Helen Keller et Julia Brace : une esthétique de la main et du nez

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Le 27 juin 1880 naissait Helen Keller (1880-1968), autrice et militante américaine qui a perdu la vue et l’ouïe à l’âge de deux ans. Le développement de son odorat, mais également de sa perception du monde en général sont ici analysés par l’historienne des odeurs Caro Verbeek. L’occasion aussi d’évoquer la figure moins connue de Julia Brace (1807-1884), également sourde et aveugle, élève puis employée de l’American School for the Deaf à Hartford.

Lorsque l’on songe à des personnalités historiques privées à la fois de la vue et de l’ouïe, le nom d’Helen Keller vient rapidement à l’esprit. L’autrice s’est en effet non seulement distinguée parmi ses pairs, mais de manière plus générale, par son éloquence et son intelligence. On la connaît aujourd’hui encore pour son autobiographie plusieurs fois rééditée, intitulée Sourde, muette, aveugle : histoire de ma vie (en anglais : The Life of Helen Keller).
Aînée d’une fratrie de deux enfants, Helen Keller est née à Tuscumbia, en Alabama, où elle a grandi. C’est après avoir perdu la vue et l’ouïe à l’âge de deux ans qu’elle apprend à communiquer par le toucher grâce à sa tutrice, Anne Sullivan. Helen venait donc à peine de découvrir l’existence des mots lorsque celle-ci dessina, dans la paume de la petite fille, un signe pour représenter l’eau, tout en faisant couler un filet d’eau sur sa main. Le toucher et l’odorat devinrent alors pour elle des outils nécessaires pour acquérir des connaissances, se déplacer, communiquer, apprécier l’art et, comme elle le disait elle-même, pour ressentir de la joie. Ces sens, intimes par essence dans la mesure où ils requièrent une proximité physique, étaient devenus chez elle si aiguisés qu’ils lui permettaient de découvrir l’univers au-delà de la simple portée de son bras, mais aussi de conceptualiser des notions philosophiques comme l’amour ou la beauté – et ce, bien que ceux-ci ne puissent être touchés ni sentis, ou du moins pas directement.
Ses descriptions et réflexions sur notre monde commun, ainsi que sur les œuvres d’art qui l’habitent, se distinguent par leur profondeur et leur exhaustivité, tout en étant également pertinentes pour ceux qui voient et entendent. Je dirais même que ceux qui ont la capacité de voir et d’entendre pourraient percevoir plus de choses s’ils utilisaient pleinement tous leurs sens.

Helen Keller est particulièrement populaire au sein des spécialistes de l’olfaction, et notamment citée pour sa description de ce sens comme « un magicien puissant qui serait capable de parcourir des centaines de kilomètres et toutes les années que l’on a vécues. L’odeur des fruits me téléporte dans ma maison du sud, au beau milieu de mes jeux d’enfance dans le verger de pêchers. […] Même lorsque je ne fais que penser aux odeurs, mon nez est plein de celles qui réveillent les doux souvenirs d’étés passés et de champs mûrissants au loin »[1]Helen Keller, The World I Live in, 2013, première impression 1908. Cette citation a été publiée vingt ans avant le célèbre roman de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, dans lequel il décrit ce qui est désormais appelé « la mémoire proustienne » – une mémoire non-intentionnelle, pouvant facilement être réveillée notamment par l’odorat qui avait une place centrale dans l’œuvre de l’auteur
Nous reviendrons à l’extraordinaire sens de l’olfaction d’Helen Keller, mais c’est d’abord son interaction avec le monde – même avec la musique –, par l’intermédiaire d’autres sens, que nous commencerons à aborder.

