Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena, Daphné Bugey et Delphine Jelk, c’est à Mathilde Bijaoui, parfumeuse chez Mane, de nous parler d’une œuvre de Jean-Paul Guerlain qui l’a, inconsciemment, toujours accompagnée.

Parler du parfum le plus décisif dans ma vie n’a rien d’une évidence. Au plus près des grandes créations depuis ma formation, j’ai tissé, en tant que parfumeuse mais aussi dans ma vie personnelle, des liens particuliers avec beaucoup d’entre elles. Il y a les parfums portés par les êtres aimés, ceux de l’enfance, les chocs olfactifs. Ceux dont j’admire la formule, l’effet, l’innovation. J’aurais par exemple pu vous parler d’Habit rouge de Guerlain, que mon professeur de piano portait quand j’étais enfant. Ou du fracassant Angel de Mugler, qui a surgi de nulle part dans les années 1990 pour imposer une tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait tant d’hommages à rendre, tant de belles créations à citer.

Mais c’est Vétiver de Guerlain qui m’est venu à l’esprit lorsque je me suis vraiment posé la question. J’ai toujours eu un rapport magnétique à ce parfum, et pourtant, je ne me souviens pas exactement quand il est apparu dans ma vie, ni comment. J’étais adolescente, c’était la fin des années 1990… Ce qui m’a surtout marquée, quand j’y pense, c’est ce côté très fourrure, que je trouvais diaboliquement attirant.

C’est d’ailleurs lui que j’ai choisi pour valider mon DESS [aujourd’hui première année de Master] à l’Isipca. J’ai commencé à le reconstituer au nez, puis j’en ai proposé une analyse chromatographique. Pour mon mémoire de maîtrise, j’avais analysé la manière dont les compositions peuvent s’influencer les unes les autres, notamment du féminin vers le masculin et vice versa – comme par exemple Cabochard de Grès a enfanté Aramis. Il m’a donc paru tout naturel de proposer une version féminisée de ce Vétiver l’année suivante.
J’avais imaginé une dimension florale autour de l’iris. Malgré tout ce travail autour de sa formule, la passion était restée comme au premier jour – contredisant la crainte que l’on a toujours un peu de perdre l’aura de nos amours, lorsqu’on les analyse à la loupe.

Puis Vétiver a recroisé mon chemin en habitant le cou d’un être aimé. Ai-je plus apprécié le parfum pour autant ? Je ne crois pas, mais comment le savoir vraiment ? Ce n’était ni un ovni, ni une composition d’une créativité folle, mais il n’a jamais cessé de me fasciner, de m’attirer comme un aimant. Je trouvais son départ assez classique, d’une fraîcheur hespéridée et épicée, à la manière d’une cologne. Il y avait ces muscs (certainement des muscs nitrés comme le musc cétone), avec leur étreinte sensuelle, terriblement sexy. Étaient-ils renforcés par des matières animales, comme souvent chez Guerlain ? Aujourd’hui, par la force des contraintes de législation, ce côté fauve s’est tempéré, mais on en retrouve la trace lorsqu’on le porte sur peau.

Et puis il y avait cette racine de vétiver, qui est aujourd’hui l’un de mes ingrédients préférés – ce que j’ignorais encore lorsque j’ai senti ce parfum pour la première fois.

C’est d’ailleurs sans que je ne m’en rende compte qu’il a influencé ma manière de composer. Je ne le réalise que maintenant que j’y réfléchis : le musc cétone peuplait mes premières créations, avant que son usage ne soit réglementé[1]ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010 et qu’il ne faille y trouver une parade. Mais surtout, ce Guerlain marie les deux familles que j’apprécie le plus en parfumerie : celle des boisés et celle des épicés. Je les emploie toujours avec joie, sans me poser la question du féminin ou du masculin. Ça m’a d’ailleurs valu un jour le surnom de « Spice Girl » !  Peut-être mon amour des épices vient-il de mon héritage culturel ; peut-être voyais-je aussi dans la fraîcheur aromatique de sa structure cologne un écho à l’Eau sauvage de Dior portée par mon père. Nous évitons parfois de décortiquer les parfums de peur d’en perdre l’aura, mais c’est surtout nous-mêmes qu’il faudrait décortiquer pour mieux comprendre nos goûts. Entreprise infinie !

Mon amour du vétiver m’a par ailleurs menée jusqu’à Madagascar où j’ai pour la première fois vu cette herbe toute haute et touffue. Mane y a développé un partenariat pour un sourcing éthique de géranium, de vanille et de vétiver. J’ai eu la chance d’assister à tout le processus de récolte, de séchage et d’extraction, et d’observer avec fascination cet énorme bloc qui sort de l’alambic. J’ai exploré cette matière dans tous ses états, et mon amour pour elle n’en a été que plus fort.

Je n’ai pourtant jamais porté, ni même jamais pensé porter ce Vétiver de Guerlain, ni dans mon adolescence, ni aujourd’hui. Je ne saurais me l’approprier, le faire mien : il appartient à l’ordre de mon désir, comme un amant. Et pourtant, comme un aimant, il a continuellement résonné dans mes compositions, sans même que je ne le sache. Pareil à un fil d’Ariane dont je n’avais jusqu’alors jamais vraiment pris conscience, il n’a cessé de peupler mon histoire. 

Mathilde Bijaoui, le 6 janvier 2023

Visuel principal : © Matthieu Dortomb

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010

Le prix des parfums : que cache-t-on vraiment ? LCI vous répond… à sa façon…

Les journalistes aiment les marronniers. Tous les ans, à la même époque, les mêmes sujets. Cette semaine, la Saint-Valentin était bien sûr à l’honneur, et à l’occasion de cette célébration des amoureux, le parfum ne manque pas de faire un sujet idéal pour les rédactions. Parfois, comme Jade Partouche (LCI) ces mêmes journalistes montent au créneau de la défense des consommateurs pour mettre à mal une industrie mensongère et duplice. Malheureusement, l’« intrépidité » n’est pas gage de qualité et la malhonnêteté – même si elle n’est qu’intellectuelle – se cache parfois chez ceux qui prétendent la dénoncer. Décryptage d’un reportage mal fagoté.

Le parfum n’étant généralement perçu comme rien d’autre qu’un produit de séduction, un cadeau qui ne sert qu’à prouver son amour éternel, il faut bien se l’avouer, le reste de l’année, on s’en fiche un peu… Mais c’est quand on doit passer à la caisse qu’on réalise soudain que déclarer sa flamme, ça représente un certain coût.
Voici donc le sujet traité mardi 14 février matin, sur la chaîne LCI, par la journaliste Jade Partouche dans sa chronique « LCI vous répond ». Le court reportage propose d’expliquer en 3 minutes top chrono que vraiment, le prix du parfum, c’est abusé ! Vite, une « enquête » pour démontrer au peuple privé de pouvoir d’achat qu’il se fait grave arnaquer en tombant dans le piège de viles parfumeurs qui ne veulent révéler leurs secrets à personne…

Alors pour préparer sa chronique et dégoter des infos, la chaîne a passé un coup de fil à la rédaction de Nez, la veille à 14h. Notre interlocutrice a lu avec intérêt, nous dit-on, l’article d’Anne-Sophie Hojlo publié sur notre site et intitulé Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ? Pour rappel, elle y traite de la visibilité des différentes personnes qui travaillent dans l’ombre du développement d’une fragrance. Son interlocutrice la questionne par téléphone au sujet du prix du parfum, et lui demande si elle ne connaît pas un créateur qui pourrait lui en dire plus.
Toujours prêts à propager la bonne parole de la culture olfactive, nous lui recommandons de s’adresser à Marc-Antoine Corticchiato, fondateur et parfumeur de la maison indépendante Parfum d’empire, dans l’idée qu’il puisse exposer un peu les rouages de la création d’un parfum. 

Dire que l’on a été sidérés en visionnant la vidéo le lendemain matin serait un euphémisme. Trois minutes stupéfiantes pour tenter d’expliquer « ce qu’on paye vraiment quand on achète un parfum ». (Attention, si vous cliquez sur le lien, attendez-vous à voir plusieurs spots de pub avant que le reportage ne débute.. peut-être même des pubs pour des parfums !…)

Tout y est, ou presque – il manquerait juste de l’info utile, peut-être ? Désinformation, déformations, raccourcis trompeurs, erreurs, manipulation… On frôle la théorie du complot, projetant un monde où les parfumeurs vendraient leurs créations à prix indécent, et résumée sous forme d’accroche racoleuse : « 1000 euros le litre, que cache le prix des parfums ? »

On commence par un constat, partagé par une grande partie d’entre nous[1]Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement … Continue reading : le parfum, ça coûte cher – ce que semble découvrir la journaliste, qui n’avait apparemment pas mis les pieds depuis longtemps dans un Sephora : « c’est pas low-cost, hein, je peux vous assurer que quand j’ai été hier en magasin, j’ai été assez surprise du prix. »
Ayant eu du mal à trouver des parfums à moins de 100 ou 120 euros, elle s’étonne que, « malgré le prix exorbitant », cela reste pourtant le deuxième cadeau le plus offert pour la Saint-Valentin, micro-trottoir à l’appui. Les témoins l’attestent : c’est cher, et on ne comprend pas pourquoi, et la journaliste de confirmer : « à 1000 euros le litre, y’a quand même de quoi se poser des questions ». Certes, mais où trouver les réponses ?

Chez Marc-Antoine Corticchiato, donc, qui lui a ouvert la veille les portes de son laboratoire. Allons-nous enfin avoir une explication claire et rationnelle de ces tarifs exorbitants ? Que nenni, le créateur et son assistant – qui n’ont pas l’honneur d’être présentés – lui ont expliqué les différents composants d’un parfum : alcool, concentré, eau. Et combien ça coûte au juste ? Là, comme elle le raconte (mais sans nous le montrer), « ça botte en touche ». Apparemment, il serait impossible d’obtenir une réponse : un secret aussi bien gardé ne prouve-t-il pas que l’on nous ment ?
Mais attention, la journaliste pugnace, qui semble avoir bien creusé le sujet, a visiblement compris les sources du secret, schéma à l’appui, histoire de faire plus pro : « le jus ne représente que 10% du prix, donc si vous achetez un parfum à 100 euros, ce jus vous coûterait environ 8 euros ». Le reste serait réparti entre le distributeur (50%) et la publicité (40%). Exit donc au passage la création, le packaging, la fabrication, la logistique, le stockage etc. Mais soit, simplifions pour une plus grande clarté.

Pour enfoncer un peu plus le clou : sur les 10 % de ce fameux jus, la part de concentré (c’est-à-dire les matières premières, sans l’alcool) serait à peine de 6 % à 10 %, suivant qu’on considère une eau de toilette ou une eau de parfum (pourcentages qui, soit dit en passant, sont totalement arbitraires et ne correspondent à aucune règle officielle). « Ce qui coûte le plus cher, c’est le concentré et vous voyez qu’il y en a extrêmement peu, donc même avant la sortie d’usine, j’ai l’impression qu’on peut encore un petit peu rogner sur le prix », conclut la journaliste d’un air entendu. 

Mais alors, par quelle logique insondable le mystérieux créateur pourrait-il être à l’origine de la gigantesque arnaque dont vous faites l’objet, s’il produit uniquement ce concentré qui ne constitue que 0,6 à 1 % du prix ? À cela, elle ne répond pas, mais confirme cependant que le parfum continue de bien se porter, de 45 euros le prix moyen du flacon en 2006, on est passé à 68 euros (d’ailleurs assez loin des 100-120 euros annoncés en début de chronique, mais passons).
Heureusement, devant autant d’abus éhontés, une idée de génie lui traverse l’esprit (idée qui lui aurait été d’ailleurs soumise la veille au téléphone, par nous, donc. Thank God, nous n’avons pas été cités) : « pourquoi ne pas créer le parfum générique, c’est-à-dire, comme le médicament générique, un parfum moins cher, vue la marge que je viens de vous présenter, il y a peut-être un petit effort à faire, non ?” » (Aïe, nous on parlait de tout autre chose, mais encore aurait-il fallu lire l’article, puisqu’il n’est pas question de parfums génériques mais d’un générique du parfum qui permettrait de connaître tous les protagonistes impliqués dans sa création, comme au cinéma par exemple…)

À l’objection d’un collègue sur le plateau qui rétorque que porter un parfum, c’est quand même une manière de se différencier, elle répond, imperturbable, qu’il y a « certaines marques qui surfent sur le “soit-disant” luxe mais au final, vous n’achetez que de l’alcool et de l’eau, donc… »
En guise de conclusion, et à la hauteur de tout le reste, quoiqu’un peu sorti de nulle part, le présentateur nous met en garde contre les « parfums très puissants qui ne laissent pas un gros sillage, ça évidemment c’est le parfum un peu low cost ». Une piste pour un futur reportage, peut-être ?…

Par où commencer ? Passons sur le procédé manipulatoire consistant à présenter le prix au litre, pour gonfler l’ordre de grandeur et exagérer le propos. Passons évidemment sur le fait qu’un parfum puisse constituer autre chose qu’un simple produit de consommation et de séduction.
Le parfum, c’est cher, certes, mais par rapport à quoi d’ailleurs ? À tous ces vêtements fabriqués en Chine vendus le double d’un flacon ? À un iPhone ? À un dîner dans un restaurant parisien ? À une bouteille de champagne ?

Après avoir expliqué que le plus gros de ce que vous déboursez va à l’enseigne (Sephora ou Nocibé, donc), à l’égérie et au marketing (Julia Roberts, payée par L’Oréal, par exemple), il est presque comique – si ce n’était pas si indécent – de faire passer de manière subliminale ce parfumeur mystérieux (responsable d’un très petit pourcentage du prix total, donc) pour un arnaqueur qui s’enrichirait sur le dos des consommateurs, tout en filmant Marc-Antoine Corticchiato… dont les parfums ne sont bien sûr pas distribués dans les enseignes citées par la journaliste. Mais peut-être ne sait-elle pas ce qu’est la parfumerie de niche.

Contrairement à La vie est belle de Lancôme (dans le giron du groupe L’Oréal qui annonçait un bénéfice net de 5,7 milliards d’euros en 2022), dont un flacon serait vendu toutes les dix secondes, le parfumeur indépendant, lui, ne fait appel à aucune égérie, ne bénéficie pas de la distribution ni de la visibilité que peuvent s’offrir les grandes marques, et doit évidemment prendre en compte dans ses marges le nombre de flacons qu’il vend… Mais il est sans doute plus simple d’insinuer que ce parfumeur, ici malicieusement seul à être mis en lumière, porterait la responsabilité de cette dérive, et serait ainsi tenu de réduire encore le prix de sa formule (si honteusement tenu secret) pour pouvoir jouer sur le prix final, alors que le concentré ne constitue justement que 6 à 10 % des 10 % de celui-ci ? Compte tenu de la valeur ajoutée de son travail dans ce qui constitue la qualité d’un parfum, ce pourcentage semble d’ailleurs bien ridicule. 

Car s’il y a bien un paramètre qui fait toujours défaut dans les démonstrations visant à prouver que le parfum est trop cher, c’est de rappeler que sa conception ne s’improvise pas comme on fabriquerait soi-même son nettoyant anti-calcaire pour salle de bain ou des cupcakes. Il ne s’agit pas de mélanger dans un flacon la rose et le jasmin cités dans la pyramide olfactive. C’est tout un savoir-faire qui ne s’invente pas, mais qui s’apprend et se perfectionne au long de nombreuses et difficiles années de formation et d’expérience. C’est également le fruit d’une idée, d’un processus, d’une réflexion, et donc d’un certain talent qui aboutit à une forme abstraite qui se tient, qui va plaire (ou pas) au public, et ça, ça s’invente encore moins. Ça se travaille, très longtemps.

Aboutir à une formule de parfum qui est prête à être mise en flacon, cela demande du temps, beaucoup de temps. Réduire son prix au simple coût des matières qui le composent, c’est être dans la totale ignorance de comment il est conçu. Ce qui coûte cher dans le « jus », ce n’est pas seulement les ingrédients (essences ou molécules qui peuvent pourtant atteindre plusieurs milliers d’euros au kilo), c’est surtout le temps passé à les assembler, de la manière la plus harmonieuse possible afin d’en faire un parfum qui soit portable, déjà, puis aimé, voire émouvant. Suggérer que le parfum reflète le prix du concentré, ce serait comme exiger des vêtements qu’ils ne coûtent que le prix du tissu. Sans tout le travail de création, la main d’œuvre de couture, le temps passé à développer patrons et prototypes. De la même manière que lorsque vous achetez une bouteille de vin à 15 euros, vous savez bien que ce prix n’est pas uniquement celui du raisin et de l’eau, mais que ce que vous payez est le fruit de tout un processus, d’une longue transformation, d’un savoir-faire, du transport, etc., et qui mis bout à bout, donnera ce prix de vente, qui vous paraîtra soit honteux si vous trouvez ce vin quelconque, soit une aubaine si c’est un nectar. Tout cela ne sort pas de nulle part, et personne ne peut fournir ce travail et ce temps sans être rémunéré. Il faut donc bien que la vente d’une bouteille ou d’un flacon rétribue (et encore, si peu) ce travail de création, de transformation.

Alors pourquoi tirer sur une ambulance, à savoir insinuer que des parfumeurs indépendants, ceux-là même qui ont parfois du mal à vivre de leur activité et vendent des parfums au prix le plus juste (sans égérie, sans publicité) avec une teneur en matières premières de la meilleure qualité possible, devraient  « faire un petit effort » ? Pourquoi ne pas plutôt dénoncer les réels dysfonctionnements de ce système, à savoir les marges engendrées par les groupes détenteurs des licences des grandes marques diffusées en circuit mainstream, qui non seulement ne font que reproduire à l’infini le même parfum cloné, sans aucun intérêt, mais osent le vendre à des prix bien en décalage avec ce qu’il contient vraiment ? Même si ces formules ultra-calibrées ont souvent demandé du temps pour être peaufinées, ce qu’elles renferment réellement en simple coût de matière première – sans parler du supplément d’âme – sera bien souvent inférieur à ce que vous trouverez chez des marques sans publicité.

Avant de conclure, et pour répondre à l‘idée lumineuse de la journaliste (qui n’a décidément pas lu – ou pas compris ? – notre article sur « le générique du parfum » !), oui le parfum générique existe déjà : ce sont les copies, qui bien que légalement interdites, profitent d’un flou juridique et que vous pouvez trouver dans certaines gares, marchés ou dans la rue. Pour environ 10 euros, vous aurez un « générique » de Sauvage, de Bois d’argent ou de La vie est belle, mais je doute que ce soit là une démarche qui la concerne, car plutôt réservée à ceux pour qui dépenser 100 euros pour du parfum n’est même pas un sujet.

Pour finir : si vous voulez payer le prix le plus juste, fuyez les nouveautés des grandes enseignes et des marques détenues par les grands groupes, car c’est là que vous donnerez le plus d’argent à ce qui précisément vous pousse à les acheter : égérie, marketing, publicité, communication… Allez donc plutôt chercher du côté des classiques (avant les années 2000), le rapport qualité-prix sera toujours meilleur, ou encore mieux, chez les marques indépendantes : là, pour 120 euros, vous trouverez sûrement – à condition de prendre un peu de temps – un parfum original, signé, élégant et personnel, et dont la formule aura certainement une valeur supérieure à celles des nouveautés chez Sephora et compagnie. Parmi ces marques indépendantes, on ne saurait justement que trop vous recommander Parfum d’empire, qui se situe dans le très haut du panier de la parfumerie d’auteur, tout en proposant des prix finalement assez raisonnables : entre Ambre russe à 110 euros euros les 50 ml ou Le Cri à 125 euros, et J’adore qui coûte 115 euros pour le même volume, je peux vous assurer que votre argent ne va pas au même endroit. Tout ce qui n’est pas destiné à rémunérer Charlize Theron, les actionnaires de LVMH ou à financer les emplacements publicitaires, vous pouvez être certain que ça se retrouve directement dans le flacon. Et que le talent de Marc-Antoine Corticchiato – qui gagne sans aucun doute moins que l’égérie de Dior –, n’est finalement que très peu rétribué au regard de sa valeur. Même si le talent, au fond, ça n’a pas de prix…

Visuel : Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle. Huile sur bois. Musée des beaux-arts de Rennes.

Notes

Notes
1 Nous ne sommes pas les derniers à souligner certains tarifs qui nous semblent excessifs. Un dossier est donc prévu bientôt sur le sujet – stay tuned ! – même s’il prendra certainement plus de trois minutes à lire…

Les Grands entretiens : Maïté Turonnet

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Maïté Turonnet est une pionnière du journalisme parfum. Aujourd’hui rédactrice en chef beauté de Citizen K, elle a notamment écrit pour Elle et Libération, avec un style et un franc-parler qui n’appartiennent qu’à elle. À la fois autobiographie, livre d’histoire riche en anecdotes sur le monde du parfum et galerie de portraits de personnalités de l’industrie, son ouvrage Pot-pourri a été publié chez Nez le 15 septembre 2022. À l’occasion de sa parution, nous l’avons rencontrée, à Paris, pour revenir sur la genèse de son livre.

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Colin Le Dorlot

La chimie de l’attirance

Et si l’avenir de notre couple se jouait dans nos narines ? De l’être aimé aux membres de notre famille, notre perception des effluves corporels d’une personne révèle notre degré de proximité avec elle. Comment cette odeur contribue-t-elle à nous rapprocher de l’autre, à nous attacher à lui ? À l’occasion de la Saint-Valentin, nous vous proposons un article originellement publié dans Nez, la revue olfactive #03 – Le sexe des parfums.

Quel serait notre rapport à l’autre sans son odeur, sans la nôtre ? Partie intégrante de notre identité individuelle, celle-ci recèle beaucoup d’informations sur nous : qui nous sommes, notre âge, notre état émotionnel, notre santé… Chaque individu possède son empreinte olfactive. De quoi est-elle formée ? De transpiration, bien sûr, mais pas seulement. L’autre responsable de notre odeur corporelle est notre système immunitaire qui, selon Hanns Hatt et Régine Dee, auteurs de La Chimie de l’amour. Quand les sentiments ont une odeur (éd. CNRS, 2009), joue « un rôle prépondérant dans ce processus d’individualisation olfactive. Chaque cellule de notre corps possède un type de protéine caractéristique, unique pour chaque personne. Ces protéines sont produites par les 30 ou 50 gènes appelés gènes CMH (complexe majeur d’histocompatibilité) », qui codent pour des molécules propres à chaque individu. C’est à la mort des cellules, lors de leur décomposition, que des sous-produits de ces protéines atterrissent dans les glandes sudoripares. Ils se mélangent à notre sueur et nous donnent notre odeur. De par l’intimité de ce lien avec le génotype, les scientifiques s’accordent à dire qu’il n’existerait pas deux odeurs corporelles identiques.
Cependant, différents facteurs peuvent faire évoluer cette senteur, tels que l’état émotionnel, l’âge, le cycle menstruel, mais aussi certaines maladies comme le cancer ou le diabète. L’acidité du sang des diabétiques produit ainsi une odeur de pomme caractéristique de leur haleine et de leurs sécrétions. Au fil du temps, notre balance hormonale change, les bactéries présentes dans notre corps aussi. Le médecin ORL Patrice Tran Ba Huy évoque ainsi, dans son article « Odorat et histoire sociale » (Communication et Langages no 126, 2000), le bouleversement de l’image du Moi associé à l’adolescence, période à laquelle « l’identification du sexe se conforme chez l’homme avec l’odeur du sperme, et chez la femme avec celle des règles ». Il insiste aussi sur le fait que les odeurs corporelles sont « fortement conditionnées par le contexte social dans lequel elles s’exercent ». Du corps « brut » au corps parfumé, elles sont, selon lui, « avant tout déterminées par l’environnement psychologique, affectif ou sociologique. Le Moi olfactif joue un rôle essentiel tant dans l’élaboration de la personnalité que dans la communication entre adultes ». Notre odeur est une variable de notre identité, elle émane de nous, de nos expériences tout au long de la vie.
De façon plus conjoncturelle, la sueur et l’haleine sont aussi fortement influencées par l’alimentation. L’ail, l’oignon et des épices comme le curry favorisent par exemple la création d’un sillage olfactif qui n’est pas souvent bien considéré.

