Le Prix du Phénix (anciennement Prix François Coty) a réuni ce lundi 16 octobre, à la Bastide Saint-Antoine à Grasse, de nombreux acteurs de l’industrie du parfum pour décerner trois récompenses : le Prix du Phénix, le Prix d’honneur et le Prix international et un prix très spécial.
Relancé en 2018 après quelques années de sommeil, le Prix François Coty connaît une nouvelle impulsion.
Un nouveau nom, d’abord : le Prix du Phénix. Véronique Coty, sa directrice et infatigable animatrice, explique en effet avoir voulu étendre l’audience de ce prix à un public plus large, tout en conservant un lien symbolique avec son illustre ascendant, en faisant référence aux armoiries familiales.
Comme un symbole, cette édition 2023 s’est également déplacée, de façon inédite, à Grasse. On pourrait en effet presque parler de renaissance d’une capitale mondiale du parfum que l’inscription en 2018 des « savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse » au patrimoine de l’Unesco a replacée sur le devant de la scène parfumée. Portée par le maire Jérôme Viaud, parrain de la cérémonie, la ville s’emploie à encourager de nombreuses initiatives de l’écosystème, comme le Simppar (Salon international des matières premières pour la parfumerie), qui après 30 ans d’existence s’y transportera en mai 2024, comme l’annonçait Thierry Duclos dans l’entretien accordé à Nez en juin dernier. Et aujourd’hui le Prix du Phénix, qui vient conclure un week-end consacré au parfum à Grasse, à travers plusieurs conférences (Élisabeth de Feydeau, Osmothèque, Antoine Leclef – jardinier de la Villa Botanica) et la traditionnelle Journée du parfum, organisée par le Rotary Club de Grasse.
Au cœur de la mission que s’est fixée le Prix du Phénix, on trouve la mise en avant de la création et surtout des créateurs de parfums. Il récompense en effet ceux qui par leur carrière exemplaire ont su poser « une empreinte singulière dans le paysage olfactif contemporain, entre créativité, technicité et modernité ». On compte parmi ses précédents lauréats des parfumeurs et parfumeuses incontournables : Alberto Morillas, Olivier Polge, Francis Kurkdjian et Olivier Pescheux.
En 2022, il avait été décerné à Delphine Jelk, parfumeuse maison chez Guerlain, qui en ce lundi 16 octobre a passé le relais à Quentin Bisch[1]Vous pouvez visionner le discours de remerciement de Quentin Bisch sur notre compte Instagram. Celui-ci occupe depuis quelques années une place privilégiée dans l’industrie. Travaillant aussi bien pour le grand public que pour des maisons indépendantes, il a su imprimer un style singulier à ses créations. On lui doit entre autres Vétiver écarlate, Cédrat céruse et Iris de gris de la collection du « Potager » de l’Artisan parfumeur, qui faisait partie de nos favoris 2022 ; B683, GanymèdeetEncelade de Marc-Antoine Barrois ; ou encore du très réussi Angel Muse pour Thierry Mugler. S’il fait aujourd’hui partie de l’équipe de parfumeurs de la maison de composition Givaudan, il a été formé initialement à Grasse, chez Robertet, par Michel Almairac qui avait lui-même reçu un Prix d’honneur en 2018.
Ce même Prix d’honneur a été cette année décerné à Isabelle Doyen, qui succède à Émilie Coppermann (Symrise – 2018), Christopher Sheldrake (Chanel – 2021) et Anne Flipo (IFF) qui en tant que récipiendaire 2022 lui a remis la récompense lors de la cérémonie. On connaît bien Isabelle Doyen pour son étroite collaboration avec Annick Goutal et depuis de nombreuses années avec sa fille, Camille Goutal, avec qui elle a créé la marque Voyages imaginaires. Elle incarne, pour la commission technique, « une parfumerie sensible, inventive et audacieuse. » On ne peut qu’acquiescer : Nuit de bakélite de Naomi Goodsir, ou encore L’Eau des immortels cocréé avec Camille Goutal font partie de nos coups de cœur absolus. Peut-être tout autant que ses créations, on retiendra qu’elle a marqué de son talent et de sa bienveillance des générations de parfumeurs et parfumeuses : de nombreux étudiants de l’Isipca, qu’ils œuvrent en tant que créateurs indépendants ou dans des maisons de composition, ont bénéficié de son enseignement au sein de l’école versaillaise.
Le dernier des trois prix, créé en 2022 et décerné alors à Philippe Paparella-Paris (Symrise), est venu récompenser le travail de Jérôme Épinette qui depuis le bureau de création new yorkais de Robertet est notamment le compositeur des parfums de la marque Byredo. C’est d’ailleurs un parfum de la marque suédoise, Vanille antique, qu’il a choisi pour concourir.
Invitée surprise, mais de marque, l’Osmothèque a été distinguée en fin de cérémonie. Thomas Fontaine (Président), Anne-Cécile Pouant (Directrice), Isabelle Chazot (Directrice du comité scientifique) et Christopher Sheldrake (vice-président) sont montés sur scène pour recevoir, au nom du conservatoire international du parfum, un prix inédit, récompensant l’implication de l’association et de ses bénévoles en faveur du patrimoine de la parfumerie. Et qui d’autre pour cette remise de prix que le facétieux Marc-Antoine Corticchiato (Parfum d’empire), lui qui perpétue avec passion et authenticité une tradition rare, celle de parfumeur et de fondateur d’une marque de parfum ? Comme un certain François Coty.
Tel le phénix, souhaitons à ces lauréats d’entrer dans la légende… du parfum.
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Le Prix du Phénix. Comment ça marche ?
La sélection des nominés est confiée à la commission technique de l’association du Phénix. Composée de maîtres parfumeurs, de membres de la Société française des parfumeurs et de l’Osmothèque de Versailles, celle-ci élabore chaque année au mois de mai une liste de parfumeurs-créateurs au sommet de leur art, et ayant créé au moins un parfum commercialisé pendant l’année qui précède. L’association propose à ces parfumeurs de concourir dans les catégories Prix du Phénix et Prix International S’ils acceptent, ces derniers doivent faire parvenir trois parfums de leur choix, représentatifs de leur signature et leur style. Certaines années, la commission technique choisit également d’attribuer un Prix d’honneur : celui-ci n’est pas soumis au vote du jury.
L’élection des lauréats est faite par un jury composé de parfumeurs reconnus, généralement entre 6 et 8. Ses membres reçoivent l’ensemble des parfums soumis par les nominés dans un coffret anonymisé. Les fragrances y sont présentées dans des flacons génériques numérotés, afin que le choix du jury puisse se baser uniquement sur la dimension olfactive des créations. Chaque membre du jury choisit trois nominés par catégorie : il attribue trois points à son favori, deux au deuxième, et un au troisième. Un huissier collecte tous les votes et dresse un procès-verbal. Seuls les lauréats sont annoncés : les autres candidats ne sont pas dévoilés, et ils peuvent être sélectionnés à nouveau dès l’année suivante.
Né en 2015, le Groupement de recherche O3 – Odorant, Odeur, Olfaction –, ou GDR O3 pour les intimes, vise à développer des projets transdisciplinaires sur le sujet des odeurs dans leur sens le plus large. Afin d’inaugurer la collaboration conclue avec Nez et à l’occasion de la fête de la science, nous vous proposons une interview de Nathalie Mandairon, directrice de recherche en neurosciences au CNRS et directrice du GDR O3, et Xavier Fernandez, professeur de chimie à Université Côte d’Azur qui en est le directeur adjoint, qui reviennent sur huit ans d’existence.
Comment le GDR O3 a-t-il vu le jour en 2015 ?
Nathalie : Le laboratoire de chimie de Nice a répondu à une sollicitation du CNRS : dans un premier temps, ils ont donc monté un dossier, constitué un panorama d’équipes de recherche qui regroupe tous les domaines se rapportant au sujet, en partant de l’odeur elle-même jusqu’à sa perception physiologique et ses nombreuses applications. Plus récemment, nous avons structuré le groupe. Il y a un bureau qui compte une dizaine de membres bénévoles, et des sous-groupes, pour la communication par exemple. Le GDR O3 réunit désormais 55 équipes des différents laboratoires en France qui couvrent notre sujet, ce qui représente environ 150 membres, sans compter les nombreux étudiants post-doctorants.
Xavier : Nous essayons également d’intégrer des chercheurs dont ce n’est pas la spécialité mais qui peuvent cependant s’y intéresser dans le cadre de leur travail, comme c’est le cas, par exemple, de certains géographes. C’est un réseau très ouvert. Mais nous faisons attention à ne pas intégrer certains courants alternatifs qui ne s’inscrivent pas dans la déontologie de la recherche académique, et viendraient trouver dans le GDR une caution scientifique.
Pourquoi avez-vous mis en place ce projet ?
Nathalie : L’objectif du GDR O3 est de fédérer et d’animer la communauté scientifique autour des odeurs et odorants. Cet objet d’étude, très vaste, concerne des disciplines parfois éloignées qui ont finalement peu l’occasion d’échanger : le cloisonnement est très fort dans la recherche académique françaises (Universités, CNRS, INSERM, INRAé, INRIA…). Le but premier est ainsi de développer des projets de recherche entre des acteurs qui n’auraient pas forcément l’occasion de se rencontrer par ailleurs. Les réunions annuelles du GDR sont en cela essentielles : pendant deux jours, les différents membres peuvent présenter leurs travaux et créer des liens. Nous avons également lancé un appel à projet afin d’inciter les laboratoires à collaborer.
En dehors de la création d’un réseau de chercheurs sur cette thématique, le GDR O3 a-t-il d’autres fonctions ?
Nathalie : C’est le bureau d’entrée des sollicitations extérieures venant du grand public, d’industriels ou de chercheurs. Nous nous occupons ensuite de rediriger les demandes aux équipes les plus à même d’y répondre. C’est aussi en ce sens que nous avons créé l’annuaire en ligne, qui regroupe nos membres et décrit leurs domaines de recherche.[1]Pour consulter l’annuaire, cliquez ici Par ailleurs, les étudiants du GDR s’investissent beaucoup : ce sont eux qui ont mis en place les webinaires mensuels,[2]Les webinaires sont disponibles en replay sur le site du GDR O3 accessibles à tous, où un chercheur prend la parole sur un sujet. Plus largement et grâce à son site web, le GDR a également pour mission de diffuser l’information scientifique.
Xavier : L’un des objectifs du GRD est ainsi de dépoussiérer la façon dont on imagine la recherche sur les odeurs, de rappeler qu’elles ne sont pas seulement un matériau pour les parfumeurs. C’est un champ très large avec une véritable dynamique, notamment en France.
Après 8 ans d’existence, quel est le bilan et quels sont vos projets pour l’avenir ?
Nathalie : Nous sommes très heureux du chemin accompli : des projets inédits ont pu voir le jour grâce au GDR O3. Je travaille par exemple en tant que neuroscientifique avec Sylvie Baudino, spécialisée en génétique des plantes, afin de comprendre pourquoi le parfum de la rose est si attractif.
Xavier : Pour ma part, j’ai collaboré avec des archéologues sur un projet mêlant histoire et chimie moléculaire : jamais je n’y aurais jamais pensé seul ! Aujourd’hui, la période de financement par le CNRS se termine : on est en pleine réflexion sur la forme que cela va prendre pour poursuivre ce projet si fructueux. Nous souhaitons également faire grandir notre visibilité. Nous sommes déjà présents dans certains événements comme le congrès Olfaction et perspectives de l’Isipca. Mais nous voulons mieux mettre en avant les travaux de nos chercheurs : le partenariat avec Nez nous donne beaucoup d’espoir en ce sens.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Si dsm-firmenich est d’abord connue pour son expertise en molécules de synthèse, la maison de composition est présente à Grasse depuis 2007. Son implantation progressive s’y est concrétisée en 2020 avec l’acquisition de la Villa Botanica, un havre de nature ouvert aux parfumeurs et aux clients dès l’année suivante. Elle raconte aujourd’hui cet ancrage dans un ouvrage qui dévoile la symphonie des quatre saisons au cœur de la capitale mondiale de la parfumerie.
On a souvent limité dsm-firmenich à la création de molécules de synthèse dans laquelle elle a été pionnière. C’est en effet à Genève, loin des champs de fleurs, qu’a débuté son histoire : le chimiste Philippe Chuit s’associe au financier Martin Naef en 1895, alors qu’émergent à peine les premiers ingrédients synthétiques qui permettront à la parfumerie moderne de voir le jour. Dans le local loué par Charles Firmenich, ils développent un procédé de fabrication de vanilline, créent des molécules devenues iconiques comme l’Iralia à l’odeur de violette irisée, qui entre dans la base Diantine sans laquelle le grand Origan de Coty (1905) n’aurait pas existé. Un véritable centre de recherches voit le jour, alors dirigé par Leopold Ruzicka, qui obtient un prix Nobel en 1939 pour son travail sur les muscs.
Son expertise technique est aussi ce qui permet à la société de trouver les meilleures techniques d’extraction pour les matières premières naturelles. Si l’on parle aujourd’hui comme d’une innovation de l’extraction aux fluides supercritiques (aussi appelée extraction CO2), rappelons qu’elle a été introduite à échelle industrielle pour les applications aromatiques dès 1994 chez dsm-firmenich, qui développera notamment un extrait de poivre rose entrant dans la composition de Pleasures d’Estée Lauder. La société a également officialisé en 2021 un procédé d’extraction électromagnétique, baptisé Firgood, qui utilise l’eau déjà présente dans la biomasse, sans ajout de solvant, très peu gourmande en énergie. Et surtout pourvoyeuse d’extraits d’une pureté olfactive sans précédent – qui permet même de faire parler les fleurs jusque-là muettes.
Pionnière donc sur la synthèse mais aussi sur les techniques d’extraction des naturels, dsm-firmenich incarne l’interdépendance de ces types d’ingrédients bien souvent opposés. Comme le résume Fabrice Pellegrin, parfumeur principal et directeur de l’innovation des produits naturels de la société : « Cette opposition n’a pas de pertinence dans notre métier : la synthèse apporte la modernité, le naturel offre la poésie ; nous avons absolument besoin des deux pour créer ». Rappelons une fois de plus que naturel et synthèse fonctionnent toujours main dans la main : cette dernière résulte souvent de l’étude des ingrédients naturels, soit parce qu’ils permettent d’identifier des corps odorants qui seront ensuite synthétisés, soit parce qu’ils servent de base pour les réactions permettant d’obtenir des molécules.
Le travail des naturels, que la société a ainsi à cœur depuis plus de deux décennies, est magnifiquement représenté par les photographies de Philippe Frisée, qui illustrent l’ouvrage Grasse – De la fleur au parfum tout juste publié chez Gallimard. L’occasion pour dsm-firmenich de conter, sous les mots de Lionel Paillès, son ancrage dans la capitale de la parfumerie, à travers les quatre saisons qui bercent les cultures et donnent leur tempo aux productions. Champs de rose centifolia, lavande, jasmin grandiflorum et mimosa s’entremêlent aux ateliers d’extractions chromés, aux blouses blanches des équipes techniques : un beau livre pensé comme une essence dans laquelle seraient distillés les seize ans de présence de la société dans la cité provençale.