Une « réorganisation » de la perception

Certes, les personnes sourdes et aveugles doivent recourir aux « autres » sens, mais pas seulement pour compenser l’absence de ceux qu’ils n’ont pas : si l’on entend souvent dire que les sens fonctionnels deviennent plus aiguisés, il faudrait plutôt parler d’une « réorganisation de la perception ». Comme l’explique Piet Devos, spécialiste de la sensorialité et du handicap, les informations provenant des différents sens sont en effet combinées d’une tout autre manière, car les catégories perceptuelles des personnes sourdes et/ou aveugles ne sont pas les mêmes que celles des personnes voyantes et entendantes. La « réalité » visuelle est considérablement distincte de la réalité haptique.[2]Le qualificatif d’haptique renvoie au toucher au sens large : pas seulement au contact physique cutané, mais aussi aux sensations de douleur, chaleur, forme, vibration…Une personne voyante perçoit par exemple son propre corps comme étant le centre de son environnement, tandis que pour les personnes malvoyantes, ce centre change sans cesse, se définissant aussi par ce qui est touché. Bien entendu, le toucher, l’odorat et – comme je le montrerai brièvement – la vibration ont été essentiels pour Helen Keller ; mais c’est aussi leur interaction qui a été recalibrée.

La beauté haptique et les vibrations de Beethoven

Helen Keller est partie à la découverte des sites culturels, technologiques et naturels des États-Unis. La violence et la grandeur des chutes du Niagara l’ont submergée, émerveillée : elle les ressentait dans son corps tout entier. Mais les éléments les plus petits pouvaient eux aussi l’émouvoir : elle était ainsi fascinée par les vibrations délicates des ailes des insectes fragiles qu’elle dégageait doucement des fleurs dans lesquelles ils s’étaient parfois laissés piéger, en prenant soin de ne pas les blesser. 
C’est aussi grâce à la vibration qu’elle a pu apprécier la célèbre Neuvième Symphonie de Beethoven (qu’il composa alors qu’il était lui-même devenu sourd), dont elle fit l’expérience par l’intermédiaire d’une radio. Elle avait placé ses mains sur celle-ci, après que quelqu’un en avait retiré l’étui : « Quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir que je pouvais ressentir non seulement la vibration, mais aussi le rythme passionné, la pulsation et l’élan de la musique ! Les vibrations entrelacées et entremêlées des différents instruments m’enchantaient. Je pouvais distinguer les trompettes, le grondement des tambours, les altos et les violons aux sonorités profondes chantant à l’unisson de manière exquise. La si jolie mélodie des violons s’écoulait et se répandait sur les sons plus profonds des autres instruments ! »[3]Helen Keller, The Auricle, Vol. II, No. 6, Mars 1924. American Foundation for the Blind, Helen Keller Archives.
Elle percevait la dimension esthétique des sculptures qu’on l’avait autorisée à toucher au musée des Beaux-Arts de Boston, ce qui l’amenait à réfléchir à la véritable nature de l’art visuel : « Je me demande parfois si la main n’est pas plus sensible à la beauté de la sculpture que ne l’est l’œil. J’ai l’impression que le merveilleux flux rythmique des lignes et des courbes peut être ressenti de manière plus subtile qu’il ne peut être vu ».[4]Helen Keller, The Story of my Life, Bantam Books, 1988, première impression 1903.
Le rythme n’est évidemment pas propre à un seul sens : il peut être vu, entendu, ressenti, tant par l’intermédiaire de la peau que par ce sens intérieur que l’on appelle la kinesthésie, qui nous permet d’avoir conscience du mouvement, du poids et de la position de nos membres et de notre corps dans l’espace. Helen Keller pouvait non seulement percevoir le rythme, mais aussi l’intention artistique et les émotions : « Les musées et les boutiques d’art font partie de mes grandes sources de plaisir et d’inspiration. […] Je prends un réel plaisir à toucher de grandes œuvres d’art. Lorsque mes doigts suivent les lignes et les courbes, ils devinent la pensée et l’émotion que l’artiste a représentées. […] Mon âme se délecte du repos et des courbes gracieuses de Vénus ; et dans les bronzes de Barré, les secrets de la jungle se révèlent en moi. »[5]Helen Keller, The Story of my Life

Aphrodite grecque ou romaine, datant du Ies av J.C – 2es ap. JM. Helen Keller l’a peut-être touchée : elle faisait partie des collections du Museum of Fine Arts de Boston en 1900.

