Monique Rémy, les naturels dans toute leur splendeur

Fondatrice de la société d’ingrédients naturels qui porte son nom en 1983, Monique Rémy nous a quittés il y a tout juste une semaine, le jeudi 4 janvier 2024. Cette entrepreneuse pionnière dans un monde alors très masculin a milité toute sa vie, selon ses propres mots, « pour les produits naturels, dans toute leur splendeur ». Retour sur le parcours d’une grande dame à laquelle l’industrie doit beaucoup.

Monique Rémy a entamé sa carrière en tant qu’ingénieure chimiste analyste dans l’industrie pharmaceutique, puis au laboratoire de recherche d’Unilever à Paris. Mutée dans la filiale de Grasse, Bertrand Frères (fournisseur réputé de matières premières), elle y établit un laboratoire de contrôle analytique et de chromatographie, alors que le contrôle n’était qu’olfactif. Cinq ans plus tard, l’entreprise rencontre des difficultés, et elle la quitte pour mener une mission similaire au sein de l’illustre établissement Camilli, Albert & Laloue. Nommée directrice technique, Monique Rémy y passe treize ans. 

Forte de ses dix-huit années d’expérience, elle a acquis une vaste connaissance des matières premières et de leur transformation. Fascinée par les produits naturels, leurs secrets et leur complexité, elle voit cette activité diminuer à la même vitesse que la qualité des produits. Chez Camilli, Albert & Laloue, Monique Rémy se bat haut et fort en faveur de produits naturels purs, rappelant leur rôle majeur dans la parfumerie de qualité. 

En 1983, elle crée sa propre entreprise, le Laboratoire Monique Rémy (LMR), avec pour objectif de fournir des matières premières de la meilleure qualité qui soit. Elle décide d’aller à la source, de signer des contrats à long terme avec les agriculteurs, et adopte une approche durable, garantissant des produits purs. Elle axe son activité sur la transformation des concrètes en absolues et promeut des techniques novatrices comme la distillation moléculaire. Elle a pour premier client Chanel : un partenariat déterminant qui lui apporte de quoi développer son entreprise. Ses premières productions pour la marque de luxe sont des absolues de jasmin, de fleur d’oranger et de rose. En 1984, Monique Rémy s’associe avec une petite usine d’extraction d’Aumont-Aubrac, la Sadev (Société aumonaise d’exploitation végétale), qui se consacre aux jonquilles, narcisses et mousses d’arbres de la région. Elle y fait installer un atelier pilote, et dix nouveaux produits naturels font leur entrée (parmi lesquels la cire d’abeille, le son de blé, la sauge sclarée, le lavandin, la lavande, le mimosa, dont elle suit la transformation de A à Z). Son catalogue ne cesse de s’étoffer au cours des quinze années suivantes. LMR devient l’un des fournisseurs de matières premières naturelles les plus prestigieux au monde et rachète la Sadev en 1997. 

Dès 1998, il fallait penser à l’avenir, envisager de développer et d’investir, mais les moyens manquaient. En 1999, IFF a proposé de racheter la société, à la demande de ses parfumeurs, intéressés par la qualité de production et la réputation de LMR. En effet, la société était à même de garantir le niveau d’excellence de LMR, d’investir pour faire face aux exigences de la législation, de développer les partenariats avec les cultivateurs et d’investir dans la recherche et le développement, sans oublier le développement durable. 

En 2000, IFF fait ainsi l’acquisition de LMR. Monique Rémy supervise la transition durant trois ans avant de quitter la société. Passionnée, elle poursuit une activité en indépendante et soutient régulièrement l’Association des amis des jardins du musée international de la Parfumerie à Grasse. 

Au côté d’une poignée de femmes qui a su à cette époque s’imposer dans une industrie alors dominée par les hommes, elle témoignait dans Les Femmes en parfumerie. De la terre au flacon, de Rafaëla Capraruolo : « Si j’ai pu réussir, c’est grâce au fait d’être une femme, car mes concurrents, tous masculins à l’époque, ne se sont pas méfiés de moi, tellement ils étaient sûrs que j’allais échouer, précisément parce ce que j’étais une femme ! ».

Elle s’est éteinte le jeudi 4 janvier 2024 à Grasse, à l’âge de 88 ans.

Ce texte est en majorité issu de la collection LMR + Cahiers des naturels, qui rend hommage à ces matières premières naturelles qui ont peuplé la vie de Monique Rémy.

Visuel principal : © IFF

Louis Brochet : « Je reste fasciné par la part de mystère du champagne »

À Écueil, la famille Brochet produit du champagne depuis quatre générations, dans le terroir de la montagne de Reims. Louis Brochet et sa sœur, Hélène, ont repris les rênes de l’exploitation en 2010. De la culture de leurs vignes, conforme aux exigences du label Haute Valeur environnementale, à la préparation de l’étiquette, ils maîtrisent toutes les étapes de l’élaboration du précieux breuvage.
Pour les fêtes de fin d’années, nous vous offrons cet entretien, initialement publié dans Nez #10 – Du nez à la bouche.

Vous êtes né dans le champagne : était-ce pour vous une évidence de vous tourner vers ce métier ?

Oui, je suivais toujours mon père soit dans les vignes, soit dans la cuverie [le local où se trouvent les cuves], qui m’attirait particulièrement. Mon diplôme d’œnologie obtenu, j’ai eu la chance d’être recruté à l’Institut œnologique de Champagne, à Épernay, où j’ai côtoyé des œnologues chevronnés. Je suivais le travail d’une centaine de vignerons ou de coopératives, de la vendange à l’assemblage. J’ai pu y repérer à la fois les jolies choses, les pistes à creuser, et certains petits travers à éviter. Ça m’a fait gagner du temps et après une dizaine d’années je suis revenu dans l’exploitation familiale avec une vision et des idées.

Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans le travail du champagne et qu’est-ce qui fait, selon vous, sa spécificité ?

Le champagne est d’abord lié à un terroir. Les sols crayeux de la Marne et de la montagne de Reims en particulier sont très propices à l’élaboration d’un vin pétillant de qualité : la craie retient l’eau par capillarité, ce qui permet à la vigne d’être relativement protégée de la sécheresse tout en évitant une humidité trop importante. Cette contrainte hydrique modérée favorise l’équilibre entre les acides du fruit, le sucre et les précurseurs d’arômes. J’aime l’universalité du champagne : on peut le déguster dans toutes les situations, à toute heure. Dans le travail, je reste fasciné par sa part de mystère. Lorsqu’on produit un vin tranquille [non pétillant], l’essentiel se joue à la récolte, puis lors de la macération et de la fermentation. Une fois qu’il est mis en bouteille, on n’y touche quasiment plus. Pour le champagne, la vinification est relativement simple, mais ensuite il y a un vrai travail technique : assemblage, tirage, élevage en bouteille puis dégorgement, plusieurs étapes se succèdent durant lesquelles on bouscule un peu le vin et qui peuvent réserver des surprises.

Justement, en quoi l’évolution aromatique du champagne est-elle particulièrement complexe ?

Cette part de mystère existe avec tous les vins, mais encore plus avec le champagne en raison de l’opération de dégorgement, qui consiste à enlever le dépôt issu de la fermentation. Une fois que le sucre a été dégradé par les levures, celles-ci se déposent sur les parois de la bouteille et larguent des composés aromatiques dans le vin, libérant des notes rondes et grasses qui vont lui apporter de la richesse. C’est la raison pour laquelle on laisse reposer longtemps les bouteilles (quinze mois minimum dans le cas du champagne, trois ans pour les millésimes). Au moment du dégorgement, on ouvre la bouteille pour expulser le dépôt et rendre le champagne propre à la vente : inévitablement, on fait entrer un peu d’oxygène, que le vin va consommer. L’ajout et le choix de la liqueur d’expédition [à l’étape du dosage] viennent également modifier de manière un peu brutale le profil olfactif et gustatif du champagne : c’est pourquoi plusieurs mois sont à nouveau nécessaires avant la dégustation.

Comment conférez-vous une identité à votre champagne, comment en assurez-vous la stabilité dans le temps ? Y-a-t-il une formule ou fonctionnez vous de manière empirique, avec des ajustements au fur et à mesure ?

Un peu des deux. Cela dépend aussi du champagne que l’on souhaite faire. Quand on prépare notre brut de référence, qui est un assemblage de presque toutes les parcelles de notre vignoble, on essaie d’avoir une continuité dans le style, une régularité. Pour cela, on utilise un procédé typiquement champenois : les vins de réserve. Ce sont des raisins qu’on a récoltés, vinifiés et conservés en cuve sous forme de vin blanc tranquille pendant une, deux, trois voire quatre années. Même si certaines années sont un peu moins bonnes, on arrive par ce biais à faire un bon assemblage. Sur des cuvées millésimées ou parcellaires, on est par contre tributaires de l’année. Si on décide de lancer une de ces cuvées plus particulières, on se fait plaisir en allant chercher une spécificité au niveau du style, quelque chose d’unique. Le champagne stimule bien sûr l’odorat et le goût, mais aussi les autres sens à travers la couleur, l’effervescence et le bruit des bulles.

Comment maîtrisez-vous l’ensemble de ces paramètres ?

Sur l’effet visuel, on dépend complètement du cépage. Les chardonnays sont très clairs, avec des reflets un peu verts. Nous utilisons beaucoup de pinot noir, dont la teinte se transforme au fil du vieillissement, passant du légèrement rosé au doré. L’aspect musical des bulles, lui, est souvent très conditionné par le verre. On peut en revanche jouer sur l’importance de l’effervescence : les bulles proviennent de l’ajout de sucre et de ferments, qui provoquent une deuxième fermentation. Le gaz issu de cette nouvelle fermentation se dissout dans le vin et produit les bulles. Par conséquent, le dosage en sucre conditionne l’importance de la fermentation et ainsi la quantité de gaz carbonique dans le vin. Je joue avec ce dosage en l’adaptant à la fois à l’identité gustative de la cuvée et au délai dans lequel elle devra être prête. La senteur et le goût évoluent au fur et à mesure du vieillissement. Alors qu’un champagne très jeune exprime un peu d’acidité et de verdeur, il gagne en rondeur au fur et à mesure de sa maturation. On le déguste donc régulièrement en essayant de prédire une évolution.

Travaillez-vous votre vigne de manière spécifique, en fonction du vin que vous souhaitez réaliser ?

Oui et non. On a maintenant des pratiques de plus en plus respectueuses de l’environnement : enherbement naturel, entretien par labour et non par désherbage chimique. Au-delà du bienfait écologique, elles nous permettent d’obtenir du raisin au goût plus concentré et plus complexe, avec des racines plus profondes et ainsi des plants moins dépendants à court terme de la météo. Les rendements sont plus faibles, mais encore suffisants, avec un résultat de qualité. Ceci dit, la nature aura toujours le dernier mot. Si des orages éclatent en plein mois d’août et font pourrir le raisin, la récolte sera catastrophique et on n’y pourra rien. Les raisins évoluent, le style de vin produit également.

Est-ce une réponse à des attentes différentes des consommateurs ? Observe-t-on des tendances qui se dessinent ?

Oui, depuis les années 2000, les champagnes sont bien moins dosés en liqueur d’expédition. Avant, on faisait des champagnes ronds, matures, assez sucrés et parfois un peu lourds. Aujourd’hui, ils sont moins dosés, plus frais, fruités et fins. Cela correspond à une attente du public, qui recherche un vin facile à boire et authentique. Lorsqu’on utilise une liqueur la plus neutre possible et dans des proportions réduites, on ne peut pas tricher, corriger d’éventuels défauts du vin. Le raisin s’exprime de manière plus directe, avec un résultat plus naturel, qui tend vers plus de verticalité. Par ailleurs, le consommateur se tourne plus volontiers vers des cuvées un peu particulières : mono-cépage, parcellaire, millésimée. Il y a beaucoup d’amateurs avertis qui partagent et discutent autour du vin. Ils souhaitent que le vin qu’ils consomment raconte une histoire et se démarque. Lorsque vous prenez une bouteille de champagne classique, rien n’est précisé : année, assemblage, cépage… De plus en plus, les clients cherchent à comprendre ce qu’ils dégustent. Sur nos contre-étiquettes, nous détaillons désormais les cépages utilisés, les années, les dates de tirage et de dégorgement, le dosage en sucre. Le champagne n’échappe pas à cette tendance d’une consommation plus consciente.

Quels avis prenez-vous pour le travail d’assemblage ?

Même si j’ai une idée assez précise de ce que je souhaite faire, je prends beaucoup d’avis. Tout d’abord pour me rassurer. Le risque existe toujours de partir dans une mauvaise direction, c’est pourquoi j’essaie de faire déguster le plus régulièrement possible. À ma sœur tout d’abord, qui tient l’exploitation avec moi. Mais aussi lors de séances avec l’ensemble du personnel. Nous dégustons d’ailleurs parfois aussi des produits d’autres maisons afin de constater l’évolution des tendances, de voir ce qui se fait ailleurs. Enfin, je consulte également d’anciens collègues œnologues ou même des amis vignerons. En tout état de cause, la dégustation c’est d’abord de l’entraînement et de la mémorisation !

Comment utilisez-vous votre nez au quotidien ?

Je me fie beaucoup au nez, d’autant que la dégustation n’est pas toujours l’indicateur le plus fiable. Il faut être dans de bonnes tranches horaires pour bien apprécier un vin. Les conditions sont idéales en fin de matinée ; on peut être moins performant en début d’après-midi, si la bouche a été saturée par un repas. Mon nez reste ainsi un repère sûr, que j’utilise préférentiellement, et je lui adjoins la dégustation si l’horaire s’y prête. Lorsque je sens puis que je déguste un vin, je suis plutôt dans la recherche d’éventuels défauts à cause de ma formation d’œnologue et de mon passé de conseil. Avant d’aller dans la description, je commence par guetter, vérifier que le vin n’est pas bouchonné, trop oxydé en raison d’un apport en oxygène non maîtrisé, voire piqué [contenant de l’acide acétique] en cas de mauvaise conservation.

Qu’est-ce, selon vous, qu’un bon champagne ?

