauffe mes mains en les frottant, puis je masse le gras qui recouvre le dos des carcasses. Si mes paumes sentent bon le thym et le foin, c’est le signe d’un excellent potentiel de maturation », explique l’artisan.
Tout au long de la maturation, le nez traque tout relent acide, qui alerterait que « le pourrissement puis la putréfaction ne sont pas loin ». Les émanations accompagnant ce processus sont dues aux bactéries qui dégradent les protéines et le glycogène contenus dans les tissus. Il se dégage alors du dioxyde de carbone, de l’ammoniac et du sulfure d’hydrogène… Des effluves particulièrement repoussants, fétides et soufrés, proche de ceux que l’on peut percevoir en ouvrant le film protecteur d’une barquette de volaille crue dont la date limite de consommation aurait été atteinte ou dépassée.
Au bout du fil, Arthur Le Caisne, auteur du Manuel du garçon boucher (éd. Marabout, 2017), est formel : la viande fraîche ne sent presque pas. C’est le gras qui conduit les odeurs. « Celui d’un bœuf élevé dans un champ aura une teinte un peu jaune, grâce au carotène contenu dans l’herbe. » L’alimentation joue en effet un rôle essentiel. L’herbe grasse du printemps confère à la viande des saveurs florales et herbacées ; le goût du foin de l’hiver se retrouve dans celle des bovins abattus à cette période, aux côtés de notes plus corsées, plus animales. Quant au parfum alléchant du morceau en train de griller ou de rôtir, il est dû aux fameuses réactions de Maillard, du nom du médecin français qui les a étudiées. « À la cuisson, les sucres et les acides aminés [que l’aliment contient] se lient entre eux, créant des molécules très odorantes et qui ont beaucoup de goût. Plus la température augmente, plus l’odeur est forte et délicieuse », résume Le Caisne.

Les yeux fermés

Ce fumet appétissant, je le retrouve quelques jours plus tard en poussant la porte du Beefbar Paris, rue Marbeuf – cela ne s’invente pas. Il reste cependant discret, à l’image du décor et de l’éclairage, tamisé. « Je préférerais devenir aveugle qu’anosmique », avoue le chef exécutif, Thierry Paludetto, qui sert des pièces de grande qualité et de provenance variée : Black Angus du Kansas, wagyu australien, bœuf de Kobe certifié, veau de lait des Pays-Bas… Ses restaurants (le concept existe également à Budapest, Cannes, Dubaï, Hongkong – qui affiche une étoile au guide Michelin –, Luxembourg, Mexico, Monaco et Mykonos) ne proposent pas de morceaux maturés. N’empêche, il reconnaît les yeux fermés son bœuf de Kobe, « qui sent le beurre et la noisette », et les viandes d’Argentine nourries à l’herbe de la pampa : celle-ci leur donne « un parfum proche du gibier, celui du sang prononcé, avec des notes herbacées, de persil, de romarin et de thym ». Intarissable, Thierry Paludetto l’est tout autant sur ses souvenirs de cuisine avec le chef Alain Senderens, dont il connaît encore par cœur la recette du lièvre à la royale. Les saveurs et le fumet redoutablement corsé de ce monument de la gastronomie française, servi en roulade ou compoté selon les versions, sont inoubliables pour qui l’a goûté un jour… Les arômes de gibier, de foie gras et de cognac sont si puissants que l’haleine de celui qui s’en régale peut vite incommoder son entourage ! « Senderens n’achetait que des lièvres femelles d’Alsace qui se nourrissaient de baies de genièvre, dont le parfum imprégnait la chair. Le sang, le cœur et les poumons étaient intégrés à la recette. Le lièvre dépecé dans la cuisine dégageait une odeur puissante pendant des heures », se rappelle le chef. Au Beefbar, en cuisinant du bœuf de Kobe, il rend hommage à un plat plus simple, associé pour lui à des souvenirs plus intimes : le ragoût de bœuf arrosé de vin que préparait son père, italien, pour en farcir de savoureux raviolis. « Une senteur inoubliable, celle de mon enfance. »
L’enfance – passée, en ce qui le concerne, dans les séchoirs à saucisson aux effluves fauves –, a également déterminé la vocation du charcutier Gilles Verot, vice-champion du monde 2011 de pâté en croûte. « J’ai voulu faire ce métier pour l’odeur de la viande en salaison qui reste sur les mains. » Chez lui, la chair sait se montrer riche en goût, mais plus discrète pour le nez. « Toutes nos recettes sont réalisées dans une atmosphère réfrigérée à 6 °C, ça ne sent pas grand-chose », s’excuserait-il presque, en ouvrant la porte de ses ateliers d’Ivry-sur-Seine, où il s’apprête à préparer un oreiller de la belle Aurore, le roi des pâtés en croûte. Ce monument, théorisé par le gastronome Brillat-Savarin, pèse 15 kg et se compose de couches de farce, de truffe ainsi que de dix viandes différentes : faisan, biche, cochon, ris de veau, colvert, perdreau, pintade, foie gras de canard… Celles-ci révéleront leur fumet, subtilement truffé, une fois la tranche servie tiède. Mais pendant la cuisson c’est surtout le parfum de la pâte qui envahit la pièce. Gilles Verot ne réalise cette recette, qui nécessite six heures d’élaboration et trois à quatre heures de cuisson, que quatre fois par an. Contrairement aux boucheries d’Yves-Marie Le Bourdonnec, ses boutiques, où sont exposés pâtés et terrines, conservent une odeur « neutre ». « L’appel à la gourmandise, avant tout visuel, passe par les narines quand on apporte du boudin chaud, des rillons ou des tourtes au fromage sortant du four », nuance le charcutier.

