Parfums de libération

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la parfumerie française retrouve petit à petit un élan productif et un souffle créatif. En quelques années naissent plusieurs parfums aujourd’hui mythiques. Pour célébrer ce 8 mai, nous vous offrons le chapitre retraçant les années 1940 dans Une histoire de parfums (1880-2020), un livre deYohan Cervi publié aux éditions Nez.

Le conflit sonne le glas d’un certain âge d’or pour la parfumerie. Si son activité souvent se maintient, elle tourne au ralenti. Les maisons proposent peu de nouveautés et misent davantage sur leurs créations déjà bien implantées sur le marché. Grasse demeure la plaque tournante des matières premières, mais la guerre rend difficile l’approvisionnement depuis l’étranger. Se fournir en verre, en cristal et en cartonnage est également une épreuve. Souvent, les flacons et les écrins sont rationalisés et standardisés. Certains portent même la mention « présentation provisoire ». L’industrie endure péniblement les années de guerre. Les usines Guerlain de Bois-Colombes, dans les Hauts-de-Seine, sont détruites par un bombardement en septembre 1943. Il faudra attendre 1947 pour que la société redémarre pleinement, avec la construction de la nouvelle usine de Courbevoie. On ne connaît qu’une référence Guerlain créée durant l’Occupation : Kriss, lancé en 1942 et renommé Dawamesk en 1945.
L’histoire de Caron est encore plus tragique. La maison est menacée de confiscation par l’administration française, car son fondateur, Ernest Daltroff, qui a fui aux États-Unis en 1939, est juif. Sa partenaire depuis les débuts, Félicie Wanpouille, évite de justesse la fermeture et parvient tant bien que mal à maintenir l’activité. Mais Daltroff meurt en 1941, à l’âge de 72 ans, et laisse la maison orpheline. Pour d’autres, comme Houbigant, les ventes périclitent à partir du début des hostilités et reprendront difficilement au sortir de la guerre. À la Libération, le mouvement des couturiers parfumeurs se généralise et s’impose dans la renaissance de la parfumerie, à travers des fragrances dont certaines sont entrées dans la légende.

Le parfumeur Edmond Roudnitska, auteur de Femme de Rochas. © Michel Roudnitska

Femme, un parfum de transition

À Paris, en novembre 1943, la rencontre entre un couturier, Marcel Rochas, et un jeune parfumeur, Edmond Roudnitska, alors au début de sa carrière chez de Laire, sera à l’origine d’un des plus grands parfums de l’époque moderne, qui continue de faire rêver et d’inspirer les créateurs du XXIe siècle. Marcel Rochas avait fondé, avec succès, sa maison de couture en 1925. L’histoire retiendra de lui le fameux corset et la guêpière, qui avaient séduit une riche clientèle internationale, notamment hollywoodienne : Marlene Dietrich, Mae West, Joan Crawford… Et Rochas avait déjà lancé trois parfums, de manière confidentielle, en 1936 : Audace, Air jeune et Avenue Matignon, présentés uniquement dans sa boutique de couture du 12, avenue Matignon. À présent, malgré la guerre, il souhaite proposer un parfum qui fera date.
Edmond Roudnitska avait travaillé, sous l’Occupation, un accord autour d’une note originale de prune, confite, boisée, aldéhydée et fleurie. C’est cet essai qu’il présente à Marcel Rochas et à son associé, Albert Gosset, et qui est immédiatement adopté par les deux hommes. Du fait des difficultés d’approvisionnement, Femme est d’abord proposé par souscription, en 1944, aux femmes les plus en vue du Tout-Paris. Le premier flacon, une amphore sur piédouche signée Marc Lalique – fils de René –, est présenté dans un coffret habillé d’une dentelle de Chantilly noire. Rochas tire finalement parti de cette distribution très limitée, grâce à un marketing imparable : l’effet de rareté, propice à susciter le désir de possession. Puis il a l’idée – géniale – d’organiser, dans les salons de sa maison de couture, une exposition intitulée « Les parfums à travers la mode. 1765 – 1945 ». C’est l’occasion de présenter Femme au grand public. Le succès est immédiat et imposera Rochas comme une grande maison de parfum. Le premier flacon est remplacé en 1945 par l’amphore que nous connaissons aujourd’hui. La légende raconte que ses formes furent inspirées par les hanches de la plantureuse Mae West, celle que le magnat de la presse William Randolph Hearst qualifiait de « monstre lubrique », à une époque où le fétichisme sexuel et la sensualité des corps hollywoodiens atteignent leur apogée. À l’instar des grands chypres, Femme émerge et se déploie dans la lumière pour s’éteindre dans l’ombre. Dans ce chypre fruité, les notes confites de prune et de pêche s’étirent longuement, contre balancées par la puissance d’un cœur floral classique composé de rose, de jasmin, d’ylang-ylang et de violette, et d’une pincée de cumin et de girofle. Ses notes de mousse de chêne, de bois, d’ambre et de muscs assombrissent le propos et lui confèrent une dimension charnelle accomplie.