J’aime beaucoup de types de champagne, beaucoup de cépages. En revanche, j’aime les choses équilibrées, qui ne vont pas dans l’excès. Dans un champagne brut, les trois cépages participent à un vin harmonieux et complexe : le pinot noir lui apporte sa structure et sa puissance, là où le chardonnay se caractérise par des notes florales ou de fruits blancs, avec une vivacité qui tend parfois vers l’acidulé. Enfin, le pinot meunier, qui peut s’infléchir vers des notes gourmandes, confère au vin rondeur et souplesse. Je me méfie un peu des champagnes trop extrêmes. C’est une déviation liée à l’évolution du marché que nous évoquions précédemment : chacun veut se démarquer, proposer un produit de plus en plus spécifique. Bien sûr, le vin doit avoir une personnalité, mais cela doit rester fin et agréable. À force de pousser un concept, certes, on se démarque, mais au bout du compte la dégustation n’est pas convaincante : par exemple en allant très loin dans une vinification en barriques, on ne sent finalement que le bois. Ou encore en pratiquant une vinification « non interventionniste », on peut laisser de mauvais goûts se développer ; certains évoqueront « un goût de terroir » alors qu’il s’agit en réalité d’un vin à défaut.

Quel conseil donneriez-vous à un consommateur curieux d’approfondir sa connaissance du champagne ?

La dégustation, c’est de l’entraînement, tout le monde peut donc affiner sa perception. L’idéal est d’aller voir les vignerons, d’échanger avec eux et de pouvoir goûter des vins les plus variés possible, éventuellement des cuvées particulières en matière de cépages ou de parcelles afin de saisir le caractère de chaque vin et d’établir progressivement ses préférences. Et bien sûr, de mettre des mots, de parler avec les producteurs, car le vin reste avant tout une histoire de partage.

Visuel principal : Hip, Hip, Hurrah!, Peder Severin Krøyer, Gothenburg Museum of Art. Source : Wikimedia commons

Nez x GDR O3 – Les émotions positives dans l’air ambiant : and I’m smelling good

Dans le cadre de la collaboration entre le GDR O3 (Groupement de recherche Odorant, Odeur, Olfaction) et Nez, nous vous proposons un rendez-vous régulier autour des études qui ont vu le jour grâce à ce groupement de recherche mêlant des scientifiques de tout bord, qui ont pour objet commun l’odeur sous toutes ses formes. Le principe ? Nez lit les publications, et vous en propose une version allégée et plus facile d’accès.
Aujourd’hui, parlons de sueur et de contagion émotionnelle, un sujet étudié par Camille Ferdenzi, chargée de recherche CNRS dans l’équipe Neuropop du CRNL.

Avez-vous déjà senti le stress ambiant en rentrant dans une salle d’examen ? Ce n’est pas seulement une impression : plusieurs études scientifiques ont montré que cet état émotionnel pouvait être non seulement transmis par l’intermédiaire des odeurs, mais aussi reproduit chez celui qui perçoit : on ne « sait » pas seulement que la salle est stressée, mais on se sent stressé soi-même en y entrant. Fait établi pour la peur ou l’anxiété. Cependant, la possibilité d’une contagion d’états émotionnels positifs par l’odorat a fait l’objet de peu d’études jusqu’ici. Un comble, à l’heure où l’aromachologie bat son plein, et où les parfums auxquels on attribue des effets « feel good » tentent de prendre leur part du marché.

Une équipe de chercheurs a donc mis en place un protocole pour juger de l’influence potentielle des émotions positives. Des compresses de coton stériles avaient été collées aux aisselles des hommes – ceux-ci ayant été préférés car leurs glandes apocrines, plus volumineuses, pourraient potentiellement produire plus de substances chimiques – invités à regarder des vidéos, dans des circonstances neutres ou plus favorables à éveiller des émotions positives.

Les compresses ont ensuite été présentées à des femmes – celles-ci ayant a priori un meilleur odorat et une plus grande sensibilité aux signaux émotionnels – invitées à réaliser des tâches de résolution de problèmes. Les mesures étaient à la fois physiologiques (fréquence cardiaque, conduction cutanée, comportement de flairage), verbales et comportementales (performance dans la réalisation des tâches). Dans certains cas, du parfum avait été ajouté à l’odeur axillaire afin de mesurer s’il pouvait moduler la contagion émotionnelle.
Le résultat ? Si une majorité des participantes ont déclaré ne rien sentir, les mesures physiologiques et comportementales suggèrent qu’en présence de l’odeur axillaire prélevée lors de l’émotion positive, il y a bien eu une contagion émotionnelle positive – par rapport à des témoins dont l’odeur axillaire a été prélevée en condition émotionnelle neutre – traduite par une baisse de la fréquence cardiaque et de meilleures performances dans des tâches créatives de résolution de problèmes. La présence de parfum n’a pas sensiblement interféré avec ces effets. 

Pour aller plus loin, les chercheurs ont mis en place un deuxième protocole, en utilisant des dispositifs de réalité virtuelle qui permettent d’effacer au mieux le cadre de laboratoire, celui-ci pouvant évidemment avoir un impact sur les résultats (on ne se conduit pas dans un laboratoire comme dans la vie de tous les jours !). Si les résultats obtenus n’apportent pas de résultat significatif, les chercheurs soulignent qu’il est « très probable que certains choix méthodologiques de cette étude aient pu avoir un impact sur la communication chimique », comme le suggèrent plusieurs travaux antérieurs.

Visuel principal : © Adèle Chévara

Nez x GDR O3 – Craquer le code combinatoire des odeurs

La perception olfactive est un processus complexe qui se déclenche lorsque des molécules volatiles entrent en contact avec la muqueuse de notre épithélium olfactif. Cet organe abrite des neurones sensitifs dotés de protéines spécialisées pour la reconnaissance des odorants : les récepteurs olfactifs. Leur rôle est de convertir les signaux chimiques des molécules odorantes en influx nerveux, qui sont ensuite interprétés par notre cerveau comme des odeurs.
Chaque molécule odorante est reconnue par un groupe spécifique de récepteurs olfactifs, et chaque récepteur peut reconnaître plusieurs molécules, créant ainsi un « code combinatoire des odeurs ». Cette théorie a été développée par Linda B. Buck et Richard Axel, qui ont été récompensés par un prix Nobel en 2004. Ce processus sophistiqué basé sur l’identification des molécules par un sous-ensemble de récepteurs olfactifs nous permettrait de distinguer plus d’un trillion d’odeurs. Cependant, le spectre de reconnaissance de 43% des récepteurs olfactifs reste inconnu et le code combinatoire complet n’est connu que pour une poignée d’odorants. 

Une équipe de l’Institut de Chimie de Nice (Université Côte d’Azur), a récemment fait une percée majeure en utilisant l’intelligence artificielle pour décoder ce code combinatoire des odeurs. Ils ont construit une vaste base de données – libre d’accès[1]M2OR: M. Lalis, M. Hladiš, et. al. A Database of Olfactory Receptor-Odorant Pairs for Understanding the Molecular Mechanisms of Olfaction, Nucleic Acid Research. – appelée M2OR, en compilant les résultats d’associations entre odorants et récepteurs provenant de publications scientifiques des 25 dernières années, regroupant ainsi 51 410 paires d’associations.[2]https://m2or.chemsensim.fr/ ; Maxence Lalis, Matej Hladiš, Samar Abi Khalil, Loïc Briand, Sébastien Fiorucci, Jérémie Topin, M2OR: a database of olfactory receptor–odorant pairs for … Continue reading

En utilisant un modèle d’intelligence artificielle basé sur des « réseaux de neurones en graphes » (modèles informatiques inspirés du fonctionnement des neurones biologiques  pour résoudre des problèmes complexes, utilisés dans le deep learning, qui fait partie du machine learning), l’équipe a réussi à prédire le code combinatoire de l’ensemble des 400 récepteurs olfactifs pour les 6000 molécules odorantes connues. Les résultats de cette étude ont été publiés dans la revue annuelle International Conference on Learning Représentations. Bien que le modèle soit encore en développement, il a montré des performances équivalentes à celles des tests fonctionnels en laboratoire.

Au-delà d’une meilleure compréhension du fonctionnement de l’odorat lui-même, ces résultats pourraient trouver un champ d’application en pharmacologie. Car ceux que l’on nomme « récepteurs olfactifs » ne servent en réalité pas qu’à percevoir les odeurs : également présents dans d’autres parties du corps (la peau, les poumons et les spermatozoïdes par exemple) ils jouent un rôle dans la régulation de différentes fonctions métaboliques et sont également détectés dans les cellules cancéreuses. Mieux connaître leur fonctionnement permettra ainsi de les utiliser comme cibles médicamenteuses efficaces.

Visuel principal : © Adèle Chévara

Notes

Notes
1 M2OR: M. Lalis, M. Hladiš, et. al. A Database of Olfactory Receptor-Odorant Pairs for Understanding the Molecular Mechanisms of Olfaction, Nucleic Acid Research.
2 https://m2or.chemsensim.fr/ ; Maxence Lalis, Matej Hladiš, Samar Abi Khalil, Loïc Briand, Sébastien Fiorucci, Jérémie Topin, M2OR: a database of olfactory receptor–odorant pairs for understanding the molecular mechanisms of olfaction, Nucleic Acids Research, 2023; https://doi.org/10.1093/nar/gkad886

Smell Talks : Femmes en parfumerie, la face cachée de l’industrie

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Parfumeuses, petites mains des ateliers de fabrication ou cueilleuses du pays grassois… Qui étaient-elles et que leur doit cette industrie ? Le samedi 16 septembre 2023, à l’occasion des Journées européennes du patrimoine, le lieu de création artistique POUSH, situé dans les bâtiments de l’ancienne parfumerie L.T. Piver à Aubervilliers, a accueilli la table ronde « Femmes en parfumerie : la face cachée de l’industrie ». Initiée par le Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis, cette conférence animée par Antoine Furio, chargé d’inventaire du patrimoine culturel du département, a réuni Jessica Mignot, rédactrice en chef adjointe des sites Nez et Auparfum, Nelly Chenelat, présidente de L.T. Piver, et l’artiste Io Burgard, première lauréate du prix Flair pour l’art olfactif.

Nez, la revue… de presse — #27 — Où l’on apprend qu’une momie sent le bitume, que les femmes enceintes ont plus de neurones olfactifs et que les malades de Parkinson dégagent une senteur musquée

Au menu de cette revue de presse, un village osmophobe, des ateliers olfactifs en prison, un ver au nez affuté et des œuvres d’art inspirées.

L’actualité des médias tisse un lien avec notre passé, à travers l’étude de l’usage des fragrances au Moyen-Âge, dont la doctorante en histoire Élodie Pierrard nous parle dans un podcast de Passion médiévistes. L’époque, traversée par la peste noire, voit les produits parfumés prendre une importance hygiénique et thérapeutique. Leur emploi trace également une limite entre élite et petit peuple.

Étudier l’usage des parfums, c’est aussi se pencher sur les objets qui s’en font les médiateurs. Clara Muller, également rédactrice pour Nez, retrace leur histoire, des brûleurs néolithiques au design olfactif contemporain, dans un article pour le magazine en ligne Garland – qui a consacré sa 32ème édition (en anglais) à l’odorat. On y découvre également une étude sensorielle de Pompéi par Sissel Tolaas, pour qui « notre nez est plus qu’une simple partie de notre corps ; c’est aussi un instrument d’appréhension intellectuelle. » 

L’archéologie olfactive que l’artiste mentionne, complémentaire à l’histoire traditionnelle, est une discipline pluridisciplinaire qui a également permis de dévoiler les éléments utilisés pour embaumer la momie de Senetnay, « femme noble morte il y a environ 1450 avant notre ère, infirmière du fils et héritier du pharaon Thoutmôsis III, le futur pharaon Amenhotep II », rapporte le Huffington Post. L’étude, menée par l’archéologue Barbara Huber – que nous avions interrogée pour l’article sur les odeurs du passé dans Nez, la revue olfactive #15 – Au fil du temps – fait état « de cire d’abeille, d’huile végétale, de graisses, de bitume, de résines de pinaceae (probablement de mélèze), d’une substance balsamique et de résine de dammar ou d’arbre de pistache ». Au-delà de la fragrance en elle-même (qui a été réinterprétée par la parfumeuse Carole Calvez et la muséologue Sofia Collette Ehrich pour le musée de Moesgaard, au Danemark), cette découverte atteste que les échanges commerciaux avec d’autres zones géographiques (nord de la Méditerranée et Asie du sud-est) sont bien plus précoces qu’on ne le pensait jusqu’alors.

Ces senteurs du passé, mais aussi celles plus contemporaines de l’encens qui peut relever de pratiques rituelles, s’installent aussi à Paris, dans l’exposition Parfums d’Orient de l’Institut du monde arabe auquel Libération a consacré un article. France culture la mentionne également dans un reportage sur la présence des fragrances dans les musées, où il est aussi question de l’odeur créée par Nathalie Lorson pour le musée de la Marine à Paris, qui vient tout juste de rouvrir ses portes. L’enthousiasme pour cette pratique émergente est cependant tempéré par le journaliste qui se demande finalement « jusqu’où user des odeurs, par exemple pour la puanteur, quand nos sensibilités peuvent être si variables autour d’une même fragrance et que notre éducation olfactive demeure quasi inexistante ? » Si l’on ne peut qu’acquiescer face à ce constat, mettre ainsi les odeurs en avant dans les expositions n’est-il pas justement une manière de sensibiliser à leur importance ?