Test du T-shirt

Compte tenu des paramètres qui constituent notre identité olfactive, il est frappant de remarquer l’aptitude du nourrisson à distinguer l’odeur de sa mère juste après sa venue au monde. La chercheuse Margret Schleidt explique que « les nourrissons sont programmés pour apprendre très vite à identifier les odeurs ». À la naissance, le système olfactif est déjà stimulé depuis au moins deux mois in utero par les odeurs qui circulent dans le liquide amniotique. Cela favorise son développement précoce et son activation très rapide par rapport au système visuel par exemple – par le jeu de la phéromone mammaire, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de voir le sein nourricier pour le repérer.
Ce phénomène de reconnaissance olfactive reste valable avec le temps, affirmant la capacité des individus « à ressentir une affinité fondamentale envers les membres de notre famille biologique ». Nous pouvons ainsi identifier nos parents, frères et sœurs. Dans le cadre de tests d’identification opérés à partir de l’odeur de T-shirts portés, « l’odeur préférée est la plupart du temps celle du conjoint » avec « des taux de reconnaissance de 70-80 % », précise Roland Salesse, spécialiste de neurobiologie de l’olfaction et auteur de Faut-il sentir bon pour séduire ? (éd. Quae, 2015). Certains affirment que l’homme serait, par son seul odorat, capable de choisir un partenaire sexuel compatible génétiquement, ce qui limite les risques de consanguinité. Glenn Weisfeld utilise le test du T-shirt pour explorer les relations plus ou moins conflictuelles entre les membres d’une même famille. Il conclut notamment que « les mères ont une préférence pour l’odeur de leurs enfants adolescents [et que] les frères n’aiment pas l’odeur de leur sœur ». De plus, « à la puberté, les enfants développent une aversion à l’égard du père », précisent Hanns Hatt et Regine Dee. « Cette répugnance involontaire est peut-être une ruse de la nature pour prévenir l’inceste », conclut Glenn Weisfeld.
Une hypothèse intéressante et séduisante. À cet égard, Roland Salesse reste méfiant : « Personne n’a jamais fait une analyse suffisamment poussée du bouquet humain pour savoir ce qui plaît à telle ou telle personne. C’est une question non résolue. »

Le parfum du premier amour

Le psychologue allemand Harald Euler juge que les « phénomènes de réconfort olfactif ont été très largement négligés jusqu’à présent ». Pourtant, nombreuses sont les femmes qui auraient au moins une fois emprunté un pyjama ou un T-shirt de leur partenaire pour se donner l’illusion de sa présence. Harald Euler affirme aussi que les femmes et les hommes « se rejoignent sur un point : l’odeur de l’être aimé suscite en eux un sentiment de bonheur, source de proximité et de satisfaction ». Il ne faut pourtant pas négliger que dans ce contexte, les individus savent que le vêtement appartient à leur conjoint. Le conditionnement psychologique est donc puissant et pourrait dépasser le rôle joué par l’odorat.
Celui-ci n’est, en effet, évidemment pas le seul critère de sélection d’un partenaire. La rencontre amoureuse se fait « à 20-30 mètres, parce que cette silhouette nous plaît et que l’on va plutôt vers elle », explique Philippe Brenot, psychiatre et thérapeute de couple. On entend une voix, on distingue des gestes, une attitude. « On s’approchera si ça plaît, on s’éloignera si cela ne plaît pas », précise-t-il. Mais il insiste sur le caractère discriminant de la senteur de l’autre au l de la rencontre. Pour qu’une relation dure, le physique, l’allure et l’élocution ne suffisent pas : l’odeur est importante. Philippe Brenot évoque les parfums comme des empreintes olfactives secondaires. « Je connais des histoires d’hommes ou de femmes qui retombent amoureux de quelqu’un qui porte le même parfum que leur premier amour », souligne-t-il. « Sentir l’autre ou être senti par lui, c’est toujours découvrir la part intime d’un être et pénétrer dans son intériorité », explique la philosophe Chantal Jaquet, coauteur de l’ouvrage Le Parfum et l’Amour (éd. L’Esprit du temps, 2013). Elle insiste sur la capacité de l’odeur à rapprocher deux corps, à les fusionner, au point de donner à l’un l’impression de posséder l’autre.
Des sentiments profonds s’expriment par l’olfaction, qui devient le médiateur de l’intimité la plus profonde… y compris lorsque la relation s’émousse. « J’ai eu le cas d’un couple qui était ensemble depuis plus de vingt ans. Un jour, la femme me dit : “Je ne supporte plus l’odeur de son corps.” », raconte Philippe Brenot. Selon lui, l’odeur corporelle du mari de sa patiente n’a probablement guère changé, mais l’expression « je ne peux pas le sentir » prend alors tout son sens. Une sorte de verrouillage s’opère – tout comme, dans le même temps, on ne peut plus supporter les réflexions de l’autre. « Une espèce de fin de non-recevoir. C’est vrai et ce n’est pas rare », explique-t-il. C’est par la perception olfactive que la patiente « arrive à dire non alors que la personne ne s’était pas avoué l’éloignement qui s’était opéré. Je pense que c’est un sens très profond », conclut le psychiatre et thérapeute de couple. Paul Valéry l’avait bien dit : « Il n’y a rien de plus profond que la peau. »

Le poil, réservoir d’odeurs

Mais notre réaction aux odeurs sexuelles est loin d’être univoque : entre le dégoût et le désir, notre cœur balance. Philippe Brenot explique : « Très puissants attracteurs, ces substances contiennent des androgènes, très proches de la testostérone. Et la testostérone, c’est l’hormone du désir chez les femmes comme chez les hommes. » Ces effluves sont produits par des glandes sudoripares apocrines et captés à la base des poils « sous l’aisselle, autour du pubis et de l’anus, sur certains organes sexuels (scrotum, prépuce, petites lèvres), autour des mamelons et dans les oreilles. Leur sécrétion est stimulée par l’adrénaline », explique Roland Salesse.
D’ailleurs, selon Philippe Brenot, l’élément qui représente le plus fortement le sexe, c’est le poil : « [Sa] seule fonction est d’être un réservoir d’odeurs. Même pour les parfums, la peau est un mauvais réservoir. Ces poils ont été mis dans des régions très particulières pour être au plus près du nez du partenaire. »
C’est que le désir obéit à un impératif olfactif, écrit la philosophe Chantal Jaquet : la respiration de l’odeur apparaît « comme un prélude idéal, car elle permet de jouir de l’autre sans l’effaroucher ou sans avoir peur de se sentir lié ». Ainsi, l’usage du parfum s’apparente, selon elle, avant tout à une technique de séduction.
Une étude menée par Craig Roberts, de l’université de Stirling (Royaume-Uni), et Jan Havlícek, de l’université Charles de Prague (République tchèque), a d’ailleurs montré que la sensibilité féminine aux odeurs – notamment masculines – s’accroît au moment de l’ovulation. Réciproquement, les hommes préfèrent souvent les odeurs des femmes à ce moment-là. « Selon les scientifiques, pendant ces quelques jours, certaines substances odorantes supplémentaires sont produites et viennent enrichir l’odeur corporelle. La composition de la copuline, présente dans les sécrétions vaginales, change également », rapportent Hanns Hatt et Regine Dee. En revanche, la perception que les femmes ont de leur pouvoir d’attraction ne diffère pas pendant la période. Et aucun changement ne semble s’opérer chez les femmes qui prennent la pilule, donc n’ovulent pas. Dans certaines cultures, l’attraction est intrinsèquement associée à des rituels olfactifs. En témoigne la surprenante pratique des Polynésiennes consistant à « absorber des parfums en s’installant au-dessus d’un four creusé dans le sol », relate l’anthropologue Solange Petit-Skinner dans l’ouvrage collectif Sentir. Pour une anthropologie des odeurs (éd. L’Harmattan, 2004). En s’élevant, la vapeur de coco écrasée et de fleurs odorantes se dirige vers l’intérieur du corps de la femme, qui « exhale […] des vapeurs parfumées », créant « une sorte d’aura autour de la personne ». Une exhalaison captive et captivante qui supplante l’odeur naturelle du corps et invite explicitement à une relation amoureuse.
Selon Philippe Brenot, « c’est dans ces rapports d’intimité où les autres sens, le toucher mis à part, sont souvent oblitérés que l’odorat revêt une intensité particulière ». Souvent, « la vision est abolie » et « l’homme ou la femme fait l’amour les yeux fermés ». Car « dans l’amour, très souvent, on ne se parle pas. Les yeux clos, les odeurs sont directrices, excitantes, et dès qu’on s’approche de l’autre, dans la mesure où le canal visuel est oblitéré, la perception des autres sens augmente ». Odeur et toucher aident à la montée de l’excitation, au déclenchement des sensations du plaisir.

« Vivre sous vide »

Notre odorat a la capacité de dépasser la dichotomie des perceptions olfactives plaisantes et déplaisantes. Il se laisse séduire et émouvoir par des sensations interpersonnelles qui contribuent à nous rendre vivant au nez de l’autre. Nous y répondons souvent par un sentiment ambivalent d’attraction-répulsion. Il n’est pas rare d’entendre des personnes ayant des troubles de l’odorat dire qu’elles souffrent d’une « déconnection sociale » ou qu’elles ont « l’impression de vivre sous vide ». Notre propre identité olfactive contribue à notre sentiment d’appartenance au monde extérieur, à travers le lien invisible créé par les odeurs.
Dans le contexte de relations amoureuses, cette volonté de connexion est exacerbée, jusqu’à ce que deux corps ne forment plus qu’un, que les odeurs se mêlent et que se crée un élixir de plaisir durable. Jean-Baptiste Grenouille, le héros de Patrick Süskind dans Le Parfum (éd.Fayard, 1986), qui souffrait d’avoir un corps inodore, n’a-t-il pas poussé cette volonté d’appropriation à l’extrême en cherchant à obtenir les odeurs corporelles de séduisantes jeunes filles ? Il a ainsi pu devenir l’être le plus désirable qui soit sur Terre. Au point d’y succomber. 

Visuel principal : Henri de Toulouse-Lautrec, Au lit, le baiser, 1892. Source : Wikipédia

Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena et Daphné Bugey, c’est à Delphine Jelk de nous parler de sa fascination pour une œuvre d’Aimé Guerlain, auquel elle succédera au sein de la maison parisienne bien des années plus tard.

Les parfumeurs n’ont pas souvent l’occasion de porter les créations des autres. Nous devons tester nos essais, que nous chérissons d’abord comme s’ils faisaient partie de nous. Et puis le parfum est lancé : nous le croisons par surprise dans la rue, prenant son envol dans le cou des passants. Soudain, nous réalisons qu’il ne nous appartient plus, qu’il fait désormais corps avec celui qui le porte. Il n’est plus nôtre.
Il y a pourtant un parfum que je peux dire mien, l’extrait Jicky de Guerlain. Il m’accompagne depuis que j’ai vingt ans, à la fois comme un refuge et un guide. Je ne me souviens plus si je l’ai rencontré pour la première fois par le biais de son histoire ou de son odeur, tant les deux sont intimement liés et font sens à mes yeux.

J’étais alors étudiante en école de mode, et je créais une collection de vêtements en lin et en cachemire que je voulais très sensorielle : mon idée était d’exprimer olfactivement ces matières. Mon désir de devenir parfumeur était né ! C’est à cette période que j’ai découvert Jicky de Guerlain dans sa version extrait. J’étais encore à mille lieux d’imaginer qu’un jour, je travaillerai pour cette maison, dans les pas d’Aimé Guerlain. Mais j’ai immédiatement été bouleversée par sa sensualité, ce jeu qu’il tisse avec la peau où il prend toute sa dimension, et je comprenais mieux encore combien cette sensorialité allait guider mon travail. Intensément animal – il est d’ailleurs difficile aujourd’hui d’en faire autant – c’est justement en se mêlant à la chaleur du cou et des poignets qu’il devient parfaitement confortable.

Et puis il y avait son histoire, celle du prénom d’abord, donné pour la première fois à un parfum : j’ai un faible, je l’avoue, pour l’histoire, à priori fantasmée, qui raconte qu’Aimé Guerlain serait tombé amoureux d’une jeune anglaise portant le cheveu court et montant à cheval comme un homme. Après tout, cette création adressée aux femmes a d’abord été appréciée par les dandys, devenant ainsi le premier parfum unisexe. 

Quand j’ai commencé à travailler pour Guerlain, en 2007, j’ai immédiatement eu envie d’explorer ce flou des genres comme l’avait fait Aimé à l’époque. Je me suis emparée de la lavande, cette fleur présente dans 80% des masculins, pour la travailler au féminin. On dit parfois que les parfums n’ont pas de genre, mais c’est oublier que nous vivons dans un monde où les codes, certes différents selon les cultures, nous influencent dès notre enfance, selon par exemple ce que l’on a senti plutôt sur son père ou plutôt sur sa mère.
Quand j’ai imaginé Mon Exclusif (renommé Mon Guerlain ensuite), j’ai donc pensé à l’odeur de la mousse à raser, que j’adore comme une madeleine de Proust, et je l’ai contrebalancée en jouant sur la surdose de coumarine et de vanilline qui avaient fait la particularité de Jicky – lorsqu’on travaille dans une maison comme Guerlain, le patrimoine donne forcément envie de faire des ponts.

Car c’est aussi la particularité de ce chef-d’œuvre : cette audace dans l’utilisation des matières premières de synthèse, alors tout juste mises à disposition des parfumeurs. Jicky constitue l’une des premières compositions à en intégrer, nous embarquant du même coup dans une nouvelle ère, celle de la modernité qui nous fait passer d’une parfumerie figurative à une parfumerie d’émotion. D’ailleurs, je n’ai jamais cherché à véritablement en décortiquer la formule, pour en rester à cette sensation de plénitude quand je le porte. Je suis émue, encore aujourd’hui, par cette fraîcheur au cœur très floral, avec la coumarine qui ouvre tout un nouveau monde et donne à Guerlain sa signature ; par son histoire ; par la complexité de sa formulation et tout à la fois cette simplicité pour me l’approprier.
Parmi toutes les créations qui ont pu me toucher, c’est ainsi encore et toujours cet extrait de Jicky qui me guide et me bouleverse le plus, avec sa modernité androgyne tout aussi actuelle, du haut de ses 134 ans.

Delphine Jelk, le 12 décembre 2022.

Visuel principal : © Pascale Auguie

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Dans les coulisses de la création : à quand un générique du parfum ?

Têtes d’affiche, seconds rôles, réalisateur, producteur, scénariste, équipe technique, distributeur, partenaires financiers… Au cinéma, il serait impensable que seul le réalisateur soit mentionné et que le nom de toutes celles et tous ceux qui ont contribué à la sortie d’un film n’apparaissent pas à son générique de fin. Dans l’industrie de la parfumerie, bien que la chaîne de création soit elle aussi composée de nombreux maillons, chacun contribuant au projet à son niveau, rien de tel n’existe aujourd’hui. Si les parfumeurs sont de plus en plus starisés, les autres acteurs continuent de rester anonymes. Pour quelle raison ? Cette invisibilisation pourrait-elle être amenée à évoluer, alors que certains dans l’industrie appellent à davantage de transparence et de pédagogie ?

Pendant longtemps, les parfums n’étaient associés qu’au nom apposé sur le flacon : le N°5 était signé Chanel, Opium Yves Saint-Laurent et Angel Thierry Mugler. On laissait donc volontiers le public attribuer leur création aux couturiers à l’origine des maisons, que ces derniers entretiennent un flou artistique sur la question, ou qu’ils s’octroient tout bonnement la paternité des compositions lancées sous leur nom, comme le soulignait récemment ici même Clément Paradis. À partir des années 1980, de nouvelles maisons comme L’Artisan parfumeur – fondée par Jean Laporte – ou Serge Lutens permettent à d’autres figures que celles issues de la mode d’être mises en avant et d’incarner leurs créations, même s’ils n’étaient pas toujours seuls à les concevoir. Quant aux parfumeurs ? Inconnus au bataillon. Il était rare qu’on les évoque dans la presse jusqu’aux années 1990 – à quelques exceptions près, comme Germaine Cellier, la très mondaine créatrice de Vent vert de Balmain et Fracas de Piguet, présentée comme « le meilleur nez de France » dans 7 jours en 1944.

Le parfumeur-auteur
En 2000, Frédéric Malle est le premier à faire apparaître systématiquement sur les flacons des créations qu’il édite le nom de ceux qui les ont composées, étant considérés comme leurs auteurs, selon le concept de sa maison.
Au fil des années 2000, et encore davantage la décennie suivante, les parfumeurs  deviennent partie intégrante de la communication autour des fragrances et sont de plus en plus placés sous les projecteurs. Désormais, rares sont les lancements où leur nom n’est pas cité, voire surligné. Voilà au moins un maillon de la chaîne qui est reconnu à la hauteur de son mérite ? Pas toujours. Alors que les créations collectives sont devenues la norme pour les projets d’envergure, chacun est-il vraiment crédité à la mesure de sa contribution ? Une marque ou une maison de composition peut parfois choisir de mettre en lumière des femmes, un parfumeur illustre ou au contraire une jeune pousse, pour des raisons de politique interne ou pour coller au mieux à la communication choisie, quelle que soit la réalité de l’équipe créative. 

Il reste également quelques contre-exemples notables à cette mise en avant des parfumeurs : Hedi Slimane chez Celine et Tom Ford pour sa propre marque restent fidèles à la tradition (et à la fiction) du couturier-parfumeur, escamotant ceux ou celles qui ont mis en formule leurs souvenirs ou leurs concepts. Leur exemple souligne en revanche l’importance du directeur artistique, qui oriente et valide le travail des parfumeurs, et contribue lui aussi à la création. Dans une maison de mode, il doit insuffler l’esprit de la couture dans les parfums, comme Alessandro Michele chez Gucci, à la tête de la mode de 2015 à 2022, qui a travaillé de concert avec Alberto Morillas pour imprimer sa marque romantique et baroque aux parfums de la maison, de Bloom à Mémoire d’une odeur. Cette tâche délicate est souvent déléguée à des équipes externes, faute d’implication. 

Essences et molécules
Mais un parfum n’est pas seulement l’œuvre de parfumeurs et de directeurs artistiques. Il est bien sûr composé de matières premières, qu’il faut produire. Lorsqu’elles sont naturelles, elles sont fièrement revendiquées, souvent flanquées de leur pays ou de leur région d’origine : vanille de Madagascar, bergamote de Calabre… On évoque beaucoup plus rarement le travail des fermiers, des cueilleurs, des personnes impliquées dans le transport ou des sociétés productrices de matières premières qui transforment les fleurs, feuilles, gousses et autres écorces en ingrédients de parfumerie, comme l’a récemment fait Dominique Roques dans son livre. De la même manière, avant d’entrer dans la palette, les molécules sont issues de longues et coûteuses années de recherche menées par des chimistes – ou plus rarement de découvertes inopinées. Nous n’aurions pas de Calone sans John J. Beereboom, Donald P. Cameron et Charles R. Stephens de chez Pfizer (certaines mauvaises langues estimeront sans doute que le monde ne s’en porterait pas plus mal), pas d’Hedione sans Edouard Demole (Firmenich), pas d’éthyl maltol sans Bryce Tate, Robert Allingham et Charles R. Stephens (Pfizer de nouveau)… et donc sans doute pas d’Angel non plus. Les essais d’Olivier Cresp auraient-ils été retenus sans ce composé de synthèse évoquant la barbe à papa, utilisé pour la première fois en si grande quantité en parfumerie fine ? L’identité et la réussite d’un parfum peuvent parfois (aussi) tenir à une molécule, et donc aux recherches des chimistes qui ont permis de la rendre disponible. 

Le temps long du développement
Avant d’espérer un succès, le développement d’un parfum suppose un travail de longue haleine au sein d’une société de composition. Hormis les rares cas de parfumeur maison (Guerlain, Chanel, Cartier, Hermès, Caron, Dior, Vuitton…), les marques délèguent généralement le développement des fragrances, par le biais d’une licence, à un grand groupe (Coty, Puig, L’Oréal…) qui fait lui-même appel à une entreprise employant des parfumeurs (IFF, Givaudan, Robertet…) pour réaliser leur création. « Un développement dure de plusieurs mois à plusieurs années, pendant lesquels la maison de composition est semblable à une ruche. Évaluation, marketing, études consommateur, laboratoires, R&D, réglementaire : tous s’affairent autour du parfumeur, tandis que le commercial opère tel un chef d’orchestre », explique Audrey Barbéra, Global Fine Fragrance Category Leader chez Firmenich[1]Entretien réalisé en octobre 2021 pour l’édition espagnole du Grand Livre du parfum.
Chargé d’un « compte » (L’Oréal, Interparfums…), le commercial reçoit le brief indiquant l’intention créative et le cahier des charges pour un futur lancement, et sert d’interface entre son client et les autres acteurs tout au long du processus :  : c’est lui qui assure la bonne marche du projet jusqu’à la livraison du concentré si le projet est gagné. 

Pour la partie olfactive, l’évaluateur (le plus souvent une évaluatrice, d’ailleurs) travaille main dans la main avec le ou les parfumeurs. Lui aussi en charge d’un compte et de plusieurs marques (Armani, Saint Laurent, Prada, ou Mugler chez L’Oréal ; Gucci, Marc Jacobs, Calvin Klein chez Coty…) ou d’une région (Moyen-Orient, Asie…), il est rarement évoqué, mais contribue grandement à la création. « Nous jouons vraiment les copilotes aux côtés du parfumeur, ce qui suppose une grande confiance entre nous », souligne Cynthia Salem, évaluatrice chez Mane. Il connaît parfaitement l’univers des marques pour lesquelles il travaille, leurs attentes, mais aussi la collection de chaque parfumeur, composée des formules déjà créées par ce dernier, tous projets confondus : il l’aide donc à donner une traduction olfactive au brief, à trouver des pistes de création, sent avec lui chaque nouvel essai, l’inspire et le remotive au besoin, et c’est finalement lui qui décide quelles propositions seront soumises au client pour gagner le projet. « Un des enjeux du développement est de ne pas perdre la note de départ, parfois lissée en voulant plaire au plus grand nombre », ajoute Cynthia Salem.

L’équipe marketing accompagne cette valse des soumissions. Au début d’un projet, elle fait des recherches sur ce qui constitue l’ « ADN » de la marque, et sur des matières premières qui pourraient répondre au brief afin d’inspirer les parfumeurs. Elle est ensuite mise à contribution pour présenter les « mods » de la manière la plus efficace possible, grâce à des présentations illustrées expliquant l’intention créative du parfumeur. 

Tests consommateurs
Pour maximiser les chances de remporter les projets importants, un autre département des maisons de composition entre en scène : l’équipe consumer insight, qui mène des tests auprès des consommateurs. Depuis une vingtaine d’années, ces tests ont pris une place croissante : ils concernent davantage de projets, et sont de plus en plus nombreux au fil du développement. « Au début des années 2000, les tests servaient à valider une note, indique Samuel Willer, Fine Fragrance Consumer Insight Director chez IFF. Aujourd’hui, notre travail s’articule en deux parties. D’une part, hors de tout projet, nous menons régulièrement des études en ligne pour comprendre les attentes conscientes et inconscientes du public sur des sujets comme le bien-être, le développement durable ou la gender fluidity, et nourrir ainsi les équipes. D’autre part, dans le cadre d’un projet, nous organisons des tests avec des instituts d’étude pour faire sentir les essais à des consommateurs. » Ces derniers sentent à l’aveugle, sans rien savoir de la marque ni du concept, et doivent répondre à des questions simples : « Aimez-vous ce parfum ou non ? Est-il puissant ? Féminin ? Fruité ? Frais ? » Les tests peuvent-ils conduire à modifier radicalement la direction olfactive d’un projet ? Pas vraiment, estime notre interlocuteur : « Nous démarrons généralement d’une idée créative très forte et très signée, qui est comme un diamant brut que l’on facette peu à peu pour en faire une pierre remarquable ». L’enjeu est aussi de prendre en compte la perception du public, qui peut différer de ce que le parfumeur souhaite exprimer. Ce service a donc une fonction déterminante, à travers sa stratégie, ses choix et ses conseils, pour le succès à venir d’un parfum. 

Au cœur des labos
Parallèlement à ce travail de développement, différents laboratoires s’affairent quotidiennement afin de mettre en œuvre le parfum. D’abord celui où les assistants et assistantes des parfumeurs (ou laborantins/laborantines) pèsent les différentes formules qui seront ensuite évaluées par les équipes : un véritable travail de fourmi, précis et répétitif, qui demande une grande rigueur afin d’éviter toute erreur préjudiciable au bon déroulement du projet. Ensuite le laboratoire d’échantillonnage, qui prépare une quantité – parfois astronomique – de petits flacons qui partiront en test ou chez le client. Enfin, un laboratoire technique mène des tests de stabilité sur les différentes « mods ». Le brief précise en effet la couleur finale du jus, qui participe de l’identité d’un parfum – Angel (décidément un cas d’école) serait-il Angel sans sa teinte bleue ? – mais qui peut être affectée par certains ingrédients ou interactions entre eux. Et si le projet est gagné, la maison de composition s’engage à ce que les flacons de parfum ne changent ni d’odeur ni de couleur lorsqu’ils sont conservés à température ambiante, pour une durée de 30 mois en général. « Nous passons au crible chaque formule afin d’identifier et de résoudre les éventuelles problématiques de stabilité.  Ce sont souvent les naturels qui nous donnent du fil à retordre », précise Nadine Gherdaoui, Fine Fragrance Technical Project Leader chez Symrise. Le poivre, l’ylang-ylang ou le gingembre peuvent ainsi donner un aspect trouble au jus ; certains agrumes très colorés au départ se décolorent au fil du temps. Un jus peut aussi se colorer durant son vieillissement à cause de réactions entre certaines matières : un parfum teinté en bleu qui jaunit dans le temps deviendrait ainsi… vert. « Nous avons la possibilité d’utiliser des qualités différentes de matières premières ou d’ajuster la quantité de certaines en dernier recours, car cela peut avoir un impact sur l’identité olfactive du parfum. Il est alors nécessaire de travailler avec les équipes de création pour trouver le meilleur compromis entre cette dernière, la stabilité et la teinte souhaitée », poursuit notre interlocutrice. Afin de vérifier la stabilité du parfum dans le temps, on simule un  vieillissement accéléré en l’exposant à la lumière naturelle ou à des lampes UV, ainsi qu’à la chaleur, grâce à des séjours de durée variable en étuve. Le laboratoire peut alors proposer l’utilisation d’éventuels stabilisants afin de garantir une conservation optimale du parfum. Un rôle crucial : un projet peut être perdu à cause de problèmes techniques non réglés, même si le parfum était le favori, le client se tournant alors vers un second choix.

Pendant que la maison de composition affine ses soumissions, la marque qui lancera le parfum travaille de son côté sur son concept, son nom, son flacon, son packaging et sa communication, jusqu’au lancement. Des éléments qui, s’ils sont cohérents et rencontrent l’air du temps, peuvent décider du succès et de la renommée d’un parfum, au-delà de son profil olfactif. Derrière l’image du parfumeur solitaire humant des mouillettes d’un air inspiré dans son bureau, ce sont donc une multitude d’acteurs travaillant dans l’ombre, parfois pour plusieurs sociétés, qui ont chacun un rôle précis et parfois déterminant, et qui s’affairent pendant de longs mois, voire des années, pour aboutir à un parfum. Au même titre que les différents collaborateurs d’un film, qui n’est jamais attribué au seul réalisateur, peut-être que tous ces contributeurs menant à la naissance d’un parfum pourront un jour être davantage visibles, mis en valeur et reconnus par le public. Quand verra-t-on apparaître  un générique du parfum, comme sur les écrans de cinéma, auquel on pourrait accéder par exemple en scannant un QR code sur le flacon, ou tout simplement sur les sites internet des marques ? Alors que l’on voit se déployer de multiples initiatives technologiques numériques autour du parfum, cette perspective pourrait être envisageable dans un avenir proche – à condition bien sûr qu’elle soit désirée. 

Visuel principal : Robert Maillard, La Halle de la verrerie de Portieux, 1935. Source : https://leverreetlecristal.wordpress.com/

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 Entretien réalisé en octobre 2021 pour l’édition espagnole du Grand Livre du parfum

Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez et Céline Ellena, c’est au tour de Daphné Bugey, parfumeuse chez Firmenich, de nous parler de ces œuvres qui, portant le souvenir d’autres empreintes, jouent avec notre mémoire olfactive, parfois de manière inconsciente. Une succession d’échos qui la mènera jusqu’à L’Origan de Coty, tissant avec les créations qui lui ont succédé une généalogie propre.

Ma passion pour la parfumerie est née très tôt, alors même que ma famille ne travaillait pas dans cet univers. Outre le N°5 de Chanel, ce sont tous les grands Guerlain de l’époque portés par ma mère qui ont bercé mon enfance : Shalimar, Mitsouko, Nahema, Jardins de Bagatelle, Parure ; et bien sûr ce chef d’œuvre qu’est L’Heure bleue… Je dois beaucoup à Guerlain, qui est sans doute à l’origine de ma vocation. Je n’avais pas 10 ans, je collectionnais les publicités et, surtout, les miniatures. J’adorais ces petits flacons et leurs boites, je mémorisais les parfums, je jouais à reconnaître les effluves des gens dans la rue, leur courant après ; je sentais tout ce qui me passait sous le nez. Et puis je tombe sur un échantillon d’Oscar, première création d’Oscar de la Renta. Coup de foudre immédiat. Je le trouve addictif, riche, complexe et mystérieux ; c’est l’opulence même, la féminité absolue, l’oriental dans toute sa splendeur. La magie opère. Oscar a été le premier flacon que je me suis acheté : c’était un 30 ml. À l’heure où toutes les jeunes filles de cette époque portaient Anaïs Anaïs de Cacharel, c’était un peu détonnant ; mais en le portant, je n’étais pas guidée par une quelconque volonté de me distinguer, seulement par mon coup de foudre olfactif.

Plus tard, j’ai intégré l’Isipca, en alternance avec la société Firmenich. Une partie de ma formation consistait à reconstituer les grands classiques et à faire des études olfactives comparatives des parfums entre eux. C’est ainsi que j’ai pu comprendre qu’au cœur d’Oscar était inscrite depuis toujours l’empreinte de L’Heure bleue, tant aimé dans le cou de ma mère : ma mémoire olfactive avait probablement guidé ce coup de cœur initiatique. J’avais certainement eu envie de retrouver, de manière alors inconsciente, l’étreinte maternelle, avec tout ce que ce parfum a d’enveloppant, de réconfortant : le musc cétone, la vanille, l’héliotropine…
Je comprenais alors comment il pouvait exister des filiations, des variations autour de certains thèmes. Pour autant, je n’ai jamais voulu recréer Oscar : je préférais le conserver comme un tout ; j’avais peur qu’en le décortiquant il ne perde de sa magie.