Celle-ci débute en effet avec le rachat de Danisco, spécialiste des arômes, en 2007. Pierre Ruch, actuel président du site de dsm-firmenich Grasse et directeur des opérations, faisait partie de cette société danoise. Il se souvient de ces années : « Suite au rachat, il a été décidé d’y créer un site d’excellence pour les ingrédients naturels, où l’on a rapatrié les acheteurs, la partie innovation, celle de la recherche et développement pour y faire des essais pilote… Dès lors que l’on parle des naturels, avoir toute l’équipe sur place devient une nécessité : les différentes étapes sont toutes en lien, c’est un véritable écosystème. On est désormais 150 personnes sur site. » Et Fabrice Pellegrin de compléter : « Avoir tous les systèmes de transformation sur place est une véritable chance : on peut faire les productions au niveau laboratoire comme au niveau industriel. C’est un gain de temps dans le développement des nouveaux produits, qui prend déjà plusieurs années. » À l’usine de Tourrettes sont extraites les plantes locales cultivées par les producteurs locaux de renom, comme les Rebuffel dont dsm-firmenich s’est engagé, dès le début des années 2000, à acheter toute la production de rose centifolia. En s’implantant dans le berceau de la parfumerie, la société s’inscrit cependant dans le futur : les partenariats sont pensés sur le long terme, et permettent de sécuriser les approvisionnements même lorsque les récoltes sont mauvaises.
Mais tout ne peut pas être produit à Grasse : les matières premières viennent souvent de plus loin. dsm-firmenich a développé un système de partenariats en joint-venture – c’est-à-dire en prise de participation actionnariale – avec les meilleurs producteurs à la source sur chaque continent. « J’ai accompagné le premier que nous avons mené avec Jasmine Concrete en Inde en 2014, Nelixia au Guatemala en 2018 » explique Pierre Ruch. « Et nous venons de nous engager dans un nouveau partenariat prometteur à Madagascar. Nous leur garantissons une sécurité financière grâce aux contrats de collaboration, et pouvons apporter notre savoir-faire en termes d’extraction. Mais ce sont eux qui gèrent sur place. » dsm-firmenich est ainsi la maison de composition qui offre le plus large portefeuille d’ingrédients à ses parfumeurs, tant au niveau des naturels que des synthétiques.
Ce sont d’ailleurs les parfumeurs eux-mêmes qui choisissent les prochaines matières qui viendront enrichir leur palette, et notamment Fabrice Pellegrin. « Les producteurs nous font parvenir leurs nouvelles biomasses, et nous cherchons la meilleure extraction. Après une première sélection, nous réunissons les maîtres parfumeurs à la Villa Botanica, un lieu idyllique acquis en 2020 par la société. » Il faut imaginer une bastide provençale autour de laquelle poussent une multitude de plantes à parfums, et qui offre une vue imprenable sur la baie de Cannes. Une serre de 100m2 complète depuis peu le tableau : on peut y sentir nombre de ces plantes exotiques cultivées à travers le monde qui entrent dans la palette des créateurs.
La Villa Botanica, écrin de nature. Crédit photo : Philippe Frisée
Pour le parfumeur, qui a porté ce projet, le lieu relève de l’évidence : « C’est un véritable écrin qui n’existe pas ailleurs. Sa fonction est triple : elle constitue un espace de travail unique pour nos parfumeurs, qui ont tout à disposition pour faire des essais, des pesées, mais dans un environnement exceptionnel, où ils se sentent chez eux. C’est aussi un lieu de réception magnifique pour nos clients, qui peuvent par exemple y organiser des lancements. Sa vocation est également pédagogique : créateurs et clients peuvent y retrouver les plantes qui entrent dans les compositions. » Quelle meilleure manière de mettre en avant sa ville natale ? Lorsqu’il a présenté ce projet, l’équipe de dsm-firmenich en a immédiatement saisi tout le potentiel. Elle s’est largement impliquée pour le mettre en place, et a su s’entourer des meilleurs : c’est ainsi Antoine Leclef, jardinier paysagiste, qui est aux rênes de ce jardin aux allures d’Eden.
La société fourmille d’idées pour les années à venir, et nourrit notamment l’ambition de faire du lieu une « Villa Médicis du parfum » qui permettra des échanges entre les parfumeurs et d’autres créateurs. C’est d’ailleurs ici que Fabrice Pellegrin a invité le chef étoilé Akrame Benallal, avec lequel il a imaginé Adorem, un parfum de la collection 1+1 éditée par Nez. Cette vision de l’avenir illustre parfaitement l’objectif de dsm-firmenich dans son ancrage grassois : rendre hommage à la nature, la protéger, la sublimer par la création artistique, grâce aux avancées de la technologie.
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Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Ce 19 septembre, jour de son anniversaire, Daniela Andrier nous parle de l’une de ses références, le N°19 de Chanel.
Le N°19 de Chanel est le seul parfum qui ait eu une telle place dans ma vie. J’étais enfant lorsque je l’ai senti pour la première fois, porté par ma tante. C’est une femme sublime que j’admirais et que j’admire aujourd’hui encore. Elle dégage une forme de noblesse qui m’émerveille. Son visage m’apparaissait alors comme celui d’une reine : sa gestuelle, le son de sa voix, tout en elle me semblait remarquable. Le N°19 a ainsi immédiatement été associé, pour moi, à la grâce qui émanait d’elle. Je me souviens lui avoir confié cette phrase, qui me semble parfois étrange : « Ton parfum est noble comme les feuilles d’automne ! » Ne me demandez pas pourquoi j’avais fait cette association. Ce n’est pas du tout ce à quoi me fait penser ce parfum aujourd’hui mais, dans mon imaginaire d’enfant, j’y percevais quelque chose d’extrêmement raffiné et, c’est bien le mot, quelque chose de noble. Ce parfum est aussi d’une tendresse infinie, presque maternelle, avec ses facettes poudrées, irisées, et le galbanum qui rend l’ensemble très élégant. Le dialogue entre la note verte assez distante, mystérieuse et la douceur du muguet, avec son côté joyeux, y est admirable.
Le N°19 est devenu une référence pour moi. C’est drôle : ce chiffre est celui de ma date de naissance, le 19 septembre – mais je n’ai remarqué cette coïncidence que tardivement. J’ai fait mon premier stage chez Chanel et il a toujours été, à mes yeux, le plus beau parfum de la maison. Le temps a passé, je vois moins souvent ma tante qu’alors, mais lorsqu’il m’arrive de croiser une femme qui s’en est parée, j’ai véritablement l’impression qu’il l’embellit.
Pourtant, je n’ai jamais pu le porter moi-même de manière quotidienne ; était-ce parce qu’il m’était si important ? J’ai en effet l’impression que ce serait comme avoir un chef-d’œuvre accroché autour du cou : dans la vie de tous les jours, c’est presque trop.
C’est aussi une affaire d’idéalisation : lorsqu’on se retrouve face au réel, alors on est en prise avec les défauts. C’est ce que j’aime profondément dans la nature humaine : la dualité très complémentaire entre l’emphase de l’idéalisation et la confrontation au réel ; c’est la rencontre entre les deux qui permet la connaissance véritable. Quand j’analysais le N°19, certains aspects me dérangeaient, notamment un accord en fond, sûrement la mousse de Saxe. Ce décalage entre le sublimé et le réel a motivé mon travail minutieux autour de ce parfum.
C’est ce que j’ai fait pour la première fois lorsque j’étais à New-York avec mon mari et notre première fille, entre 1998 et 1999. Si cette période reste gravée comme l’une des plus heureuses de ma vie, elle l’était moins du point de vue professionnel : c’était une traversée du désert, notamment parce que la manière de procéder était très différente aux États-Unis et ne me convenait pas du tout. J’avais donc décidé de travailler en solitaire sur des projets qui me tenaient à cœur. J’ai alors commencé à explorer le N°19, pour en extraire l’essentiel, en le dépouillant de ce qui me dérangeait. J’ai nommé ce parfum – je ne sais pas vraiment pourquoi – Mani T6 : cherchant un équilibre, à mon sens parfait, entre galbanum, iris, notes rosées et muscs.
Et puis, l’année suivante, je suis rentrée en France et j’ai commencé à travailler un iris à partir de ce Mani T6 avec Fabio Zambernardi, qui était déjà alors directeur artistique de Prada. En résulte un premier parfum qui sort de manière confidentielle en 2003, le N°1 Iris de Prada, diffusé uniquement dans les boutiques de la marque. Fabio, qui le portait régulièrement, m’a alors demandé une déclinaison plus estivale. Une version tout en finesse en a découlé, où j’ai notamment affiné la subtilité de la diffusion : l’Infusion d’iris a été commercialisée en 2007. Aujourd’hui encore, celle-ci constitue la quintessence de ce que j’aime dans le N°19, comme un prolongement de ce rêve d’enfance. Comme lui, elle se définit par ce sillage qui sait rester présent sans jamais être impoli, sans jamais envahir l’espace d’autrui. Parler, sans écraser ceux qui nous entourent : voilà une qualité essentielle à mes yeux pour un parfum, qui va à l’encontre des sorties actuelles. Je pourrais dire que le sillage du N°19, dans sa justesse – avant même de parler de son esthétique – a inspiré ma manière de composer en général.
Trouver un dosage subtil, qui se perçoive sans importuner, est un exercice délicat, complexe. C’est aussi une exigence que je tiens d’Édouard Fléchier, qui m’a appris mon métier. Il me demandait constamment de « simplifier ! » À l’époque, cela m’agaçait, et pourtant aujourd’hui rien ne me sert autant que cet impératif.
L’Infusion d’iris demeure l’un des seuls parfums que j’ai pu porter, avec la Fleur d’oranger de Fragonard. Je n’ai jamais réussi à vider un flacon de ces grands parfums que j’admirais : le N°19, Jicky, Aromatics Elixir…. Ils n’ont jamais été pour moi que des compagnons d’un jour : trop grandioses ; et sûrement mes muses pour toujours…
D’autres parfums ont découlé de ce travail de décorticage. Il y a notamment Untitled de Maison Maison Margiela, autour du galbanum. Cette matière, sous sa forme d’essence comme de résinoïde, est l’une de mes préférées, avec le lentisque, l’iris et la fleur d’oranger, même si je dis souvent que je n’ai pas de favoris – ce qui est vrai d’une certaine manière car j’ai besoin d’aimer toutes les matières de la palette.
C’est ainsi, finalement, de mon amour pour le N°19 qu’ont découlé ces créations : reconnaître ses défauts, embrasser toutes ses nuances, cesser de le mystifier, voilà pour moi aussi la définition de l’amour véritable.
Parfumeur chez Givaudan, Daniela Andrier a crée entre autre Kenzo Le monde est Beau, Emporio Armani She, Contradiction, Gucci Eau de parfum, Gucci Envy for Men, Angélique Noire, Prada Amber pour Homme, Pierre de Lune Armani Privé, l’Artisan Collection Prada, la collection des Infusions de Prada, Knot et Bottega Veneta pour Homme...
Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Aujourd’hui, Michel Almairac évoque Habanita de Molinard, une « pièce de musée » composée en 1921 par Henri Bénard, qu’il a découvert enfant.
Pour moi, Habanita de Molinard fait partie de ces compositions illustres de l’histoire de la parfumerie, au même titre que Shalimar ou L’Heure bleue de Guerlain.
Notre rencontre a eu lieu en 1963 ou 1964. Je devais avoir une dizaine d’années à cette époque, et à part quelques notes d’eau de Cologne ou d’eau de toilette à base de lavande, le parfum m’était totalement étranger. Jusqu’au jour où mon père, qui faisait partie de l’organisation du rallye automobile Pays de Grasse Fleurs et Parfums, a rapporté à la maison des cadeaux reçus de la part de sponsors. Parmi ceux-ci se trouvaient plusieurs flacons et savons siglés Habanita de Molinard. « Surtout, tu n’y touches pas ! », crut-il bon de me préciser. À votre avis, que fis-je ? Une fois mon père éloigné, non seulement j’ouvris l’un des vaporisateurs, mais je m’en aspergeai généreusement. Pour l’enfant que j’étais, dépourvu de tout vocabulaire spécifique, cela sentait tout simplement le miel. Je n’ai su que plus tard que la fragrance s’appuyait sur un accord associant au miel – que j’avais bien perçu – le vétiver et la vanille. Cet accord précurseur confère à Habanita un caractère très marqué. Son empreinte olfactive ambrée, vanillée, miellée fixe cette composition dans le temps et lui donne un impact inoubliable. En cela, je le considère comme un chef d’œuvre.
Je ne saurais dire si Habanita a décidé de ma vocation, mais il est vrai qu’il m’a souvent inspiré. J’ai beaucoup travaillé et décliné cet accord. Je peux citer une variation pour femme avec Joop ! Nuit d’été, ou ce que je considère comme en étant des interprétations masculines : Relax de Davidoff et Minotaure de Paloma Picasso. J’aime particulièrement ce dernier.
Après le décès de mes parents, j’ai retrouvé dans leur maison l’un des fameux flacons d’Habanita reçus au début des années 1960. Il est remarquablement scellé par un opercule métallique, comme sur certains médicaments. Je n’ai jamais eu le courage de l’ouvrir. Non pas à cause de l’émotion qui pourrait surgir : c’est plutôt l’envie de garder intacte ce que je considère comme une pièce de musée.
Comme une vieille bouteille de vin : le niveau est bas, pourtant le flacon n’a jamais été ouvert.
Originaire de Grasse, Michel Almairac a appris le métier de parfumeur chez Roure (aujourd’hui Givaudan), puis a travaillé successivement chez Takasago, Créations Aromatiques (aujourd’hui Symrise), Drom, puis Robertet qu’il a rejoint en 1998. Il a crée entre autre les parfums suivants : Zino, Fahrenheit, Casmir, Minotaure, Voleur de Roses, Burberry for Women, Rush, Rush 2, Gucci pour Homme, Lui de Rochas, Ambrette 9 Le Labo, Zen.
Depuis 1907, le concours international de roses nouvelles de Bagatelle récompense des rosiers remarquables pour leur beauté ou leur parfum. Pour cette 116e édition, Nez faisait partie du jury, aux côtés notamment de Jeanne Bichet, évaluatrice chez Luzi. Reportage.