La pertinence d’ajouter des senteurs à la présentation muséale est certainement liée à leur puissance mnésique, désormais bien connue. Partant de cette idée, des chercheurs de l’université de Californie ont étudié l’effet sur notre cerveau d’une diffusion d’odeurs pendant la nuit, rapporte Sciences et avenir. Les tests, menés sur un groupe de volontaires ne présentant « aucun trouble mnésique, […] prouvent une augmentation de 226% des performances cognitives ». Les scientifiques, financés par Procter & Gamble, travaillent déjà à la mise au point d’un dispositif pour usage domestique, afin de prévenir cette dégénérescence. Reste, désormais, à pousser l’étude sur un « groupe de personnes souffrant d’une perte cognitive déjà diagnostiquée. »

Au-delà de sa valeur sanitaire, la stimulation olfactive est également utilisée comme un « exutoire créatif » auprès des détenus de certaines prisons du Royaume-Uni. Des ateliers olfactifs nommés « Perfume Stories » sont en effet proposés en leur sein sur plusieurs semaines, relate Perfumer & Flavorist. Ils visent notamment à favoriser la réinsertion et à limiter les taux de récidives, en « renforçant la confiance des détenus en matière d’apprentissage ».

Ailleurs, l’odorat est vecteur de discriminations, notamment envers les personnes en situations précaires. En interdisant l’accès à ses bibliothèques aux personnes « ayant une hygiène corporelle qui incommode les autres usagers ou le personnel » et en prévoyant une amende en cas de récidive, Montréal s’est exposée aux critiques de la directrice du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal, selon Le Parisien.

Au Japon, les habitants s’organisent de manière plus drastique encore : les personnes souffrant « d’osmophobie. C’est-à-dire la peur des odeurs ou une extrême sensitivité à tous les parfums, toutes les fragrances», explique France info, se sont regroupés dans un quartier du village de Nasu. Là, ils appliquent une politique excluant de leur quotidien les produits parfumés : exit le pshiit dans le cou, mais aussi les senteurs ajoutées dans les lessives, adoucissants, détergents… Selon un sondage rapporté par le journaliste, « 4,4% des adultes japonais se déclarent « très très sensibles » aux odeurs ».

Ce n’est donc pas eux qui appliqueront la méthode de « scent scaping » dont nous parle Femina, préconisée pour les télétravailleurs. Il s’agirait de parfumer différemment les espaces de la maison, pour mieux délimiter physiquement, et donc mentalement, notre bureau de notre chambre à coucher. Mais aussi pour favoriser la concentration ou la détente. Mais gardons en tête que les référentiels sont souvent personnels et non pas universaux, comme le rappelle la chercheuse Roxane Bartoletti dans un entretien avec Nez.

Notons cependant que « nous sommes incapables de nous orienter avec nos narines » à la manière dont les animaux le font par leurs antennes. Certes, il est désormais établi que le cerveau humain, comme celui d’autres mammifères, traite les senteurs en stéréo : « la zone du cortex qui reçoit les informations olfactives réagit différemment selon que l’odeur est entrée par la narine droite ou la gauche », rapporte un article de Courrier international, selon une étude publiée dans la revue Nature. Mais nous ne savons pas dire par quelle narine nous sentons une odeur lorsque celle-ci est présentée. 

Autre découverte autour de l’activité olfactive, le site de l’Université de Basel fait état de la recherche autour du nez des femmes enceintes. On dit souvent que celles-ci sont plus sensibles : on sait désormais que de nouveaux neurones se forment dans le bulbe olfactif au moment de la grossesse, permettant à la mère de reconnaître son enfant à son odeur. Résultant d’une migration et d’une modification de certaines cellules, ils disparaissent quelques semaines après l’accouchement, offrant une preuve supplémentaire de la plasticité de notre cerveau.

Mais le nez humain n’est pas le seul à étonner par ses capacités : parmi les derniers en date, un ver minuscule, le Caenorhabditis elegans, peut détecter les tumeurs cancéreuses, dont l’odeur serait proche de celle de ses aliments. Un test préventif a été mis en place au Japon, peut-on lire sur le site La Santé publique.

Plus populaires sur les réseaux sociaux, les chats sont aussi une source d’espoir scientifique. Leur système olfactif étant nettement plus complexe que celui des humains, sa compréhension fonctionnelle permettrait des améliorations notamment de la chromatographie en phase gazeuse, particulièrement utilisée par les maisons de composition pour repérer les molécules présentes dans un parfum. Il s’agirait de « [reproduire] son fonctionnement afin de gagner en efficacité au niveau de la séparation des molécules d’un mélange gazeux », explique Sciencepost

Si elles sont réjouissantes pour la recherche, ces observations faisant des animaux des objets utiles ne rompent pas avec une vision capitaliste et utilitariste de la nature, celle-là même qui procède depuis des siècles à sa destruction avide. Dans un article publié dans la revue en ligne Astasa, Clara Muller, décidément prolifique, propose une réflexion sur d’autres manières de respirer avec le « non-humain » conceptualisé par Bruno Latour, à travers l’étude d’œuvres olfactives. Celles-ci, explique l’historienne de l’art, « permettent d’envisager de nouveaux modus vivendi et offrent une réponse sensible à la crise de notre relation au monde vivant. » À lire de toute urgence.

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

« L’humain est une aventure », par Jean-Claude Ellena

De plus en plus, ce que l’on nomme de manière un peu floue « intelligence artificielle » s’infiltre dans nos vies quotidiennes. Le parfumeur n’y échappe pas. Mais comment modifient-elles notre rapport à la création ? À travers une analyse historique de son métier, Jean-Claude Ellena propose une critique de ces nouvelles technologies dont l’industrie se fait régulièrement l’apologue.

Ce titre est la reprise de la maxime « l’homme est une aventure »,[1]Voir par exemple Paul Valéry, Cours de poétique, Gallimard, 2023 que le poète et philosophe Paul Valéry aimait citer pour souligner que tout destin est incertain. La sentence me plait parce que prometteuse et applicable à chacun, et je peux l’étendre au parfum, car je vis chaque création comme une aventure : quant à son destin, son succès, il est incertain et non prévisible. Ainsi, l’expérience personnelle m’a amené à constater que la composition olfactive est le résultat d’un processus de pensées d’une esthétique infinie, et non d’un programme comme l’aimerait l’industrie. Je n’ai connu que rarement des succès pressentis par des tests. L’erreur est de vouloir faire du parfum une science, c’est-à-dire « [un] ensemble de recettes qui réussissent toujours »,[2]Paul Valéry, Tel Quel, Gallimard, 1941 pour reprendre à nouveau les mots de Paul Valéry, ce qui serait évidemment rassurant pour les décideurs, aujourd’hui financiers.

L’évolution de la syntaxe olfactive

Naguère, au XIXe siècle, tous les arts acceptaient d’être soumis, chacun selon sa nature – musique, chorégraphie, peinture, sculpture, littérature – à certaines formes d’expressions obligatoires qui devaient être apprises, comme l’on apprend la syntaxe d’une langue. Au XXe siècle, alors que notre industrie se libère et se dévêt en partie des extraits naturels pour se vêtir de molécules de synthèse, une nouvelle syntaxe va apparaître et donner naissance à l’art du parfum. Le discours peut surprendre, mais les extraits naturels sont des compressions odorantes des plantes : le jasmin sent le jasmin, la rose la rose et la fleur d’oranger elle-même ; ils sont des œuvres olfactives complètes, finies, et les compositions élaborées par des parfumeurs « fleuristes » de talent étaient appelées « bouquets », ou d’un nom de fleur ; ces noms, bien que poétiques, étaient précis, concrets et ces noms ne désignaient pas à proprement parler des « parfums », ce mot qui aujourd’hui matérialise une idée, un rêve et possède un fort pouvoir de suggestion. Avec l’apparition de la chimie, le parfumeur pouvait passer du statut d’artisan à celui d’artiste, ne plus être celui qui œuvre pour l’objet qu’on lui a demandé de faire, mais devenir celui qui élabore une création à partir d’une pensée personnelle.

Artisans ou artistes, pour nous comprendre et comprendre le monde, nous avons tous besoin de grilles de lecture. Philosophes, poètes, écrivains, musiciens, peintres, sculpteurs, acteurs, cuisiniers, parfumeurs sont des personnes qui se chargent de nous sensibiliser à ce que nous sommes, à l’autre et au monde qui nous entoure. C’est ce que fait le romancier avec des mots, le peintre avec des couleurs, le musicien avec des sons, le cuisinier avec des mets, le parfumeur avec des senteurs ; mais avant de restituer le monde, son monde, il lui faut le déchiffrer. La grille du parfumeur est constituée par les odeurs ; celles-ci sont ses mots, ses couleurs, ses sons. Prenons un exemple : pour moi, l’alcool phényléthylique sent la rose fanée, mais pas seulement ; ses facettes florales peuvent aussi suggérer le jasmin, le lilas, le muguet, la pivoine, la jacinthe, le narcisse, tout comme évoquer certains alcools tels que le saké, ou encore le riz cuit. J’ajoute que l’odeur est molle, fade, pleine, alors qu’un extrait de rose sent seulement la rose avec ses particularités qui dépendent de son origine. Il m’est arrivé de faire découvrir des extraits naturels à des visiteurs, des clients, et le plus souvent – cela peut paraître bizarre –, les personnes ne savaient pas nommer la matière première à l’origine ; la raison venait essentiellement de la complexité odorante des extraits, de la surcharge de détails qui les composent et les rendent obscurs à la compréhension, alors qu’un accord de trois produits de synthèse (une caricature) suffisait à produire l’odeur demandée et à créer l’étonnement. Cela ne veut pas dire que l’on peut se passer des naturels, mais plutôt que l’on doit les utiliser pour ajouter du mystère.

Les nouveaux outils de la parfumerie

Les années 1970 furent les années pivot des progrès techniques, non seulement pour les parfums, mais aussi dans de nombreuses formes d’expressions artistiques. C’est à partir de cette décennie que les recherches sur le sens olfactif seront vraiment considérées. L’apparition d’un nouvel outil analytique, la chromatographie, n’intéressa alors que les apprentis que nous étions. Tous les parfumeurs ne comprenant pas le bénéfice que l’on pouvait en tirer, c’est la machine qui sélectionna les plus habiles et forma une nouvelle génération de créateurs. Nous avions enfin accès aux formules des archétypes de la parfumerie qui étaient jusqu’alors gardées secrètes. Pour être précis, la chromatographie livrait leur « radiographie », correspondant à leur structure. Nous savions qu’une création était constituée d’un fourmillement de produits. L’outil nous indiquait uniquement des molécules, celles appartenant aux naturels et les synthétiques pures ; c’était déjà beaucoup, mais insuffisant. Quelles étaient les indispensables, celles qui font l’esprit de la fragrance, sinon son style, le résultat obtenu ne le disait pas. Ces machines ne savent pas analyser les pensées qui guident le parfumeur pas plus que ne le sait l’intelligence artificielle – j’en reparlerai plus loin. 

C’est à la même époque que l’industrie met au point des techniques de captation des odeurs, de la même façon que l’on recueille des sons, mais avec un matériel différent, du nom de headspace, outil lié à la chromatographie qui permettait d’analyser les molécules les plus volatiles émises par les fleurs, les fruits, les bois, et même celle de la peau, sans avoir recours à la technique artisanale utilisée par Jean-Baptiste Grenouille, le célèbre assassin du roman de Patrick Süskind. Le rêve fut si grand qu’on détacha des scientifiques et des parfumeurs pour explorer, à bord du radeau des cimes,[3]Le « radeau des cimes » est le nom des expéditions scientifiques ayant pour objectif d’explorer la canopée des forêts tropicales. les senteurs de la canopée. On avait attribué à l’outil des miracles qu’il ne pût réaliser : capturer l’odeur vivante des fleurs pour la reproduire. Pour le technicien du headspace, les essences obtenues par extraction ou distillation étaient faites avec des fleurs cueillies, dites mortes, un propos prétentieux, car les odeurs sont encore vivantes et, de plus, évolutives après la cueillette. L’outil, avec le temps, tomba en désuétude et quelques années plus tard, on vit émerger un nouveau métier, celui de sourceur de matières premières – très demandé dans les écoles de parfumerie – consistant à parcourir la planète et à pister de nouvelles sources d’effluves pour en assurer la culture durable, éthique et respectueuse des hommes, des femmes et des lieux rencontrés. Malgré tout, le headspace m’apprit que dans la composition olfactive des fleurs, ou autres végétaux, les rapports, les relations entre les odeurs étaient plus importantes que les proportions des constituants. Par exemple, l’odeur de la fleur de jasmin n’est pas tout à fait la même le matin, à midi ou le soir ; pourtant son parfum demeure, et cela malgré les pourcentages des composants qui varient du simple au quintuple ou même disparaissent. Ainsi, si les innovations techniques accroissent notre horizon, le plus souvent elles le font là où on ne les attendait pas.

Un autre facteur de l’évolution des fragrances fut l’essor des voyages en avion, avec le développement du tourisme, qui allait ouvrir le monde à de nouvelles saveurs, de nouvelles senteurs et de nouvelles méthodes. La naissance du mouvement de la « nouvelle cuisine » faisait suite aux voyages vers le levant, et en particulier au Japon, des grands chefs français. La bouche a toujours été plus aventureuse que le nez. Cette tendance allait influencer la parfumerie non seulement dans l’utilisation de nouvelles odeurs – fruits exotiques, épices – mais aussi dans son écriture, sa forme, son style, en faisant place à l’épure, à la simplicité, qui est une autre forme de virtuosité. L’apparition du marketing (le mot était nouveau) allait faire passer l’industrie de luxe, jusqu’alors basée sur l’offre, à une commercialisation construite sur la demande des clients : les concentrations des fragrances triplèrent, mais la conséquence fut la baisse des coûts. Ainsi, les parfums allaient gagner en performance et en stabilité, mais perdre 50% de leur valeur, reportée sur les budgets publicitaires. 
Dans les années 2000 naquit un bouleversement que j’ai trouvé inquiétant avec la vente de créations « mono odeur », à base d’une molécule, comme l’Ambroxan ou l’Iso E Super, diluée dans l’alcool. C’était pour moi la mort du parfum, la mort de la pensée car celui-ci était réduit à une odeur, à un mot sans histoire. 