C’est alors qu’en 2004, on me propose de travailler à la reconstitution des parfums de François Coty pour son centenaire. Quelle perspective formidable ! Grâce à Jean Kerléo, j’ai eu accès à des formules conservées à l’Osmothèque qui m’ont permis de découvrir une tout autre manière de composer. À la fin du XIXe siècle, alors qu’apparaissaient déjà les premières molécules de synthèse, les parfumeurs travaillaient encore essentiellement avec des matières premières naturelles. François Coty a tout de suite décelé le potentiel créatif derrière ces nouveaux produits. Il s’est montré précurseur dans leur usage. Il les utilisait tels quels ou sous forme de bases, associées aux naturels ; c’était le début de ce que l’on appelle la parfumerie moderne.

Dans L’Origan, les bases s’emboîtent les unes dans les autres comme de véritables poupées russes, constituant ainsi finalement une composition complexe malgré la formule apparemment courte. En outre, le parfum n’était pas comme aujourd’hui simplement dilué dans de l’alcool : il était complété avec toutes sortes d’infusions, de teintures – de musc Tonkin, de civette, de castoréum, de vanille… – qui apportaient une richesse supplémentaire et une patine unique. Il a fallu trouver des remplacements pour certains de ces produits qui ont complètement disparu. Pour décortiquer ces fameuses bases tenues secrètes, je suis allée enquêter auprès des anciens Grassois. Il me fallait aussi pour les naturels retrouver des qualités proches de celles de l’époque, transposer les concrètes et lavages de fleurs en absolues en adaptant les dosages, tout en respectant la législation actuelle. Bref, un travail passionnant mais titanesque !

Lorsque j’ai enfin pu aboutir à une première formule de L’Origan, la peser, la sentir… J’ai eu un second choc olfactif : L’Origan, créé en 1905, était le précurseur de L’Heure bleue, sorti en 1912, qui avait inspiré Jean-Louis Sieuzac pour Oscar en 1977 ! Même chose pour L’Émeraude, qui en 1921 préfigurait Shalimar lancé en 1925. Mais alors ne faudrait-il pas remonter jusqu’à Jicky, créé en 1889 par Aimé Guerlain…?
J’avais soudain l’impression de percer les mystères de la création, comme un chercheur : c’était à la fois jouissif et presque décevant, au début. Mais j’ai aussi appris à distinguer l’inspiration de la copie. Car sous leurs accords communs, chacun conserve son identité propre.

Alors, quelles sont ces notes qui, associées entre elles, me touchent autant ? C’est en reconstituant L’Origan qu’elles me sont apparues plus clairement.
Il y a les notes citrus ; une partie florale épicée œillet apportée par la base Dianthine de Firmenich ; un bouquet de fleur d’oranger, néroli, rose, jasmin et ylang-ylang ; un aspect poudré violette-iris, apporté par la base Iralia, l’héliotropine, et l’aldéhyde anisique contenu dans la base Foin Rigaud de De Laire. Le fond est à la fois ambré – avec la base Ambréine de Samuelson ou Coralys de Firmenich mêlant entre autres vanille, coumarine, bergamote, ciste labdanum, et notes boisées (un parfum en soi… « Shalimar style ») ; et bien sûr animal, musqué et miellé.
C’est d’ailleurs de cette forme olfactive opulente que m’est venue l’idée du miel dans Scandal de Jean Paul Gaultier ; pour apporter à la fois un côté animal, sensuel, charnel presque dérangeant mais en même temps travaillé de façon plus contemporaine en exacerbant son aspect sucré gourmand.

L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie, mon vécu personnel et celui de tant d’autres personnes qui les ont portés à leur tour, poursuivant la légende de cette lignée incroyable.

Daphné Bugey, le 22 décembre 2022

Visuel principal : Daphné Bugey © Firmenich

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Horizons olfactifs : visite virtuelle de l’exposition en compagnie de Sandra Barré

Pour les derniers moments d’existence de la Fondation écureuil à Toulouse, la critique et historienne de l’art Sandra Barré a investi les lieux d’une exposition olfactive pour une durée de deux mois, place du Capitole. Y sont conviées les œuvres de nombreux artistes contemporains qui utilisent ce médium dans leur travail. Nous l’avons parcourue en compagnie de sa commissaire et vous en proposons une visite guidée.

Baignoire énigmatique, bouquets de lys emplissant la pièce immaculée, citrons zestés dansant dans l’air embaumé : dès les premiers moments dans l’espace toulousain, l’œil comme le nez capturent ces fragments créatifs, s’immergent dans un univers à la fois familier et inattendu, alors que dehors la pluie inonde les rues.

Pendant un instant, j’ai eu l’impression que la pièce principale, assez minimaliste, constituait l’espace tout entier, comme ces galeries vides qui m’ont toujours un peu intimidée. Mais l’endroit est rempli d’êtres humains qui comme moi, trempés mais souriants, s’avancent avec curiosité vers la succession de diffuseurs alignés au mur : l’œuvre Blumenstilleleben (« nature morte de fleurs ») de Roman Moriceau, composée par le studio Flair, nous parle du passage du temps à travers l’image olfactive évanescente d’un bouquet qui se fane, allégorie de la vie qui s’écoule.

En face, deux petits carrés de Florian Mermin, pareils à des monochromes modernes, tapissés de pétales de rose séchées, habillent la pièce blanche, prolongeant la première œuvre comme le tableau d’un ancêtre muet et immobile, que l’on aurait accroché dans un salon. 

Je repère finalement le début d’un couloir, la possibilité d’un nouvel horizon : se trouve ici encadré un manifeste d’apparence anodine, mais dont j’apprendrai qu’il a été rédigé en 2014 avec une encre obtenue à partir des sécrétions intimes de Peter de Cupere. Il y invite tous les visiteurs à « voir plus loin que le bout de leur nez lorsqu’ils entrent en contact avec une œuvre d’art olfactive, s’arrêter sur le contexte celle-ci et réfléchir à la fonction de l’odeur comme médium ».

C’est là que je retrouve Sandra Barré, présentant une frise chronologique permettant de mieux comprendre que l’odeur, même si celle-ci connaît actuellement un certain regain d’intérêt, n’a en réalité cessé de s’immiscer dans l’art depuis une centaine d’années déjà, de L’Air de Paris capturé par Marcel Duchamp en 1919 à Mur de poils de carotte de Michel Blazy en 2000, en passant par les Lipstick Urinals de Rachel Lachowicz en 1992.

Claudia Vogel, Fresh, 2022

Mais treize citrons se balancent et appellent à l’interaction : un grattoir géant au mur invite à l’utilisation, au grand dam des musées classiques qui lui préfèrent un panneau « ne pas toucher » : « en proposant d’attraper les agrumes, l’œuvre de Claudia Vogel engage le corps du visiteur » appuie Sandra Barré. La performance participative de Quentin Derouet, J’aime bien jouer avec les fleurs, et vous ?, propose elle aussi de transgresser l’interdit muséal en dessinant à l’aide de fleurs sur le mur de la pièce, où quelques personnes déjà tissent les traits de leur imagination à coups de crayons et de pétales écrasés, rappelant le passé ritualiste de l’odeur qui relie les hommes, et faisant écho à la peinture pariétale des origines de l’humanité.

Quelques pas plus tard, notre hôte nous invite à nous pencher sur deux paraboles de céramique, l’une blanche, l’autre noire : Black & White Mambo N°5, exhalant un parfum signé Christophe Laudamiel, qui semble différent dans chacun des contenants. « Cela permet de comprendre comment ce que l’on voit influence ce que l’on perçoit olfactivement », poursuit l’historienne, qui nous invite dans la pièce centrale où l’on explorera les odeurs de l’intime. 

Boris Raux, Boris, le gisant, 2022

C’est ici que l’on retrouve la fameuse baignoire, baptisée Boris, le gisant, et qui vient rejoindre la série La Fabrique des gisants de Boris Raux. L’eau, dans laquelle s’est baigné celui qui donne son nom à l’œuvre, est ainsi imprégnée de microscopiques morceaux de son épiderme, de quelques-uns de ses poils, et de ses exhalaisons personnelles : elle dessine ainsi les contours d’une empreinte olfactive collectionnée par l’artiste, comme un écho au célèbre roman de Süskind, jusqu’à disparaître peu à peu par évaporation, et absorbée par la respiration des visiteurs. Je

Au mur, des photogrammes de Christelle Boulé ont capturé les parfums récoltés chez ceux qui souhaitaient s’en séparer, constituant « une petite sociologie des odeurs, agrémentée de l’histoire de ces flacons qui ont une vie à eux, et où l’on peut distinguer les délaissés, les inappropriés et les fantasmés », poursuit la curatrice de l’exposition.

Clin d’œil à cet exercice typique de l’artiste, Claudia Vogel propose quant à elle un autoportrait olfactif, Concrete 2,3g, issu de bandes de tissus dont elle s’est enrubanné le corps tous les jours pendant trois semaines. Il côtoie des briques déposées par Gwenn-Aël Lynn sur un réchaud devant lequel sont déposées des tasses de café, qui exprime, dans une construction évolutive, les odeurs racontées par les habitants de Toulouse, en référence à la tristement célèbre citation chiraquienne « le bruit et l’odeur »

Tout proche, un cabinet de curiosité rempli d’objets liés au nez : bougies, crânes d’animaux, pains de savon, parfums, fleurs séchées, vase cassé… C’est beau, ça sent bon, c’est exigu et curieux comme il se doit, parsemé d’œuvres parfois étonnantes mais que je vous inviterai à aller découvrir par vous-mêmes, car la visite se poursuit et que je ne peux décemment pas écouter d’une oreille. 

Continuons donc dans la pièce principale : Sandra Barré y présente deux encensoirs : enfant-encensoir en aluminium d’Antoine Renard, issus d’impressions 3D, symbolisant l’innocence et la pureté et, à côté, monstre crachant ses volutes par le nez pour évoquer la masculinité toxique signé L. Camus-Govoroff forment une dualité personnifiant bien et mal. 

Morgan Courtois, Narcissisum, 2022

Mais l’œuvre de Morgan Courtois, derrière nous, nous appelle en diffusant avec puissance les effluves de chair narcotique des fleurs de lys, organiques, presque humaines, autour d’un fragment de peau blanche « faite de plâtre poreux et parfumée avec une copie Bois d’argent mêlé d’un accord transpiration, qui donne à la sculpture une forme d’incarnation et pose la question de savoir où se place la vie, où est la chair. »

Puis nous nous retournons encore vers la nouvelle œuvre de Roberto Greco mêlant, comme Œillères et Porter sa peau, une série de photographies et une installation olfactive, dont la fragrance est composée cette fois-ci avec Christopher Sheldrake, parfumeur historique de Serge Lutens et directeur de recherche et développement parfums chez Chanel : Rauque (visuel principal de l’article). On y respire un mimosa animal, un narcisse épais mêlé de nuances épicées, résineuses et confites. Déposé au cœur d’une argile poreuse conçue pour qu’il puisse s’écouler dans un flacon, emportant avec lui l’odeur de l’espace alentour – lys, baignoire, agrumes, corps en mouvement – ce travail créé pendant le confinement exprime l’enfermement de nos corps, et cristallise le besoin de sortir. 

Juste à côté, c’est un autre autoportrait qui nous fait face, celui de Jimmy Robert. Matérialisé dans une feuille A4 minimaliste de cuir rigide symbolisant le corps noir et la traite négrière, au cœur du travail de l’auteur, il est imbibé du parfum qu’il a l’habitude de porter, Eleventh Hour de Byredo. 

Revenant sur nos pas, nous slalomons entre les visiteurs, saluons les dessins qui se multiplient déjà sur les murs, et tournons vers un escalier d’où émerge une mystérieuse et familière odeur de lavande : l’espace comporte donc également un sous-sol ! 

Chloé Jeanne, De Celsuis à Scoville, 2022

Première étape au bas des marches : un tondo – tableau de forme circulaire – signé Chloé Jeanne, aux nuances vertes et violettes et aux relents vinaigrés résultant d’une mixture de pomme de terre et de yaourt, exprime le déploiement du vivant. Comme les brise-vues étendus, mangés par le lichen, que Guilhem Roubichou a récolté chez des particuliers, et où l’odeur de noix et de sous-bois domine : « c’est une manière de donner un autre emploi, une autre vision sur quelque chose de commun », ponctue notre hôte.

Dans une première cave voûtée aux briques rouges, l’œuvre Fantosmie de Julie C. Fortier nous accueille. Elle réveille la mémoire olfactive en évoquant les femmes qui ont habité le château d’Oiron, où elle a d’abord été exposée. L’oreille bercée par le chant des oiseaux, le nez par un accord de rose, patchouli et violette permettant de « représenter la présence féminine, en la réactivant par tous les sens, et en rappelant que l’odeur comme la femme ne s’enferme pas ». Deux autres apparitions viendront habiter le lieu plus tard, avec leurs propres correspondances sensorielles. 

La lavande, omniprésente, monte à la tête : elle est pourtant physiquement absente de la deuxième cave, où sont présentées quatre réinterprétations du légendaire Fracas de Robert Piguet, composé par Germaine Cellier en 1948. Proposées par les quatre parfumeuses du studio Flair, Amélie Bourgeois, Anne-Sophie Behaghel, Margaux Le Paih-Guérin et Camille Chemardin, ce sont autant d’approches qui posent la question de la copie. Sandra Barré nous rappelle qu’elle est historiquement bienvenue dans le monde de l’art, saluée pendant plus de trois siècles par le prix de Rome. Mais elle est l’un des cauchemars les plus vivants de la parfumerie, où la formule n’est pas protégée par le droit d’auteur. L’œuvre nommée Klaké on the floor met elle aussi en avant la notion de style, qui devient concrète à la perception de ces variations sur le même thème. 

Enfin, nous nous dirigeons vers celle qui nous appelle obstinément depuis longtemps : la troisième cave est couverte d’un tapis de lavande, qui présente les contradictions des odeurs : qualifiée d’apaisante, elle est dans ce monochrome olfactif plutôt agressive, gênante, énervante. Floryan Varennes rappelle ainsi que les évidences sensorielles ne le sont pas toujours, à l’heure du marketing olfactif s’immisçant dans notre temps de cerveau disponible…

Saluant mon interlocutrice, j’emporte donc avec moi quelques grains de la fleur mauve collés sous mes pieds, l’odeur des agrumes et un peu du corps de la gisante respiré, y laisse mon empreinte sous forme de fleur écrasée et de souffle capturé, et finis par me résoudre à retrouver la sortie, la pluie, le soir et les nouveaux horizons olfactifs de la Ville rose.

Du 19 janvier au 19 mars 2023
Espace écureuil, 3 place du Capitole, 31000 Toulouse. 
Entrée libre du mardi au samedi de 11h à 18h, et le 1er dimanche du mois de 15h à 18h.

Visuels : Nez

Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »  

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena et de Jean-Michel Duriez, c’est au tour de Céline Ellena de nous conter sa longue quête de l’émotion qui a abouti à sa découverte de la création d’Issey Miyake…

J’aimerais écrire : je t’ai aimé au premier nez.
Ma peau unie à tes arabesques agrestes et à tes résines languides, nous partagions chaque instant de vie, vivions fusion, en ville comme au lit, abandonnant au passage une trace inaltérable dans la mémoire des flâneurs, des amants.
Évidemment, tu portais un grand nom. Tu étais une célébrité, une référence dans le milieu très fermé de la Haute Parfumerie. Les créateurs vantaient ton aura. Nombreux étaient les parfumeurs qui souhaitaient pénétrer les secrets de ton sillage, s’approprier un peu de ta signature osée. 
Indifférents au brouhaha odorant, nous formions, toi plus moi, le couple idéal, un corps singulier et puissant. Une essence rare. Et parce que j’étais la seule à te porter ainsi, l’unique à t’avoir comprise, j’ai choisi de créer des parfums à notre image.

Mais il n’en est rien.
Je n’ai jamais rencontré ce premier amour, source d’inspiration d’une carrière. Troisième nez d’une famille de compositeurs d’odeurs, j’avais perdu en chemin ma candeur dès la prime enfance. J’avais la chance de pouvoir mettre mon nez partout et de n’être empêchée par aucun remugle ni aucune odeur taboue. Je jouissais d’une curiosité sans frein pour toutes les traînées, sans état d’âme ni jugement. Chaque particule gobée était instinctivement, et sans doute par mimétisme, identifiée, étiquetée puis mémorisée, rangée, stockée, pour plus-tard-au-cas-où.

Je me souviens de ma perplexité lorsqu’à l’occasion de mon dixième anniversaire, le papier cadeau a dévoilé la forme d’un flacon en verre givré, gravé d’une fleur de chèvrefeuille. Un garçon de ma classe m’offrait une eau de toilette. Le flacon est demeuré intact sur l’étagère de mes objets préférés. Parfois, je dévissais le bouchon pour sonder son odeur techniquement parfaite de petite fleur blanche en jupe plissée et socquettes, mais je n’ai jamais osé le porter. Je n’avais pas envie d’entendre les remarques lors du bisou du matin avant de partir pour l’école, ou les commentaires croisés lors des réunions de famille. Je tenais ainsi l’émotion à distance, car, me semblait-il, le message odoriférant aurait franchi avec moins d’objectivité mon conduit olfactif. 

Au début des années 1990, j’en avais fini avec les odeurs glanées de-ci de-là et j’ai sérieusement débuté mon apprentissage en étudiant les œuvres notoires, parmi lesquelles Femme de Rochas, Mitsouko de Guerlain, Bois des îles de Chanel, Eau sauvage de Dior… Je me suis exercée en auscultant respectueusement puis en copiant pic à pic les classiques, avec le détachement d’un médecin disséquant un cadavre, pour saisir la machinerie intime des fluides et des engrenages. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur en berne. À la même époque, des parfums élaborés « à l’américaine » pétaradaient sur les peaux des françaises. Bouquets fracassants et ambres voluptueux offraient aux femmes la possibilité de se distinguer par leurs sillages criants, au point de se voir parfois interdire l’accès à certains restaurants ! Néanmoins, toutes ces eaux de toilette, quoique puissantes, demeuraient très respectueuses d’une pyramide olfactive traditionnelle. En 1992 déboule dans l’arène des compositeurs bien-sentants Angel de Thierry Mugler. La profession prédit un flop, puisque ce n’était pas un parfum, mais un truc alimentaire assommant. Sans élégance ni raffinement. Mais diligemment classé dans la famille des chypres. Avec le recul et l’actualité du moment, je me fais la réflexion que c’était les hommes parfumeurs qui jugeaient alors si durement cet outsider. Les femmes, en revanche, de plus en plus nombreuses, tracèrent un large sillon gourmand et rebelle. Cet accord totalement novateur et décalé de barbapapa noire surpuissante, sexy, régressive, qui oscillait entre fillette et femme fatale, réduisit au silence le bougonnement patriarcal. La profession s’étant enfin fait une raison, j’ai examiné avec délice les pics d’éthyl maltol et de patchouli d’Angel. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur spectateur.

Pendant ce temps, afin d’échapper à mon quotidien de nez studieux penché sur la confection quotidienne de parfums parfaitement calibrés, dans le but d’optimiser les résultats aux tests du marché, je m’offrais des échappées facétieuses. J’inventais des odeurs à rien et de nulle part, sans famille ni pyramide. Je dessinais, en quelques matières, la silhouette musquée d’une météorite, de la lune ou de la kryptonite, les nuances minérales du mercure ou de la rouille, les facettes citrouille du carrosse de Cendrillon, le souffle lacté des herbes folles bien avant la vogue vegan, les effluves salés de galets glanés sur toutes les mers du globe, les miasmes flous des plumes d’anges et à vapeur des nuages, par tous les temps et en toute saison. D’étranges parfums sans lendemain… Quand on me posait la question : « quel parfum a inspiré votre envie du métier ? », j’hésitais entre un bon vieux classique à papa et la beauté cachée d’un accord fantaisiste, et j’optais finalement pour Bois des îles et sa sensualité hybride. 

Et puis, en 1998, un truc tout rond sans fond ni tête est apparu sur les étagères. Un truc aussi rigolo et doux qu’un gentil Pokémon : Le Feu d’Issey Miyake. Je l’ai aimé avec tous les plis de mon cerveau, et mon cœur a commencé à frémir ! J’ai senti la bascule, l’odeur des possibles, car ce parfum, boule serrée d’émotions mêlées, manquait totalement de rationalité et m’offrait soudain la permission de m’affranchir des figures classiques. Depuis, et sans doute parce que j’ai assimilé les rudiments de l’assemblage, j’ose déroger aux règles, me tromper, recommencer et m’amuser…
Mon cerveau a lâché la bride à l’intuition.

Céline Ellena, le 19 décembre 2022

Visuel principal : Céline Ellena © Anthony Cauquil

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Culture olfactive à l’école : un atelier pluridisciplinaire qui a du nez

Suite à une proposition de l’Université Ouverte de l’Université Paris Cité et dans le cadre de l’année de la biologie du CNRS, Hirac Gurden, neurobiologiste au CNRS, et Bénédicte Boscher, professeure de SVT à l’École alsacienne de Paris, ont imaginé un atelier olfactif pluridisciplinaire à destination des élèves du secondaire. Expérimenté dans le cadre de la Fête de la science d’octobre 2021, il a été accueilli avec enthousiasme par les élèves et les professeurs. Retour sur expérience à l’occasion de la Journée internationale de l’éducation ce mardi 24 janvier.

Amis de longue date, Bénédicte Boscher et Hirac Gurden avaient depuis longtemps l’idée de réaliser un atelier autour des neurosciences en établissements scolaires. L’odorat, on le sait, n’y trône pas en roi, loin s’en faut. Dénigré par les siècles d’une philosophie où la vue est érigée en sens premier, souffrant actuellement du développement d’un monde de plus en plus virtuel, le nez peine à être éduqué, connu, compris. Si le placer au centre de l’attention des élèves était pour le neurobiologiste une évidence, c’est l’opportunité offerte par l’Université Ouverte de Paris Cité en 2021 – connue pour ses événements hors les murs, cours du soirs, etc. – qui a permis la mise en place concrète d’un protocole d’initiation. Car, suite à la pandémie de Covid-19 qui a frappé d’anosmie – heureusement la plupart du temps temporaire – des milliers de personnes, l’importance de ce sens est apparue comme plus évidente, et a permis de mieux faire connaître le travail de l’association Anosmie.org qui lutte pour la reconnaissance ministérielle de ce handicap. 

Un public réceptif 

Le but de cet atelier est de pouvoir amorcer l’intérêt pour l’olfaction de façon pédagogique et ainsi de lancer le plus efficacement possible la machine nasale et cérébrale pour l’apprentissage olfactif chez les collégiens et les lycéens. Car le système olfactif est une porte d’entrée intéressante pour stimuler plusieurs réseaux cérébraux : il est impliqué dans la mémoire et les émotions, le plaisir et le bien-être, la curiosité et l’attention. 

L’atelier nécessite d’abord une phase préparatoire, durant laquelle les professeurs impliqués peuvent commencer à discuter de l’odorat avec les étudiants du secondaire : « À 15 ans, il est facile d’interagir avec les élèves : ils ont une certaine culture, une expérience olfactive, même si elle n’est pas conscientisée. Un de leurs héros actuels est Tanjiro Kamado, un personnage du manga Demon Slayer, qui a un sens de l’odorat très développé qu’il utilise pour repérer les dangers. Ils comprennent donc facilement l’intérêt que peut avoir ce sens. Ils se sont montrés très curieux et motivés par ce projet », explique Hirac Gurden.

En SVT, on évoquera ainsi l’origine des molécules odorantes lors de la photosynthèse chez les plantes et par des glandes spécifiques chez les animaux, mais aussi leur rôle de communication, leur utilité pour la recherche de nourriture ou leur importance dans la reproduction. Le fonctionnement général de la perception olfactive est également expliqué. En physique-chimie, on étudiera la composition des molécules odorantes, leur poids moléculaire, leur volatilité. Les études dites plus littéraires ne sont cependant pas en reste : approche géographique des plantes odorantes, échanges commerciaux qui ont façonné l’histoire des civilisations et importance des « miasmes » pour la médecine hygiéniste sont évoqués en histoire-géographie ; émotions olfactives et mnésiques et expression poétique dans les textes littéraires en Français ; études des textes antiques faisant mention des parfums et de leur importance culturelle en latin-grec. Mais l’investissement des élèves dépasse même ce qui leur est proposé : « Ils ont d’eux-mêmes souhaité prolonger ce projet en créant des illustrations pour le travail qu’ils devaient réaliser. »

Pédagogie active

Le protocole éducatif ne constitue pas, loin s’en faut, en une exposition des contenus de connaissance comme il est d’usage en classe : « C’est cette approche active qui a certainement beaucoup servi à mobiliser les élèves. Le CDI avait mis à disposition des ressources selon une bibliographie que nous avons construite afin de leur permettre de faire des recherches. Les élèves, en petits groupes, choisissent une odeur sur laquelle travailler : vanille, gingembre, cannelle, menthe poivrée, géranium, fleur d’oranger ou clou de girofle. Nous avions dressé cette liste pour leur permettre d’avoir déjà des repères, en faisant des passerelles avec le goût. Pour les aider dans leurs recherches, ils avaient une liste de questions » poursuit le neurobiologiste. 

Présentée comme non exhaustive, elle reprend les différentes approches, ouvre les discussions : de quelles molécules odorantes est composée l’odeur ? En prenant comme exemple une de ces molécules, pouvez-vous indiquer sa structure chimique au niveau atomique ? Quelle plante est à l’origine de cette odeur ? Quels en sont les pays de production ? Quelles routes de commerce sont-elles empruntées pour les échanges mondiaux ? S’ils existent, quels sont les parfums qui contiennent cette matière ? Est-ce que cette odeur est présente dans certains aliments ? Comment est-elle utilisée en cuisine ? Est-ce que cela fait partie des plats préparés dans votre famille ? Pouvez-vous proposer une recette voire une dégustation ? 
Aux élèves de faire les recherches afin de présenter la matière à leurs camarades d’autres groupes.

Test sensoriel et évocation autobiographique

Une deuxième phase construit cette approche active : les odeurs sont présentées aux élèves sur mouillettes ; ils doivent alors remplir une fiche d’appréciation : reconnaissent-ils l’odeur ? Est-elle agréable, puissante, ronde, alimentaire ? Ont-ils des souvenirs liés à cette odeur ?
Puis les groupes présentent, chacun à leur tour, leurs travaux à l’ensemble de la classe. Team vanille, team cannelle, team gingembre rivalisent d’informations et ouvrent la parole entre les étudiants : « Je trouve ça très piquant, moi ! – Ah, non, moi ça me rappelle ma grand-mère ! – Mais c’est fou, ils en mettent dans les yaourts qu’on mange tous les jours, alors que ça vient de si loin ! – Ce n’est pas vraiment ça qu’ils mettent, mais une molécule moins chère ! » : les discussions s’animent.
Pour favoriser la sensibilité olfactive, ces étapes ont lieu le matin, car à jeun, l’odorat est plus sensible. L’après-midi, un invité ou professeur présente les mécanismes de la perception cérébrale : des ressources (article sur l’olfaction publié dans le bulletin de l’Association des Professeurs de Biologie et de Géologie n°2-2022[1] Voir aussi le premier chapitre du Grand Livre du Parfum sur les mécanismes de l’odorat, écrit par Hirac Gurden. ; vidéo d’Hirac Gurden présentant les grandes étapes neurobiologiques de la perception olfactive, tournée à la BPI du Centre Georges Pompidou, lors d’une soirée organisée par Nez en 2017) sont disponibles en ligne à destination des professeurs.

