Des odeurs ou un sort ! – Un conte d’Halloween

Si la fête d’origine celtique connaît plus d’engouement outre Atlantique, elle est devenue, chez nous aussi, l’occasion de nous plonger dans une atmosphère automnale, à la lueur des bougies. Pour célébrer à notre manière cette tradition, nous vous proposons un conte d’Halloween olfactif, où l’on croise un chercheur et un parfumeur, entre odeur de la peur et sillage d’un fantôme…

Je rentre du travail, un peu fatiguée ; le bruit environnant, habituel, pèse sur mes épaules. Je pense vaguement à ma journée, à demain, aux courses à faire. Mais des rires me tirent de ma torpeur : quelques enfants déguisés courent entre les passants pressés de quitter les transports. Citrouilles géantes, fantômes immaculés et zombies souriants vont quémander avec malice leurs bonbons. C’est Halloween, c’est vrai : j’avais oublié. Le souvenir de ces soirées déguisées me réconforte et me rend plus légère, et me voilà déjà sur le pas de ma porte. 

La nuit est déjà tombée lorsque je la franchis. Enfin chez moi ! Pour me mettre dans l’ambiance, j’allume une bougie : son odeur de fruit vert, à la fois végétal, lacté, lactonique et musqué, se répand dans toute la pièce. Ronde, comme un cocon à l’image du fruit qu’elle entend interpréter, la Citrouille de Diptyque diffuse amplement ses effluves confortables, crémeux, légèrement épicés, qui me mettent l’eau à la bouche. 

Bougie Citrouille de Diptyque, en édition limitée.

Cela me donne envie de cuisiner une tarte pour ce soir. En coupant ma courge, cis-3-hexenol évoquant l’herbe coupée et diacetyl aux notes beurrées me montent au nez. Après l’avoir faite revenir à la poêle pour attendrir sa chair orangée, je l’arrange sur une pâte brisée. Une pincée de cannelle et de muscade, quelques morceaux de châtaigne, un peu de sel, et hop, au four ! 

Mais lorsque je reviens vers le plan de travail, c’est une autre odeur, nettement moins agréable, qui me surprend : quelques gouttes de sang, ferreux et rappelant la viande fraîche en raison de l’époxydécénal qui le compose, brillent sur le couteau. Mmmh… J’ai sûrement dû me couper ; mais, fait étrange, je ne trouve pas de trace sur mes mains… Un frisson me secoue, et l’on sonne à la porte au même moment : je sursaute. Une seconde plus tard, respirant un bon coup, je me retrouve nez à nez avec des petits monstres qui attendent leurs trésors sucrés. Une poignée dans chaque chapeau magique, et j’échappe ainsi au sort menaçant d’une sorcière transportant baguette et balai. La porte refermée, entre deux états, j’ai soudain la crainte de sentir mauvais, après toute ces émotions. Cette peur, qui tourne à la pathologie, porte même un nom : l’autodysosmophobie, à ne pas confondre avec la phantosmie, qui a été l’une des conséquences du Covid-19, et qui consiste à percevoir des odeurs – le plus souvent désagréables – sans qu’il n’y ait de source objective. 

Je cherche à me ressaisir : direction l’armoire à parfums, et restons dans le thème ! Côté citrouille, Like This d’État libre d’Orange me plonge dans l’univers fantastique de Tilda Swinton imaginé par Mathilde Bijaoui de Mane : un crumble de potiron, réchauffé d’immortelles et d’épices, qui me rassure par son côté alimentaire et velouté. Juste à côté, le flacon souple de Fabulous me de Paco Rabanne reflète mon visage déformé sur sa surface métallisée : j’en vaporise sur mon poignet, et y retrouve la chair de la courge mêlée de rhubarbe, dans un cocon de vanille amandée.

État libre d’Orange, Like This, 2010

Un éclat de métal frappe soudain le sol, me tirant de mes rêveries olfactives. Je me retourne rapidement : le couteau est à terre, tournoyant encore, répandant les gouttelettes pourpres sur le carrelage froid. Effrayée, le cœur battant, les muscles tendus, j’écoute avec attention, le souffle court. Le bruit régulier du four se superpose à ceux, plus aléatoires mais plus sourds, des sons extérieurs : sifflement du vent, pas hâtifs sur le feuillage du sol, portes que l’on ouvre ou que l’on ferme. Les odeurs familières de la pièce, bois ciré, courge dans le four, bougie qui se consume, me réconfortent peu à peu. 

J’ai eu si peur que j’ai l’impression que si quelqu’un rentrait dans la pièce, il le saurait rien qu’à vue de nez, malgré le parfum que j’ai mis pour me rassurer. Mon téléphone sonne : improbable coïncidence, c’est Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS… Il tombe à pic, j’en profite pour le questionner sur l’odeur de la peur ; il semble intarissable sur le sujet : « Les études sur la peur s’ancrent dans le cadre des recherches sur les contagions émotionnelles, positives ou négatives, qui ont lieu depuis une grosse dizaine d’années. Pour que les résultats soient probants, on procède à diverses mises en situation, du visionnage d’un film d’horreur au saut en parachute, en posant des coussinets sous les aisselles des individus. Lorsqu’on fait sentir ces odeurs axillaires à des personnes qui n’en connaissent pas l’origine, celles-ci s’accordent en grande majorité à dire qu’il s’agit d’une odeur de peur – comme l’on sait désormais qu’il y a de même des odeurs de joie – et les mesures parallèles de paramètres corporels (tension artérielle, rythme cardiaque…) concordent avec cette affirmation. On ne sait pas précisément de quoi est composée l’odeur de peur : c’est un ensemble complexe, particulièrement chargé en stéroïdes, en androstérone, et en acides gras. Elle correspond à une réaction physiologique : lorsque j’ai peur, mon corps met tous ses systèmes cérébraux en marche pour que je puisse me défendre. Au niveau neuronal, c’est notamment l’amygdale, une structure qui est composée de neurones impliqués dans les émotions, qui est activée. Le cerveau envoie un signal d’activation déclenchant la décharge d’adrénaline dans le sang par les surrénales, ce qui permet de signaler très rapidement à tout le corps qu’il faut se préparer à fuir : le rythme cardiaque et la respiration s’accélèrent, les yeux se dilatent, les muscles se contractent, la température corporelle augmente…
Chez l’homme, il est difficile de savoir s’il y a des odeurs animales qui provoquent la peur de manière innée, comme c’est le cas pour la souris avec l’urine de renard. Mais l’odeur de brûlé fait partie de celles qui provoquent cette réaction physiologique. Compte tenu de l’importance vitale de cet axe entre le système olfactif et le corps, les personnes anosmiques, qui sont dépourvues de ces signaux, vivent dans un état de stress permanent, parce qu’elles savent que leur odorat ne peut pas les protéger des incendies, par exemple.
C’est un handicap sensoriel majeur dans la vie quotidienne, qui concourt certainement au fort taux de dépression dont souffrent ces personnes. 
Et l’on sait aussi que l’odorat va teinter émotionnellement notre perception du monde environnant : en présentant à un individu qui sent la sueur de stress un visage neutre (même s’il ne la perçoit pas de manière consciente), il l’interprète comme un visage apeuré. Ceci nous rappelle que les odeurs sont le moyen de communication le plus ancien, qui permettent de faire part d’un danger même avant qu’il ne soit visible, et même avant que l’on ne sache parler. »

À défaut d’être rassurée, me voilà donc informée : si je veux effrayer ceux que je rencontre, j’opterai dans mon armoire à parfums pour Bois d’ascèse de Naomi Goodsir ou Cuir de Mona di Orio, pour leurs notes fumées incandescentes. Ou peut-être pour les odeurs métalliques sanguines (mais pas que) de Sécrétions magnifiques d’État libre d’Orange, ou encore celles évoquant la chair animale et sa fourrure dans M/Mink de Byredo ? 

Gustave Courbet, Le Désespéré, 1843

Bon, il faut que je pense à autre chose ! Mon nez m’indique que ma tarte est prête à être dégustée, voilà une bonne nouvelle. Je m’installe sur le canapé, une fois n’est pas coutume, un plaid sur les genoux, à la lueur de la bougie dont la flamme vacille tranquillement. La pâte croustille puis fond dans ma bouche, la citrouille crémeuse s’y mêle, douce et épicée à la fois. Un délice ! Mon regard se pose machinalement sur le sol, où je remarque la présence d’un papier annoté. Délaissant ma fourchette, à moitié perdue dans mes pensées, je me penche un peu pour le lire :

« Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;
Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais bouillir et je mange mon cœur,

Par instants brille, et s’allonge, et s’étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur.
À sa rêveuse allure orientale,

Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C’est Elle ! sombre et pourtant lumineuse. »

Je reconnais la première partie du poème Le Fantôme, de Baudelaire, visiblement déchirée des Fleurs du mal. Que fait-elle là ? Intriguée, j’explore la pièce du regard et… Oui, là, juste à l’endroit où était posé le papier, il semble y avoir une sorte de trappe qui se découpe dans le parquet lisse et brillant. C’est absurde, je ne l’avais jamais vue… J’essaye de l’ouvrir, elle cède et découvre des marches. Sûrement une cave : pourquoi les anciens propriétaires ne l’ont jamais mentionnée ? Prête à y découvrir des trésors oubliés, je m’y engage, tout feu tout flamme. Dans l’obscurité poussiéreuse, sourde et étouffante, j’aperçois une porte, décorée d’un écriteau : « Centre culturel d’Alban Mainville, Toulouse, 2021 : exposition “De la matière à l’esprit” ». Prenant mon courage à deux mains, de plus en plus intriguée, j’en tourne la poignée : une musique flotte dans l’air, se mêlant à la fragrance aldéhydée, blanche, mais aussi ronde et boisée qui emplit la pièce. Je frissonne, comme traversée par un souffle étranger. Pierre Bénard, parfumeur et fondateur de la société Osmoart, que j’ai rencontré récemment lors d’un colloque, se trouve dans la pièce. Il m’invite à sentir ses « olfactoriagmi » où sont déposées les matières premières de son parfum de fantôme, Yurei : immortelle à la symbolique forte, cèdre imputrescible utilisé pour les sarcophages, patchouli boisé, ciste résineux capable de renaître de ses cendres… Le parfumeur m’explique sa démarche, visiblement pas plus perturbé que ça par notre présence ici : « J’ai imaginé l’odeur d’un fantôme comme une allégorie du parfum : à la fois présent autour de vous, transparent et impalpable, c’est un messager qui fait la connexion entre morts et vivants. Le parfum – dans son sens originel de per fumum – est lui aussi sous-tendu par cette notion : on brûle de l’encens pour communiquer avec l’au-delà, on embaume les corps… Je rappelle cette idée avec l’oliban. J’ai aussi créé un accord encaustique, pour figurer une maison habitée, hantée. Un accord aldéhydé, créé uniquement à partir de molécules de synthèse, évoque un fer à repasser qui glisse sur le suaire, le drap du fantôme. J’ai aussi repris l’accord « hug me » que l’on doit à Sophia Grosjman, mais en remplaçant la Galaxolide par un autre musc de synthèse, le Phantolide, tout indiqué pour ce projet ! Cet accord, comme son surnom l’indique, enlace, fait ressentir une présence, comme une aura – et me permet aussi de citer mes mentors en parfumerie, de dire que celle-ci a une histoire. C’était l’un des objectifs de ce travail, et d’Osmoart en général : positionner le parfum comme création artistique et non plus seulement comme produit commercial, pour qu’il inspire un public plus varié, tout en faisant œuvre de pédagogie afin de transmettre des connaissances.
Et ce projet, nous l’avons porté à plusieurs : le nom du parfum, Yurei, vient de « Yūrei-zu », un genre de l’art japonais consistant en images peintes ou estampes de fantômes. Pour le représenter, outre une série d’étude photographique d’une concrète de rose damascena que j’ai exposée et qui dévoile la capture de l’âme de la fleur, de son essence, il y a la photographie de Nicolas Sénégas. Celui-ci a capturé les volutes de la contorsionniste Lise Pauton : un écho puissant aux premières estampes japonaises où le fantôme est représenté sans pied ni jambes, mais aussi à cette danse du corps obscur qu’est le
buto. Dans ses mains, les fleurs de pavot font un clin d’œil aux Paradis artificiels de Baudelaire. J’ai également composé la musique que vous entendez, avec les voix de Miku Koyama pour sa lecture de la version japonaise du poème “Le Parfum” de Charles Baudelaire et celle du chanteur Wilfried Besse pour les paroles, accompagnée des images de Margot Lançon ». 

La contorsionniste Lise Pauton, photographiée par Nicolas Sénégas.

Faisant un pas de côté, Pierre Bénard m’invite à ouvrir une autre porte, où l’inscription indique : « De la matière à l’esprit, Halo 2 : château du Domaine de Caladroy, Pyrénées Orientales, août 2022 ». Allons-y ! C’est un lieu plus délabré, propice à créer une atmosphère hantée. Des dame-jeanne anciennes, grosses bonbonnes de verre, exhalent les effluves des matières premières. Et le parfum de la dame blanche, figuré par le jasmin, habite les lieux. « Cette série est aussi une manière de dire que chacun possède son propre fantôme, et de créer des espaces qui puissent toucher tout le monde, initiés ou non, enfants et adultes, car il y a différentes approches entremêlées offrant différentes grilles de lecture. Nous aimerions prévoir un Halo 3 dans un autre lieu, pour une nouvelle variation », termine Pierre Bénard avant de me laisser repartir, toujours accompagnée par le parfum d’un esprit errant, qui me semble désormais plus familier. 

Bercée par ces rêveries fantomatiques, je suis un chemin en pierres moussues, planté de bougies vertes à l’odeur vanillée qui m’évoque les bonbons que je dégustais à la même époque lorsque j’étais enfant – mes yeux glanent leur nom : Lord of Misrule, de Lush. 

Lush, Lord of Misrule, en édition limitée.

Lorsque j’ouvre les yeux, je suis allongée dans mon canapé. Je regarde l’horloge : il est bientôt 8 heures. J’aurais donc dormi tout ce temps ? Les parfums, les couleurs et les sons s’entrechoquent encore dans mon esprit, tandis que le jour des morts m’accueille dans tout son hommage festif aux âmes de ceux qui nous ont quitté : au Mexique, les autels se chargent encore d’offrandes à la mémoire de défunts. Pour ce nouveau jour, De Los Santos de Byredo sera tout indiqué : encens rituel, sauge purificatrice et fraîcheur résineuse y célèbrent la vie dans un voile musqué qui m’apaise et illuminent l’atmosphère. Lorsque je me dirige vers l’armoire à parfums, je remarque que la trappe de la veille a disparu : je retrouve pourtant bien le poème, juste à côté de l’assiette où ne restent que quelques miettes de la part de tarte, mais il est plié en petit origami et porte encore un instant, j’en suis sûre, l’odeur du fantôme sentie cette nuit, avant de disparaître à demi pour venir hanter ma mémoire, alors que le soleil perce chaleureusement entre les rideaux.

Byredo, De Los Santos, 2022

Visuel principal : Henry Fuseli, Le Rêve du berger, 1793

Dissonance olfactive, entre discours et réalités

Champs de roses à Grasse, patchouli écoresponsable et quelques gouttes de la plus belle lavande bio : à les entendre, les marques mainstream remplissent exclusivement leurs flacons d’extraits de nature toujours plus durable, plus éthique, plus consciente. Tout cela sans manquer de s’assurer qu’ils constitueront les meilleurs succès de l’année, proposés en plusieurs dizaines de déclinaisons, rentabilité oblige. Et si la parfumerie grand public essayait de parler autrement de ses créations ?

Au printemps dernier, la presse spécialisée comme généraliste, nationale comme régionale, et bien sûr les réseaux sociaux en tout genre semblent avoir été submergés par un tsunami de roses : une grande marque inaugurait alors un somptueux domaine à Grasse, consacré à la culture de la reine des fleurs, et avait invité à tour de bras journalistes et influenceurs à un voyage de presse afin de découvrir ce nouveau « site écologique » dont l’acquisition était présentée comme « une stratégie d’intégration verticale de culture de plantes à parfum pour permettre l’innovation durable et responsable autour de son ingrédient identitaire »

Avalanche de roses
Il est bien sûr tout à fait louable qu’une maison appartenant à un grand groupe soutienne la culture des plantes à parfum, ou veuille protéger certaines espèces végétales en voie de disparition et c’est parfaitement logique qu’elle communique dessus. Mais le sentiment qui m’est venu face à toute cette avalanche de roses envahissant les écrans, c’est qu’il devenait presque tentant de finir par croire que la parfumerie ne se résumait qu’à ça : des fleurs dans des champs grassois et des pétales dans des sacs en toile de jute. N’oublions pas la subtile apparition d’un centième flanker du best-seller féminin mondial de ladite marque, une déclinaison en extrait incorporant dans sa formule une quantité – qui n’est bien entendu jamais précisée – de « roses centifolia biologiques récoltées à Grasse » mariées à « de précieuses fleurs d’iris [sic] [1]En parfumerie, ce sont les rhizomes d’iris qui sont extraits, pas les fleurs. », mais aussi « la bergamote, le poivre rose, l’accord de plantes vertes, le jasmin, le patchouli, l’accord gourmand et le bois ambré »
Nous y voilà. Aujourd’hui, lorsqu’on parle d’un parfum (surtout celui qui doit se vendre en grands volumes, hein, entendons-nous bien) c’est à coups de clichés de domaines au milieu des champs. Mais pour écouler les flacons, c’est surtout à coups d’accords gourmands et de bois ambrés. Dissonance cognitive et olfactive : à quelques rares exceptions près, on laisse tout le monde croire – par le biais d’une désinformation généralisée de la part des marques et d’un cruel manque de culture olfactive – que les flacons ne sont remplis que de nature, la plus clean et durable possible. Mais on s’assure tout de même d’un « liking » maximum lors du « sniff-test », grâce à une synthèse qui, si elle est rarement mise en avant, est pourtant devenue indispensable pour bâtir ces blockbusters plus que rentables. L’accord gourmand qui fait grimper les résultats des tests consommateur et les puissants bois ambrés en fond grâce auxquels « mon parfum il tient et mon sillage il tue », c’est bien grâce à elle. Même si elle est souvent absente des discours des marques, la synthèse contribue par ailleurs sans doute davantage à une parfumerie durable et clean que les débauches de moyens déployées pour mettre en lumière un domaine grassois consacré à la rose, mais bref, ceci est un autre débat, même s’il est loin d’être anodin. 
En braquant ainsi le projecteur sur une partie absolument anecdotique de la parfumerie (oui, la culture de la rose à Grasse, c’est marginal par rapport à l’ensemble de la production de rose dans le monde, et encore davantage comparé à tout ce qui sent la rose sur le marché) on occulte complètement une réalité tout autre : celle d’une parfumerie ultra-calibrée, blindée de captifs de synthèse, de notes sucrées et de bois ambrés. Je ne parle évidemment pas ici des marques plus confidentielles qui, choisissant d’injecter plus de moyens dans leurs formules que dans la communication et s’affranchissant d’une obligation de succès, se permettent d’utiliser ces matières naturelles de manière plus intelligente et perceptible. Heureusement qu’elles existent, mais elles restent, hélas, peu nombreuses.

Rabâchage sans fin
La plupart les dossiers de presse envoyés aux journalistes aujourd’hui ne parlent que de ça : le naturel, les matières les plus nobles, les plus précieuses, souvent d’ailleurs toujours les mêmes citées à l’envi pour tenter de décrire la nouveauté, dans un effet de rabâchage sans fin, et sans aucune pertinence pour décrire vraiment le parfum. On reste ainsi souvent sur sa faim après avoir lu ces listes d’ingrédients a priori fort appétissants, lorsqu’on découvre qu’ils ont le plus souvent été dilués à l’extrême dans des accords racoleurs qui ne rendent pas vraiment hommage à la nature. Imaginez la plus rare des truffes blanches employée en pincée dans une nouvelle recette de frites de fast-food, gorgées d’huile et noyées dans le sel ?

Prenons par exemple cette marque italienne qui « rewrite » son grand classique masculin en promettant de bousculer « les archétypes dépassés de la masculinité », de mettre « en avant l’expression de soi et l’importance des relations authentiques » tout en assurant bien entendu de « son engagement en faveur du développement durable », tout cela évidemment à grand renfort d’ingrédients les « plus beaux » mais aussi « précieux » et « fins » : on retrouve ainsi au programme les éternels bergamote de Calabre, sauge sclarée de Provence, iris résinoïde du Maroc, bois de cèdre de Virginie et fève tonka du Brésil pour un parfum aussi percutant que raffiné (tout porte bien sûr des lettres capitales, comme si cela donnait un supplément de noblesse, et l’impact carbone de toutes ces ingrédients exotiques n’est évidemment pas un sujet). Demandez à n’importe quel parfumeur aguerri ce que sentirait un mélange de ces seuls ingrédients, peu importe les proportions : au mieux, un joli spray apaisant d’aromathérapie. 
Une femme anosmique congénitale (qui n’a jamais senti de sa vie) relevait d’ailleurs récemment que, lorsqu’elle lisait une pyramide olfactive, elle n’avait aucune idée de ce que pouvait sentir le parfum. En effet, ces informations sont totalement privées de correspondances avec d’autres sens ou sensations, qui par le biais de la synesthésie, pourraient offrir davantage d’informations intelligibles pour se représenter une odeur (et pas que pour les anosmiques !) que des listes de plantes.

Dans cette autre variation d’un classique d’une grande maison, c’est « une superbe essence de mandarine d’Italie, issue de l’agriculture biologique » et un « subtil mariage d’essence et d’absolu de rose » qui ont été choisis par la parfumeuse, comme si c’était la présence de ces lignes dans la formule qui allait tout changer. 
Oui, les naturels, c’est superbe, cela procure une richesse et une épaisseur inégalables à une formule, loin de moi l’idée de dire le contraire. Et oui, les maisons de composition redoublent d’efforts et de moyens pour pouvoir offrir à leurs parfumeurs les plus belles qualités, produites dans des conditions les plus vertueuses possible, on ne le redira jamais assez. On peut même d’ailleurs composer de sublimes parfums uniquement grâce à eux quand on sait s’y prendre. Mais laisser croire que leur simple présence suffirait à atteindre une qualité soi-disant supérieure est une vaste supercherie. Il est nécessaire de le dire et de le répéter : ce qui aboutit à un beau parfum, ce sont certes de belles matières, mais c’est aussi et surtout le talent d’un (ou plusieurs) parfumeur expérimenté et doué, doublé d’une idée, d’une envie, d’une histoire, d’une vision. Si cette dernière se limite, comme on leur demande hélas le plus souvent, à remporter le test consommateur en finale de la core list [2]Liste des maisons de compositions sélectionnées pour avoir le droit de répondre aux briefs d’une marque, pour une période donnée., cela ne mène jamais bien loin. On tourne en rond entre son petit accord gourmand, son fond de bois-qui-pique, sa lavande de Provence et ses quelques ppm [3]Partie par million, soit 0,0001% de la plus belle rose de Grasse, on ressemble à tout le reste et on pond un parfum à l’intérêt plus que limité, sauf peut-être pour ceux qui se gargarisent des bons résultats de ses ventes, puis, un peu plus tard, des trophées qui viendront valider son succès. Est-ce pour cela que les marques ne souhaitent pas davantage éduquer leurs consommateurs, préférant les laisser dans une forme d’ignorance propice à l’achat « coup de cœur », dénué de temps de réflexion et provoqué par la première mouillette qu’on leur met sous le nez ?

Tout se passe comme si la parfumerie était une sorte de recette de cuisine de luxe : il suffirait de sélectionner les matières les plus fines, exotiques et photogéniques du monde, de touiller et hop, vous voici avec une fragrance garantie « aussi percutante que raffinée ». Mais même en gastronomie, c’est moins caricatural : que diriez-vous si, pour évoquer le travail d’un grand chef pâtissier dans un article, au lieu d’aborder la dimension gustative, créative, artistique, sensorielle, on ne vous montrait que des champs de blé ou de betterave, et des montagnes de sacs de farine ! La réalité de la création est tellement éloignée de cette vision simpliste que ça en serait presque drôle si ce n’était pas devenu la norme.

Les briques du parfum
Si vous avez l’occasion (pas facile) de consulter une formule [4]Voir par exemple la formule de L’Heure perdue de Cartier dans notre article consacré à son développement., vous constaterez que la plupart des ingrédients indiqués vous sont totalement inconnus ou ne semblent pas décelables olfactivement, et ce même pour des compositions 100% naturelles. C’est qu’on y voit surtout les briques du parfum, celles qui lui donnent sa forme, sa structure, et qui une fois combinées, composent les accords reconnaissables, tandis que ceux qui sont revendiqués sont souvent étonnamment peu, voire pas présents. La formule surprend toujours le non-parfumeur, car elle est l’opposée de la pyramide olfactive, employée quant à elle à des fins commerciales pour simplifier les principales notes, plus ou moins perceptibles, mais simples à comprendre.
Un peu comme si pour décrire les matériaux qui constituent une maison, on ne parlait que du marbre de la cheminée, du chêne du parquet et de la peinture pistache de la chambre d’enfant, négligeant totalement d’évoquer les briques, parpaings, charpentes, fils électriques et autres tuyauteries qui la composent réellement et sans lesquels elle ne tiendrait pas debout pas, elle n’existerait pas.
Est-ce que divulguer les formules aiderait à rendre la parfumerie plus éthique ? Certaines marques de niche (J.U.S, Éditions M.R., The Observer Collection, Bastille…) s’y essayent, par souci de transparence, mais la pratique reste marginale et parfois un peu détournée. 
Le parfumeur Christophe Laudamiel (dont une interview paraîtra le 2 novembre dans le cadre de ce dossier) a d’ailleurs récemment lancé un appel à la donation et à la publication des formules, traditionnellement conservées dans le plus grand secret par les maisons de composition pour protéger leurs créations du plagiat. Il défend l’argument que celles-ci peuvent être obtenues assez précisément via des résultats de GC (chromatographie en phase gazeuse, technique permettant d’analyser le contenu d’un flacon) et sont maintenant facilement disponibles moyennant finance. Selon lui, ces GC n’étant pas la propriété des maisons de compositions, le public devrait donc pouvoir y avoir accès pour voir comment tout cela fonctionne, avoir un autre son de cloche que les discours de marques et mieux défendre ainsi indirectement les fermiers et les chimistes. Le parfumeur défend par ailleurs activement une obligation pour les marques de mentionner le dosage des matières premières naturelles qu’elles revendiquent dans leurs compositions. Certes, certaines matières sont très puissantes et il n’est pas nécessaire de beaucoup les doser, mais lorsqu’on se targue d’assurer aux fermiers un revenu suffisant, il faut utiliser bien plus que quelques ppm. Et le prouver.

Beauté singulière
En attendant que tout cela prenne forme un jour, on l’espère, comment l’industrie pourrait-elle parvenir à faire évoluer cette dissonance qui nous éloigne de l’essence même du parfum, pour révéler ce qui en fait la vraie beauté ? Comment continuer de mettre en valeur les réelles pratiques vertueuses menées en amont dans la culture, la production, la transformation des plantes à parfums, mais aussi dans les progrès immenses réalisés dans la synthèse, les innovations qui permettent de produire mieux, de moins polluer et de mieux rétribuer tous les maillons de la chaîne, tout en célébrant l’audace, la virtuosité et le talent d’un créateur ? En évoquant davantage sa capacité à nous surprendre, à nous séduire, à nous rendre émus, parfois troublés, le plaisir éprouvé de porter et sentir des parfums à la beauté singulière, sur soi ou sur les autres, les chérir dans leur diversité et leur personnalité, nous remémorer grâce à eux des souvenirs et des sentiments lointains qui reviennent pourtant comme par magie et qui nous rendent heureux. Car c’est bien en cela que réside la beauté d’un parfum : l’émotion qu’il peut nous procurer. Tout le reste n’est que remplissage quand on n’a rien d’autre à dire. Paradoxalement, les publicités ne cessent de vouloir mettre en scène cette émotion, mais celle-ci se réduit toujours à un archétype caricatural de séduction et de désir déconnecté du parfum lui-même. 