Si les sensations haptiques peuvent procurer un plaisir esthétique et une forme de connaissance pour les individus dotés de la vue, Helen Keller était souvent surprise – et à bon droit – de constater que ceux-ci ne réalisaient pas que l’oeil et l’oreille n’étaient pas les seuls vecteurs de sensations : « Ils oublient que tout notre corps reste à l’écoute de tout ce qui se passe autour de lui. Les grondements et rugissements de la ville frappent les nerfs de mon visage, et je ressens le piétinement incessant d’une multitude invisible, et le tumulte dissonant agite mon esprit. »[6]Helen Keller, The Story of my Life
L’idée selon laquelle la beauté dépasse la seule apparence visuelle n’était pas acceptée par tout le monde alors (et cela n’a pas beaucoup changé, comme on peut l’imaginer notamment avec l’apparition de réseaux sociaux comme Instagram). Helen Keller rappelle dans son autobiographie l’exemple d’une femme qui s’interrogeait sur son amour des fleurs, dans la mesure où elle ne pouvait pas en voir les belles couleurs. Helen Keller lui répondit que les fleurs avaient bien d’autres qualités : leur pétale délicat au toucher et leur parfum, qui n’était pas seulement source de plaisir, mais servait aussi de porte d’entrée à des souvenirs précieux, comme celui de temps passé avec ses proches. Son interlocutrice, qui n’était pas décidée à accepter cette explication, conclut sans sourciller qu’elle pouvait sans doute discerner les teintes avec ses mains. Cette anecdote illustre de manière frappante la vision oculocentrique de la réalité, et de l’ignorance totale de la fonction tout aussi importante – voire plus – du toucher et de l’odorat en tant que vecteurs d’expériences esthétiques et contemplatives.

Un odorat extraordinaire

Helen Keller se demandait s’il existait une sensation visuelle qui puisse dépasser celle « des odeurs qui filtrent à travers les branches réchauffées par le soleil et balancées par le vent ».[7]Helen Keller, The World I Live in Un jour, elle était justement en train de profiter de la caresse du soleil sur son visage, de la douce brise sur ses joues, mais aussi de la sensation du feuillage délicat de l’arbre sur lequel elle était assise, de son écorce rugueuse – comme dans une opposition poétique – et sa douce senteur verte (elle pouvait distinguer de nombreux arbres par leur odeur). Sa tutrice Anne Sullivan – qui l’accompagnait presque toujours – s’était absentée un instant pour aller chercher des affaires dans la maison voisine, et lui avait demandé de rester immobile. Mais la jeune fille sentit soudain que quelque chose n’allait pas, comme l’annonce d’une catastrophe à venir. L’odeur ambiante avait radicalement changé ; elle savait qu’un orage approchait, et qu’il lui fallait impérativement s’accrocher au tronc pour survivre. Quelques secondes plus tard, un vent puissant s’est mis à fouetter l’arbre et à la secouer violemment. Helen Keller était incapable d’en descendre, et est restée totalement désorientée et absolument motifiée jusqu’à ce qu’Anne Sullivan ne vienne la sauver. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres du rôle essentiel qu’avait l’odorat dans sa vie. 

Au-delà d’utiliser son nez pour repérer les dangers potentiels (ce que nous faisons tous, même si c’est de manière inconsciente la plupart du temps), Helen Keller avait également la capacité de reconnaître les professions à l’odeur, comme les tailleurs ou les comptables, ou encore la proximité de certaines personnes et de certains objets. 
Il n’est ainsi certainement pas surprenant qu’Helen Keller ait considéré l’odorat comme le plus important de tous les sens, même pour les personnes voyantes, bien que celles-ci n’en soient probablement pas conscientes, concluait-elle. Pourquoi donc brûlerait-on de l’encens pour rendre hommage aux dieux, argumentait-elle. Et pourquoi l’odorat influencerait-il notre comportement à ce point ? Les miasmes ont le pouvoir de faire fuir les individus, tandis que les parfums contribuent grandement à notre bien-être, et invitent le cœur à « se dilater avec joie, ou à se contracter au souvenir d’un malheur », comme elle l’écrit dans The World I Live in.