Une expérience à diffuser

Nécessitant peu de moyens financiers – moins d’une centaine d’euros comprenant l’achat d’huiles essentielles, arômes alimentaires et touches à parfum – l’atelier permet de réveiller l’enthousiasme des élèves : « ils étaient très dynamiques, moteurs, curieux : c’était une super expérience ! Et c’était aussi le cas du personnel éducatif. Nous allons répéter ce protocole cette année avec deux classes. Mais notre but est que les professeurs s’emparent de cette proposition afin de la mettre en place dans leurs propres établissements. C’est pourquoi nous avons mis toutes les ressources en ligne », conclut Hirac Gurden. 

Afin de consolider ces nouvelles connaissances, les élèves sont invités dans un troisième temps à composer un texte autobiographique, un poème (haïku, épigramme…), une présentation plastique… et à recueillir les témoignages de leurs proches, les « madeleines de Proust ». Pour une diffusion digne d’un parfum contemporain. 

Si l’odorat demeure l’éternel absent du programme de l’Éducation Nationale, de telles initiatives montrent, si cela était encore à prouver, qu’il y aurait toute sa place en mêlant approche active, pluridisciplinarité et moyens financiers réduits. En attendant une prise de conscience étatique – ce protocole a d’ailleurs été soumis à l’Académie de Paris – espérons que d’autres établissements s’emparent du projet à l’avenir !

  • La publication synthétisant cette expérience, les ressources et la bibliographie ont été publiés dans le Bulletin de l’APBG 3-2022, accessible sur adhésion.

Visuel principal : © École Alsacienne

Notes

Notes
1  Voir aussi le premier chapitre du Grand Livre du Parfum sur les mécanismes de l’odorat, écrit par Hirac Gurden.

Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après le récit de Jean-Claude Ellena sur Diorella, nous vous proposons de poursuivre cette série en compagnie de Jean-Michel Duriez, qui retrace sa rencontre avec ce grand classique de Guerlain qu’il découvrait à la fin des années 1980 sous sa forme extrait, aujourd’hui disparue…

J’aimerais vous parler ici d’un puissant souvenir. Celui de la persistance olfactive, voire rétinienne, d’un parfum que je sentais avec une addiction compulsive il y a 35 ans : l’extrait d’Après l’ondée composé par Jacques Guerlain en 1906. 
Si cette création n’existe plus aujourd’hui qu’en eau de toilette, c’est que l’extrait n’a pas survécu aux évolutions de la réglementation des matières premières. Guerlain a préféré s’en séparer. Cruel mais sage. Dès lors, afin d’écrire sur un parfum disparu, deux solutions se présentent : filer à l’Osmothèque et prier pour qu’il y soit, ou laisser parler sa mémoire, ses souvenirs, ses délires. Je choisis la deuxième option puisqu’on me demande ici de raconter comment cette création a changé ma vie.

Ce parfum est une légende : on racontait que l’extrait était composé d’une grande quantité d’ingrédients en infusion alcoolique, ce qui rendait l’ajout d’alcool inutile pour en faire un parfum. Au lieu de l’appeler « extrait », on aurait donc pu aussi bien le nommer « infusion ».
Jacques Guerlain, dit-on, cherchait à capturer l’odeur de la nature après une pluie d’été, ces effluves que presque tous les parfumeurs citent parmi leurs préférés. Je n’avais alors ni chromatographie, ni accès secret chez Guerlain. Je ne pouvais donc qu’imaginer qu’il y avait là une infusion de mousse de chêne bien humide. Mais ce que l’on sentait en premier, c’était bien sûr cet accord irisé puissant, adouci d’une paille anisée et moite. Arrivaient ensuite des fleurs détrempées par la pluie : fleur d’oranger anthranilée[1]En référence à l’anthranilate de méthyle, voir https://www.scentree.co/fr/Anthranilate_de_Méthyle.html, mimosa anisique[2]En référence à l’aldéhyde anisique, voir https://www.scentree.co/fr/Aldéhyde_Anisique.html, jasmin benzylé, violette iononique[3]En référence à l’acétate de benzyle, voir https://www.scentree.co/fr/Acétate_de_Benzyle.html et œillet eugénolé. Et comme en 1906, on s’inspirait souvent de la Fougère royale de Houbigant lancée en 1882, Après l’ondée en reprenait subtilement en fond le salicylate d’amyle[4]Voir https://www.scentree.co/fr/Salicylate_d_Amyle.html, la lavande et une « coumarinade » de fève Tonka. Qu’on me pardonne tous ces néologismes chimiques : le jeune parfumeur que j’étais adorait déjà cette dualité fertile entre le naturel et le synthétique. Et Jacques Guerlain était un virtuose pour l’orchestrer. La vanille, en fond, y était presque anecdotique ; c’est plus tard que naîtront les « super-guerlinades » dont l’Heure bleue, petite sœur « chamallowesque » d’Après l’ondée, puis Shalimar – même si Aimé avait déjà entrouvert le chapitre guerlinade avec Jicky en 1889.

Mais surtout, surtout, je m’étais convaincu qu’il y avait là une baignoire d’infusion de musc Tonkin, qui me faisait vibrer de haut en bas. J’ai écrit que « le parfum est une émotion fluide » et que « nos existences vibrent au fil de ses ondes ».[5] Dans l’ouvrage Au Cœur du goût (coécrit avec Pierre Hermé), publié en 2012 aux éditions Agnès Viénot. Je réalise aujourd’hui que c’est l’extrait d’Après l’ondée qui m’a soufflé ces mots. Tout mon amour, toute ma vie dédiée au parfum ont été nourris des vibrations primitives et animales d’une fantasmatique infusion de musc que j’imaginais provenir de ce flacon. Je ne serais pas étonné qu’il y eût aussi un poil de cumin. Pour ma marque, en 2017, j’en reprendrai d’ailleurs quelques notes dans mon parfum Seine amoureuse, l’accord iris-musc s’animant quand on le fait vibrer avec un peu de cumin. Puis, dans W/ood Musk deux ans plus tard, j’ai poussé encore plus loin cet effet irisé-animal-cumin, ce qui a rendu dingues quelques centaines de clients au Moyen-Orient…

On le sait, un parfum c’est une évaporation de molécules aux poids moléculaires étagés, dont l’évolution est ainsi programmée par un parfumeur. Ce qui me touche dans Après l’ondée, c’est cette apparente légèreté propulsée par des notes chaudes et animales. Le génie, c’est lorsque la narration se calque avec précision sur l’évaporation. Ici, Guerlain raconte l’humidité – les notes de tête florales, légères – qui remonte après la pluie, exhalée par une terre chaude – les notes irisées, épicées et musquées. 

Et puis il y a cette image. Quand j’étais ado, je faisais beaucoup de photographie jusqu’à procéder moi-même aux tirages. J’étais donc émotionnellement prêt pour accueillir le monde visuel du parfum. J’étais fou de la jeune Linda Evangelista assise sur le sable des îles pour Fidji, et d’Yves Saint Laurent, posant nu pour YSL pour homme. Je venais à peine de tomber amoureux d’Après l’ondée quand je découvris la publicité qui l’illustrait : une jeune femme traversant un ruisseau sur un petit pont, tenant une ombrelle. Elle est abritée par quelques arbres dans une aura noire et blanche diffuse, délicate. On imagine qu’elle vient de reprendre sa balade après l’ondée. Quand la narration se calque sur l’évaporation… Persistance rétinienne, je n’ai jamais retrouvé cette photo.[6]Il s’agirait d’une publicité dont la photographie d’Edouard Boubat, visible ici, serait inspirée

Aujourd’hui, rien de tout cela ne serait fait de la même manière, même si au fond, Après l’ondée c’est un peu le mariage de Legolas[7] Prince elfe, personnage principal du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien. et de Daenerys Targaryen[8]Princesse, personnage du Trône de fer de George R. R. Martin et de son adaptation en série Game of Thrones dans la forêt de Brocéliande. Je vous le disais, ce parfum est une légende. 

Jean-Michel Duriez, le 17 novembre 2022

Visuel principal : Jean-Michel Duriez © Vasken Toranian

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Notes

Notes
1 En référence à l’anthranilate de méthyle, voir https://www.scentree.co/fr/Anthranilate_de_Méthyle.html
2 En référence à l’aldéhyde anisique, voir https://www.scentree.co/fr/Aldéhyde_Anisique.html
3 En référence à l’acétate de benzyle, voir https://www.scentree.co/fr/Acétate_de_Benzyle.html
4 Voir https://www.scentree.co/fr/Salicylate_d_Amyle.html
5  Dans l’ouvrage Au Cœur du goût (coécrit avec Pierre Hermé), publié en 2012 aux éditions Agnès Viénot.
6 Il s’agirait d’une publicité dont la photographie d’Edouard Boubat, visible ici, serait inspirée
7  Prince elfe, personnage principal du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien.
8 Princesse, personnage du Trône de fer de George R. R. Martin et de son adaptation en série Game of Thrones

Roxane Bartoletti, doctorante : « Lier odorat et musique est apparu comme une évidence » 

S’ils ne sont pas souvent mis en avant, une poignée de chercheurs travaillent patiemment pour mieux comprendre le fonctionnement de notre odorat, son influence sur notre expérience quotidienne, son lien avec les émotions… À l’occasion de la sortie de Nez #14 – Musique & parfum, nous donnons la parole à Roxane Bartoletti, doctorante en psychologie cognitive et expérimentale à l’université Côte d’Azur (Nice) au laboratoire LAPCOS, qui présente sa thèse en cours sur cette thématique.

En cherchant à adopter une approche multisensorielle dans votre travail, vous vous penchez en particulier sur l’odeur et la musique. Comment ces thématiques sont-elles apparues dans votre parcours en psychologie ?

Avant mes études, j’étais curieuse des perceptions, les miennes comme celles des autres : on est nombreux à se demander, par exemple, si on voit tous le rouge de la même manière, ou à constater que la sensation de chaud est différente selon les individus. J’étais notamment fascinée par le plaisir que l’on peut éprouver à l’écoute d’une chanson et j’ai choisi de travailler sur le frisson musical lors de ma licence en psychologie.
En première année de Master, j’ai réalisé un mémoire sous la direction de Xavier Corveleyn à propos de l’influence de la musique active (c’est-à-dire en ne se focalisant pas sur l’écoute passive, mais sur la pratique d’un instrument de type percussion) sur les fonctions exécutives des personnes adultes atteintes d’Alzheimer ou maladies apparentées. J’ai adoré participer à un protocole de recherche, cela m’a orienté à poursuivre dans cette voie. En Master 2, partant de l’expérience de la « rubber hand illusion »,[1]Expérience établie par M. Botvinick et  J. Cohen en 1998, où l’on place une main factice devant un participant, qu’il ressent finalement comme la sienne (illusion d’appartenance … Continue reading j’ai voulu comprendre comment nos sens permettent de construire l’impression d’appartenance à notre propre corps. Mais ce n’est que lors de mon Master 2, soit quatre ans après le début de mes études supérieures en psychologie, que j’ai eu le premier cours de ma vie liant olfaction et psychologie, dispensé par Moustafa Bensafi[2]Retrouvez le podcast Smell Talks by Nez de Moustafa Bensafi ici et sur vos plateformes d’écoute habituelles. : preuve que, même dans les études supérieures, on n’en parle pas assez.

Vous travaillez actuellement, dans le cadre de votre doctorat, à comprendre l’influence de la musique et des odeurs sur la cognition humaine. Comment s’est construit votre projet de recherche ?

Lors de mon second Master 2, je me suis intéressée de près au développement psychologique de la personne âgée. Je trouve la question importante, d’une part car la population mondiale est vieillissante, mais aussi d’un point de vue très personnel, afin de s’y préparer. J’avais envie de montrer que, jeune ou âgé, on peut entretenir nos fonctions cognitives par la mise en place de stratégies. Certes, le fonctionnement exécutif est l’une des premières à décliner, avec la vitesse du traitement de l’information, qui prend plus de temps avec l’âge. Mais l’apprentissage et les expériences vécues permettent de modeler des stratégies qui peuvent être très efficientes.
Lier odorat et musique dans ma recherche m’est alors apparu comme une évidence, car notre environnement est lui-même, de fait, multisensoriel. J’ai ainsi développé une méthode en psychologie cognitive permettant d’étudier l’influence de celui-ci sur les fonctions exécutives des adultes jeunes et âgés, sous la codirection de Xavier Corveleyn et Dirk Steiner, mais aussi avec l’aide de collaborateurs d’autres disciplines, chimistes et physiciens, comme Martine Adrian-Scotto et Serge Antonczak.

Le fonctionnement de l’ouïe et de l’olfaction est-il similaire ?

Pas d’un point de vue neurologique, car ils ne sont pas de même nature : l’audition est mécanique, dans le sens où ce sont des vibrations mécaniques de fluides (gazeux comme l’air) qui vont activer toute une cascade de mécanismes qui permettront une transduction d’un message mécanique à un message neuronale électrique ; tandis que l’olfaction est un sens chimique : c’est une molécule chimique qui est le messager d’une information, dont suit toute une activité neuronale.
Lorsque l’information arrive au cerveau, ce n’est d’abord pas dans les mêmes zones (zones primaires, zones temporales et thalamus pour l’audition ; cortex piriforme et amygdales sous-corticales pour l’olfaction) mais quand elle s’étend dans le cerveau, odeur et musique peuvent stimuler des aires cérébrales communes, comme par exemple le cortex orbito-frontal ou temporal. Au-delà des zones cérébrales activées, ce sont bien évidemment les connexions entre ces zones qui sont importantes et intéressantes.
Ce qui est également semblable, c’est que dans les deux cas l’information passe par l’intermédiaire d’un organe récepteur (le nez ou l’oreille) pour remonter jusqu’au cerveau, nous donnant une information sur notre environnement qui nous permet d’adapter notre comportement, consciemment ou non. 
Mais il y a aussi des différences au niveau de la réception psychologique : par exemple, l’effet du contexte et de la familiarité semblent plus importants pour notre sens olfactif que pour notre sens auditif. Le but de ma recherche est de comprendre comment musiques et odeurs peuvent tous deux influencer les performances cognitives des individus.

Votre projet a pour but d’observer si musiques et odeurs peuvent améliorer les « performances des fonctions exécutives » des individus. Qu’entendez-vous par là ?

Les performances des fonctions exécutives renvoient en partie à ce que l’on appelle communément la concentration : une attention sélective est mobilisée durant une tâche, avec parallèlement un processus d’inhibition des distracteurs. Nous utilisons trois fonctions exécutives au quotidien : l’inhibition de réponse prépondérante, où l’on inhibe un schéma de base ; la flexibilité mentale, grâce à laquelle on peut rapidement s’adapter à un nouveau contexte ; et la mise à jour en mémoire de travail : garder une information en tête et y opérer des transformations..

Quelle est la méthode que vous avez mise en place pour mesurer cela de manière empirique, sans passer par l’imagerie cérébrale ?

J’ai distingué deux groupes, un premier comprenant des personnes âgées de 18 à 35 ans et un second entre 48 et 65 ans. Dans chaque groupe, il y a deux sous-groupes : soit on impose des musiques et des odeurs, soit les individus doivent nous fournir une liste.

Prenons le premier cas : parmi douze musiques et odorants – molécules que je fais sentir – qui sont présentés, les participants doivent noter différents critères : intensité, familiarité, favorabilité sur les performances cognitives… Ils les écrivent, mais je ne prend pas en considération leur préférence. Deux musiques et deux odorants sont déjà pré-choisis : pour cela, je me suis basée sur une étude que j’avais déjà réalisée pour rechercher les plus polarisants. Ainsi, la vanilline et l’éthyl maltol sont par exemple souvent plus appréciés, de même que la musique classique ; le diméthyl sulfide, très soufré, ou le métal et le rap, sont moins aimés en général.
Dans le second cas jouant sur la personnalisation, les individus fournissent six chansons qu’ils perçoivent comme meilleures ou pires pour leur concentration, et des odeurs préférées parmi celles qui leur sont présentées.
Cette étude sur des environnements soit imposés soit personnalisés me semble essentielle pour remettre en question le discours rabâché selon lequel la musique classique serait meilleure pour la concentration (ce qui est dû à une étude, largement décriée depuis, sur « l’effet Mozart »), la lavande pour se calmer… Car il est difficile d’établir des normes universelles sur des perceptions sensorielles : elles sont liées aux constructions personnelles, à notre enfance, à la société… Pour certains, par exemple, le diméthyl sulfide sent la truffe ; pour d’autres, la lavande est liée à de mauvais souvenirs.

Votre thèse, commencée en 2019, touche bientôt à sa fin. Certains résultats ont-ils déjà émergé de votre recherche ?

Je sors d’une succession de 420 rendez-vous que je dois désormais analyser. Avec le Covid-19, la thèse a pris plus de temps que prévu puisque je ne pouvais pas recevoir les gens en laboratoire pour leur faire sentir des odorants ou leur faire faire des tâches cognitives. J’ai commencé par faire une étude en ligne, avec 441 participants, me montrant que l’écart générationnel lié à la technologie était important : concrètement, les jeunes sont plus flexibles dans leur écoute musicale, tandis que les personnes âgées passent principalement par la radio. Les premiers sont ainsi plus habitués à créer des playlists personnalisées, préfèrent le rap et l’électro, et trouvent la musique de fond favorable pour se concentrer, à l’opposé des seconds. Mais finalement, pour les deux groupes d’âge, le classique et le jazz sont préférés pour se concentrer. On peut noter que les adultes âgés s’adaptent moins, supportent moins la nouveauté vécue comme une instabilité. 
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est d’observer la différence entre ce que les personnes pensent et ce que l’on peut effectivement observer. Il y a parfois un grand décalage : la musique choisie peut donner le sentiment d’avoir aidé à accomplir une tâche, mais il n’y a pas de résultat objectif dans la performance même. Cependant, on ne peut pas mettre les ressentis de côté.
J’ai aussi pu observer que globalement, alors qu’elles pensent souvent ne rien pouvoir reconnaître, la majorité des personnes sont dans la norme au niveau de l’identification des odorants, obtenant une note de 10 sur 12 au moins. Mais les adultes les plus jeunes ainsi que les adultes les plus âgés ont généralement davantage de difficultés.

Quels seraient les champs d’application possibles de vos résultats de recherche ?

J’aimerais que l’on puisse penser à des applications en lien avec des pathologies, en modifiant par exemple les espaces comme la maison, le travail, les institutions. Dans l’immédiat, cela semble plus  facile dans le cas de l’ouïe que dans celui de l’odorat, les outils de diffusion restant limités. Pourtant, on a tous ce souvenir du loto des odeurs, le seul lié à l’éducation de notre nez : même si on ne conscientise pas toujours la richesse de notre environnement olfactif, elle est à la portée de toutes les personnes ne souffrant pas d’anosmie, il suffit d’y être plus attentif.
Je voudrais éviter les applications trop capitalistes, qui ont tendance à vampiriser la recherche. Cela pose un vrai problème, poussant les chercheurs à faire du nombre, à publier, quitte à mettre de côté la qualité.

Visuel principal : © Roxane Bartoletti

Notes

Notes
1 Expérience établie par M. Botvinick et  J. Cohen en 1998, où l’on place une main factice devant un participant, qu’il ressent finalement comme la sienne (illusion d’appartenance corporelle).
2 Retrouvez le podcast Smell Talks by Nez de Moustafa Bensafi ici et sur vos plateformes d’écoute habituelles.

Mensonges et secrets de parfumerie

« Toi qui entres ici, abandonne tout espoir d’entendre la vérité », pourrait-on dire au novice s’intéressant à la parfumerie. Il est vrai que les fables, secrets et mensonges sont légion dans le milieu. Le marketing contemporain, avec son obsession de « vendre du rêve », n’aide pas, mais il est loin d’être le seul à blâmer : la parfumerie a élevé le mystère en tradition, et la fable en art de vivre. Ses commentateurs acerbes ne manquent d’ailleurs pas d’en faire des gorges chaudes, les récents livres de Maïté Turonnet (Pot-pourri) et de Gabe Oppenheim (The Ghost Perfumer) nous l’ont rappelé cette année.
Si les vérités de l’industrie sont parfois révélées aux connaisseurs, l’essentiel de ses mythes est régulièrement consolidé pour le grand public. Secrets de Polichinelle, mensonges commerciaux, par omission, secrets d’atelier… Voici donc une petite typologie des discours trompeurs de la parfumerie, d’une part car il vaut mieux en rire, d’autre part car cette culture du mystère a occasionnellement ses raisons, et qu’il n’est pas vain de les explorer.

Secrets de Polichinelle

Il est des secrets connus de tous ou presque, dont seules quelques pratiques commerciales prolongent malgré tout l’existence. Parmi eux, le plus emblématique est peut-être celui qui entoure les reformulations : « non non, nos parfums sont restés inchangés depuis leur sortie, madame ! » entend-on régulièrement dans les allées des grandes enseignes. Il y a pourtant de moins en moins de gens pour y croire – même votre vieille tante vous glisse parfois que son parfum chéri ne sent plus comme avant. Les amateurs éclairés savent bien que les reformulations sont inévitables chez les grandes marques, nécessaires aussi (pour des raisons de conformations aux normes environnementales ou sanitaires, parfois pour des raisons économiques) et plus ou moins imperceptibles. En n’en parlant pas, on se donne certes une chance de vendre un flacon encore plus vite… ou pas du tout. Le manque de transparence face à un parfum qui a changé, ça épuise la confiance.

Matière à mensonges

Le parfum est cher, très cher. En fait, il n’a peut-être jamais été aussi onéreux qu’aujourd’hui. À celles et ceux qui s’en étonneront, les marques communiquent régulièrement sur la difficulté de produire les matières premières comme l’iris : « c’est que nous utilisons un magnifique iris qui met trois ans à sécher ! » Une vieille rengaine qui évite de parler de la quantité infinitésimale du précieux extrait dans la plupart des formules, et qui passe sous silence les nouveaux procédés de traitement des rhizomes d’iris qui permettent un séchage en trois jours seulement. Au-delà de ces difficultés, le prix des matières est au centre de beaucoup de stratégies de communication, ce qui se traduit par ce genre de discours : « Savez-vous seulement que le prix du litre d’huile essentielle d’oud atteint parfois les 30 000 euros ? ». Certes. Mais compte tenu du dosage, avec un litre de cette huile essentielle (plus souvent évoquée que réellement utilisée d’ailleurs), on peut remplir un grand nombre de flacons : des dizaines de milliers d’une fragrance dite « exclusive », dans la plupart des cas. Rares sont en fait les parfums contenant plus de deux euros de coûteuses matières premières (et ce n’est pas forcément un problème, le prix d’un Picasso ne se mesure pas non plus en tubes de peinture).
Lorsqu’on sait que l’emballage et le conditionnement standard d’une fragrance, avec son flacon, sa pompe et sa boîte imprimée, coûtent déjà plus de six euros pièce, que les distributeurs prennent facilement un tiers du prix de vente, et qu’une campagne de publicité peut coûter à elle seule plusieurs millions d’euros, on comprend bien que, dans le parfum, le luxe et l’argent ne sont pas où on nous le fait croire.

Mensonges commerciaux

Les pauvres clients que nous sommes ne sont pas les seuls à se voir présenter des vessies pour des lanternes. Le XIXe siècle avait déjà vu passer des matières premières à la qualité douteuse, comme ce musc qui se vendait plus cher que l’or, et était parfois coupé avec du sang ou du foie séché, permettant aux producteurs de réaliser quelques bénéfices additionnels. Certaines de ces pratiques ont cependant connu des prolongations contemporaines souvent passées sous silence. Posons le décor : avant les années 1980, l’approvisionnement en matières premières des marques était le plus souvent assuré par les parfumeurs eux-mêmes, connus pour leur intransigeance. Mais à mesure que la fabrication des fragrances fut confiée aux grandes maisons de composition, l’acquisition des matières premières revenait à des acheteurs moins exigeants, et plus prompts à négocier les prix. Entre 1975 et 1980, la qualité a donc commencé à baisser. L’étiquette de fraudeur a même entaché l’honneur des fournisseurs grassois : certains diluaient en effet les matières pour arriver au prix demandé par les acheteurs qui leur mettaient la pression. Pour désigner ces produits, on parle parfois d’essences « adultérées », coupées avec des produits moins chers (les sourceurs d’oud savent encore aujourd’hui par exemple qu’il n’est pas rare de se voir proposer une essence coupée à l’huile de santal et/ou de sésame). 
C’est cette période sombre des années 1980 qui a notamment conduit à l’émergence de laboratoires comme celui de Monique Rémy (aujourd’hui LMR Naturals by IFF), ayant pour but de mettre sur le marché des produits certes plus chers, mais purs, proposés par des chimistes capables de sensibiliser une nouvelle clientèle à leur qualité. 

Secrets de copistes

Dans les petites rues de Grasse et alentour, certains boutiquiers peu regardants n’hésitent pas à miser sur le prestige de la localité pour soutirer quelques pièces à leur clientèle. La stratégie : glisser à voix basse devant quelques estagnons prudemment avancés des phrases comme « c’est très confidentiel, mais c’est en fait ici qu’est fabriqué [insérez le nom du parfum du moment], nous n’avons pas les flacons bien sûr, mais si vous voulez le parfum, le voilà ». Voici comment, sur quelques mots susurrés, une échoppe vendant de pures imitations prend, pour le vacancier mal renseigné, des airs de boutique d’usine. Les formules des parfums n’étant pas protégées, il est vrai que ces copies ne sont pas à proprement parler « hors-la-loi ». Plus loin de l’aura du lieu, le subterfuge ne marchant pas, les fragrances copiées se rangent dans des reproductions de flacons et de packagings : la contrefaçon, ce cauchemar des grandes marques, s’étale sur le web, les marchés et aux abords des bouches de métro. Bien qu’illégale, elle semble cependant tolérée, et fait vivre des parfumeurs, des designers, des imprimeurs… Tristement, elle fait aussi partie du grand système de la parfumerie.

Mensonges tout naturels

« Mon parfum est à 90 % naturel » entend-on de plus en plus souvent, « et moi, 100 % naturel ! » renchérissent d’autres marques. Autre temps, autre concurrence ! Aux clients méfiants, on rappellera que pour produire une fragrance « naturelle à 90 % », il suffit que, pour un parfum dosé à 10 %, la solution alcoolique qui compose les 90 autres % du parfum (un mélange d’alcool et d’eau) soit d’origine naturelle – fabriquée à partir de betterave par exemple (ce qui est déjà le cas de la majorité des produits). L’estampille « 100 % naturel » recouvre quant à elle des réalités un peu trop complexes pour être bien décrite ici, elles ont d’ailleurs fait l’objet d’un article sur notre site. Qu’en retenir ? que dans bien des cas, un parfum « 100 % naturel » peut tout à fait être 100 % créé en laboratoire par le miracle de la chimie verte – ce qui, du reste, peut éviter d’épuiser l’eau et la terre, ne nous en plaignons donc pas. 