« Celui-là n’a pas beaucoup de fleurs, mais elles ont une teinte originale et lumineuse. – Il présente un beau feuillage, sa silhouette est bien ramifiée, on a un parfum assez présent, légèrement épicé… Alors, on lui met combien ? » Ce jeudi 15 juin, la roseraie du parc de Bagatelle bourdonne de petits groupes armés de stylos et de carnets de note. Comme chaque année depuis 1907, le célèbre jardin situé dans le bois de Boulogne à Paris accueille le concours international de roses nouvelles de Bagatelle. Pionnier du genre à sa création, il a depuis été rejoint par de nombreuses compétitions à travers le monde, jusqu’au Japon et en Nouvelle-Zélande. En Europe, la floraison des rosiers ne durant que quelques mois, les concours se succèdent semaine après semaine de Barcelone à Belfast et de Rome à Varsovie. « En mai-juin, les amateurs de roses sont carrément débordés », s’amuse Jeanne Bichet. Membre du jury du concours de Bagatelle depuis seize ans, elle fait également partie de la commission qui décerne le prix des parfumeurs, avec Norbert Bijaoui et Pierre Nuyens de la Société française des parfumeurs et Ursula Wandel (Givaudan). Jeanne est aussi familière des lieux pour les visiter régulièrement en compagnie de parfumeurs ou de marques pour lesquelles Luzi crée des fragrances : « Avec ses couleurs, ses lumières et ses parfums, cette roseraie est un lieu d’inspiration incroyable pour de futurs projets. C’est ici qu’est née l’idée d’Isparta, une ode à la rose que notre parfumeuse Sidonie Grandperret a imaginée pour la marque de niche Les Destinations, souligne-t-elle. Chaque concours représente aussi un moment hors du temps de rencontres et d’échanges avec un jury international de professionnels passionnés par les roses. Une occasion extraordinaire de se reconnecter à la nature et de redécouvrir la beauté et le parfum unique de chaque fleur. Il y a parfois des pépites! »
Le concours récompense les roses nouvelles, c’est-à-dire celles qui ne sont pas encore commercialisées. Cette année, 28 obtenteurs venus de 11 pays présentent 101 variétés créées par croisement entre deux fleurs. Celles qui sont primées seront les stars des jardineries et des parcs du monde entier d’ici quelques saisons : la rose trustant le sommet des ventes aussi bien pour les fleurs coupées que pour les arbustes, l’enjeu est d’importance. « Un prix dans un concours comme Bagatelle est un vrai argument de vente, indique Jeanne. Dans les catalogues, les obtenteurs mettent en avant les récompenses remportées par leurs roses, comme on peut le voir dans le domaine du vin. Certaines variétés couronnées ici sont devenues très appréciées et réputées : la rose Piaget obtenue par Meilland Richardier ou encore la rose Jardin de Granville créée par Roses André Eve pour Dior, par exemple… »
Pour élire les lauréates, un savant système de notation est mis en place. La commission permanente, qui rassemble une vingtaine de rosiéristes, jardiniers, parfumeurs et spécialistes de la rose, les a déjà évalués quatre fois en un an, notamment pour apprécier leur résistance et leur remontance, ce qui désigne leur capacité à refleurir au fil de la saison. Le jour du concours, la note de chacun est complétée par la commission de nouveauté, composée d’obtenteurs français et étrangers, qui juge l’originalité des variétés, et enfin par le grand jury, constitué d’une centaine de personnalités du monde de la rose, d’élus, d’artistes et de journalistes. L’organisation est parfaitement rodée, et après une photo souvenir, les jurés se réunissent par six dans le groupe qui leur a été attribué. Il est temps de passer au crible les concurrents. Comme aux Césars, ils sont répartis par catégories : buisson à fleurs groupées (pour les arbustes dont les tiges portent plusieurs fleurs), couvre-sol (rosiers utilisés pour habiller les talus), sarmenteux (grimpants)…
La notation repose sur des critères et un barème très précis. « Nous jugeons d’abord la floraison sur 30 points, détaille le rosiériste Jean-Marc Pilté, chef du groupe 14. La durée, le nombre de fleurs, leur couleur, leur forme, et puis ce qui se passe à la défloraison, qui est presque aussi important : est-ce que les pétales tombent tous seuls ou restent accrochés et pourrissent ? Ensuite, sur 30 points également à chaque fois, la plante dans son ensemble, son port, la qualité et la brillance du feuillage, sa vigueur, d’une part ; et la résistance aux maladies, d’autre part. Comme les roseraies de concours n’utilisent plus de produits phytosanitaires, cela devient un critère essentiel. Et enfin, le parfum, sa puissance, son originalité et son harmonie, compte pour 10 points. » Au-delà des caractéristiques objectives, les jurés sont invités à laisser parler leurs émotions et leur sensibilité. « On peut aussi avoir un coup de cœur! Demandez-vous si vous auriez envie d’avoir ce rosier dans votre jardin ou sur votre balcon », nous a conseillé en préambule Jean-Pierre Lelièvre, le responsable du concours.
Avec sa silhouette un peu déplumée surmontée de trois fleurs, le n°207 ne déclenche pas des envies d’adoption irrésistibles. Mais ses fleurs, si elles sont rares, dégagent de délicats effluves fruités acidulés, entre citron et litchi, qui méritent bien un 7/10. Hélas pour lui, il n’obtient pas la note globale de 50/100 qui lui permettrait de concourir au prix du parfum. « C’est souvent difficile de concilier la beauté de la plante et la dimension olfactive », signale en connaisseuse Sakurako Florentin-Nagira, chargée de mission pour les relations franco-japonaises et passionnée de roses. « Les roses odorantes sont redevenues à la mode depuis les années 1980 sous l’influence d’André Eve et de David Austin par exemple, ajoute Jeanne. Aujourd’hui, il faut essayer de tout concilier : le parfum, la floraison, une allure naturelle, pas trop figée, des besoins faibles en eau… » Les conditions météorologiques en cette mi-juin n’aident pas les rosiers à flatter les narines des jurés : après de fortes pluies qui ont fait souffrir certains plants les jours précédents, les températures élevées dès le matin perturbent la diffusion de leurs molécules odorantes. Les débats s’animent parfois au sein des groupes, un deuxième passage auprès des rosiers qui ont reçu les notes les plus élevées permettant souvent d’affiner ces dernières. Puis vient l’heure du décompte des votes – et d’un déjeuner sous une ombre bienfaisante pour les jurés. C’est enfin dans l’orangerie qu’est annoncé le palmarès. Le 1er prix toutes catégories confondues revient au n°56 Spotlight (créé par Roses Kordes), un beau rosier aux fleurs jaunes et épanouies, le 2e prix au n°86 Yukiko (Viva international), aux grappes très fournies de fleurs miniatures d’un subtil blanc rosé. Si les parfumeurs ont décidé de ne pas remettre de prix cette année, en raison des conditions météo difficiles, un rosier est tout de même distingué pour son profil olfactif par l’ensemble du grand jury : le n°47 (Nirp international) « aux facettes vertes, aqueuses, nuancées de géranium, de litchi et de poivre », selon Pierre Nuyens. Les enfants des centres de loisirs de Paris ont quant à eux décidé de récompenser le n°79 Château de Canon (Roses André Eve), dont les fleurs de couleur abricot diffusent « une très belle note de rose avec un effet pêche et poire », décrit Jeanne qui remet son trophée à son créateur. Des rosiers qui inspireront sans doute certains parfumeurs et dont les visiteurs du parc de Bagatelle pourront profiter jusqu’à l’automne.
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Lancé lors de la dernière édition d’Esxence – événement milanais dédié à la création de niche – en avril 2023, Niche by Nez est un magazine gratuit destiné à mettre en valeur la richesse de la parfumerie sélective, publié une fois par an, en français et en anglais. Daniel Nare, fondateur de la boutique Niche Parfumerie en Roumanie avec sa femme Andreea Anca Nare, fait partie de ceux qui ont choisi de le distribuer. Il nous partage sa vision de la culture olfactive.
Pouvez-vous nous en dire plus sur l’histoire et la création de votre boutique ?
Notre histoire a commencé en 2012 avec l’ouverture de Niche Parfumerie, une petite boutique à Timisoara, en Roumanie, conjointement à notre site web. Depuis 2020, nous avons également un concept store à Bucarest, appelé 50ml Artistic Fragrance Bar.
À l’époque, au début des années 2010, les parfums de niche n’étaient pas très connus en Roumanie : ma femme Andreea Anca Nare et moi avons passé beaucoup de temps à tester et à découvrir des marques. Nous étions à la recherche de compositions innovantes, évaluions les ingrédients, rencontrions des parfumeurs et cherchions à en apprendre plus sur l’histoire de l’industrie. Cela nous a tellement passionné que partager cette expérience avec d’autres personnes est devenu une évidence.
Dès le départ, nous avons souhaité intégrer des maisons qui répondent à un ensemble de valeurs – la créativité, l’héritage, l’innovation – qui définissent le marché de la niche selon nous. Nous voulions également créer un parcours de diversité et de découverte mettant en lumière ce que la parfumerie créative a de mieux à offrir.
Aujourd’hui, notre portefeuille compte 45 marques aux profils diversifiés : certaines sont historiques, comme Nicolaï ; d’autres sont plus contemporaines, comme Thomas de Monaco ; d’autres, Aemium par exemple, valorisent les matières premières naturelles ; et certaines – comme c’est le cas de Mendittorsa – prônent une approche plus artistique et artisanale. En facilitant l’accès à ces marques pour les Roumains et en partageant leurs histoires extraordinaires, notre rôle est de les mettre en avant, d’en montrer toutes les spécificités.
Dans quelle mesure est-il important pour vous de développer la culture olfactive de vos clients ?
La culture olfactive est notre raison d’être principale. Elle l’est en premier lieu pour les clients : les gens aiment mettre des mots sur leurs propres goûts ; ils sont passionnés par les ingrédients, leur odeur, leur histoire. Mais la culture olfactive est également essentielle pour nous-mêmes, car elle nous aide à comprendre et à répondre aux questions qu’ils peuvent nous poser, à créer des expériences et à les aider à en apprendre davantage sur la parfumerie.
Pour développer cette culture olfactive, notre équipe collabore avec des designers et des artistes qui imaginent des expériences olfactives uniques, ainsi que des ateliers où sont mis en avant des matières premières rares. Le public peut y rencontrer des parfumeurs reconnus, et certaines créations emblématiques de l’histoire de la parfumerie que nous avons à cœur de présenter.
Pourquoi avez-vous choisi de distribuer Niche by Nez ?
Nous pensons qu’il est essentiel de bien comprendre les motivations et les personnes qui se cachent derrière chaque marque de niche. Niche by Nez, et Nez en général, constituent des sources fiables pour rester informé et s’éduquer sur ce sujet.
Retrouvez Niche by Nez dans les boutiques de Niche Parfumerie :
Niche Parfumerie,Timișoara Strada Alba Iulia No. 1, Romania
50ml Artistic Fragrance Bar, Calea Dorobantilor 111, Romania
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Dans le sillage de No5, imaginé par Ernest Beaux, les premières créations olfactives de Chanel dans les années 1920 témoignent d’une vision neuve de la parfumerie. Olivier Polge, parfumeur de la maison depuis 2015, revient sur cette période prolifique et ces fragrances emblématiques qui, un siècle après leur naissance, continuent de briller par leur étonnante modernité. À l’occasion des 140 ans de la naissance de Gabrielle Chanel ce samedi 19 août, nous vous invitons à (re)découvrir cet entretien initialement publié dans Une histoire de parfums de Yohan Cervi.
Pourriez-vous dresser un portrait olfactif des années 1920 ?
Il y a finalement assez peu de parfums créés à cette époque qui nous sont parvenus et sont toujours commercialisés. Il est également difficile de savoir ce qui fonctionnait vraiment dans les années 1920. Néanmoins, on sait que les notes ambrées et animales étaient importantes. En rupture avec cette tendance, ce sont les notes florales qui dominent dans No5. Cette fragrance laissera une empreinte extraordinaire, du fait de sa notoriété et de son influence sur la parfumerie. Elle ouvre rapidement une nouvelle voie et inspire de nombreuses et très belles créations, comme Arpège de Lanvin, Liu de Guerlain et, plus tard, Calandre de Paco Rabanne, Rive gauche d’Yves Saint Laurent ou Estée et White Linen d’Estée Lauder. Sa lignée est foisonnante et prolifique. Quant à sa résonance culturelle, elle apparaîtra surtout à partir des années 1950 aux États-Unis. Je pense que les choses arrivent toujours à point nommé et ne sortent jamais de nulle part. No5, dès ses débuts, rencontre une époque qui est prête à l’accueillir, mais qu’il bouscule aussi, certainement.
Que représentait le parfum pour Gabrielle Chanel et pourquoi a-t-elle choisi de lancer ses propres fragrances ?
Gabrielle Chanel est attirée par le parfum, et elle n’est pas la seule. En revanche, c’est la première couturière à donner son nom à une marque de parfums, à la différence de Paul Poiret et ses Parfums de Rosine. Elle a fait « le parfum Chanel », et, symboliquement, cela dit autre chose : pour elle, la mode et les fragrances s’inscrivent dans un même univers et expriment son style, chacune à leur manière. À travers cette démarche, elle a inventé le parfum de couturier. Pour moi, cela révèle l’essentiel de son rapport à la parfumerie.
Y a-t-il un « style Ernest Beaux » ?
Effectivement, il y a dans ces créations un style qui s’exprime et se ressent. Mais qu’est-ce qui relève de celui d’Ernest Beaux ou de celui de Chanel ? Quand je regarde les formules laissées par le parfumeur, je vois déjà beaucoup de fleurs ainsi que des aldéhydes – je pense à No22, à Cuir de Russie et même à Bois des îles. Avait-il compris que c’était ce qu’aimait Gabrielle Chanel ? Les fameux aldéhydes sont-ils essentiels à No5 ? Sans les aldéhydes, No5 est déjà très beau, et sa forme reconnaissable. C’est un parfum déjà complexe, abouti et abstrait. Mais les aldéhydes lui confèrent un twist et le propulsent. Leur dosage est important et audacieux, notamment au vu de la force et de l’impact qu’ont ces ingrédients dans le rendu final, mais je n’aime pas la notion de surdose, comme on peut le lire parfois : je la trouve inappropriée, car elle signifierait qu’il y a un problème esthétique. Si c’est ce que l’on recherche, c’est toujours le bon dosage, peu importent les proportions. Une eau de Cologne peut contenir 30% de bergamote dans sa formule. Parle-t-on pour autant d’overdose ? Non, car cette proportion a du sens.
Quelles autres notes sont importantes dans la formule ?
Gabrielle Chanel aurait demandé à Ernest Beaux quel était le plus bel ingrédient de la formule. « Le jasmin », aurait-il répondu. « Alors, mettez-en plus », lui aurait-elle rétorqué. Elle voulait une formule que les parfumeurs ne se seraient pas permis de réaliser et n’auraient pu copier. La rose aussi est essentielle, de mai et de Bulgarie, ainsi que l’ylang-ylang. Il y a également du néroli, de l’iris, des notes muguet. C’est un bouquet riche et complexe, très sophistiqué. J’aime l’idée qu’a eue Gabrielle Chanel de souhaiter un parfum artificiel, c’est-à-dire composé, qui ne tente pas de reproduire l’odeur des éléments de la nature. Venant de la mode, elle avait une vision différente du parfum et voulait quelque chose de nouveau, qui ne soit pas orchestré autour d’une matière première. Je trouve que ces éléments apportent un éclairage à l’histoire de No5. Concernant l’accord de fond, les matières les plus importantes sont la vanille et le santal ; également le vétiver, même s’il occupe davantage de place dans l’eau de toilette que dans l’extrait.
No22, du nom de son année de lancement, est l’autre grand floral aldéhydé de la maison. Qu’est-ce qui le différencie de No5 ?
Ils appartiennent à la même famille, mais la composante florale du No22 est différente. Elle repose davantage sur la fleur d’oranger et, dans une moindre mesure, sur la tubéreuse, une fleur relativement inhabituelle chez Chanel. Le complexe aldéhydé est aussi différent, et No22 comporte de l’encens, avec un fond plus ambré. C’est un grand parfum, que j’aime beaucoup.