La dentelle de Chantilly noire de Femme remonte à son lancement sous l’Occupation.
© Rochas


Pourquoi Femme continue-t-il de hanter l’esprit des amoureux et des professionnels de la parfumerie ?[1]Deux témoignages récemment publiés sur Nez font mention de ce parfum fondateur : celui de Camille Goutal et celui de Mathilde Laurent. Sans doute pour son caractère hors norme, ses rondeurs généreuses. Également grâce à son équilibre complexe entre les notes de fruits jaunes, presque gustatifs, les épices, qui évoquent la moiteur de la peau, et son fond, grave et sombre. Il demeure un témoin fascinant de son temps. Femme a été revisité en 1989 par Olivier Cresp, dans une version qui conserve la beauté et l’esprit de la création originelle.

Vent vert, la clé des champs

En 1947 naît un parfum mémorable, à la verdeur devenue légendaire. Pierre Balmain, après avoir œuvré pendant la guerre chez Lucien Lelong, où il fait la connaissance de Christian Dior, ouvre à l’âge de 31 ans sa propre maison de couture, au 44, rue François Ier, dans le 8e arrondissement de Paris, avec l’aide de sa mère et l’appui d’anciennes ouvrières de Balenciaga. Il y propose une mode souple, qui épouse les formes du corps dans des tons sombres, dont le rapide succès participe à la renaissance de la haute couture française. Dès 1946, Pierre Balmain lance sa première fragrance, Élysées 64.83, qui fait référence à l’indicatif téléphonique de la maison Balmain. Si ce premier parfum passe quelque peu inaperçu, le deuxième, lancé en 1947, marquera les esprits.
Vent vert (tout comme Élysées 64.83) est l’œuvre de Germaine Cellier, première femme parfumeuse de l’après-guerre, mais surtout figure atypique. Entrée vers 1930 comme chimiste chez Roure, elle ne tarde pas à s’imposer dans un univers patriarcal peu progressiste. Sa vision très particulière de la parfumerie, entre tradition et avant-garde, est aussi à son image : vive, franche, brute de décoffrage. Germaine Cellier joue des overdoses, compose des formules taillées à la serpe et parvient à faire surgir des splendeurs inédites.
Vent vert est d’une beauté grisante, à mille lieues des parfums parfois chargés de la décennie précédente. Il symbolise une joie et une liberté retrouvées. Sa légèreté, pourtant tenace, exhale une fraîcheur complexe. Cellier a employé l’essence de galbanum, obtenue par distillation d’une plante vivace originaire d’Iran, pour aboutir à un accord vert intense, croquant et vivifiant. Elle la pousse à 8 %, du jamais-vu à l’époque. Le basilic et les agrumes permettent à cette fraîcheur de se déployer ; un accord classique de rose, d’iris, de jasmin et de muguet la tempère. L’ensemble se fond dans la mousse de chêne, le vétiver, le santal et les muscs. Vent vert retranscrit merveilleusement l’image d’une partie de campagne entre prairie, clairière et chemins de terre, bercée sous un ciel clément par une douce brise de printemps. Colette aurait dit de lui : « Il a un caractère vireux de végétal écrasé à la main. De quoi plaire à ces diablesses de femmes d’aujourd’hui. » La sirène aux cheveux verts dessinée au début des années 1950 par René Gruau pour promouvoir le parfum achèvera de porter Vent vert au panthéon des fragrances modernes.