Secrets des pyramides 

« Alors, qu’y a-t-il dans ce parfum ? », ne manque pas de demander au petit personnel le client exigeant, avant de se voir réciter, comme une poésie à l’école, les arcanes de la « pyramide olfactive ». Notes de tête, puis de cœur et de fond, entrée-plat-dessert, introduction-développement-conclusion, papier-caillou-ciseaux : toutes les bonnes choses vont par trois, un principe bien français appliqué aux fragrances par le parfumeur Jean Carles, incontournable depuis. Pour voyager, on peut toujours lire la pyramide olfactive de Poème de Lancôme, connue pour sa mention du pavot bleu de l’Himalaya, de la fleur de litchi et du datura des sables, soit autant de plantes inutilisables en parfumerie, si ce n’est à des fins de douce rêverie. Alors, qu’y a-t-il vraiment dans mon flacon ? La pyramide olfactive parle-t-elle de contenu effectif, d’effets olfactifs ou d’inspirations ? Ça, c’est un secret, la règle est de ne jamais préciser, de bien tout mélanger.
Reste que la pyramide de Poème est unique, et mémorable (la création de Jacques Cavallier-Belletrud aussi, pour de meilleures raisons). Toutes les fragrances n’ont pas cette chance. Les longues soirées d’hiver, on peut se prêter à l’exercice inverse, enlever aux pyramides les noms et marques qui y sont attachés : si je vous dis « note de tête : bergamote, note de cœur : ambre gris et rose de Damas, note de fond : ciste labdanum », vous me dites ? En effet, cela pourrait être 50 % des parfums du marché de la niche, et c’est aussi Ambre nuit de Dior. Prises dans ce sens-là, les pyramides montrent vite leur part de mystère, voire d’absurdité. Amusez-vous à ce petit Jeopardy avec vos amis parfumistas, fous rires garantis. À ce niveau d’énigme, ce ne sont plus des pyramides, ce sont des Sphinx.

Techno-mensonges

« L’intelligence artificielle va révolutionner le parfum ! » clament les technophiles. Certains se prennent à rêver d’accords jamais sentis, de formules garantissant des succès planétaires. Le marketing fait miroiter son nouveau jouet. Il oublie aussi de donner la parole aux parfumeurs et développeurs, qui ne manquent pas de rappeler que les intelligences artificielles ne sont pas capables d’innover au-delà des « happy accidents » (dont seuls les parfumeurs bien humains peuvent identifier le caractère « happy »), car elles travaillent à partir de « big datas », de banques de formules existantes, que les algorithmes ressaisissent ensuite. L’IA est donc avant tout un outil de répétition rapide et de recombinaison de données existantes. Elle ne peut traiter qu’une situation qu’elle a déjà vue ou sur laquelle on lui a donné des règles : inutile d’espérer faire d’elle le prochain Alberto Morillas ou la prochaine Germaine Cellier. Qu’a-t-on tant aimé chez ces parfumeurs en effet, si ce n’est leur talent pour imaginer les senteurs neuves de mondes émergents, en s’affranchissant des règles existantes ?
Ce que l’IA risque par contre de révolutionner, au-delà du marketing, c’est surtout le marché de l’emploi dans la parfumerie, après que les parfumeurs auront nourri les machines de toutes leurs formules, entraîné les modèles et validé les résultats. Les entreprises les plus cyniques n’auront alors plus besoin que de quelques spécialistes à mi-temps pour faire fonctionner leur outil à actualiser les vieux tubes.

Self-made mensonges

La culture du secret de l’industrie du parfum et l’inlassable besoin de briller du marketing ont enfanté un monstre : l’arriviste clamant sur tous les toits « c’est moi qui l’ai fait » tout en étant incapable de rédiger une formule complète. Dernier scandale en date : Olivier Creed, à qui Gabe Oppenheim a consacré un ouvrage, The Ghost Perfumer, révélant que bon nombre des succès qu’il s’appropriait étaient dus au discret mais talentueux Pierre Bourdon. Cette histoire n’est hélas pas unique dans la parfumerie, tant s’en faut.
On considère que le premier à avoir fait usage de ces subterfuges est Paul Poiret, qui a imaginé le « parfum de couturier » en 1911 avec Les Parfums de Rosine. S’il se faisait photographier dans les laboratoires à proximité des alambics en prenant un air concerné, il confiait heureusement la création de ses parfums à des compositeurs de talent comme Maurice Schaller et Henri Alméras. Il se donnait néanmoins l’aura d’un créateur de fragrances, personnage qui gagnait alors en prestige. 

Avant Olivier Creed, nombreux sont ceux qui se présentèrent comme « parfumeurs » bien qu’étant avant tout de talentueux chefs d’entreprise. Le plus célèbre était peut-être François Coty, à qui l’on attribue encore aujourd’hui la paternité unique de tous les succès de sa marque malgré le peu de preuves matérielles témoignant d’une activité de création solitaire. Coty collaborait étroitement avec les établissements Chiris, où il avait appris à travailler les matières premières, et où officiaient des parfumeurs de renom comme Vincent Roubert, qui finit par intégrer son entreprise en 1925 au poste de directeur technique. Si François Coty n’était sans doute pas le compositeur omnipotent que narre sa légende, sa vie de visionnaire du marketing et de directeur artistique génial a durablement marqué le siècle dernier. Or, dans ce XXe siècle valorisant les hommes maîtres et créateurs absolus de leurs empires, communicant le plus rarement possible sur la complexité de l’industrie, il était plus facile de séduire en se présentant tout simplement comme un « parfumeur », quitte à faire quelques petits arrangements avec la réalité. Si la tendance a faibli, chaque année amène encore son lot d’entrepreneurs gouailleurs tentant de se faire passer pour plus talentueux qu’il n’est – prudence donc, en attendant qu’il soit plus à la mode de dire à quel point une bonne direction artistique est ô combien rare ! Des sites (payants) comme Fragrances of the World remettent heureusement, autant que faire se peut, dans la mesure de l’accès à la vérité, les pendules à l’heure et créditent chacun à sa place, les parfumeurs de l’ombre comme les directeurs artistiques.

Mensonges par omission 

Peut-on être parfumeur et se laisser tout de même prendre à ces exercices de simplification ? Il semblerait bien que oui. L’étude de l’histoire de l’industrie révèle presque immanquablement la chose suivante : derrière chaque créateur solitaire adulé se cachent de redoutables talents, souvent de sexe féminin, qui ont préféré rester dans l’ombre, ou à qui on n’a laissé que cette place. Même Edmond Roudnitska, nous explique Maïté Turonnet dans son livre, avait ses petits secrets : Moustache édité par Rochas en 1949 avait vraisemblablement été conçu par sa discrète épouse Thérèse (aujourd’hui célèbre grâce au merveilleux Parfum de Thérèse de Frédéric Malle), une ancienne ingénieure chimiste qu’il avait rencontrée chez De Laire, aujourd’hui Symrise. C’est d’ailleurs à la discrète Marie-Thérèse, la femme d’Edgar de Laire, neveu du fondateur de la maison, que l’on doit l’idée géniale d’assembler les molécules de synthèse avec des matières premières naturelles pour en faire des pré-parfums dès 1891.
Plus proche de nous, la stature de Jean-Paul Guerlain a fait oublier le rôle de la parfumeuse qui l’épaulait, Anne-Marie Saget, sans qui Parure (1975), Derby (1985) et Samsara (1989) n’auraient pas vu le jour (ce dernier ayant probablement été l’objet d’un concours interne à l’entreprise avant d’être finalisé par Jean-Paul Guerlain). 
Une autre curiosité est à trouver dans ces fragrances attribuées à des parfumeurs qui n’en demandaient pas tant, comme Obsession de Calvin Klein (1985), souvent crédité à Jean Guichard dans les médias alors qu’il est l’œuvre de Bob Slattery, hélas mort peu après la sortie du parfum. Il est probable que la presse de l’époque qui cherchait à interroger le parfumeur, n’ayant accès qu’à son proche collaborateur, ait finalement omis de le nommer, la confusion des copiés-collés se chargeant du reste.
Reste ces fragrances au cheminement particulièrement obscure et romanesque comme Opium d’Yves Saint Laurent (1977), dont on se gardera pour l’heure de narrer la genèse tant les narrations contradictoires cohabitent. On peut tout de même noter que s’il est souvent crédité au seul Jean-Louis Sieuzac, ce parfum grandement inspiré de Youth Dew d’Estée Lauder est aussi passé entre les mains de Françoise Marin et Raymond Chaillan, sous la direction artistique attentive de Jean Amic qui dirigeait la maison Roure, aujourd’hui Givaudan.
Lorsqu’une marque a un projet de fragrance en effet, c’est à une maison de composition qu’elle le soumet le plus souvent et non à une personne en particulier. Les formules, bien que très confidentielles, peuvent donc être « ouvertes » à plusieurs des parfumeurs d’une maison et, ceux-ci ne travaillant de toute façon pas dans des cellules isolées, il arrive régulièrement qu’ils échangent sur leurs diverses créations, s’entraident, nourrissent une même formule de leurs accords indépendamment travaillés. Aujourd’hui, le caractère collectif de la création des parfums est heureusement de plus en plus pris en compte, ce dont témoigne la communication des maisons de composition comme IFF mais aussi de marques comme Lancôme, qui a récemment crédité Shyamala Maisondieu, Adriana Medina et Nadège Le Garlantezec de chez Givaudan pour la création d’Idôle. Ces noms reflètent-ils toujours la réalité du développement des fragrances, suffisent-ils à attester de la dimension collective de la création ? Rien n’est moins sûr, il reste souvent beaucoup de monde à ajouter (voire parfois à enlever) au générique ! 

Secrets d’atelier

Concevoir un parfum, c’est faire beaucoup de recherches. Nombreuses sont les marques qui répètent à l’envi que telle fragrance a demandé des années de travail, ou telle autre a nécessité des centaines d’essais. Il n’est cependant pas rare que la montagne accouche d’une souris, et que le précieux élixir ne brille que par son caractère passe-partout, ou pire, ressemble comme deux gouttes d’eau à une fragrance déjà connue. Les parfumeurs seraient-ils des cancres ? Nenni. Par contre, souvent sous pression, il leur est recommandé de faire bon usage de ces centaines de flacons qui encombrent leurs étagères. Une marque conciliante a soumis un brief un peu flou ? Il est peut-être temps de chercher un essai précédent qui pourrait lui suffire. Une maison peu aventureuse lorgne le succès d’un concurrent ? Sans doute est-il possible d’en proposer rapidement une copie suffisamment maquillée. Toute maison de composition qui se respecte passe de toute façon un temps substantiel à décortiquer les succès de ses rivaux et à apprendre à les reproduire puis s’en inspirer. Des succès qui, comme L’Eau parfumée au thé vert de Jean-Claude Ellena pour Bulgari, sont peut-être eux-mêmes d’anciens essais dormant sur une étagère après avoir été refusés par des directeurs artistiques manquant de lucidité. 

Listes secrètes

Pour une marque de parfum, choisir la maison de composition avec laquelle elle va collaborer est crucial. Mais s’agit-il vraiment d’un libre choix ? Pas autant qu’on pourrait le croire, et lorsqu’une marque clame « pour ce projet, nous avons choisi le meilleur parfumeur », il y a parfois anguille sous roche. Pourquoi certaines marques travaillent inlassablement avec les créateurs d’une même maison de composition, même après quelques échecs commerciaux ? Pourquoi Tom Ford, après de nombreux succès signés Firmenich, confie aujourd’hui ses réalisations aux équipes de Givaudan ? Pourquoi les grandes marques ne travaillent jamais avec des indépendants ? La fidélité (ou le copinage) entre certes en jeu, mais aussi les « core lists ». Qu’est-ce à dire ?
Les grands groupes ne briefent pas toutes les maisons de composition pour une marque donnée, et encore moins tous les parfumeurs. Ils ne s’adressent qu’à ceux qui sont sur leurs « core lists ». Que faire pour intégrer cette élite ? L’excellence ne suffit pas. Il faut aussi… payer, d’une manière ou d’une autre. Notamment à travers des remises et autres arrangements commerciaux sans cesse renégociés. On comprend ainsi que les petits indépendants n’ont pas les épaules assez solides pour entrer dans ce jeu. Et si les offres faites aux gros clients ne sont pas suffisamment affriolantes, ceux-ci peuvent tout simplement exclure l’année suivante une maison de leur « core list ».

Origines secrètes

Ces dernières années, un mot a envahi le marketing : « storytelling ». Or, s’il y a un domaine dans lequel la parfumerie n’a pas de leçons à recevoir, c’est bien celui-ci. Rares sont en effet les maisons à ne jamais avoir embelli, quand ce n’est pas complètement inventé, l’histoire entourant la genèse d’une fragrance. Ainsi, la légende dit que Shalimar est né le jour où Jacques Guerlain ajouta une bonne louche d’éthylvanilline (une molécule artificielle alors nouvelle, plus intense que la vanilline) dans Jicky, le classique de la maison. La légende dit moins que Shalimar, paru en 1925, ressemblait comme deux gouttes d’eau à Émeraude de Coty, sorti quatre ans plus tôt.  
Plus téméraire, dans son autobiographie de 1985 Estée: A Success Story, Estée Lauder raconte comment elle eut une révélation sur la qualité incomparable de son odorat et créa donc seule Youth Dew en 1953 en mélangeant des huiles odorantes (sans mentionner bien sûr Joséphine Catapano, la véritable parfumeuse). Ce goût du romanesque était aussi celui de Coco Chanel, connue pour son talent de conteuse face aux journalistes, quitte à faire quelques petites entorses au réel (le site de Chanel, comme un hommage, précise d’ailleurs étrangement que « le parfum Sycomore fut créé par Gabrielle Chanel en 1930 », oubliant Ernest Beaux et Jacques Polge au passage).
Rien de surprenant donc dans ce communiqué reçu il y a quelques semaines, nous apprenant que pour la création de Fenty Eau de parfum « Rihanna a personnellement sélectionné chaque ingrédient dans sa forme la plus pure et a travaillé avec le maître parfumeur LVMH de renommée mondiale, Jacques Cavallier ». Ainsi s’ouvre la réalité alternative dans laquelle Riri pondère l’Hédione et l’anthranilate de méthyle avant de confier ses inspirations à son quasi-assistant, Jacques Cavallier. Un roman de science-fiction qui vaut bien ceux qui l’ont précédé.  

Secret-défense

Un des grands paradoxes de la parfumerie est de se présenter comme héritière de riches traditions, tout en refusant de se confronter à son histoire. Autant que faire se peut, on évite donc de parler des sympathies fascistes de François Coty, du trouble passé militaire d’Ernest Beaux, de l’engagement pronazi d’Eugène Schueller – fondateur du groupe L’Oréal – des liaisons scandaleuses de Coco Chanel avec l’occupant pendant la guerre, notamment décrites dans l’ouvrage de Hal Vaughan Dans le lit de l’ennemi: Coco Chanel sous l’Occupation.
Quand l’histoire de la littérature, de la musique ou de la peinture se construit sur les ambiguïtés de la vie des créatrices et créateurs, sur les tiraillements moraux sublimés par les œuvres, on voudrait nous faire croire que toutes les grandes figures de la parfumerie sont des prix Nobel de vertu. Une stratégie marketing sans doute momentanément efficace, qui hélas ne joue pas en faveur de l’enrichissement de la culture olfactive à long terme. Comment susciter un intérêt autre que passager et commercial pour la parfumerie si ses zélotes tiennent à vivre dans une réalité parallèle où les créateurs n’ont pas de tourments, pas d’aspérités, pas d’engagements, où ils ne sont que pure dévotion tels les saints de confiseur qui remplissent les vitrines des marchands de bondieuseries ? Comme toute culture, celle du parfum ne pourra grandir qu’en se penchant sur ses contradictions, sa part d’ombre qui est aussi sa part d’Histoire.

Mensonges d’influences

Le tableau ne serait pas complet sans évoquer les porte-paroles dociles de bien des discours ci-dessus : les influenceurs. On les reconnaît souvent à leur capacité à réciter sans trop réfléchir les dossiers de presse, en faisant défiler des produits qui se trouvent vite standardisés par les limites de vocabulaire de certains (it’s great, it smells fantastic). Ainsi les réseaux sont-ils envahis par une version contemporaine du Téléachat où Pierre Bellemare serait payé en flacons de parfum. 
Comme leur nom l’indique, les influenceurs sont en quête d’un public influençable, d’autant plus qu’ils ne sont pas assujettis à la convention collective des journalistes qui stipule qu’« en aucun cas, un journaliste professionnel ne doit présenter sous la forme rédactionnelle l’éloge d’un produit, d’une entreprise, à la vente ou à la réussite desquels il est matériellement intéressé. » Ceci permet aux moins honnêtes d’entre eux de toucher une rémunération tout en clamant leur impartialité (un vice qui n’est pas étranger au journalisme bien sûr, bien qu’il ne repose pas sur la même captation de l’attention sur les plateformes). Cependant, alors qu’ils sont aujourd’hui bien plus nombreux, beaucoup d’influenceurs passent des heures à préparer leurs interventions pour ne recevoir en retour qu’un flacon de parfum, pas toujours exceptionnel. Aussi, on ne sait plus trop si leurs mensonges doivent susciter l’agacement ou la pitié.

Mensonge romantique et vérité parfumée

Comme j’aime aller sentir les nouveautés en parfumerie, il se trouve une saynète que j’ai régulièrement vécue : en discutant avec les personnes chargées de la vente, on finit toujours par me « tester » : « vous travaillez dans le parfum, non ? – Non non. – Cependant vous connaissez bien le milieu ? – Oui, un peu, c’est vrai ». Cette réponse paraît leur permettre de cocher la case mentale « celui-ci est l’un des nôtres », et immédiatement les langues se délient : « oui, on nous dit de ne pas trop parler de ça », « oh, ce parfum, en fait, il paraît qu’il a été fait comme ça »… Des individus qui auparavant avaient des réparties robotiques s’illuminent, deviennent plus chaleureux, chose qui me semble infiniment plus désirable pour tout le monde, car qui aurait envie d’acheter un flacon à un distributeur automatique, même parlant ? L’industrie s’effondrerait-elle si soudainement ses techniques de vente devenaient un peu plus honnêtes et humaines ? C’est sur ces considérations un brin naïves que je rentre parfois chez moi, en oubliant les immenses enjeux commerciaux qui conditionnent tous ces discours frisant souvent l’absurde. 
Pourtant, on pourrait imaginer quelques échappatoires pour la vérité dans le monde impitoyable de la parfumerie. Une partie de ses mensonges n’existe que pour des raisons de profit à court terme (sans garantie qu’une révélation ne coûtera pas bien plus cher par la suite), ou parce que « l’air du temps »  semble commander l’usage de propos tape-à-l’œil, leurrant et simpliste, face à un public que l’on ne veut pas prendre le temps d’instruire sur l’histoire et l’industrie. Quand l’illusion prend fin cependant, ce même public est tout à fait capable de brûler ses anciennes idoles et les vouer aux gémonies, d’autres industries en ont fait les frais. Cela voudrait-il dire qu’il faut en finir avec la rêverie et le romantisme qui entoure encore le parfum ? Pas forcément. Aragon lui-même avait théorisé le « mentir-vrai », une forme d’écriture du réel qui, pour rendre compte de celui-ci, s’en écarte, le détourne, toujours cependant en refusant de le faire paraître pour ce qu’il n’est pas, et en évitant de considérer le lecteur comme une « cible » à « influencer ». Bien des parfumeuses et parfumeurs renouvellent leur discours sur le parfum, et réinventent la position de chacun face aux créations. Est-il cependant possible de déployer ces narrations subtiles sur les plateformes vivant de la rapine de notre « temps de cerveau disponible », aujourd’hui tant convoitées par les grosses machines industrielles ? Rien n’est moins sûr. 

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Visuel principal : Le Secret, William-Adolphe Bouguereau, 1894 (détail). Source : Wikimedia

Les odeurs du réveillon de Noël

De la dinde rôtie aux clémentines, en passant par le plateau de fruits de mer et les biscuits à la cannelle, le menu traditionnel de Noël offre un véritable kaléidoscope d’odeurs… Sans oublier le sapin et le feu de cheminée, qui complètent cette atmosphère festive et familière. Pour briller lors des repas de famille, nous vous proposons notre dissection de l’ambiance olfactive de Noël, initialement publiée dans Nez, la revue olfactive #12 – Design et parfum.

Le feu de cheminée

Rien de tel qu’une bonne flambée pour réchauffer les longues soirées d’hiver. Le feu qui crépite dans la cheminée et l’odeur boisée, fumée et réconfortante qu’il répand font partie des incontournables de l’atmosphère du Noël traditionnel. Au coin de l’âtre, on inhale un mélange de guaïacol, aux facettes boisées épicées et vanillées, de syringol, qui évoque le bacon fumé, de méthylguaïacol, aux notes fumées médicinales et cuirées, et d’isoeugénol, qui sent le clou de girofle. Une bûche d’un bois plus vert, choisie pour que le feu se prolonge pendant la nuit, produira une senteur plus humide, aux relents de mousse.

Le plateau de fruits de mer

Faut-il le servir avant ou après le foie gras et le saumon fumé ? Les avis divergent, mais il n’en reste pas moins un grand classique du menu des fêtes de fin d’année. Les huîtres y tiennent la vedette avec leurs notes marines et salines. Ni l’iode ni le sel n’ayant d’odeur, elles résultent d’un mélange de molécules aux facettes soufrées (sulfure de diméthyle, pentanal), vertes (hexanal, octanedione) et aldéhydées (nonanal, decanal, nonadiénal). On peut les agrémenter de citron, aux notes vives et hespéridées de citral, ou, pour les amateurs, d’une sauce vinaigre-échalotes qui exhale quant à elle un fumet aigre dû à l’acide acétique et à des composés soufrés.

Le sapin

Êtes-vous plutôt Nordmann ou épicéa? Chargé de guirlandes, boules et autres décorations, abritant les cadeaux à son pied et embaumant toute la maisonnée de délicieux effluves résineux, c’est lui le roi de la fête! Voir dans les arbres à feuilles persistantes un symbole de vie au cœur de la saison froide n’est pas nouveau: dès l’Antiquité romaine et égyptienne, on décore les habitations de branchages lors du solstice d’hiver. Mais c’est à la Renaissance, dans les pays germaniques, que la présence des premiers sapins décorés pour Noël est attestée. Au fil des siècles, la tradition se répand ensuite dans l’Europe protestante – notamment lorsque le mari de la reine Victoria, Albert, fait dresser un sapin de Noël au château de Windsor en 1841 –, avant de se généraliser un peu partout dans le monde au XXe siècle. Longtemps hégémonique en France, l’épicéa (Picea abies) est sérieusement concurrencé depuis une vingtaine d’années par le sapin de Nordmann (Abies nordmanniana), qui représente désormais trois quarts des ventes. Originaire du Caucase, ce dernier offre l’avantage de conserver ses aiguilles plus longtemps malgré le chauffage… mais il est nettement moins odorant que l’épicéa – lequel doit principalement son parfum suave et résineux à l’acétate de bornyle boisé et camphré, à l’alpha-pinène, qui rappelle la térébenthine, au bêta-pinène frais et boisé, et au camphène, typique des aiguilles de pin. Plus discrète et plus végétale, la senteur du Nordmann s’explique quant à elle par la présence de carène, d’alpha-pinène, de bêta- pinène, de bêta-phellandrène, de limonène et de terpinolène.

Clémentines, mandarines et oranges

Leurs quartiers juteux et vitaminés font figure de rafraîchissement bienvenu à la fin des agapes. Mais c’est avant même la dégustation que les agrumes se font le plus odorants : lorsqu’on les pèle, on rompt en même temps que l’écorce les minuscules poches qui contiennent l’huile essentielle. Ce sont leurs projections qui parfument nos doigts et l’air ambiant de notes zestées, à la fois fraîches et ensoleillées. Riche en limonène et octanal, l’orange est la plus fruitée et sucrée, tandis que la senteur plus verte, plus tonique, plus amère et légèrement aldéhydée de la mandarine, originaire de Chine, est due à la présence additionnelle de gamma-terpinène, d’alpha-pinène, de bêta-pinène et de décanal. Hybride naturel des deux précédentes découvert par le frère Clément au début du XXe siècle, la clémentine a l’avantage de contenir très peu de pépins. Elle présente un profil à la fois fruité et zesté, avec des nuances métalliques qui proviennent du myrcène et du décanal.

La volaille rôtie

Qu’il s’agisse d’une dinde, d’une poularde ou d’un chapon, qu’elle soit fourrée aux marrons ou à la truffe, elle est de rigueur sur la table du réveillon. Durant l’Antiquité, les Romains organisaient déjà lors du solstice d’hiver des repas copieux au menu desquels figurait notamment une oie. La tradition de la volaille de Noël s’est ensuite perpétuée, la dinde apparaissant sur les tables européennes au XVIIe siècle: rapportée d’Amérique par Christophe Colomb, elle est alors un mets de choix. Longuement rôtie au four jusqu’à ce que sa peau devienne dorée et croustillante, elle diffuse dans la cuisine ses effluves grillés, gras, presque caramélisés. Ce bouquet irrésistible est dû à des pyrazines, parmi lesquelles la diméthylpyrazine, aux facettes de viande grillée et de café, la triméthylpyrazine, qui rappelle la noisette et le moisi, la diméthyl-éthylpyrazine, qui sent le pop-corn et le cacao grillé, l’éthylpyridine, aux notes de tabac et de cuir, et la méthylthiazole, aux intonations de légumes verts.

Les épices

Particulièrement appréciées en Alsace et dans les pays du nord de l’Europe, elles se retrouvent dans le pain d’épices servi avec le foie gras, les biscuits, le vin chaud, etc. Leur association avec la période de Noël remonte au Moyen Âge. Dans les monastères du nord de l’Europe, l’Avent était consacré à l’introspection et au jeûne, mais les douceurs aux épices restaient autorisées, ces dernières étant considérées comme purificatrices pour le corps et l’esprit. Star des épices de Noël, la cannelle doit ses notes douces et chaudes à l’aldéhyde cinnamique. Montant, légèrement médicinal et métallique, le clou de girofle est riche en caryophyllène et eugénol. Les mélanges traditionnels comprennent également des épices froides : du gingembre piquant et zesté, en raison de la présence de zingibérène, de camphène, de limonène, d’alpha- et de bêta-pinène; de la muscade boisée et aromatique, qui contient du sabinène, du terpinéol, de la myristicine et de l’alpha-pinène; et de la badiane, à laquelle l’estragol, l’anéthol et le safrole confèrent des facettes anisées.

Merci au parfumeur Serge de Oliveira (Robertet) pour ses descriptions olfactives.   

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #12 – Design et parfum.

Visuel principal : © Jérémy Perrodeau

Encens et autres résines sacrées : fumées éternelles

Parce qu’il est l’un des trois présents rapportés par les Rois mages – avec la myrrhe et l’or –, l’encens est une note de saison. Mais c’est aussi l’une des grandes tendances actuelles de la parfumerie, notamment de la niche. 
Pour célébrer cette fin d’année, nous vous proposons un tour d’horizon historique et chimique de cet ingrédient, mais aussi de ses interprétations olfactives, éclairé par les regards d’Olivia Giacobetti et d’Anaïs Biguine.