Cuir de Russie (1927) est quant à lui un parfum hors norme, qui se démarque nettement dans la famille des cuirs, notamment par sa floralité.
Cuir de Russie a en effet un côté floral aldéhydé, et ces éléments, même s’ils sont secondaires, le différencient des autres cuirs de la parfumerie. C’est un cuir Chanel.
Même sa note cuirée est sophistiquée…
Dans la maison, nous aimons les essences qui ne sont pas brutes, mais redistillées ou fractionnées. Nous avons toujours sélectionné nos matières premières sous cet angle, ce qui leur confère une esthétique et un aspect particuliers. C’est le cas du bouleau ou du styrax, par exemple. Cuir de Russie est un parfum complexe dans sa construction, car à ses notes de cuir, de bois et d’ambre s’opposent celles, plus lumineuses et délicates, des fleurs et des aldéhydes.
Que cherchait à évoquer Bois des îles (1928) ?
Il exprime au mieux ce sentiment d’exotisme avec ses accords extraordinaires d’épices, de notes fleuries et de santal. J’ai découvert Égoïste (1990) avant Bois des îles. Ces deux parfums, qui sortent des sentiers battus, ont un lien olfactif entre eux. En revanche, je ne connais aucun prédécesseur à Bois des îles.
Il y a eu d’autres créations Chanel à cette époque, depuis longtemps disparues, comme Ivoire, No9 ou Ambre…
En effet, et il y avait également Une idée de Chanel, un très joli nom. Nous avons la chance de détenir l’ensemble des formules de l’histoire de Chanel, ce qui nous a permis, par exemple, de repeser Ivoire et Une idée de Chanel. Quand on sent ces deux fleuris aldéhydés, on s’aperçoit que No5 et No22 sont plus aboutis et beaucoup plus percutants.
Comment entretient-on cet héritage fabuleux ?
Nous créons et fabriquons nos parfums, nous maîtrisons l’intégralité de la chaîne de production, sans intermédiaire, avec une exigence constante en matière de qualité et d’excellence. La maison a ce souci du détail, de la précision, qu’il s’agisse des grands classiques ou des créations plus contemporaines. L’olfactif passera toujours avant le reste. Nous sommes aujourd’hui beaucoup plus précis concernant les matières premières – leur provenance, leur traçabilité et leur qualité – que dans les années 1920. L’autre élément qui nous caractérise, c’est la transformation des matières premières – je pense notamment à la fraction de patchouli utilisée pour composer Coco Mademoiselle. Enfin, il faut se donner des lignes et les suivre, en capturant quelque chose qui nous semble important de l’esprit de Chanel et le faire perdurer tout en le réinventant. Il faut définir un cadre avec lequel on joue, et c’est ce qui constitue un style.
Cet entretien est initialement paru dans Une histoire de parfums écrit par Yohan Cervi et publié aux éditions Nez.
Critique, conférencier spécialiste de l'histoire de la parfumerie moderne et consultant auprès de marques de luxe, il a cofondé en 2017 le laboratoire de création Maelstrom. Collectionneur de parfums anciens, il est l'expert vintage de la rédaction d'Auparfum. Il a également collaboré aux ouvrages Les Cent Onze Parfums qu'il faut sentir avant de mourir (Nez éditions, 2017), La Fabuleuse Histoire de l'eau de Cologne (dir. Jean-Claude Ellena, Nez éditions, 2019) ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Aujourd’hui, Mandy Aftel se souvient de Joy de Jean Patou, la fragrance que portait sa mère. Un choc olfactif à l’origine de sa vocation.
Comme pour la plupart des gens – consciemment ou non – mes souvenirs les plus anciens et mes plus grandes émotions sont intimement liés aux odeurs et en sont imprégnés. Ainsi, Joy de Jean Patou m’évoque ma mère venant m’embrasser pour me souhaiter bonne nuit, le samedi soir, avant de sortir avec mon père. Le nuage de sa signature olfactive m’enveloppait, couplé à l’infinie douceur et aux notes animales de son manteau de vison. J’étais également envoûtée par le scintillement des mystérieux flacons minutieusement alignés sur le bord du miroir de sa coiffeuse, avec leurs breloques d’où pendaient des étiquettes manuscrites stylisées et bordées de dorures.
Son parfum – sophistiqué, chic, taillé pour la nuit – me semblait résonner comme le chant d’une sirène. Joy, composé par Henri Alméras en 1929, est un assemblage de pétales enivrantes (jasmin, rose ylang-ylang, tubéreuse) sur un fond chaud et animal. La fragrance entêtante et narcotique de ces fleurs me transportait, en imagination, vers des lieux exotiques. La forte résonance de cette mémoire sensorielle et la prise de conscience du mystérieux pouvoir primitif que l’olfaction peut avoir sur nous sont à l’origine de ma vocation. En cela, les odeurs en général – pas simplement une seule – ont changé ma vie. Superposer des essences – et notamment celles des fleurs, comme le jasmin, avec l’unification très « yin et yang » des notes à la fois fécales et florales – cela a résonné en moi.
Lorsque je crée un parfum, tout découle de la qualité des essences naturelles et de leurs facettes aromatiques. Mon plus grand plaisir est ainsi de sourcer mes matières premières auprès de petits cultivateurs aux quatre coins du monde et de les comparer, en recherchant la meilleure expression possible de la rose ou du jasmin, par exemple. Quand vous composez un floral exclusivement à partir d’une palette naturelle, vous vous confrontez à la complexité intrinsèque de chaque essence. Cette complexité s’amplifie lorsque plusieurs fleurs aux notes entêtantes sont associées. C’est comme tenter d’harnacher ensemble plusieurs purs-sangs fougueux. Mais en ajoutant une note animale comme de l’ambre gris, on parvient à les dompter. Les fleurs dialoguent soudain entre elles avec une grâce qui semble venue d’ailleurs.
Joy, qui représente à merveille cet équilibre majestueux, a influencé deux de mes compositions. Parfum privé s’appuie sur la symphonie de quatre notes fondamentales : une suave absolue de fleur d’oranger et un osmanthus fruité enrobé par des facettes musquées d’ambrette et un ambre gris chatoyant, sans qu’aucune de ces tonalités ne tire la couverture à elle. Il y a aussi Lumière, un floral élégant à la texture transparente et lumineuse, que j’ai créé en utilisant uniquement des essences naturelles et des isolats. C’est ma vision d’un bouquet floral élégant de chèvrefeuille, de boronia, de magnolia et de fleur de tilleul sur un accord de thé vert traversé par l’ambre gris.
Mandy Aftel, le 15 juillet 2023.
Nez a récemment publié la traduction française d’Essences & Alchimie de Mandy Aftel, réalisée par Sarah Bouasse.
Mandy Aftel est parfumeuse, spécialiste des compositions naturelles. En plus de sa marque, Aftelier, elle a fondé un musée à Berkeley, où elle vit, consacré à l’histoire de la parfumerie et de ses matières premières : The Aftel Archive of Curious Scents. Elle est aussi l'autrice de six livres, dont le célèbre Essences & Alchimie, ouvrage de référence de la parfumerie naturelle, récemment traduit en français aux éditions Nez.
Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Aujourd’hui, Pierre Bourdon nous parle de l’Eau d’Hermès, fragrance admirée jouant le rôle de fil conducteur entre plusieurs compositions phares de sa carrière.
À la fin des années soixante, mon père, alors directeur général adjoint des parfums Dior et qui était, de ce fait, en relations professionnelles avec Edmond Roudnitska, apprit de celui-ci qu’il était le créateur de l’Eau d’Hermès. Par curiosité, il fit l’acquisition d’un flacon à la boutique de la rue Saint-Honoré, le seul endroit où il était en vente. Après l’avoir senti, il m’en fit cadeau. Ce fut ainsi que l’Eau d’Hermès devint mon parfum pendant mes années d’études à Sciences Po.
Je devins épris de cette fragrance cuirée, boisée et épicée, une arabesque aux accents de cardamome, de clous de girofle, de cannelle et de cumin. Une fois mon diplôme en poche, je décidai de devenir parfumeur et intégrai l’école de parfumerie de Roure Bertrand Dupont [désormais Givaudan] à Grasse, où je passai cinq ans. Pendant ce long séjour, je montais, deux fois par semaine, à Cabris, chez Edmond Roudnitska qui corrigeait mes exercices de l’école.
Dès que je fus en mesure de faire des imitations des parfums du marché, je m’empressai de copier ma fragrance fétiche, l’Eau d’Hermès, bien évidemment sans l’aide de mon maître, jaloux du secret de ses formules.
Ce n’est cependant que bien plus tard, au début des années 1990, alors que j’étais directeur de la création chez Quest [racheté par Givaudan], que Serge Lutens chargea mon équipe de développer un parfum évoquant l’odeur des menuiseries de la médina de Marrakech. Christopher Sheldrake et Maurice Roucel composèrent un module à base de bois de cèdre de l’Atlas et d’Iso E Super. Les circonstances firent qu’ils ne purent aller plus loin : le projet me fut alors confié. Étant donnée la structure cuirée et boisée de l’Eau d’Hermès, il me parut comme une évidence d’en greffer des éléments sur le travail de mes collègues. Ainsi fut créé Féminité du bois, au sujet duquel j’eus le plaisir de recevoir ces quelques mots de la part de Serge Lutens : « Le plaisir que j’ai eu de notre collaboration me signifie votre incontestable talent. L’interprétation magistrale du cèdre au féminin m’en donne toute la portée. » Il n’aurait cependant jamais vu le jour sans ma rencontre avec l’Eau d’Hermès.
Deux ans plus tard, alors que je quittai Quest pour fonder Fragrance Resources, Maurice Roger, président des parfums Dior, me confia le développement d’une nouvelle création qu’il voulait « douce et caressante » – ces deux adjectifs étant les seuls éléments de son brief. Après bien des rendez-vous avec son équipe marketing et maints rejets de mes soumissions, je crus comprendre, sans que l’on me l’avoua, que je devais orienter mes recherches dans la mouvance de Féminité du bois. Je repris donc mon étude de l’Eau d’Hermès, en fis des emprunts pour habiller un canevas de Trésor de Lancôme mâtiné de Shalimar de Guerlain : cette tentative eut l’heur de plaire à Maurice Roger qui vint passer deux semaines avec moi pour peaufiner le parfum, qu’il baptisa Dolce Vita. Là encore, il n’aurait jamais existé, du moins pas sous ces traits, sans son digne ancêtre.
Je lui rendis un dernier hommage au moment où je pris ma retraite : un ancien client autrichien, qui était devenu un ami cher, insista pour que je crée cinq compositions à mon nom. Pour l’une d’entre elles, Route des épices, c’est à nouveau l’Eau d’Hermès qui me servit de source d’inspiration. Malheureusement, les parfums Pierre Bourdon n’eurent aucun succès – peut-être faute d’investissement de ma part dans leurs ventes.
Voilà comment le parfum de mes années d’étudiant a nourri la partie de mon œuvre de compositeur qui, à défaut d’être commerciale, demeure à coup sûr la plus chère à mon cœur et la seule signée d’un style personnel – quoique inspiré par un autre parfumeur – alors que mes créations les plus vendus se sont révélées hétéroclites.
Diplômé de Sciences Politiques, et grand passionné de littérature, Pierre Bourdon décide de devenir parfumeur suite à sa rencontre avec Edmond Roudnitska, qui lui apprendra les bases du métier. Il poursuit sa formation chez Roure à Grasse, puis chez Takasago et Quest, avant de créer sa propre société en 1993, Fragrance Resources. Il est notamment le créateur, entre autre, de Kouros, Zino Davidoff, Cool Water, Sun, Féminité du Bois, Dolce Vita, Cool Water Woman, Iris Poudré, French Lover.
En 2015, il crée une marque de parfums à laquelle il donne son nom.
Au menu de cette revue de presse, l’odeur du danger, le domaine de Lancôme à Grasse, un chef anti-parfums et un avant-goût des J.O. 2024.
Rien ne prouve que le cachalot de 13 mètres de long qui s’est échoué fin mai sur un rivage de l’île de La Palma, aux Canaries, est mort en odeur de sainteté. La seule certitude, comme le raconte Courrier international, c’est que l’autopsie pratiquée par le vétérinaire Antonio Fernandez, de l’université de Las Palmas (Grande Canarie), a permis d’extraire des entrailles du cétacé un bloc d’ambre gris de 9 kilos. De quoi donner le tournis à plus d’une maison de composition. Cette concrétion intestinale, jadis considérée comme l’or blanc de la parfumerie pour ses puissantes notes animales et marines, est aujourd’hui si rare à trouver qu’on la troque volontiers contre des succédanés de synthèse comme l’Ambrox. La matière première naturelle n’en reste pas moins mythique et son cours atteint toujours des sommets. La preuve : le montant du trésor organique qu’abritait le cachalot s’élèverait à 500 000 euros.
Embruns toujours, mais direction le large, du côté des dents de la mer. Selon une étude rapportée par Géo, une espèce de requin préhistorique à tête large, dont des restes fossilisés datant de 365 millions d’années ont été mis au jour dans le Sahara marocain, pouvait percevoir les odeurs en stéréo. Si le Maghriboselache mohamezanei avait la face plate et large avec des narines à chaque extrémité, un peu comme un requin marteau, c’était davantage pour détecter ses redoutables prédateurs – un peu comme une vision à 180° – que pour se nourrir. Les scientifiques y voient un remarquable signe d’adaptation puisqu’en ces temps reculés, la compétition entre espèces faisait particulièrement rage.
L’odeur du danger, les fourmis la perçoivent à vitesse grand V. Comme le rappelle Le Monde, ces insectes sociaux évoluent en colonies régies par un système de communication complexe. Lorsqu’une source de péril survient, le signal du sauve-qui-peut est transmis à la communauté au moyen de phéromones captées par les bulbes olfactifs situés dans les antennes. Cela, on le savait déjà. Ce que l’université Rockefeller de New York a enfin compris (et rendu public), c’est que ces phéromones d’alerte sollicitent très peu de récepteurs olfactifs, dans une zone de surcroît très réduite. En clair, l’alerte, façon « coupe-file », gagne le cerveau quasi-immédiatement. On comprend mieux pourquoi les fourmis décampent en un clin d’œil quand cela sent le roussi.
Pourra-t-on un jour vivre une expérience de « panique à la fourmilière » grâce aux outils de réalité virtuelle ? En attendant, les sensations sont déjà à portée… de narine, si l’on en croit cet article de Science & vie, grâce à des travaux menés par l’université municipale de Hong Kong. Deux dispositifs sans fil miniaturisés ont été testés, un patch à placer sous le nez embarquant deux odeurs et un masque (avec neuf senteurs). Leurs minuscules réservoirs sont garnis de pastilles de paraffine parfumées révélant leur fragrance lorsqu’elles sont chauffées. Les parfums du romarin, de l’ananas ou encore de la crêpe sucrée ont déjà été recréés. Le potentiel s’annonce immense pour le cinéma, les jeux vidéo ou encore l’éducation.