La créativité à l’épreuve de l’intelligence artificielle

Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, une autre innovation technique, appliquée à la parfumerie, je crains un affaiblissement de la créativité. Les demandes du marché sont souvent axées sur la diffusion, la tenue, la performance, des données mesurables, celles que l’on peut mettre sur informatique pour inventer les parfums de demain. Il y a fort à parier que les questions posées soient toujours les mêmes : « Peux-tu me faire – pour rendre les machines humaines, le tutoiement est impératif – une nouveauté qui s’inspire des trois derniers succès mondiaux avec une touche de “je ne sais quoi” car il faut quand même un peu de fantaisie », rejoignant ainsi les performances techniques du ChatGPT qui permet de fabriquer des textes mot après mot. Pour les parfums cela sera odorant après odorant, de telle manière que chacun d’entre eux soit suivi des occurrences statistiquement dominantes dans la gigantesque base de données que possèdent toutes les sociétés de parfumeries, ce qui compromet toutes recherches futures, c’est-à-dire la création. Je me souviens avoir lu chez Christian Bobin une pensée que je partage : « Il n’existe pas d’ “intelligence” artificielle. La racine de l’intelligence, son centre invisible à partir de quoi tout rayonne, c’est l’amour. On n’a jamais vu et on ne verra jamais d’“amour” artificiel »,[4]Christian Bobin, La Nuit du cœur, Folio Gallimard, Paris, 2018, p. 88 ou cela ne s’appellera plus « amour » mais produit de délectation morose.

La productivité de la création naît du désordre et non pas de l’ordre, ni des statistiques, elle dépend de l’inattendu plutôt que de l’attendu, et plutôt de ce que nous ignorons ; et dans le domaine des parfums, la seule limite est la reproduction du marché, le mimétisme olfactif. Je plains là le junior en parfumerie à qui on demandera de parfaire l’œuvre de la machine. Aux jeunes créateurs, je dis : on n’apprend pas seulement dans les livres, ni uniquement en copiant ou en lisant des formules, on apprend en faisant, en pratiquant chaque jour et pendant des années. Pour comprendre, rien ne remplace les essais, ni surtout les erreurs. La différence, la distinction, la créativité sont à ce prix. Vous avez compris que les codes et les canons d’aujourd’hui sont ceux du marché, du marketing. Le juge est l’économie. Mais la création n’a pas le même sens pour l’artiste et pour le consommateur. Pour l’artiste, elle réside dans l’acte de faire, qui peut lui prendre trois jours ou dix ans, alors que pour le consommateur, il s’agit du produit final, ici le parfum. J’entends bien que dans l’histoire de l’art, les artistes créaient ce qu’on leur demandait de faire ; mais je doute que le pape Sixte IV se soit comporté comme le marketing en donnant un brief pour peindre la chapelle Sixtine. Il a simplement fait appel aux meilleurs artistes du moment. 

Au risque de vous surprendre, ce n’est pas le parfum final qui m’intéresse – bien qu’il soit important – c’est le chemin, le parcours, le questionnement personnel et permanent que je vais entreprendre pour le créer. La valeur ajoutée dans la création se trouve dans le temps de travail, de la réflexion, du geste, de la mise en forme, du questionnement, du parcours, du chemin que j’explore. Malgré cela, quand je juge que j’ai achevé mon travail, je ne suis pourtant pas assuré que je pourrai le reprendre sans parfaire ou ruiner ce que j’ai arrêté. Toute œuvre exige une action volontaire, et je crois que le parfumeur n’a aucun moyen en lui pour atteindre exactement ce qu’il souhaite obtenir, il va au plus près de sa volonté. Pour lui, la grande question est : qu’est-ce donc que je veux ? En tant que compositeur de parfums, la tentation de reprendre indéfiniment mon travail existe, même en ce qui concerne ceux qui sont déjà sur le marché. La pratique de l’art est une leçon d’humilité et non une démonstration fonctionnelle, démonstrative, utilitaire et efficace. Créer est une leçon d’amour, c’est donner, donner de nous-même. Par la pratique de ce que je fais, je m’exprime, je découvre, je comprends, je reçois, et plus je reçois, plus je donne.

Jean-Claude Ellena, avril 2023

Visuel principal : © Romain Bassenne

Notes

Notes
1 Voir par exemple Paul Valéry, Cours de poétique, Gallimard, 2023
2 Paul Valéry, Tel Quel, Gallimard, 1941
3 Le « radeau des cimes » est le nom des expéditions scientifiques ayant pour objectif d’explorer la canopée des forêts tropicales.
4 Christian Bobin, La Nuit du cœur, Folio Gallimard, Paris, 2018, p. 88

« Le flou fait partie de l’histoire de Germaine Cellier, et laisse au lecteur une part d’imaginaire »

Fraîchement arrivée sur le Shop by Nez, une bande dessinée retrace la vie de Germaine Cellier, l’une des premières grandes parfumeuses, créatrice de Fracas de Piguet qui embaume l’ouvrage. Retour sur les coulisses de sa genèse en compagnie de ses autrices, la scénariste Béatrice Égémar et l’illustratrice Sandrine Revel.

Comment a émergée l’idée de cette bande dessinée ?

Béatrice Égémar : J’ai toujours eu une sensibilité particulière pour les senteurs et leur univers. J’avais suivi une formation en design olfactif à Cinquième sens pour alimenter des romans que j’ai écrits sur des parfumeuses imaginaires.[1]Béatrice Égémar, Un Parfum d’histoire, trois tomes, éditions L’Archipel ;  Le Printemps des enfants perdus, éditions Points ; Le Fard et le poison, éditions Presses de la Cité. On nous avait alors parlé de Germaine Cellier. En voyant la photo de cette femme – on aurait pu penser que c’était une actrice hollywoodienne – j’avais vu son potentiel romanesque, mais face au peu de données, j’avais mis de côté l’idée de faire sa biographie. Jusqu’à ce que mon éditrice Paola Grieco, qui savait que ce thème m’intéressait, me contacte des années plus tard pour me proposer de travailler sur une bande dessinée qui mettrait en avant une parfumeuse… Avant qu’elle ne prononce son nom, je savais qu’il s’agissait de Germaine Cellier. Lorsqu’on a contacté Karine Leclerc, éditrice chez Nathan et également amatrice de parfums, c’est devenu une évidence. 
Sandrine Revel : J’avais déjà collaboré avec Karine Leclerc sur un album jeunesse :  elle m’a parlé de ce projet. Je ne connaissais pas grand-chose à ce domaine, mais j’avais par contre travaillé sur des biopics de Glenn Gould et du peintre canadien Tom Thomson.[2]Sandrine Revel, Glenn Gould, une vie à contretemps, et Tom Thomson, esquisses du printemps, éditions Dargaud La démarche était similaire : j’ai pu prendre le temps de découvrir Germaine Cellier, pour rendre compte de sa vie et de son époque. Et, pour la petite histoire, je me suis rendue compte qu’elle était née à deux kilomètres de chez moi.

© Béatrice Egémar et Sandrine Revel – Nathan Bande Dessinée 2023

Avez-vous eu du mal à regrouper les éléments biographiques ?

Béatrice Égémar : J’étais en contact avec Martine Azoulai, la nièce de la parfumeuse, qui m’a transmis quelques informations, et quelques photos. J’avais lu son article sur Vanity Fair. J’ai trouvé quelques éléments dans les registres de recensement, comme le fait que son père ait été blessé de guerre, chose que sa famille ignorait. J’ai fouillé dans la bibliothèque de l’Osmothèque, mais il y avait peu de choses sur les créateurs eux-mêmes. Et puis, par chance, Olivier R.P. David [rédacteur pour Nez] a donné une conférence digitale sur Germaine Cellier à ce moment-là. Je l’ai contacté, il m’a transmis toute la documentation qu’il détenait, et m’a proposé de relire le scénario. Il y avait également un travail de contextualisation : retrouver les chiffres sur l’occupation, lire une biographie de Robert Piguet, du peintre Jean Oberlé…
Sandrine Revel : Béatrice me transmettait la documentation. Parallèlement aux données biographiques, j’ai fait des recherches graphiques pour coller à l’univers de Germaine Cellier : j’ai regardé des films des années 1920 – 1930, recherché des affiches d’époque, cela m’a permis de mieux saisir les postures des femmes d’alors.

Comment se sont organisés les échanges entre vous ?

Béatrice Égémar : C’était ma première expérience de scénariste de bande dessinée. J’étais un peu terrifiée par le nombre de planches, j’avais peur que l’on n’ait pas assez de matière… Je suis allée rencontrer Sandrine pour savoir comment elle voulait procéder, nos échanges ont été fluides. 
Sandrine Revel : Selon que je travaille seule ou avec un scénariste, je procède de manière assez différente : dans ce dernier cas, j’ai notamment besoin d’avoir une ligne directrice très précise, avec un découpage case par case, comprenant les dialogues et une description sommaire. Lorsque je remarquais un problème d’enchaînement, une ellipse trop importante qui aurait pu casser le rythme, je revenais vers Béatrice. Mais j’aime bien avancer sur une dizaine de planches, laisser place à la créativité, avant d’envoyer ma production : c’est une question de confiance, qui s’est construite petit à petit. Pendant un an de création, nous nous sommes mises au diapason.

La part d’inconnu dans la vie de Germaine Cellier reste importante. Cela vous a-t-il posé problème ?

Béatrice Égémar : Il y a en effet beaucoup de choses que nous ignorons sur sa vie : pourquoi avait-elle fait des études de chimie ? Voulait-elle déjà être parfumeuse ? Sa nièce m’avait parlé des œillets des sables qu’elle aurait sentis petite fille à Marseille, mais pourquoi aurait-elle été là-bas ? Le médium de la bande dessinée m’a permis d’intégrer ces mystères. J’ai adoré imaginer des dialogues en me fondant sur les caractères des personnages.
Sandrine Revel : Lorsque j’ai travaillé sur Glenn Gould et Tom Thomson, c’était similaire : j’aime le flou, cela fait partie de l’histoire de la personne, et laisse au lecteur une part d’imaginaire. Pour citer Agnès Varda : « Je ne veux pas montrer, mais donner l’envie de voir » : chacun peut alors se l’approprier à sa manière, cela permet d’attiser la curiosité de chacun, on peut chercher des réponses dans ses parfums, par exemple !

© Béatrice Egémar et Sandrine Revel – Nathan Bande Dessinée 2023

L’ouvrage est d’ailleurs parfumé, grâce à une carte imprégnée de Fracas, qu’elle a composé en 1948 pour Robert Piguet…

Béatrice Égémar : Cela faisait des années que je souhaitais ajouter cette dimension olfactive à un livre. J’avais imaginé des concrètes pour ma série de romans, mais c’était trop complexe à mettre en place techniquement. Karine Leclerc a vraiment soutenu l’idée, et grâce aux équipes de Piguet et de Givaudan et en partenariat avec Nez, elle a pu voir le jour : j’en suis ravie. J’ai aussi imaginé une petite recette d’ « eau pétillante », que l’on peut réaliser chez soi avez des ingrédients du commerce, sur la base du galbanum : c’était un vrai challenge, qui ajoute encore une autre dimension à l’ouvrage !
Sandrine Revel : On va de plus en plus vers de la bande dessinée augmentée : accompagnée de musique, d’un code à scanner… C’est intéressant pour donner de la profondeur, et dans ce cas je trouve l’idée vraiment pertinente. 

Qu’avez-vous particulièrement apprécié dans ce travail autour de Germaine Cellier ?

Sandrine Revel : J’étais ravie de pouvoir mettre en lumière cette femme qui, comme beaucoup d’autres – mais peut-être plus encore dans le domaine de la parfumerie, où l’on met peu en avant les créateurs –, était restée dans l’ombre. J’avais envie de rendre visible l’invisible, comme elle l’a fait à travers le parfum : même si je ne connais pas grand-chose à cet univers, le côté artiste de ce personnage me fascine, par sa persévérance mais aussi son caractère, ses contradictions.
Béatrice Égémar : Germaine Cellier, pour moi, c’est d’abord un choc visuel. Mais c’est aussi ses contrastes qui m’ont fascinée : apprendre qu’elle fumait, buvait ; sa manière de travailler les matières en overdose ; son assurance, qui passait par son caractère bien trempé certainement nécessaire pour percer dans le milieu à l’époque, mais aussi sa tendresse vis-à-vis de sa famille… C’est passionnant !

© Béatrice Egémar et Sandrine Revel – Nathan Bande Dessinée 2023

Visuel principal : Béatrice Égémar, à gauche, et Sandrine Revel, à droite.

Notes

Notes
1 Béatrice Égémar, Un Parfum d’histoire, trois tomes, éditions L’Archipel ;  Le Printemps des enfants perdus, éditions Points ; Le Fard et le poison, éditions Presses de la Cité.
2 Sandrine Revel, Glenn Gould, une vie à contretemps, et Tom Thomson, esquisses du printemps, éditions Dargaud

Céline Perdriel : « Fleurs d’oranger de Serge Lutens m’a accompagnée et certainement guidée »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. Aujourd’hui, Céline Perdriel nous parle d’une composition de Christopher Sheldrake, entre souvenirs d’enfance et passages interdits.

Lorsque l’équipe de Nez m’a contactée pour me demander de raconter l’histoire de ma rencontre avec un parfum phare de mon existence, j’ai longuement hésité, car ils sont nombreux à avoir façonné ma culture et mes émotions olfactives. Pourtant, assez rapidement, l’un d’entre eux s’est détaché. Mais il fallait ensuite imaginer comment retranscrire par écrit le lien avec cette composition qui pour moi est une évidence depuis des années. Je n’étais pas sûre d’en être capable. Voilà pourquoi la rédaction de Nez a dû patienter longtemps avant de lire ce texte ! Le brief était simple : « Écris simplement comme tu aimes raconter cette histoire lorsque tu en parles autour de toi. » C’est donc ce que j’ai essayé de faire dans les lignes qui suivent.

La fragrance qui m’émeut toujours aujourd’hui est celle que j’ai choisi de m’acheter alors que je n’avais que 16 ans. J’étais déjà passionnée par les odeurs et je voulais faire ma vie autour de la création de parfum, mais cet univers m’impressionnait énormément. Choisir de porter une composition en particulier m’intimidait et j’y accordais alors une importance qui peut sembler démesurée. Je lisais tout ce qui parlait de parfum et décortiquais toutes les odeurs qui passaient devant mon nez !