Une fumée familière et pourtant opaque

Matière initiatique de la parfumerie, l’encens est un terme générique qui renvoie à la fois à ce que l’on brûle (regroupant divers ingrédients) et en particulier à une oléo-gommo-résine, l’oliban. Cette polysémie n’est pas nouvelle : en latin par exemple, trois mots ont pu désigner l’encens : « incensum », qui désigne la matière brûlée pour les sacrifices ; « tus » (du grec θυς), qui renvoie à un arbre alors mal identifié par les Romains, comme l’indique Pline l’Ancien (« On n’est pas même d’accord sur la forme de l’arbre », écrit-il dans son Histoire naturelle, XII, 31) ; et c’est le terme plus tardif de « libanos », issu de la racine sémitique lbn qui signifie « blanc », en référence à la couleur des larmes, qui a donné le terme oliban. 
Ainsi, le kyphi, considéré comme l’un des plus vieux encens de l’humanité, était composé principalement de miel, vin, chypre, raisins, myrrhe, genêt, stoenanthe, séséli, safran, genièvre, cardamome, patience et roseau, selon Annick Le Guérer qui a travaillé à sa réinterprétation récente avec Dominique Ropion (IFF) dans Le Dieu bleu d’Astier de Villatte : force est de constater que l’oliban reste absent de cette liste, même si celle-ci varie selon les sources. 

Reste que l’encens renvoie à un passé lointain : « Ce mot nous renvoie aux prémices de l’histoire du parfum conçu comme une forme de communication à la fois entre les hommes et avec le ciel par le biais de la fumée : per fumum », rappelle la parfumeuse indépendante Olivia Giacobetti. Accompagnant le christianisme comme le bouddhisme, « il nous plonge dans une dimension qui nous dépasse un peu, par son caractère spirituel et intemporel, sans être lié à un culte en particulier », surenchérit Anaïs Biguine, qui lui a consacré sa dernière marque Chapel Factory. 
Parfois falsifié avec d’autres résines, il constitue en effet très tôt dans l’histoire de l’humanité une denrée précieuse pour laquelle on n’hésite pas à traverser des étendues désertiques d’Arabie à dos de chameau. Son commerce dessine la route de l’encens, à partir du IIe siècle av. J.C., orchestrant l’architecture des paysages périphériques par la construction de cités, de forts, ou encore de systèmes d’irrigation. Au cours du temps, sa valeur a cependant changé : selon l’archéologue Sterren Le Maguer, « les encens les plus recherchés dans le monde arabe médiéval sont l’ambre gris, l’agalloche et le musc. L’encens oliban était en revanche très prisé dans les régions où il se faisait rare, comme en Chine ».[1]Sterenn Le Maguer, « Une archéologie des odeurs : identifier les encens et leurs usages au Proche et Moyen‑Orient (VIIIe‑XIIe siècles) », Bulletin d’études orientales

Un arbre précieux

Car il ne s’agit pas d’une culture que l’on peut exporter à tout va : l’arbuste qui permet de produire l’oliban, Boswellia carterii, de la famille des Burséracées, est originaire notamment des terres arides et venteuses de la Péninsule arabique, et pousse en Oman, Somalie, Éthiopie ou encore au Yémen. 
Pour le récolter, il faut procéder par gemmage, un procédé déjà relaté par Pline l’Ancien. La technique, encore employée aujourd’hui, consiste à inciser le tronc pour en prélever ensuite la résine laiteuse une fois séchée, toutes les deux semaines pendant cinq mois, dans un processus précis dévoilé dans le livre De la plante à l’essence par Anne-Sophie Beyls, responsable du sourcing chez Payan Bertrand : « Le gemmage doit s’effectuer avec minutie afin de ne pas endommager l’arbre. Il faut respecter une hauteur minimale d’arbre estimée à deux fois la taille humaine, soit un âge d’environ 20 ans. Boswellia doit au moins se reposer pendant une saison après avoir été exploité durant trois saisons consécutives. Enfin, le nombre d’incisions – entre quatre et dix – est capital et dépend de la taille  de l’arbre : ces entailles commencent à un demi-mètre du sol, avec un écart de 15 à 20 centimètres. »  
Une fois récoltée, la gomme est distillée, avec un rendement oscillant entre 6 et 8%. Certaines sociétés procèdent à des distillations sous vide (sans eau) qui « permettent de facetter les notes, du balsamique au cuir fumé », explique Frédéric Badie, directeur R&D chez Payan Bertrand. L’huile essentielle présente des nuances plus acidulées que l’absolue, issue d’une extraction à l’hexane (ou à l’alcool pour un résinoïde), qui est plus balsamique. L’essence peut aussi être fractionnée pour être débarrassée des notes terpéniques et ne conserver que les facettes résineuses et poivrées. 

Un parfum de mystère

Pour l’arbre, cette résine est un moyen de communication avec son milieu, les composés aromatiques qui la constituent étant « naturellement protecteurs : ils aident à résister aux infections par les champignons, à repousser les attaques des insectes, à éviter la déshydratation et à réparer les tissus abîmés », rappelle Elise Vernon Pearlstine dans son ouvrage Scent: A Natural History of Fragrance.
Cependant, bien que son histoire soit plurimillénaire, la composition chimique à l’origine de la signature olfactive de l’encens est restée mystérieuse jusqu’à récemment. On savait que les monoterpènes (alpha-thuyène, alpha-pinène, bêta-pinène, limonène) la constituaient en partie, mais il a fallu atteindre 2016 pour que l’équipe dirigée par Nicolas Baldovini, de l’Institut de chimie de Nice, identifie deux molécules, présentes de manière infime mais qui lui confèrent son odeur caractéristique de « vieille église » : il s’agit des acides (+)-trans– et (+)-cis-2-octylcyclopropane-1-carboxylique, baptisés « acides olibaniques », qui n’avaient jamais été observés dans la nature jusqu’alors. Les chercheurs ont aussi pu les synthétiser, ouvrant ainsi la possibilité d’enrichir la palette du parfumeur.[2]Pour en savoir plus sur cette recherche, voir https://www.cnrs.fr/fr/lorigine-du-parfum-de-la-reine-de-saba
Mais il ne faudrait pas croire que la matière première se suffit à elle-même pour recréer une note encens en parfumerie : répétons-le, ce n’est jamais le cas. Pour la reconstituer, Olivia Giacobetti explique « travailler avec des matières simples : un encens fractionné de Robertet, plusieurs qualités de ciste ou encore de la myrrhe, plus facettée, mais aussi du bois et des matières de synthèse pour apporter une structure. »

Créations initiatiques

L’encens est donc intimement lié à l’histoire du parfum, on l’a dit. Mais la note est
parfois restée timide : « Elle est considérée comme un thème difficile, parce qu’on la lie uniquement à la chrétienté. Mais pourtant l’encens fait partie de ces odeurs qui viennent de la nuit des temps et appartiennent à un patrimoine culturel universel. Il m’a toujours fasciné, son parfum est à la fois clair et profond, familier et sacré, brut et complexe », explique Olivia Giacobetti. Parmi les premières compositions qui lui font honneur, on compte l’un des préférés de la parfumeuse : L’Eau trois de
Diptyque, grand précurseur sorti en 1975, dont elle souligne « la vraie simplicité de composition, avec peu d’artifices, offrant un encens brut et sombre ». Serge Kalouguine le mêle à la myrrhe, au ciste et aux herbes aromatiques que l’on retrouve l’été en Grèce. En 1996, Christopher Sheldrake joue la note en twistant la fleur classique provençale dans Encens et lavande pour Serge Lutens, signant le début d’une longue histoire d’amour de la marque avec la résine. 
Puis, à l’occasion du passage à l’an 2000, sort Passage d’enfer de L’Artisan parfumeur : « À l’origine, ce parfum devait être éphémère mais il a connu un succès inattendu. J’ai voulu travailler la sensation d’une fumée blanche pour obtenir un encens fluide et lumineux. Je l’ai marié à un lys blanc senti dans une église à Saint-Jacques-de-Compostelle, la fleur se marie délicatement à l’encens. Il ne s’agit pas d’un travail figuratif mais plutôt d’un effet floral, comme un voile de fleurs blanches qui enveloppe délicatement les notes encens. Pour souligner l’effet vaporeux, j’ai travaillé avec des muscs blancs et des notes santalées, mais en petites touches. La version Extrême, sortie en 2020, reprend la formule en augmentant essentiellement la concentration. Je n’ai pas touché l’équilibre mais la note a plus de profondeur et plus de force ».

L’Artisan parfumeur, Passage d’enfer, 1999

Le rythme s’accélère ensuite : les années 2000 voient se succéder plusieurs interprétations, toujours dans la parfumerie de niche ou exclusive. Chez Comme des garçons, en 2002, c’est toute une série qui rend hommage aux différents cultes avec Zagorsk, Jaisalmer, Ouarzazate, Kyoto et Avignon. Ce dernier, signé Bertrand Duchaufour, évoque l’image d’un encensoir dans une cérémonie catholique. 
L’année suivante, Olivia Giacobetti compose L’Éther pour sa propre marque, Iunx, désormais disparue : « J’avais découvert que l’on ajoutait parfois du sucre dans l’encensoir, j’ai recherché cet aspect très doux. J’ai aussi utilisé de la myrrhe qui m’évoque plutôt les messes orthodoxes, et ajouté de la rose et une pointe de safran », précise la parfumeuse. Et de souligner son admiration pour Bois d’encens sorti en 2004 dans la collection Armani Privé, un autre classique « encré dans la thématique, évident, brut » que l’on doit à Michel Almairac. 
La même année, Annick Menardo (Firmenich) s’empare de la note dans Bois d’argent, un iris fumé masculin-féminin créé pour Dior. Trois autres compositions sortent en 2006 : Cardinal, de James Heeley, rafraîchi par un accord lin blanc ; Dzongkha de L’Artisan parfumeur, dans lequel Bertrand Duchaufour « retranscrit l’atmosphère de sérénité au cœur des monastères du Bhoutan », et Olibanum de Profumum Roma où le bois des cathédrales est patiné de cire.
L’année suivante, c’est à la maison Goutal de nous proposer une collection de trois parfums autour des matières précieuses offertes par les Rois Mages : Ambre fétiche, Myrrhe ardente et Encens flamboyant sont ainsi imaginés par Isabelle Doyen et Camille Goutal.
En 2008, Christopher Sheldrake reprend la note encens pour Serge noire, inspirée par le tissu sergé, qui se révèle plutôt clivant avec ses notes brûlées.
Un an plus tard, Marc-Antoine Corticchiato mêle « encens de Somalie, myrrhe du Kenya, opoponax d’Ethiopie, santal d’Inde et cyprès du Maroc » symbolisant les rites cultuels des différentes cultures, dans Wazamba pour sa marque Parfum d’empire.
Chez Cartier voit également le jour L’Heure mystérieuse, que Mathilde Laurent décrit dans son livre Sentir le sens comme « un encens travaillé avec des effets de jasmin sambac et de musc : une note enveloppante, intime, que j’ai imaginée comme un moment de repli introspectif, de reconnexion à soi-même. » La Treizième heure, sortie au même moment, présente également des notes fumées évoquant un thé lapsang souchong marié à une vanille boisée.
Après une courte pause, d’autres compositions émergent à partir de 2011 : Sancti de Liquides imaginaires, signé Sonia Constant (Givaudan) ; La Liturgie des heures chez Jovoy par Jacques Flori (Robertet). On pense aussi à Relique d’amour et Rêve d’Ossian d’Oriza L. Legrand, ou encore au plus clivant et caractériel Bois d’ascèse composé par Julien Rasquinet (IFF) pour Naomi Goodsir, tous trois sortis en 2012.
Deux ans plus tard, Lavs de Filippo Sorcinelli, L’Orpheline de Serge Lutens signé Christopher Sheldrake, et Copal Azur de Bertrand Duchaufour pour Aedes de Venustas rejoignent les étals des boutiques.

Années 2020, le mysticisme retrouvé

Serait-ce dû à l’engouement autour du développement personnel ou à la hausse des médecines dites douces, avec leur cortège de lithothérapie et bâtons de sauge ? Faut-il voir dans le néo-mysticisme l’aveu d’un désemparement face aux catastrophes climatiques et sociales en explosion ? Quoi qu’il en soit, la note encens revient depuis quelque temps plus que jamais sur le devant de la scène. 
Le parfumeur Aurélien Guichard en propose ainsi en 2019 une interprétation qu’il veut « noire, addictive et charnelle » pour sa marque Matière première. S’ouvrant sur des notes gourmandes amandées café et fève tonka, Encens suave met en avant l’encens somalien, entouré de labdanum, de vanille et de bois ambrés. 
Au même moment, Guerlain intègre dans sa collection des « Absolus d’Orient » un Encens mythique, signé Thierry Wasser, « relevé par la rose et sublimé par l’ambre gris. »
Olivia Giacobetti propose également le floral vaporeux Audacious pour Nars : « François Nars m’avait parlé de l’odeur de la nuit à Tahiti, du parfum de ces fleurs, presque voilées, se mêlant à celui des feux qu’on devine dans la pénombre. J’ai imaginé des fleurs blanches douces et laiteuses comme celles du frangipanier, contrastées par un bois légèrement fumé. C’est un travail en noir et blanc rappelant les magnifiques photographies de Tahiti du fondateur de la marque. »
L’encens est aussi au centre des parfums de la marque Chapel Factory, créée en 2020 par Anaïs Biguine, qui voue à la note « un très grand respect, car c’est une matière qui a traversé les cultures, les époques et les frontières », explique-t-elle. « Le premier, Heresy, renvoie à l’image d’un encens après la grand cérémonie, qui se déposerait sur le minéral d’un sol froid, sec et boisé. Dans Holy Stick, c’est le rituel chamanique qui est exploré, autour du palo santo et de la dimension épicée que peut avoir l’encens, offrant un ensemble très chaud, presque gourmand. Baptisma quant à lui évoque la symbolique du baptême ; c’est la version la plus tendre, la plus douce, avec des notes de fleur d’oranger baumées et lactées évoquant la peau de bébé. Hermit Coat est plutôt l’encens baroudeur : alors qu’ailleurs j’ai lutté contre la lourdeur, ici j’en ai joué, en ajoutant une facette ambrée, cendrée, qui lui donne un caractère très mystérieux. Pour Pura Lux, j’étais inspirée par les psaumes du roi David, j’ai voulu retranscrire la lumière intérieure en odeur, en l’associant à des notes boisées claires. Enfin, pour le dernier, l’Eau d’épine, j’ai souhaité travailler sur du vert très vif, autour de la couronne d’épine avec des notes de ronces, de rosier, et en jouant avec l’hinoki, qui procure une fraîcheur persistante. » Mais la note invite aussi essentiellement à exploiter d’autres formes que l’approche liquide : « si en parfumerie alcoolique je travaille avec des chimistes qui formulent les compositions une fois que j’ai imaginé toute la pyramide, j’aime l’approche très physique que je peux avoir en créant mes encens à brûler. Je suis au contact des matières brutes, et l’idée de créer une sorte d’autel chez soi me réjouit ». Sur son site, sont proposés des amulettes d’encens Kyphi et le très beau mélange pour fumigation Ceremonia, qui associe 25 plantes et résines emplissant la pièce par vagues odorantes.

Chapel Factory, L’Eau d’épine, 2022

En 2021, c’est au Yémen, et plus particulièrement au port d’Aden, que nous invite Thierry Bernard, enjoint par Parfumeurs du monde à s’inspirer des terres originaires d’ingrédients naturels. Décrit par la marque comme « un sillage miellé et hespéridé porté par un sirocco de myrrhe et d’encens », Les Larmes d’Aden s’ouvre sur une brassée d’agrumes fruités et verts pour s’adoucir dans les baumes aux accents de fleurs blanches, où les résines se patinent d’encaustique.

On poursuit le chemin de la route de l’encens avec la marque américaine Aedes de Venustas, qui reprend la thématique en faisant une fois de plus appel à Bertrand Duchaufour. Celui-ci imagine un Encens japonais explorant « sa fraîcheur avant qu’il ne soit brûlé » autour de notes plutôt chaleureuse d’orange, de poivre et d’immortelle.

Bon parfumeur revendique également « un encens ultra frais » avec 702, signé Juliette Karagueuzoglou (IFF), où, marié à la lavande et au bois de cachemire, il constituerait un « mélange mi spicy, mi vert, aux inflexions florales » en revisitant l’accord fougère. 

2022, année encensée   

Cette année, la note a connu un retour à la lumière certain. La marque Amouage a notamment démarré un programme visant à une production responsable de la matière en Oman, évoqué ici par Renaud Salmon. 

C’est d’ailleurs dans ce pays que le musée des Beaux-Arts de Lyon et le musée national d’Oman ont conçue une programmation croisée dans le but de faire connaître la richesse de leurs collections. Le palais « Bayt Greiza » à Mascate accueillera ainsi, du 17 octobre 2022 au 7 mai 2023, des œuvres remarquables du musée lyonnais, notamment de nombreux objets en lien avec l’encens, les parfums et les aromates. Quentin Bisch (Givaudan) a créé trois accords olfactifs représentants autant d’œuvres présentes dans l’exposition. Pour L’Adoration des mages, un tableau émaillé du XVIe siècle, myrrhe et encens figurant sur le tableau sont rendus visibles au nez, enrichies par  « le pamplemousse qui illumine et représente l’éclat associé à des aldéhydes qui apportent la facette métallique, pour représenter l’or », et de « notes musquées pour représenter l’enfant Jésus », explique le parfumeur. Pour illustrer la navette à encens du XVIe siècle, où  « l’encens est associé à cette navette, ce bateau, qui glisse sur l’eau », il raconte avoir trouvé  « intéressant d’imaginer un encens associé à l’élément aquatique. J’aime beaucoup l’association de l’encens et du bateau. C‘est un voyage. J’ai privilégié un accord algue, minéral, eau et encens. » Lyon accueillera en retour des pièces de l’histoire du territoire omanais du 23 avril au 17 juillet 2023.

La note encens constitue également la principale source d’inspiration qui a guidé le chef Akrame Benallal et Fabrice Pellegrin dans leur création d’Adorem, dernier né de la collection 1+1, traduction olfactive de la couleur noire. Le parfumeur de Firmenich a employé une spécialité maison nommée Encens Vulcain : la résine chauffée à température élevée offre un extrait pyrogéné aux facettes fumées et cuirées. Vous pouvez découvrir la genèse du parfum en écoutant le podcast que nous lui avons consacré et en lisant notre article dans Nez, la revue olfactive #14 – Musique et parfum

Mais nombreuses sont les marques qui ont également cédé aux sirènes de l’encens et autres résines sacrées. Célébrant un retour à la vie, Ben Gohram propose par exemple pour Byredo une création qui « incarne le pouvoir transcendant des rassemblements cérémonieux ». De Los Santos s’ouvre ainsi sur « un nuage aromatique musqué percé par la clarté de la sauge », et se prolonge avec un encens ambré et lumineux, « pour un doux parfum de souvenir. »

Byredo, De Los Santos

Si les évocations sacrées sont également une source d’inspiration pour Ferveur de Le Galion, il est aussi décrit par la marque comme « un parfum diablement sensuel. » Rodrigo Flores-Roux (Givaudan) explique l’avoir imaginé « comme un monument ambré sculpté dans des larmes d’encens. »  Les fumerolles boisées s’enlacent à un bouquet aromatique de bergamote, sauge sclarée, myrte et cyprès, pour se prélasser sur un fond de baumes incandescents et cuirés évoquant un moment finalement charnel où « corps et âmes se retrouvent, se font prier, s’implorent et s’explorent, s’abandonnent et communient avec ardeur. »

Le Galion, Ferveur

Fondateur de Le Galion, Nicolas Chabot a également lancé cette année sa marque Headspace, se faufilant dans « les régions reculées de la psyché » à travers l’exploration de matières premières naturelles emblématique. La Myrrhe, signée Julien Rasquinet, s’inspire de l’image « d’un rocher de bord de mer réchauffé par le soleil ». La minéralité rendue par l’encens, le cèdre et l’Ambroxan est réchauffée par une cannelle brûlante dans l’ambiance mystique de la résine précieuse.

Headspace, Myrrhe

Même jeu sur « le contraste de notes froides et chaudes » pour Encens céleste d’Atelier cologne, qui nous propose « une création unique à la signature lumineuse et magnétique » associant la note à la bergamote et au labdanum dans une eau de parfum boisée épicée.

Atelier cologne, Encens céleste

Chez Aesop, c’est Eidesis qui en reprend les codes, dans une composition évoquant les « épices profondes, la terre humide et les bois secs », avec une belle fraîcheur en tête, portée par une envolée de poivre, sur un fond plus chaud de cèdre. 

Aesop, Eidesis

Abîme, inspiré par le nom d’un parfum qui existait dans la collection de la maison Violet en 1930, a été imaginé comme étant « à la fois sombre et caractériel ». Nathalie Lorson (Firmenich) signe une composition dont « l’accord épicé/boisé attire comme un chant de sirène », entre froideur terpénique du poivre, élémi citronné et chaleur vaporeuse du palo santo et du santal. À découvrir dans la Box Auparfum #35 septembre/octobre 2022.

Violet, Abîme

Explorant sa puissance en le mêlant à une base oud, Encens roi d’Histoire de parfums peint « le bois brûlant de l’arbre-encens et sa résine exsudant passivement ses effluves ». Fumé, presque pyrogéné, il est contrebalancé par des notes plus sucrées de « cacao blanc et de vanille, régressifs, impies et gourmands »

Histoires de parfums, Encens roi

Mais Gérald Ghislain, fondateur d’Histoire de parfums, ne s’arrête pas là dans son hommage à la matière : il lui offre une marque tout entière, sobrement nommée Olibanum. Pensées pour être superposées selon le concept du layering, les compositions en explorent toutes les facettes. Sacra, le parfum signature, est travaillé autour de « résines minérales amplifiées par le sapin baumier » fruitées et gourmandes.

Olibanum, Sacra

Si elle n’est pas entièrement consacrée à l’ingrédient, la marque Spiritum lancée cette année par Jonathan Dufour puise son inspiration de cérémonies chamaniques du Pérou où sauge, oliban et santal sont mis à l’honneur pour leurs vertus bienfaisantes. Dans la première collection baptisée Numerus, qui « s’inspire d’anciens traités de numérologie », Mystic Warrior, signé Philippe Paparella, explore par exemple les facettes caramélisées et ambrées de l’encens, offrant un « cri de jubilation qui s’adresse à ceux qui ont à cœur de réaliser le rêve d’Icare ».

Spiritum, Mystic Warrior

Partant « d’un portrait peint représentant l’un des fondateurs de la marque, Desmond Knox-Leet, au théâtre », Opsis (signifiant « spectacle » en grec) de Diptyque, vendu en exclusivité chez Harrods à Londres, associe les volutes de l’encens à des notes poudrées de maquillage pour reconstruire l’odeur d’une loge, « tandis que les éclats de bergamote évoquent les projecteurs lumineux qui illuminent la scène principale. » 

Diptyque, Opsis

Il n’est pas question de loge mais bien de stars chez Room 1015, qui entend faire un lien entre musique et parfum. Avec Purple Mantra, son fondateur surnommé « Dr Mike » nous invite à suivre le chemin des Beatles qui découvrent la méditation transcendantale en Inde en 1968 et dont « les longues séances ont abouti à l’enregistrement du White Album, l’un des disques les plus créatifs jamais produits. » Serge de Oliveira (Robertet) purifie nos pensées à coups d’encens, de lavande, de sauge sclarée, de fleurs blanches dans un halo musqué et ambré.

Room 1015, Purple Mantra

Chez Maison Crivelli, c’est « un trek dans des jungles multicolores à la recherche de résines de benjoin » qui nous attend avec Ambre chromatique. Quentin Bisch y travaille huile essentielle d’encens, absolue d’osmanthus et de benjoin Orpur (une qualité particulièrement luxueuse chez Givaudan), baies roses, davana, vanille Bourbon et oud pour dévoiler un extrait de parfum aux « facettes vives et résineuses contrastant avec un accord ambré et chaud. »

Maison Crivelli, Ambre chromatique

Passons de la jungle à la savane avec la création inspirée par la figure du lion dans la collection hommage à l’Art Nouveau lancée en cette fin d’année par Alexandre J. Majestic Nard, disponible en eau de parfum et en extrait, fait rugir l’encens dans un accord poivré et animal qui laisse place à un fond boisé épicé « destiné à ceux qui recherchent des fragrances puissantes. »

Alexandre J, Majestic Nard

Enfin, après tous ces parfums de niche, soulignons la sortie de l’une des rares composition disponible en circuit grand public (chez Nocibé et Blissim) qui exploite la note fumée et résineuse : Myrrhe & bois brûlés de Carlotha Ray, décrit comme un « floral gourmand boisé qui souffle le chaud et le froid. » Le parfumeur Jean-Michel Duriez nous invite dans un salon d’hiver, bercé par les pâtisseries aux effluves de pomme anisée que l’on déguste près d’un feu de bois réconfortant. 

Carlotha Ray, Myrrhe & bois brûlés

Sur un autre registre, si vous souhaitez vous aussi passer à l’action, Aromandise propose un coffret DIY « Mon atelier encens », permettant de fabriquer vos propres cônes parfumés grâce à vos huiles essentielles personnelles. Facile à utiliser, il constitue un outil d’initiation à l’odorat intéressant, notamment pour les plus jeunes.

Et demain ? 

Qui sait, la note pourra peut-être prendre le relais des bois ambrés qui saturent les sorties actuelles, tous canaux de distribution confondus ? Avec ses échos universels et son caractère familier, elle constituerait un ingrédient de choix, qui permettrait aussi une approche plus contemplative du parfum, au-delà d’un marketing visant seulement à « sentir plus fort et plus longtemps ».
Quoi qu’il en soit, Anaïs Biguine lui consacrera bientôt une nouvelle composition, « j’aime avoir une fulgurance qui me surprenne, travailler dans la spontanéité.  Pour l’instant, je suis dans la réceptivité, l’inspiration peut venir d’une image, d’une matière, d’un film, d’un livre, d’un lieu… »
Quant à Olivia Giacobetti, elle rêve d’un « encens senti dans un temple au Japon, un encens d’une grande finesse, étrangement sec et froid, presque minéral et pourtant d’une douceur infinie…»
Nous attendons donc demain avec impatience.

Renaud Salmon : « La filière de l’encens mérite davantage de transparence »

À Oman, le directeur créatif d’Amouage, maison de parfum fondée dans le sultanat en 1983, supervise un vaste projet qui associera une production responsable de la précieuse résine sur fond d’animations touristiques et culturelles.

Amouage a signé en 2022 un partenariat avec le Ministère de l’héritage et du tourisme d’Oman, pour l’exploitation d’un site historique de la culture de l’encens. En quoi consiste cet accord ?

À Oman, quatre sites classés au Patrimoine mondial de l’Unesco constituent ce qu’on appelle The Land of Frankincense, « La Terre de l’Encens » : les ports de Khor Rori et Al-Baleed, le site archéologique de Shisr (également appelé Ubar) et le Wadi Dawkah – un wadi étant de manière générale un canyon creusé par le lit d’une ancienne rivière. Le partenariat conclu porte sur la gestion de ce dernier. D’une vaste superficie (5 km2), il est consacré à la culture du Boswellia sacra, une variété d’arbre à encens. Amouage hérite d’une double mission pour les décennies à venir : y produire cette matière première et développer le tourisme. La création d’une pépinière où pousse actuellement un cheptel de 5 000 à 6 000 arbres nous permettra de densifier la culture. Pour le moment, il n’existe qu’une route, un parking et quelques bâtiments pour apporter de l’ombre aux visiteurs. Le cahier des charges nous impose de protéger le biotope mais aussi l’héritage historique du site. 

À quel public vous adressez-vous ?