Dès septembre, une visite bien réelle attend les touristes et les passionnés de parfum à Grasse. Le Domaine de la rose, appartenant à la maison Lancôme (groupe L’Oréal), ouvrira officiellement au grand public et aux étudiants ses quatre hectares de jardins et sa vaste bâtisse, comme l’annonce Marie Claire. La vocation est double : présenter le patrimoine de la marque parisienne et informer sur les pratiques de fabrication vertueuses. Le site accueille la culture biologique de plantes et de fleurs comme la rose centifolia, la tubéreuse, le jasmin, l’iris… Il sera également possible de s’initier sur place aux procédés d’extraction et de distillation ou encore d’assister à des sessions de formation et à différents événements.
Grasse, toujours. Dans Le Figaro, on apprend que son maire Jérôme Viaud vient de créer un club européen des villes de la parfumerie afin de peser dans un nouveau débat sur la réglementation pour l’usage des huiles essentielles dans les produits cosmétiques. Bruxelles envisage en effet de réviser la réglementation en termes de classification, d’étiquetage et de mélanges, avec dans le collimateur les allergènes et les perturbateurs endocriniens que pourraient contenir les essences fabriquées à partir de matières premières cultivées dans l’arrière-pays grassois. Jérôme Viaud souhaite que ces préoccupations n’occultent pas les efforts de la filière autour de la naturalité, de la biodiversité et du savoir-faire.
Shinji Kanesaka n’a pas attendu une séance plénière ou quelque vote à main levée pour prendre la décision d’interdire purement et simplement l’usage du parfum dans son restaurant de sushis. Ce chef japonais doublement étoilé, à la tête d’un établissement de poche (treize couverts) ouvert depuis début juillet à Londres, met en garde son aimable clientèle : « Afin de garantir la meilleure expérience sushi (sic) possible, nous vous demandons d’avoir la gentillesse de ne pas porter de parfum », rapporte The Drinks Business. Quelques pschitts en moins au regard d’une addition moyenne de 420 £, c’est déjà quelques centimes d’épargnés.
La saveur et le goût des aliments dégustés par sa mère, le bébé à naître les perçoit déjà pendant la grossesse, selon une étude reprise par l’émission de France inter In utero, dans l’épisode « Le fœtus est un nez » – après celui sur « Le goût et l’odorat du fœtus » mentionné dans notre dernière revue de presse. La démonstration s’appuie sur les images médicales dévoilant le visage d’un fœtus trois quarts d’heure après l’ingestion de carotte et de chou. Sans réelle surprise, on y décèle un sourire en réaction au premier légume et une sorte de moue pour le deuxième. Mais l’hypothèse du chercheur Benoist Schaal est qu’une exposition répétée pourrait permettre aux nouveau-nés de mieux les accepter.
Devenus adultes, nous apprenons cependant à apprécier moults produits et fumets. Certains se piquent même au jeu de l’expérimentation, comme Akrame Benallal, autre chef étoilé, co-créateur avec le parfumeur Fabrice Pellegrin de la fragrance Adorem, imaginée à quatre mains lors d’un récent 1+1 pour Nez, la revue olfactive. Il s’apprête à relever un nouveau défi : concevoir des plats en collaboration avec des nutritionnistes pour les athlètes du village olympique lors des J.O. de 2024 à Paris. À l’initiative de Sodexo Live, au côté de ses pairs Amandine Chaignot et Alexandre Mazzia, Akrame Benallal a prévu de servir un « müeslinoa », muesli de quinoa croustillant, un plat 100% végétal « gourmand et texturé » préparé à la manière d’un riz pilaf puis gratiné au four. Comme il l’a confié dans l’émission RTL soir, le cuisinier se sent « responsable » des performances des compétiteurs.
Sieste, farniente, parties de pétanque… Sans vouloir aligner les clichés, voici sans doute les principales performances qu’il sera possible d’atteindre en portant des espadrilles cet été. La chaussure en toile à la semelle de corde séduit toujours. On lui reproche parfois sa rusticité, et sa fâcheuse tendance à favoriser les odeurs peu ragoûtantes. Mais 20 Minutes tente de balayer cette idée reçue, en mettant en avant la mise au point par le parfumeur montpelliérain Arthur Dupuy d’un spray accord pamplemousse censé garantir « un à deux mois » de tranquillité olfactive. De quoi tenir jusqu’à la rentrée.
Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Des pschitts et des claques. Mais pas que. Depuis 2020, l’équipe de La Parfumerie Podcast décerne ses coups de cœur et ses coups de griffe parmi les parfums commercialisés l’année précédente. Le palmarès 2022 a été dévoilé début juillet au cours d’une émission irriguée par l’esprit habituel : passion savante, verbe savoureux et absence totale de filtre.
Derrière le ton détendu de la fine équipe – qui s’est d’ailleurs étoffée depuis les débuts du podcast créé par Le Zen et L’Ancien – l’intransigeance est doublée d’une authentique sensibilité pour la culture olfactive. Au fil des saisons, les invités se sont multipliés pour des échanges qui ne mâchent pas leurs mots, assez éloignés du ton général auquel nous a habitués l’industrie du parfum. Mentionnons ainsi parmi les plus récents Mathilde Laurent, Maïté Turonnet (pour ouvrage Pot-pourri), Isabelle Larignon ou encore Marc-Antoine Corticchiato. L’équipe de Nez n’est pas en reste : Dominique Brunel, Jeanne Doré,Clément Paradis, et Sarah Bouasse ont chacun eu l’occasion de répondre aux questions des truculents organisateurs.
La sélection, touffue, ne compte pas moins de dix catégories (parfois poreuses puisque les lauréats peuvent récolter plusieurs récompenses). Ainsi, L’Eau des immortels de Voyages imaginaires, reconnue comme « pétage de nuque premium » s’impose dans la catégorie « Ravages » pour « son sillage atomique, texturé au max ». La parfumeuse Isabelle Doyen, qui a composé la fragrance au côté de Camille Goutal, est chaleureusement saluée pour cette création « grandiose ».
Côté « Héritage », Shalimar millésime tonka de Guerlain remporte la palme. Selon le Zen, l’Ancien et leurs acolytes, les parfumeurs Delphine Jelk et Thierry Wasser « ont parfaitement mené leur barque » en inscrivant cette déclinaison « dans la continuité d’une longue lignée » en le rendant accessible « à une jeunesse biberonnée aux bullshits ». Dont acte.
On croise également dans ce palmarès un « Savant fou », sous les traits de Giuseppe Imprezzabile de Meo Fusciuni (l’une des seules références étrangères dans ce classement très franco-français), pour Encore du temps, ainsi qu’un « Tireur d’élite » nommé… Dominique Ropion. Le parfumeur IFF, comparé au « boss de fin dans les jeux d’arcade », est honoré pour les trois fragrances historiques – Le Dieu bleu, Artaban et Les Nuits – recomposées pour Astier de Villatte.
Hors-catégories, les trois meilleurs parfums de 2022 sont Vétiver Bourbon de Parfum d’Empire (« Balle de Diamant »), L’Eau des immortels de Voyages imaginaires (« Balle d’Or ») et Milky Dragon par Isabelle Larignon (« Balle d’Argent »).
On vous laisse le plaisir de découvrir par vous-mêmes quels grands parfums rejoignent « Le Cercle des légendes » et quelle fragrance reçoit l’étiquette de « Ball-Crap » – le pire parfum en 2022 (!).
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Depuis 2019, porté par le Fonds Baudelaire, ce concours permet aux étudiants des grandes écoles de mettre leur inventivité au service de la capitale mondiale du parfum, notamment à travers la création d’une fragrance originale. Retour sur le dernier palmarès, annoncé le 17 juillet dernier dans les jardins de la Villa Fragonard.
L’invitation au voyage de Charles Baudelaire a su inspirer les étudiants en lice pour le prix 2023 du Jeune créateur de Grasse. Issus du MIP Master Marketing International de la Parfumerie et de la Cosmétique opéré par l’Essec, la Chaire Essec Beauty, l’Isipca, le CY Cergy, le Grasse Institute of Perfume (GIP), Cinquième Sens ou encore de l’École Supérieure du Parfum (ESP), les participants avaient pour mission de « faire valoir la ville de Grasse et ses savoir-faire en concevant le lancement d’un parfum ». Celui-ci devait impérativement faire écho à un texte, en l’occurrence un extrait tiré du poème LeVoyage[1]Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoiresNous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,Ces bijoux merveilleux, faits d’astres … Continue readingde Charles Baudelaire.
À travers trois catégories (Marketing, Plan de communication et Parfum), chaque étape-clé de la conception de la fragrance a été récompensée par un jury présidé par le parfumeur Fabrice Pellegrin (Firmenich). La remise des prix s’est déroulée dans les jardins de la Villa Fragonard le 17 juillet dernier, en présence du maire de la commune, Jérôme Viaud.
Le brief de départ, proposé par les candidats de la catégorie Marketing, imaginait « un parfum né de la rencontre entre un enchanteur curieux et intrépide et les richesses olfactives offertes par une nature variée ». Dès lors, plusieurs matières premières emblématiques émergeaient de ce voyage autour du globe, parmi lesquels la rose (Moyen-Orient), la tubéreuse (Inde) et le cuir dont l’odeur hante les tanneries de Grasse. De quoi composer un accord pour le parfum nommé Les 100 Ciels par les élèves concourant dans la catégorie Plan de communication, en résonance avec le leitmotiv de la ville de Grasse (« Le goût de l’essentiel »).
Les étudiants de ESSEC Beauty Chair (Thomas Gutton, Lise Chapolon et Gasparine Garrigues) aux côtés de Véronique Drecq, créatrice de la Chair
91 versions de la fragrance ont été soumises au jury par 30 étudiants de l’Isipca, du GIP, de Cinquième Sens et de l’ESP. Parmi les déclinaisons les plus abouties et facettées et après plusieurs essais sur mouillettes et sur peau, le jury a retenu 5 fragrances pour finalement décerner le Prix 2023 à Meng Zhang, étudiante au GIP depuis deux ans et originaire de Chine. Avec sa composition, la lauréate a souhaité « rendre hommage à l’emblématique rose centifolia de Grasse et à sa minéralité pétillante ». Les notes de départ suggérées par celle-ci sont adoucies par « la texture soyeuse, lactée et légèrement verte de la tubéreuse puis réchauffée par la tonalité boisée et fumée d’un cuir patiné par le désert ». Anne-Lise Perrin (Isipca) et Ilona Carrat (ESP) ont reçu, ex-aequo, le deuxième prix du concours.
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu ?
(Le Voyage (extrait), de Charles Baudelaire
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a ceux qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. Aujourd’hui, Dora Baghriche, créatrice de parfums chez DSM-Firmenich, nous parle d’un iris avec un grand H, celui d’Hermès.
C’est par le H d’Hiris que j’ai découvert le H d’Hermès. J’ai moins de vingt ans, je n’aime que les eaux fraîches, les citrons, les nérolis, rien d’autre ; influence de ma grand-mère collectionneuse d’eaux de cologne. Et vient le jour où je tiens pour la première fois ce flacon tout bleu, d’un bleu profond comme ma Méditerranée, bleu comme les faïences de notre maison andalo-mauresque d’Alger que j’ai quittée pour vivre à Paris. Hiris, un iris avec un H, ce H placé bizarrement qui m’a immédiatement ramenée au H silencieux de mon propre nom, ce H qui hache mon nom, qui le rend si difficile à prononcer, BagHriche, un H qui a été successivement ôté puis remis puis ôté puis finalement remis par mes aïeux. Entre Hiris et moi c’est, dès les premières secondes de notre rencontre, une histoire de lettre, une histoire de « l’être ». Et puis je le sens, et nos liens sont définitivement scellés, si je puis dire.
Un parfum frais, presque froid, austère et tendre à la fois, qui me murmure « tiens-toi droite, debout, et continue de rêver ». Je suis une jeune étudiante qui se met un peu trop de pression, des parents brillants, perfectionnistes, amoureux de l’excellence, Hiris est un allié et fait le pont entre la tendresse et la discipline, le lâcher-prise et le combat. Ce n’est vraiment pas un parfum de jeune fille, en tous cas pas celui que mes copines portent, trop raide, pas un brin de sucre, sérieux, hirsute.
Mais pour moi il est simple, parfait, et si puissant dans son message. Écorces, rhizomes, graines, j’y puise une force incroyable et j’ai depuis Hiris cette passion pour ces matières terriennes, protectrices, à très haute énergie, porteuses de vie et de renouveau, les racines et les semences, iris, carotte, angélique, ambrette, comme la conviction que le plus beau est toujours enfoui. C’est de là que viennent mes créations comme You de Glossier et son ambrette en majesté, Iris Meadow d’Aerin, si singulier avec son départ très vert, ou encore Iris Malika de Chopard, chaud, suave, oriental. Hiris est toujours un livre d’inspiration, comme les livres sacrés ou les contes pour enfants : on y revient souvent pour vérifier qu’on en a saisi tous les messages, toutes les émotions. Je l’ai senti de nouveau il y a une semaine : le flacon a perdu son opacité ; le jus est aussi légèrement plus « clair » ; mais c’est ce départ vert froissé qui m’a émue comme au premier jour. Coriandre, galbanum, amertume vibrante et addictive qui caractérise la maison Hermès. Je pense avec grande nostalgie au flacon bleu profond de mon adolescence, mais je sais qu’Hiris va poursuivre son chemin et faire son comeback. Les chefs-d’œuvre ne meurent jamais, comme on dit. Hamen !
Après des études à l'Isipca, Dora Baghriche a été formée chez Firmenich, à Genève puis New-York. Elle est désormais créatrice de parfums senior pour la maison de composition à Paris.
Elle a notamment signé Caligna pour L'Artisan parfumeur, Mon Paris d'Yves Saint Laurent (avec Olivier Cresp et Harry Fremont), You de Glossier, Faux-semblant pour Givenchy, Iris Malika pour Chopard, ou encore Fame de Paco Rabanne.
Elle a également écrit Le Goût des senteurs aux éditions Mercure de France.
Parfumeur de la maison Guerlain depuis 2008, Thierry Wasser est le premier qui n’en porte pas le nom. Avant cela, il a travaillé pour les sociétés Givaudan et Firmenich, à New York et à Paris. On lui doit des succès comme Dior Addict ou Hypnôse de Lancôme et, pour Guerlain, Idylle, L’Homme idéal ou Mon Guerlain, notamment.
Pour fêter l’anniversaire de Thierry Wasser ce mercredi 19 juillet, nous vous proposons de (re)lire l’entretien publié dans Une histoire de parfums, publié aux éditions Nez. Il nous y raconte l’histoire d’Habit rouge, qui a marqué la parfumerie masculine des années 1960 comme sa propre vie.
Comment est né Habit rouge ?
Jean-Paul Guerlain avait deux passions avouables : l’équitation et la parfumerie. Le cheval, c’est très Guerlain : tout le monde dans la famille aime monter, et il y a une petite écurie dans la propriété des Mesnuls, près de Rambouillet. Avec Habit rouge, Jean-Paul a voulu rendre hommage à l’univers de l’équitation – le nom du parfum renvoyant à la veste typique de la chasse à courre, mais surtout à la tenue que l’on revêt lors des concours hippiques. Pour les parfums féminins, il s’inspirait des femmes qu’il voulait séduire. Pour celui-ci, l’histoire est plus personnelle, on se situe moins dans la séduction.