En 1995, ma grand-mère m’a offert Le Livre du parfum d’Élisabeth Barillé. Je l’ai lu dans tous les sens et en m’attardant un peu plus sur les annexes, j’ai découvert l’existence des Salons du Palais royal de Shiseido [aujourd’hui Serge Lutens] à Paris. Cet univers, entièrement pensé et créé par Serges Lutens, y était présenté comme une boutique-écrin prestigieuse destinée à abriter sa collection. Cette maison incarnait, pour moi, la plus belle façon de transmettre l’émotion et la beauté du parfum. Redonnons le contexte : j’habitais dans le fin fond du Sud-Ouest et internet n’existait pas. J’arpentais les parfumeries dans un rayon de 60 km, mais aller jusqu’aux jardins du Palais Royal était très difficile. Je décidais donc de commander quelques échantillons, qui arrivèrent par courrier sous la forme de touches imprégnées des divins élixirs. Je serais incapable de donner les noms de toutes fragrances reçues car je fus instantanément touchée par Fleurs d’oranger. Elle avait ce pouvoir de me ramener dans l’atelier de boulangerie que mon grand-père tenait à Agen. C’était un mélange d’odeurs de farine torréfiée, d’œufs, de levain mouillé, de chocolat, de cuisson… et à l’issue de ce savant processus, nous pouvions déguster ces tortillons et chocolatines qu’il destinait aux marchés lot-et-garonnais !

Les premiers effluves de la création du parfumeur attitré de Lutens, Christopher Sheldrake, incarnaient la joie et la lumière avec ses notes pétillantes d’agrumes et de néroli. La fleur d’oranger arrivait alors, enlacée par la rose et le jasmin. La suite, ornée d’épices et de bois chaud, presque animal, donnait de la profondeur et de la densité à son sillage.

Ce parfum me fascinait ! J’ai senti la touche pendant quelques semaines avant de me décider à casser ma tirelire. Le découvrir sur ma peau était enivrant et extraordinaire.
Je l’ai porté dans les moments les plus importants de ma jeunesse. Il m’a accompagnée et certainement guidée. Le flacon, acheté il y a presque 30 ans maintenant, n’est jamais très loin de moi. Les notes de tête sont aujourd’hui marquées par les stigmates du temps mais il se révèle toujours aussi beau après quelques minutes.

Flacon conservé par Céline Perdriel

Depuis, la fleur d’oranger est restée une matière que j’aime travailler : j’ai toujours le sentiment de la découvrir pour la première fois. Il est possible d’y rentrer par différentes facettes : hespéridée, verte, florale, épicée, miellée et même animale. Son odeur me réconforte autant qu’elle me chamboule. D’ailleurs, si vous avez l’occasion de sentir l’une de mes dernières créations, Ptimusc de Tartine & Chocolat, ne soyez pas étonnés si vous y découvrez un peu de fleur d’oranger au détour d’un accord cacao blanc musqué !

Toujours, mes pas m’ont ramenée dans les jardins du Palais royal, que j’ai arpentés et où j’ai rêvé mille fois… Plus jeune, entrer dans la boutique, si lointaine, m’était interdit. Depuis, les occasions pour la découvrir n’ont pas manqué : j’ai fait mes études à l’Isipca à Versailles, et suis régulièrement venue à Paris lors de mes différentes expériences en maison de composition. Et pourtant, me croirez-vous, aussi proche soit-elle désormais, je n’ai encore jamais osé ouvrir ses portes, restant toujours sur le seuil de la galerie de la rue de Valois…

Céline Perdriel, le 15 novembre 2023

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Visuel principal : Céline Perdriel

Agnieszka Lukasik : « Développer la culture olfactive s’est imposé comme une nécessité »

Lancé lors de la dernière édition d’Esxence – événement milanais dédié à la création de niche – en avril 2023, Niche by Nez est un magazine gratuit destiné à mettre en valeur la richesse de la parfumerie sélective, publié une fois par an, en français et en anglais. Agnieszka Lukasik, co-fondatrice de Galilu en Pologne aux côtés de Warynia Grela, fait partie de ceux qui ont choisi de le distribuer. Elle nous parle de l’histoire de sa boutique et la volonté d’en faire un lieu où fleurit la culture olfactive.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’histoire et la création de votre boutique ? 

Nous étions deux à fonder Galilu : moi-même et Warynia Grela ; nous travaillons toujours ensemble aujourd’hui. Nous nous sommes rencontrées par hasard et, une discussion en entraînant une autre, une vision et une idée de boutique appelée Galilu ont émergé avant même que nous ne nous en rendions compte. Il faut garder à l’esprit qu’en 2004, il n’y avait pas de concept stores en Pologne, et encore moins d’espaces dédiés aux parfums et soins sélectifs. Nous avons ouvert notre premier magasin en début d’année 2006, en commençant avec des marques comme Aromatherapy Associates, Miller Harris, M&G, Escentric Molecules, Mona di Orio ; puis Diptyque, Aesop, Byredo et bien d’autres qui sont très vite devenues des marques cultes. Il n’y avait alors pas d’alternative locale à notre proposition. Nous avions un excellent flair pour la sélection, et nous l’avons toujours. Le parfum est essentiel mais son packaging est également important pour nous. Notre sens aigu du design intérieur nous a permis de valoriser une forme de luxe, sans l’ostentation facile que nous détestons toutes deux. Nous savions également que pour gagner le respect et la fidélité de nos clients, nous devions offrir un excellent service avec un personnel parfaitement compétent. C’est ce qui a conquis leurs cœurs, et cela continue depuis presque vingt ans.

Est-il important pour vous de participer au développement de la culture olfactive ?

Dès le début, développer la culture olfactive s’est imposé comme une nécessité, point final. Imaginez une seconde un magasin rempli de marques de niche que personne ne connait, vendues à un prix considérablement plus élevé que la moyenne. Comment un client pourrait-il être convaincu que c’est ce dont il a besoin ? Depuis le premier jour, nous avons donc commencé cette éducation non seulement en parlant des maisons de parfum et de leur singularité, mais aussi de l’expérience olfactive en général, avec une recontextualisation historique. Nous avons organisé des ateliers sur les fragrances, et avons pris le temps de présenter correctement les concepts des marques que nous vendions. Au fil du temps, les clients ont ainsi pu développer leurs propres préférences olfactives. Ils ont vraiment apprécié cette démarche. Cela a pris plusieurs années, mais nous sommes aujourd’hui considérés comme des experts. Si quelqu’un veut trouver un parfum unique, c’est chez Galilu qu’il vient.

Pourquoi avez-vous choisi de distribuer Niche by Nez ?

Parce que nous aimons le monde du parfum. Nous sommes fascinées par cet univers, les créateurs et les artistes derrière les créations, par leurs récits, et par l’histoire de l’industrie. Il y a encore très peu d’ouvrages sur l’olfaction, et Niche by Nez s’intègre ainsi parfaitement dans l’univers d’expertise propre à Galilu, offrant des histoires merveilleuses, des faits et des connaissances, à la fois pour nos clients passionnés et pour nous-mêmes.

Visuel principal : © Agnieszka Lukasik

Fruits à coque et céréales : nouvelles gourmandises

Noix, noisette, riz soufflé, granola toasté… Depuis peu, de nouvelles notes gourmandes s’invitent dans nos flacons. De quoi se réchauffer à l'approche de l'hiver.
Origine botanique, molécules caractéristiques et mise en pratique en compagnie de Mathilde Bijaoui, parfumeuse chez Mane, et du parfumeur indépendant Anatole Lebreton.

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Julie Massé : « Créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège » 

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. Cette semaine, Julie Massé nous parle de l’aura d’Arpège, que portait sa grand-mère.

Quand je songe aux compositions qui ont marqué ma vie, une multitude de grands noms me viennent à l’esprit. Mais ce qui me lie à Arpège de Lanvin va au-delà de l’admiration ; j’ai pour lui un attachement personnel. Bien plus qu’un parfum, il est pour moi une odeur, une présence. Sa puissance évocatrice m’est à nulle autre pareille : c’était le sillage de ma grand-mère.

Je l’ai toujours connue portant Arpège. Elle avait une librairie à Grasse, dans laquelle elle a travaillé jusqu’à ses 80 ans, et où je passais mes vacances. J’étais très proche d’elle : elle était ma confidente, j’adorais discuter avec elle de mes histoires – elle avait une manière de penser très moderne. Elle était aussi très coquette, très chic, toujours impeccable, et ne sortait jamais sans son parfum. Il se mêlait à l’odeur des vieux livres, à celle de la boiserie. 

Depuis plus d’une dizaine d’années, mes parents habitent dans la maison qui fut la sienne. La maison de mon enfance a fait peau neuve, mais nous avons conservé ses meubles d’époque. J’utilise maintenant la salle de bain de ma grand-mère, et lorsque l’on ouvre les tiroirs, aujourd’hui encore, Arpège s’en échappe, et tous les objets qui s’y trouvent en sont imprégnés. Lorsque mes enfants m’apportent quelque chose qui en provient, l’aura de ma grand-mère apparaît immédiatement. Pour mes quarante ans, mes parents m’ont offert l’un de ses bijoux : quand j’ai ouvert la boîte, c’est encore elle que j’ai sentie. 

La tête aldéhydée n’est pas ce qui m’attache le plus à ce parfum : quand j’y pense, c’est plutôt le bouquet floral qui me vient à l’esprit, comme une vapeur de jasmin et d’ylang ylang ; et ce fond vanillé, boisé, où s’entremêlent les muscs poudrés, avec leur facette animale, très fourrure : ses affaires sentent encore cela. Ce fond, si sensuel, si chaleureux, si texturé, c’est pour la vie. Je la revois faire le geste, j’entends encore le bruit discret du spray, et immédiatement revient en moi le souvenir de ce bouquet floral et ces notes rassurantes, alors que ce n’est pas ce que je perçois en premier lieu lorsque je le sens aujourd’hui.

Comme par magie, ces notes de fond ont pénétré tout ce qui lui a appartenu ; et, comme par magie – car il faut bien avouer que le pouvoir de l’olfaction relève d’une forme de magie – sentir ces notes de fourrure me ramène instantanément à son souvenir. Il me prend aux tripes, il m’émeut profondément, sans jamais être triste, comme une ombre chaleureuse et bienveillante.

Et c’est ce que je cherche à retrouver lorsque je compose : faire passer une émotion puissante, à travers le sillage et la rémanence. Ce sont eux qui, à mon sens, nous font tomber éperdument amoureux d’un parfum. Certains muscs, et d’autres ingrédients aujourd’hui impossibles à utiliser, font certainement la signature d’Arpège. Mais il ne faut pas oublier en regardant en arrière que nous avons encore de très belles matières premières à disposition dans notre palette, qui peuvent nous permettre de créer cette rémanence. 

Il faut cependant laisser le temps aux parfums de s’exprimer. Avec la macération, tout d’un coup, la formule que l’on a écrite, juste quelques mots, prend forme ; les matières trouvent leur place, l’histoire que l’on a voulu raconter, d’abord simplement déposée sur un bout de papier ou sur un écran, devient vivante, s’organise dans un espace en trois dimensions. Lorsque l’on travaille sur un projet quotidiennement, sentir des essais après les avoir laissé reposer quinze jours nous en offre une nouvelle perception ; et c’est aussi pour cela que l’on peut être ému lorsque l’on sent sa composition dans un flacon : avec un peu de temps, elle a pris vie.

Mais c’est lorsqu’on la sent portée, lorsque quelqu’un se l’approprie, que l’on atteint le graal de notre métier. Chercher à créer cette chaleur, à créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège. Cela ne signifie pas que le parfum ne peut pas être frais, facetté, qu’il faille forcément proposer un sillage lourd. J’aime imaginer d’autres façons d’obtenir cette rémanence, qui confère une dimension surnaturelle au parfum. C’est l’histoire d’Arpège : même si la personne qui le portait n’est plus là, il fait toujours partie de mon quotidien, il reste gravé en moi.

Julie Massé, le 27 juillet 2023.

Visuel principal : ©Matthieu Dortomb

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Comment le bon goût s’incarne : le métier méconnu d’aromaticien

Saveur poulet pour des chips, fraise pour un yaourt ou menthe pour un dentifrice… Derrière les arômes que nous ingérons se cache un métier méconnu. Les aromaticiens jonglent entre les exigences d’une industrie mondialisée et les attentes parfois paradoxales de notre époque en quête de naturel. À l’occasion de la Semaine du goût, nous vous proposons de (re)découvrir cet article initialement paru dans Nez #10 – Du nez à la bouche.