Le site sera ouvert à tout le monde. Le but n’est pas d’en faire une destination payante. Dans un premier temps, nous nous adresserons aux amoureux du parfum. L’idée c’est qu’ils puissent se dire, « tiens, un jour j’irai là-bas », comme on projette d’aller à Grasse. Dans cette optique de séjour lié au parfum, à Oman il y a déjà la ville de Muscat, où il est possible de visiter la manufacture Amouage. Il y a aussi le Djebel Akhdar, connu sous le nom de Montagnes Vertes, renommé pour sa culture de la rose. Nous avons d’ailleurs prévu d’y effectuer des aménagements pour optimiser encore l’accueil des visiteurs. Nous souhaitons faire du Wadi Dawkah la troisième destination locale autour du parfum. Dans un premier temps, on y viendra pour découvrir le berceau de l’encens, avec la culture des arbres. Puis, dans plusieurs années, le public pourra assister à la récolte de la résine, à son extraction et à son conditionnement, avant l’export vers Muscat et à travers le monde. Le premier public visé sera donc celui des connaisseurs.

Et en dehors des amateurs de parfums ?

Nous n’oublierons pas les visiteurs moins connectés avec cette industrie. Ceux qui recherchent une activité touristique annexe trouveront une approche pédagogique et la vente sur place de produits locaux autour de l’encens – et pas uniquement des produits Amouage, je tiens à le préciser. Enfin, nous ciblerons de manière plus générale les habitants d’Oman et du Moyen-Orient. Ce wadi, proche de l’aéroport de Salalah, est en effet une destination touristique assez prisée en juillet-août, lorsque le climat est plus tempéré. Les visiteurs locaux pourront ainsi redécouvrir cet ingrédient qu’ils utilisent chez eux comme parfum mais aussi dans des rituels quotidiens.

Comment allez-vous animer les lieux ? 

Le site est sillonné par un chemin d’une dizaine de kilomètres empruntable par les guides locaux, que nous allons impliquer dans le projet et que nous allons former. Le tracé comptera une dizaine d’arrêts. Je travaille à l’installation d’œuvres d’art autour de la thématique de l’encens. Je discute en ce moment avec des artistes locaux et internationaux. Les lieux, très photogéniques, se prêtent bien à l’organisation de concerts et de spectacles : j’ai même trouvé un espace qui a naturellement la forme d’un arc, comme un amphithéâtre. J’aimerais y associer une dimension olfactive, dans le respect du site.

Comment entendez-vous concilier le tourisme et le développement durable, un thème aujourd’hui incontournable quand on parle de matières premières ?

À nous de trouver le bon équilibre. Il y aura bien cette pépinière à l’entrée du wadi, mais 98% du site restera sauvage. Nous nous questionnons encore, par exemple, sur l’alimentation en eau des arbustes destinés à être replantés. Ne sont-ils pas surprotégés ? Pourraient-ils se réguler seuls ? En ce qui concerne les incisions pratiquées sur l’écorce – le tapping –, comment s’assurer qu’elles sont effectuées sans épuiser les arbres ? Nous sommes en train de définir ces pratiques avec les populations locales, qui ont une bonne connaissance du sujet. Et nous les comparons aux pratiques des autres régions productrices : le Somaliland, le Puntland (région autonome du nord-ouest de la Somalie) ou encore le Yemen. Je pense qu’en développant cet encens haut de gamme, nous allons pouvoir répondre à la demande d’un produit exceptionnel, tout en proposant un prix abordable. Des experts des matières premières et du parfum nous soutiennent. Certains nous ont déjà rendu visite.

Qui, par exemple ? 

Les « sourceurs » de matières premières Dominique Roques, Stéphane Piquard et Guillaume Delaunay, ainsi que des experts de chez LMR (filiale d’IFF) et Maison Lautier (récemment relancée par Symrise). Une dizaine de parfumeurs se sont rendus à Oman pour évaluer l’encens à nos côtés, parmi lesquels Alexandra Carlin, Cécile Zarokian, Karine Vinchon-Spehner, Domitille Michalon-Bertier, Bruno Jovanovic, Quentin Bisch, Julien Rasquinet, Alexis Grugeon, Pierre Négrin, Dominique Ropion… Un consensus se dégage. C’est un produit d’exception doté de facettes incroyables. Son taux d’alpha pinènes élevé (entre 55% et 75%) lui donne un aspect particulièrement terpénique mais qui est facilement fractionnable. On a affaire à un produit signé, marquant. C’est presque un parfum en soi. Il sent l’agrume, le pamplemousse, le poivre, avec une fraîcheur minérale persistante et très colorée. Tous les parfumeurs et experts en ingrédients sont bluffés.

Parfumeurs et experts à la découverte de cet « Encens d’Oman » © Amouage

C’est une exclusivité destinée à la production d’Amouage, ou bien allez-vous partager ce trésor ? 

L’objectif n’est pas de réserver la production du wadi à Amouage : nous voulons exporter cet encens sous le nom d’Encens Oman. Notre plan de développement s’articule sur trois ans. Durant la première année, qui a déjà commencé et qui s’achèvera en octobre 2023, nous effectuons une première récolte expérimentale sur des arbres déjà présents sur ce vaste site, pour caractériser l’encens et son profil olfactif, et essayer de définir s’il existe des qualités différentes. Les deux années suivantes seront consacrées au développement des infrastructures touristiques et à la création de l’usine d’extraction, pour laquelle nous sommes en train de réfléchir aux meilleures solutions.

À terme, quel rôle comptez-vous jouer dans le commerce de cet encens ?

L’encens est un ingrédient-clé dans la parfumerie. Il permet beaucoup de créativité sans être trop onéreux : son essence coûte entre 100 et 300 euros du litre. Il n’est donc pas réservé à une élite. Mais l’encens représente l’une des filières les plus obscures et les plus controversées. Les maisons traitent avec des traders, il y a beaucoup d’intermédiaires… Quand on acquiert de l’encens aujourd’hui on est souvent probablement la dixième personne qui touche la résine. C’est aussi lié à son histoire : utilisé comme monnaie d’échange, on paie avec, le produit passe de main en main et la valeur ajoutée se crée souvent au détriment du récoltant. Désormais, les marques communiquent de plus en plus sur les naturels. Elles voudraient être associées à une filière plus transparente. C’est ce que nous pouvons apporter. Nous souhaitons aussi mettre en avant les récoltants. Le wadi, c’est leur outil de travail. Ce sont donc eux qui seront en charge des visites. 

Il y a vraiment quelque chose à faire pour aller dans la bonne direction, dans le sens d’un cercle vertueux, en créant de la notoriété autour d’un ingrédient intimement lié à l’histoire de la parfumerie, mais aussi à la mythologie et à la religion. 

Visuel principal : © Amouage

Nez, la revue… de presse – #23 – Où l’on apprend que Zinédine Zidane aime (vraiment) le parfum de la lavande, que l’implant d’un nez en 3D permet à une patiente de retrouver le fumet du café matinal et qu’une caméra pourrait bientôt capturer les odeurs.

Au menu de cette revue de presse, l’évocation olfactive du jardin de Manet, le bouquet surchargé des adeptes du layering et le nez surdoué des héros d’animés japonais.

Malgré l’amertume de la défaite, vous reprendrez bien un peu de ballon rond ? Zinédine Zidane, ambassadeur de la marque Montblanc depuis quelques mois, évoque dans Gala les odeurs de son enfance : les plats de sa mère, l’huile d’olive que son père utilisait pour le masser après le foot, la lavande « dans des champs à perte de vue », sans oublier « l’herbe coupée » et « la rosée » le dimanche matin avant les matchs. Avant d’ajouter, droit au but : « C’est aussi pour tout cela que le parfum Legend [de Montblanc] m’a séduit tout de suite avec ses notes fraîches citronnées et lavande ». Interview promo ou pas, c’est ce qui s’appelle retomber sur ses jambes.

La lavande chère à Zizou colore les champs de Grasse et ses environs, où elle côtoie la capiteuse tubéreuse. Mais pour combien de temps encore ? La production de l’iconique fleur blanche a en effet chuté de 40% en 2022, s’alarme Carole Biancalana, qui cultive ces précieuses variétés pour la maison Dior, dans un long article publié par Bloomberg. On y lit que le réchauffement climatique donne des suées à l’industrie locale et aux maisons de composition, en quête d’alternatives pour parer à la baisse de qualité des matières premières causée par la montée du mercure.

Magistralement figé sur toiles, le jardin de Manet ne connaît pas, lui, les aléas climatiques. À Wall Street (New York), jusqu’à fin février 2023, les allées ombragées de Giverny font l’objet d’une exposition immersive, saluée par les médias locaux comme la chaîne ABC. La visite est ponctuée d’effluves de lavande, de nénuphars et de lilas.   

C’est justement des dispositifs olfactifs proposés dans les musées que s’est inspirée la maison  de vente aux enchères Sotheby’s pour animer l’une de ses dernières ventes londoniennes, consacrée à des peintures du XVIIe siècle de la collection Grasset. Le site ArtNet explique comment la parfumeuse anglaise Lynn Harris a créé trois bougies, associées à trois tableaux (deux natures mortes et un paysage), pour les narines des enchérisseurs présents sur place et « ceux qui n’ont pas pu acquérir les œuvres »

Restons dans l’interprétation, cette fois avec une œuvre littéraire majeure, Ulysse de James Joyce. Pour son spectacle Go to Blazes, la performeuse et scent designer Justine Cooper a imaginé les odeurs respirées par Leopold et Molly Bloom, les personnages du quatrième chapitre du célèbre roman irlandais. Pour elle, « Joyce ne souhaite pas qu’on se contente de lire son texte, il veut qu’on l’inhale ». Le quotidien Irish Times énumère quelques-unes des fragrances recrées pour plonger les spectateurs dans la scénographie, parmi lesquelles le fumet d’urine dégagé par les rognons de moutons au petit déjeuner, ou les relents de thé froid et de bouillie au biscuit émanant d’un pub tôt le matin…

Ces odeurs auraient certainement fasciné Jean-Baptiste Grenouille, le héros à l’odorat surdéveloppé de Patrick Süskind. L’auteur du Parfum se fait extrêmement discret depuis la publication de son roman le plus célèbre en 1985. Son jeune confrère François-Henri Désérable a trouvé un prétexte (se faire dédicacer son exemplaire) lui permettant de partir sur ses traces pour le JDD Magazine. Direction l’Aude, où l’auteur allemand réside une partie de l’année. Un jeu de piste s’engage avec les commerçants locaux et même le traducteur de Süskind. De cette savoureuse quête à l’issue étonnante, nous ne vous en dirons pas davantage…     

Eux ne se cachent pas, c’est même le contraire. Sur TikTok, les disciples du layering perfume, cette pratique consistant à superposer plusieurs fragrances pour obtenir un sillage personnalisé, font le buzz avec plus de 364 millions de vues autour de recettes de philtres d’amour et autres cocktails gourmands. Pas forcément pour le meilleur, à en croire l’extrait vidéo accompagnant l’article que Madame Figaro consacre à l’exercice. On y découvre l’évocation olfactive d’une piñacolada obtenue d’un spray du Angel Iced Star de Mugler aux accents d’ananas additionné d’un splash de Dolce Garden (Dolce & Gabbana) avec sa note fusante de noix de coco. Selon un employé de la plateforme interrogé par l’hebdomadaire, l’engouement serait dû à « l’authenticité » émanant de ces rituels, pratiqués à l’écart de la « communication traditionnelle ». Narines sensibles, prière de visionner avec modération. 

Le rêve de tout influenceur sera-t-il bientôt exaucé ? Le site d’informations technologiques letton Labs of Latvia affirme qu’une caméra capable de capturer des odeurs et de les partager sera commercialisée en 2024. Un prototype de l’appareil serait déjà au point. L’objet s’appuie sur la chromatographie et fonctionne avec des capsules réutilisables. Selon Sandris Murins, à la tête de la start-up en charge du projet, l’outil a été conçu pour capturer « les odeurs de la flore de la jungle amazonienne » comme celles « des restaurants étoilés Michelin ». Sauvegarder un parfum « sera à l’avenir aussi facile que de prendre une photo ou une vidéo », promet l’inventeur, même si l’on peut en douter.

Une autre prouesse scientifique, déjà tangible celle-là, a permis à une patiente prise en charge par des chirurgiens ORL du CHU de Toulouse et de l’Institut Claudius-Regaud de retrouver « l’odeur du café le matin ». Traitée pour un cancer des fosses nasales, elle avait perdu une partie de son nez et de son palais, comme le rappelle Le Monde. Un greffon réalisé à partir d’une modélisation en 3D du nez de la femme a été placé en nourrice sur l’un de ses avant-bras. Après le constat de la pré-vascularisation de l’implant, étape préalable à la reconstruction, la greffe effectuée en septembre 2022 est aujourd’hui considérée comme un succès.

Le CHU de Lille a, lui, dévoilé début décembre un « nez électronique » traqueur de cancers broncho-pulmonaires, annonce La Voix du Nord. Cet appareil développé par un consortium européen de chercheurs n’est pas destiné à être greffé, mais à recevoir l’haleine des patients. Une fois connecté à un téléphone portable relié à une intelligence artificielle, il détecte les composés organiques volatils (COV) libérés par les cellules. Or, lorsqu’un organe devient cancéreux, ces COV mutent, fabriquant une « signature olfactive » décelable. La phase de test en milieu hospitalier toujours en cours pourrait déboucher, dans un futur proche, sur une utilisation dans les cabinets de médecine générale.

Pas sûr que la médecine se penche un jour sur les étonnants pouvoirs des héros d’animés, ces films et séries tirés de mangas. Et pourtant, nombre d’entre eux possèdent un sens olfactif développé, érigé en véritable atout. Le site spécialisé CBR.com recense ainsi dix personnages dotés d’un nez particulièrement sensible, comme Inuyasha, l’héroïne « chien-démon » du dessin animé du même nom, capable d’identifier un ennemi potentiel aux effluves qu’il dégage, ou encore le jeune Gon, de Hunter X Hunter, qui sait reconnaître l’eau de toilette de son père à plusieurs kilomètres à la ronde.

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

Parfumeurs : un esprit d’équipe

Cet article a été écrit en partenariat avec IFF.

S’il a certainement existé auparavant, c’est à l’entrée du XXIe siècle que la société IFF officialise le travail collaboratif entre parfumeurs. Depuis, la démarche s’est répandue dans toutes les maisons de composition. Coulisse d’une révolution.

Le voile du secret a toujours drapé l’univers du parfumeur, entretenant le mythe du créateur isolé. Il faut dire que la composition en solo était une réalité au siècle dernier, époque où les relations entre parfumeurs étaient bien différentes. « Lorsque je montrais mes formules à mon mentor Bernard Chant, il me donnait des idées pour avancer, mais ce n’était pas un travail à quatre mains ! » se souvient Carlos Benaïm, maître parfumeur chez IFF. « À l’époque, toutes les formules étaient gardées dans un grand coffre-fort : une chambre remplie de formules sur papier ! » Certes, les collaborations entre créateurs existaient, mais « il y avait toujours un chef parfumeur qui était sur le devant de la scène, et qui jouait le rôle de Prima Donna », poursuit-il. Une personne a pourtant réussi à tout changer : « Nicolas Mirzayantz, [ancien Président international d’IFF Parfums et Arômes] a véritablement cru à un système différent : il régnait une bonne ambiance entre les parfumeurs, Nicolas a su canaliser cette force qui était alors unique dans notre secteur », rappelle Carlos Benaïm. Ils pourront désormais signer les créations à plusieurs. « Je me souviens de la première fois où Sophia Grojsman et moi avons apposé nos deux initiales sur la même formule » poursuit-il. Le début d’une nouvelle ère pour la société IFF, qui a depuis multiplié les succès sous ce modèle : La vie est belle de Lancôme, Invictus et Phantom de Paco Rabanne, Libre d’Yves Saint Laurent, ou plus récemment Luna Rossa Ocean de Prada…

De l’idée originelle à la constitution de l’équipe

La brigade créative ne se forme qu’après la première étape exploratoire qui laisse la possibilité à chaque parfumeur de travailler ses propres pistes  : « l’idée initiale naît d’une intuition, d’une pensée, d’une ambition, qui elle, se forge personnellement », confie Jean-Christophe Hérault, parfumeur senior chez IFF. Cette première étape est rapidement mise au défi par le processus de création qui met en compétition les maisons de composition. Les différentes pistes des parfumeurs sont proposées aux marques et éliminées au fur et à mesure que le projet avance, en entonnoir, pour se concentrer sur quelques notes finales. La constitution des équipes se fait naturellement au cours du développement et le parfumeur dont la note est sélectionnée peut alors proposer que d’autres le rejoignent : « Lorsque la demande vient des parfumeurs eux-mêmes, ils gagnent en motivation. Car ce genre de travail demande une équipe solide, où chacun est capable de mettre son ego de côté», confie Carlos Benaïm. Le groupe s’étoffe ainsi en fonction des besoins : le parfumeur a-t-il une question technique sur la diffusion d’une note ? Souhaite-t-il intégrer l’accord spécifique d’un collaborateur ? C’est ainsi que Carlos Benaïm a rejoint l’équipe dédiée à la création de Libre d’Yves Saint Laurent. Anne Flipo souhaitait réaliser une « fougère au féminin ». Son idée : casser les codes de l’accord historique pour le travailler « à la Saint Laurent ». Le couturier avait bien revisité un tailleur d’homme pour les femmes ! « De par mes origines marocaines, je suis très attaché à la fleur d’oranger » rappelle Carlos Benaïm, « j’en avais fait un accord qu’Anne a senti et beaucoup apprécié : c’était une belle façon de féminiser sa fougère ». 

Mackenzie Reilly, Carlos Benaïm et Céline Barel © IFF

Un deuxième cerveau

L’appel de parfumeurs dépend également du niveau de maturité du projet : l’intégration se fait de façon tactique, en fonction du match qui se joue : « on ne fait pas les mêmes mouvements en début et fin de projet », révèle Juliette Karagueuzoglou, parfumeuse senior chez IFF : « Au début, l’idée est très brute, il faut l’arrondir, réfléchir aux archétypes de formules sur lesquelles elle peut se greffer. Tandis qu’en fin de projet, on se demande comment aborder la phase des tests ». Les qualités créatives et techniques ne sont pas les seuls attraits de la cocréation ; celle-ci revêt également une dimension psychologique : « La composition, c’est à la fois un marathon et des montagnes russes ! » explique la parfumeuse. « En période de crise, on peut avoir besoin d’un collaborateur pour sa connaissance du client, ou tout simplement pour décupler la capacité de travail. Il arrive que le client change de direction, soit soumis au stress de la pression. C’est important d’avoir un deuxième avis pour aider dans les choix, notamment dans les moments difficiles ». Pression adrénaline, collaboration : La parfumeuse retrouve ainsi les sensations qu’elle éprouvait lorsqu’elle pratiquait le volley ball : « Dans une équipe, tout le monde n’est pas bon en tout, chacun doit suivre sa mission. Il m’est assez facile de me mettre en ordre de marche car j’ai l’habitude de suivre la stratégie d’un entraîneur. Il faut valoriser les richesses de chacun : celui qui a une meilleure vision du jeu, celui qui tape fort, celui qui sait placer la balle au bon endroit… » 

Embrasser la différence

Composer à quatre mains se révèle une grande source d’apprentissage : « On découvre la vision intime de chacun, des points de vue auxquels on n’avait pas pensé, des associations d’ingrédients, c’est très formateur », apprécie Jean-Christophe Hérault. Ce dernier a ainsi apprécié les références culturelles de Carlos Benaïm dans la cocréation de Spice Bomb Infrared de Viktor & Rolf : « Carlos a beaucoup voyagé : Maroc, France, États-Unis ; il offre ainsi sa grande maîtrise du marché américain. » La collaboration s’avère tout aussi  « enrichissante avec des parfumeurs plus expérimentés, qu’avec des plus jeunes ». Certains créateurs n’ont pas la même façon de penser, de classer, d’écrire. « C’est cet effort d’adaptation face à la différence qui nous fait prendre du recul par rapport à la formule ».
Pascal Gaurin, VP parfumeur chez IFF New York, apprécie également le côté collaboratif qu’il apparente à ce qui se passe actuellement dans le secteur de la musique : « Cette industrie est inspirante car très collaborative, les chanteurs célèbres n’ont pas peur de coopérer avec d’autres : il arrive à Thom Yorke de Radiohead de travailler avec REM, ou avec les Red Hot Chili Peppers. Faire appel à un autre artiste, c’est apporter une autre manière de faire. Si vous réunissez trois parfumeurs pour composer une tubéreuse, ils vont vous faire trois arrangements différents. En parfumerie, comme en musique, on souhaite avoir les meilleurs créateurs autour de soi ».

Une transmission entre générations

Le mentorat d’un apprenti par un senior est sans doute la première collaboration que les parfumeurs connaissent dans leur carrière. Cette relation donne l’occasion de montrer ses formules, de discuter ses choix esthétiques : « Pierre Bourdon était aussi très rigoureux », se souvient Jean-Christophe Hérault, « après plus de trente lignes dans une formule, il fallait justifier le choix de tel ou tel ingrédient, les classer par temps d’évaporation pour avoir une lecture facile. Au fil des échanges, une connivence très grisante s’est installée, j’étais avide de ses conseils ». Le parfumeur est à son tour aujourd’hui mentor d’une apprentie à qui il propose des exercices « qu’elle ne ferait pas à l’école » : choisir une odeur du quotidien, la décortiquer… Comme celle du basilic : « elle a réussi à le synthétiser avec seulement sept ingrédients! J’apprends aussi beaucoup… » 
Si le jeune parfumeur fraîchement sorti de l’école peut avoir des idées créatives, il n’a pas toujours le niveau technique pour répondre à une demande. La collaboration entre générations permet de bénéficier de l’expérience de ceux qui, par habitude des clients, ont la capacité de remodeler rapidement une formule. « Puig, L’Oréal, Yves Rocher… Chaque groupe détient sa propre sensibilité ; produire une modification [nouvel essai] pour chacun ne se fait pas de la même façon », explique Juliette Karagueuzoglou. « Cette finesse de la connaissance client prend du temps. C’est aussi ce que j’essaie de transmettre à mes apprentis ».

Une brigade importante

Sur le devant de la scène : un parfumeur, puis deux, puis trois, parfois quatre, mais dans l’ombre, c’est toute une équipe qui s’attèle pour gagner le projet. Parmi elle, les évaluateurs : « Ce sont des professionnels qui comprennent parfaitement le marché, le client et la concurrence. Ils connaissent les ingrédients mais n’ont pas accès aux formules. Ils nous font ainsi des commentaires généraux avec le même langage que le client », note Carlos Benaïm, « et l’interprétation de ces commentaires doit venir du parfumeur ». Cette équipe intègre également les commerciaux, « tout aussi impliqués dans la création que parfumeurs et évaluateurs », pointe Juliette Karagueuzoglou, « il est facile de se mettre d’accord car c’est un moment d’échange : notre vraie intelligence est de savoir écouter, pour comprendre la problématique du client. On ne fait pas des parfums en notre nom, mais au nom de la marque ». Aussi, travailler en collaboration nécessite bien des qualités, en premier lieu le « respect de l’idée originelle », mentionne Carlos Benaïm : « lorsque je partais en vacances et que je confiais mon travail à Joséphine Catapano, elle me le rendait avec beaucoup de respect, faisant le compte rendu de tout ce qui s’était passé : j’applique moi-même cette philosophie. » Pour Juliette Karagueuzoglou, la disponibilité est décisive car un projet monopolise le temps du parfumeur, et aussi celui de son assistant. « D’ailleurs, lorsqu’on intègre une équipe, la participation aux premiers tours n’est pas toujours très efficace. Il faut être résilient », confie-t-elle humblement. « Parfois, un parfumeur se met en retrait. Comment connaître l’impact d’une mod[1]Modification d’une formule de départ afin de mieux répondre au brief initial. ?  On ne peut dire laquelle a le plus contribué à faire avancer le projet ».

De nouveaux outils

Visioconférences entre deux sites, outils informatiques partagés, pesée connectée, le XXIe siècle a définitivement apporté son vent de modernité dans la création, accélérant les possibilités de collaboration. L’avènement de l’intelligence artificielle et l’accès aux données marque une nouvelle étape : « Là encore, la parfumerie a connu la même relation avec la technologie que celle vécue par la musique : auparavant on avait des réserves sur la création assistée par ordinateur, aujourd’hui c’est totalement rentré dans les usages », note Pascal Gaurin. L’accès à l’intelligence artificielle rend le travail collaboratif entre parfumeurs de marchés et de centres différents. Phantom de Paco Rabanne est ainsi un exemple de parfum conçu entre deux continents : “What is the future of Paco Rabanne” était le brief donné aux parfumeurs. Loc Dong, à l’origine du premier accord, est parti de France pour rejoindre New York. Il confie alors à Juliette Karagueuzoglou le soin de pousser l’accord : « Loc souhaitait travailler un ingrédient traditionnel : une lavande crémeuse, qu’il a transpercée d’acétate de styrallyle [note rhubarbe] pour la moderniser. Cet accord était assez OVNI, on a passé ensemble six mois à le travailler pour le rendre acceptable sur certains marchés ». Puis le projet s’est accéléré, passant d’un rendez-vous toutes les deux semaines à deux par semaine. Anne Flipo et Dominique Ropion les ont rejoints pour renforcer l’équipe. L’intégration de l’IA a permis de déterminer l’apport de certaines facettes au consommateur : « Les tests que nous avons réalisés sur les activations neuronales nous ont guidés pour pousser des revendications de bien-être, de confiance en soi, de “sexyness”… » révèle la parfumeuse.
Offrant davantage de ressources, de temps et d’idées, le travail en équipe s’est généralisé pour tous les grands lancements, réservant la création en solo pour les déclinaisons et les marques de niche. Et quand bien même la création se ferait seul, ne serait-elle pas pensée « sous l’influence d’autres parfumeurs ? », questionne Jean-Christophe Hérault : « Tout créateur est nourri de son passé, des œuvres qu’il a côtoyées durant sa carrière. Regardez comme les dialogues artistiques entre Picasso et Braque les ont transcendés. »
La filiation entre parfums montre que la composition, en solo comme en équipe, est in fine une forme de cocréation.

  • Cet article a été écrit en partenariat avec IFF.

Visuel principal : Nicolas Beaulieu et Anne Flipo, qui ont travaillé ensemble à la création de Good Fortune de Viktor & Rolf © IFF

Notes

Notes
1 Modification d’une formule de départ afin de mieux répondre au brief initial.

Missing Person : un seul être vous manque et tout le stock est épuisé

Depuis quelques semaines, un parfum – souvent qualifié de « mystérieux » dans les articles qui relaient le phénomène avec complaisance – crée le buzz sur les réseaux sociaux et dans la « presse beauté ». Missing Person (personne disparue, ou qui nous manque), de la marque Phlur, aurait un mot-clé atteignant 12 millions de vues sur TikTok, et la liste d’attente pour obtenir un flacon rassemblerait 200 000 personnes impatientes de se le procurer, sachant que la première production se serait volatilisée en quelques heures… La raison de cet engouement ? Des vidéos montrant des influenceuses beauté en larmes, au bord de l’hystérie, déclarant que le parfum leur rappelle instantanément leur mère/mari/ami aimé, disparu, et qui leur manque tellement.

Tel le pouvoir envoûtant des formules de Jean-Baptiste Grenouille dans Le Parfum de Patrick Süskind, on retrouve dans cette communication tous les éléments d’un effet « philtre magique », qui vous ensorcelle sans que vous puissiez vous contrôler. Car tout est fait pour croire au pouvoir surnaturel, paranormal d’une fragrance qui, subitement, enflammerait toute la sphère des réseaux sociaux de la planète.