Quelle était la situation de Guerlain dans les années 1960 ?
La maison était dans une dynamique d’expansion, mais elle vivait une époque charnière : avec la mort de Jacques, en 1963, c’est une partie de l’âme de Guerlain qui s’en est allée. Il avait progressivement transmis le flambeau à Jean-Paul, son petit-fils. Ode avait ainsi été conçu à quatre mains en 1955 ; pour Vétiver, en 1959, Jacques était encore dans l’ombre ; puis Chant d’arômes, en 1962, a été le véritable passage de témoin. Quand Jacques l’a senti, il a souri, et Jean-Paul a compris qu’il l’adoubait – ce dernier en parlait avec émotion des années plus tard. C’est l’amour de son grand-père qui l’a construit, aussi bien en tant que parfumeur qu’en tant qu’individu.
Quel était le visage de la parfumerie masculine à l’époque ?
Il n’y avait pas pléthore d’offre : les parfums masculins étaient bien moins nombreux que les féminins. Jean-Paul Guerlain avait tout de même un sacré précédent à son actif avec Vétiver. Quant au reste, Pour un homme de Caron était incontournable, mais la plupart des autres masculins se situaient dans des registres plus frais : Moustache de Rochas, Pour Monsieur de Chanel, Monsieur de Givenchy…
Comment décririez-vous Habit rouge ?
Lorsque l’on regarde sa construction, on pourrait dire que c’est le petit-fils de Shalimar : on retrouve la fraîcheur alliée à un fond ambré. De la même manière que Pour un homme est une vanille/lavande, Habit rouge est une vanille/bergamote. Cette dernière est accompagnée de citron, de limette et de mandarine : la dimension hespéridée est très importante en tête, pour évoquer la vitesse du cheval et la fraîcheur de l’air. On a ensuite un côté aromatique, agreste, avec de l’absinthe rappelant les herbes des prairies qui laissent leur empreinte sur les bottes du cavalier, et un aspect très fleuri avec beaucoup de néroli, de jasmin, de rose. Enfin, il y a cette note cuir qui représente la puissance de l’animal, mais qui est habillée d’une vanilline venant tout droit de Shalimar. Ce parfum est une tuerie !
Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette note cuir ?
C’est une base Firmenich. Jean-Paul avait fait un stage dans la société à Genève au début des années 1960. Il en est revenu transformé : il avait passé beaucoup de temps avec Robert Firmenich, un des dirigeants, amateur d’équitation, et une très grande amitié était née. Il avait senti là-bas une base qu’il a utilisée en quantité importante dans Habit rouge. C’est un cuir très construit, avec une certaine souplesse, soulignée par les méthylionones, mais surtout un côté fumé, pyrogéné.
La formule est-elle complexe ?
Elle est relativement simple, avec une ou deux bases. Puisque seule la famille Guerlain avait accès aux formules et effectuait les pesées, Jean-Paul m’a toujours dit : « Je suis fainéant, donc je préfère les formules qui ne sont pas très longues. » Cette approche concise est typique du style Guerlain.
Habit rouge a-t-il connu le succès dès sa sortie ?
Je ne suis pas certain qu’il ait très bien fonctionné tout de suite. Le parfum a été perçu un peu curieusement, à la manière d’un Janus, à deux visages, avec ce côté fleuri symbole d’élégance et ce cuir évoquant la puissance de l’animal. Cette ambivalence a été considérée comme déroutante. Mais la spécificité de Guerlain, maison familiale spécialisée dans la beauté, consistait à laisser aux produits le temps nécessaire pour s’installer. Habit rouge est peu à peu devenu un best-seller et il continue de l’être aujourd’hui en France.
Comment la formule a-t-elle évolué ?
Elle a très peu bougé. Le plus gros changement, c’est que le musc ambrette, désormais interdit, a dû être remplacé.
Vous avez un lien personnel très particulier avec ce parfum. Que représente-t-il pour vous ?
J’ai choisi Habit rouge à l’âge de 13 ans, pour me déguiser en mec ! À l’époque, ma tête de poupon me valait des attaques continuelles de mes petits camarades. J’ai réagi à travers cette eau de toilette que j’avais découverte grâce à un ami de ma mère, en me disant : « Ça, c’est du mec ! » Et à partir du moment où j’ai porté Habit rouge, je sais que mon attitude a changé. Aujourd’hui, je le porte toujours, même si je ne le sens plus. J’en remets toute la journée: j’en ai une fiole de labo dans la poche, un flacon dans la voiture, un au bureau… Et on me dit souvent: « Qu’est-ce que tu es parfumé ! » C’est un exhausteur d’estime de soi, et tant pis si tout le monde déguste !
Cet entretien est initialement paru dans Une histoire de parfums écrit par Yohan Cervi et publié aux éditions Nez.
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Cette semaine, la chaleur nous l’aura bien rappelé : c’est l’été. L’occasion rêvée pour bouquiner, papillonner entre les textes, entre un mojito et un plongeon (ou entre deux arrêts de métro !). Nous vous proposons de découvrir ou redécouvrir quelques-uns de nos derniers ouvrages.
Commençons par un festival – c’est la saison – d’odeurs, en nous immergeant dans l’anti-encyclopédie signée Maïté Turonnet. Pionnière du journalisme parfum, l’autrice propose dans Pot-pourri un kaléidoscope érudit mêlant histoire de la création, coulisses de l’industrie, souvenirs personnels et citations littéraires. Ses quelque 271 chapitres brefs et incisifs, qui se picorent allègrement, en font la lecture estivale par excellence. Nous en proposons un avant-goût sur le site avec cette évocation de Brian Eno.
Retrouvailles, nouveaux paysages, nouvelles rencontres… En vacances, quantité de souvenirs sont emmagasinés. Ceux-ci sont étroitement associés à l’odorat, comme l’expliquent Hirac Gurden et Eugénie Briot dans leur échange « L’Odorat au passé et au présent – Quand la madeleine de Proust rencontre les neurosciences » dans Nez#15. Ce dernier numéro consacré aux liens entre les odeurs et le temps vous escorte sur les traces des effluves (presque) disparus de nos ancêtres, s’interroge sur la durée – toujours plus longue – de la tenue des fragrances et se penche sur l’urgence des projets en parfumerie, confrontée au rythme lent de la nature.[1]En passant, nous vous invitons à écouter le podcast Smell talks enregistré à l’occasion de son lancement
L’importance des naturels dans l’histoire de l’industrie, c’est justement le credo de Mandy Aftel. Spécialiste de la question, elle a exposé sa vision d’un art hérité de traditions ancestrales et de l’alchimie médiévale dans un ouvrage de référence paru en anglais en 2001. Déjà traduit dans une dizaine de langues, Essences & Alchimie – Un guide du parfum au naturel est enfin disponible en français aux éditions Nez, grâce au travail de la journaliste Sarah Bouasse. À la fois guide historique et pratique, il dévoile pas à pas les bases de la création et propose même une liste de matériel et de matières premières pour oser se lancer.
Parmi les fleurs à parfum les plus emblématiques, le jasmin et la tubéreuse sont à l’honneur cet été : leur récolte aura lieu en août. Chacune a fait l’objet d’un ouvrage dans la collection « Nez+LMR Cahiers des naturels », qui offre un panorama des matières premières naturelles (histoire, symbolique, botanique, culture, chimie…) et de leur usage en parfumerie. On y retrouve, entre autres, un entretien avec le chef Yves Terrillon, fondateur de La Cuisine des fleurs, qui nous confie sa recette de tagliatelles aux tubéreuses séchées. Et pour se rafraîchir, rien de tel que le Citron, dernier arrivé dans la collection. Cet agrume est l’un des exemples emblématiques de l’upcycling en parfumerie. Son essence acidulée, zestée et juteuse dynamise nos mojitos… et nos colognes. À lire sans modération.
Et vous, quel parfum préférez-vous l’été ? Êtes-vous plutôt tubéreuse diffusive et tenace à la Poison, parfums marins, claque végétale à la Vent Vert de Germaine Cellier, ou Eau de Rochas ? Chacun d’eux a une histoire propre, s’ancre dans une époque, qui se diffuse aussi dans votre sillage. Pour comprendre comment la parfumerie moderne a vu le jour et s’est construite, la lecture d’Une histoire de parfumsest tout indiquée. Yohan Cervi y offre une perspective passionnante en reprenant l’émergence de grandes tendances qui ont façonné notre passé et qui participent à notre actualité olfactive. On y découvre notamment que l’Huile de Chaldée (1927) de Jean Patou, avec son bouquet de fleurs blanches et ses notes ambrées donneront le « la » des fragrances des produits solaires appréciés en Europe jusqu’à nos jours !
Pour compléter en beauté vos lectures estivales, nous aurons le plaisir de vous offrir un exemplaire de Niche by Nez – notre nouvelle revue dédiée à la parfumerie de niche – pour tout achat supérieur à 40€ sur notre site.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
En plein mois d’août 2021, nous étions contactés par Mandy Aftel, papesse de la parfumerie naturelle. À peine deux ans plus tard, nous publiions Essences & Alchimie, la version française de son best-seller déjà traduit en une douzaine de langues. Retour sur sa genèse.
Il y a presque deux ans, en plein mois d’août 2021, j’ai reçu un mail de Mandy Aftel, papesse de la parfumerie naturelle, qui me demandait si Nez voulait publier son prochain livre. De fil en aiguille, on en est venues à évoquer son best-seller Essence & Alchemy, qui bien que traduit dans plus d’une douzaine de langues depuis vingt ans, ne l’avait jamais été en français. Bien sûr, j’en avais entendu parler, mais je ne l’avais jamais lu. Mandy Aftel est moins connue ici que dans son pays, les États-Unis, où elle est régulièrement qualifiée par la presse comme étant « un des talents les plus prolifiques » (Vogue), l’« ange de l’alchimie » (Vanity Fair) ou encore « la parfumeuse naturelle la plus engagée » (New-York Times). Elle a publié six livres, créé une multitude de parfums pour sa marque Aftelier Perfumes[1]Vous pouvez découvrir le site internet d’Aftelier Perfumes en cliquant ici. et a fondé un merveilleux petit musée à Berkeley, où elle vit : the Aftel Archive of Curious Scents, véritable cabinet de curiosités consacré à l’histoire de la parfumerie et de ses matières premières. Elle a même un prix qui porte son nom au sein des Art & Olfaction Awards, pour récompenser les créations de parfumeurs artisanaux à travers le monde. Bref, Mandy, c’est une institution.
Au bout de quelques semaines, elle a finalement trouvé un éditeur américain pour son nouveau livre et nous nous sommes concentrés sur ce projet de traduction, en compagnie de Sarah Bouasse, journaliste, notamment pour la revue Nez depuis ses débuts, mais aussi pour Elle ou The Good Life. Elle est par ailleurs la co-autrice, avec Mathilde Laurent, du livre Sentir le sens, publié par Nez l’an dernier. On connaissait son penchant depuis un certain temps pour la parfumerie naturelle, les plantes à parfums, la création… Mais aussi un tropisme pour la pédagogie des odeurs, car elle est également membre active de l’association Nez en herbe, qui œuvre pour une culture olfactive auprès des plus jeunes. Elle n’avait encore jamais traduit un livre en entier, mais il faut un début à tout.
Aujourd’hui nous sommes fiers de présenter Essences & Alchimie, un guide du parfum au naturel, paru le 22 juin, et disponible dans toutes les bonnes librairies, parfumeries et autres lieux qui voudront bien l’accueillir !
Ce livre a non seulement été une véritable bible pour de nombreux parfumeurs dans le monde entier, qu’ils se soient formés seuls ou dans des écoles spécialisées, mais c’est surtout une déclaration d’amour aux essences naturelles, qui s’adresse à tous les passionnés d’odeurs, quels qu’ils soient. Elle-même autodidacte, Mandy Aftel donne comme personne l’envie de sentir et de créer, invitant à découvrir et jouer avec les essences comme on jouerait avec des tubes de peinture, en amateur éclairé ou en simple curieux. Entre alchimie et parfumerie, histoire et aromachologie, théorie et pratique, loin de tout dogmatisme, de toute considération commerciale ou marketing, elle aborde la parfumerie dans ce qu’elle a de plus riche et de plus simple, mais surtout comme un plaisir pur, en nous transmettant sa passion de manière virale.
Pour ceux qui n’y verraient de prime abord qu’un livre qui prônerait les naturels au détriment des synthétiques, il n’en est rien. Loin d’un quelconque discours opportuniste qui clamerait haut et fort une supériorité ou un bilan plus « clean » des essences sur les molécules de synthèse, il s’agit avant tout de proposer une approche très sensorielle, mais surtout artisanale, libre et décomplexée de la création. En effet, pour un amateur, il est beaucoup plus facile de se tourner vers les matières naturelles, largement plus accessibles aux particuliers que les molécules de synthèse. De plus, l’essor récent de l’aromathérapie a favorisé la disponibilité d’essences de qualité, issues de petits producteurs exigeants qui offrent aujourd’hui une large palette pour tous ceux et celles qui souhaitent se lancer dans l’expérience. N’oublions pas que, pendant des millénaires, la parfumerie a existé sans la synthèse, apparue au XIXe siècle ; on peut donc voir dans cette pratique entièrement naturelle un retour à une approche traditionnelle, renouant avec les fonctions thérapeutiques et sacrées de la création olfactive. Attention, tout cela devient vite addictif… Comme l’a écrit Sarah Bouasse : « Je décline toute responsabilité s’il vous donne envie d’acheter un bécher et de vous y mettre vous aussi. »
Maintenant que vous savez tout ça, à vous de lire… et surtout, de sentir !
Si vous voulez entendre et voir Mandy Aftel évoquer la genèse de son livre, vous pouvez cliquer ici pour accéder à une interview en ligne menée par Sarah Bouasse à l’occasion du lancement.
Vous pouvez découvrir le site internet d’Aftelier Perfumes en cliquant ici.
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Jeanne Doré
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
The cofounder of online magazine Auparfum and Nez is passionate about
two things: smelling and writing.
Producteur d’expériences, de festivals et de concerts, Cercle met en valeur les patrimoines culturels et naturels en liant musique, esthétique et découverte. Début 2022, l’organisation est contactée par Ugo Charron, parfumeur chez Mane et lui-même membre du groupe d’indietronic Cosmic Gardens. De leurs échanges est née une signature olfactive pour Cercle et ses événements musicaux. Testé pour la première fois à Séville sur la Plaza de España en avril, le parfum Golden Hour sera diffusé le 10 juillet prochain à Genève, pour un concert devant la Cathédrale Saint-Pierre.
Nés dans l’appartement de son fondateur Derek Barbolla à Paris en 2016, les lundis de Cercle avaient lieu initialement toutes les semaines. Quelques millions d’abonnés plus tard, répartis entre Youtube, Instagram et Facebook, les rendez-vous se sont espacés alors que la préparation, la production et la communication se sont enrichies. Devenus experts dans la mise en images et la diffusion d’événements musicaux à travers le monde, les membres de Cercle visent aujourd’hui à valoriser le patrimoine culturel et naturel à travers des expériences uniques et mémorables : les shows ont régulièrement lieu sur des sites répertoriés par l’Unesco. « Il y a 4 ans environ, nous avons amorcé une grande réflexion sur l’expérience vécue par les personnes qui se rendent à nos événements. Nous souhaitons que la participation à un Cercle Show devienne un souvenir marquant dans la vie de l’individu : pour cela, nous avons repensé la scénographie, et c’est de cette réflexion qu’est venue à Derek l’idée d’une signature olfactive », explique l’équipe de Cercle.