Après la bataille menée pour une parfumerie plus durable et respectueuse de l’environnement, gageons que les prochains grands enjeux de l’industrie pourraient être dans une meilleure communication, plus transparente, juste et honnête, qui ne pourra que lui être bénéfique.

Visuel : Redemption, Julius L. Stewart, 1905, huile sur toile, La Piscine, musée d’art et d’industrie, Roubaix.

___
DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 En parfumerie, ce sont les rhizomes d’iris qui sont extraits, pas les fleurs.
2 Liste des maisons de compositions sélectionnées pour avoir le droit de répondre aux briefs d’une marque, pour une période donnée.
3 Partie par million, soit 0,0001%
4 Voir par exemple la formule de L’Heure perdue de Cartier dans notre article consacré à son développement.

L’odeur du noir : une chronique olfactive de Céline Ellena

Le peintre Pierre Soulages vient de s’éteindre ce mercredi 26 octobre, à l’âge de 102 ans. Ses célèbres « outrenoirs » ont parfois inspiré les parfumeurs, comme Thierry Wasser pour son Néroli outrenoir chez Guerlain, ou encore Bertrand Duchaufour pour Corpus Equus chez Naomi Goodsir. Une des expositions de l’artiste au Centre Georges Pompidou avait par ailleurs suscité chez la compositrice de parfums Céline Ellena, membre du collectif Nez, l’écriture d’une chronique olfactive parue dans le quatrième numéro de la revue Nez, en octobre 2017.

Pierre Soulages expose au Centre George Pompidou ses œuvres noires, silencieuses et sensibles. Un immense cube blanc ponctue la fin de la visite. Je franchis le seuil de cette boîte étrange et tombe dans le noir d’une salle de projection. Sur ma gauche, parmi les silhouettes immobiles adossées à la cloison, je devine un espace libre dans lequel je me glisse. 

Nous sommes nombreux. Les plus chanceux s’alignent assis, épaule contre épaule, sur les quelques bancs disposés devant l’écran ; les plus souples, posés en tailleur, forment des grappes irrégulières de part et d’autres des accès calfeutrés par de lourdes lames en tissu verni ; les plus endurants demeurent debout, dispersés dans les coins. La température est élevée. L’atmosphère humide. Je ne vois rien. À peine si je distingue un son. Mon nez est vissé à l’odeur qui imprègne ce lieu plongé dans le noir. J’éprouve une extrême difficulté à distinguer, puis séparer chaque information, en l’absence de courant d’air.

À cet instant, Soulages nous regarde depuis la caméra et s’exclame : « Il fait chaud, non ? », en retirant sa veste. La salle glousse, complice, et les corps soudain s’agitent, provoquant une légère turbulence. Une saute de vent que je capture. Je renifle des fragments d’armoise taillés comme un costume trois-pièces, des copeaux de bois de cèdre, un chapelet de graines de coriandre ou de carvi, un rameau de feuilles vertes délicieusement frais, un fouillis de lianes âpres, une pelote de fibres de coton, un bonbon à la violette, une mesure de levure boulangère, trois brins de lavande, un soupçon de vétiver qui ressemble à de la réglisse noire (ou bien, l’inverse), de la pâte d’amande, du savon traditionnel, le remugle des fesses chaudes posées sur les gradins en plastique, celle fine et moite produite par les haleines… Enfin, la chlorophylle échappée de deux ou trois ruminants discrets.

Soulages poursuit ses explications à propos de l’outrenoir. Comment le noir offre toute sa diversité et ses tonalités au frôlement de la lumière : lorsque le regardeur se déplace autour du tableau, le noir change, et pourtant, « c’est fait avec le même noir ». Je savoure ce plaisir rare, nez sur l’évidence. Je prends soudain conscience que je suis suspendue au magma odorant qui offre une infinité de possibles au hasard des trajectoires et des superpositions qui glissent sous mon nez plongé dans le noir.

Confinés dans le cadre singulier de cette salle de projection, les miasmes forment une boule compacte, impénétrable. Ce lieu obscur concentre une fragrance, en apparence homogène, formée par les visiteurs qui abandonnent sans ambages leurs empreintes olfactives et l’ajoutent aux précédentes. Le flux des curieux qui entrent ou sortent, qui cherchent une place où se poser, génère des remous, des ondes capiteuses capricieuses. L’analogie avec les paroles du peintre m’amuse. Le déplacement des molécules dispense des nuances dans la masse uniforme, un « reflet sur les états de surface de la couleur noire ».

Visuel : Pierre Soulages, Peinture 293 x 324 cm, 26 octobre 1994, source : www.pierre-soulages.com

Transformer les discours de la parfumerie

Mythes, légendes, mises en lumière trompeuses, distorsion de la réalité : l’industrie de la parfumerie s’est depuis longtemps entourée d’un culte du secret, du mystère, voire du mensonge. Véhiculant du rêve, certes, mais souvent en décalage avec la vérité, ses discours entretiennent un manque cruel de pédagogie et d’éducation olfactive auprès du public. Et si le moment était venu de faire bouger les lignes ? Tour d’horizon des différentes problématiques et des possibilités pour faire naître un discours plus juste et plus honnête.

Si l’on a souvent insisté sur le silence entourant l’odorat, sens longtemps peu considéré par les sphères intellectuelles, on parle moins des discours actuels de la parfumerie à l’intention du public. Lorsqu’on les observe de près, on ne peut que déplorer une approche répétitive, fragmentaire et donc lacunaire, systématiquement centrée sur les matières premières naturelles, qui seules semblent pouvoir servir de jalons pour décrire les nuances olfactives, au détriment de tout le reste, alors même que la plupart d’entre nous ne connait pas, ou très peu lesdites matières. Les matières synthétiques, qui occupent cependant une place prépondérante dans les formules des blockbusters, restent quant à elles trop souvent les parias des dossiers de presse, malgré l’effort poursuivi depuis plusieurs années pour leur développement plus durable.

Certes, parler des odeurs demeure dans nos sociétés difficile – justement la faute à un manque d’éducation – mais certains ont prouvé qu’il y avait mille façons de le faire, de manière accessible et vertueuse. 

Si les parfumeurs sont désormais plus régulièrement mis en avant dans la presse ou sur les réseaux sociaux, ils demeurent hélas souvent effacés derrière la marque et son message formaté, ayant peu l’occasion de tenir un discours personnel, concret et instructif sur la création et sur leur démarche. Les parfumeurs – ou les directeurs artistiques qui prétendent parfois l’être – semblent par ailleurs être les seuls et uniques créateurs, éclipsant tous les autres acteurs de la chaîne de production, des cultivateurs aux évaluateurs qui œuvrent dans l’ombre, sans jamais apparaître sur un quelconque générique…

Le chemin semble encore long pour que le discours se rapproche de la réalité de l’industrie et pour ouvrir les œuvres olfactives à l’appréhension de tous, de manière plus pédagogique, moins trompeuse, plus émancipée du marketing et davantage le reflet de l’intention et de la démarche créative. Cependant, nous caressons l’espoir qu’une autre voie est possible. Que notre vocabulaire est assez large pour évoquer des imaginaires plus nuancés, plus riches et plus dignes d’intérêt que des montagnes de pétales de roses ou des femmes photoshopées soupirant de désir… Que notre odorat peut être un outil fin pour saisir, percevoir et comprendre le monde qui nous entoure, et non pas un outil juste assez défaillant pour enrichir une industrie qui nous vend trop souvent des vessies pour des lanternes… Et qu’il est même un levier pour changer notre rapport au monde, en déplaçant notre relation à ce qui nous entoure, comme le dévoilent certains artistes qui interrogent ce sens et l’intègrent dans leurs œuvres.

Ce dossier vous propose un parcours varié et éclectique des différentes problématiques mais aussi des possibles solutions que peuvent soulever les discours autour du parfum et, plus largement, de l’odorat. 

Visuel principal : Gabriel Metsu, Jeune Homme écrivant une lettre (détail), 1665, Galerie nationale d’Irlande

___
DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Nez, la revue… de presse – #22 – Où l’on apprend que l’on mangeait autrefois des glaces à l’ambre gris, que le parfum des roses est dû à un virus et que le flair des chiens est lié à leur vue

Au menu de cette revue de presse, alléchants effluves de caramel, étourdissantes vapeurs d’essence et indémodables « parfums de vieille ».

Entre réchauffement climatique de plus en plus criant et hausse du prix des carburants, les voitures électriques battent des records de vente. Certains, cependant, semblent regretter l’odeur de leurs homologues thermiques – à tel point que Ford a demandé à la parfumeuse Pia Long de créer une composition qui plairait aux accros de l’essence, à l’occasion du lancement d’un de ses modèles électriques. Pourquoi certaines personnes sont accros à ses effluves entêtants ? Parce qu’ils sont associés à des souvenirs d’enfance, que nous y voyons un symbole de puissance ou que le benzène agit comme une drogue sur notre cerveau, lit-on sur le site Grist

Parmi les senteurs d’enfance qui ont parfois des effets addictifs, on citera cependant plus volontiers le caramel. Des chercheurs allemands ont identifié les récepteurs olfactifs qui nous permettent de détecter son délicieux fumet, parmi les 400 dont nous disposons, indique Sciences et Avenir. L’équipe a même mis en évidence deux récepteurs distincts : l’un activé par le furanéol (OR5M3), l’autre par le sotolon (OR8D1), ces composés aromatiques pouvant avoir une odeur de caramel à certaines concentrations.

Si le caramel au beurre salé fait partie du répertoire classique des glaciers, ce n’est pas vraiment le cas de l’ambre gris. On apprend pourtant dans un article de Smithsonian magazine qui explore cet ingrédient mythique de la parfumerie qu’il figurait dans la première recette de crème glacée connue. Suscitant toujours les convoitises, l’ambre gris conserve encore aujourd’hui une part de mystère, notamment quant à sa source : la thèse selon laquelle il est produit par les cachalots lorsqu’ils sont blessés par les becs de calamars qu’ils ingèrent n’est toujours pas prouvée, faute d’intérêt de la communauté scientifique. 

On connaît en revanche désormais l’origine du parfum des roses, nous annonce un article des Echos. Il est dû à un cocktail de plusieurs centaines de molécules odorantes, parmi lesquelles l’alcool phényléthylique, le citronellol et le géraniol – ça, on le savait déjà. Mais le laboratoire de biotechnologies végétales de l’université de Saint-Etienne, qui avait découvert en 2000 que ce géraniol n’était pas fabriqué par les mêmes enzymes dans la rose que dans les autres végétaux, a enfin percé le mystère de cette bizarrerie. Il est question d’un virus et d’une duplication accidentelle d’un chromosome chez l’églantier, à l’origine de la rose du jardinier.

Autre matière première emblématique de la parfumerie, la lavande serait en danger, alerte Public Sénat. Surproduction, prix en chute libre, concurrence de la Bulgarie, attaques de ravageurs, sécheresse, gel, réglementation européenne défavorable… La filière accumule les difficultés ces dernières années. Début août, le Sénat a fait voter une aide de 10 millions d’euros pour permettre l’arrachage de milliers d’hectares, diminuer la surface cultivée et sortir la lavandiculture du marasme. 

Non loin des champs de lavande, celle qui ne connaît pas la crise, c’est Grasse, nous dit Le Monde. Un temps délaissée, la ville attire à nouveau l’industrie du parfum. S’offrir ses propres champs de fleurs grassois, c’est le dernier leitmotiv des marques de luxe, de Lancôme à Dior en passant par Matière première, créée par le parfumeur Aurélien Guichard. La référence à la cité des Alpes-Maritimes sur les flacons devient un gage de qualité, d’authenticité, et un argument de vente à travers le monde, quelle que soit la proportion d’ingrédients locaux dans le flacon – certains commencent d’ailleurs à crier au « Grasse washing »…

À Grasse ou ailleurs, sentir les parfums de la nature améliorerait la santé mentale, d’après des chercheurs de l’université du Kent en Angleterre. Fleurs, écorces, tiges, feuilles… Dans le cadre d’une étude, l’équipe a examiné comment les odeurs perçues dans un environnement naturel contribuent au bien-être des individus au cours des quatre saisons. D’après les résultats, ces senteurs favorisent la relaxation et la joie de vivre.

Des travaux qui montrent encore une fois combien nous sommes sensibles aux odeurs, contrairement à ce qu’avançaient les penseurs du XIXe siècle, associant odorat et bestialité, et qui en concluaient donc que nos narines ne devaient pas être performantes, rappelle Joël Candau dans Le Monde. L’anthropologue des odeurs explique dans une interview le rôle primordial de l’odorat dans notre vie sociale, mise en lumière grâce au Covid-19, et revient sur les travaux scientifiques les plus prometteurs en cours dans le domaine, notamment concernant le langage des odeurs, lui aussi longtemps considéré à tort comme pauvre.

Les chiens ont du flair, c’est bien connu, mais ce qu’on ne savait pas jusqu’ici, c’est que leur odorat est lié à leur vue. Des chercheurs de l’université de Cornell ont réalisé des IRM sur 23 chiens, trouvant des connexions entre le bulbe olfactif, le système limbique et le lobe piriforme, où le cerveau traite la mémoire et les émotions, comme chez les humains, mais aussi des connexions jamais observées chez d’autres espèces animales avec la moelle épinière et le lobe occipital, qui traite les informations visuelles. Ce qui explique peut-être comment des chiens devenus aveugles parviennent si bien à s’orienter dans leur environnement.

Et on termine cette revue de presse avec le Harper’s Bazaar, qui publie un plaidoyer en faveur des « parfums de vieille ». Le magazine de mode se penche sur ces créations lancées entre les années 1920 et 1980 et devenues des classiques en même temps que des inspirations pour une foule de désodorisants, savons et même détergents. En écho au mouvement actuel visant à ne plus genrer les parfums, il serait peut-être temps d’arrêter de leur donner un âge, estime l’auteur de l’article. La perspective d’une génération Z s’appropriant le Shalimar ou le N°5 porté par leur grand-mère n’est pas pour nous déplaire…

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

Les notes salées : embruns et papilles

Souvent employées pour évoquer une atmosphère marine, les notes salées ont ceci de particulier qu’elles font référence avant tout au goût. Tour d’horizon de leurs spécificités physiologico–chimiques et de leurs interprétations olfactives, éclairé par les regards d’Aliénor Massenet (Symrise) et de Cécile Matton (Mane).

Lorsqu’on les interroge, les parfumeurs rattachent les notes salées aux qualificatifs de « minéral, ozonique, aquatique, embrun, marin », résume Cécile Matton de Mane. Aliénor Massenet, de Symrise, complète : « Il est dur de penser le salé en dehors des notes marines en parfumerie, car il renvoie à un goût, et non à l’odorat à proprement parler ». Or, les matières que l’on qualifie comme telles diffèrent selon notre culture culinaire : si nous rangeons la noix de coco dans la catégorie sucrée, ce n’est pas le cas du marché asiatique, par exemple, où l’ingrédient, utilisé dans les plats de résistance, n’est pas associé à la plage ou aux desserts comme en Occident. 
Puisque définir ce que peuvent être les notes salées semble ainsi de prime abord complexe, il n’est pas inutile de passer par la case physiologico–chimique afin de mieux comprendre de quoi l’on parle.

Profil physiologique 
Au sens chimique du terme, un sel est un cristal généralement soluble dans l’eau, formé par la combinaison d’un élément à charge positive (cation) et d’un autre à charge négative (anion). Ce que nous nommons « sel » dans le langage courant et que nous utilisons en cuisine est  le chlorure de sodium (NaCl), assemblage de sodium (Na) et de chlore (Cl), même s’il est parfois agrémenté d’autres sels comme le chlorure de magnésium. Connu depuis toujours pour ses propriétés conservatrices et pour son pouvoir exhausteur de goût – « comme aux couleurs il faut de la lumière, de même les aliments ont besoin de sel pour que le sens du goût soit excité » écrivait déjà Plutarque[1]Plutarque, Propos de tables, IV, trad. Victor Bétolaud –, véritable monnaie d’échange, à l’origine du mot salaire (salarium désigne en effet le sel distribué en allocation aux centurions), objet d’un impôt – la gabelle – au Moyen-Âge et à l’Époque moderne, il accompagne l’histoire de l’humanité.
On peut distinguer le sel marin, issu des marais salants (comme le sel de Guérande) du sel de gemme, issu de mines résultant de la présence d’océans il y a des centaines de millions d’années (comme le sel rose de l’Himalaya, qui doit sa couleur au fer qu’il contient).
Quelle que soit son origine, le sel est cependant imperceptible au nez, mais qualifié d’exhausteur de goût. D’une part, il stimule les glandes salivaires ; mais surtout, grâce à ses charges électriques, il provoque la fuite des molécules odorantes volatiles dans le fond de notre gorge – les précipitant par la voie rétro-nasale vers nos récepteurs olfactifs. Grâce au sel, nous ne percevons ainsi pas mieux le goût mais l’arôme des mets, peu soluble dans les milieux aqueux comme notre salive. Notre odorat, qui permet de capter ces arômes par voie rétro-nasale, constitue 80% de notre perception d’un aliment grâce à ses 400 types de récepteurs olfactifs différents. Cependant, le sel ne fait pas qu’amplifier notre perception gustative : il peut aussi diminuer la sensation d’amertume, et à forte dose celle du sucré.
Rappelons en effet que par la gustation, nous percevons principalement (mais pas exclusivement) cinq saveurs dites primaires : le salé, donc, mais aussi le sucré, l’acide, l’amer et l’umami (signifiant « goût savoureux », identifié par Kikunae Ikeda en 1908, mais depuis longtemps connu empiriquement). Ce dernier peut également être perçu comme salé : il ne s’agit alors plus d’une salinité minérale mais organique, principalement exprimée par le glutamate de sodium. Le salé peut également être attribué à d’autres composés que le chlorure de sodium, mais il est alors en général perçu comme désagréable, avec un arrière-goût amer. Bon à savoir : l’idée selon laquelle les capteurs des saveurs seraient répartis distinctement sur la langue est quant à elle totalement fausse, elle provient d’une erreur de traduction d’un article scientifique !
La perception du goût salé, enfin, est assurée par le canal ionique ENaC (Epithelial sodium channel) présent dans la membrane de cellules gustatives, mais il est possible que d’autres types de détecteurs spécifiques existent sans avoir encore été découverts : le salé est encore loin d’avoir révélé tous ses secrets aux chercheurs.

Embruns iodés
Si elle nous semble évidente aujourd’hui, l’idée d’un sel inodore n’a pas toujours été de mise. Au XVIIIe siècle par exemple, ceux qui visitent les marais salants lui attribuent un parfum bien précis, comme l’écrit l’anthropologue Laurence Hérault : « Les différents auteurs sont assez d’accord sur la qualification de cette odeur: le sel fraîchement récolté sentirait la violette, ou du moins un parfum floral, car certains évoquent également les senteurs de l’iris de Florence. »[2]Laurence Hérault. L’odeur du sel. Fabre–Vassas C. et Musset D. Odeurs et parfums, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), pp.191–200, 1999. Cette odeur est peut-être due aux composés magnésiens qui accompagnent le sel avant sa purification. Mais la caractérisation olfactive du cristal disparaît au XIXe siècle, avec le développement des appareils technologiques qui remplacent l’odorat en tant qu’instrument de mesure de la qualité du produit.
Sel et violette ont un destin lié cependant, car le terme d’iode, généralement associé à l’idée de salé, vient du grec ioeides, signifiant « violet » : Gay Lussac l’a ainsi nommé en raison de la couleur des vapeurs lorsqu’il est chauffé, après sa découverte par Bernard Courtois en 1811 dans des cendres d’algues marines – c’est en effet dans l’eau de mer qu’il est principalement présent. Oligo-élément faisant partie de la famille des halogènes, l’iode est essentiel à l’homme, et sa carence peut provoquer des problèmes de thyroïde ; ce qui explique que certains sels de table en soient enrichis. Mais le parfum des embruns est surtout dû au diméthylsulfure, issu de la décomposition du phytoplancton, ainsi qu’à un groupe de molécules, les dictyoptérènes, servant aux algues de moyen de communication, au bromophénol, et au giffordène, car « des aldéhydes apparentés à ce dernier – et par ailleurs responsables des notes aquatiques du concombre, de la pastèque ou du melon – sont également présents dans les algues ».[3]Voir notre article sur les odeurs de la plage.

Une pincée de matières
Afin de recréer cette sensation salée, a priori plutôt réservée à la sphère gustative, donc, comment s’y prennent les parfumeurs ? L’extrait d’algue, disponible dans leur palette, est sans surprise l’une des matières choisies dans ce but : « Chez Mane, nous avons un très bel extrait d’algue rouge Jungle Essence iodé, salé, avec une facette boisée mousse », confirme Cécile Matton.  
Côté naturels, les facettes marines se retrouvent dans l’ambre gris, cette concrétion intestinale du cachalot jadis considérée comme l’or blanc de la parfumerie et qui doit notamment son odeur à un long voyage dans les mers sans lequel il n’est pas utilisable olfactivement.[4]Pour en savoir plus sur l’ambre gris, voir l’article dédié dans Nez, la revue olfactive – #07 – Sens animal Désormais peu employé, à la fois à cause de sa raréfaction (les cachalots étant moins nombreux que jadis), de son prix et de la tendance vegan, il est « remplacé » par des molécules comme l’Ambrox (contenu dans l’ambre gris naturel).
Parmi les molécules artificielles évoquant l’odeur des embruns, la plus célèbre est certainement la Calone, synthétisée pour la première fois en 1966 par trois chimistes de Pfizer, John J. Beereboom, Donald P. Cameron et Charles R. Stephens, qui découvrent un composé (la méthylbenzodioxépinone) à l’odeur « de feuille fraîche, verte et rappelant le melon ». La société confie sa production à l’une de ses filiales spécialisées dans les matériaux odorants, Camilli, Albert & Laloue (C. A. L.), d’où ce nom de « CALone ».[5]Pour en savoir plus sur la Calone, voir Nez, la revue olfactive – #05 – Naturel et synthétique Outre ses facettes de fruit d’eau et d’embruns marins, elle présente également des notes anisées et grasses, et elle est très puissante olfactivement : « on l’utilise surtout en facette, rarement en overdose : lorsqu’on en met trop dans une formule, cela peut donner un effet métallique écœurant », souligne Cécile Matton. « Mais c’est la matière reine lorsqu’on parle de notes iodées, plutôt réduites dans la palette. La mousse naturelle, remplacée parfois par l’Evernyl, et certaines notes florales aquatiques qui avaient un effet salé ou mouillé, comme l’Helional, ou encore l’Algénone avec son côté ambre solaire, sont aujourd’hui limitées. Nous pouvons encore utiliser la Floralozone, qui est cependant plus aquatique que salée, ou encore le Melonal pour ses facettes de melon gorgé d’eau. Mane a développé des captifs comme l’Aqual, pour son côté floral aquatique et le Marinal, un aldéhydé marin, qui viennent enrichir notre palette salée. Quant à la facette ambre gris, l’Orcanox, une molécule de Mane upcyclée, est intéressante pour sa complexité. »

Chez Symrise, la palette s’est enrichie fin 2020 par une collection nommée Garden Lab qui met à l’honneur des ingrédients produits à partir de légumes : « Comme des enfants lors de la découverte des cadeaux de Noël, nous sommes enthousiastes, voire même exaltés, sourit Aliénor Massenet. Ce sont de très belles matières. L’asperge peut constituer une nouvelle manière de travailler sur une note verte un peu salée, à la manière d’un galbanum ; l’artichaut a des facettes plus rosées, florales ; le chou-fleur dans une composition gourmande va casser le côté sucré, comme la Calone pouvait le faire : et l’oignon peut remplacer des notes un peu animales. Ce sont des ingrédients que j’emploie en touche, pour donner du contraste au parfum. Nos clients sont très intrigués par ces nouvelles matières mais certains restent encore frileux quand il s’agit de les utiliser ou de les mentionner dans leurs parfums. J’utilise donc ces matières sans forcément le mentionner. Alexandra Carlin a utilisé notre Symtrap de chou-fleur dans la collection du Potager de L’Artisan parfumeur. C’est un parfait exemple qui permet désormais de mieux montrer la créativité qu’ils peuvent apporter et fera peut-être bouger les lignes. »

Le grain de sel des parfumeurs
C’est donc d’abord sous la forme de compositions marines que les notes salées sont apparues sur le devant de la scène : « Ce sont deux créations Mane, New West for Her [d’Yves Tanguy pour Aramis en 1990], puis Escape pour femme [Calvin Klein, 1991], qui ont lancé la tendance », rappelle Cécile Matton. La note va ensuite structurer sur le long terme le marché masculin : Kenzo pour homme [signé Christian Mathieu en 1991] constitue un véritable chef de file, alors qu’il n’est pas si facile d’accès : comme quoi, le consommateur peut très bien accepter des nouveautés radicales présentant une véritable innovation olfactive ! », poursuit la parfumeuse. Après le plus aquatique Eau d’Issey signé Jacques Cavallier-Belletrud en 1992, suivra Acqua di Gio en 1996 par Alberto MorillasAnnick Menardo et Annie Buzantian pour Giorgio Armani, plus marin, mais très propre et policé.
La même année sort Rem de Reminiscence, à la signature ambrée-salée reconnaissable entre toutes, mais aussi Acqua di sale de Profumum Roma.
En 2004, Nathalie Feisthauer et Ralf Schwieger créent l’Eau des merveilles chez Hermès, une composition autour d’un accord d’ambre gris, devenue un classique de la parfumerie. 
La note conquiert peu à peu les marques indépendantes, avec notamment une apparition dans Do Son de Diptyque en 2005 : « les fondateurs, qui avaient vécu en Indochine, voulaient une fleur bercée par les embruns, d’où cette tubéreuse verte, aquatique, marine », explique Cécile Matton. 
On pense aussi à Sel marin de James Heeley en 2008, évoquant une promenade sur les dunes, entre feuilles froissées et bois flotté ; ou encore à Aod de la maison bretonne Lostmarc’h et à sa noix de coco florale, aquatique et poétique.
En 2010, dans la parfumerie sélective, Womanity, cocréé en équipe chez Mane avec entre autres Cécile Matton, fait grand bruit avec son côté sucré-salé : « le brief était le souvenir de Thierry Mugler d’un moment passé sous un figuier, bercé par la brise marine. Serge Majoullier [parfumeur et expert en développement de nouvelles matières premières chez Mane] avait développé un Jungle Essence de caviar, qui avait permis de créer un accord caviar. Le ciste labdanum participe également à cet effet minéral salé, enrichi par les pyrazines pour donner un effet “riz qui pousse dans l’eau”, et permet de faire le lien avec le sucré de la figue. Trouver l’équilibre était complexe, nous y avons passé du temps, et c’était un pari audacieux », se rappelle la parfumeuse. Sur le même thème suivra Olympéa de Paco Rabanne en 2015, composé par Loc Dong, Anne Flipo et Dominique Ropion d’IFF.
Plus rarement peut-être, la note rappelle l’animalité des peaux, la sueur corporelle issue des glandes sudoripares eccrines ayant un goût salé. Musc Tonkin, composé par Marc–Antoine Corticchiato pour sa marque Parfum d’empire en 2012, joue sur cette minéralité animale avec une maestria remarquable.

Un goût de renouveau ?
Si la tendance sucrée a la dent dure, le salé serait-il un moyen de s’éloigner en douceur du glucose et de ses liqueurs collantes ? « Ce n’est pas encore la norme au niveau des demandes clients, note Aliénor Massenet. Je pense que les notes salées sont plus “intello” que les sucrées, moins évidentes de prime abord. Pourtant, en employant cette facette comme on ajoute une pincée de sel dans un gâteau au chocolat, on crée du contraste et une nouvelle forme d’addiction. » En touche, certes, mais bien présent cependant, le sel semble bien présent olfactivement dans de nombreux lancements récents. « Cela reste une famille particulière, difficile à renouveler, car nous n’avons pas tant de matières dans la palette. Sortir des notes marines classiques est un défi », ajoute Cécile Matton.
Réinventer le genre est cependant l’une des voies envisagées par certains, comme Marc–Antoine Corticchiato qui en 2018 dédiait Acqua di Scandola, « un parfum paysage , surprenant comme le lieu qui l’inspire » à la presqu’île et réserve naturelle Corse du même nom. « J’ai voulu exprimer l’accord marin autrement que par des molécules aquatiques artificielles, désormais galvaudées. J’ai trouvé la clef dans un très bel extrait d’algue », indique le parfumeur. À la mer se mêlent l’expression olfactive de « la nature sauvage, traduite par la nervosité aromatique du genévrier et les effluves épicés de l’immortelle » et « des rochers veloutés de mousse ».