« Eux ils sont nez, toi tu es bouche ! » Aromaticienne chez Mane, Véronique Chambovet sourit en citant cet ami qui tenta un jour de comparer son métier à celui des parfumeurs. Car si c’est par la bouche que les arômes alimentaires pénètrent notre corps, c’est au contact de notre système olfactif qu’ils jouent leur rôle véritable, lorsque les molécules odorantes qui les composent sont perçues par voie rétronasale. Un arôme est, d’après le Syndicat national des ingrédients aromatiques alimentaires (SNIAA), « un ingrédient qui apporte un goût et/ou une odeur spécifique à l’aliment auquel il est incorporé à très petite dose », et c’est bien grâce à la rétro-olfaction qu’il influence ce que nous appelons généralement, de manière abusive, le « goût » de ce que nous mangeons. Présents dans le produit final dans des proportions oscillant entre 0,1 % et 2 %, les arômes sont avant tout des parfums… Employés par les sociétés de composition qui élaborent aussi les fragrances que nous portons, les aromaticiens sont bien moins connus du grand public que leurs collègues parfumeurs. Ils n’en colorent pas moins notre vie de tous les jours en concevant ces « goûts » qui s’invitent dans nos cuisines, nos salles de bains… et jusque dans nos vapoteuses. Les arômes sont partout et, s’ils jouissent d’un prestige moins important que la parfumerie fine, ils constituent souvent une part importante de l’activité des entreprises qui les produisent : en 2019, ils représentaient environ 40 % des 3,9 milliards de francs suisses (quelque 3,5 milliards d’euros) de chiffre d’affaires global de dsm-firmenich.
Chez le géant suisse comme chez ses concurrents, l’activité des aromaticiens est très segmentée. La distinction majeure se joue entre sweet (sucré) et savoury (salé). La première catégorie comprend notamment les boissons, les produits laitiers, la biscuiterie, la confiserie et l’hygiène buccale ; la seconde inclut les viandes et leurs substituts, les plats préparés, les margarines, snacks pour apéritif, etc. Selon la taille de leur société, les aromaticiens sont assignés à une catégorie plus ou moins précise : assez polyvalents dans les petites structures, ils sont très spécialisés dans les plus grosses, jusqu’à travailler exclusivement pour les produits laitiers, par exemple, avec parfois même une expertise sur une note précise comme la vanille. Pourquoi un tel cloisonnement ? Car à chaque base censée recevoir l’arôme – chaque matrice, comme on dit dans le jargon – correspondent des enjeux techniques bien particuliers, répond Margaux Cavaillès, aromaticienne côté sucré chez Mane. « Un parfumeur fine fragrance, dont la formule sera diluée dans l’alcool, n’a pas les mêmes contraintes que son homologue de la division home care [produits ménagers], qui va composer pour une base corrosive comme un spray détergent. Avec les arômes, c’est pareil. Dans les boissons, la stabilité est cruciale, il y a des critères de solubilité et de limpidité qui entrent en jeu, alors qu’en biscuiterie d’autres exigences sont induites par le fait qu’on va chauffer le produit, par exemple. »

Un an de travail

Cette importance de la matrice conditionne largement le travail au quotidien. Là où un parfumeur peut rapidement évaluer sa création en conditions réelles, en diluant sa formule dans une solution alcoolique, l’aromaticien troque souvent la mouillette en papier pour des couverts ! De l’eau agrémentée de sel ou de sirop peuvent lui permettre de goûter rapidement ses essais, mais il doit surtout éprouver ses formules dans la matrice visée. Pour cela, il fait appel aux techniciens d’application qui travaillent sur le même segment d’activité que lui. « Imaginons que je compose une vanille pour une glace, propose Emmanuelle Bonnemaison, aromaticienne senior chez Symrise. Une fois que j’ai quelques essais à tester, ils fabriquent de la glace, y intègrent mes arômes, et on goûte ensemble. Ils connaissent parfaitement le produit, les procédés industriels qui lui sont associés, et nos échanges vont me guider dans la formulation des essais suivants. »
Un processus complexe, mais le développement d’un arôme requiert bien moins d’essais que celui d’un parfum : parfois deux seulement et généralement moins de cinquante. Il est également moins long – en moyenne un an entre le brief et la mise sur le marché du produit final par le client, contre deux à trois pour un parfum –, bien qu’un de nos interlocuteurs cite le cas exceptionnel d’une boisson sur laquelle sa société a travaillé dix ans.

Sur-mesure ou prêt-à-consommer

Comme en parfumerie, c’est par le biais d’un commercial qu’un nouveau brief arrive dans une société de composition. Outre un profil olfactif, celui-ci détaille le produit final auquel l’arôme est destiné, le marché visé, les contraintes de prix et de réglementation. L’équipe détermine alors si elle peut répondre à la demande grâce à un arôme déjà présent dans la bibliothèque de la société, qui comprend toutes les références existantes ayant été vendues sans contrat d’exclusivité (donc susceptibles d’être proposées à un autre client) et qui est par ailleurs continuellement enrichie de nouvelles créations. « La maîtrise de ce portefeuille est l’affaire des portfolio managers qui officient dans chaque catégorie, précise Emmanuelle Bonnemaison. Les arômes y sont répertoriés par profil olfactif, par marché, par segment de produit, mais aussi par spécificité : UHT, halal, casher, etc. »
Lorsqu’un brief arrive, bien souvent, l’arôme idoine existe déjà dans cette vaste base de données. Il est alors soumis au client après avoir été testé dans la matrice de ce dernier et parfois ajusté. C’est ainsi qu’une majorité des dossiers est aujourd’hui traitée : « Il y a de moins en moins de création sur mesure, on capitalise au maximum sur ce qui existe déjà », résume Emmanuelle Bonnemaison.
Mais pour une autre partie des demandes, un travail de composition s’impose. L’aromaticien est alors en contact direct avec son client, sans l’intermédiaire de l’évaluateur qui chapeaute la plupart des échanges entre marques et parfumeurs. Loin d’être isolé dans la création pour autant, il peut compter sur le département Consumer Insight (CI), qui exerce aujourd’hui une influence croissante sur tous les développements, qu’ils visent à répondre à un brief précis ou à alimenter la bibliothèque d’arômes. « Le CI représente la voix du consommateur dans le laboratoire de création, résume Anne Besnard, responsable du Sensory & Consumer Insights arômes pour la zone Europe, Afrique et Moyen-Orient chez IFF. Nous intervenons à trois moments clés : en amont de la création, pour comprendre les attentes – exprimées ou non – d’un client ou d’un marché ; pendant un développement, pour orienter le travail des aromaticiens de manière à ce qu’il réponde le mieux possible à ces attentes, et enfin pendant la phase de validation, lorsque plusieurs produits ont été développés et qu’il faut déterminer lesquels ont le plus de chance de plaire aux consommateurs. »
En parallèle, les aromaticiens entretiennent des échanges quotidiens avec les services réglementaires, qui leur permettent de composer des arômes conformes à la législation de l’industrie agroalimentaire, à la fois complexe et particulièrement stricte, différente dans chaque pays et sujette à d’incessants changements. C’est à l’issue d’un nombre important de procédures qu’un arôme peut enfin être vendu – par lots allant d’une dizaine de kilos à plusieurs centaines de tonnes selon les demandes, et sous près d’une centaine de formes possibles : en poudre, liquide, encapsulé, en billes ou en cristaux…

Un impératif figuratif

Difficile de résister à la tentation de comparer les aromaticiens et les parfumeurs, tant leurs métiers ont de points communs. Souvent issus de cursus voisins (notamment à l’Isipca, à Versailles), formés dans les écoles internes des sociétés de composition, ils travaillent ensuite une palette d’ingrédients commune, à l’exception notoire des molécules de synthèse n’existant pas dans la nature, essentielles à la créativité des parfumeurs mais que les aromaticiens ne manipulent presque pas.
Un symptôme de la différence la plus fondamentale entre les deux professions : l’approche de la formulation. « Lorsque mes amis parfumeurs reçoivent un brief, leur marge d’interprétation est grande, témoigne Jean-Philippe Fourniol, aromaticien senior chez IFF. Tandis qu’un arôme fraise devra toujours avoir le goût de fraise. On peut bénéficier d’un peu de liberté dans certaines notes, gourmandes notamment, mais on conservera toujours un référentiel culinaire ou naturel. » Si la parfumerie fine compte énormément de créations abstraites, les arômes semblent ne pas pouvoir se départir d’un impératif figuratif. « C’est fondamental, renchérit Anne Besnard. Au-delà de ses qualités techniques, un arôme doit contenir des éléments permettant au consommateur de l’identifier. Les gens doivent pouvoir se raccrocher au vrai fruit, au vrai poulet, au vrai fromage. » Quelques contre-exemples (les « arômes fantaisie ») existent, mais ils sont si rares que nos interlocuteurs ne citent guère que le Coca-Cola ou des boissons énergisantes comme Red Bull. Cette exigence de fidélité au référent naturel délimite nettement le cadre créatif dans lequel exercent les aromaticiens, mais elle n’empêche pas leur liberté.
Véronique Chambovet, qui partage son temps entre la biscuiterie-confiserie et l’hygiène buccale, concède que dans ce dernier secteur elle travaille « essentiellement la menthe ». « Mais il y a tellement de variétés différentes ! Et on peut, sans dénaturer le marqueur “menthe”, les twister avec des épices, des aromates, des agrumes… Le champ des possibles est vaste. » De son côté, Emmanuelle Bonnemaison évoque des notes de fleur d’oranger ou des facettes anisées, « perceptibles mais pas forcément identifiables », qui lui permettent de différencier les vanilles qu’elle travaille et d’y trouver un véritable territoire d’expression. Plus que tout, ce sont les contraintes du client qui titillent la créativité des aromaticiens, dès la sélection des matières premières. Reprenons l’exemple de la vanille – l’un des arômes les plus vendus au monde avec la fraise, le chocolat et le poulet. Quatre ingrédients permettent aujourd’hui de la travailler. L’extrait, très onéreux, est obtenu par extraction des gousses. Naturellement présente dans ces dernières, la molécule la plus caractéristique de leur odeur, la vanilline, peut être reproduite sous deux formes, l’une considérée comme naturelle (car obtenue par biotechnologie), l’autre comme synthétique (car obtenue par voie de synthèse chimique) et dite « identique nature ». Enfin, l’éthylvanilline est une molécule de synthèse dite « artificielle » (car n’existant pas dans la nature). Les aromaticiens jouent de ces options en fonction de la revendication que souhaite faire le client : pour que celui-ci puisse écrire sur un packaging « arôme naturel de vanille », 95 % des ingrédients (au moins) doivent provenir de la gousse et les 5 % restants, être naturels. Pour une mention « arôme naturel », pas de minimum d’extrait à utiliser, mais la vanilline de synthèse et l’éthylvanilline restent proscrites. Enfin, « arôme » tout court permet d’utiliser tous ces ingrédients sans restriction. À l’arrivée, la différence de prix est de taille : le kilo d’arôme se monnaie à partir de 5 euros, quand celui de certains extraits purs de vanille dépasse 5 000 euros…

Les goûts et les couleurs

Le marché auquel le produit est destiné constitue un autre paramètre important. Car face à un arôme de fraise, un consommateur espagnol n’a pas les mêmes attentes qu’un Allemand ou un Français : le premier aime sa fraise verte et fraîche, le second plutôt crémeuse et confiturée, et le troisième quelque part entre les deux… Assez arbitraires, ces différences de perception en côtoient d’autres qui s’expliquent par de réelles habitudes de consommation. Anne Besnard prend l’exemple de la mangue, un arôme pour lequel le profil olfactif connaît d’importantes variations selon les marchés. « En France, on mange essentiellement des mangues africaines, qui ont des notes soufrées et florales très différentes des mangues indiennes. Cette différence doit être prise en compte, car, si on propose le mauvais profil de mangue, les consommateurs ne reconnaissent pas le fruit. »
Il n’est parfois pas besoin de traverser les frontières pour constater une grande variété d’attentes vis-à-vis d’un même produit. Commercial chez dsm-firmenich, Nicolas Maire donne ainsi l’exemple d’un célèbre café soluble dont pas moins de sept recettes coexistent sur le seul territoire suisse : à chaque région la sienne ! Dans ce pays perméable à l’influence de la France, de l’Italie et de l’Allemagne voisines, certains produits révèlent des habitudes de consommation plutôt hétérogènes. « À un moment, la marque a voulu rationaliser ses dépenses et s’est mise à proposer une seule recette dans tout le pays. Les ventes ont chuté de 40 % ! Il a fallu réintroduire ces arômes spécifiques. » Alors que certains parfums deviennent des hits planétaires, le succès d’un arôme ne s’affranchit jamais totalement des différences culturelles qui s’expriment encore assez fortement dans l’alimentation, même si la mondialisation tend à homogénéiser les habitudes et les goûts. Là encore, l’exception qui confirme la règle est le Coca-Cola : une abstraction compatible avec toutes les sensibilités…

Du naturel !

Tandis que la découverte d’odeurs inédites peut engendrer de véritables modes en parfumerie, les tendances qui animent l’univers des arômes sont surtout liées aux évolutions de la société bousculant les produits alimentaires eux-mêmes. Tous nos interlocuteurs évoquent le phénomène « végétal » qui rebat les cartes de l’industrie depuis quelques années. Des steaks de céréales aux laits végétaux et à tous leurs dérivés, ces nouvelles matrices suscitent dans certaines sociétés la création d’équipes spécialisées. « Ce sont des bases compliquées, avec souvent beaucoup de off notes [des notes désagréables] qui doivent être masquées », précise Nicolas Maire. Aux arômes hédoniques, destinés à apporter du plaisir à la dégustation, se juxtaposent alors des arômes « technologiques », dont la vocation est plutôt de compenser un défaut perçu.
L’engouement de notre époque pour le naturel se retrouve aussi dans le cahier des charges des arômes eux-mêmes. « Les clients l’exigent de plus en plus, jusqu’à nous demander parfois le retrait de la mention “arôme”. Cela nous oblige à jouer avec des extraits », témoigne Margaux Cavaillès. Sauf que, ici comme en parfumerie, l’obsession pour le naturel n’est pas compatible avec les ressources limitées de la planète – planète qu’elle entend souvent, paradoxalement, protéger. « Tout le monde veut du naturel, du bio, mais personne ne comprend que la Terre ne peut pas nous fournir indéfiniment, regrette Nicolas Maire. Pour obtenir un litre d’extrait pur de fraise, il faut parfois plus de deux tonnes de fruits. C’est-à-dire que, si vous preniez littéralement toutes les fraises du monde, vous pourriez répondre aux besoins en extrait naturel… de l’Allemagne. »
L’ironie ne s’arrête pas là. Car il faut encore que l’arôme soit perçu comme authentique par des consommateurs dont le goût a été façonné par des standards qui ne l’étaient pas. « Ils demandent de la naturalité, mais souvent on leur présente un extrait et ils le rejettent, constate Emmanuelle Bonnemaison. Beaucoup ont une vision déformée de la cerise, par exemple, parce qu’ils se sont habitués à la molécule qu’on lui associe, le benzaldéhyde, avec cette note “noyau” amandée que la vraie cerise n’a pas si intensément. » Et lorsque ce ne sont pas les arômes qui ont déformé le palais des consommateurs, ce sont les contraintes de l’industrie agroalimentaire mondialisée qui en ont eu raison. « Combien de gens savent ce qu’est un vrai goût de pêche ?, s’interroge Jean-Philippe Fourniol. Ceux qui ont eu le privilège d’en cueillir une sur l’arbre à maturité savent que c’est très différent de celles que l’on trouve en supermarché : des fruits cueillis trop tôt pour qu’ils tiennent le temps du transport. »
Finalement, comme souvent, tout est une question d’éducation. « On a régulièrement été montrés du doigt, accusés de mener les gens par le bout de la langue, poursuit Jean-Philippe Fourniol. Pourtant on ne fait que répondre aux attentes du consommateur, et on mesure combien celui-ci est paradoxal. Il attend d’un produit qu’il soit rigoureusement identique toute l’année, et les arômes permettent justement cette standardisation. Si on passe au tout-naturel, il faut prendre en compte la saisonnalité, accepter que certaines tonalités soient parfois accessibles et parfois non, qu’il puisse y avoir des variations de goût. Ça, le consommateur est prêt à l’accepter quand il fait la cuisine ou qu’il va au restaurant, mais pas quand il achète un produit industriel. Les jeunes générations sont de plus en plus sensibles à l’écologie, à l’impact des modes de production sur la nature. Mais est-ce qu’elles le répercutent réellement sur leur façon de consommer ? » Si l’industrie fait le pari de la transparence et de la pédagogie, les aromaticiens pourront certainement jouer un rôle essentiel dans cette délicate – mais nécessaire – transition.