L’exemple oublié de Julia Brace (1807-1884)

Helen Keller avait des contacts et connaissait d’autres personnes sourdes et aveugles parmi ses contemporains. Dans son autobiographie, elle mentionne par exemple une jeune fille nommée Ruby Rice, dont le sens de l’odorat semble être extrêmement bien développé, car « lorsqu’elle entre dans un magasin, elle se dirige directement vers les présentoirs, et est capable de distinguer ses propres affaires. » [8] Helen Keller, The Story of my Life, Letter to William Wade, December 9, 1900. Mais, de la même manière que les personnes dotées de la vue et de l’ouïe, celles qui en sont privées n’ont pas toujours un odorat aussi développé (et celles qui ont cette chance ne peuvent pas pour autant l’utiliser pour s’orienter et se mouvoir : une recalibration des sens est pour cela nécessaire, encore une fois). On peut supposer qu’une telle disposition est innée, et s’est développée en raison de circonstances particulières.

Quoiqu’on l’ait aujourd’hui oubliée, Julia Brace était elle aussi encensée par les journaux et les poètes contemporains, qui notaient qu’elle était « remarquable, même au sein des personnes sourdes et aveugles, pour l’extrême délicatesse de son sens de l’odorat ». [9]William Wade, “A List of Deaf-Blind Persons in the United States and Canada”, American Annals of the Deaf, 1900 On peut aussi lire dans un article du Connecticut Herald datant de 1917 : « Son odorat est particulièrement fin et, tout comme ses doigts et ses lèvres, l’aide à s’orienter. »
La lecture de ces passages a éveillé ma curiosité d’historienne des odeurs : j’ai cherché – et finalement trouvé ! – des exemples plus concrets de ses facultés exceptionnelles afin de pouvoir en rendre compte à un public plus large. Mais voici d’abord une brève esquisse de sa vie.

Née en 1807, Julia Brace est l’une des premières personnes sourde et aveugle connue et qui a eu accès à une éducation. C’est à la suite d’une grave infection de typhus qu’elle perdit la vue et l’ouïe à cinq ans, . Mais, et l’on peut aisément le comprendre, elle n’a pas immédiatement saisi ce qui lui arrivait. Elle a d’abord demandé à sa mère pourquoi elle n’allumait plus la lumière, imaginant que le monde visible lui était caché par la pénombre. Après avoir répété sa question qui restait toujours sans réponse, elle pensa que sa mère – qui lui tenait la main – refusait tout simplement de lui parler. « Pourquoi ne me réponds-tu pas ? », se serait-elle écriée.[10]Gary E Wait, Julia Brace, Dartmouth College Library Bulletin
Comprendre que cette obscurité serait infinie et que ce silence serait éternel a dû être extrêmement difficile pour la jeune fille. Mais ce silence et cette obscurité ne seraient que relatifs : ils allaient être atténués grâce à son éducation spéciale et, bien sûr, partiellement compensés par ses autres sens.

Portrait de Julia Brace. Photographe et origine inconnus.

Un toucher communicatif 

Lorsque Julia Brace perdit deux de ses sens, elle avait déjà acquis le concept des mots et du langage (à la différence d’Helen Keller). Puisqu’elle était désormais privée du moyen d’expression habituel des enfants, il lui en fallait trouver un autre : ce sera le toucher. Ce sens lui a également permis de devenir une excellente artisane lorsqu’elle s’est consacrée à la couture : elle a d’ailleurs créé de magnifiques chaussures qui ont été exposées en 1824 et plébiscitées dans un journal local de Boston. Plusieurs témoignages s’accordent à dire qu’elle utilisait à la fois ses mains et sa langue pour manipuler l’aiguille. Elle se servait également de ses mains pour décoder les expressions faciales, les plaçant sur la bouche et les yeux de sa petite sœur pour savoir si elle était heureuse ou triste, si elle riait ou si elle pleurait.
Quand ses parents démunis ne purent plus s’occuper d’elle, des fonds furent collectés pour les aider et Julia Brace commença à étudier à L’École américaine pour les sourds (American School for the Deaf). Une fois son diplôme en poche, elle y fut embauchée. Son usage (assez simple) de la langue des signes tactile, ou « alphabet manuel » – qui consiste à dessiner des signes dans la paume de la main – a été reprise par le professeur invité Samuel Howe de l’école pour aveugles Perkins (Perkins School for the Blind) de Boston. Il l’a d’abord employé pour ses propres élèves, et c’est cet enseignement qu’a reçu Helen Keller des années plus tard. Julia Brace n’est entrée à son tour dans cette école qu’en 1842 : c’est ce qui lui permit d’apprendre à lire et à écrire, même si sa fréquentation de l’institution a été de courte durée.
Julia Brace meurt à l’âge de 77 ans. 