Parfum d’empire, Acqua di Scandola, 2018

Coulant sous les ponts de Venise, c’est la mer Adriatique qui inspire Christine Nagel pour sa première composition dans la collection des Jardins d’Hermès en 2019. À la fois floral et salé, ce Jardin sur la lagune est un tissage de souvenirs du lieu que la parfumeuse a visité à plusieurs reprises, constituant « un jardin rêvé, caressant et vibrant ».

Hermès, Un Jardin sur la lagune, 2019

Pour son second parfum, Marc-Antoine Barrois se pose sur Ganymède, l’un des satellites de Jupiter, « une planète rocheuse, lumineuse, submergée d’océans d’eau salée » découverte par Galilée en 1610. Son acolyte le parfumeur Quentin Bisch imagine « un quatuor de mandarine, de violette, de daim et d’immortelle », cette dernière venant « en contrepoint relever l’accord de ses facettes tantôt minérales tantôt salées ».

Marc-Antoine Barrois, Ganymède, 2019

En 2019 toujours, Stéphanie Bakouche signe pour la Maison Crivelli une Rose Saltifolia qui évoque l’expérience « d’une promenade en bord de mer, parmi des champs de roses fraîchement écloses et brassées par les vents marins ». La reine des fleurs se fait ici « pétillante et cristalline » et se marie à « un absolu d’algues salées et soyeuses ».

Maison Crivelli, Rose Saltifolia, 2019

La pincée de sel relève aussi les matières gourmandes et notamment la vanille dans Couleur vanille de l’Artisan parfumeur sorti en 2020. L’idée d’Aliénor Massenet, qui l’a créé, était « d’évoquer le vent de l’océan qui caresse la gousse exotique », explique-t-elle. « J’ai donc contrebalancé ma vanille par la Calone mais aussi l’immortelle, qui a ce côté salé avec un effet céleri épicé, et qui pousse au bord de la mer. Pour arrondir la note et la voiler, j’ai employé le salicylate, une molécule salée, solaire, très abstraite. »

L’Artisan parfumeur, Couleur vanille, 2020

La marque Memo décide quant à elle d’imaginer la rencontre avec un cétacé mythique en se frayant un chemin vers le chant des baleines. Pour Ocean Leather, Aliénor Massenet a pensé à un « cuir tourné vers l’océan, contrasté par des notes salées avec notamment une absolue d’algue à l’odeur très particulière, à la fois végétale et animale, entre reptile et mousse d’arbre, mais qui bien dosée apporte une belle signature, arrondi par le salicylate ».

Memo, Ocean Leather, 2020

Destination la Corse avec le Sel d’argent de BDK qui nous conte le souvenir d’une « fin d’après–midi sur les rochers de l’Île de Beauté », avec « le goût du sel est encore sur la peau ». Anne–Sophie Behaghel y mêle l’odeur d’un figuier croisé dans l’air « marin, frais et transparent ».

BDK, Sel d’argent, 2020

La marque de parfums 100% naturel et bio Nout revient, elle aussi, sur un souvenir d’été dans son Sel de mer en 2021. Laure Jacquet de Robertet imagine « un accord fruité melon [qui] vous entraîne ensuite vers des notes d’embruns », puis vers une « fleur d’oranger, capiteuse et suave » sur une structure boisée de cèdre.

Nout, Sel de mer, 2021

C’est encore les fleurs que l’on retrouve parsemées de grains de sel dans Ça boum, l’une des « Expressions parfumées » de Teo Cabanel. Patrice Revillard y propose un « contraste sucré-salé audacieux et hypnotisant, inspiré de l’envoûtant lis des sables. »

Teo Cabanel, Ça boum, 2021

Diptyque lançait la même année une eau de toilette en édition limitée, Venise, intégrant « Le Grand tour » proposé à l’occasion du 60e anniversaire de la marque. « L’idée était d’imaginer un jardin potager dans la lagune. J’ai travaillé la tomate qui est entre le fruit et le légume, et apporte une dimension de plaisir au parfum, avec son côté juteux mais pas sucré. Je l’ai associée au poivron vert Jungle Essence de Mane, qui est lui aussi très juteux, à l’odeur du légume que l’on coupe, naturellement aquatique, et évoque la brise marine légère », explique Cécile Matton. Une création délicate que l’on espère voir de retour un jour dans les rayons de la marque.

Diptyque, Venise, 2021

L’année 2022, répondant peut-être à l’enfermement des confinements par l’ouverture sur l’ailleurs, a été riche en périples iodés.  
Liquides imaginaires nous offre un véritable voyage dans les profondeurs salines avec les trois « eaux des Bermudes » qui « racontent une traversée mythique et périlleuse en mer et celle d’un aventurier imaginaire qui déjoue ses dangers avant de les raconter en parfums ». Dans Abyssis, Shyamala Maisondieu de Givaudan affronte le Kraken à coups de Calypsone, Cosmone et de Sylkolide, portés par des notes boisées et poivrées. Navis, signé Nadège Le Garlantezec, figure un bateau « plein de trésors » autour du cèdre, de l’amyris et de la mousse d’algue laminaria. Sirenis enfin nous fait entendre « son chant obsédant » dans un souffle de sauge sclarée, de mousse et de bois composé par Sonia Constant et Marion Costero.

Liquides imaginaires, Sirenis, Navis et Abyssis, 2022

C’est en Méditerranée que Carner Barcelona nous emmène avec Sal y Limón, avec son « accord salé tranchant, qui confère une profondeur » à la composition « citronnée et pétillante » porté par des muscs et du patchouli en fond.

Carner Barcelona, Sal y Lemón, 2022

Repetto travaille la fleur d’oranger dans son Néroli solaire, « addictive avec son côté salé travaillé grâce à la Calone qui donne un effet fleur d’eau », explique Aliénor Massenet, et qu’elle a accompagnée « d’un ballet de fleurs blanches lumineux et radieux : frangipanier exotique, ylang–ylang Madagascar gracieux, gardénia velouté ».

Repetto, Néroli solaire, 2022

Chorégraphie florale de même chez The Different Company avec Dance of the Dawn, une eau de parfum lancée dans la collection L’Esprit cologne de la marque, dont « le cœur boisé et floral soutenu par une vanille délicate » nous « transporte sur une plage exotique lointaine ». Émilie Coppermann de Symrise a notamment rendu la touche salée dans son accord bois flotté, « véritable écho à une balade au bord de l’océan, comme le bois séché par les rayons du soleil, fossilisé par le sel de la mer, blanchi par l’air marin ».

The Different Company, Dance of the Dawn, 2022

Tout récemment proposé par la marque Poécile, qui invite à la redécouverte des régions françaises par le nez, Bleu Asgard nous plonge sur les côtes bretonnes pour « se laisser bercer par les enivrantes vagues atlantiques ». Créé par Patrice Revillard, le parfum s’ouvre sur des notes iodées fraîches, puis construit un chemin à la fois minéral et aquatique, où sourdent l’absolue d’algue et des accords ambre gris et bois flotté. 

Poécile, Bleu Asgard, 2022

Le même Patrice Revillard a également travaillé la note pour Teo Cabanel, en édition limitée (et épuisée !) et en collaboration avec la marque Modetrotter. Dans Peau salée, il la marie au frangipanier et au jasmin qui « s’entremêlent [au] bois flotté et [à la] crème de tonka », avec des inflexions de noix de coco. Un parfum qui « sent bon les vacances  », à porter « tout au long de l’année et pour se remémorer les chaudes journées d’été ! »

Teo Cabanel x Modetrotter, Peau salée, 2022

Peau salée est aussi le nom d’une des huiles de parfum « au sillage confidentiel, addictives et réconfortantes » de la récente marque bordelaise Elaïo. Les parfumeuses Clémentine Humeau et Marie-Julie Hébert ont composé « un parfum floral, minéral et salin » à l’effet lacté, salé, solaire avec des notes de noix de coco, inspiré « d’une journée à Bondi Beach, plage mythique d’Australie, au spot de surf ultra prisé et à l’ambiance décontractée ».  

Elaïo, Peau salée, 2022

On retrouve la gourmandise dans Tonka blanc de L’Artisan parfumeur, où les facettes crémeuses sont arrondies par… du chou–fleur ! Alexandra Carlin de Symrise signe ainsi « le premier parfum du marché à mettre en scène un extrait naturel de légume » dans la collection du Potager, dont la douceur est contrebalancée par les agrumes en tête. 

L’Artisan parfumeur, Tonka blanc, 2022

Enfin, s’il n’est pas encore commercialisé, le parfum Umema composé par Ugo Charron de Mane en collaboration avec la journaliste anosmique Emmanuelle Dancourt joue sur la gourmandise salée, au travers notamment d’une exploration rarement mise en avant en parfumerie de la note umami. Le résultat est texturé, crémeux, grâce au Suederal, à la Tropicalone, aux muscs et au santal ; mais aussi salé et gourmand, avec les extraits Jungle Essence de noisette et d’algue rouge, mariés à un accord de cacao, mousse, cèdre et salicylate. En attendant de pouvoir l’appréhender par le bout du nez, vous pouvez le faire à travers les mots en lisant l’article que nous lui avons consacré

Et après ?
Gageons que l’inspiration plus légumière ou umamiesque gagnera dans un futur relativement proche la volonté des marques pour rejoindre l’inspiration des parfumeurs qui attendent d’explorer de nouveaux territoires olfactifs par-delà le sucre et la mer. 
Cécile Matton de Mane choisirait alors de travailler sur « le goût du velours de vinaigre balsamique, dont j’adore la texture, l’acidité, l’impression de sucré-salé » ou encore « un poivron aldéhydé, pétillant, avec des notes de cassis, pour réinventer un floral vert hespéridé ». Aliénor Massenet évoque quant à elle un grand nom de la parfumerie : « J’aimerais beaucoup imaginer un nouveau Jicky, en remplaçant la civette par l’oignon, que nous avons récemment acquis dans notre palette chez Symrise et qui a des facettes animales fascinantes, permettant de penser un nouvel oriental. »
De quoi mettre l’eau à la bouche, et peut-être enfin cesser de céder aux sirènes du glucose.

Notes

Notes
1 Plutarque, Propos de tables, IV, trad. Victor Bétolaud
2 Laurence Hérault. L’odeur du sel. Fabre–Vassas C. et Musset D. Odeurs et parfums, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), pp.191–200, 1999.
3 Voir notre article sur les odeurs de la plage.
4 Pour en savoir plus sur l’ambre gris, voir l’article dédié dans Nez, la revue olfactive – #07 – Sens animal
5 Pour en savoir plus sur la Calone, voir Nez, la revue olfactive – #05 – Naturel et synthétique

Architectures olfactives

On néglige souvent la dimension olfactive des espaces construits, placés en Occident sous l’empire de la vision. Pourtant, nos narines nous aident autant à nous repérer dans notre environnement qu’à détecter l’ambiance des lieux. À l’occasion des Journées nationales de l’architecture ces 14, 15 et 16 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.

Invisibles, intangibles, presque ineffables et pourtant bien matérielles, les odeurs font partie de notre environnement naturel aussi bien que construit. Comme le souligne l’architecte Victor Fraigneau dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive (collectif, éd.Infolio, 2021), « une attention croissante se manifeste déjà envers des enjeux de pollution, de confort olfactif lié à l’environnement, et il apparaît maintenant une volonté sincère de reconnaître des qualités, des identités olfactives dans un espace donné ». Le potentiel des odeurs, le rapport bien particulier qu’elles instaurent entre l’individu et le monde, autant que les problématiques liées à la sensorialité olfactive trouvent leur place dans la pensée et la pratique architecturales, mais aussi dans de nombreuses autres disciplines qui touchent à la question du bâti, de l’habité et de l’espace : histoire, philosophie, géographie, urbanisme, sociologie, anthropologie, art contemporain, etc.
« L’expérience olfactive d’un lieu n’a rien de futile ou de superficiel, ajoute Victor Fraigneau. Par bien des aspects elle ouvre des réflexions qui vont au-delà des considérations esthétiques, pour toucher des enjeux éthiques, politiques, environnementaux. » La question de la relation des odeurs à l’espace construit – ce que l’historien de l’art Jim Drobnick nomme la « toposmie », du grec topos signifiant « lieu, endroit » et osmê, « odeur » – est donc fort vaste et peut-être considérée selon trois axes, correspondant en quelque sorte à trois moments de la pratique et de l’expérience : la conception, la préservation et la perception.
La conception concerne principalement les créateurs, architectes, urbanistes, paysagistes ou artistes. Comment tenir compte des odeurs dans un lieu donné ? Comment les mesurer, les introduire ou au contraire les neutraliser ? Et à quelles fins ? La préservation, elle, occupe plutôt les professionnels du patrimoine. Les odeurs d’un lieu peuvent-elles avoir une valeur historique ? Un espace patrimonial perd-il de sa valeur si les effluves qu’il renferme disparaissent ? Comment préserver l’identité olfactive d’un bâtiment ? Enfin, la perception, dont il est question dans ces pages, concerne tout le monde. Comment les odeurs influencent-elles la manière dont on se sent dans un espace donné ? Comment en définissent-elles la nature, l’identité ? Comment peuvent-elles, même temporairement, en redéfinir la structure et nous y orienter ?
Alors que l’architecture, en tant que construction, incarne une stabilité à l’épreuve du temps, l’odeur, elle, ne cesse de se mouvoir, de se transformer, avant de disparaître presque inéluctablement. Pourtant, les effluves ont le pouvoir de définir des zones et de tracer des voies invisibles, des espaces plus ou moins fluctuants et éphémères au sein de l’espace immuable. Et le nez humain, si peu habile qu’on l’ait longtemps cru, est en réalité assez sagace pour discerner ces variations qui redessinent, au-delà de ce que les individus peuvent voir ou toucher, le monde autour d’eux.

Orientation et localisation
Depuis longtemps, certaines populations s’orientent grâce aux odeurs. Leur espace n’est donc pas composé de formes délimitées et statiques comme nous le concevons en Occident, mais perçu comme un phénomène environnemental dynamique, dénué de forme précise et de temporalité fixe. Les Onge des îles Andaman, dans l’océan Indien, distinguent ainsi l’atmosphère de la jungle de celle de la mer, tandis que les Waanzi du Gabon opposent celle des lieux habités à celle des espaces sauvages. D’après l’historienne Constance Classen, l’anthropologue David Howes et le sociologue Anthony Synnott, l’odorat comme moyen d’orientation et de localisation est souvent exacerbé dans les forêts tropicales, où les senteurs abondent tandis que la portée du regard est limitée. Ainsi le nez permet-il dans certains environnements de s’orienter plus sûrement que la vue, en fonction des effluves végétaux, animaux, minéraux ou humains. Mais il est inutile d’aller si loin pour prouver la capacité de nos narines à nous guider. Une expérience menée en 2006 par une équipe de l’université américaine de Berkeley a confirmé que les hommes sont tout à fait à même de suivre une odeur, à la manière d’un chien : trente-deux volontaires ont accepté de flairer une piste odorante de dix mètres de long tracée au sol avec un parfum de chocolat, yeux bandés et oreilles bouchées. Plus des deux tiers y sont parvenus sans difficulté. À la suite de ce résultat ont émergé plusieurs projets de repères olfactifs destinés aux personnes malvoyantes dans l’espace urbain. En 2018, le gestionnaire du réseau de transport urbain rennais, Keolis, a mis en place une signalétique olfactive dans la station de métro Sainte-Anne, en partenariat avec l’entreprise normande Sensorys. À chaque direction correspondait un parfum (iode ou menthe poivrée) dispersé par nébulisation. Fin 2021, la ville de Caen a lancé une expérience similaire dans la ligne 3 du tramway, en y diffusant un parfum composé de mandarine, de jasmin, d’anis et de musc, afin que les passagers déficients visuels aient la confirmation qu’ils montent bien dans cette ligne même si l’annonce sonore est masquée par le brouhaha. Toutefois ce type de projet semble susciter un peu de perplexité chez les intéressés, qui se reposent souvent plus sur l’ouïe et le toucher que sur leur odorat. À Rennes, la diffusion dans le métro avait cessé au bout de quelques mois seulement. Mais est-ce vraiment surprenant, dans une culture qui traite l’information olfactive comme quantité négligeable ? Les initiatives de ce type se heurtent en effet moins à une quelconque difficulté biologique à sentir qu’au manque d’entraînement et d’attention portée à ce sens négligé sous nos climats. Carte ou boussole, le nez a pourtant plus d’un tour dans son sac ! 

Constructions aériennes
En effet, il est également possible de structurer un espace bâti grâce à des zones et des seuils olfactifs, sans le moindre ajout de cloisons. Au XXe siècle, des artistes comme l’Américain Michael Asher ou le Français Yves Klein avaient imaginé des « architectures de l’air », dénuées de murs, de portes et de tout élément tangible, mais composées de flux d’air. L’olfactif offre de nouvelles possibilités de constructions aériennes. L’architecte Andrea Branzi, se désolant du manque d’approches sensibles chez ses confrères, s’intéressait, en opposition aux structures architecturales, aux « structures soft [en] couleur, lumière, micro-climat, décoration, odeurs et musique d’ambiance » (Le Design italien, « la Casa calda », 1985).
L’artiste japonaise Maki Ueda, qui depuis près de dix ans exploite les facultés de discernement de notre odorat dans sa série de Labyrinthes olfactifs à traverser en suivant une senteur précise parmi d’autres, a aussi réalisé en 2013 une installation immersive intitulée Invisible White, avec l’architecte Makoto Yokomizo. Les visiteurs pénétraient dans un pavillon blanc de forme elliptique, presque entièrement plongé dans l’obscurité, afin de mettre en échec l’hégémonie de la vision. Diffusés alternativement, trois parfums choisis de manière à se distinguer clairement les uns des autres organisaient ce volume, en y dessinant ce que l’artiste nommait « un espace dynamique ». Cette intervention permettait de déshomogénéiser l’étendue spatiale apparemment vaste et sans limite et de s’y orienter à travers trois zones distinctes mais entièrement intangibles.
Un autre exemple de l’action restructurante des odeurs est l’installation Teresa aus Madrid mit gelbem Kleid (1997) de Thomas Zitzwitz. Dans un appartement new-yorkais, l’artiste allemand avait appliqué sept senteurs dans différents recoins, créant une série d’aires olfactives indépendantes de la structure bâtie ; une pièce pouvait ainsi être séparée en deux zones différentes. Si certaines odeurs étaient attendues – celle du café dans la cuisine, par exemple –, d’autres, comme des effluves de marché arabe évoquant l’origine d’un tapis du salon, ouvraient des fenêtres olfactives donnant sur un dehors imaginaire. Il existe donc une différence évidente entre la structure physique d’un espace et cet espace considéré du point de vue de l’expérience que l’on en fait. Certains appellent « vide » le volume d’air contenu entre quatre murs. Vide, pourtant, il ne l’est jamais. Il est au contraire rempli de matière. L’idée qu’un espace bâti puisse ou doive être inodore est une illusion, un idéal hygiénique encouragé par le modernisme. « Les bâtiments ont une identité volatile qu’il est impossible de capturer sous forme de dessin ou de photographie », souligne Jim Drobnick dans Empire of the Senses (collectif, éd. Berg, 2005) ; mais elle est aussi constitutive que leurs formes ou leurs volumes. Aucun lieu n’est complètement dénué d’odeurs, même si celles-ci ne sont pas intégrées intentionnellement dans l’environnement bâti.
L’artiste française Laurie Mortreuil en a fait la démonstration. Son œuvre Sentiment océanique (2015) consista à calfeutrer hermétiquement un espace d’exposition pendant six jours, de manière à empêcher toute circulation de l’air. Il se chargea alors de ses propres émanations et les conserva en son sein jusqu’à sa réouverture. À cet instant seulement fut perceptible l’odeur « inframince » de la pièce, avant que l’aération ainsi provoquée ne balaie les effluves s’exhalant des matériaux. Chaque lieu, comme chaque corps, transpire son identité volatile. L’attention peut donc se déplacer de la morphologie de l’espace à son atmosphère respirable. « Ni d’espace, ni de tectonique – mais d’abord d’air, l’architecture. N’est-ce pas là nous inviter à (re)considérer l’organe premier de l’habitation, ce nez par lequel se joue, en l’air, la respiration ? », suggère à juste titre Emmanuel Doutriaux dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive. Notre « être au monde », notre « être dans l’espace », est en effet avant tout un « être dans le respirable », où tournoient sans cesse gaz et composés organiques volatils (COV) de toutes natures et qui ont un impact sur le corps et l’esprit. 

« L’âme de l’appartement »
Le concept d’atmosphère a été discuté dans diverses disciplines dont l’esthétique, l’architecture, l’urbanisme, la sociologie ou encore la géographie. « Nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités », notait Michel Foucault dans sa conférence « Des espaces autres » en 1967. L’atmosphère se définit justement comme une qualité spatiale ambivalente, ni purement objective, ni purement subjective. Pour le philosophe allemand Gernot Böhme, grand théoricien de l’atmosphère, celle-ci se situe à l’intersection entre les qualités de l’espace physique et l’expérience de l’individu. Or les odeurs participent indéniablement à sa création. Elles en sont même, selon Gernot Böhme, l’élément « le plus essentiel, puisque les odeurs sont, comme presque aucun autre phénomène sensible, atmosphériques » (The Aesthetics of Atmospheres, éd. Routledge, 2016). Elles participent au genius loci (« l’esprit du lieu » en latin), ce que Baudelaire nommait « l’âme de l’appartement » (Le Spleen de Paris, 1869) et Ivan Illich « l’aura ». « Cette aura, quand elle est sentie par le nez, révèle les propriétés non dimensionnelles d’un espace donné ; de la même manière que les yeux perçoivent hauteur et profondeur, et que les pieds mesurent la distance, le nez perçoit la qualité d’un intérieur », souligne ce dernier dans H20. Les Eaux de l’oubli (1985).
Le Suisse Peter Zumthor est l’un des architectes qui ont accordé le plus d’intérêt à cette notion. Son travail incorpore une réflexion sur l’espace émotionnel, soit l’état d’esprit que créent les qualités spécifiques, notamment olfactives, des matériaux de construction. « La tactilité, l’odeur et l’expression acoustique des matériaux sont des éléments du langage dans lequel nous devons parler », affirmait-il dans Penser l’architecture (éd Birkhäuser, 2007). Certaines de ses créations ont distillé des senteurs merveilleuses, comme le pavillon en pin et mélèze Swiss Sound Box créé pour l’Expo 2000 en Allemagne, embaumant l’essence des forêts helvètes, ou encore sa Bruder Klaus Field Chapel, une chapelle construite avec des troncs d’arbres sur lesquels furent coulées des couches de béton avant que la charpente en bois ne soit incendiée, imprégnant le béton d’une odeur persistante de fumée. Les effluves émanant de ces structures s’éprouvent, dans tous les sens du terme, et ne sont pas sans effet sur les émotions des visiteurs : réminiscences heureuses, introspection, apaisement, inquiétude…
C’est bien parce que les atmosphères olfactives peuvent nous ébranler et agissent sur notre bien-être et nos comportements que la course au parfumage d’ambiance et au marketing olfactif bat son plein [voir Nez #6]. Avec son projet Pintura Disipativa Olfativa© (2018), Carlos Ramírez Pantanella met à profit cette performativité des odeurs. Considérant l’architecture en fonction du corps vivant et respirant qui l’habite, soucieux des enjeux sanitaires liés aux COV, l’artiste et architecte espagnol ambitionnait de rendre moins oppressants et sinistres les espaces d’attente (maisons de retraite, hôpitaux, locaux administratifs…). Aussi a-t-il dilué dans une peinture blanche naturelle une huile essentielle d’encens. Les effluves de cette résine sont parmi les rares à posséder des connotations relativement similaires dans une grande partie du monde, car les encens sous leur diverses formes ont été et continuent d’être utilisés dans un grand nombre de religions et de pratiques spirituelles sur les cinq continents. Ainsi, peu importe que l’odeur vous rappelle l’église, le temple, la mosquée ou encore le yoga, elle sera très largement associée à un espace et à un état sacré, spirituel ou méditatif. Ce revêtement mural apaisant met donc à profit la « respiration » du bâti à des fins bénéfiques. Carlos Ramírez Pantanella emprunte au Suisse Philippe Rahm l’idée d’une architecture climatique et psycho-sensorielle agissant sur les corps et les émotions des êtres qui l’habitent, conception héritée de l’architecture radicale née au début des années 1970. 

Illusion et imitation
Nombreuses sont aussi les odeurs à s’imprimer dans notre mémoire en fonction d’un contexte spatial bien spécifique : celles du désinfectant dans les hôpitaux, du chlore dans les piscines publiques, du foin dans les centres équestres, du pain chaud dans les boulangeries, etc. De tels effluves témoignent à la fois de la nature et de la fonction spécifique d’un lieu. Ils en sont constitutifs dans notre imaginaire et leur absence serait aussi déstabilisante qu’un mur ou un plafond manquant. L’ajout de senteurs comme dernière touche de l’illusion ou de l’immersion remonte au XIXe siècle. Il est le fait de concepteurs de panoramas, ces attractions visuelles qui reproduisaient des paysages à 360° au sein d’une vaste rotonde, avec l’ambition d’atteindre un résultat semblant plus vrai que nature. Lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, l’entrepreneur Hugo d’Alési conçut par exemple le Maréorama, simulant un voyage en mer à bord d’un paquebot, dans lequel l’air était filtré par des algues et du varech afin de donner l’illusion d’une brise marine.
En 2016, Lascaux 4 est sorti de terre en Dordogne, dans un bâtiment conçu par le cabinet d’architectes norvégien Snøhetta. Cette nouvelle réplique de la grotte préhistorique la reproduit en intégralité dans ses moindres détails. L’odeur de la forêt qui entoure la cavité a été recréée afin d’accentuer l’effet de réel. Cette imitation minutieuse des conditions atmosphériques permet d’engendrer chez les visiteurs l’ensemble des sensations qui rendent unique ce lieu extraordinaire. L’espace artificiel de Lascaux 4 peut être mis en parallèle avec la Chambre des certitudes de l’Allemand Wolfgang Laib, une cavité creusée en l’an 2000 dans la roche d’un pic des Pyrénées-Orientales et dont toute la surface intérieure a été couverte par l’artiste de cire d’abeille odorante. Cette intervention, si discrète soit-elle, modifie radicalement la perception de cet espace granitique, soudain plein de l’imaginaire du parfum vivant et chaleureux de la cire, plus associé aux intérieurs soignés qu’à la froide nature minérale d’une caverne. Ainsi, une fausse grotte imprégnée d’une odeur naturaliste semble bien réelle au visiteur, tandis qu’une véritable grotte pleine d’un parfum inattendu peut devenir tout autre chose. La sensibilité, la mémoire et l’imagination façonnent conjointement la perception de l’espace, requalifié par les effluves qui confirment ou infirment ce qu’il semble être.
Jim Drobnick utilise l’expression « odeurs dialectiques » pour décrire l’utilisation des senteurs comme moyen de critiquer les conceptions essentialistes de l’espace en y introduisant une discordance. Par exemple, l’espace dit du « white cube », qui est devenu depuis le début du XXe siècle la norme dans la plupart des lieux d’exposition d’art moderne et contemporain, est censé être neutre, propre, lisse, géométrique et bien sûr inodore. En 2017, pour une exposition à Paris, deux artistes français, Camille Trapier et Théo Duporté, ont aspergé de vin rouge les quatre murs d’un white cube tout en le laissant vide d’objets. Cette odeur triviale, en perturbant l’aseptisation et le caractère insulaire de la galerie, la dénaturait fondamentalement. Celle-ci endossait un rôle nouveau : l’espace isolé, immaculé, anosmique et froid consacré à la technologie de l’esthétique visuelle semblait transformé en un lieu de vie, de fête, plein de sensations chaotiques et incontrôlées. Ainsi, considérées dans une approche sensible de l’architecture, les odeurs sont loin de n’être que des perturbations à éliminer ou des éléments passifs. Elles peuvent s’avérer utiles et performatives de plus d’une façon, bien au-delà d’une simple dichotomie plaisir/déplaisir. Maniées par les ingénieurs, les architectes, les urbanistes, les paysagistes ou les artistes, elles révèlent un phénoménal potentiel de conception et de perception, et autorisent des manières originales d’appréhender les lieux et les bâtis, des façons en somme plus riches et fécondes de vivre les espaces, par le bout du nez. 