Coulisses et polémiques

Avec ce travail de sublimation de la matière première, qui s’apparente pour certains à de l’art, on semble loin, très loin, des effluves pourtant indissociables du travail de la viande en amont. La mort et les exhalaisons qui l’accompagnent, Yves-Marie Le Bourdonnec les connaît bien, lui qui a donné un coup de main dès la classe de troisième à l’abattoir municipal, en Bretagne. « J’y allais le mercredi et pendant les vacances, se souvient-il. Je ne dirais pas que les odeurs y sont dégoûtantes. Elles sont marquantes. Il y a celle des animaux qui arrivent mouillés et suants, les excréments, le sang, très ferreux… Quand j’épilais les cochons, j’aimais bien le parfum du crin grillé. Je visite encore des abattoirs aujourd’hui : ce sont devenus des cliniques, ça a perdu de son charme. L’odeur du sang a disparu. Mais ils n’ont pas réussi à enlever celle de la panse quand on l’ouvre. C’est épouvantable, ça. Un remugle gastrique très fort. Un abattoir, maintenant, ça sent l’andouillette chaude, à l’extrême. »
Ces coulisses, auxquelles on préfère ne pas penser lorsqu’on découpe son steak, alimentent depuis quelques années les polémiques autour de l’industrie agroalimentaire et de la question du bien-être animal. En témoignent les vidéos clandestines régulièrement divulguées par l’association antispéciste L214, qui milite pour l’abolition de l’élevage.
C’est justement pour recontextualiser ces débats que Bruno Laurioux, professeur d’histoire du Moyen Âge et de l’alimentation, a codirigé avec l’archéologue Marie-Pierre Horard l’ouvrage Pour une histoire de la viande (éd. Presses universitaires de Rennes, 2017). On y apprend notamment que le flexitarisme, qui consiste à manger moins souvent des protéines animales, a déjà été la norme par le passé. Ou que la maturation des pièces de bœuf, avant de régaler des amateurs CSP+ urbains et éclairés, était pratiquée au Moyen Âge et s’est perfectionnée avec l’apparition de la réfrigération à la fin du XIXe siècle. « L’une des raisons pour lesquelles la viande pose problème, c’est que les gens ne savent pas très bien ce que c’est, explique l’historien. Depuis que l’homme a éloigné la mort – les cimetières et les abattoirs – des villes, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe , tout se déroule à l’extérieur, on a détourné les yeux de tous ces procédés. Quand on ne sait pas ce qui se passe, l’angoisse s’installe. En outre, dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’industrialisation a généralisé la viande toute rouge, pleine de sang et d’eau – sans odeur. »
Pour Bruno Laurioux, « il est fondamental que les gens se réapproprient leur alimentation, en posant des questions à leur boucher, en sentant les produits qu’il propose. L’expertise et la connaissance passent par les sens, comme l’odorat ». Jean-Martial Lefranc, de Beef !, assure qu’« on crée de la proximité et de la complicité avec les autres quand on partage un savoir ou une technologie ». Pour lui, « au-delà de la part de prédation qui pourrait subsister en nous dans ce goût pour la viande, le sens olfactif, qui lie les amateurs autour d’un beau morceau cuisiné, reste un phénomène culturel et social fondamental ».

Cet article est originellement paru dans Nez, la revue olfactive #07 – Sens animal.

Visuel principal : Tomás Yepes, Still Life with Birds and Hares (détail), XVIIe siècle. Source : Wikimedia Commons

Avec le soutien de nos grands partenaires

IFRA