Visuel principal : © Antoine Cossé

En direct de Grasse : le Prix du Phénix récompense Quentin Bisch, Isabelle Doyen, Jérôme Épinette… et l’Osmothèque !

Le Prix du Phénix (anciennement Prix François Coty) a réuni ce lundi 16 octobre, à la Bastide Saint-Antoine à Grasse, de nombreux acteurs de l’industrie du parfum pour décerner trois récompenses : le Prix du Phénix, le Prix d’honneur et le Prix international et un prix très spécial.

Relancé en 2018 après quelques années de sommeil, le Prix François Coty connaît une nouvelle impulsion.

Un nouveau nom, d’abord : le Prix du Phénix. Véronique Coty, sa directrice et infatigable animatrice, explique en effet avoir voulu étendre l’audience de ce prix à un public plus large, tout en conservant un lien symbolique avec son illustre ascendant, en faisant référence aux armoiries familiales.

Comme un symbole, cette édition 2023 s’est également déplacée, de façon inédite, à Grasse. On pourrait en effet presque parler de renaissance d’une capitale mondiale du parfum que l’inscription en 2018 des « savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse » au patrimoine de l’Unesco a replacée sur le devant de la scène parfumée. Portée par le maire Jérôme Viaud, parrain de la cérémonie, la ville s’emploie à encourager de nombreuses initiatives de l’écosystème, comme le Simppar (Salon international des matières premières pour la parfumerie), qui après 30 ans d’existence s’y transportera en mai 2024, comme l’annonçait Thierry Duclos dans l’entretien accordé à Nez en juin dernier. Et aujourd’hui le Prix du Phénix, qui vient conclure un week-end consacré au parfum à Grasse, à travers plusieurs conférences (Élisabeth de Feydeau, Osmothèque, Antoine Leclef – jardinier de la Villa Botanica) et la traditionnelle Journée du parfum, organisée par le Rotary Club de Grasse.

Au cœur de la mission que s’est fixée le Prix du Phénix, on trouve la mise en avant de la création et surtout des créateurs de parfums. Il récompense en effet ceux qui par leur carrière exemplaire ont su poser « une empreinte singulière dans le paysage olfactif contemporain, entre créativité, technicité et modernité ». On compte parmi ses précédents lauréats des parfumeurs et parfumeuses incontournables : Alberto Morillas, Olivier Polge, Francis Kurkdjian et Olivier Pescheux. 

En 2022, il avait été décerné à Delphine Jelk, parfumeuse maison chez Guerlain, qui en ce lundi 16 octobre a passé le relais à Quentin Bisch[1]Vous pouvez visionner le discours de remerciement de Quentin Bisch sur notre compte Instagram. Celui-ci occupe depuis quelques années une place privilégiée dans l’industrie. Travaillant aussi bien pour le grand public que pour des maisons indépendantes, il a su imprimer un style singulier à ses créations.  On lui doit entre autres Vétiver écarlate, Cédrat céruse et Iris de gris de la collection du « Potager » de l’Artisan parfumeur, qui faisait partie de nos favoris 2022 ; B683, Ganymède et Encelade de Marc-Antoine Barrois ; ou encore du très réussi Angel Muse pour Thierry Mugler.
S’il fait aujourd’hui partie de l’équipe de parfumeurs de la maison de composition Givaudan, il a été formé initialement à Grasse, chez Robertet, par Michel Almairac qui avait lui-même reçu un Prix d’honneur en 2018.

Ce même Prix d’honneur a été cette année décerné à Isabelle Doyen, qui succède à Émilie Coppermann (Symrise – 2018), Christopher Sheldrake (Chanel – 2021) et Anne Flipo (IFF) qui en tant que récipiendaire 2022 lui a remis la récompense lors de la cérémonie.
On connaît bien Isabelle Doyen pour son étroite collaboration avec Annick Goutal et depuis de nombreuses années avec sa fille, Camille Goutal, avec qui elle a créé la marque Voyages imaginaires. Elle incarne, pour la commission technique, « une parfumerie sensible, inventive et audacieuse. » On ne peut qu’acquiescer : Nuit de bakélite de Naomi Goodsir, ou encore L’Eau des immortels cocréé avec Camille Goutal font partie de nos coups de cœur absolus. Peut-être tout autant que ses créations, on retiendra qu’elle a marqué de son talent et de sa bienveillance des générations de parfumeurs et parfumeuses : de nombreux étudiants de l’Isipca, qu’ils œuvrent en tant que créateurs indépendants ou dans des maisons de composition, ont bénéficié de son enseignement au sein de l’école versaillaise.

Le dernier des trois prix, créé en 2022 et décerné alors à Philippe Paparella-Paris (Symrise), est venu récompenser le travail de Jérôme Épinette qui depuis le bureau de création new yorkais de Robertet est notamment le compositeur des parfums de la marque Byredo. C’est d’ailleurs un parfum de la marque suédoise, Vanille antique, qu’il a choisi pour concourir.

Invitée surprise, mais de marque, l’Osmothèque a été distinguée en fin de cérémonie. Thomas Fontaine (Président), Anne-Cécile Pouant (Directrice), Isabelle Chazot (Directrice du comité scientifique) et Christopher Sheldrake (vice-président) sont montés sur scène pour recevoir, au nom du conservatoire international du parfum, un prix inédit, récompensant l’implication de l’association et de ses bénévoles en faveur du patrimoine de la parfumerie. Et qui d’autre pour cette remise de prix que le facétieux Marc-Antoine Corticchiato (Parfum d’empire), lui qui perpétue avec passion et authenticité une tradition rare, celle de parfumeur et de fondateur d’une marque de parfum ? Comme un certain François Coty.

Tel le phénix, souhaitons à ces lauréats d’entrer dans la légende… du parfum.

Le Prix du Phénix. Comment ça marche ? 

La sélection des nominés est confiée à la commission technique de l’association du Phénix. Composée de maîtres parfumeurs, de membres de la Société française des parfumeurs et de l’Osmothèque de Versailles, celle-ci élabore chaque année au mois de mai une liste de parfumeurs-créateurs au sommet de leur art, et ayant créé au moins un parfum commercialisé pendant l’année qui précède. L’association propose à ces parfumeurs de concourir dans les catégories Prix du Phénix et Prix International S’ils acceptent, ces derniers doivent faire parvenir trois parfums de leur choix, représentatifs de leur signature et leur style. Certaines années, la commission technique choisit également d’attribuer un Prix d’honneur : celui-ci n’est pas soumis au vote du jury. 

L’élection des lauréats est faite par un jury composé de parfumeurs reconnus, généralement entre 6 et 8. Ses membres reçoivent l’ensemble des parfums soumis par les nominés dans un coffret anonymisé. Les fragrances y sont présentées dans des flacons génériques numérotés, afin que le choix du jury puisse se baser uniquement sur la dimension olfactive des créations. Chaque membre du jury choisit trois nominés par catégorie : il attribue trois points à son favori, deux au deuxième, et un au troisième. Un huissier collecte tous les votes et dresse un procès-verbal. Seuls les lauréats sont annoncés : les autres candidats ne sont pas dévoilés, et ils peuvent être sélectionnés à nouveau dès l’année suivante. 

Visuel principal : © Laurent Zabulon

Nathalie Mandairon : « Des projets inédits ont pu voir le jour grâce au GDR O3 »

Né en 2015, le Groupement de recherche O3 – Odorant, Odeur, Olfaction –, ou GDR O3 pour les intimes, vise à développer des projets transdisciplinaires sur le sujet des odeurs dans leur sens le plus large. Afin d’inaugurer la collaboration conclue avec Nez et à l’occasion de la fête de la science, nous vous proposons une interview de Nathalie Mandairon, directrice de recherche en neurosciences au CNRS et directrice du GDR O3, et Xavier Fernandez, professeur de chimie à Université Côte d’Azur qui en est le directeur adjoint, qui reviennent sur huit ans d’existence.

Comment le GDR O3 a-t-il vu le jour en 2015 ?

Nathalie : Le laboratoire de chimie de Nice a répondu à une sollicitation du CNRS : dans un premier temps, ils ont donc monté un dossier, constitué un panorama d’équipes de recherche qui regroupe tous les domaines se rapportant au sujet, en partant de l’odeur elle-même jusqu’à sa perception physiologique et ses nombreuses applications. 
Plus récemment, nous avons structuré le groupe. Il y a un bureau qui compte une dizaine de membres bénévoles, et des sous-groupes, pour la communication par exemple. Le GDR O3 réunit désormais 55 équipes des différents laboratoires en France qui couvrent notre sujet, ce qui représente environ 150 membres, sans compter les nombreux étudiants post-doctorants. 

Xavier : Nous essayons également d’intégrer des chercheurs dont ce n’est pas la spécialité mais qui peuvent cependant s’y intéresser dans le cadre de leur travail, comme c’est le cas, par exemple, de certains géographes. C’est un réseau très ouvert. Mais nous faisons attention à ne pas intégrer certains courants alternatifs qui ne s’inscrivent pas dans la déontologie de la recherche académique, et viendraient trouver dans le GDR une caution scientifique.

Pourquoi avez-vous mis en place ce projet ?

Nathalie : L’objectif du GDR O3 est de fédérer et d’animer la communauté scientifique autour des odeurs et odorants. Cet objet d’étude, très vaste, concerne des disciplines parfois éloignées qui ont finalement peu l’occasion d’échanger : le cloisonnement est très fort dans la recherche académique françaises (Universités, CNRS, INSERM, INRAé, INRIA…). Le but premier est ainsi de développer des projets de recherche entre des acteurs qui n’auraient pas forcément l’occasion de se rencontrer par ailleurs. Les réunions annuelles du GDR sont en cela essentielles : pendant deux jours, les différents membres peuvent présenter leurs travaux et créer des liens. Nous avons également lancé un appel à projet afin d’inciter les laboratoires à collaborer.

En dehors de la création d’un réseau de chercheurs sur cette thématique, le GDR O3 a-t-il d’autres fonctions ?

Nathalie : C’est le bureau d’entrée des sollicitations extérieures venant du grand public, d’industriels ou de chercheurs. Nous nous occupons ensuite de rediriger les demandes aux équipes les plus à même d’y répondre. C’est aussi en ce sens que nous avons créé l’annuaire en ligne, qui regroupe nos membres et décrit leurs domaines de recherche.[1]Pour consulter l’annuaire, cliquez ici
Par ailleurs, les étudiants du GDR s’investissent beaucoup : ce sont eux qui ont mis en place les webinaires mensuels,[2]Les webinaires sont disponibles en replay sur le site du GDR O3 accessibles à tous, où un chercheur prend la parole sur un sujet. Plus largement et grâce à son site web, le GDR a également pour mission de diffuser l’information scientifique. 

Xavier : L’un des objectifs du GRD est ainsi de dépoussiérer la façon dont on imagine la recherche sur les odeurs, de rappeler qu’elles ne sont pas seulement un matériau pour les parfumeurs. C’est un champ très large avec une véritable dynamique, notamment en France.

Après 8 ans d’existence, quel est le bilan et quels sont vos projets pour l’avenir ?

Nathalie : Nous sommes très heureux du chemin accompli : des projets inédits ont pu voir le jour grâce au GDR O3. Je travaille par exemple en tant que neuroscientifique avec Sylvie Baudino, spécialisée en génétique des plantes, afin de comprendre pourquoi le parfum de la rose est si attractif. 

Xavier : Pour ma part, j’ai collaboré avec des archéologues sur un projet mêlant histoire et chimie moléculaire : jamais je n’y aurais jamais pensé seul ! Aujourd’hui, la période de financement par le CNRS se termine : on est en pleine réflexion sur la forme que cela va prendre pour poursuivre ce projet si fructueux.
Nous souhaitons également faire grandir notre visibilité. Nous sommes déjà présents dans certains événements comme le congrès Olfaction et perspectives de l’Isipca. Mais nous voulons mieux mettre en avant les travaux de nos chercheurs : le partenariat avec Nez nous donne beaucoup d’espoir en ce sens.

Visuel : Nathalie Mandairon et Xavier Fernandez

Grasse, l’ancrage naturel de dsm-firmenich

Partenariat éditorial

Si dsm-firmenich est d’abord connue pour son expertise en molécules de synthèse, la maison de composition est présente à Grasse depuis 2007. Son implantation progressive s’y est concrétisée en 2020 avec l’acquisition de la Villa Botanica, un havre de nature ouvert aux parfumeurs et aux clients dès l’année suivante. Elle raconte aujourd’hui cet ancrage dans un ouvrage qui dévoile la symphonie des quatre saisons au cœur de la capitale mondiale de la parfumerie.