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.

Visuel principal : © Guillaume Chauchat

Notre palais a du nez

Si le goût et l’odorat ne font pas qu’un, ils sont intimement liés. À tel point que le premier n’existe plus si le second s’est enfui. Cuisiniers et mixologues jouent de cette symbiose pour satisfaire ou troubler nos sens. À l’occasion de la semaine du goût, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive – #10 – Du nez à la bouche.

Chacun de nous a déjà expérimenté, à l’occasion d’un simple rhume, la perte du plaisir de manger. Pourquoi, lorsque notre nez est pris, la nourriture perd-elle toute sa saveur ? « C’est simple, ce qu’on appelle généralement le goût est en fait de l’odorat, au moins à 80 %, explique Roland Salesse, ex-ingénieur agronome à l’INRA (devenu l’Inrae). C’est lui qui apporte le relief et la finesse à ce que l’on mange. Essayez donc de déguster un plat en vous pinçant le nez ! »
Cet abus de langage est directement lié à l’usage inexact, et répandu, du mot « goût » en français. Le Petit Robert le définit comme le sens grâce auquel l’homme perçoit les saveurs propres aux aliments.
Même si historiquement sa classification a pu contenir l’onctueux, l’aigre ou l’astringent, le sec et l’humide, on a longtemps réduit le goût à quatre saveurs primaires : le salé (donné par le chlorure de sodium), le sucré (par le saccharose), l’amer et l’acide. Au cours des années 1980, on en a ajouté une cinquième, l’umami (la « saveur délicieuse ») – déjà mentionnée en 1908 par un chimiste japonais. Il s’agit d’une saveur apportée par deux acides aminés, le L-glutamate et le L-asparate, très présents dans la cuisine nippone (sauce de soja, miso, algues, thé vert) mais que l’on trouve également dans des produits aussi différents que le parmesan, la sardine, le champignon, la tomate ou le jambon cru !
Mais on emploie couramment le mot « goût » pour caractériser un arôme (de fraise, par exemple). « Notre bibliothèque d’odeurs est composée en très grande majorité d’arômes alimentaires, explique Roland Salesse, mais on ignore qu’elle est olfactive puisqu’on qualifie ceux-ci de “goûts”. Car notre cerveau stocke les images cérébrales “odeurs” et “goûts” dans des réseaux neuronaux différents. »
Afin de classer l’information dans le bon réseau, le nerf trijumeau va devoir détecter d’où provient le flux d’air qui se dirige vers l’épithélium olfactif : s’il est issu des narines, le cerveau interprète « odeur » ; si c’est du pharynx (on parle alors de voie rétronasale), il comprend « goût ». Mais ce nerf crânien, composé de neurones partant des yeux, du nez et de la gorge, ne se contente pas de jouer les guides spirituels : c’est lui aussi qui perçoit en bouche le piquant, le pétillant ou la fraîcheur d’un aliment. Les sensations trigéminales relèvent du toucher et sont perçues par les muqueuses buccales. Avec le goût et l’odorat, qui forment un couple fusionnel, le nerf trijumeau est le troisième larron d’une dégustation. Et un terme existe bien en français pour désigner l’ensemble des sensations qu’ils produisent à eux trois : le mot « flaveur ». 

Clé et serrure
Le plaisir de manger commence ainsi par celui de percevoir le « nez » d’un mets, ces molécules volatiles qui planent au-dessus d’un plat et qui mettent l’eau à la bouche. Dès qu’on se met à mastiquer, l’odorat capte les parfums en bouche, par voie rétronasale, sans avoir besoin de les flairer. Odorat et goût sont les seuls de nos sens à être biochimiques : le premier est sensible aux molécules volatiles odorantes, le second aux molécules sapides solubles dans la salive. Lorsque l’un ou l’autre est sollicité, ni photons ni vibrations ne viennent tambouriner dans notre tête, mais un système de clé-serrure se met en place, entre les récepteurs olfactifs et gustatifs d’un côté, et les molécules aromatiques et sapides de l’autre. Lorsque la serrure s’active parce que la clé qui vient d’y entrer correspond à sa forme, le cerveau est alerté via une chaîne biochimique de transmission – une succession de réactions chimiques et de signaux électriques.
Le nez est capable de détecter 1 000 milliards d’odeurs. Rappelons que 2 % de nos gènes sont dévolus à la perception des senteurs, soit environ 400 gènes de récepteurs olfactifs, contre quatre seulement pour traiter la couleur. La découverte des récepteurs olfactifs a été couronnée par un prix Nobel en 2004. Quant aux cellules gustatives, plus d’un demi-million d’entre elles tapissent la langue, dans ce qu’on nomme les bourgeons du goût (environ 200 bourgeons par centimètre carré), abrités par les papilles. Ces bourgeons, dont la membrane porte les récepteurs gustatifs, contiennent chacun une centaine de cellules gustatives. 

Faire saliver le cerveau
Ce qui se joue lors d’une dégustation n’est ainsi pas qu’une affaire de papilles, mais une expérience plus complexe, qui assemble trois messages différents : olfactif, gustatif et trigéminal. Si le duo nez-palais se singularise dans le ballet des sens, il ne joue pas sa partition isolé des autres. « Le goût est multisensoriel », insiste Roland Salesse. La bouche, la langue, le palais et même les dents sont sensibles au moelleux, au tendre, au visqueux, à la température d’un mets… L’ouïe est également sollicitée. Des études de Charles Spence, un psychologue de l’université britannique d’Oxford, ont montré que des chips peuvent paraître jusqu’à 15 % plus croustillantes si leur emballage produit lui-même un son délicieusement craquant au moment de l’ouverture. Quant à la vue, elle règne en majesté dans le plaisir de la dégustation. Ne commence-t-on pas à manger avec les yeux ? Variété des mets, jolies serviettes et assiettes colorées font saliver le cerveau. Au point qu’il est parfois trompé par ce qu’il croit voir : une étude de 2001 a montré que des œnologues peinaient à distinguer un vin rouge d’un blanc coloré en rouge, la teinte de ce dernier les orientant vers des termes habituellement employés pour décrire le nez d’un vin rouge même si les odeurs n’y correspondaient pas.
Manger, c’est donc mobiliser ses cinq sens, dont les perceptions s’influencent les unes les autres – avec toujours à la manœuvre le cerveau, grand reconstructeur de nos sensations devant l’éternel.  « Pourquoi le monoï nous rappelle-t-il tant la plage, par exemple ? Parce que c’est là qu’on a enregistré son parfum pour la première fois », analyse Marlène Staiger. Cette Bourguignonne bonne vivante qui adore cuisiner s’est formée en aromatique alimentaire à l’Isipca, l’école de parfumerie de Versailles, avant de travailler avec le parfumeur Christophe Laudamiel pour l’OPhone de David Edwards, d’inventer des nuages de saveurs reprenant les notes du parfum Popeye de Jean Paul Gaultier, ou de jouer à masquer le goût d’un édulcorant, la stévia, pour une marque de boissons. Aujourd’hui, c’est une designer du goût réputée, qui intervient auprès des mixologues des plus grands bars de Paris. « Parfumeur et aromaticien ont 50 % de molécules en commun, c’est pas mal ! », juge-t-elle.
Marlène Staiger a choisi d’allier créativité et rigueur dans cette façon de formuler qui l’a toujours attirée : le liquide. Sous la marque H.Theoria, elle a imaginé des liqueurs composées comme des parfums, dans lesquelles il y a autant à boire qu’à (res)sentir. Formuler, dit-elle, c’est « trouver des points d’impact, construire un nez qui ait une puissance aromatique mais aussi un corps, quelque chose qui se tient en bouche, moins éphémère et volatil qu’un parfum ». Elle aime ainsi créer des « entrechocs entre le nez et la bouche », rechercher un équilibre olfactif ténu au palais. Elle peut pour cela jouer avec des dimensions étrangères aux parfumeurs : la sucrosité, l’acidulé, l’amertume, mais aussi la texture, qui vient enrichir et préciser l’olfaction directe. Certaines notes lui semblent « lumineuses », d’autres « colériques », « bleues », voire « nostalgiques » : « des arômes moins joviaux, plus graves, comme la câpre, l’aigre-doux, l’umami… » Elle ne souhaite pas associer sa dégustation à un jeu ou y voir un aspect éducatif, l’alcool devant se déguster avec modération. Il s’agit plutôt, conseille-t-elle, de laisser « vaquer ses sensations et son imaginaire »

Roquefort, brocolis ou endive
Un imaginaire qui remonte loin dans la vie d’un être humain. « La construction de la personnalité multisensorielle d’un individu commence dès la vie intrautérine », explique Roland Salesse. Par réflexe, le cerveau du bébé raffole du sucre, se montre indifférent au salé et grimace devant l’amer – aversion sans doute inscrite dans nos gènes comme une caractéristique de survie pour l’espèce, les composés les plus toxiques, comme la ciguë, étant souvent les plus amers.
Mais, pour le reste, tout est à construire. Et semble se jouer avant l’âge de raison : des études menées par les experts du Centre des sciences du goût et de l’alimentation de Dijon ont montré que les préférences gustatives d’un enfant de 7 ans dépendaient directement de la diversité alimentaire qu’il avait connue (ou non) avant son premier anniversaire. Pendant cette période, en effet, le bambin peut se montrer friand de nombreux aliments réputés « difficiles », comme le roquefort, le brocolis ou l’endive. Seule une exposition progressive, ludique et répétée peut porter ses fruits. Être patient tout en sachant faire vite. Car à partir de 18 mois, c’est trop tard : l’enfant entre alors dans une période où il rejette systématiquement les aliments qu’il ne connaît pas, parfois même ceux qu’il aimait avant. « Comme si, en devenant plus autonome dans sa façon de se nourrir, il devait apprendre à se méfier davantage de l’inconnu », explique Roland Salesse.
Le chercheur est à l’initiative de nombreux projets d’éducation au goût menés par l’association Nez en herbe avec les crèches Cap Enfants et dans des écoles maternelles : présenter aux enfants, dans des boules à thé, des épices qu’ils sont invités à sentir ; leur faire découvrir un univers grâce à des odeurs (le cirque avec la barbe à papa, par exemple) ou un territoire à travers de la musique, des animaux, des plantes, mais aussi des senteurs et des aliments – la vanille pour Madagascar, le fish and chips pour la Grande-Bretagne, le camembert pour la Normandie… Le but de cette démarche ? « Faire prendre conscience aux tout-petits qu’ils possèdent un nez et qu’ils peuvent s’en servir dans la vie de tous les jours », explique Roland Salesse. D’autant  qu’avant l’âge de 2 ans ils ne rejettent pas systématiquement les odeurs et les arômes jugés mauvais par  les plus grands. « Cela change vers 4-5 ans. »
Pour poursuivre ou parfaire l’initiation, « il est important d’être curieux », souligne Marlène Staiger : « Plonger le nez dans le basilic, goûter le jus d’une orange et le comparer à la saveur d’un zeste, tester différentes épices… Sentir, goûter, c’est la base pour s’initier. Et la pluralité des expériences culinaires multiplie les mémoires. Plus on pratique, plus le goût s’ancre. » Découvrir les cuisines du monde est aussi une façon de prendre conscience que le plaisir ressenti devant un aliment ou un plat relève bien souvent de l’histoire familiale et culturelle. « Toute odeur aimée est le centre d’une intimité », écrivait le philosophe Gaston Bachelard. Tout comme l’arôme aimé, tant il est lié à la sensibilité de chacun, à ses émotions, son histoire familiale, sa culture, autant qu’à un mécanisme physiologique. Pas de saveurs favorites  universelles, donc, mais la promesse de mille découvertes culinaires encore à venir.  

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive – #10 – Du nez à la bouche.

Visuel principal : © Antoine Cossé

Smell Talks : Moustafa Bensafi – Cerveau et odorat, notre nez sous influence ?

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon Music, Youtube

A l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris.

Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Arthur Rimbaud, dans le 4e arrondissement de Paris, pour écouter Moustafa Bensafi, directeur de recherche CNRS au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

Le coauteur du livre Cerveau & Odorat (éd. Edp Sciences) nous propose une passionnante exploration des mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement du sens olfactif.

Les superpouvoirs des odeurs

À l’ère du développement personnel et de la quête d’harmonie, l’enjeu n’est plus seulement de sentir bon : il faut aussi se sentir bien. C’est pourquoi l’industrie du parfum s’intéresse de très près à l’aromachologie, l’étude de l’influence des senteurs sur notre esprit. À l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale ce lundi 10 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #06 – Le corps et l’esprit.

« Comment vous sentez-vous ? » La question s’affiche sur l’écran de votre téléphone et vous choisissez parmi trois réponses : « super », « OK » ou « pas bien ». L’application mesure ensuite votre rythme cardiaque pour évaluer votre niveau de stress, puis vous demande quelle activité vous avez prévu : travailler, faire du sport, dormir… Enfin, grâce un algorithme unique, elle détermine la composition d’un parfum d’ambiance adapté. Cet outil a été développé par Shiseido pour BliScent, le premier diffuseur de parfum d’ambiance intelligent, capable de créer plus de 3 000 compositions à partir des six senteurs contenues dans ses cartouches, et de diffuser celle qu’il juge la plus pertinente au regard de l’activité et de l’humeur de son usager à un instant donné. BliScent, qui sera commercialisé prochainement, est l’une des dernières innovations de la marque japonaise qui s’intéresse depuis toujours à l’aromachologie, c’est-à-dire à l’étude de l’influence des odeurs sur le psychisme. Cette science part du constat qu’une odeur peut déclencher une même réponse psychologique chez divers individus – au-delà de leur expérience, de leurs goûts et de leurs biais culturels – pour chercher à comprendre comment le psychisme peut être atteint via le système olfactif. Ce dernier constitue en effet un accès privilégié vers le système limbique, siège des émotions dans notre cerveau. Le fait que les odeurs ont une influence sur notre état d’esprit nous est d’ailleurs connu, de manière empirique, depuis la nuit des temps.
L’aromathérapie (l’utilisation des huiles essentielles à des fins thérapeutiques) a déjà pu prouver par ailleurs que certaines plantes ont des effets stimulants (comme le citron ou la menthe poivrée) ou relaxants (camomille, lavande…). Depuis une trentaine d’années, l’aromachologie – dont le nom, utilisé pour la première fois en 1982 aux États-Unis par la Fragrance Foundation, dérive des mots anglais aroma et psychology – étudie les liens entre les odeurs et une palette de sentiments plus large, de la détente au bonheur en passant par la confiance en soi.
La naissance de l’aromachologie est à la fois un facteur et une conséquence de l’évolution du regard que l’industrie du parfum porte sur ses propres produits – qu’il s’agisse d’huiles essentielles, de molécules de synthèse ou de compositions. À partir des années 1980, des initiatives d’un genre nouveau voient le jour : centres de recherche consacrés à l’examen des phénomènes physiologiques induits par le parfum et à la mise au point de protocoles pour les évaluer (comme celui de Shiseido, inauguré à Tokyo en 1984), projets menés en collaboration avec des chercheurs (Givaudan débute ainsi en 1985 des travaux sur les odeurs et les émotions) ou avec des universités (Firmenich coopère notamment avec celle de Genève, Symrise avec celle de Tours), programmes de neurosciences (chez Symrise, au début des années 2000) ou encore création de départements aux ambitions inédites.

Cartographier les émotions
En 1982, la société de composition américaine IFF imagina une section Aroma Science au sein de sa branche de recherche et développement, dans le but de formaliser et d’objectiver les liens entre ses essences et les émotions qu’elles pouvaient susciter chez les consommateurs. Cette nouvelle entité donna l’impulsion d’un projet ambitieux : cartographier l’ensemble des ingrédients naturels et synthétiques de la maison selon les émotions qu’ils évoquaient à des consommateurs. Ces derniers étaient invités à situer chaque odeur sur un schéma circulaire articulé autour de deux axes : émotions positives/négatives, activation +/–. Ce fut l’ère du mood mapping, à laquelle succéda une approche plus large de caractérisation multisensorielle, qui permit de connaître les couleurs, textures ou encore attributs spontanément associés à chaque ingrédient. La base de données qui en résulta, ScentEmotions, servit notamment à Jean-Claude Delville et Rodrigo Flores-Roux pour créer Happy de Clinique, en 1997. « Aujourd’hui encore, même à l’aveugle, il est perçu comme un parfum qui évoque la joie, assure Arnaud Montet, directeur du département Consumer Science d’IFF. Le mood mapping et ScentEmotions sont des outils puissants, développés avec une véritable intention stratégique, même s’ils ne s’appuient que sur des données déclaratives. Chaque nouvel ingrédient qui rejoint la palette de nos parfumeurs est testé partout dans le monde. C’est cet aspect systématique du programme, mené en continu depuis des années, qui fait sa force. »
Ces outils ont largement contribué à faire entrer le potentiel émotionnel des odeurs dans la culture de l’entreprise ; tous les parfumeurs qui y travaillent sont aujourd’hui sensibilisés et encouragés à s’en servir. Il y a quelques années, lorsqu’IFF reçut un brief pour « le parfum du bonheur », c’est tout naturellement qu’une sélection d’ingrédients « heureux » servit de support à Dominique Ropion, Anne Flipo et Olivier Polge pour imaginer un certain La vie est belle

Ingrédients à la loupe
Si certains des outils qu’elle a permis de créer restent d’actualité, l’ère des enquêtes déclaratives semble sur le déclin : l’industrie du parfum concentre aujourd’hui ses efforts sur l’obtention puis le traitement de données plus objectives que les propos de ses consommateurs, d’abord pour connaître et mesurer l’action des ingrédients qu’elle utilise, ensuite pour éprouver l’effet des accords ou compositions qui résultent de leur combinaison.
« Notre métier de création consiste à associer entre elles des matières premières. Nous savons, pour chacune d’elles, si elle a un effet énergisant ou relaxant, et à quel point », explique Thibaut Madre, directeur de l’innovation chez Takasago. Depuis 1981, la maison de composition japonaise a recours à l’électroencéphalogramme (EEG, un examen mesurant l’activité électrique du cerveau à l’aide de capteurs placés à la surface du cuir chevelu) pour évaluer la réaction d’un sujet face à une odeur donnée. « Nos parfumeurs ont accès à toutes ces informations, ce qui leur permet de prédire quel effet va avoir une formule sur laquelle ils travaillent. Nous vérifions généralement le résultat une fois la composition achevée, car la théorie ne correspond pas toujours à la réalité. » Grâce à cette expertise, Takasago, l’un des pionniers de l’approche aromachologique de l’industrie, a travaillé sur de nombreux produits revendiquant des propriétés énergisantes ou relaxantes, de parfums comme Relaxing Fragrance (1997) ou Zen (2007) pour Shiseido à des produits pour le corps tels que la gamme Hydra Zen de Lancôme ou la lotion Original Bedtime de Johnson’s.
Comme la plupart de ses concurrentes, la société peut utiliser d’autres mesures pour appuyer les données obtenues par EEG : activité cardiaque, température corporelle, flux sanguin, dilatation de la pupille, etc. Depuis quelques années, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) permet d’observer avec une finesse inédite l’activité du cerveau, notamment dans ses zones primaires comme les structures limbiques, « invisibles » par EEG. Les maisons de composition ayant accès à cette technologie, très coûteuse et principalement réservée au domaine médical, sont à ce jour peu nombreuses. À travers un partenariat avec une entreprise de neurosciences appliquées au consommateur, IFF passe actuellement au crible de l’IRMf les ingrédients naturels exclusifs de sa filiale LMR. Car, même s’il s’agit de matières premières dont les effets sont parfois connus, il n’est pas question de se contenter d’une revendication générique. « L’idée est de montrer que nous sommes capables de proposer mieux que les autres : non pas une simple lavande relaxante, mais la plus relaxante de toutes, celle de IFF-LMR ! » résume Arnaud Montet. « En comparant nos produits avec des huiles essentielles traditionnelles, nous obtenons une connaissance précise de leur action, précise Bertrand de Préville, directeur général de IFF-LMR. Nous corroborons ces résultats avec les connaissances existantes dans ce domaine pour comprendre quelles molécules sont impliquées dans l’action de tel ou tel ingrédient. » Ces données permettent de déterminer la meilleure méthode d’extraction et de préciser un éventuel protocole de raffinement. La distillation moléculaire, notamment, permet de concentrer certains des composés naturellement présents dans un ingrédient. 

Les tests du futur
Orienter le travail des parfumeurs en amont en identifiant des palettes d’ingrédients ou des structures à privilégier pour un projet donné est l’un des grands apports de l’aromachologie. Un autre se trouve dans la validation de créations en cours de développement. En 2017, Symrise officialisait son programme Gen-Isys (pour Generative Neuro-implicit System) destiné à obtenir une vision globale de la perception par des consommateurs d’une fragrance et de son concept, en étudiant leurs réactions conscientes et inconscientes. Une séance typique de test dure quinze minutes : le participant est installé dans une chaise, face à deux écrans d’ordinateur et plusieurs caméras. Il découvre sur mouillette un parfum et ses réactions sont récoltées par plusieurs outils : un logiciel l’invite à des associations implicites, un casque EEG détermine quelles zones de son cerveau s’activent, tandis que les caméras permettent de capter ses mouvements oculaires et ses expressions faciales. L’algorithme exclusif de Gen-Isys croise ensuite toutes les données obtenues et détermine ce que le consommateur a réellement pensé de la fragrance, s’il est susceptible de l’acheter et même de la racheter.
Récemment, Symrise travaillait à la création d’un parfum « joyeux », raconte Patricia Arnostti, directrice du département Consumer & Market Insights. « Nous avons soumis les propositions développées par nos parfumeurs à des tests consommateurs classiques [déclaratifs] : dix d’entre elles étaient considérées comme joyeuses, et donc pertinentes au regard du brief. Puis nous avons étudié ces dernières grâce à Gen-Isys : il s’est avéré que seules deux étaient vraiment perçues ainsi. Ce sont celles que nous avons nalement présentées au client. » Alors qu’une écrasante majorité des parfums sont aujourd’hui testés et retestés avant d’être mis sur le marché – sans pour autant empêcher les échecs commerciaux –, on peut penser que l’utilisation de ces outils de mesure pourrait à terme remplacer, ou du moins compléter, les méthodes déclaratives auxquelles l’industrie a recours aujourd’hui. 

Une vie meilleure par l’odeur
Si les senteurs peuvent nous faire du bien, tout l’enjeu pour l’industrie est de comprendre où nous avons mal. En d’autres termes, de créer des produits correspondant à un besoin. Dès le départ, l’aromachologie encouragea les équipes marketing à s’appuyer sur les attentes des consommateurs pour imaginer de nouveaux concepts. En 1997 au Japon, dans un contexte social difficile marqué par une vague de suicides, Shiseido lançait Relaxing Fragrance, l’un des premiers parfums à revendiquer des bienfaits aromachologiques. Ce floral vert boisé, aujourd’hui disparu, avait été inspiré par le constat que les Japonais avaient cruellement besoin de détente. Après les fragrances, la marque élargit son champ de recherche au soin : « Nous nous sommes vite rendu compte que, dans la formulation d’un soin, le parfum lui-même peut être considéré comme un actif car il a des vertus pour l’esprit et le corps, témoigne Nathalie Broussard, directrice de la communication scientifique de Shiseido. En neutralisant l’effet du stress, certains d’entre eux permettent indirectement d’améliorer des paramètres cutanés. On a observé que certaines notes permettaient d’équilibrer la production de sébum, on a même démontré les effets amincissants d’une note de pamplemousse, qui stimulait le métabolisme et donc sa capacité à brûler les graisses. »
Qu’il s’agisse de capitons ou de stress, le quotidien sert souvent de point de départ. Givaudan a récemment mené une large étude sur le sommeil, qui a donné naissance à DreamScentz, une technologie brevetée devant permettre à ses parfumeurs de composer des senteurs capables d’améliorer la qualité de celui-ci. Brumes d’oreillers, crèmes de nuit, assouplissants… Les applications potentielles sont nombreuses. On peut déjà citer les capsules parfumées du diffuseur Oria, qui promet un endormissement plus rapide et un meilleur sommeil grâce à des fragrances dont l’efficacité a été prouvée à la fois par EEG et par des tests d’usage à domicile. « On a créé une demande, estime Hervé Fretay, directeur des naturels pour la parfumerie chez Givaudan. Au départ, nous présentions DreamScentz à nos clients qui ne voyaient pas forcément à quoi ça pouvait leur servir ; maintenant, ce sont eux qui viennent nous voir, car la question du sommeil est devenue centrale dans nos sociétés : quel que soit l’âge ou la classe sociale, tout le monde est concerné. » Il en va de même pour le stress, ce qui encourage certaines sociétés comme IFF et Takasago à s’intéresser à la pleine conscience et aux moyens de favoriser via l’odeur cet état popularisé par l’engouement pour la méditation. 

La fin de l’ère du beau ?
Porté depuis des décennies par un discours hédonique, le parfum semblait jusqu’ici se contenter de sa dimension esthétique. Et qui aurait eu l’idée de lui en demander plus ? Pourtant, il se mue peu à peu en un produit qui revendique le pouvoir de nous apporter autre chose que du plaisir, ce qu’annonçait déjà le lancement de l’Eau dynamisante de Clarins en 1987 et que confirme plus récemment la mise en rayons de parfums comme Énergie et Relaxation par Yves Rocher (2016). Progrès ou retour aux sources ? « Le parfum avait jadis une dimension de soin », rappelle Bertrand de Préville chez IFF. Pour lui, renouer avec une certaine tradition de bien-être pourrait aider l’industrie à recruter des consommateurs récalcitrants comme les millenials, qui « ne s’intéressent pas tant que ça au parfum et ont besoin d’en percevoir de véritables bénéfices », ou encore les Chinois, « peu sensibles à la seule dimension hédonique d’une fragrance ».
Cette vision semble peu à peu entrer dans les mœurs. On observe dans la parfumerie grand public une lente mutation de l’offre et du discours, où l’inspiration et le champ lexical des émotions et du bien-être sont désormais monnaie courante. La niche, elle, voit même apparaître des marques qui brandissent comme un manifeste l’action de leurs parfums sur nos émotions, laissant la question esthétique – celle de la forme olfactive – jouer les seconds rôles. Fondatrice d’Anima Vinci en 2017, Nathalie Vinciguerra en mûrit l’idée depuis le tournant stratégique opéré par L’Oréal dans les années 1990, alors qu’elle y travaillait en tant que chef de groupe : « On réfléchissait à des pistes intéressantes pour parler des parfums autrement. À l’époque, les Japonais avaient un train d’avance, on savait qu’ils diffusaient des odeurs dans le métro ou dans les boutiques pour que les gens se sentent bien. C’est dans ce contexte que j’ai été encouragée à me plonger dans des écrits d’aromachologie, mais aussi dans les sciences fondamentales, la médecine chinoise, l’ayurvéda. » Vingt ans après avoir travaillé, entre autres, sur l’Eau vitaminée de Biotherm, elle puisait dans ces connaissances le concept de ses propres parfums, de Wood of Life qui « renforce le lien spirituel » à Lime Spirit, « stimulant pour le corps et l’esprit ».
Que ces créations puissent aujourd’hui trouver un public atteste du chemin parcouru depuis une trentaine d’années. Car jusqu’à récemment, l’idée que l’on pouvait se faire du bien par les odeurs n’avait rien d’une évidence. Il faut rappeler que la recherche dans le domaine de l’odorat est encore très jeune : c’est en 2004 que le prix Nobel décerné à Richard Axel et Linda Buck pour leur découverte, en 1991, de la famille de gènes des récepteurs olfactifs et des premiers niveaux de traitement de l’information par le système olfactif a marqué le début d’une nouvelle ère, celle de l’approfondissement des travaux dans ce domaine. « Nous savons que notre système olfactif est lié à la fois à notre système limbique, siège de la mémoire et des émotions, et à des zones responsables de la communication avec le corps, résume Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS et membre de son groupement de recherche sur l’olfaction (et par ailleurs du collectif Nez). Toutes ces régions du cerveau sont activées simultanément lorsque nous respirons une odeur, si bien qu’il est difficile de déterminer quels circuits sont impliqués dans telle réaction. L’aromachologie appliquée à la dépression, par exemple, a pu donner de bons résultats : on observe que certaines odeurs peuvent, à court terme, diminuer la fréquence cardiaque et agir rapidement sur le bien-être. Mais on voit qu’il y a aussi, sur le long terme, une action sur les affects, sans savoir exactement comment ça marche. » Si l’industrie semble s’accommoder de cette part de mystère, les liens entre odeurs, corps et esprit n’ont pas encore livré tous leurs secrets. 