Germaine Cellier, créatrice de Vent vert de Balmain. © Givaudan

L’Air du temps, tendresse et paix

C’est en 1932 que Nina Ricci fonde sa maison de haute couture, avec l’aide de son fils Robert. Ex-publicitaire, homme d’affaires avisé, ce dernier crée en 1941 l’activité parfums, dans laquelle il s’investit avec passion. Car ces produits, s’ils relèvent encore du luxe, demeurent plus accessibles que la haute couture : ils sont une arme de choix pour accroître la renommée et l’étendue de l’entreprise familiale. Les parfums Nina Ricci sont souvent empreints de grâce, de tendresse, de fantaisie et de romantisme. Le premier, Cœur-Joie, créé par Germaine Cellier, est lancé en 1946 ; suivront Fille d’Ève (1952), un chypre fruité animalisé, Capricci (1961) ou encore Farouche (1974).
Mais le plus mémorable est sans conteste le deuxième, L’Air du temps. Robert Ricci en confie la création à Francis Fabron de chez Roure. Le lancement a lieu en 1948. On a souvent dit de L’Air du temps qu’il est le plus beau des œillets. Mais considérer ce parfum comme un soliflore est un brin réducteur. Certes, il reprend le thème de l’œillet, très en vogue dans la première moitié du XXe siècle, généralement traité en soliflore ou mêlé dans des accords ambrés fleuris épicés (Après l’ondée, L’Heure bleue, En avion, Tabu)… Mais Fabron va proposer un regard neuf sur cette petite fleur crémeuse et épicée, recréée à partir de matières naturelles et de synthèse. C’est en réalité un vrai bouquet floral, où l’œillet, doux et légèrement épicé, épouse avec subtilité la rose, le jasmin, la violette, le tout bercé par un fond poudré, musqué et boisé. L’ensemble est d’une rare douceur, d’une tendresse infinie, d’une délicatesse palpable. Robert Ricci semble avoir en effet su capter l’air de son temps, le besoin de joie, d’affection et d’apaisement d’une génération traumatisée par la guerre : son parfum est un message d’amour et de paix lancé au monde. Il voulait également une fragrance intemporelle, indémodable. L’Air du temps sera l’un des parfums les plus vendus jusque dans les années 1990, parvenant notamment à percer au sein des marchés européens et américains. Mais c’est sans nul doute son flacon qui sera gage de son succès. Le premier, qui ne fit pas grand bruit, représentait un soleil, légèrement ovalisé, avec une colombe gravée sur le bouchon. En 1951, Robert Ricci et Marc Lalique le redessinent, avec deux colombes qui s’enlacent au-dessus d’un flacon torsadé de cristal. L’adéquation est parfaite entre un parfum, son univers et son contenant. La légende est née.