Par le bout du nez : les seuils olfactifs

Comme de nombreux enfants nés sourds et aveugles, Julia Brace apprit à identifier – et à apprécier – les objets, les personnes et les situations par leur odeur. Pour explorer les fleurs et les plantes, elle les touchait et les reniflait, comme on peut le lire dans un poème de J.C. Bridgewater datant de 1844 et dédié à Julia Brace :

L’influence aimable du printemps éveillé la joie en son cœur solitaire ;

Et elle recueille les premières fleurs et même les jeunes brins d’herbe

Et respire leur fraîcheur avec un plaisir qui confine au transport.[11]J.C. Bridgewater, Songs in the Shade – on the Account of an American Girl, Born Deaf, Dumb and Blind, 1844.

Un autre témoignage confirme l’importance des fleurs pour son bien-être :

« Elle se promène souvent dans les champs, et cueille des fleurs, vers lesquelles leur odeur plaisante la guide. »[12] Anonymous, Deaf, Dumb and Blind Girl, The Recorder, The Connecticut Herald, dec. 16, 1817

Plus remarquable encore, Julia Brace utilisait, avec beaucoup de succès, son nez pour s’orienter et se déplacer. Lorsqu’elle entrait dans une nouvelle école, selon certains de ses camarades, elle se penchait pour renifler les seuils, les transformant en des repères odorants. Car les seuils ne délimitent pas seulement les espaces de manière kinesthésique et visuelle : ils le font aussi de manière olfactive, l’usage et les activités que l’on accomplit dans certains espaces les emplissant d’odeurs particulières. Pour Kate McLean, célèbre cartographe des odeurs avec qui j’ai immédiatement partagé ce fait étonnant, c’est une évidence : les seuils constituent en effet des espaces dynamiques intermédiaires, à la fois connecteurs et séparateurs transitoires, qui orientent le déplacement. À ces endroits, les odeurs des pièces situées de part et d’autre se mélangent et s’entremêlent. Ainsi, au sein de la Perkins School, une porte étroite constituait le seuil de la bibliothèque et de la tour où dominaient d’un côté des senteurs distinctes, statiques et permanentes de papier, de carton, de cuir, de colle et de bois, et, de l’autre, la chaleur dynamique et transitoire des corps qui passent, pleine d’odeurs d’individus et de groupes de personnes qui se mélangent. Comment passer outre une telle différence de température olfactive et de composants odorants combinés ? Après une visite à la Perkins School, Kate McLean a réalisé une étude, une carte et un article sur les « odeurs de seuil » de Greenwich Village à New York. « Les seuils explorent les portes d’entrée, les portails et les différents espaces entre la rue et l’intérieur des bâtiments. Il y a des « odeurs de rue » distinctes, des « odeurs de magasin » spécifiques et toute une série d’”odeurs partagées » qui n’appartiennent ni à l’intérieur ni à l’extérieur. », note-t-elle dans son article.[13]Kate McLean, “Thresholds of Smell – Greenwich Village”, online on https://sensorymaps.com/?projects=nyc-thresholds-of-smell-greenwich-village
Elle a mené l’enquête afin de déterminer quelles senteurs étaient prisonnières d’un espace et quelles étaient celles qui s’échappaient des bâtiments pour se répandre dans la rue, ou encore celles qui s’échangent entre différents espaces d’un même bâtiment. « La plus riche combinaison d’odeurs a été identifiée au coin des rues, à l’intersection des humains, des activités et des vents », écrit-elle encore. Julia Brace aurait peut-être acquiescé ; compte tenu de sa façon de se mouvoir dans l’espace, c’est même fort probable. Quoi qu’il en soit, c’est certainement grâce à sa sagacité olfactive qu’elle a rapidement trouvé son chemin et s’est déplacée sur le campus de manière autonome.
Sans que cela ne perturbe les personnes voyantes, quelque chose de fondamental au sujet de ces seuils a changé depuis la crise de l’énergie, qui affecte particulièrement les personnes aveugles et malvoyantes. C’est le cas de Mirjam Boers, une assistante sociale néerlandaise, qui explique ainsi : « Depuis cette crise, les magasins ont fermé leurs portes en hiver pour économiser l’énergie : trouver les entrées m’est devenu plus compliqué. Les odeurs sont des indices utiles pour localiser les portes.» Lorsque je lui ai parlé de l’expérience de Julia Brace, elle a ajouté : « Je me souviens très bien que chaque salle de classe ou autre espace de l’école avait sa propre odeur, tout comme l’enseignant, qui avait également une influence sur le parfum ambiant des différents espaces. Avant même d’entendre une voix, je pouvais savoir qui donnait cours.» Au regard des observations de Julia Brace, de Mirjam Boers et de Kate McLean, nous devrions tous apprendre à « nous arrêter et sentir les seuils », au moins une fois de temps en temps.