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #06 – Le corps et l’esprit.

Visuel principal : George Dunlop Leslie, Roses (c 1880), Hamburger Kunsthalle, Allemagne, Wikimedia Commons.

« Archéométrie des sens » : plongée sensible dans le passé

De quelles manières les parfums, saveurs, sons, textures, lumières, couleurs ont-ils servi les êtres humains et animés leur monde au cours du temps ? Et comment les cinq sens pourraient-ils aujourd’hui permettre d’approcher les objets du passé et les vécus de nos ancêtres ? Voilà deux des interrogations qui ont dirigé la journée d’étude « Archéométrie des sens », organisée le 19 septembre dernier à l’Institut national d’histoire de l’art à Paris.

L’archéométrie, qui fait partie intégrante des sciences archéologiques, s’intéresse aux informations enregistrées par les objets anciens, artefacts ou archives environnementales, le plus souvent décelables à travers la mesure instrumentée – physique ou chimique – de paramètres imperceptibles à l’œil. Organisée sous l’impulsion de Jérémy Jacob et Sigrid Mirabaud, chercheurs du réseau CAI-RN (Compétences archéométriques interdisciplinaires – Réseau national), cette journée rassemblait ainsi archéomètres, archéologues et historiens, mais aussi des chercheurs d’autres disciplines, dans la perspective de sensibiliser les professionnels de l’archéométrie et de la conservation à une variété d’approches sensorielles du passé. 

Reconstituer un monde d’odeurs
Après une introduction de Roland Salesse sur la physiologie et la neurobiologie de l’odorat, établissant une fois pour toutes que « nous ne sommes pas des animaux microsmatiques [1]Se dit d’un vertébré dont la partie olfactive du cerveau est peu développée ou même presque absente. », la philosophe Chantal Jaquet a proposé une courte présentation du rôle social de ce sens à travers le temps et le monde. L’autrice de La Philosophie de l’odorat (Puf, 2010) est ainsi revenue sur la place des parfums dans l’histoire de l’humanité, en en soulignant l’importance. Mieux comprendre les cultures et civilisations anciennes peut passer par l’étude des dispositifs parfumants et matières premières odorantes qu’elles utilisaient. On ne peut, soutient-elle par exemple, comprendre le raffinement de la cour de Louis XV sans comprendre l’usage qui est alors fait des parfums sous toutes leurs formes. Revenant sur des travaux d’anthropologie, elle rappelle également que certaines cultures reposent sur une véritable osmologie sociale.[2]Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives … Continue reading Ainsi l’odorat peut-il diversement intéresser les archéologues et archéomètres. Non seulement peuvent-ils tenter de reconstituer le monde d’odeurs des hommes qui nous ont précédé – à partir notamment d’analyse de résidus et d’études de sources textuelles – de manière à redécouvrir et à interpréter les paysages olfactifs du passé, mais ils peuvent aussi se servir de l’odorat comme d’un instrument d’analyse et de conservation préventive d’artefacts anciens, comme l’ont récemment montré la docteure en muséologie Mathilde Castel et la parfumeuse Mathilde Laurent en travaillant avec le musée du Quai Branly.[3]Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la … Continue reading

Prenant la suite de ces réflexions introductives, l’architecte Suzel Balez a établi une distinction nécessaire entre odeurs (interprétation d’un signal chimique composé d’odorivecteurs, c’est-à-dire de molécules odorantes) et odorants (produits à l’origine de cette interprétation, c’est-à-dire la source odorante). Ainsi, insiste-t-elle, on ne peut reconstituer les odeurs du passé, mais seulement les odorants du passé. L’interprétation des signaux chimiques, en effet, est forcément différente aujourd’hui, puisque celle-ci repose sur les relations entre les lieux, les moments et les individus qui sentent. Or la perception olfactive en elle-même est difficilement universalisable. Un consensus est plus facile à obtenir sur les sensations visuelles car le patrimoine génétique dont dépend cette modalité est plus homogène chez l’humain que celui de l’odorat. Si ce dernier met en jeu environ 400 gènes codant les récepteurs olfactifs, il y a au moins 30% de différence d’expression de ces gènes d’un individu à un autre, et donc autant de variations dans les manières de sentir, et ce sans même prendre en compte l’expérience personnelle et culturelle de chacun. Les modalités de rencontres avec les odorants sont en outre aussi importantes que les odorants eux-mêmes. Ainsi, faire l’inventaire des sources et pratiques odorantes d’une époque n’est, selon la chercheuse, pas suffisant à en restituer l’expérience olfactive. Toute reconstitution olfactive, et particulièrement celles de lieux donnés, devrait donc tenir compte du contexte culturel, temporel, spatial, et du statut des « flaireurs ».

Mais cela ne signifie pas pour autant que l’analyse et compréhension des odorants en eux-mêmes n’est pas nécessaire. Le chimiste Nicolas Baldovini, qui se consacre à « percer les secrets des plus vieux parfums du monde en identifiant les molécules odorantes » qui les composent, s’est penché sur le cas de l’encens oliban. Cette gomme-résine issue du Boswellia ssp, qui pousse notamment en Ethiopie, en Somalie ou encore au Yemen, est l’une des premières matières utilisées en combustion par les êtres humains. C’est elle qui est encore aujourd’hui brûlée dans les églises après des millénaires d’usages religieux. L’oliban fut en effet prisé pour ses propriétés odorantes bien avant l’époque chrétienne, par les mésopotamiens, les égyptiens, les grecs, les romains, etc. Son arôme typique est décrit comme balsamique, résineux, boisé, amer, fusant, évoquant la térébenthine et les vieilles églises. Mais demeurait encore une part d’ombre quant à la nature exacte de ce parfum pourtant considéré comme le plus vieux du monde. Une chromatographie en phase gazeuse – permettant de séparer les composants odorants – couplée à une étude olfactométrique menée par quatre panélistes a permis d’y détecter sept odorants distincts, dont cette note typique « d’église » qui semblait ne correspondre à aucune molécule connue. Isolé grâce à un fractionnement de l’huile essentielle et analysé par RMN (résonance magnétique nucléaire), ce composant inconnu fut finalement identifié et synthétisé. Baptisé acide olibanique, présent dans l’encens sous forme de deux isomères, cis et trans, il dégage en effet ce « parfum d’église » caractéristique, évoquant l’encens et les pierres froides, mais aussi la facette métallique de l’aldéhyde C-12 MNA.

Comme un écho à l’ensemble de ces considérations olfactives, la plasticienne Anaïs Tondeur présentait dans la rotonde de l’INHA, le temps de la journée, quelques fragments de son installation Petrichor urbain (2015-2018), composée de distillats d’échantillons de terre prélevés aux quatre coins de Paris. Inspiré par le travail olfactif mené par quelques chimistes du XIXe siècle sur les boues de la capitale, le projet donne à sentir les différences entre les sols variés que nous foulons chaque jour sans même y penser. Et au nez, cet outil qui, comme le rappelaient Chantal Jaquet et Suzel Balez, est éminemment discriminant, les nuances odorantes, traduisant des variations de composition voire de pollution, se font évidentes. Qu’il s’agisse d’art, de géologie, d’archéologie, de conservation, ou encore de médecine, les approches olfactives ont sans nul doute de beaux jours devant elles !

Une implication multimodale
Le place importante réservée à l’olfaction au sein de cette journée d’étude témoigne d’ailleurs bien de l’intérêt croissant porté à un sens qui a longtemps été le parent pauvre des études sensorielles, tous domaines confondus. Cependant, l’odorat était loin d’être la seule modalité sensorielle abordées lors de cette journée, et les pistes d’études du passé par le prisme de la vue, de l’ouïe, du goût et du toucher développées par les autres intervenant de la journée n’étaient pas moins passionnantes. L’archéologue et ethnologue Haris Procopiou s’est ainsi exprimée sur les techniques de polissage protohistoriques nécessitant une implication multimodale des artisans et un savoir-faire polysensoriel : le toucher, la vue, mais également l’ouïe et l’odorat peuvent servir le travail de façonnage des outils en pierre polie (haches, herminettes, ciseaux, polissoirs, etc.). Un bon polisseur évalue en effet les surfaces avec ses mains et ses yeux, mais il est aussi guidé par le son du polissoir ou encore l’odeur de la boue du polissage. Et ce sont encore des approches visuelles et haptiques[4]Qui concerne le sens du toucher. qui permettent à présent aux chercheurs d’étudier ces objets, notamment grâce à un outil s’inspirant du fonctionnement du doigt humain, le Touchy finger, sorte de bague de doigt  équipée de capteurs de vibration miniatures et de capteurs de mesure de la force d’appui.[5]Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié.

Le Touchy Finger, outil d’étude designé pour évaluer les vibrations du doigt passé sur une surface ©Jérémy Jacob, CNRS

C’est à partir de sources textuelles et visuelles que Mylène Pardoen, archéologue des paysages sonores, cherche quant à elle des indices sur les bruits avec lesquels nos ancêtres ont vécu. Chaque chantier d’étude nécessite ainsi de délimiter des périmètres géographiques et temporels précis. Le travail de recherche est alors suivi d’un travail de restitution et de diffusion des sons identifiés, en partenariat avec un ingénieur du son. Le chantier de Guédelon, par exemple, s’est trouvé être une « réserve » sonore intéressante lorsqu’il s’est agi de reproduire le paysage auditif du chantier de Notre-Dame-de-Paris. En identifiant et en replaçant précisément les sources sonores sur des fonds de carte historiques, la chercheuse est ainsi en mesure de créer des restitutions sonores spatialisées, soit en écoute binaurale soit en WFS (synthèse de front d’onde).[6]Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS … Continue reading Cette discipline encore jeune permet notamment de mettre à disposition, tant des chercheurs que des différents publics, des outils pour une plongée sensorielle dans l’Histoire, mais aussi d’analyser et de mieux comprendre certains gestes artisanaux ancestraux, par le biais de la sensorialité.

Outre les ambiances sonores et olfactives du passé, on peut également s’interroger sur les perceptions visuelles des populations qui nous ont précédés. Ou du moins sur la manière dont leur environnement visuel, dans certains contextes, notamment nocturne, différait du nôtre. Bastien Rueff, docteur en archéologie, s’est ainsi attelé à étudier l’espace vécu au sein des agglomérations minoennes à l’époque protopalatiale[7]La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation … Continue reading par le biais des ustensiles de combustion en terre cuite, destinés au chauffage, à l’éclairage et à la diffusion de parfums. Plusieurs méthodes et paramètres d’analyse des lampes lui ont par exemple permis d’approcher les ambiances lumineuses des cités à la nuit tombée. En fonction du type de combustible (graisse animale, végétale ou cire d’abeille) et de mèche, mais aussi en fonction de la forme, de la teinte et de l’état de surface de chaque lampe, peuvent être déduites puis mesurées la quantité de lumière émise, sa chaleur, son intensité, etc. Il devient ainsi possible de modéliser fidèlement l’éclairage dont disposaient les habitants de ces cités. L’étude de la fumée et des odeurs dégagées par ces différentes lampes pourraient également participer à l’identification de leurs contextes et modalités d’usage (espaces, activités, etc.).

Couleurs éclatantes et effluves de cochon grillé
C’est en Grèce qu’Adeline Grand-Clément nous a ensuite emmenés, pour tenter de comprendre la part sensible des rituels que les Grecs pratiquaient pour communiquer avec leurs dieux. Si nous imaginons les temples et autres lieux sacrés de la Grèce antique dénués de couleurs car c’est ainsi que leurs fragments et leurs ruines nous sont parvenus, l’historienne révèle que leurs sanctuaires étaient en réalité plein de teintes vives, habités par des sons et des odeurs que nous n’imaginons plus. L’exposition immersive, interactive et polysensorielle « Rituels Grecs. Une expérience sensible » présentée en 2017-2018 au musée Saint-Raymond à Toulouse, s’attachait ainsi à reproduire les ambiances sensorielles de quelques rituels majeurs : le mariage, le sacrifice, le banquet et les funérailles. Fausse stèle funéraire peinte de couleurs éclatantes, tissus chatoyants teints au safran, parfum d’une branche de myrte, extraits de musique grecque ancienne, effluves de cochon grillé, l’exposition mettait en avant tous ces éléments qui stimulaient les sens des Grecs, et que les musées d’histoire et d’archéologie ne restituent que rarement.

Fanette Laubenheimer, autrice de Boire en gaule (CNRS éditions, 2015), s’est pour sa part intéressée aux trois boissons alcoolisées, issues de trois civilisations différentes, qui se sont rencontrées dans notre pays à l’époque romaine : l’hydromel, la bière et le vin. Aucune d’elles n’était alors ce qu’elle est aujourd’hui et leurs saveurs et arômes n’avaient que peu à voir avec ce que nous connaissons. L’hydromel, qui semble être la première boisson alcoolisée connue en Occident, consommée déjà par les Grecs, est un mélange d’eau et de miel fermenté. Bien que sa production soit désormais rare, peut-être est-ce celle dont le mode de fabrication et le goût ont le moins évolué. La bière en revanche, que les gaulois découvrent en premier, n’était à l’origine pas produite à partir de houblon mais d’autres céréales et contenait parfois de l’armoise, destinée à la parfumer et à la conserver. Le vin enfin, qui arrive en Gaule depuis l’Empire romain, est alors épais et souvent mêlé de sel, d’eau de mer, de plâtre, de fenugrec, ou encore de racine d’iris. Couramment conservé et transporté dans des dolia, d’immenses amphores d’une contenance d’environ 3000 litres dont l’intérieur était poissé avec de la résine – probablement de conifères –, ses arômes étaient sans nul doute fort éloignés de ceux des grands crus d’aujourd’hui.

Riche en découvertes et en sensations, cette plongée sensible dans le passé et les moyens de sa connaissance s’est achevée par des ateliers sensoriels menés par des spécialistes suivis d’une conclusion de l’artiste Anaïs Tondeur rappelant l’importance vitale d’accorder une véritable attention à nos perceptions sensorielles, non seulement dans les études historiques et archéologiques, mais aussi dans le contexte actuel de lutte contre la crise écologique. Comme le souligne le philosophe américain David Abram dans son ouvrage Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens (La Découverte, 2013), ce sont nos sens, et uniquement eux, qui nous connectent au monde. Pour vivre à nouveau en symbiose avec lui, ce lien doit donc être cultivé, au passé, au présent et au futur.

La Journée Thématique « Archéométrie des Sens » était organisée Par Sigrid Mirabaud (INHA) et Jérémy Jacob (LSCE) dans le cadre du réseau CAI-RN (Compétences Archéométriques Interdisciplinaires – Réseau National), avec le soutien de la Mission pour les Initiatives Transverses et l’interdisciplinarité (MITI) du CNRS, le 19 septembre 2022, à l’Institut National de l’Histoire de l’Art, Paris.

Visuel principal : Anaïs Tondeur présentant des fragment de son installation Petrichor Urbain (2015-2018) ©Jérémy Jacob, CNRS

Notes

Notes
1 Se dit d’un vertébré dont la partie olfactive du cerveau est peu développée ou même presque absente.
2 Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives que visuelles.
3 Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la direction de François Mairesse, Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris), 2019.
4 Qui concerne le sens du toucher.
5 Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié.
6 Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS (Wafe Field Synthesis) désigne à la fois un algorithme de spatialisation et un système de diffusion 3D consistant, à l’aide d’un nombre important de haut-parleurs, à supprimer le point d’écoute au profit d’une large zone d’écoute dans laquelle chaque auditeur perçoit la même scène sonore que ses voisins.
7 La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation minoenne à cette période s’étend sur toute la Crète.

Le vétiver, ombre et lumière

Si cette plante tropicale est depuis longtemps un classique de la parfumerie, elle semble connaître un regain d’intérêt ces derniers temps, avec une multiplication de sorties où elle tient le beau rôle. Tour d’horizon de ses racines botaniques et de ses évolutions olfactives, éclairé par les regards des parfumeurs Marc-Antoine Corticchiato (Parfum d’empire) et Quentin Bisch (Givaudan).

Racines historiques
Le terme vétiver désigne plusieurs espèces du genre Chrysopogon appartenant à la famille des Poaceae (graminées). Plante herbacée vivace mesurant jusqu’à deux mètres, aux feuilles longilignes, étroites et légèrement coupantes, aux racines fines et denses pouvant atteindre trois mètres de profondeur, elle apprécie les sols sablonneux et calcaires. Si le vétiver pousse naturellement sous les latitudes tropicales et subtropicales, il est originaire du sud de l’Inde : son nom vient d’ailleurs du tamoul vettiveru et son emploi comme plante médicinale est attestée dans des traités ayurvédiques datant de 1000 avant JC. Elle n’est connue que plus récemment en Occident, comme le laisse deviner l’apparition tardive du terme « vétyver » dans la langue française, au XIXe siècle. « C’est une plante qui est en elle-même magique, par son historique, ses propriétés mais aussi par sa rusticité : elle résiste aux cyclones, permet d’éviter l’érosion des sols, et constitue une source de revenus essentielle pour certains pays comme Haïti », précise Marc-Antoine Corticchiato, parfumeur indépendant et fondateur de Parfum d’empire, qui lui a tout récemment consacré une création (voir plus bas). En effet, le vétiver n’est pas seulement utilisé en parfumerie : sa paille sert à la fabrication de toits de chaume, au fourrage, au tissage pour créer textiles et objets divers. Quant aux racines dont on tire la résine pour en extraire l’huile essentielle, elles sont également employées dans la cuisine indienne et africaine pour leur arôme. Leurs propriétés digestives et répulsives en font aujourd’hui encore un composant de choix dans la médecine ayurvédique. 

À géographie variable
Si plusieurs variétés sont cultivées, celle qui produit de l’huile essentielle destinée à la parfumerie est Chrysopogon zizanioides, dont la première analyse chimique date de 1809, mais chaque essence a ses spécificités liées à son origine.
Le principal pays producteur est aujourd’hui Haïti, où le vétiver a été introduit dans l’entre-deux-guerres. Il existe également une petite production à Java, en Indonésie, qui offre une essence plus fumée. À la Réunion, la production de vétiver Bourbon a quasiment disparu, faute de main-d’œuvre et de terrains disponibles. Il constitue pourtant « la référence en parfumerie : il a une profondeur, une richesse, une sophistication que l’on ne retrouve pas à ce point-là dans celui de Haïti. J’assistais parfois à sa récolte, avec Lucien Acquarone, un ami distillateur. Profondément ancré dans le sol, le système racinaire est difficile à extraire. Il s’en dégage une odeur très terreuse, qui se rapproche de la betterave, plus montante que l’essence », se souvient Marc-Antoine Corticchiato

Inflexions boisées
Une fois lavées, coupées et séchées au soleil, les racines peuvent être distillées. L’huile essentielle obtenue, dont les composants à l’impact olfactif le plus puissant sont l’isovalencénol, le khusimol, l’alpha-vétivone et la bêta-vétivone, constitue « la note boisée la plus lumineuse de la parfumerie, avec ses facettes pamplemousse, que Jean-Claude Ellena a mis en avant aux côté de l’Iso E Super [dans Terre d’Hermès, voir ci-dessous]. Alors que les agrumes sont des notes de tête, le vétiver cette particularité formidable : plus le parfum s’évapore, plus les facettes colorées, zestées du pamplemousse se dévoilent. C’est une essence très complexe, qui présente également des notes terreuses, racinaires et boisées plus ou moins fumées », décrit Quentin Bisch, parfumeur chez Givaudan qui a signé Vétiver écarlate chez l’Artisan parfumeur (voir plus bas). 
Les parfumeurs peuvent alors décider d’en exacerber certaines facettes : « la chimie nous offre une aide précieuse avec l’acétate de vétivéryle, une molécule boisée, dépoussiérée de ses notes terreuses pour ne conserver que sa quintessence lumineuse de pamplemousse et un côté crémeux, comme un cèdre moins sec et plus lumineux. À l’inverse, pour mettre en avant ses facettes fumées, on peut avoir recours au cypriol, au bois de gaïac, ou même à des matières fumées cuirées comme le bouleau et le styrax », poursuit le parfumeur. 
Le vétiver est un incontournable de la parfumerie et joue notamment un grand rôle dans les masculins. Dans les créations grand public cependant, « la plupart du temps, on habille l’essence pour diminuer ses facettes terreuses et racinaires. J’ai ainsi toujours trouvé les grands classiques un peu trop policés, lissés, avec cette tête citrus récurrente. Plus récemment, on s’est mis à jouer sur l’accord fruité rhubarbe ou pamplemousse », explique Marc-Antoine Corticchiato. 


En territoire parfumé

Tenter de dresser la liste complète des interprétations olfactives de la matière serait donc illusoire, et ce n’est pas exactement le propos de cet article. 
Mais on ne saurait comprendre les sorties actuelles sans un rapide aperçu de l’histoire de la note. Pionnier en la matière, le Vétiver de Carven est l’un des premiers à porter ce nom, même s’il vient après le Vétiver Royal Bourbon d’Oriza L. Legrand datant de 1914. Édouard Hache, qui l’a composé en 1957, l’a mêlé à un accord fougère, escorté d’une lavande et d’une fève tonka, proposant un archétype du masculin classique. Il sera réédité à deux reprises, mais on retient heureusement celle plus réussie de 2014, signée Nadège Le Garlantezec
Fervent admirateur de ce grand initiateur, Jean-Paul Guerlain s’empare de la note en 1959 pour jouer sur son dualisme en clair-obscur, entre ouverture citronnée et fond fumé et boisé, qui devient à son tour un grand classique, initiant une longue lignée de vétivers à l’ouverture hespéridée. Terre d’Hermès en fait partie, tout en constituant « un virage dans le travail de la note, même si ne s’agit pas “que” d’un vétiver », indique Marc-Antoine Corticchiato. Jean-Claude Ellena introduit en effet une rupture dans l’écriture classique en jouant sur l’Iso E Super pour faire ressortir l’aspect pamplemousse, plus fruité mais toujours zesté, sur une structure boisée sèche, épicée et fumée. Sorti en 2006, il constitue toujours l’une des meilleures  ventes de la marque, soutenu par ses diverses déclinaisons. Le même parfumeur l’avait trois ans plus tôt accompagné de notes plus gourmandes, céréalières et amandées, dans le Vétiver tonka des Hermessences. L’année 2006 voit aussi sortir un autre grand vétiver avec Encre noire de Nathalie Lorson pour Lalique, construit autour des essences de Bourbon et Haïti, et qui explore ses facettes plus sombres et denses. Dévoilant au contraire la luminosité de la matière, Vétiver extraordinaire composé par Dominique Ropion en 2002 a également fait date. Composé suite à la découverte d’une distillation moléculaire LMR du vétiver Haïti que le parfumeur dose à 25%, il constitue un vétiver purifié de ses notes camphrées et terpéniques. On notera également la triple interprétation d’Isabelle Doyen pour la marque (très confidentielle !) LesNez, dans un Turtle vétiver au caractère bien trempé avec ses inflexions médicinales.
Si la plante a surtout été synonyme de masculinité sur le marché du parfum, elle a également connu une interprétation plus féminine (même si l’on sait bien que les parfums, comme les anges, n’ont pas de sexe) sous les doigts d’Alberto Morillas dans Le Baiser du dragon de Cartier, sorti en 2003, dans une partition évoquant un Orient fait de baumes, chaleureux et feutré. Une chaleur que l’on retrouve dans l’eau de toilette Sycomore qui rejoint la collection des Exclusifs de Chanel en 2008. Jacques Polge y travaille un contraste de résines et de bois sculpté d’encens, réédité en version eau de parfum en 2016, puis en extrait en 2022, cette fois-ci signé Olivier Polge.

Un parfum de renouveau ?  
Face à un grand nombre de lancements récents qui mettent en avant la matière, force est de constater qu’elle connaît un regain d’intérêt ces derniers mois. La publication de notre ouvrage Le Vétiver en parfumerie dans la collection « Nez+LMR  Cahiers des naturels » en 2020 aurait-elle eu une quelconque influence sur cette nouvelle mise en lumière du vétiver dans les créations ? Quoiqu’il en soit, de quelle façon les parfumeurs renouvellent-ils son interprétation ?
Certains choisissent de la marier à une autre note parfois antagoniste, provoquant ainsi le Clash Radish Vetiver chez Comme des garçons en 2019. Sur le ring, un radis aux inflexions moisies met la racine à terre. 
Pour la maison Lesquendieu en 2021, ce sont des gants de boxe qui frappent la note, dans un Cuir Vetyver « représentant force et puissance ». 

Mais le vétiver n’est pas toujours bagarreur : il sait aussi se montrer charmant, valsant avec l’iris pour chanter « le charme de nos amours » dans Vétiver & iris de Céline Ellena pour la marque 100Bon. Celle-ci se souvient d’un amant perdu avec « les matières racines, qui renvoient symboliquement au palais de la mémoire et apportent leur aspect tactile au parfum, sont contrebalancées par une envolée d’épices ». 

100Bon, Vétiver & iris, 2021

Le parfumeur indépendant Hiram Green a quant à lui imaginé ce que serait « la fragrance des célébrités à l’âge d’or d’Hollywood : élégant et charmant, mais aussi dynamique et audacieux ». Toujours composé en 100% d’origine naturelle, Vetiver s’ouvre sur des notes hespéridées et mêle les essences d’Haïti et de Java au cèdre et à l’ambrette.

Hiram Green, Vetiver, 2021

Parfum d’ailleurs également avec Molinard qui propose  désormais dans sa collection consacrée aux matières un Vétiver qui nous « fait voyager dans ces paysages de terres arides et exotiques ». Les essences de Java et d’Haïti y sont entremêlées, parsemées d’ambre, de lavande et de violette. 

Molinard, Vétiver, 2021

La matière reprend la route en 2022 chez l’Orchestre parfum, qui propose des correspondances entre fragrance et musique. Associé à l’odeur du blues du Mississipi dans un « contraste magique entre lumière et obscurité, joie et mélancolie  », Vétiver Overdrive est signé Amélie Bourgeois et Anne-Sophie Behaghel du studio Flair.

L’Orchestre parfums, Vétiver Overdrive, 2022

C’est sur les flots que nous emmène Vetivera chez Le Couvent. Jean-Claude Ellena nous sert ici un « cocktail de vétiver haïtien et de poivre noir de Madagascar », pour une composition vogant sur « un parfait équilibre des genres » qui le détache de la catégorie des masculins auquel on le cantonne souvent. 