Ce qui n’est pas toujours précisé dans les articles relatant le phénomène, c’est que l’actuelle propriétaire de Phlur, Chriselle Lim (qui a repris en 2021 la marque, créée à l’origine en 2015), elle-même puissante influenceuse comptant 2,8 millions d’abonnés sur TikTok, a brillamment orchestré ce tsunami de larmes et de pré-commandes. Si magie il y a, c’est bien ici celle du storytelling, que la styliste, blogueuse et femme d’affaires américaine de 37 ans manie avec une virtuosité certaine. « Je pense que [le storytelling] est l’outil le plus puissant que quiconque puisse utiliser pour tenter de vendre un parfum en ligne », expliquait-elle sur le site allure.com.[1]allure.com/story/chriselle-lim-skin-care-makeup-routine-interview

Elle confie dans ses vidéos[2]Voir par exemple : youtube.com/watch?v=qtMfLrswMFo et ses interviews qu’elle a conçu ce produit au moment difficile de son divorce : « je voulais mettre en bouteille quelque chose qui aurait une odeur familière, me ramenant à une époque où je me sentais en sécurité », dit-elle par exemple sur Refinery29[3]refinery29.com/en-us/phlur-missing-person-perfume-review. Elle insiste sur la dimension thérapeutique universelle que détiendrait ce parfum, incitant chaque personne qui le porte à ressentir et exprimer les émotions qu’elle aurait éprouvées pour ceux qui lui manquent… La mise en scène de sa vie privée renforçant le sentiment d’identification, la jeune femme joue sans doute sur l’effet miroir ; mais elle peut aussi et surtout compter sur son audience XXL et son réseau docile pour relayer l’info avec fracas. L’apparente « magie » inespérée de ce succès est ainsi en réalité uniquement liée au pouvoir que représente aujourd’hui les influenceurs sur des réseaux comme TikTok, dont les algorithmes peuvent amplifier de manière exponentielle la visibilité d’un produit ou d’un contenu comme nul autre. Missing Person n’est pas devenu viral par miracle, parce qu’il sent bon ou contiendrait des phéromones ou quelque autre substance mystérieuse… Tout a été élaboré pour qu’il devienne viral, et tout ce qui a suivi n’était que le fruit d’une construction. Ce n’est aujourd’hui plus l’influenceur qui fait vendre un produit, c’est lui-même qui le conçoit pour pouvoir le vendre : « Il est de plus en plus courant pour les influenceurs, en particulier ceux qui font des affaires depuis longtemps, de créer des marques », observe le site glossy.com.[4]glossy.co/beauty/exclusive-chriselle-lim-reinvents-clean-fragrance-brand-phlur/

Alors, et ce parfum, me direz-vous ? Après ce préambule, son odeur pourrait sembler bien anecdotique au regard du contexte, mais reconnaissons une certaine cohérence entre le discours et l’olfactif. Composé par Constance Georges-Picot, parfumeuse à Miami pour la maison de création Cosmo International Fragrances (qui nous a par ailleurs très aimablement procuré un échantillon), Missing Person est ce qu’on pourrait qualifier de « parfum de peau ». Très peu de notes de tête (bergamote et néroli légers), puis directement un accord musqué, poudré, crémeux, santal, propre, douillet et très rémanent, mêlant différentes matières que l’on retrouve habituellement dans la plupart des fonds des parfums modernes, mais aussi des lessives, des gels douches, des shampooings, etc. Une odeur très familière, réconfortante et facile à comprendre, donc – tout le monde aime le musc –, mais dont la formule semble presque incomplète, très concentrée sur ses notes de fond. On comprend ainsi qu’il puisse avoir un effet « universel » et immédiat sur les TikTokers du monde entier, tant son profil est consensuel, mais de là à déclarer qu’il aurait le pouvoir de remémorer avec précision tous les êtres chers disparus de tous ceux qui l’ont senti, il y a tout de même un (grand) pas. Car, comme le rappelle avec justesse le directeur de recherches en neurosciences au CNRS Hirac Gurden, membre du collectif Nez, interviewé à ce sujet par Libération[5]liberation.fr/lifestyle/beaute/le-parfum-missing-person-bluff-sentimental-20221130_JKGQ3QA66RDUZNGFYEDV2722EQ/ : «Un parfum unique ne peut absolument pas marcher pour induire la présence de l’absent-défunt pour un maximum de personnes. Chaque être humain possède une signature olfactive unique, issue d’un mélange de ses odeurs corporelles très liées au métabolisme et au sexe de la personne, mélangées à toutes les odeurs artificielles (parfum, lessive, alimentation…). » 

Par ailleurs, Delphine de Swardt, également membre du collectif Nez et interrogée par BFMTV pour l’émission Le Choix d’Angèle[6]bfmtv.com/replay-emissions/le-choix-d-angele/le-choix-d-angele-200-000-personnes-sur-liste-d-attente-pour-se-procurer-le-parfum-missing-person-de-la-marque-phlur_VN-202212080128.html, évoque une autre dimension à prendre en compte : « Qu’un parfum déclenche une émotion, ça, c’est évident, car les deux circuits sont mêlés. Maintenant, à ce point d’hystérie, je pense qu’il y a aussi une dimension de mise en scène. On touche ici à la limite des réseaux aujourd’hui : comme on ne peut pas faire sentir une odeur, il faut pour compenser hypertrophier l’émotion parce que ça va faire plus de vues et plus de clics. » Le parfum étant en général un bon miroir narratif, une occasion de parler de soi, et a fortiori avec cette odeur manquante – « missing smell » pourrait-on même dire – les influenceurs et influenceuses ont un boulevard pour en faire des tonnes et attirer l’attention. 

On est donc ici, olfactivement parlant, face à un plus petit dénominateur commun qui, pour des personnes n’ayant pas une culture olfactive développée, peut en effet avoir un certain impact, mais qui est essentiellement lié au storytelling très finement pensé vous dictant d’avance ce que vous allez ressentir, et à un phénomène de mise en scène très travaillée, plus qu’à la composition elle-même. 

Pour un passionné de parfums avec une bonne connaissance du marché et toujours en quête de vraie émotion olfactive, sentir Missing Person risque d’être un peu décevant, esthétiquement parlant : un joli accord musqué boisé qui peut certes plaire, mais qui, à mon avis, suscitera « in real life » des perfumistas beaucoup moins d’effusions lacrymales que sur les écrans de nos smartphones.

Visuel principal : © Phlur

Gayil Nalls : « World Sensorium a toujours été un projet environnementaliste »

Vous l’avez peut-être découverte parmi les icônes du treizième numéro de Nez : l’artiste Gayil Nalls est la fondatrice du World Sensorium Conservancy (WSC), un organisme qui se consacre à la préservation des plantes odorantes et médicinales face au réchauffement climatique. Répertoire des espèces aromatiques signifiantes pour chaque pays du monde, informations scientifiques sur les dangers encourus par celles-ci, solutions pour minimiser notre impact sur la biosphère et favoriser la conservation de ces espèces, dons de plants d’arbres endémiques ou encore collaborations avec des organisations et chercheurs internationaux sont au cœur de cette entreprise multi-facettée qui trouve son origine dans un projet artistique au long cours. Rencontre.


Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux odeurs et aux plantes odorantes ?

Du plus loin que je me souvienne, mon odorat a toujours été important pour moi. Quand j’étais jeune, le porche arrière de la maison était mon voilier et j’imaginais que je naviguais autour du monde. À chaque escale je collectais les fleurs et plantes locales que je rapportais sur mon bateau. Je les inspectais, les dessinais, les broyais et les humais longuement, puis je les stockais dans de vieux pots que m’avait donnés ma grand-mère. Mon odorat m’a permis de trouver du sens au monde. Dès mon plus jeune âge, j’ai senti que je comprenais l’esthétique des senteurs et des paysages olfactifs créés par les plantes. Ces sensations éphémères étaient pour moi le meilleur, le plus vrai de la vie. 

World Sensorium était à l’origine une « sculpture sociale olfactive » fondée sur un travail de recherche ethnobotanique. Pouvez-vous nous expliquer la méthodologie qui sous-tendait ce projet artistique ?

World Sensorium est né d’une entreprise de recherche interdisciplinaire. Il s’agissait de créer et de partager une expérience sensorielle incarnée du monde à travers un parfum composé de matières aromatiques emblématiques de chaque pays. Lors de la formulation, les ingrédients, choisis par chaque pays selon les valeurs qu’ils leurs attachent, furent dosés en fonction de la population de sa nation d’origine, afin que tout le monde soit représenté. Ce projet, né dans les années 1980, a nécessité deux années avant le lancement d’une étude ethnobotanique mondiale menée pendant plus de cinq ans, pays par pays. Les données issues de celle-ci ont permis de déterminer les composants botaniques de la formule de World Sensorium. Toutes ces plantes sont essentielles aux valeurs traditionnelles et religieuses de chaque pays, à leurs modes de vie, leur alimentation, leurs croyances, leurs visions du monde, à leur sécurité financière voire même à leur survie. 95 % d’entre elles ont des propriétés médicinales connues de longue date par les populations autochtones.

Le parfum qui constitue l’œuvre a été présenté de diverses manières depuis une vingtaine d’années…

Oui, World Sensorium a fait ses débuts le soir du passage à l’an 2000, à la fois à Times Square à New York, au gala Millennium Around the World à Washington, au Jubilé du millénaire du Vatican à Rome et lors d’autres événements, grâce à des cartes micro-encapsulées. Pour Times Square, elles ont été larguées à minuit sur une mer de 2 millions de personnes : dix grammes de World Sensorium furent libérés lorsque les opercules ont été ouverts ! La première exposition a eu lieu à la galerie Steffany Martz à New York la même année. Le parfum était présenté dans un flacon sur un piédestal et diffusé dans l’espace grâce à un appareil conçu spécialement pour l’occasion. Les gens entraient, s’asseyaient et respiraient. J’avais également enregistré le son de ma respiration que je diffusais à très faible volume dans l’espace afin que les visiteurs imitent mon schéma respiratoire, pour approfondir leur expérience de l’œuvre. Il me semblait cependant que celle-ci n’était pas complète, alors au Cill Rialaig Arts Centre en Irlande j’ai opté pour une application plus ritualisée. Puis à la Villa Rot de Ulm et à l’Université de Zagreb en Croatie, j’ai préféré une approche d’auto-application accompagnée d’instructions.

Times Square, le soir du passage à l’an 2000 © Gayil Nalls

La plante la plus citée dans World Sensorium est le jasmin (11 pays) qui représente 24% de la formule. On peut donc considérer que son odeur fait partie des plus importantes pour l’humanité, puisque des millions de personnes partagent un attachement émotionnel et/ou culturel à celle-ci partout dans le monde.

En effet. Le parfum de cette fleur est d’ailleurs utilisé depuis des siècles pour aider à surmonter les moments de chagrin et de souffrance. Nicholas Culpeper, botaniste et médecin anglais, écrivait dans son livre de 1653, The Complete Herbal, que les personnes endeuillées devaient s’immerger dans un bain de fleurs de jasmin bouillies dans de l’huile. Les gens tendent à former des liens à travers les émotions communes suscitées par certains parfums qui, ainsi, participent à une forme de cohésion culturelle. Le jasmin, l’une des efflorescences les plus parfumées de la planète, possède par ailleurs un grand pouvoir symbolique – notamment politique. La révolution tunisienne de 2011, aussi parfois appelée « Révolution du jasmin » (cette fleur étant le symbole du pays) avait permis de renverser les dirigeants. Le mouvement d’émancipation démocratique s’est mis à se répandre dans d’autres pays : se sentant menacé, le gouvernement communiste chinois a alors symboliquement banni la fleur, interdit la consommation de thé au jasmin, annulé le Festival culturel international qui lui est dédié et purgé Internet de toutes ses références, qu’elles soient historiques ou contemporaines. Quiconque était surpris en train de porter cette fleur, ou s’en étant parfumé, était immédiatement considéré comme un subversif et arrêté ! Certains Chinois se sont alors mis, par défi, à chanter des chansons traditionnelles qui en font mention.[1]Andrew Jacobs, « Catching Scent of Revolution, China Moves to Snip Jasmine », The New York Times, 10 mai 2011.

Pour créer World Sensorium, vous avez obtenu le parrainage de l’UNESCO. Selon vous, qu’est-ce qui a séduit une telle organisation dans votre projet ?

Je travaillais sur World Sensorium depuis des années lorsque j’ai commencé, en 1997, à collaborer avec l’UNESCO sur le projet et la nécessité de reconnaître les plantes aromatiques emblématiques comme faisant partie du patrimoine culturel de l’humanité. En 1998, le The President’s Committee on the Arts and the Humanities[2]Le PCAH était un comité gouvernemental américain dédié à la culture, créé en 1982 et actif jusqu’en 2017 avant que Donald Trump décide de ne pas le reconduire. et l’UNESCO ont approuvé le projet. Federico Mayor Zaragoza, le directeur général de celle-ci de 1987 à 1999, était un neurochimiste, titulaire d’un doctorat en recherche pharmaceutique : il avait bien compris l’importance des composés bioactifs des plantes au cœur de World Sensorium et lui avait accordé le titre de « Projet de paix et de bonne volonté ». Cela coïncidait avec le lancement du projet à Times Square au moment de l’an 2000, qui avait été désigné « Année internationale pour la culture de la paix » par les Nations Unies.

World Sensorium, First Record, Preservation Edition, 2000.
Amber Borosilicate Bottle, 4 x 2 inches, 100ml at 25%, Edition of 18.
© Gayil Nalls

Comment ce projet artistique a-t-il évolué pour devenir le World Sensorium Conservancy (WSC) ?

World Sensorium a toujours été un projet environnementaliste, avec l’envie de créer d’une conscience unificatrice. En 2016, j’ai commencé à compiler un ensemble de données catégorisant les plantes du World Sensorium en fonction de leur statut de vulnérabilité. Grâce à la Liste rouge de l’UICN[3]La Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, commencée en 1964, est l’inventaire mondial de l’état de conservation global des espèces végétales … Continue reading, qui est censée être la plus complète, j’ai appris qu’une espèce de pin des États-Unis et que le cèdre du Mulanje, endémique du Malawi, étaient en « danger critique d’extinction ». Les espèces botaniques emblématiques de onze pays étaient classées comme « menacées » et celles de douze autres étaient répertoriées comme « vulnérables ». En revanche, 128 plantes du projet World Sensorium n’étaient pas répertoriées dans la base de données de l’UICN, car les conséquences du changement climatique augmentent plus rapidement que ce que peut refléter leur base de données. Or je savais qu’il existait des problèmes de conservation pour beaucoup d’entre elles. C’est pourquoi les pages pays sur le site du WSC[4]Voir en ligne sur le site https://worldsensorium.com/#countries expliquent non seulement leur valeur culturelle mais examinent également la manière dont le changement climatique les affecte, ainsi que les personnes qui en dépendent.

Quelles sont désormais les missions du WSC ?

Nous ne souhaitons pas seulement éduquer et informer les gens sur la situation des plantes du patrimoine culturel face à l’effondrement de la biodiversité et au changement climatique, mais aussi les inspirer et les pousser à agir à travers un projet à la fois artistique et scientifique. Afin d’œuvrer pour leur conservation, il est impératif que les hommes appréhendent pleinement la fonction vitale de celles-ci pour leurs écosystèmes, pour les autres animaux et l’humanité en général. Je demande parfois aux personnes ayant fait l’expérience de World Sensorium : « Peut-on imaginer un avenir sans ces plantes aromatiques ? » Ce ne serait pas seulement une perte de qualité de vie, ce serait une véritable crise du sensible et de la mémoire. Sans oublier que, faisant partie du règne végétal, elles nourrissent tout ce qui vit et produisent de l’oxygène à partir du dioxyde de carbone. Les végétaux nous ont tout donné. Sans eux, nous n’existons pas. Nous avons donc besoin que chacun s’implique dans leur préservation. C’est pourquoi le WSC construit une communauté active pour initier le changement et faire face à la crise.

Pourquoi, selon vous, l’approche olfactive s’avère-t-elle particulièrement efficace pour impliquer les gens dans la préservation des plantes ? Serait-ce, comme le dit Andreas Keller[5]Andreas Keller, « How We Perceive Nature Through Our Sense of Smell », Plantings, n° 14, août 2022., parce les odeurs émanent surtout des êtres vivants et sont donc liées à chaque forme de vie ainsi qu’à l’acte même qui nous maintient en vie?

On me dit souvent : « C’est original d’allier conservation écologique et olfaction ! » Or pendant des millions d’années, jusqu’à il y a moins de deux cents ans, les odeurs provenaient principalement des plantes et des bactéries. D’ailleurs, parce que nous avons co-évolué avec une flore spécifique, différents groupes de population possèdent des séquences de gènes différentes affectant leur capacité à sentir différents composés. Certaines plantes choisies par des pays pour World Sensorium n’ont que peu ou pas d’odeur pour des personnes originaires d’autres contrées !

Comment surveillez-vous à présent le statut des plantes répertoriées dans le WSC ?

Il existe un certain nombre d’organisations que nous surveillons, dont l’UICN. Mais, en raison des longues périodes entre les réévaluations des espèces menées par l’UICN, ses commissions de soutien et ses collaborateurs externes, l’état enregistré des espèces figurant sur la liste ne reflète souvent pas l’état de conservation actuel de nombreuses plantes. Le WSC documente donc divers niveaux de menace d’espèces qui ne figurent toujours pas dans la base de données de l’UICN. Par exemple, en 2018, les États-Unis comptaient vingt-sept espèces différentes de pins dont le statut était considéré comme « peu préoccupant », trois espèces étaient classées comme « quasi menacées », une était classée comme « vulnérable », trois étaient classées « en voie de disparition » et trois « en danger critique d’extinction ». Mais cette évaluation ne reflétait pas certains risques actuels notamment dus aux scolytes et au risque d’incendies qu’ils provoquent : en effet, lorsque ces coléoptères attaquent les pins, ces derniers produisent plus de terpènes pour se défendre, mais cela les rend plus inflammables. En surveillant les composés organiques volatiles émis par les arbres, on peut évaluer le risque d’incendie et cette nouvelle vulnérabilité pourrait être prise en compte. Nous surveillons donc également les revues scientifiques, les rapports sur le climat, les rapports de conférence, les articles de presse, etc : la prise en compte des dernières recherches scientifiques est extrêmement importante pour nous. J’ai d’ailleurs récemment assisté à la première Conférence internationale sur la santé des végétaux, qui s’est tenue à Londres en septembre.[6] La première conférence internationale sur la santé des végétaux, qui devait se tenir à Helsinki du 28 juin au 1er juillet 2021, a été annulée en raison de l’épidémie de … Continue reading Des chercheurs du monde entier y ont présenté des solutions pour préserver la biodiversité et faire face aux défis actuels du monde végétal. Le plus important à retenir est que la santé des plantes est un facteur clé de toute stratégie visant à protéger l’environnement et la biodiversité, et à assurer la sécurité alimentaire.

Avec qui collaborez-vous pour accomplir l’ensemble de ces tâches ?

Ce travail est un effort collectif. J’ai eu de nombreux étudiants stagiaires ou assistants à temps partiel au fil des ans, attirés vers le projet du WSC par leur propre intérêt pour les plantes, les huiles essentielles ou l’olfaction. Ce sont tous des penseurs et créateurs pluridisciplinaires, et nombre d’entre eux sont aujourd’hui des artistes olfactifs émergents. Je suis d’ailleurs commissaire d’une exposition de leurs œuvres qui aura lieu chez Olfactory Art Keller à New York du 23 mars au 29 avril 2023. D’anciens assistants sont encore impliqués dans le WSC d’une autre manière : beaucoup sont notamment des contributeurs pour Plantings, notre journal en ligne,[7]Voir https://worldsensorium.com/plantings/ et notre site Web. Nous avons également d’excellents conseillers scientifiques, dont Lewis Ziska, physiologiste des plantes et professeur à l’université de Columbia, qui fait autorité sur les végétaux et le changement climatique, et Stuart Firestein, ancien président du département des sciences biologiques de l’université de Columbia.

 Organisez-vous également des actions concrètes, au-delà de votre travail de recherche, d’éducation et de sensibilisation à la conservation des plantes aromatiques et médicinales ?

Pour l’instant nous nous sommes principalement concentrés sur la construction et l’éducation de notre communauté. Allyson Levy et Scott Serrano, qui comptent parmi les premières personnes à qui j’ai parlé, en 2017, de la culture d’espèces culturellement emblématiques en voie de disparition. Ils ont fondé il y a quelques décennies l’Hortus Arboretum à Stone Ridge dans l’État de New York, et possèdent désormais l’une des plus grandes collections de plantes rares et menacées de la vallée de l’Hudson, dont notamment de nombreuses présentes dans World Sensorium. Mais pour éviter davantage de perte de biodiversité, nous avons besoin d’un filet de sécurité mondial au-delà du réseau des jardins botaniques : il faut encore répéter la culture de ces végétaux en voie de disparition, multiplier et préserver leurs graines. C’est pourquoi nous travaillons maintenant au lancement du World Sensorium Seedbank (WSS), la banque de graines du WSC, pour laquelle nous cherchons à nous associer à des banques de semences, des individus, des groupes, des institutions et des pays, dans le cadre d’un effort de coopération mondial. L’avantage des banques de semences est qu’elles sont relativement peu coûteuses et permettent une gestion durable. À l’heure actuelle, il existe environ un millier d’importantes réserves de semences dans le monde, cependant la grande majorité ne conservent que des cultures vivrières. Sur 242 pays et presque autant de végétaux emblématiques du patrimoine mondial présents dans la base de données du WSC, seuls 11% étaient conservés dans la banque de Kew Gardens en 2018.[8]La Millennium Seed Bank de Kew Gardens est la banque de semence souterraine la plus vaste au monde. Y sont conservées plus de 2,4 milliards de graines, représentant 39 000 espèces végétales … Continue reading Nous avons besoin d’y inclure des espèces indigènes emblématiques, si importantes à la fois pour leurs écosystèmes et pour les cultures de l’humanité. 

Pouvez-vous nous parler de l’initiative Trees for the Future [Des arbres pour l’avenir] ?

Cette campagne, lancée le Jour de la Terre 2022, offrait l’opportunité d’adopter un arbre indigène et de le récupérer lors de notre événement à la galerie Olfactory Art Keller, à New York. Les très parfumés pin blanc indigènes – Pinus strobus – qui ont été donnés en adoption, venaient du terrain des artistes Daria Dorosh et John Tomlinson, dans le comté de Sullivan. D’autres jeunes arbres provenaient de ma propriété du nord de l’État de New York. De nombreuses ressources concernant la plantation et l’entretien des arbres ont été offertes lors de l’événement. Nous avions également organisé des interventions sur la façon dont nous percevons la nature à travers notre odorat, sur le changement climatique et la biologie végétale. Aujourd’hui, 80 nouveaux arbres ont pris racine dans toute la région de New York ! Ils constitueront une ressource supplémentaire pour séquestrer le carbone, créer de l’oxygène, améliorer la qualité de l’eau et fournir de l’ombre et des arômes pendant de nombreuses années.

Trees for the Future organisé à Olfactory Art Keller, © Gayil Nalls

Quelle est la chose la plus importante que nous puissions faire en tant qu’individus pour préserver la flore odorante ?

Les végétaux odorants sont pour la plupart des plantes à graines, alors semez-les, en particulier celles qui sont menacées, conservez leurs graines, et distribuez-les ! Renseignez-vous sur les besoins de conservation des plantes de votre région et soutenez les organisations qui œuvrent en ce sens  par le biais de bénévolat ou de dons. Aidez à protéger l’environnement en contrôlant la prolifération des espèces envahissantes. Faites votre part pour réduire les émissions de carbone. Adoptez une alimentation plus végétale et moins carnée. Plus important encore, chacun de nous doit se sentir responsable, vivre de manière la plus responsable, être un modèle pour les autres et promettre aux plus jeunes que nous ferons partie de la solution.

Vous avez également fondé la revue en ligne Plantings. Quel est le rôle de cette plateforme ?

Quel sens donner à la conservation botanique à l’ère de l’Anthropocène[9]Néologisme forgé dans les années 1980 pour désigner l’époque de l’histoire de la Terre débutant avec la révolution industrielle au XVIIIe siècle, au cours de laquelle l’espèce … Continue reading ? WSC pose souvent cette question. Nous sommes à un moment de bascule car la perte de biodiversité perturbe le fonctionnement de notre planète. Dans Plantings, journal en ligne dont nous proposons annuellement une publication imprimée, nous produisons chaque mois six articles sur la conservation, la botanique, la nature ou des essais photographiques qui examinent nos préoccupations environnementales, offrent des réponses, motivent l’action et montrent la voie vers un avenir plus durable. Nos contributeurs viennent d’horizons et de disciplines variés, mais tous sont passionnés par les plantes, engagés dans la conservation, ont des idées importantes et veulent être des instigateurs du changement. Nous développons un réseau partageant des objectifs communs et sommes ouverts aux propositions et soumissions d’articles.

Lors du Jour de la Terre 2021, vous avez lancé l’initiative #myplantscentmemory qui proposait aux gens de réaliser et de partager des vidéos reflétant leur relation personnelle avec une plante aromatique dont le parfum serait associé à un souvenir intime. Quel serait le vôtre ?

Celui d’une belle fleur sauvage du genre Lonicera, le chèvrefeuille. Humer l’arôme de celui-ci et goûter son nectar était l’un de mes passe-temps estivaux en grandissant. Retirer l’étamine de la fleur en trompette et profiter de son goût sucré de miel sur ma langue était une joie simple et merveilleuse. J’avais aussi l’habitude de manger des fruits et de la glace à la vanille agrémentés de nectar de chèvrefeuille. J’adorais la façon dont ce parfum restait suspendu dans l’air humide certains jours, imposant une atmosphère bien particulière.

Visuel principal : © Gayil Nalls

Notes

Notes
1 Andrew Jacobs, « Catching Scent of Revolution, China Moves to Snip Jasmine », The New York Times, 10 mai 2011
2 Le PCAH était un comité gouvernemental américain dédié à la culture, créé en 1982 et actif jusqu’en 2017 avant que Donald Trump décide de ne pas le reconduire.
3 La Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, commencée en 1964, est l’inventaire mondial de l’état de conservation global des espèces végétales et animales. Elle se présente sous la forme d’une base de données en ligne.
4 Voir en ligne sur le site https://worldsensorium.com/#countries
5 Andreas Keller, « How We Perceive Nature Through Our Sense of Smell », Plantings, n° 14, août 2022.
6  La première conférence internationale sur la santé des végétaux, qui devait se tenir à Helsinki du 28 juin au 1er juillet 2021, a été annulée en raison de l’épidémie de Covid-19, et reportée au 21-23 septembre 2022.
7 Voir https://worldsensorium.com/plantings/
8 La Millennium Seed Bank de Kew Gardens est la banque de semence souterraine la plus vaste au monde. Y sont conservées plus de 2,4 milliards de graines, représentant 39 000 espèces végétales différentes.
9 Néologisme forgé dans les années 1980 pour désigner l’époque de l’histoire de la Terre débutant avec la révolution industrielle au XVIIIe siècle, au cours de laquelle l’espèce humaine est devenue une force géologique majeure gouvernant l’état, le fonctionnement et l’évolution de la planète, aussi bien au niveau lithosphérique qu’atmosphérique. 

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