Parfumeur chez Mane à New York depuis 2020, Ugo Charron est aussi musicien. Amateur de musique électronique depuis l’adolescence après une formation initiale au piano, il fait partie du duo Cosmic Gardens créé avec Clément Mercet en 2019. Ensemble, ils expérimentent régulièrement l’odorisation de leurs concerts, comme en juin 2022 au Lincoln Center et plus récemment au National Sawdust à Brooklyn. Pour lui, « la parfumerie et la musique sont deux univers invisibles qu’il faut matérialiser par un langage commun pour le rendre compréhensible. Je pense que l’on peut parler de langage synesthésique. »
Rapprocher les domaines olfactif et musical pour créer des événements immersifs et mémorables s’appuie sur le fait que les expériences dont on se souvient le mieux sollicitent tous nos canaux de perception. D’ailleurs, comme le rappelle l’équipe de Cercle : « On dit souvent que les souvenirs ont une odeur. La mémoire olfactive a un formidable pouvoir émotionnel qui nous a donné envie de développer une scénographie intégrant cette dimension propice à la création de souvenirs, capable de laisser une empreinte durable dans l’esprit de notre communauté. Notre première signature, Golden Hour, est aussi un moyen pour nous de continuer à approfondir cette recherche de sensorialité et d’expérientiel. »
C’est finalement la rencontre provoquée inopinément par Ugo Charron au détour d’un message sur Instagram à Philippe Tuchmann, directeur artistique de Cercle, qui a permis à l’entreprise de développer ce projet et de dépasser les contraintes techniques inhérentes à ce type d’événements. En effet, odoriser un espace de plusieurs milliers de mètres carrés, exposé au vent, au soleil, et parfois même à l’eau ne s’improvise pas. Tous ces facteurs complexifient la mise en place d’une diffusion homogène du parfum, ce qui est néanmoins essentiel pour assurer une expérience équivalente aux participants à chaque session. Soutenu techniquement par Mane et ScentAir, partenaire pour l’odorisation des lieux, le jeune parfumeur s’est emparé avec détermination et enthousiasme de ce projet. Et pour ce développement, les ponts naturels entre la musique et le parfum ont permis aux deux parties d’initier des échanges enrichissants qui se sont transformés depuis en une relation d’amitié. « J’avais quelques intuitions avant que l’on se rencontre. Nous avons organisé une séance olfactive avec Derek, Anaïs, Lola et Marcelo. L’équipe Cercle a vraiment souhaité prendre le temps de sentir les matières premières de Mane, ce qui a fait une vraie différence pour moi. Cela m’a permis de capter leurs ressentis authentiques. Même si le parfum était un univers totalement nouveau pour eux, notre sensibilité commune pour la musique nous a permis de nous comprendre facilement. Les mots choisis pour décrire leurs émotions en sentant étaient très pertinents », raconte Ugo Charron.
En amont de la rencontre avec le parfumeur, l’équipe de Cercle avait organisé un atelier créatif pour définir ce que la signature olfactive devait communiquer : « Parmi les mots cités, nous avions par exemple “envoûtant, liberté, légèreté, aérien, fête, voyage, coucher de soleil”… » Pour la traduction en odeurs, Ugo Charron explique être parti du brief initial mais aussi des réactions et des goûts de l’équipe lors de la séance d’olfaction : « La bergamote durable d’Italie a fait l’unanimité. Derek adore le café, il m’a demandé si c’était possible d’en intégrer. » Un détail qui, au-delà d’être amusant, a permis d’apporter de la nervosité et du mordant à la note à travers l’utilisation d’un captif de la palette Mane, le Coffeewood. En contrepoint, et pour permettre au plus grand nombre de s’approprier le parfum puisque les concerts ont lieu partout dans le monde, la fleur d’oranger a été choisie : cette dernière est en effet un référentiel rassurant et relativement universel. La fève tonka, l’iris et l’Orcanox upcycled (un captif à l’effet boisé ambré doux) reflètent la chaleur visuelle des shows de l’organisation. En effet, ceux-ci ont toujours lieu au moment du coucher du soleil, où l’espace et les personnes baignent dans la lumière enveloppante de la « golden hour »qui donnera son nom au parfum. « Un des noms de soumissions était d’ailleurs « Sunset BPM [Battement Par Minute] », note le parfumeur.
Golden Hour a été diffusé pour la première fois en avril lors du concert de l’artiste Mochakk sur la Plaza de España à Séville, dont les rues, à cette époque de l’année, étaient baignées par l’odeur de la fleur d’oranger. Coïncidence amusante puisque Ugo n’avait pas connaissance du lieu de présentation de Golden Hour au moment de sa fabrication ! À la suite de cette première diffusion qui aura été un vrai challenge technique (5000 personnes, 31000 m2 à odoriser en tenant compte du vent), les retours positifs des festivaliers sont venus encourager l’entreprise à poursuivre le dispositif : « De nombreuses personnes ont jugé le parfum comme parfaitement en accord avec l’image de Cercle, une senteur solaire aux arômes de vacances, de bien-être et de liberté ! Golden Hour est désormais pour nous l’identité olfactive de nos Cercle Shows. Toute l’histoire fait sens. Pourquoi pas, dans le futur, imaginer des créations olfactives dédiées à chacune de nos activités ? Mais nous souhaitons prendre les choses une par une, sans nous précipiter, pour donner à Golden Hour la visibilité qu’il mérite. »
Vous pouvez retrouver la vidéo du concert de l’artiste Mochakk sur la Plaza de España à Séville, où a été diffusé Golden Hour pour la première fois, sur le compte Youtube de Cercle.
Il existe autant de façons de composer un parfum qu’il existe de créateurs. Nez vous invite à découvrir leur parcours, leur pratique et leur vision.
Pierre Gueros, parfumeur senior chez Symrise à Paris, cultive un secret. Au sud de Carpentras, dans le Vaucluse, il veille sur un îlot de nature préservé de deux hectares. Dans ce jardin extraordinaire, qu’il rejoint dès que son emploi du temps le lui permet, s’épanouissent des dizaines de variétés de plantes et d’essences méditerranéennes. Quand il ne compose pas des parfums pour Avon, Carolina Herrera, Natura ou encore L’Orchestre parfum, c’est là qu’il vient se ressourcer loin de la capitale… Un lieu idéal pour en savoir plus sur son parcours, ses inspirations et sa sensibilité de créateur.
Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.
Crédit photo : @sud.drone
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Le 27 juin 1880 naissait Helen Keller (1880-1968), autrice et militante américaine qui a perdu la vue et l’ouïe à l’âge de deux ans. Le développement de son odorat, mais également de sa perception du monde en général sont ici analysés par l’historienne des odeurs Caro Verbeek. L’occasion aussi d’évoquer la figure moins connue de Julia Brace (1807-1884), également sourde et aveugle, élève puis employée de l’American School for the Deaf à Hartford.
Lorsque l’on songe à des personnalités historiques privées à la fois de la vue et de l’ouïe, le nom d’Helen Keller vient rapidement à l’esprit. L’autrice s’est en effet non seulement distinguée parmi ses pairs, mais de manière plus générale, par son éloquence et son intelligence. On la connaît aujourd’hui encore pour son autobiographie plusieurs fois rééditée, intitulée Sourde, muette, aveugle : histoire de ma vie (en anglais : The Life of Helen Keller). Aînée d’une fratrie de deux enfants, Helen Keller est née à Tuscumbia, en Alabama, où elle a grandi. C’est après avoir perdu la vue et l’ouïe à l’âge de deux ans qu’elle apprend à communiquer par le toucher grâce à sa tutrice, Anne Sullivan. Helen venait donc à peine de découvrir l’existence des mots lorsque celle-ci dessina, dans la paume de la petite fille, un signe pour représenter l’eau, tout en faisant couler un filet d’eau sur sa main. Le toucher et l’odorat devinrent alors pour elle des outils nécessaires pour acquérir des connaissances, se déplacer, communiquer, apprécier l’art et, comme elle le disait elle-même, pour ressentir de la joie. Ces sens, intimes par essence dans la mesure où ils requièrent une proximité physique, étaient devenus chez elle si aiguisés qu’ils lui permettaient de découvrir l’univers au-delà de la simple portée de son bras, mais aussi de conceptualiser des notions philosophiques comme l’amour ou la beauté – et ce, bien que ceux-ci ne puissent être touchés ni sentis, ou du moins pas directement. Ses descriptions et réflexions sur notre monde commun, ainsi que sur les œuvres d’art qui l’habitent, se distinguent par leur profondeur et leur exhaustivité, tout en étant également pertinentes pour ceux qui voient et entendent. Je dirais même que ceux qui ont la capacité de voir et d’entendre pourraient percevoir plus de choses s’ils utilisaient pleinement tous leurs sens.
Helen Keller est particulièrement populaire au sein des spécialistes de l’olfaction, et notamment citée pour sa description de ce sens comme « un magicien puissant qui serait capable de parcourir des centaines de kilomètres et toutes les années que l’on a vécues. L’odeur des fruits me téléporte dans ma maison du sud, au beau milieu de mes jeux d’enfance dans le verger de pêchers. […] Même lorsque je ne fais que penser aux odeurs, mon nez est plein de celles qui réveillent les doux souvenirs d’étés passés et de champs mûrissants au loin »[1]Helen Keller, The World I Live in, 2013, première impression 1908. Cette citation a été publiée vingt ans avant le célèbre roman de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, dans lequel il décrit ce qui est désormais appelé « la mémoire proustienne » – une mémoire non-intentionnelle, pouvant facilement être réveillée notamment par l’odorat qui avait une place centrale dans l’œuvre de l’auteur. Nous reviendrons à l’extraordinaire sens de l’olfaction d’Helen Keller, mais c’est d’abord son interaction avec le monde – même avec la musique –, par l’intermédiaire d’autres sens, que nous commencerons à aborder.
Une « réorganisation » de la perception
Certes, les personnes sourdes et aveugles doivent recourir aux « autres » sens, mais pas seulement pour compenser l’absence de ceux qu’ils n’ont pas : si l’on entend souvent dire que les sens fonctionnels deviennent plus aiguisés, il faudrait plutôt parler d’une « réorganisation de la perception ». Comme l’explique Piet Devos, spécialiste de la sensorialité et du handicap, les informations provenant des différents sens sont en effet combinées d’une tout autre manière, car les catégories perceptuelles des personnes sourdes et/ou aveugles ne sont pas les mêmes que celles des personnes voyantes et entendantes. La « réalité » visuelle est considérablement distincte de la réalité haptique.[2]Le qualificatif d’haptique renvoie au toucher au sens large : pas seulement au contact physique cutané, mais aussi aux sensations de douleur, chaleur, forme, vibration…Une personne voyante perçoit par exemple son propre corps comme étant le centre de son environnement, tandis que pour les personnes malvoyantes, ce centre change sans cesse, se définissant aussi par ce qui est touché. Bien entendu, le toucher, l’odorat et – comme je le montrerai brièvement – la vibration ont été essentiels pour Helen Keller ; mais c’est aussi leur interaction qui a été recalibrée.
La beauté haptique et les vibrations de Beethoven
Helen Keller est partie à la découverte des sites culturels, technologiques et naturels des États-Unis. La violence et la grandeur des chutes du Niagara l’ont submergée, émerveillée : elle les ressentait dans son corps tout entier. Mais les éléments les plus petits pouvaient eux aussi l’émouvoir : elle était ainsi fascinée par les vibrations délicates des ailes des insectes fragiles qu’elle dégageait doucement des fleurs dans lesquelles ils s’étaient parfois laissés piéger, en prenant soin de ne pas les blesser. C’est aussi grâce à la vibration qu’elle a pu apprécier la célèbre Neuvième Symphonie de Beethoven (qu’il composa alors qu’il était lui-même devenu sourd), dont elle fit l’expérience par l’intermédiaire d’une radio. Elle avait placé ses mains sur celle-ci, après que quelqu’un en avait retiré l’étui : « Quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir que je pouvais ressentir non seulement la vibration, mais aussi le rythme passionné, la pulsation et l’élan de la musique ! Les vibrations entrelacées et entremêlées des différents instruments m’enchantaient. Je pouvais distinguer les trompettes, le grondement des tambours, les altos et les violons aux sonorités profondes chantant à l’unisson de manière exquise. La si jolie mélodie des violons s’écoulait et se répandait sur les sons plus profonds des autres instruments ! »[3]Helen Keller, The Auricle, Vol. II, No. 6, Mars 1924. American Foundation for the Blind, Helen Keller Archives. Elle percevait la dimension esthétique des sculptures qu’on l’avait autorisée à toucher au musée des Beaux-Arts de Boston, ce qui l’amenait à réfléchir à la véritable nature de l’art visuel : « Je me demande parfois si la main n’est pas plus sensible à la beauté de la sculpture que ne l’est l’œil. J’ai l’impression que le merveilleux flux rythmique des lignes et des courbes peut être ressenti de manière plus subtile qu’il ne peut être vu ».[4]Helen Keller, The Story of my Life, Bantam Books, 1988, première impression 1903. Le rythme n’est évidemment pas propre à un seul sens : il peut être vu, entendu, ressenti, tant par l’intermédiaire de la peau que par ce sens intérieur que l’on appelle la kinesthésie, qui nous permet d’avoir conscience du mouvement, du poids et de la position de nos membres et de notre corps dans l’espace. Helen Keller pouvait non seulement percevoir le rythme, mais aussi l’intention artistique et les émotions : « Les musées et les boutiques d’art font partie de mes grandes sources de plaisir et d’inspiration. […] Je prends un réel plaisir à toucher de grandes œuvres d’art. Lorsque mes doigts suivent les lignes et les courbes, ils devinent la pensée et l’émotion que l’artiste a représentées. […] Mon âme se délecte du repos et des courbes gracieuses de Vénus ; et dans les bronzes de Barré, les secrets de la jungle se révèlent en moi. »[5]Helen Keller, The Story of my Life
Aphrodite grecque ou romaine, datant du Ies av J.C – 2es ap. JM. Helen Keller l’a peut-être touchée : elle faisait partie des collections du Museum of Fine Arts de Boston en 1900.