Le Couvent, Vetivera, 2022

La marque Scents of Wood (traduite en français par L’Âme du bois), qui a pour particularité d’employer des alcools vieillis en fûts pour la dilution de ses concentrés, imagine quant à elle un vétiver en fleur. La parfumeuse Natasha Côté-Mouzannar nous offre ainsi dans Vetiver in Bloom « un paysage magique où la tendresse des fleurs nouvelles rencontre la profondeur terreuse » d’un vétiver Haïti LMR.

Scents of Wood, Vetiver in Bloom, 2022

Interprétation florale toujours chez Guerlain : dans la récente Aqua Allegoria Nerolia Vetiver, Delphine Jelk « souligne la blancheur du néroli », dans un paysage méditerranéen célébrant « l’amour de l’Italie », avec un clin d’œil en forme de figue et de basilic.

Guerlain, Aqua Allegoria Nerola Vetiver, 2022

Glissant hors des flots, le vétiver iodé travaillé par Quentin Bisch dans Kenzo homme intense en 2021 retranscrit l’image d’une « peau sortie de l’eau et chauffée au soleil ».
Il choisit ensuite de le travailler dans un tout autre registre, en proposant une composition à L’Artisan parfumeur : « J’avais créé un vétiver – feuille de tomate que je leur ai présenté : cette ébauche de ce qui allait devenir a donné l’impulsion au reste de la collection. Sur leurs conseils j’ai en effet imaginé quatre parfums autour du potager. La difficulté, mais aussi tout le pari de la gamme, était d’avoir un propos fort, en étant le plus lisible possible, tout en restant portable et agréable, ce qui n’est pas facile lorsqu’on travaille les notes de légumes facilement associées à des références alimentaires.
Avec Vétiver écarlate, j’ai été dans la continuité de ce que Jean-Claude Ellena avait créé autour du pamplemousse,  avec un focus sur des notes vertes soufrées, et tout un travail sur des facettes racinaires. C’est l’Akigalawood, un dérivé du patchouli rappelant aussi le vétiver qui donne sa structure au parfum, sa tenue et sa nervosité boisée »
, explique le parfumeur. 

L’Artisan parfumeur, Vétiver écarlate, 2022

Quentin Bisch est également  à l’origine d’une troisième création mettant à l’honneur la racine cette année : Encelade, pour Marc-Antoine Barrois. Il y dépeint « l’image d’une nature luxuriante », en « illuminant le vétiver par une rhubarbe acidulée, mis en parallèle avec un cuir fumé, construit autour de la quinoléine, avec des facettes plus orientales, à l’aide de la fève tonka et de notes santalées », poursuit-il.

Marc-Antoine Barrois, Encelade, 2022

Aux Éditions de parfums Frédéric Malle, le vétiver, composé cette fois-ci par Maurice Roucel, prend en 2022 le nom d’Uncut Gem, et se trouve mêlé aux cuir, encens, ambre et musc (et une bonne dose d’Ambrocénide) pour une promesse de « sillage brutal et irrésistible » contrastant avec l’ouverture fraîche d’agrumes et de gingembre. 

Éditions de parfums Frédéric Malle, Uncut Gem, 2022

D’autres proposent d’en modifier l’usage. Dans sa collection de parfums autour de la résine qui lui donne son nom, sortie en 2022, Olibanum propose ainsi un Vétiver « croquant rafraîchi par des pointes de mandarine et de géranium » à superposer avec les autres parfums de la marque, selon le concept du layering. 

Olibanum, Vétiver, 2022

Certains enfin choisissent de revenir à ses racines, à l’essence même de la plante. C’est le cas de Marc-Antoine Corticchiato, qui avoue « ne pas l’avoir retrouvée dans les interprétations classiques, trop citadines, qui viennent lisser le vétiver. Je trouvais cela dommage car c’est une matière que j’aime, mais que je n’avais jamais mise en avant dans ma marque : j’ai donc finalement décidé de proposer ma propre interprétation, de mettre en lumière son aspect duel, à la fois certes élégant, mais aussi très “roots”, sauvage. J’ai essayé des tas de pistes, ça a été finalement assez complexe : je voulais créer un parfum matière première avec cette odeur de racine arrachée à la terre, mais aussi dessiner un paysage, celui du souvenir de l’arrachage au petit matin à la Réunion, auquel nous assistions avec Lucien Acquarone. Pour l’aspect altier, j’ai utilisé de l’iris qui a cette élégance inhérente, et de l’angélique, relativement peu courante en parfumerie, qui confère un départ vert croquant, lumineux, amplifié par la graine d’ambrette que j’affectionne beaucoup. Pour le côté plus roots : le cèdre, les clous de girofle de Madagascar ». Pari réussi : Vétiver Bourbon se révèle à la fois lumineux et profond, dense et évident.

Parfum d’empire, Vétiver Bourbon, 2022

Et demain ?
Avec ses bénéfices environnementaux et son histoire dans l’industrie, il y a fort à parier que le vétiver a de beaux jours devant lui. Givaudan a ainsi récemment financé des plantations dans du sable de terres arides au sud-est de l’Inde, qui a permis d’obtenir une l’huile essentielle de vétiver des sables India Orpur dans sa gamme Naturals. Et parce qu’il constitue un parfum à lui seul, les parfumeurs n’ont pas fini d’en explorer les facettes. Marc-Antoine Corticchiato aimerait ainsi « incontestablement pousser les épices, pour le lier avec ses racines indiennes où celles-ci ont un rôle centrale », confie-t-il.

Pour en savoir plus sur le vétiver, voir Le Vétiver en parfumerie dans la collection « Nez+LMR  Cahiers des naturels »

Les notes anisées, spiritueuse aromatique

Ah, les notes anisées… à les sentir, on entendrait presque le chant des cigales et l’accent du sud. Tout à la fois très évocatrices et clivantes, elles renvoient à un prisme de matières premières varié. Tour d’horizon de leurs interprétations olfactives, éclairé par les regards des parfumeurs Caroline Dumur (IFF) et Ilias Ermenidis (Firmenich).

Vert anis et verre de pastis
L’anis, de son nom scientifique Pimpinella anisum, est une plante herbacée de la famille des apiacées, comme la carotte, le galbanum, l’aneth, la livèche, le persil, le cumin, le carvi, le céleri, le fenouil, la coriandre ou encore l’angélique.
Atteignant environ 60 cm de haut une fois adulte, il est connu pour ses graines striées et vertes, issues de ses fleurs jaunes regroupées en ombelles. Il apprécie l’exposition au soleil et la chaleur. Probablement originaire de l’est du bassin méditerranéen et d’Asie mineure, il est utilisé dès l’Antiquité pour ses vertus médicinales, employé dans les rituels religieux et constitue l’une des seules épices produites en Occident. Il est également très apprécié dans l’alimentation, comme le rapporte Pline l’Ancien : « Frais ou sec, il est recherché dans tous les assaisonnements, dans toutes les sauces. On en saupoudre la croûte inférieure du pain. On le met aussi dans les chausses à filtrer le vin ; avec les amandes amères, il donne de l’agrément au vin. » [1]Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, traduction Littré
C’est d’ailleurs dans la catégorie des alcools qu’il a connu un déploiement important, comme le rappelle Ilias Ermenidis, parfumeur principal chez Firmenich qui a signé Ege pour Nishane (voir plus bas) : « Chaque pays du pourtour méditerranéen a sa spécialité : l’ouzo en Grèce, le raki en Turquie, le pastis en France, l’arak en Syrie, le sambuca en Italie, l’ori en Arménie… En tant que Grec né à Constantinople, j’aimais partager un verre avec mon père au gré de nos balades en voilier sur le Bosphore ». Ce succès s’expliquerait notamment par son goût sucré : l’un de ses principaux constituants, outre l’estragol et l’aldéhyde anisique, est en effet l’anéthol dont le pouvoir sucrant serait treize fois supérieur à celui du saccharose. L’Anis de Flavigny, qui enrobe la graine d’une couche de sucre, est d’ailleurs l’un des premiers bonbons français, inventé par des moines bénédictins en 719. L’anéthol est également responsable de la couleur blanche du pastis dilué, dû à sa faible solubilité dans l’eau.

Variétés botaniques et convergences moléculaires
Dans les alcools néanmoins, l’anis vert tend à être remplacé par l’anis étoilé, Illicium verum, ou badiane, dont la composition chimique de l’huile essentielle est très proche. Botaniquement et historiquement cependant, la différence est réelle : le badianier, qui appartient à la famille des schisandracées, est un arbre à feuilles persistantes, vertes et lisses, et à grandes fleurs solitaires jaunâtres. Le fruit, en forme d’étoiles à huit branches en moyenne, est séché avant d’être utilisé. L’arbre originaire de Chine méridionale et appréciant les climats doux, n’est introduit en Europe qu’au XVIIe siècle, où il reste alors très cher, la tendance ne s’étant inversée que récemment. 
L’anis vert est plus proche du fenouil, lequel fait aussi partie de la famille des apiacées. D’origine méditerranéenne, Foeniculum officinale ou vulgare est connu depuis la Haute Antiquité, toutes ses parties étant utilisables pour leurs vertus médicinales et gustatives. On extrait de ses graines une huile essentielle riche en anéthol et estragol, et, en moindre quantité, en limonène et fenchone, l’un des constituants de l’alcool d’absinthe, ce qui explique que celle-ci soit rapprochée des notes anisées.

Une note, une variété de possibilités
Mais la note anisée en parfumerie ne se réduit pas à l’anis : « Je distingue pour ma part trois catégories : les anisés aromatiques, comprenant anis, badiane, fenouil, estragon et basilic ; ceux plus réglissés ; et les notes florales anisées, comme le mimosa, l’héliotrope », explique Ilias Ermenidis.
Pour construire ces notes, de nombreuses matières sont ainsi disponibles, avec chacune sa spécificité, comme le précise Caroline Dumur, parfumeuse chez IFF, qui a composé Rayon vert pour Bastille (voir plus bas) : « Le basilic grand vert LMR a par exemple un côté assez floral, que l’on peut trouver dans l’héliotropine et l’aubépine. Le carvi, plus menthé, plus cumin, a un vrai côté peau qui permet d’adoucir les notes anisées ; le fenugrec, l’immortelle et le céleri permettent quant à eux de les réchauffer. Il y a aussi l’absinthe et l’armoise que j’aime beaucoup, plus durs et sombres, évoquant un vert très foncé. Nous disposons également de molécules de synthèse comme l’anéthol. L’estragol était un classique, mais on ne peut plus vraiment l’utiliser à cause des restrictions. Je trouve aussi des facettes anisées aux des notes muguet ». Et Ilias Ermenidis de compléter : « on peut également utiliser l’aldéhyde anisique, l’acétate d’anisyle, ou encore le tarragol avec des facettes persil. J’appréciais beaucoup le Basilex, un captif Firmenich des années 1980-1990, sublime, très minéral, mais qui n’est plus disponible aujourd’hui. Nous avons en revanche une très belle essence de feuilles de basilic Nature Print [obtenue selon la technique du headspace] ».

Derrière les fagots
Mais les briefs qui placent l’anis au centre de la composition restent rares : ces notes sont employées comme facettes plutôt qu’en thème central, comme le confirme Caroline Dumur : « certaines matières aux facettes anisées sont utilisées pour une ouverture fraîche et aromatique, notamment dans les masculins, comme l’estragon et le basilic qui sont riches en estragol. On en trouve également des facettes dans les notes mimosa, comme Après l’ondée. Mais généralement, elles n’ont pas très bonne presse : elles évoquent très vite le registre alimentaire – et personne n’a envie de sentir le pastis – ou bien des signatures trop rétro. Pourtant, je trouve qu’il y a quelque chose à explorer, ce sont des notes qui mettent immédiatement l’eau à la bouche et qui sont assez vastes, entre celles plus froides – pastis – et plus chaudes de fenouil, d’absolue d’immortelle, de réglisse. Cela permet de composer des verts signés, lisibles, appréciés en parfumerie de niche, mais qu’il faut savoir habiller »
Force est de constater que les rares compositions l’ayant mis en avant n’ont bien souvent pas fait long feu sur le marché, et que dresser leur liste (non-exhaustive, bien entendu) ressemble un peu à un jeu mélancolique. Mais peut-être étaient-ils nés trop tôt pour qu’on les comprenne ?

Dégustations parfumées
Il y a en effet de beaux précurseurs dans l’histoire de la parfumerie : « Je pense notamment à la fougère anisée Brut [Karl Mann, 1964], à Eau sauvage [Edmond Roudnitska, 1966] qui tire sur basilic, et à Azzaro pour homme [Gérard Anthony, 1978] qui a pour moi des facettes anisés et fenouil », énumère Ilias Ermenidis. Mais c’est surtout le premier parfum de Lolita Lempicka en 1997, signé Annick Menardo, qui constitue selon le parfumeur un « chef d’œuvre, un archétype de la note anisée version réglisse ». Son pendant masculin, lancé trois ans plus tard, met encore plus en avant badiane et réglisse, dans une belle complémentarité.  On pense aussi à Kenzo Air créé par Maurice Roucel en 2003, qui a malheureusement été rapidement discontinué. Autre regrettée sortie la même année, L’Eau ivre de Iunx, signée Olivia Giacobetti, décrite comme un « élixir glacé, coupable » et que Caroline Dumur considère comme « l’une des plus belles interprétations de la note, avec son anis très direct, mêlé à l’absinthe et à l’immortelle ».
Disparu lui aussi, Anice de la marque italienne Etro nous proposait en 2004 un anis floral, appuyé par des notes « de fenouil et de carvi et des touches de jasmin et d’iris ». Au même moment sortait L’Eau noire de Dior, composé par Francis Kurkdjian, qui jouait sur la réglisse dans son aspect à la fois gourmand et plus aromatique. Difficile à dénicher pendant quelques années, elle a été rééditée cette année dans la collection exclusive de la marque, dont la direction artistique est désormais assurée par le parfumeur.
En 2006, Olivia Giacobetti retrouvait l’accord avec Fou d’absinthe pour L’Artisan parfumeur, une interprétation de la fée verte « construite comme une rencontre entre une fraîcheur épicée et une chaleur boisée », où l’anis (étoilé) est évidemment de la partie.
Une série de réglisses a ensuite vu le jour : Richard Fraysse employait en 2006 dans L’Eau de réglisse de Caron une absolue de réglisse pour construire une « eau de toilette fraîche et tendre née du mariage inattendu du frais et du boisé », mais elle n’est plus en vente.
L’année suivante, Jean-Claude Ellena nous offrait avec Brin de réglisse d’Hermès « une lavande vive, élancée, habillée de réglisse noir mat », qui elle est bien restée au catalogue de la maison. 
En 2008, c’est à Guerlain de proposer son interprétation éphémère et plutôt sucrée de la racine dans l’Aqua Allegoria Laurier Réglisse, créé à six mains par Jean-Paul Guerlain, Marie Salamagne et Sylvaine Delacourte.

Nouvelle génération
Changement de décor et saut dans le temps : huit ans plus tard, Jo Malone intègre dans une collection en édition limitée nommée « The Herb Garden » l’une des premières compositions à revendiquer le fenouil : Carrot Blossom & Fennel, composé par Anne Flipo, mariait ces deux notes à un bouquet plus floral de fleur d’oranger, de rose et d’iris.
Un bond de quelques années encore nous amène à évoquer la sortie de Papier Carbone d’Ormaie en 2018, décrit comme un « travail de mémoire » autour du « papier de l’école, [du] bois de la bibliothèque et [de] la réglisse que l’on aimait enfant ». 

Ormaie, Papier Carbone, 2018

Les sorties s’accélèrent par la suite : en 2020, la marque turque Nishane sort Ege, un hommage à la mer Égée qui réunit la Grèce et la Turquie. Ilias Ermenidis de Firmenich, qui l’a composé, explique avoir  « associé la note ozonique à des notes vertes, anisées, rappelant l’importance cet ingrédient qui unit aussi ces deux pays, mais aussi mentholée, combinées avec une feuille de violette, sur un socle boisé. C’était une interprétation libre, et qui est devenue une très bonne vente chez eux ».

Nishane, Ege, 2020

Un an plus tard, Mathieu Nardin de Mane signait L’Heure verte pour Kilian Paris, qui tire son nom « du traditionnel “Happy Hour”, ce rituel de début de soirée où l’absinthe était autrefois servie avec un peu de sucre ». Essence d’absinthe, feuilles de violette, racines de réglisse, patchouli, vétiver et santal sont revendiquées par la marque. 

Kilian Paris, L’Heure Verte, 2021

Sorti en 2022, Bel absinthe de Roos & Roos propose une version très différente du célèbre alcool, au sein de sa collection « Les Simples ». Fabrice Pellegrin construit une interprétation « très végétale », dans laquelle une douceur aromatique et menthée faisant la part belle à la camomille est mise en balance avec des notes plus terreuses en fond.

Roos & Roos, Bel absinthe, 2022

Quant à l’Absinthe de la toute récente marque Headspace, du prolifique Nicolas Chabot (déjà fondateur des maisons Le Galion, Æther et Corps volatils), elle se propose d’employer la technique de « capture, analyse et reconstitution de l’air environnant un objet vivant ou inerte ». Il s’agit ici d’une interprétation plus fêtarde et nocturne de la plante. Nicolas Beaulieu d’IFF a en effet imaginé un « cuir aromatique [faisant] la part belle à l’absinthe, plante de la folie », marié au narcisse et au patchouli évoquant « l’abandon des corps qui se frôlent »

Headspace, Absinthe, 2022

Amouage nous offre également des notes anisées sombres dans son récent Opus XIV Royal Tobacco, signé Cécile Zarokian, en hommage à l’encens royal et à l’absolue de tabac. Introduites par l’anis et le basilic, « les notes de mélasse brûlée caractéristiques de la réglisse se fondent dans les notes finales de goudron de bouleau, de vétiver et de bois de gaïac », pour découvrir un fond oudé. 

Amouage, Opus XIV Royal Tobacco, 2022

Registre nocturne aussi, mais nettement plus lumineux pour Rayon vert de Bastille, dont la parfumeuse Caroline Dumur dévoile le brief originel : « On est partis de l’image d’une boule à facettes dans une forêt : je voulais donc construire un vert lumineux, à l’ouverture presque cologne. J’ai employé les notes anisées pour facetter, donner de l’éclat, avec des traces de cassis et des citrus qui offrent un côté pétillant, des aldéhydes et des notes de poire pour adoucir l’ensemble ». Le cœur plus floral est soutenu par « une très belle essence d’immortelle LMR, qui est une matière première que j’aime beaucoup pour sa chaleur, son côté sable chaud, salé, presque curry qui est beaucoup moins présent dans la fleur elle-même ». La parfumeuse a également travaillé sur la bougie, dans laquelle elle a exacerbé les notes vertes « qui ressortent mieux en bougie que les citrus. C’est un tout autre exercice que le parfum ! »

Bastille, Rayon vert, 2022

La nouvelle marque J’emme, qui associe chaque parfum à un cristal présent dans son flacon pour son « empreinte vibratoire singulière », propose une interprétation plus florale de la note avec Après l’aurore. Marie Schnirer, du laboratoire indépendant Maelstrom, signe un mimosa tout en douceur, constellé de fleurs de tilleul, de camomille, de basilic et de badiane qui « amplifient le sentiment de quiétude, de joie et de bien-être ».

J’emme, Après l’aurore, 2022

Des facettes anisées accompagnent également les citrus pétillants de Rital date, proposé en extrait de parfum huileux par Versatile, qui a fait appel une fois de plus au studio Flair. Amélie Bourgeois, Camille Chemardin et Elia Chiche ont ainsi imaginé un « néo-citron », gourmand et végétal, entre pesto et glace à la pistache, où le fenouil est bien perceptible.

Versatile, Rital date, 2022

Le fenouil est à nouveau mis en avant dans Cédrat céruse, issu de la collection hommage au potager de L’Artisan parfumeur. Quentin Bisch a réveillé des souvenirs d’enfance autour d’un « fenouil juste cueilli, passé à la mandoline, relevé de quelques gouttes de citron ». L’huile essentielle de la plante est « relevée de baies roses et de citron en tête » mais aussi de coriandre et de muscs.

L’Artisan parfumeur, Cédrat céruse, 2022

Côté mainstream, malgré des mentions régulières, la note reste souvent très discrète. Viktor&Rolf évoque bien un fenouil pour sa dernière sortie, Good Fortune, signée Anne Flipo et Nicolas Beaulieu et incarnée par l’artiste FKA twigs, ou plus exactement un co-distillat de gentiane-fenouil revendiqué dans le dossier de presse, mais si vous comptez le trouver au nez, autant chercher une aiguille dans une botte de bois ambrés vanillés… Comme un écho aux précédents lancements qui avaient revendiqué les notes anisées tout en les rendant imperceptibles sous leur dose de glucose : tel Very Irrésistible de Givenchy en 2003, « une rose facettée à cinq branches, piquée d’anis étoilé » que la marque considère être, non sans outrecuidance, « le premier floral aromatique de la parfumerie » ; ou encore les deux tentatives de Diesel, dans Fuel for Life pour homme en 2007, puis dans Loverdose en 2011 où « la liqueur de réglisse et l’anis étoilé, symbole de passion et d’érotisme » est censée constituer – comme toujours – une « association unique et non conformiste ». Mais cela doit-il encore nous étonner ?

Et demain ?
L’engouement pour les notes anisées cette année semble criant. Relève-t-il d’un besoin de sortir peu à peu de la simple gourmandise pour aller vers d’autres notes, plus « nature » ? L’anis semblerait en cela un candidat presque parfait, mêlant souvenirs gustatifs et facettes plus aromatiques. Mais les briefs qui le mettent en avant semblent encore rares selon les parfumeurs interrogés. Espérons que, peut-être, cet article ait valeur de prophétie auto-réalisatrice. Si tel était le cas, Caroline Dumur aimerait « travailler sur un anis plus floral, féminin, sans être forcément poudré ; et peut-être moins l’habiller de citrus ». Ilias Ermenidis, quant à lui, souhaiterait « combiner les notes anisées avec l’oud, dans une inspiration moyen-orientale ». 

Notes

Notes
1 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, traduction Littré

Le cannabis, vert transgressif

Excitation de l’interdit ou plaisir à demi-coupable de retrouver son parfum aromatique : les créations inspirées par la marijuana se multiplient depuis plusieurs années. Tour d’horizon des interprétations olfactives de la plante, éclairé par les regards des parfumeurs Olivier Cresp (Firmenich) et Nicolas Beaulieu (IFF).

Sous forme de fleurs séchées, il prend le nom de marijuana (herbe, kif, ganja, beuh) ; sous forme de résine compressée, celui de haschich (ou encore shit, teush, chichon, bédo). Quel que soit le terme choisi, Cannabis sativa (l’appellation botanique du chanvre), qui appartient à la famille des Cannabacées, est une plante florale recouverte de poils duveteux aux grandes feuilles vertes palmatiséquées à bords dentés, à la tige droite et cannelée, plus ou moins ramifiée. Le plus souvent dioïque (c’est-à-dire sexuée : il existe des plants mâles et femelles), la plante se reproduit par voie aérienne. Très résistante, elle s’adapte à la plupart des climats même si elle préfère les zones chaudes ainsi que les sols calcaires et azotés. 

Substances psychoactives et composés terpéniques
On distingue trois variétés, dont les croisements ont donné naissance à de nombreux hybrides. Cannabis sativa sativa, originaire des régions tempérées et équatoriales, est cultivé pour ses fibres et ses graines oléagineuses, utilisé pour le textile et ne contient pas de molécules psychotropes. Cannabis sativa indica, ou chanvre indien, plus petit et moins fibreux que le premier, pousse dans les pays chauds. Pour se protéger de la sécheresse, il produit une résine riche en substances psychoactives, notamment en THC (9-tétrahydrocannabinol). Cannabis sativa ruderalis, moins répandu, est pauvre en THC mais fleurit plus rapidement.

La plante contient plusieurs centaines de molécules différentes : des huiles essentielles riches en composés terpéniques, des flavonoïdes, des sucres, des acides gras et des cannabinoïdes, dont le THC et le cannabidiol (CBD). C’est d’ailleurs selon leur teneur en THC et en CBD que l’on distingue les types de cannabis, considérés comme des « fibres » lorsque leur teneur en THC est inférieure à 0,3 %, ou comme « drogues » lorsque qu’elle est supérieure. La teneur en THC n’est par ailleurs pas qu’une question de variété : elle diffère également selon les conditions climatiques et de culture : en zones tempérées, elle ne dépasse pas les 2 à 3 % ; en zones chaudes, elle peut monter jusqu’à 30 %. 

Usage thérapeutique
C’est pour ses fibres que le cannabis a d’abord été employé il y a plus de 10 000 ans dans la fabrication de cordages et textiles. Mais son usage thérapeutique est également ancien : il daterait du IVe siècle av. J.C. Cependant, lorsque Pline l’Ancien parle du chanvre, il fait référence à Althaea cannabina, ou guimauve faux-chanvre [1]Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, traduction Littré. L’usage comme drogue ne se popularise en Occident qu’à partir du XIXe siècle sous l’influence des milieux intellectuels avec le « club des Haschischins » à Paris, fréquenté par des artistes comme Théophile Gautier. Mais il est rapidement interdit : notamment pour protéger leur monopole thérapeutique, médecins et pharmaciens vont peu à peu chercher à s’en garantir l’usage exclusif au début des années 1900, ce qui aboutira aux États-Unis au « Marihuana Tax Act » de 1937, progressivement étendu aux autres pays du monde.

La récente légalisation du cannabis dans plusieurs pays et, de manière plus générale, l’ouverture des boutiques de CBD qui fleurissent depuis quelques années dans les villes, a contribué à remettre la plante sur le devant de la scène. La vente de ce produit non psychotrope, tolérée depuis 2020 suite à un avis rendu par la Commission Européenne qui a reconnu qu’il ne s’agit pas d’un stupéfiant, demeurait cependant dans un flou juridique sur notre territoire. L’arrêté ministériel du 31 décembre 2021, qui validait sa production et sa commercialisation françaises, interdisait du même coup la vente de la fleur et de la feuille, ce qui a fait trembler la filière. Mais le Conseil d’État l’a suspendu le lundi 24 janvier 2022, au plus grand bonheur des boutiques nouvellement implantées. En mai dernier, la maison de composition Robertet a d’ailleurs annoncé s’être lancée dans la production locale de CBD. 

La tendance a depuis quelques années également pénétré l’industrie cosmétique. Certaines maisons, comme Ho Karan, pionnière en la matière avec sa création en 2015, ont construit leur gamme autour de la plante aux vertus dermatologiques multiples. Mais nombreuses sont aussi les marques non spécialisées qui ont, plus ou moins récemment, mis sur le marché un produit en le revendiquant dans sa composition, de The Body Shop à Mira, de Nivéa à Typology, en passant par une collection dédiée chez Sephora.

Une odeur complexe
En parfumerie, le cannabis inspire les compositions depuis plusieurs années : « C’est une odeur très complexe, avec des facettes à la fois fruitées, pétillantes, chaudes, âcres… et j’aime particulièrement travailler ses notes soufrées. Il s’inscrit dans la tendance générale des aromatiques, dans laquelle je le rangerais personnellement. De plus, l’accord cannabis type un parfum, il est très familier, surpuissant et identifiable ; mais il peut aussi avoir un rôle marketing, surtout dans la niche, par son évocation du subversif. Cependant, bien souvent, les marques préfèrent ne pas le citer dans le dossier de presse, même si l’accord est perceptible olfactivement », précise Nicolas Beaulieu, parfumeur senior chez IFF et qui a signé Voodoo Chile pour Dries van Noten (voir plus bas). 

Pourtant, l’odeur de la fumée illicite, source de fantasmes et d’un attrait particulier, « n’est pas disponible en tant qu’extrait dans notre palette », explique Olivier Cresp de Firmenich, fondateur de la marque Akro (voir plus bas). L’accord doit donc être reconstitué de toutes parts. Les principaux composés olfactifs de la plante sont les terpènes, que l’on retrouve notamment dans certaines plantes aromatiques comme le thym et la menthe. « Pour avoir vécu longtemps aux Pays-Bas, je peux affirmer qu’il n’y a pas qu’une seule odeur de weed. Mais j’ai composé un accord de base pour un musée autour de la sauge officinale, de pamplemousse, de notes plus fumées et résineuses et de corps volatils soufrés », explique Nicolas Beaulieu. Les têtes florales, quant à elles, sont nettement plus herbacées et terreuses.