Ni silencieux, ni obscur ; mais lumineux, embaumé et beau

Nous avons rapidement tendance à penser que la surdité et la cécité placent les personnes qui en sont atteintes dans le silence et l’obscurité, et que celles-ci ne peuvent pas ressentir la beauté, ni apprendre à connaître le monde au-delà de la portée de leurs bras. Mais la manière dont Helen Keller et Julia Brace ont expérimenté le réel prouve que c’est non seulement une erreur, mais aussi une occasion manquée pour nous tous. Les concepts, le langage et même l’art dit « visuel » peuvent être perçus de manières différentes, voire plus enrichissantes, conduisant à une compréhension plus profonde et plus complète de l’essence des choses. Finalement, tous les sens, et plus encore lorsqu’on les combine entre eux, peuvent nous donner accès à un univers qui va bien au-delà de ce qui est directement perceptible.

  • Kate McLean, titulaire d’un doctorat du Royal College of Art de Londres, spécialiste de cartographie olfactive et maîtresse de conférences du programme Graphic Design de l’université de Kent, a rédigé les paragraphes de cet article qui portent sur l’orientation olfactive.
  • L’autrice remercie particulièrement Piet Devos, chercheur en littérature et spécialiste des questions de handicap.

Visuel principal : Helen Keller, Century Magazine, January 1905. Source : Wikimedia Commons

Notes

Notes
1 Helen Keller, The World I Live in, 2013, première impression 1908.
2 Le qualificatif d’haptique renvoie au toucher au sens large : pas seulement au contact physique cutané, mais aussi aux sensations de douleur, chaleur, forme, vibration…
3 Helen Keller, The Auricle, Vol. II, No. 6, Mars 1924. American Foundation for the Blind, Helen Keller Archives.
4 Helen Keller, The Story of my Life, Bantam Books, 1988, première impression 1903.
5 Helen Keller, The Story of my Life
6 Helen Keller, The Story of my Life
7 Helen Keller, The World I Live in
8  Helen Keller, The Story of my Life, Letter to William Wade, December 9, 1900.
9 William Wade, “A List of Deaf-Blind Persons in the United States and Canada”, American Annals of the Deaf, 1900
10 Gary E Wait, Julia Brace, Dartmouth College Library Bulletin
11 J.C. Bridgewater, Songs in the Shade – on the Account of an American Girl, Born Deaf, Dumb and Blind, 1844.
12  Anonymous, Deaf, Dumb and Blind Girl, The Recorder, The Connecticut Herald, dec. 16, 1817
13 Kate McLean, “Thresholds of Smell – Greenwich Village”, online on https://sensorymaps.com/?projects=nyc-thresholds-of-smell-greenwich-village

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