« Brian Eno : en un mot ? Polymorphe », par Maïté Turonnet

Dans son ouvrage paru aux éditions Nez le 15 septembre 2022, la journaliste et autrice Maïté Turonnet livre un hommage aussi érudit qu’intime à un monde qu’elle connaît par cœur : celui des odeurs. À la page 143 de cette anti-encyclopédie olfactive, tour à tour drôle, tendre et sans merci, on croise une star du glam éprise d’effluves. À l’occasion de la fête de la musique, nous vous en offrons la lecture.

Brian Eno, vous voyez ? Roxy Music, Bowie, Talking Heads, U2 ? Tantôt au clavier, tantôt producteur, compositeur, arrangeur, explorateur, l’homme est un artiste de pointure, tout entier versé dans les aventures expérimentales, aussi proche d’Erik Satie que de King Crimson. Chroniqueur de l’hebdo anglais The Observer, vidéaste, créateur d’un jeu façon Yi King (Oblique Strategies) dont chacune des 113 cartes porte une phrase énigmatique mais éventuellement utile à la réflexion : « Arrête-toi un moment », « Rien qu’une partie, pas le tout », « C’est absolument possible (n’est-ce pas ?) », « Diminue, continue », etc. En un mot ? Polymorphe.


Rien d’étonnant, vous devinez, à ce qu’il soit aussi devenu un parfumeur amateur éclairé. Cheminement raconté dans Details (magazine de Condé Nast) en 1992 : « J’ai commencé à m’intéresser à l’odeur en 1965. Aux Beaux-Arts, un copain et moi nous sommes mis à collectionner quantité d’arômes évocateurs. Il y avait du caoutchouc, de la naphtaline, du cuir de Russie, de l’essence, de l’ammoniaque, du bois de genévrier. En 1978, dans un quartier négligé et improbable de Londres, j’ai découvert une vieille pharmacie remplie d’huiles et d’absolues dont les beaux noms, styrax, patchouli, ambre, myrrhe, géraniol, opoponax, héliotrope, et les arômes étranges et familiers m’ont attiré au point que j’en ai acheté plus d’une centaine de fioles. Dans le Chinatown de San Francisco, j’ai trouvé le monde asiatique, cinq épices, jasmin et ginseng. Une femme rencontrée à Ibiza m’a offert un petit flacon contenant une seule goutte d’une substance tout à fait divine appelée nardo (probablement de l’huile de nard extraite d’un arbuste poussant entre 2000 et 2 500 mètres d’altitude sur les flancs de l’Himalaya et utilisée par les riches dames indiennes comme prélude aux ébats amoureux). »


Il commence à mélanger et remarque la façon dont deux odeurs bien connues, précisément combinées, peuvent créer une sensation nouvelle et méconnaissable. Ou comment certaines sont tellement facettées qu’elles forment un parfum en soi : « L’octine carbonate de méthyle évoque l’odeur de la violette et de la moto ; Fahrenheit de Dior en utilise beaucoup. Le beurre d’iris, un dérivé complexe des racines de l’iris, est vaguement floral en petite quantité mais presque obscènement charnu en grande quantité (comme l’odeur sous un sein ou entre les fesses). La civette, provenant de la glande anale du chat civette, est intensément désagréable dès qu’elle est reconnaissable, mais étonnamment sexy à des doses subliminales. » Une découverte en amenant une autre, le cerveau hyperactif de l’ex-glam star la chatouille d’organiser toutes ces émotions en une structure universelle, sur le modèle du spectre des couleurs, dans laquelle elles seraient apparentées par proximité ; une sorte de topologie dépassant la barrière des mots et des comparaisons. « Dire que l’aldéhyde C-14 est comme le latex n’est pas satisfaisant. » Mais par quels chemins relier le santal à la sauge ? Ou le Karanal à la tubéreuse ? Comment classer un produit qui change sans cesse, selon la perception de celui qui sent, selon l’hydrométrie, selon sa provenance, son année de récolte ? « Le nouveau Linné des odeurs n’était pas près de naître, et en tout cas ce ne serait pas moi. » Chassez le naturel par la porte, il revient au galop par la fenêtre : Eno se rapproche de la société Quest et travaille avec Maurice Roucel, auteur chevronné (Musc ravageur pour Frédéric Malle, Iris Silver Mist pour Serge Lutens, 24 Faubourg pour Hermès), sur une fragrance commerciale qui, n’ayant jamais vu le jour, se transforme en un album audio nommé Neroli. Composé de notes répétitives, aussi incertaines que des gouttes d’eau, il devrait se « substituer au temps pour le dématérialiser ». Il y a des réverbérations, de longs silences, des sonorités peu nombreuses mais qui n’en finissent pas ; comme une buée, une vapeur effilochée, à peine une trace… Objet non identifié traduisant l’ombre d’un effluve en un vestige de musicalité, Neroli (1993) a été lancé en tirage limité, accompagné d’un échantillon aujourd’hui over collector. Pour le son, on le trouve sur YouTube.

Visuel principal : Lionel Serre

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