Olivier Cresp préfère quant à lui l’odeur de la résine, au sillage camphré, qui prend des accents plus épicés ou plastifiés selon la substance avec laquelle elle est coupée : « L’odeur est puissante, foudroyante, je l’adore. Ce sont surtout les marques de niche qui font des demandes en ce sens, en surdose, en accord central. Pour la parfumerie grand public, les constructions sont différentes, on me fait souvent baisser l’accord. Ce sont deux manières de composer différentes et complémentaires ». Quant aux champs de cannabis, « ils ont une odeur fraîche, qui rappelle le concombre et la violette ». 

Inspirations parfumées
Si l’une des premières fragrances à revendiquer un accord cannabis est Kif de Lamborghini en 1980 – s’inspirant alors du succès d’Opium, lancé en 1977 –, c’est dans les années 2000 que la note a commencé à se populariser dans l’industrie. En 2002, dans Cozé, Pierre Guillaume explore ainsi le rêve oriental dans une composition épicée et boisée. Un an plus tard sort L’Eau argentine d’Iunx, une « eau des sages » (malheureusement disparue aujourd’hui) dans laquelle Olivia Giacobetti distillait un chanvre poétique, infusé de riz et de maté. En 2009, c’est Alessandro Gualtieri qui propose pour sa marque Nasomatto un Black Afgano oudé et goudronneux qui s’inspire du haschich du même nom, particulièrement recherché. Il sera suivi de Smoke for the soul, créé par Fabrice Pellegrin pour By Killian en 2014, plus aromatique et herbacé. La même année sort Junky de Jardins d’écrivains, signé Anaïs Biguine, en hommage à l’auteur de la Beat Generation William Burroughs qui évoque sa dépendance dans ses romans ; et I Love You, Mary Jane de DSH Perfumes, la marque de Dawn Spencer Hurwitz, décrite comme « une version délicieuse et fruitée de la note de cannabis, dont toute la douceur collante en révèle l’éclat et le sublime ».

En 2017, Maison Martin Margiela enrichit sa collection Replica d’un Music Festival qui habille la feuille de « notes de bourgeon frais alliées à de l’huile d’encens et à un accord cuiré » pour nous offrir une « véritable invitation à fuir la réalité »

Maison Martin Margiela, Music Festival, 2017

En lançant 16-69 (prononcez nineteen sixty nine), l’artiste suédois Johan Bergelin allait dans la même direction avec Purple Haze, qui se propose d’« embrasser le mouvement hippie et la contre-culture », en reproduisant l’ambiance du festival Woodstock, dont la date a donné son nom à la marque. L’accord cannabis y est habillé de feuille de violette et de patchouli. Dans Chronic, lancé plus récemment, Amélie Bourgeois l’entoure d’un pamplemousse amer et d’un accord mousse pour « rendre hommage à la culture du cannabis au sud de la Californie dans les années 90 ». Orange Kush renvoie lui « aux origines du skateboard » en mêlant chanvre, orange douce et fleur de mandarine, tandis que Higher Peace invite à « faire voyager votre esprit » avec une composition « chanvrée, aiguisée et Play-Doh-ée ». Tout un programme !

19-69, Chronic, 2018

En 2018, c’est au tour d’Olivier Cresp de lancer, avec sa fille, la marque Akro, qui met en flacon différentes addictions : le cannabis ne manque pas à l’appel avec Haze. « Ma parfumerie est figurative, pas abstraite. J’ai essayé de reproduire l’odeur du cannabis pour ensuite en faire un parfum que les gens aient du plaisir à porter. Parmi nos sept parfums, c’était le plus évident, car c’est une odeur que j’adore, que je repère de très loin et que je trouve exceptionnelle, notamment sous sa forme résineuse, qui présente des notes épicées et aromatiques. Pour apporter l’aspect levure, un peu amer, j’utilise de l’essence d’absinthe. J’ai employé la sauge sclarée, l’armoise pour son côté aromatique et une qualité spéciale d’eucalyptus, qui évoque un peu la transpiration. La menthe spicata également, dont j’avais trouvé des facettes cannabis dans mes infusions ! Et puis des notes soufrées licites – pas de notes sulfureuses, rien qui ne soit interdit ! – mais avec un dosage violent, car on peut se le permettre dans la niche. Et chez Firmenich, il y a de très belles molécules soufrées. Enfin pour arrondir, et que ce soit beau au porté, j’ai travaillé une structure plus boisée, musquée, qui a du sillage et de la tenue », explique le parfumeur. 

Akro, Haze, 2018

L’année suivante, la marque Bois 1920 lui emboîte le pas en dédiant à la plante trois parfums. Cannabis se complète en effet d’une version fruitée (Cannabis Fruttata) et d’une salée (Cannabis Salata), toutes signées Cristian Calabro. 

Bois 1920, Cannabis, Cannabis Fruttata, Cannabis Salata, 2019

En novembre 2021, Comme des garçons accueillait Ganja, créé par Caroline Dumur d’IFF. La fragrance évoque « le monde extrasensoriel par son arôme boisé épicé et aérien », travaillé autour d’un accord cannabis, de maté, d’épices, et de son compagnon favori, le patchouli.

Comme des garçons, Ganja, 2021

Un mois plus tard, Lush déclinait sa bombe de bain 4:20pm, du nom de code de la marijuana, en barre de massage et parfum « infusé au CBD », où l’accord attribué au fondateur de la marque, Mark Constantine, est habillé de « notes terreuses de bois de santal et patchouli ». 

Lush, 4:20 PM, 2021

« 4:20 am, still on the road », annonce quant à lui le dossier de presse de Room 1015, laquelle, fondée en hommage au rock’n’roll des années 1970, comprend évidemment son interprétation de la verte feuille. Dans Sweet Leaf sorti en 2021, Serge de Oliveira la mêle au pamplemousse, à l’eucalyptus, au jasmin et à l’angélique pour distiller « le parfum d’un voyage haut en couleur sans destination finale » nous promettant de « nous faire planer ».

Room 1015, Sweet Leaf, 2021

On retrouvait également la note dans deux des dix parfums lancés en avril dernier par Dries van Noten. De manière explicite et classique dans Cannabis Patchouli, signé Nicolas Bonneville chez Firmenich, et de façon plus inattendue dans Voodoo Chile composé par Nicolas Beaulieu d’IFF, qui le mêle à une rhubarbe fraîche : « J’ai voulu reproduire l’odeur de la peau après avoir fumé. J’ai travaillé un accord romarin-patchouli avec des notes résineuses, un bel absolu de foin LMR, du lentisque et des facettes cumin. Il y a aussi un côté cassis, mais pas bourgeons, qui est un peu trop fruité ; plutôt Oxane. Et une facette pamplemousse, avec du sulfure de limonène et du méthyl pamplemousse ».

Dries van Noten, Voodoo Chile, 2022

Enfin, c’est Profumum Roma qui nous propose son interprétation du cannabis, accompagné de bois, d’encens, de feuilles de tabac, et d’oud dans un Vir tout récemment lancé, et qui évoque un face à face avec soi-même portant « le poids des émotions, des échecs et des résurrections ».

Profumum Roma, Vir, 2022

Mais la tendance se confirme lorsque le marché mainstream s’empare de la note. C’est chose faite en mai 2022 avec Habit rouge L’Instinct. Guerlain y revendique « un chanvre aromatique, herbacé, qui évoque l’amertume du pamplemousse, texturé comme le crin d’une cavale », qui reste cependant très, très discret olfactivement.

Guerlain, Habit rouge L’Instinct, 2022

Et demain ?
La note n’a pas fini d’inspirer les parfumeurs : si Olivier Cresp aimerait en proposer une nouvelle approche « autour de notes de tagète, et de facettes plus épicées, poivrées, avec peut-être un côté violette » ; pour Nicolas Beaulieu, c’est un vétiver-cannabis qui verrait le jour : « je voudrais travailler le nootkatone que l’on retrouve dans la partie blanche, amère du pamplemousse et dans le vétiver ». 

Avec la montée en puissance de la tendance des « functional fragrances », composées pour influencer notre bien-être, et où le CBD pourrait être un élément clef, on peut espérer que leurs vœux seront exaucés sans partir en fumée ! 

Pour en savoir plus sur le cannabis en parfumerie, vous pouvez également lire notre dossier « Substances addictives » dans Nez, la revue olfactive – #08, et la dissection sur l’odeur des drogues dans Nez, la revue olfactive – #04.

Notes

Notes
1 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XX, traduction Littré

Les tendances parfum : les notes dans l’air du temps

C’est la rentrée : quel meilleur moment pour faire le bilan des sorties passées afin d’imaginer celles à venir ? Sélectionnées à vue de nez, les notes à la mode sont décortiquées par une approche mêlant botanique, histoire, chimie et – surtout – créations olfactives, tissée des propos de parfumeurs qui les ont travaillées, interrogés pour l’occasion.

Pendant les prochaines semaines, une matière, une note ou un accord seront passés en revue. Nous les avons choisis parce qu’ils semblent représenter une tendance actuelle dans les sorties parfums, parce que le rythme des dossiers de presse qui en font mention s’accélère. 

Nous les avons replacés dans leurs classifications botanique et/ou chimique, analysé à la loupe les composés olfactifs qui les caractérisent et retracé leur usage culturel historique.

Recensant les sorties plus ou moins récentes qui s’y rapportent, nous avons enfin et surtout cherché à monter les interprétations olfactives kaléidoscopiques qui y ont fait référence, grâce aux parfumeurs sélectionnés pour leur travail de la note, et qui nous ont fait part des complexités, promesses et difficultés qu’elle recèle. 

Un dossier voué à s’enrichir au fil des saisons, pour être toujours dans l’air du temps.

Crédits visuel principal :

artisanparfumeur.fr

parfumdempire.com

akrofragrances.com

jomalone.fr 

Maison Lautier 1795 : la renaissance d’une légende

Cet article a été écrit en partenariat avec Symrise.

L’histoire de Maison Lautier 1795 permet de cerner le fonctionnement du commerce des matières premières au cours des deux siècles derniers. La renaissance de la maison détenue par Symrise, qui concentre désormais sur celle-ci son portefeuille complet d’ingrédients naturels (gammes Madagascar, Artisan et Supernature), nous invite à nous pencher sur son héritage et son influence continue sur la parfumerie.

Parmi les entreprises d’ingrédients naturels de la ville de Grasse, deux géants ont longtemps tiré leur épingle du jeu : Chiris et Lautier. Durant la première moitié du XXe siècle, ces sociétés rivalisaient en visant la suprématie mondiale de leur domaine d’expertise et en offrant des matières plus nombreuses et de la meilleure qualité à une clientèle toujours plus croissante. Elles finirent par être convoitées par des investisseurs extérieurs : Chiris a finalement été rachetée par Universal Oil Products et Lautier par Symrise.

Des racines bicentenaires
Ricardo Omori, vice-président senior de la branche Fine Fragrance de Symrise, s’émerveille de l’héritage offert par Lautier : « Lors de mon arrivée chez Symrise, Lautier était une belle endormie ». Au fur et à mesure de la découverte de l’histoire de l’entreprise, sa fascination pour les archives de celle-ci ne fait que croître : « Contre toute attente, elles sont restées intactes, et sont parmi les plus importantes des anciennes maisons grassoises, constituant à mon sens une encyclopédie sur les naturels ». Ricardo Omori et son équipe proposèrent ainsi de redonner vie à Lautier en tant que fournisseur d’ingrédients naturels pour la parfumerie et les arômes : « Lautier est une légende, un pionnier dans des domaines variés. Nous avons donc commencé là où eux s’étaient arrêtés. » Symrise a remis Lautier en activité commerciale en juin 2022. La construction, à Grasse, d’une usine à la pointe de la modernité est en cours. 
Les racines de Lautier s’ancrent au milieu du XVIIIe siècle, au moment où François Rancé fait ses premiers pas en tant que parfumeur-gantier à Grasse. Son histoire a été recueillie par Benoît Lanaspre, l’un de ses descendants, une autorité en ce qui concerne le passé de Lautier : « Un siècle plus tard, l’entreprise familiale passa aux mains de deux beaux-frères, François-Alexandre Rancé et Jean-Baptiste Lautier. Mais ils se disputèrent et partirent chacun de leur côté. » Lautier reprend alors seul les rênes de la société, la renommant Lautier Fils.
Le parfumeur Max Gavarry a travaillé chez Lautier de 1959 à 1966, avant de cocréer des classiques comme Z-14, Halston et Beautiful. Il se souvient des récits sur les débuts de Jean-Baptiste Lautier : « À l’époque, l’entreprise vendait des ingrédients naturels aux parfumeurs, aux savonniers et aux droguistes, mais aussi aux acteurs de l’alimentation. Ils proposaient également une collection de fragrances et d’arômes tout prêts pour les crèmes, les tabacs, les poudres, les savons, les boissons, les bonbons… Des produits divers et variés. »

Lavande blanche
L’huile essentielle de lavande de Montblanc [aujourd’hui Val-de-Chalvagne, au nord-ouest de Grasse] est la première spécialité de Lautier à gagner une reconnaissance générale. Le parfumeur Jacques Rebuffel, aujourd’hui consultant chez Robertet, a travaillé pour la société de 1950 à 1995 et se souvient avec passion de cet ingrédient : « Elle était distillée à partir de plantes qui poussaient à l’état sauvage près du village de Montblanc. » Lautier y négocia des contrats avec les propriétaires terriens pour sécuriser la lavande des meilleures parcelles de haute altitude. Il spécifia également la méthode de récolte à suivre : seules les fleurs devaient être cueillies, sans leur tige ni leurs feuilles comme cela se faisait habituellement. 
Chaque été, il installait un alambic portatif à flanc de montagne, pour que la matière puisse être distillée fraîche et à haute altitude : cela permettait de faire baisser la température d’ébullition et de produire ainsi une huile essentielle de lavande particulièrement propre, fruitée et florale. Caron, dit-on, achetait cet ingrédient pour son parfum Pour un homme.
Aujourd’hui, à cause de la hausse des températures, la lavande a disparu de Montblanc. Lautier développe donc de nouvelles origines grâce aux informations trouvées dans ses archives. La qualité actuelle provient de Sault (près d’Avignon), où la société a commencé à cultiver la plante en 1910. Catherine Dolisi, directrice marketing Fine Fragrance de Lautier et Symrise Europe, précise : « Cette “lavande blanche” a été créée à partir d’un cultivar ancien que nous avons fait revivre, la Lavandula angustifolia ‘Angèle’, aux fleurs très pâles. C’est une exclusivité Lautier. L’huile essentielle est très florale, avec une facette fruitée rappelant l’abricot. »
À l’image de cette lavande de Montblanc, Jean-Baptiste Lautier sourçait la plupart de ses ingrédients près de Grasse. Et notamment ses huit « odeurs de base », comme il les appelait : la fleur de cassie, le jasmin, la jonquille, la fleur d’oranger, la violette de Parme, le réséda, la rose de mai et la tubéreuse. Son huile d’amande amère était elle aussi particulièrement appréciée. Et ce que Lautier ne pouvait trouver en France, il l’importait, comme les clous de girofle de La Réunion, le patchouli de Singapour, la rose de Damas de Turquie et le santal de Mysore.

Eau de roses concentrée de Lautier Fils © Symrise

Codistillation et mousses arboricoles
Dans les années 1870, Lautier s’associa à un producteur d’agrumes en Italie, dont l’huile essentielle de bergamote était extraite manuellement à l’aide d’une éponge de mer, comme le voulait la méthode ancestrale. « Nous avons trouvé cette ancienne technique calabraise fascinante et avons souhaité essayer un procédé similaire pour notre mandarine de Madagascar », explique Catherine Dolisi. « Les pelures sont délicatement pressées à la main, goutte à goutte. C’est un processus long et laborieux, mais l’huile essentielle obtenue est incroyablement fraîche et vivace. »
Lautier s’intéressait également aux plantes aromatiques cultivées en Algérie. Il y obtient le monopole d’une huile essentielle de géranium particulièrement florale – qui est en réalité une codistillation de géranium et de rose – produite par des moines de Abbaye Notre-Dame de Staouëli : « Lautier avait l’intuition qu’une codistillation permettait d’obtenir un ensemble supérieur à la somme de ses parties », précise Catherine Dolisi. « Nous maintenons cette pratique vivante, en proposant une codistillation de vétiver Bourbon et d’amande amère, par exemple. En résulte une rencontre passionnante, à la fois boisée et fruitée. »
Jean-Baptiste Lautier avait toutes sortes de clients dans le domaine de la beauté, de l’alimentation et de la pharmaceutique, comme le dévoilent ses archives : « Il était prêt à discuter avec tout le monde : du petit client au droguiste qui achetait de l’huile de menthe de Pégomas (près de Grasse), jusqu’aux grands parfumeurs parisiens », témoigne Benoît Lanaspre. « Il fournissait Ed. Pinaud, L.T. Piver, Violet, Grossmith à Londres, et bien d’autres. »
À la mort de Jean-Baptiste Lautier en 1877, son gendre, Joseph Morel, reprend les rênes de l’entreprise. Il s’intéresse particulièrement aux lichens aromatiques et s’approvisionne en mousse de chêne dans les forêts proches de Saint-Auban, au nord-ouest de Grasse. Ces mousses arboricoles ont rapidement rejoint la liste des spécialités les plus importantes de Lautier. On raconte d’ailleurs qu’Ernest Beaux avait utilisé de la mousse de chêne de la société dans son célèbre N° 5.

Absolues d’eau et upcycling
Les trois fils de Joseph Morel, Alphonse, Paul et François, prirent sa succession et donnèrent une nouvelle impulsion à l’innovation chez Lautier. Les techniciens de la société mirent au point un grand nombre de méthodes d’extraction encore d’usage de nos jours. Comme par exemple l’extraction au solvant volatil des eaux de distillation, qui permet de créer des absolues pour remplacer l’eau de rose et de fleur d’oranger, volumineuses et plus sujettes aux altérations. 

Paul Morel, George Lueders et François Morel © Symrise

Lautier appliqua par la suite cette technique à de nombreuses eaux de distillation auparavant gaspillées, comme celles de géranium, de lavandin et de petitgrain : « C’était de l’upcycling avant même que le terme n’existe », sourit Catherine Dolisi. Elle explique comment les absolues d’eau ont été source d’inspiration pour la technologie actuelle de la société employée pour extraire les vapeurs de cuisson des fruits ou légumes issus de la préparation de confiture, de soupes en conserve et de nourriture pour bébé, nommée Symtrap : « Auparavant, ces hydrolats étaient gaspillés, alors que leur odeur restait très intéressante. Nous capturons désormais la vapeur de cuisson dans une colonne d’absorption et extrayons les molécules odorantes. Cela nous a permis d’obtenir des extraits naturels de cassis très utiles – plus fruités et sirupeux que les absolues – mais aussi de banane, de fraise, de pomme, entre autres. »
Certaines des inventions de Lautier avaient été mises en place dans le but de conserver des usages traditionnels. Car au début du XXe siècle, les concrètes et les absolues fabriquées par extraction aux solvants volatils ont commencé à remplacer la pratique traditionnelle de l’enfleurage. Mais les frères Morel considéraient que cette ancienne méthode était plus appropriée pour le jasmin, la jonquille et la tubéreuse ; cependant, le travail manuel qu’elle impliquait rendait le prix des extraits prohibitif. « Lautier Fils s’est donc efforcé d’automatiser le processus d’enfleurage, déposant de nombreux brevets dès 1913 », explique Benoît Lanaspre. Finalement, ces innovations aboutirent à une réduction de moitié de la main d’œuvre, et Lautier put proposer des absolues – obtenues à partir de pommade – de grande qualité, à des prix largement inférieurs à ceux de ses concurrents. Et si l’enfleurage a été abandonné par l’entreprise dans les années 1970, cette dernière cherche aujourd’hui à relancer la pratique en utilisant des graisses végétales.
Parmi les plus belles matières premières de la société, un certain nombre venaient également de lieux insolites. Le ciste labdanum du massif de l’Estérel (près de Cannes), en est l’exemple type. Max Gavarry rappelle les circonstances de sa découverte : « Un garde forestier rentrait chez lui tous les soirs avec une odeur très prenante, le pantalon couvert d’une résine sombre et collante. Sa femme lui a un jour dit : « cette odeur est vraiment forte, tu devrais aller montrer cette gomme à des parfumeurs. » Or, le gendre du garde forestier était Alphonse Morel : ses chimistes ont identifié la résine comme étant du Cistus ladanifer, jusqu’alors inconnu en France. « Il dit alors au garde forestier : “N’en parle à personne ; nous allons récolter les branches et garder leur origine secrète.” » Ce labdanum français était de bien meilleure qualité que l’espagnol employé classiquement. Pour induire ses concurrents en erreur, Lautier le commercialisa sous le nom de labdanum de Beyrouth : certains envoyèrent alors des éclaireurs au Liban. Le secret est resté sauf pendant trois ans.

De Madagascar au Carlton
Lautier a également été l’une des premières sociétés à investir dans les matières premières de parfumerie à Madagascar. « La famille Morel a reconnu très tôt le potentiel du pays en matière d’ingrédients », explique Ricardo Omori. « Lautier y fit ses premiers achats à partir de 1928 : des clous de girofle et de l’ylang-ylang ». Ce dernier était distillé à Nosy Be par le père Clément Raimbault, qui avait y établi des plantations d’ylang-ylang et de vanille générant des fonds pour aider les léproseries sur place. « Aujourd’hui, Lautier est l’une des rares entreprises de parfumerie à contrôler l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement locale à Madagascar. Sur place, nous avons notre propre usine, notre équipe et nos artisans. »
Le père Raimbault est l’une des nombreuses personnes à apparaître dans les archives de Lautier. Benoît Lanaspre mentionne une poignée d’exemples similaires : « La société était directement en rapport avec des parfumeurs, qui pour certains, ont entretenu des relations chaleureuses avec Lautier Fils pendant des décennies, comme Ernest Daltroff de Caron ou encore Robert Bienaimé de Houbigant. » Dior, Lanvin, L’Oréal, Patou et Yardley sont également comptés parmi les clients de la société. « Il y a aussi Elizabeth Arden, qui a confié la production de son parfum Blue Grass à Lautier Fils, entamant ainsi une coopération de longue haleine entre les deux entreprises. »
Les frères Morel recevaient aussi parfois des clients désireux d’acheter directement à l’usine plutôt qu’au bureau de Lautier à Paris. Ainsi, « Henri Robert [de Bourjois-Chanel] se fournissait souvent à Grasse, et aimait particulièrement certains produits de Lautier », se souvient Max Gavarry. Lorsque de grands parfumeurs venaient rendre visite, « ils étaient accueillis avec soin. C’étaient des personnages importants, avec des intérêts commerciaux conséquents à Grasse. » Jacques Rebuffel se remémore le faste déployé à ces occasions : « En général, nous recevions les parfumeurs au luxueux hôtel Carlton de Cannes. Puis ils venaient à Grasse pour sentir nos matières premières. Paul Vacher nous rendait visite. Jean-Paul Guerlain venait tout le temps, pour acheter des absolus floraux, du labdanum. Il nous en a fait voir de toutes les couleurs, d’ailleurs ! »

Cueilleuses dans les champs de la société Lautier ©Symrise

Un réseau commercial digne d’un empire
Mais la clientèle de Lautier allait au-delà des frontières. La société possédait en effet des usines en France, en Angleterre, au Liban, aux États-Unis et au Japon, ainsi que 60 agents commerciaux répartis dans le monde entier. « À partir des années 1950, Lautier a investi dans les marchés émergents comme le Mexique, le Brésil et la Chine, des pays qui nous sont aujourd’hui essentiels », remarque Ricardo Omori, lui-même brésilien. Pour satisfaire la demande, Lautier conserve un portefeuille de plus de mille ingrédients naturels provenant d’une soixantaine de pays différents : un réseau commercial digne d’un empire.
C’est à la fois pour ses matières premières et pour les nombreuses personnalités qu’elle a accueillies que l’entreprise a acquis sa réputation. Des années 1960 aux années 1980, de jeunes parfumeurs comme Carlos Benaïm, Jean Martel et Christopher Sheldrake y ont fait leurs armes ; Jean-Claude Ellena y a également exercé de 1976 à 1986. À cette époque, Christian Rémy gère les achats de matières premières de la société, avant de fonder avec sa femme Monique le Laboratoire Monique Rémy (LMR, racheté plus tard par International Flavors & Fragrances).
Au milieu des années 1990, Lautier fusionne avec la célèbre société allemande Haarmann & Reimer, devenue Symrise en 2003. La maison incarne désormais la volonté de Symrise de soigner son portefeuille d’ingrédients naturels, en renforçant son engagement en faveur du développement durable.

Pour Ricardo Omori, l’héritage de Lautier invite à l’humilité: « C’est un énorme patrimoine, à la fois technique et culturel, qui est déposé entre nos mains ». Il est convaincu que la société a devant elle un avenir brillant, fort de sur son histoire mêlant tradition, innovation et respect. « Nous avons composé une formidable équipe et travaillons dur au développement de la prochaine étape. Et c’est en cela que les archives nous sont utiles. » Revenant à ce qu’il disait plus tôt, il ajoute : « Je suis convaincu que, en sachant qui l’on est, on sait où l’on va. » Et pour Symrise, cette destination est Grasse.


Will Inrig

Will Inrig est parfumeur et chercheur en histoire de la parfumerie. Ses créations incluent Homesick. (Observer Collection), Acide (Éditions M.R) et le duo Coquet et Vaudou (Alexx And Anton). Il est l’auteur de Poems About Sex et co-auteur de plusieurs Cahiers des naturels Nez + LMR.

Wouter Wiels : « Les Rives de la beauté 2022 offriront le plaisir de pouvoir enfin se retrouver »

Après une parenthèse de trois ans due à la pandémie de Covid-19, les Rives de la beauté sont de retour du 21 au 25 septembre. L’événement offrira une vingtaine d‘escales parfum et beauté dans la capitale, grâce aux marques et boutiques partenaires proposant conférences, workshops et rencontres. Le créateur des Rives, Wouter Wiels, a répondu aux questions de Nez.

Pour fêter les retrouvailles après ces trois ans d’absence, que peut-on attendre de cette nouvelle édition ?
Quelque chose qu’on a pu observer lors des autres événements organisés depuis les confinements : le plaisir de pouvoir enfin se retrouver. L’objectif des Rives est bien sûr de faire découvrir des marques, mais l’intérêt est aussi de se rencontrer et d’échanger. L’année dernière, j’ai reçu beaucoup de messages me demandant si l’événement aurait lieu, mais en septembre 2021, nous étions entre deux vagues, et c’était trop risqué. Cette année, c’était possible de mettre en marche l’organisation !

Comment les Rives ont-elles évolué depuis leur création en 2008 ?
Au début, certaines marques pouvaient avoir tendance à s’interroger : « Organiser un atelier pour vingt personnes, est-ce que ça en vaut la peine ? » Désormais, avec le développement des réseaux sociaux, elles sont conscientes que si elles communiquent sur l’événement, il leur offre un contenu intéressant, dans ce très bel endroit qu’est Paris, qu’elles peuvent diffuser à destination de leurs abonnés dans le monde entier. Aujourd’hui, nous comptons de plus en plus de partenaires prêts à nous accompagner, ce qui montre aussi le dynamisme de l’événement : Nez et Auparfum (depuis 2014), mais aussi le CEW, Young Professionals in Beauty, Manotedecoeur, le magazine Acumen.