Publicité pour L’Air du Temps, Dimitri Bouchène, années 1950 © Patrimoine Nina Ricci Parfums

Miss Dior, la quintessence de l’esprit couture

Le 12 février 1947, dans un froid glacial, Christian Dior, 42 ans, fait défiler sa première collection de haute couture dans les salons du 30, avenue Montaigne. Le couturier présente ses lignes « Corolle » et « En huit », dans un style qui se construit en opposition à la mode austère des années 1940. Taille très fine, hanches amples, poitrine marquée, robes et jupes évasées : ce sont de véritables « femmes fleurs » qui défilent devant une assistance éblouie. L’événement est triomphal, et le couturier fait son entrée dans la cour des grands. Carmel Snow, rédactrice en chef du Harper’s Bazaar, s’exclame : « It’s quite a revolution, dear Christian ! Your dresses have such a new look ! » (« C’est une vraie révolution, cher Christian ! Vos robes ont un look tellement nouveau ! »). L’expression est restée. Le New Look renoue avec des fastes que la mode n’avait pas connus depuis le Second Empire. Jusqu’alors, il suffisait de trois mètres de tissu pour confectionner une robe. Avec Christian Dior, il en faudra souvent une vingtaine.
À sa mode, Dior, qui se voit autant couturier que parfumeur, souhaite très rapidement associer une fragrance. Dès 1947, il fonde les Parfums Christian Dior, avec l’aide de Serge Heftler-Louiche. C’est ce dernier qui demandera à l’un de ses amis, Paul Vacher (parfums Le Galion, Arpège de Lanvin) de créer la première fragrance du couturier. Serge Heftler-Louiche veut un chypre, lui qui porte celui de Coty et admire Vent vert, sorti quelques mois plus tôt. Ce sera donc un chypre vert, nommé Miss Dior. Paul Vacher s’associe à Jean Carles pour aboutir à la création finale. Celle-ci reprend la structure verte et chyprée de Vol de nuit de Guerlain (1933), tout en coupant l’essentiel des notes ambrées. Le départ, vert et vif, fait la part belle aux aldéhydes, au galbanum et aux touches aromatiques, pour laisser place à un cœur floral de rose, de jasmin, de gardénia, d’iris et de narcisse. Son fond mêle admirablement les notes chyprées et poudrées à des accords ambrés et cuirés. L’ensemble, relativement androgyne, est d’une élégance absolue, et le gris perle semble être sa couleur naturelle.
Miss Dior est initialement présenté dans un flacon amphore à anneaux en verre clair, à tirage très limité. Face à la demande croissante, le flacon est modifié au début des années 1950, et sa production, standardisée et industrialisée. Il évoluera avec le temps et selon les déclinaisons en eau de toilette, eau de Cologne, puis esprit de parfum. Miss Dior (aujourd’hui vendu sous le nom Miss Dior original) est la quintessence du style du plus grand couturier de l’après-guerre.
De manière plus confidentielle, 1949 marque la naissance de la première fragrance d’Edmond Roudnitska pour Christian Dior : Diorama, un chypre fruité s’articulant autour d’un très beau jasmin, d’une prune charnue et d’une pincée de cumin. Un parfum relancé en 2010, conservant l’esprit et les nuances de l’original. En tout point superbe.

Ces parfums constituent quelques exemples de ce que la parfumerie moderne nous a offert de meilleur. Véritables best-sellers dès leur sortie et pendant des décennies, ils sont devenus ce que l’on appelle désormais de « grands classiques ». Malgré les régulières reformulations – notamment imposées par diverses recommandations et réglementations –, ils continuent néanmoins d’inspirer nombre de créations contemporaines : quand on respire Féminité du bois de Serge Lutens, La Panthère de Cartier, Kenzo Jungle ou Jubilation 25 d’Amouage, on retrouve l’esprit de Femme. Et sur Fidji de Guy Laroche ou Œillet sauvage de L’Artisan parfumeur plane encore l’ombre de L’Air du temps

Visuel principal : Libération de Paris, 29 août 1944, © DR. Source : Internet Archive Book Images/flickr.com

Notes

Notes
1 Deux témoignages récemment publiés sur Nez font mention de ce parfum fondateur : celui de Camille Goutal et celui de Mathilde Laurent.

À lire également

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Avec le soutien de nos grands partenaires

IFRA