Si les sensations haptiques peuvent procurer un plaisir esthétique et une forme de connaissance pour les individus dotés de la vue, Helen Keller était souvent surprise – et à bon droit – de constater que ceux-ci ne réalisaient pas que l’oeil et l’oreille n’étaient pas les seuls vecteurs de sensations : « Ils oublient que tout notre corps reste à l’écoute de tout ce qui se passe autour de lui. Les grondements et rugissements de la ville frappent les nerfs de mon visage, et je ressens le piétinement incessant d’une multitude invisible, et le tumulte dissonant agite mon esprit. »[6]Helen Keller, The Story of my Life L’idée selon laquelle la beauté dépasse la seule apparence visuelle n’était pas acceptée par tout le monde alors (et cela n’a pas beaucoup changé, comme on peut l’imaginer notamment avec l’apparition de réseaux sociaux comme Instagram). Helen Keller rappelle dans son autobiographie l’exemple d’une femme qui s’interrogeait sur son amour des fleurs, dans la mesure où elle ne pouvait pas en voir les belles couleurs. Helen Keller lui répondit que les fleurs avaient bien d’autres qualités : leur pétale délicat au toucher et leur parfum, qui n’était pas seulement source de plaisir, mais servait aussi de porte d’entrée à des souvenirs précieux, comme celui de temps passé avec ses proches. Son interlocutrice, qui n’était pas décidée à accepter cette explication, conclut sans sourciller qu’elle pouvait sans doute discerner les teintes avec ses mains. Cette anecdote illustre de manière frappante la vision oculocentrique de la réalité, et de l’ignorance totale de la fonction tout aussi importante – voire plus – du toucher et de l’odorat en tant que vecteurs d’expériences esthétiques et contemplatives.
Un odorat extraordinaire
Helen Keller se demandait s’il existait une sensation visuelle qui puisse dépasser celle « des odeurs qui filtrent à travers les branches réchauffées par le soleil et balancées par le vent ».[7]Helen Keller, The World I Live in Un jour, elle était justement en train de profiter de la caresse du soleil sur son visage, de la douce brise sur ses joues, mais aussi de la sensation du feuillage délicat de l’arbre sur lequel elle était assise, de son écorce rugueuse – comme dans une opposition poétique – et sa douce senteur verte (elle pouvait distinguer de nombreux arbres par leur odeur). Sa tutrice Anne Sullivan – qui l’accompagnait presque toujours – s’était absentée un instant pour aller chercher des affaires dans la maison voisine, et lui avait demandé de rester immobile. Mais la jeune fille sentit soudain que quelque chose n’allait pas, comme l’annonce d’une catastrophe à venir. L’odeur ambiante avait radicalement changé ; elle savait qu’un orage approchait, et qu’il lui fallait impérativement s’accrocher au tronc pour survivre. Quelques secondes plus tard, un vent puissant s’est mis à fouetter l’arbre et à la secouer violemment. Helen Keller était incapable d’en descendre, et est restée totalement désorientée et absolument motifiée jusqu’à ce qu’Anne Sullivan ne vienne la sauver. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres du rôle essentiel qu’avait l’odorat dans sa vie.
Au-delà d’utiliser son nez pour repérer les dangers potentiels (ce que nous faisons tous, même si c’est de manière inconsciente la plupart du temps), Helen Keller avait également la capacité de reconnaître les professions à l’odeur, comme les tailleurs ou les comptables, ou encore la proximité de certaines personnes et de certains objets. Il n’est ainsi certainement pas surprenant qu’Helen Keller ait considéré l’odorat comme le plus important de tous les sens, même pour les personnes voyantes, bien que celles-ci n’en soient probablement pas conscientes, concluait-elle. Pourquoi donc brûlerait-on de l’encens pour rendre hommage aux dieux, argumentait-elle. Et pourquoi l’odorat influencerait-il notre comportement à ce point ? Les miasmes ont le pouvoir de faire fuir les individus, tandis que les parfums contribuent grandement à notre bien-être, et invitent le cœur à « se dilater avec joie, ou à se contracter au souvenir d’un malheur », comme elle l’écrit dans The World I Live in.
L’exemple oublié de Julia Brace (1807-1884)
Helen Keller avait des contacts et connaissait d’autres personnes sourdes et aveugles parmi ses contemporains. Dans son autobiographie, elle mentionne par exemple une jeune fille nommée Ruby Rice, dont le sens de l’odorat semble être extrêmement bien développé, car « lorsqu’elle entre dans un magasin, elle se dirige directement vers les présentoirs, et est capable de distinguer ses propres affaires. » [8] Helen Keller, The Story of my Life, Letter to William Wade, December 9, 1900.Mais, de la même manière que les personnes dotées de la vue et de l’ouïe, celles qui en sont privées n’ont pas toujours un odorat aussi développé (et celles qui ont cette chance ne peuvent pas pour autant l’utiliser pour s’orienter et se mouvoir : une recalibration des sens est pour cela nécessaire, encore une fois). On peut supposer qu’une telle disposition est innée, et s’est développée en raison de circonstances particulières.
Quoiqu’on l’ait aujourd’hui oubliée, Julia Brace était elle aussi encensée par les journaux et les poètes contemporains, qui notaient qu’elle était « remarquable, même au sein des personnes sourdes et aveugles, pour l’extrême délicatesse de son sens de l’odorat ». [9]William Wade, “A List of Deaf-Blind Persons in the United States and Canada”, American Annals of the Deaf, 1900 On peut aussi lire dans un article du Connecticut Herald datant de 1917 : « Son odorat est particulièrement fin et, tout comme ses doigts et ses lèvres, l’aide à s’orienter. » La lecture de ces passages a éveillé ma curiosité d’historienne des odeurs : j’ai cherché – et finalement trouvé ! – des exemples plus concrets de ses facultés exceptionnelles afin de pouvoir en rendre compte à un public plus large. Mais voici d’abord une brève esquisse de sa vie.
Née en 1807, Julia Brace est l’une des premières personnes sourde et aveugle connue et qui a eu accès à une éducation. C’est à la suite d’une grave infection de typhus qu’elle perdit la vue et l’ouïe à cinq ans, . Mais, et l’on peut aisément le comprendre, elle n’a pas immédiatement saisi ce qui lui arrivait. Elle a d’abord demandé à sa mère pourquoi elle n’allumait plus la lumière, imaginant que le monde visible lui était caché par la pénombre. Après avoir répété sa question qui restait toujours sans réponse, elle pensa que sa mère – qui lui tenait la main – refusait tout simplement de lui parler. « Pourquoi ne me réponds-tu pas ? », se serait-elle écriée.[10]Gary E Wait, Julia Brace, Dartmouth College Library Bulletin Comprendre que cette obscurité serait infinie et que ce silence serait éternel a dû être extrêmement difficile pour la jeune fille. Mais ce silence et cette obscurité ne seraient que relatifs : ils allaient être atténués grâce à son éducation spéciale et, bien sûr, partiellement compensés par ses autres sens.
Portrait de Julia Brace. Photographe et origine inconnus.
Un toucher communicatif
Lorsque Julia Brace perdit deux de ses sens, elle avait déjà acquis le concept des mots et du langage (à la différence d’Helen Keller). Puisqu’elle était désormais privée du moyen d’expression habituel des enfants, il lui en fallait trouver un autre : ce sera le toucher. Ce sens lui a également permis de devenir une excellente artisane lorsqu’elle s’est consacrée à la couture : elle a d’ailleurs créé de magnifiques chaussures qui ont été exposées en 1824 et plébiscitées dans un journal local de Boston. Plusieurs témoignages s’accordent à dire qu’elle utilisait à la fois ses mains et sa langue pour manipuler l’aiguille. Elle se servait également de ses mains pour décoder les expressions faciales, les plaçant sur la bouche et les yeux de sa petite sœur pour savoir si elle était heureuse ou triste, si elle riait ou si elle pleurait. Quand ses parents démunis ne purent plus s’occuper d’elle, des fonds furent collectés pour les aider et Julia Brace commença à étudier à L’École américaine pour les sourds (American School for the Deaf). Une fois son diplôme en poche, elle y fut embauchée. Son usage (assez simple) de la langue des signes tactile, ou « alphabet manuel » – qui consiste à dessiner des signes dans la paume de la main – a été reprise par le professeur invité Samuel Howe de l’école pour aveugles Perkins (Perkins School for the Blind) de Boston. Il l’a d’abord employé pour ses propres élèves, et c’est cet enseignement qu’a reçu Helen Keller des années plus tard. Julia Brace n’est entrée à son tour dans cette école qu’en 1842 : c’est ce qui lui permit d’apprendre à lire et à écrire, même si sa fréquentation de l’institution a été de courte durée. Julia Brace meurt à l’âge de 77 ans.
Par le bout du nez : les seuils olfactifs
Comme de nombreux enfants nés sourds et aveugles, Julia Brace apprit à identifier – et à apprécier – les objets, les personnes et les situations par leur odeur. Pour explorer les fleurs et les plantes, elle les touchait et les reniflait, comme on peut le lire dans un poème de J.C. Bridgewater datant de 1844 et dédié à Julia Brace :
L’influence aimable du printemps éveillé la joie en son cœur solitaire ;
Et elle recueille les premières fleurs et même les jeunes brins d’herbe
Et respire leur fraîcheur avec un plaisir qui confine au transport.[11]J.C. Bridgewater, Songs in the Shade – on the Account of an American Girl, Born Deaf, Dumb and Blind, 1844.
Un autre témoignage confirme l’importance des fleurs pour son bien-être :
« Elle se promène souvent dans les champs, et cueille des fleurs, vers lesquelles leur odeur plaisante la guide. »[12] Anonymous, Deaf, Dumb and Blind Girl, The Recorder, The Connecticut Herald, dec. 16, 1817
Plus remarquable encore, Julia Brace utilisait, avec beaucoup de succès, son nez pour s’orienter et se déplacer. Lorsqu’elle entrait dans une nouvelle école, selon certains de ses camarades, elle se penchait pour renifler les seuils, les transformant en des repères odorants. Car les seuils ne délimitent pas seulement les espaces de manière kinesthésique et visuelle : ils le font aussi de manière olfactive, l’usage et les activités que l’on accomplit dans certains espaces les emplissant d’odeurs particulières. Pour Kate McLean, célèbre cartographe des odeurs avec qui j’ai immédiatement partagé ce fait étonnant, c’est une évidence : les seuils constituent en effet des espaces dynamiques intermédiaires, à la fois connecteurs et séparateurs transitoires, qui orientent le déplacement. À ces endroits, les odeurs des pièces situées de part et d’autre se mélangent et s’entremêlent. Ainsi, au sein de la Perkins School, une porte étroite constituait le seuil de la bibliothèque et de la tour où dominaient d’un côté des senteurs distinctes, statiques et permanentes de papier, de carton, de cuir, de colle et de bois, et, de l’autre, la chaleur dynamique et transitoire des corps qui passent, pleine d’odeurs d’individus et de groupes de personnes qui se mélangent. Comment passer outre une telle différence de température olfactive et de composants odorants combinés ? Après une visite à la Perkins School, Kate McLean a réalisé une étude, une carte et un article sur les « odeurs de seuil » de Greenwich Village à New York. « Les seuils explorent les portes d’entrée, les portails et les différents espaces entre la rue et l’intérieur des bâtiments. Il y a des « odeurs de rue » distinctes, des « odeurs de magasin » spécifiques et toute une série d’”odeurs partagées » qui n’appartiennent ni à l’intérieur ni à l’extérieur. », note-t-elle dans son article.[13]Kate McLean, “Thresholds of Smell – Greenwich Village”, online on https://sensorymaps.com/?projects=nyc-thresholds-of-smell-greenwich-village Elle a mené l’enquête afin de déterminer quelles senteurs étaient prisonnières d’un espace et quelles étaient celles qui s’échappaient des bâtiments pour se répandre dans la rue, ou encore celles qui s’échangent entre différents espaces d’un même bâtiment. « La plus riche combinaison d’odeurs a été identifiée au coin des rues, à l’intersection des humains, des activités et des vents », écrit-elle encore. Julia Brace aurait peut-être acquiescé ; compte tenu de sa façon de se mouvoir dans l’espace, c’est même fort probable. Quoi qu’il en soit, c’est certainement grâce à sa sagacité olfactive qu’elle a rapidement trouvé son chemin et s’est déplacée sur le campus de manière autonome. Sans que cela ne perturbe les personnes voyantes, quelque chose de fondamental au sujet de ces seuils a changé depuis la crise de l’énergie, qui affecte particulièrement les personnes aveugles et malvoyantes. C’est le cas de Mirjam Boers, une assistante sociale néerlandaise, qui explique ainsi : « Depuis cette crise, les magasins ont fermé leurs portes en hiver pour économiser l’énergie : trouver les entrées m’est devenu plus compliqué. Les odeurs sont des indices utiles pour localiser les portes.» Lorsque je lui ai parlé de l’expérience de Julia Brace, elle a ajouté : « Je me souviens très bien que chaque salle de classe ou autre espace de l’école avait sa propre odeur, tout comme l’enseignant, qui avait également une influence sur le parfum ambiant des différents espaces. Avant même d’entendre une voix, je pouvais savoir qui donnait cours.» Au regard des observations de Julia Brace, de Mirjam Boers et de Kate McLean, nous devrions tous apprendre à « nous arrêter et sentir les seuils », au moins une fois de temps en temps.
Ni silencieux, ni obscur ; mais lumineux, embaumé et beau
Nous avons rapidement tendance à penser que la surdité et la cécité placent les personnes qui en sont atteintes dans le silence et l’obscurité, et que celles-ci ne peuvent pas ressentir la beauté, ni apprendre à connaître le monde au-delà de la portée de leurs bras. Mais la manière dont Helen Keller et Julia Brace ont expérimenté le réel prouve que c’est non seulement une erreur, mais aussi une occasion manquée pour nous tous. Les concepts, le langage et même l’art dit « visuel » peuvent être perçus de manières différentes, voire plus enrichissantes, conduisant à une compréhension plus profonde et plus complète de l’essence des choses. Finalement, tous les sens, et plus encore lorsqu’on les combine entre eux, peuvent nous donner accès à un univers qui va bien au-delà de ce qui est directement perceptible.
Kate McLean, titulaire d’un doctorat du Royal College of Art de Londres, spécialiste de cartographie olfactive et maîtresse de conférences du programme Graphic Design de l’université de Kent, a rédigé les paragraphes de cet article qui portent sur l’orientation olfactive.
L’autrice remercie particulièrement Piet Devos, chercheur en littérature et spécialiste des questions de handicap.
Visuel principal : Helen Keller, Century Magazine, January 1905. Source : Wikimedia Commons
Le qualificatif d’haptique renvoie au toucher au sens large : pas seulement au contact physique cutané, mais aussi aux sensations de douleur, chaleur, forme, vibration…
Kate McLean, “Thresholds of Smell – Greenwich Village”, online on https://sensorymaps.com/?projects=nyc-thresholds-of-smell-greenwich-village
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Caro Verbeek
Caro Verbeek est spécialiste de l’histoire culturelle des sens, maîtresse de conférences à l’université Vrije d’Amsterdam et conservatrice, responsable de Mondrian et du mouvement De Stijl au Kunstmuseum de La Haye (Pays-Bas). Sa thèse de doctorat sur la dimension olfactive du futurisme a donné lieu au projet de muséologie olfactive « In Search of Lost Scents » à l’université Vrije en 2020. Elle est également membre du projet Odeuropa.
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Dr. Caro Verbeek is specialized in the cultural history of the senses and is an assistant professor of sensory history at Vrije Universiteit Amsterdam and the curator of “Mondrian & De Stijl” at Kunstmuseum Den Haag, as well as a mother. She completed her doctoral thesis “Smelling Time – The Olfactory Dimension of Futurism” and the related olfactory museology project “In Search of Lost Scents” in 2020 at Vrije Universiteit Amsterdam. Last but not least, she is one of the engineers of the Odeuropa project.
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