Comment avez-vous pensé le déroulement de ces cinq jours ?
Les Rives de la Beauté sont un événement mixte, à plusieurs titres. D’abord, nous restons fidèle à l’idée de départ qui était d’offrir un parcours à travers Paris grâce aux marques participantes, parmi lesquelles Vilhelm Parfumerie dans le 8e, Memo et Ex Nihilo dans le 1er, Olibanum, la nouvelle marque créée par Gérald Ghislain d’Histoires de parfums, qui se tiendra dans un pop-up store dans le Marais, le Studio des parfums qui propose des cours et des créations sur mesure dans le même quartier, et bien d’autres. 

Rives de la Beauté
Couverture du catalogue Rives de la Beauté
Photo : Misia-O’

La nouveauté, depuis les trois dernières éditions, est la mise en place d’un concept-store éphémère, « L’Atelier des Rives », qui investira cette année l’une des « Galerie Joseph » dans le Marais.

Dans cet atelier, nous faisons coexister des marques parfums et beauté qui viennent à la rencontre de leur public, avec des événements plus artistiques. Parmi elles, certaines sont déjà installées dans le paysage depuis quelques années (Attache-moi, Rosendo Mateu, Maison Violet…), et même depuis 46 ans pour le Jardin retrouvé, la première marque de niche ! D’autres plus jeunes comme Bastille Parfums, In Astra, Obvious, Edit(h), Antinomie, Sora Dora, et même certaines jamais encore senties, comme Fabbrica della Musa. Côté beauté, un corner présentera trois marques lors de la soirée Nocturne au Marais, en partenariat avec l’association Young Professionals in Beauty : Le Rouge français, Absolution, All Tigers. 

Les visiteurs pourront venir à la rencontre d’une vingtaine de marques au total pendant quatre jours à l’Atelier, du 21 au 24 septembre.

Vous proposez également une programmation plus artistique…

Oui, en effet. Nous avons voulu que les visiteurs puissent découvrir une exposition autour du Speed Smelling d’IFF, qui offre chaque année la possibilité à ses parfumeurs de créer une composition en toute liberté. Ces parfums ne sont généralement pas accessibles au grand public et nous sommes très heureux de provoquer cette opportunité.

Deux autres expositions sont venues enrichir le programme : « Personne », présentant le parfum-épopée de l’Odyssée, pensé par Olivia Bransbourg [directrice artistique des marques Sous le manteau et Attache-moi], issu d’une collaboration entre Alexandre Helwani et Bruna Vettori. « The Spirit of Lee Miller » proposé par Misia-O’ (dont une photographie illustre d’ailleurs la couverture du catalogue des Rives de la Beauté), qui inaugure ici une première série de portraits consacrée aux femmes artistes éclipsées par leurs titres de muses.

Vous avez toujours eu à cœur de proposer des conférences au public, qu’avez-vous prévu cette année ?

Le programme est particulièrement riche à L’Atelier des Rives. On parlera Santal avec Santanol, Cinquième Sens et Scentree ; Chine avec Le Jardin retrouvé et l’agence centdegres ; digitalisation avec Perfumist et Antinomie, inclusivité avec Young Professionals in Beauty… et l’on pourra même jouer et tester ses connaissances, avec le quiz proposé par Master Parfums.

Le Salon littéraire des Rives permettra en outre d’assister à une rencontre dédicace avec Maïté Turonnet (Pot-pourri, Nez) et une autre avec Dominique Roques (Le Cueilleur d’essences, Grasset) : chacun à leur manière, ils proposent une vision singulière du monde du parfum. 

L’Osmothèque proposera aussi, la veille de l’ouverture des Rives, une très belle conférence : « Les 30 repesées mythiques de l’Osmothèque – Volet 2 ».

Comment se déroulera la traditionnelle Nocturne au Marais ?

La nocturne, qui est devenue un événement dans l’événement, aura lieu le 21 septembre de 19 à 21 heures. Une douzaine de boutiques seront ouvertes pour l’occasion, dans une ambiance festive : État libre d’Orange, Perfumer H, Liquides, Sens Unique… Et bien sûr L’Atelier des Rives où les visiteurs enregistrés pourront, comme dans les autres lieux participants, récupérer le bracelet qui permet l’accès aux boutiques. 

L’Atelier des Rives (2019) – Photo André Caty

Comment peut-on participer aux Rives de la Beauté ?

L’événement est ouvert au public dans les différents lieux participants. 

La plupart des animations sont gratuites, mais il est préférable de s’inscrire car les places sont limitées. Les informations pour s’inscrire aux événements sont disponibles en ligne sur le site de Nez et nous publions régulièrement des infos sur notre compte Instagram.

Illustration principale : Amélie Fontaine (Tiré de Nez, la revue olfactive #1 – Wouter Wiels – Entrepreneur événementiel – Rubrique Icônes)

Emmanuelle Dancourt et Ugo Charron : « Avec Umema, nous avons approché l’olfactif par le toucher »

Emmanuelle Dancourt, journaliste, ambassadrice de l’association Anosmie.org et fondatrice du podcast Nez en moins, est anosmique congénitale : l’odorat lui est totalement inconnu. Lui est-il pour autant inaccessible ? C’est la question que l’on peut se poser lorsqu’on l’écoute parler du parfum Umema qu’Ugo Charron, parfumeur chez Mane, a composé avec elle. L’expérience nous interroge sur la manière dont on pourrait favoriser l’accès au monde olfactif pour les anosmiques – comme certains musées proposent des visites pour non-voyants – mais aussi de manière plus inattendue sur une possibilité de renouveau de la créativité en parfumerie. Rencontre

L’anosmie a été mise en avant depuis la pandémie de Covid-19, et ce projet permet encore de révéler les limites de notre société fondée sur le visuel. Qu’est-ce que vivre sans odeurs représente pour vous ?

Emmanuelle Dancourt : Cela peut être appréhendé à la fois comme une infirmité et comme un handicap. Pour ceux qui ne l’ont jamais connu, comme moi, c’est une infirmité. J’ai eu très jeune le sentiment d’avoir « une case en moins » et je l’ai attribué à différentes causes au cours de ma vie. En juillet 2021, j’ai appris que je n’avais pas de bulbe olfactif – j’ai été diagnostiquée très tard, en 2010 – et la toute petite fille en moi a enfin compris ce qui lui manquait. 

Dans la vie quotidienne, l’anosmie est un handicap : on ne sent pas les mets avariés, les dangers – comme les fuites de gaz, le feu – on est anxieux de l’odeur qu’on peut avoir… Mais cela impacte aussi l’intuition, dans laquelle l’odorat joue un rôle essentiel, comme en témoignent les expressions courantes (« j’ai un pressentiment », « je ne le sens pas »…).

Pour ceux qui ont perdu l’odorat, qui ne sont donc pas anosmiques de naissance, c’est un drame absolu : 60% d’entre eux tombent en dépression. Jean-Michel Maillard a ainsi fondé Anosmie.org en 2017 suite à un accident traumatique, après lequel il s’est rendu compte qu’il n’existait rien pour le prendre en charge. Cela a d’abord permis de briser le sentiment d’isolement, de solitude, car même dans le milieu médical le trouble était alors peu connu. Une partie des bénéfices de vente du parfum sera par ailleurs reversée à l’association. Elle permet d’apporter une forme de prise en charge psychologique, mais Jean-Michel a également demandé à des chercheurs de créer un protocole de rééducation olfactive, qu’il a voulu gratuit et qui a été téléchargé plus de 100 000 fois pendant la pandémie. En outre, dans le cas des anosmiques congénitaux, on travaille sur la prévention à destination des parents, afin qu’ils comprennent le fonctionnement de leur enfant – il faut se rendre compte que c’est nous qui, à ce jour, formons les professionnels de santé. On cherche aussi à faire reconnaître ce handicap légalement afin qu’un dédommagement soit mis en place par le gouvernement. 
En fait, quand on est anosmique, c’est comme si l’on n’avait pas accès au monde normal. Et évidemment, la parfumerie ne nous est pas destinée : le parfum du vétiver, je ne sais pas ce que c’est, ça ne me parle pas.

Ugo : En fait, en Europe, où il ne pousse pas, peu de gens en connaissent l’odeur : cela fait réfléchir à la façon dont on doit évoquer un parfum de manière générale. Et il faut aussi songer à chercher des solutions pour s’adresser aux anosmiques, car ils veulent porter du parfum : notre projet m’a permis d’y réfléchir. 

Pour créer Umema, vous avez notamment misé sur une approche synesthésique. C’est pour parler de ce sujet lors d’un épisode de Nez en moins que vous vous êtes rencontrés pour la première fois. Comment est née l’idée de lancer un parfum ensemble ?

Emmanuelle : Je ne connaissais presque rien à ce sujet : c’est pour mieux le comprendre que j’ai contacté Ugo en lui proposant d’enregistrer ce podcast, sans penser qu’une composition allait naître de cet échange. Mais lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio début septembre 2021, l’idée a germé toute seule. Ensuite, c’est Ugo qui a su faire mûrir le projet, en le proposant à Mane puis en le présentant au World Perfumery Congress (WPC) à Miami en juin. 

Ugo : J’avais déjà travaillé sur la synesthésie, en m’intéressant de près au sujet à travers des ouvrages comme Wednesday Is Indigo Blue: Discovering the Brain of Synesthesia de Richard Cytowic et David Eagleman ou encore The Superhuman Mind de Berit Brogaard et Kristian Marlow; mais aussi grâce à des expériences concrètes comme Smell X, où nous nous interrogions sur la structure des odeurs, sur la base de « l’effet bouba-kiki », issu des études menées par Wolfgang Köhler sur la forme des mots [en 1929]. Très clairement, certaines odeurs sont qualifiées de rondes par la très grande majorité de la population, d’autres de pointues. Et il semble bien que cette autre manière d’évoquer les odeurs soit universalisable. Or, si la synesthésie innée concerne 4% de la population mondiale, on peut aussi l’apprendre ! Les parfumeurs utilisent d’ailleurs constamment un langage synesthésique : une odeur « chaude », par exemple, ça ne veut pas dire grand-chose en soi ! 

Si vous utilisez couramment cette méthode pour créer, en quoi la construction de cette composition a-t-elle justement été différente d’un projet classique ?

Ugo : Cela change tout, en fait : pour se comprendre il faut aller beaucoup plus en détail dans les sensations : nous avons notamment approché l’olfactif par le toucher, car Emma est très tactile. Je me suis demandé quels ingrédients je pourrais utiliser pour que ça donne le plus de texture possible, avec un effet peau. Nous nous sommes retrouvés sur le site de Mane au Bar-sur-Loup, autour de plusieurs de petits ateliers avec des éléments tactiles, visuels, gustatifs…

Emmanuelle : L’équipe de Mane avait fait un travail incroyable ! J’ai aussi choisi des fleurs dans un bouquet, non pour leur odeur, mais pour leur aspect visuel. Puis j’ai visité l’usine et comme je ne pouvais les sentir, j’ai goûté les matières premières.

Ugo : Emma a immédiatement éliminé les oiseaux du paradis, qu’elle trouvait visuellement trop agressifs : elle aime les choses rondes, douces, vertes. On a aussi dégusté des aliments autour de l’umami, que nous avons mis au centre de la composition. C’est intéressant car il s’agit justement d’une saveur qui n’a jamais vraiment été explorée en parfumerie, certainement parce que le glutamate de sodium, principal composant de l’umami, n’a pas trop d’odeur. Mais on peut pourtant reconstituer la perception que l’on a en rétro-olfaction.

Emmanuelle : Ugo m’a dit que ce brief était le plus complet de sa vie et, parallèlement, Umema est un parfum qui a demandé un nombre d’essais assez faible – une trentaine.

Justement, puisque Emmanuelle ne pouvait pas sentir ensuite les différents essais, comment s’est passé le développement de la création ?

Ugo : L’approche a été plus expérimentale, ce qui était en fait très plaisant d’autant plus que nous n’avions pas de deadline ni de contrainte financière. Quand j’avais une structure intéressante, je la faisais sentir à des évaluateurs, cela m’a permis d’avancer. On a ensuite envoyé des échantillons à Emma et sa famille, qui les ont sentis devant la caméra : j’ai donc pu observer leurs réactions ; l’essai 29 a reçu un accord unanime. Le départ est délicatement vert, avec du lentisque et du galbanum, en référence à la campagne dont nous venons tous les deux. J’ai travaillé l’umami notamment avec de la sauge et un bel extrait d’algue rouge Jungle Essence de Mane, et avec l’idée de créer un gourmand salé : il tourne beaucoup autour du chocolat car Emma adore, avec une belle noisette grillée Jungle Essence qui donne le côté toasté mais pas vulgaire. Je n’ai pas eu envie d’utiliser les fleurs pour leur odeur mais, comme elle, pour leur effet, leur texture : j’ai utilisé notamment du Suederal (à l’odeur de daim). Pour reconstituer l’idée de l’umami je suis parti d’un accord salé (mousse, sauge, cèdre atlas, salicylates) que j’ai dirigé ensuite vers de l’onctueux avec du musc, des molécules santalées et la Tropicalone, une molécule biotech de Mane à la fois crémeuse et peau de pêche.
Mais je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée qu’Emma ne pourra jamais le sentir !

Et le nom du parfum, d’où vient-il ?

Emmanuelle : Nous avons mis un peu de temps à le trouver. Umamita était le nom interne utilisé par Ugo, en référence à l’umami ; mais pour moi il ne parlait pas du parfum, car il m’évoquait le Brésil, la plage ; or je préfère l’hiver, les pays nordiques.

Ugo : C’est un nom très rond, très « bouba » ! Il y a aussi un jeu de mot avec  « hume Emma » et le U de Ugo. Mais à l’époque, nous n’avions pas pour idée de le produire à plus grande échelle !

Vous avez présenté ce parfum lors du WPC à Miami en juin. Y avait-il un message que vous avez voulu faire passer et quel retour avez-vous observé ?

Emmanuelle : Le parfum porte en fait un symbole assez fort : il est invisible comme notre handicap. Il y avait un message général à l’attention de la profession : les anosmiques se parfument. Si les anosmiques traumatiques gardent l’ancien, les anosmiques congénitaux sont perdus. C’est une manière de partager le monde des autres, vous qui parlez d’odeurs en permanence, et auquel on doit s’adapter constamment. Mais le message c’était aussi de rappeler que nous sommes tous anosmiques dans le monde du digital.

Ugo : Cela nous a permis de toucher aussi les spécialistes de la parfumerie, d’ouvrir les yeux de ceux qui sont experts. Et puis, les gens se questionnent. Une dame malvoyante a ainsi demandé si l’on allait pousser l’expérience plus loin, imaginer un alphabet pour anosmique comme le braille. Nous n’y avions jamais pensé. C’est une perspective fascinante !
Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas un « parfum pour anosmique », et c’est ce qui le rend pertinent sur le marché. L’approche était différente, cela a permis de construire un brief bien plus complet et m’a fait explorer une nouvelle manière de composer. 

Justement : quand avez-vous finalement envisagé de commercialiser Umema ?

Emmanuelle : C’est pendant ce salon, où nous l’avons donc présentée au public, qu’a émergé l’idée de commercialiser cette création, lors d’une interview avec un journaliste qui nous a demandé quand sortait le parfum. Nous n’y avions jamais pensé ! Les gens qui venaient me sentir me disaient que je ne pouvais pas le garder pour moi. C’est apparu comme une évidence ! Mais il faudra être patient : il ne sortira pas avant l’année prochaine.

Qu’est-ce que vous a apporté cette expérience, respectivement ? 

Emmanuelle : Ugo m’a donné une identité, je dirais même une âme olfactive.
Mais ce parfum est destiné à tout le monde : comme Jean-Claude Ellena raconte sa manière de créer Un jardin en Méditerranée dans Le Journal d’un parfumeur, Ugo a fait exactement la même chose en me mettant au centre de l’inspiration. 

Ugo : C’était une manière de créer vraiment passionnante et je crois que le résultat le montre : ceux qui l’ont senti évoquent rapidement la texture ! En expérimentant ainsi les saveurs, comme l’umami, j’ai eu une autre approche, plus physique. C’est un peu comme dans les concerts : on peut écouter de la musique chez soi, mais si on se déplace, c’est parce que physiquement et émotionnellement on ressent quelque chose en plus. J’ai essayé de traduire cette idée. 

Pour en savoir plus sur Umema : umefragrance.com/ 

Crédit photo : Emmanuelle Dancourt

Speed Smelling 2022 par IFF : sur un air de transatlantique

Cette année, les treize parfumeurs de la maison de composition ont planché sur le thème « Un Américain à Paris ». Un support propice à la liberté de création et à l’éloge des molécules dites « captives », exclusivement mises au point par l’entreprise.

C’est un peu le quartier libre, la récréation des parfumeurs de la maison de composition IFF (International Flavors & Fragrances). Initié en 2009, le Speed Smelling consiste à laisser, chaque année, une totale liberté aux créateurs. Un exercice à l’opposé des « briefs » et des contraintes (esthétiques, économiques…) qui régissent leur quotidien, en leur permettant de créer un parfum qui ne sera pas commercialisé via les réseaux classiques. Seul un coffret en édition limitée et proposé à la vente sur notre boutique en ligne rassemble les fragrances composées pour chaque millésime, au nombre de treize cette année. L’objectif est double : il s’agit à la fois de mettre en avant la virtuosité des parfumeurs et d’inclure dans les formules le plus possible de ces molécules dites « captives », c’est-à-dire mises au point en exclusivité par IFF. La latitude de création est toutefois encadrée : en clin d’œil aux racines d’Outre-Atlantique de la maison, la trame imposée cette année était « Un Américain à Paris », et chaque créateur disposait de deux mois pour rendre sa copie. Le 21 juin dernier, les parfumeurs maison ont pu présenter aux médias les fragrances inspirées par ce thème et défendre leurs partis-pris olfactifs lors de face-à-face de sept minutes chrono avec chaque journaliste présent. D’où le nom de Speed Smelling, en référence aux sessions de speed dating, ces entretiens entre célibataires rythmés par un timing serré… 

Coups de cœur, coups de foudre ? Voici nos impressions sur le millésime 2022, les parfumeurs étant présentés par ordre alphabétique.

Céline Barel vise les étoiles en imaginant « un parfum blanc comme la lune et rond comme une planète ». En 2002, IFF et la NASA avaient étudié les effets de l’apesanteur sur le parfum de plusieurs roses embarquées à bord de la navette Discovery. Un Living (1) Space Rose, rappelant ce partenariat, constitue le cœur de la fragrance. Autour gravitent un Living de basket neuve aux accents synthétiques et un fond mêlant une overdose d’absolue d’ambrette LMR, des muscs captifs IFF (Edenolide et Sinfonide) et de l’essence de santal de Nouvelle-Calédonie. Doux et enveloppant.

Nicolas Beaulieu tisse un parallèle entre les prestigieuses universités américaines formant l’Ivy League (Ivy se traduisant en français par « lierre ») et nos chênaies européennes. Son hommage revendiqué aux « chypres verts américains, symboles de la parfumerie des années 1970 » se traduit par « la dualité entre une verdeur à la fois craquante et sombre ». En tête, le Vertonic (captif IFF) fuse. L’absolue de lentisque Maroc LMR apporte une texture verte plus charnue, plus « liane ». Un soupçon d’animalité s’ensuit avec l’absolue de narcisse Conscious LMR (cultivé en Lozère) avant que l’absolue de genêt Italie ne réchauffe l’ensemble de ses notes miellées. Une fragrance aux accents intemporels.

Caroline Dumur a souhaité réconcilier deux visions du « propre » : l’américaine « façon splash de pastèque et concombre » et la française « plus héliotrope et vanille ». Des aldéhydes et du gourmand en bonne intelligence ? Pari tenu. Le captif Opalene propulse ses notes d’agrumes, l’essence de polygonum LMR et le poivre rose extrait CO2 assurent l’esprit « lessive ». Enfin, la délicatesse rassurante du néroli Tunisie LMR et la touche guimauve de l’Iris Ultimate LMR tirent enfin à eux la couverture de ce parfum doudou ultra réconfortant.

Anne Flipo surfe sur une vague verte et florale bien délicate. Celle initiée en 1966 par Joséphine Catapano, travaillant chez IFF et considérée comme la première parfumeuse américaine, avec son chef-d’œuvre Fidji, composé pour Guy Laroche. Le registre vert – très large, tour à tour épicé, frais et juteux – se déploie à travers l’essence de romarin Tunisie LMR, l’essence de sauge sclarée France LMR ou encore l’essence de géranium Égypte. Avec un équilibre sensible et admirable, un souffle lumineux irradie peu à peu la partition de ses notes florales (essence d’ylang Extra LMR), fruitées (accord noix de coco) et épicées (gousse de vanille extrait CO2).

Paul Guerlain donne rendez-vous à Saint-Germain des Prés, pour partager un moment avec la parfumeuse d’IFF Sophia Grojsman. Cette révérence appuyée d’un jeune parfumeur à un mythe qui l’inspire et l’impressionne à la fois fait appel à trois principaux ingrédients : l’isobutyle quinoléine (notes cuirées), l’aldéhyde C-14 (lactone aux facettes de pêche) et l’absolue d’iris Ultimate LMR. « L’absolue de café arabica extrait CO2, très subtil, achève de planter le décor d’un café parisien », explique le parfumeur. Un hommage à la féminité, velouté, rond et profond.

Nelly Hachem-Ruiz recule sa montre de 78 ans. Nous voici en 1944, les narines titillées par le Coca-Cola et le tabac blond des cigarettes des G.I.’s. L’accord soda pétille, mené tambour battant par l’essence de limette, l’essence de gingembre frais LMR et l’essence d’écorce de cannelle Essential LMR. Un tabac blond herbacé (composé grâce à l’essence de flouve odorante) illuminé par l’absolue d’immortelle LMR émerge de cette mêlée en gonflant les pectoraux (AmberXtreme surdosé). Une belle et efficace interprétation de l’ultra-classique note tabac. 

Jean-Christophe Hérault réunit deux antagonismes : la minéralité brute émanant des grands espaces américains (« le silex des canyons et la pierre à fusil pour le côté conquérant des armes à feu ») d’une part et… la sensualité très française de la poudre d’iris. Le feu s’allume avec l’odeur d’étincelle de la Pyromist, un captif IFF propulsé en tandem avec le poivre rose extrait CO2 LMR. La concrète d’iris LMR, charnelle, s’y fraie un chemin, escortée par les touches fumées d’essence de patchouli Indonésie LMR et d’essence de vétiver Haïti LMR For Life. Comme l’écho d’un coup de feu entre deux roches, le tout résonne sur un fond musqué par la Sinfonide.

Juliette Karagueuzoglou règle son compte « à deux emblèmes nationaux ayant été considérés comme vulgaires en France ou aux États-Unis : le Coca-Cola et Opium d’Yves Saint Laurent ». Les deux étant reliés par la cannelle et la vanille. L’essence de limette cœur LMR pétille comme une première gorgée de Coca que vient rafraîchir la verdeur d’un captif IFF, l’Aquaflora. Le cuir Saffiano (captif IFF) installe une sensualité rehaussée par l’essence d’écorce de cannelle essential LMR et la gousse de vanille extrait CO2 LMR (gourmandes) puis l’essence de bois de chêne rectifiée LMR (à la facette liquoreuse). Culotté mais tellement pertinent (et du reste, 100% en phase avec le thème imposé). Coup de cœur. 

Delphine Lebeau capture l’odeur d’un cliché très cinématographique : « Un Américain vient d’atterrir à Paris. Arrivé à son hôtel, il enfile un polo qui sent bon la lessive et descend à la boulangerie acheter du pain ». Le rôle de la fraîcheur du détergent est conjointement assuré par le captif Vertonic et un accord pomme aqueux pimpé d’aldéhydes évoquant le savon. En superposition, l’accord baguette envahit durablement l’espace à grands renforts de pyrazines et de captifs Ambertonic et AmberXtreme. Mais l’effet, artistiquement enthousiasmant et criant de vérité, peut s’avérer difficile à porter sur la durée au regard de son dosage en pyrazines.

Meabh Mc Curtin, nostalgique de la culture pop de l’Amérique des années 1970, subtilise l’un des célèbres tableaux d’Andy Warhol figurant une boîte de soupe Campbell’s – en l’occurrence celle à la crème de champignon. Objectif : s’approprier la démarche du plasticien en brisant à son tour les contours (ici olfactifs) entre vie quotidienne et création artistique. Ce champignon gourmand se déploie au cœur d’un accord chypré associant le romarin Tunisie LMR et le vétiver Java LMR. Le patchouli cœur N°4 LMR offre une facette végétale plus humide, tandis que la gousse de vanille extrait CO2 LMR et le bois de chêne extrait CO2 LMR confèrent au parfum une langueur gourmande. Une expérimentation déroutante et étrangement addictive.

Domitille Michalon-Bertier convoque un millefeuille végétal inspiré par la redécouverte d’un captif IFF de 1949, la Verdima. Cette molécule évoquant la feuille de tomate est ici adossée à la facette camphrée de l’essence d’armoise cœur N°2 LMR, à la douce brûlure du poivre de Timur extrait CO2 LMR et à l’élégance verte et patinée de l’absolue de narcisse Conscious LMR. Très complexe et oscillant entre le végétal, le fruité et le musqué, cette composition se drape d’un voile de mystère par l’entremise du Cashmeran et de l’Ambertonic.

Julien Rasquinet s’empare du registre fruité dans sa version américaine. « J’ai retenu la mirabelle pour sa tonalité sucrée et ses notes proches du melon. J’ai voulu la contenir dans un parfum de peau subtilement poudré », résume le parfumeur. L’édifice est dominé par un accord mirabelle enrobé de lactones et d’absolue de fleur d’oranger Tunisie LMR. L’effet frais, poudré et irisé est apporté par le Sinfonide. Un fruité très lisible, solaire et régressif, comme un souvenir d’enfance.

Dominique Ropion dresse un constat : les notes vertes fascinent les parfumeurs de chaque côté de l’Atlantique. « Plutôt acétals et galbanum en France et Triplal, un captif IFF des années 1950, pour les États-Unis ». Le parfumeur a combiné le classicisme de notes vertes (essence de galbanum Afghanistan LMR) et fruitées (framboise et litchi, mais aussi agrumes) à la vibration plus moderne de l’AmberXtreme et du Cashmeran. La facette florale déployée par l’absolue de jasmin sambac LMR ponctue le tout « d’une touche d’élégance française ». Un jeu de rémanences séduisant entre les deux continents, le passé et le présent. 

Enchaîner en un peu plus d’une heure et demie treize découvertes de parfums en écoutant leurs créateurs décrire leurs intentions, voilà qui n’est pas banal. L’exercice donne presque le tournis. Il s’avère tout aussi réjouissant lorsque l’on redécouvre les compositions après coup, au calme, en relisant ses notes. À quelques rares exceptions près, les premières impressions se confirment, même plusieurs semaines après. Et l’on attend de voir quelles fragrances, peut-être remaniées, pourraient rejoindre les rayons des parfumeries dans les prochains mois.

(1) Ce procédé inventé par IFF consiste à capturer in situ une odeur, sur le principe d’une photographie numérique, en décodant ses composants pour les reconstituer artificiellement.

Coffret Speed Smelling « Un Américain à Paris » par IFF, 10 x 11 ml, 150 € avec livret

Édition limitée de 50 exemplaires, disponible en prévente sur shop.bynez.com

Photos : © IFF

Smell Talks : Olivier R.P. David – La chimie des parfums

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon Music,Youtube

À l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris.

Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Valeyre, dans le 9e arrondissement de Paris, pour écouter Olivier R.P. David. 

Cet enseignant-chercheur en chimie organique à l’Université de Versailles – Paris-Saclay forme les apprentis parfumeurs, cosméticiens et aromaticiens du Master FESAPCA avec l’École supérieure du parfum. Collectionneur de parfums anciens et conservateur-osmothécaire, il est également membre du collectif Nez, auteur entre autre de la rubrique « La molécule » dans la revue, coauteur du Grand Livre du parfum ou encore de la collection « Nez+LMR Les Cahiers des naturels ».

Dans cette conférence, il nous invite à explorer la chimie des parfums à travers les principales matières premières composant un immense classique : Shalimar de Guerlain.

Photo : Sarah Bouasse.

Avec le soutien de nos grands partenaires

IFRA