On a souvent limité dsm-firmenich à la création de molécules de synthèse dans laquelle elle a été pionnière. C’est en effet à Genève, loin des champs de fleurs, qu’a débuté son histoire : le chimiste Philippe Chuit s’associe au financier Martin Naef en 1895, alors qu’émergent à peine les premiers ingrédients synthétiques qui permettront à la parfumerie moderne de voir le jour. Dans le local loué par Charles Firmenich, ils développent un procédé de fabrication de vanilline, créent des molécules devenues iconiques comme l’Iralia à l’odeur de violette irisée, qui entre dans la base Diantine sans laquelle le grand Origan de Coty (1905) n’aurait pas existé. Un véritable centre de recherches voit le jour, alors dirigé par Leopold Ruzicka, qui obtient un prix Nobel en 1939 pour son travail sur les muscs. 

Son expertise technique est aussi ce qui permet à la société de trouver les meilleures techniques d’extraction pour les matières premières naturelles. Si l’on parle aujourd’hui comme d’une innovation de l’extraction aux fluides supercritiques (aussi appelée extraction CO2), rappelons qu’elle a été introduite à échelle industrielle pour les applications aromatiques dès 1994 chez dsm-firmenich, qui développera notamment un extrait de poivre rose entrant dans la composition de Pleasures d’Estée Lauder.
La société a également officialisé en 2021 un procédé d’extraction électromagnétique, baptisé Firgood, qui utilise l’eau déjà présente dans la biomasse, sans ajout de solvant, très peu gourmande en énergie. Et surtout pourvoyeuse d’extraits d’une pureté olfactive sans précédent – qui permet même de faire parler les fleurs jusque-là muettes.

Pionnière donc sur la synthèse mais aussi sur les techniques d’extraction des naturels, dsm-firmenich incarne l’interdépendance de ces types d’ingrédients bien souvent opposés. Comme le résume Fabrice Pellegrin, parfumeur principal et directeur de l’innovation des produits naturels de la société : « Cette opposition n’a pas de pertinence dans notre métier : la synthèse apporte la modernité, le naturel offre la poésie ; nous avons absolument besoin des deux pour créer ». Rappelons une fois de plus que naturel et synthèse fonctionnent toujours main dans la main : cette dernière résulte souvent de l’étude des ingrédients naturels, soit parce qu’ils permettent d’identifier des corps odorants qui seront ensuite synthétisés, soit parce qu’ils servent de base pour les réactions permettant d’obtenir des molécules. 

Le travail des naturels, que la société a ainsi à cœur depuis plus de deux décennies, est magnifiquement représenté par les photographies de Philippe Frisée, qui illustrent l’ouvrage Grasse – De la fleur au parfum tout juste publié chez Gallimard. L’occasion pour dsm-firmenich de conter, sous les mots de Lionel Paillès, son ancrage dans la capitale de la parfumerie, à travers les quatre saisons qui bercent les cultures et donnent leur tempo aux productions. Champs de rose centifolia, lavande, jasmin grandiflorum et mimosa s’entremêlent aux ateliers d’extractions chromés, aux blouses blanches des équipes techniques : un beau livre pensé comme une essence dans laquelle seraient distillés les seize ans de présence de la société dans la cité provençale.

Celle-ci débute en effet avec le rachat de Danisco, spécialiste des arômes, en 2007. Pierre Ruch, actuel président du site de dsm-firmenich Grasse et directeur des opérations, faisait partie de cette société danoise. Il se souvient de ces années : « Suite au rachat, il a été décidé d’y créer un site d’excellence pour les ingrédients naturels, où l’on a rapatrié les acheteurs, la partie innovation, celle de la recherche et développement pour y faire des essais pilote… Dès lors que l’on parle des naturels, avoir toute l’équipe sur place devient une nécessité : les différentes étapes sont toutes en lien, c’est un véritable écosystème. On est désormais 150 personnes sur site. » Et Fabrice Pellegrin de compléter : « Avoir tous les systèmes de transformation sur place est une véritable chance : on peut faire les productions au niveau laboratoire comme au niveau industriel. C’est un gain de temps dans le développement des nouveaux produits, qui prend déjà plusieurs années. »
À l’usine de Tourrettes sont extraites les plantes locales cultivées par les producteurs locaux de renom, comme les Rebuffel dont dsm-firmenich s’est engagé, dès le début des années 2000, à acheter toute la production de rose centifolia. En s’implantant dans le berceau de la parfumerie, la société s’inscrit cependant dans le futur : les partenariats sont pensés sur le long terme, et permettent de sécuriser les approvisionnements même lorsque les récoltes sont mauvaises. 

Mais tout ne peut pas être produit à Grasse : les matières premières viennent souvent de plus loin. dsm-firmenich a développé un système de partenariats en joint-venture – c’est-à-dire en prise de participation actionnariale – avec les meilleurs producteurs à la source sur chaque continent. « J’ai accompagné le premier que nous avons mené avec Jasmine Concrete en Inde en 2014, Nelixia au Guatemala en 2018 » explique Pierre Ruch. « Et nous venons de nous engager dans un nouveau partenariat prometteur à Madagascar. Nous leur garantissons une sécurité financière grâce aux contrats de collaboration, et pouvons apporter notre savoir-faire en termes d’extraction. Mais ce sont eux qui gèrent sur place. » dsm-firmenich est ainsi la maison de composition qui offre le plus large portefeuille d’ingrédients à ses parfumeurs, tant au niveau des naturels que des synthétiques.

Ce sont d’ailleurs les parfumeurs eux-mêmes qui choisissent les prochaines matières qui viendront enrichir leur palette, et notamment Fabrice Pellegrin. « Les producteurs nous font parvenir leurs nouvelles biomasses, et nous cherchons la meilleure extraction. Après une première sélection, nous réunissons les maîtres parfumeurs à la Villa Botanica, un lieu idyllique acquis en 2020 par la société. » Il faut imaginer une bastide provençale autour de laquelle poussent une multitude de plantes à parfums, et qui offre une vue imprenable sur la baie de Cannes. Une serre de 100m2 complète depuis peu le tableau : on peut y sentir nombre de ces plantes exotiques cultivées à travers le monde qui entrent dans la palette des créateurs.

La Villa Botanica, écrin de nature. Crédit photo : Philippe Frisée

Pour le parfumeur, qui a porté ce projet, le lieu relève de l’évidence : « C’est un véritable écrin qui n’existe pas ailleurs. Sa fonction est triple : elle constitue un espace de travail unique pour nos parfumeurs, qui ont tout à disposition pour faire des essais, des pesées, mais dans un environnement exceptionnel, où ils se sentent chez eux. C’est aussi un lieu de réception magnifique pour nos clients, qui peuvent par exemple y organiser des lancements. Sa vocation est également pédagogique : créateurs et clients peuvent y retrouver les plantes qui entrent dans les compositions. » Quelle meilleure manière de mettre en avant sa ville natale ? Lorsqu’il a présenté ce projet, l’équipe de dsm-firmenich en a immédiatement saisi tout le potentiel. Elle s’est largement impliquée pour le mettre en place, et a su s’entourer des meilleurs : c’est ainsi Antoine Leclef, jardinier paysagiste, qui est aux rênes de ce jardin aux allures d’Eden.

La société fourmille d’idées pour les années à venir, et nourrit notamment l’ambition de faire du lieu une « Villa Médicis du parfum » qui permettra des échanges entre les parfumeurs et d’autres créateurs. C’est d’ailleurs ici que Fabrice Pellegrin a invité le chef étoilé Akrame Benallal, avec lequel il a imaginé Adorem, un parfum de la collection 1+1 éditée par Nez.
Cette vision de l’avenir illustre parfaitement l’objectif de dsm-firmenich dans son ancrage grassois : rendre hommage à la nature, la protéger, la sublimer par la création artistique, grâce aux avancées de la technologie.

Visuel principal : © Philippe Frisée

Daniela Andrier : « Le sillage du N°19 a inspiré ma manière de composer en général » 

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Ce 19 septembre, jour de son anniversaire, Daniela Andrier nous parle de l’une de ses références, le N°19 de Chanel.

Le N°19 de Chanel est le seul parfum qui ait eu une telle place dans ma vie. J’étais enfant lorsque je l’ai senti pour la première fois, porté par ma tante. C’est une femme sublime que j’admirais et que j’admire aujourd’hui encore. Elle dégage une forme de noblesse qui m’émerveille. Son visage m’apparaissait alors comme celui d’une reine : sa gestuelle, le son de sa voix, tout en elle me semblait remarquable. Le N°19 a ainsi immédiatement été associé, pour moi, à la grâce qui émanait d’elle. Je me souviens lui avoir confié cette phrase, qui me semble parfois étrange : « Ton parfum est noble comme les feuilles d’automne ! » Ne me demandez pas pourquoi j’avais fait cette association. Ce n’est pas du tout ce à quoi me fait penser ce parfum aujourd’hui mais, dans mon imaginaire d’enfant, j’y percevais quelque chose d’extrêmement raffiné et, c’est bien le mot, quelque chose de noble. Ce parfum est aussi d’une tendresse infinie, presque maternelle, avec ses facettes poudrées, irisées, et le galbanum qui rend l’ensemble très élégant. Le dialogue entre la note verte assez distante, mystérieuse et la douceur du muguet, avec son côté joyeux, y est admirable.

Le N°19 est devenu une référence pour moi. C’est drôle : ce chiffre est celui de ma date de naissance, le 19 septembre – mais je n’ai remarqué cette coïncidence que tardivement. J’ai fait mon premier stage chez Chanel et il a toujours été, à mes yeux, le plus beau parfum de la maison. Le temps a passé, je vois moins souvent ma tante qu’alors, mais lorsqu’il m’arrive de croiser une femme qui s’en est parée, j’ai véritablement l’impression qu’il l’embellit. 

Pourtant, je n’ai jamais pu le porter moi-même de manière quotidienne ; était-ce parce qu’il m’était si important ? J’ai en effet l’impression que ce serait comme avoir un chef-d’œuvre accroché autour du cou : dans la vie de tous les jours, c’est presque trop.

C’est aussi une affaire d’idéalisation : lorsqu’on se retrouve face au réel, alors on est en prise avec les défauts. C’est ce que j’aime profondément dans la nature humaine : la dualité très complémentaire entre l’emphase de l’idéalisation et la confrontation au réel ; c’est la rencontre entre les deux qui permet la connaissance véritable. Quand j’analysais le N°19, certains aspects me dérangeaient, notamment un accord en fond, sûrement la mousse de Saxe. Ce décalage entre le sublimé et le réel a motivé mon travail minutieux autour de ce parfum.

C’est ce que j’ai fait pour la première fois lorsque j’étais à New-York avec mon mari et notre première fille, entre 1998 et 1999. Si cette période reste gravée comme l’une des plus heureuses de ma vie, elle l’était moins du point de vue professionnel : c’était une traversée du désert, notamment parce que la manière de procéder était très différente aux États-Unis et ne me convenait pas du tout. J’avais donc décidé de travailler en solitaire sur des projets qui me tenaient à cœur. J’ai alors commencé à explorer le N°19, pour en extraire l’essentiel, en le dépouillant de ce qui me dérangeait. J’ai nommé ce parfum – je ne sais pas vraiment pourquoi – Mani T6 : cherchant un équilibre, à mon sens parfait, entre galbanum, iris, notes rosées et muscs.

Et puis, l’année suivante, je suis rentrée en France et j’ai commencé à travailler un iris à partir de ce Mani T6 avec Fabio Zambernardi, qui était déjà alors directeur artistique de Prada. En résulte un premier parfum qui sort de manière confidentielle en 2003, le N°1 Iris de Prada, diffusé uniquement dans les boutiques de la marque. Fabio, qui le portait régulièrement, m’a alors demandé une déclinaison plus estivale. Une version tout en finesse en a découlé, où j’ai notamment affiné la subtilité de la diffusion : l’Infusion d’iris a été commercialisée en 2007. Aujourd’hui encore, celle-ci constitue la quintessence de ce que j’aime dans le N°19, comme un prolongement de ce rêve d’enfance. Comme lui, elle se définit par ce sillage qui sait rester présent sans jamais être impoli, sans jamais envahir l’espace d’autrui. Parler, sans écraser ceux qui nous entourent : voilà une qualité essentielle à mes yeux pour un parfum, qui va à l’encontre des sorties actuelles. Je pourrais dire que le sillage du N°19, dans sa justesse – avant même de parler de son esthétique – a inspiré ma manière de composer en général. 

Trouver un dosage subtil, qui se perçoive sans importuner, est un exercice délicat, complexe. C’est aussi une exigence que je tiens d’Édouard Fléchier, qui m’a appris mon métier. Il me demandait constamment de « simplifier ! »  À l’époque, cela m’agaçait, et pourtant aujourd’hui rien ne me sert autant que cet impératif. 

L’Infusion d’iris demeure l’un des seuls parfums que j’ai pu porter, avec la Fleur d’oranger de Fragonard. Je n’ai jamais réussi à vider un flacon de ces grands parfums que j’admirais : le N°19, Jicky, Aromatics Elixir…. Ils n’ont jamais été pour moi que des compagnons d’un jour : trop grandioses ; et sûrement mes muses pour toujours… 

D’autres parfums ont découlé de ce travail de décorticage. Il y a notamment Untitled de Maison Maison Margiela, autour du galbanum. Cette matière, sous sa forme d’essence comme de résinoïde, est l’une de mes préférées, avec le lentisque, l’iris et la fleur d’oranger, même si je dis souvent que je n’ai pas de favoris – ce qui est vrai d’une certaine manière car j’ai besoin d’aimer toutes les matières de la palette.

C’est ainsi, finalement, de mon amour pour le N°19 qu’ont découlé ces créations : reconnaître ses défauts, embrasser toutes ses nuances, cesser de le mystifier, voilà pour moi aussi la définition de l’amour véritable. 

Daniela Andrier, le 4 juillet 2023.

Visuel principal : © Givaudan

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Michel Almairac : « Habanita est à mes yeux aussi illustre que Shalimar ou L’Heure bleue » 

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Aujourd’hui, Michel Almairac évoque Habanita de Molinard, une « pièce de musée » composée en 1921 par Henri Bénard, qu’il a découvert enfant.

Pour moi, Habanita de Molinard fait partie de ces compositions illustres de l’histoire de la parfumerie, au même titre que Shalimar ou L’Heure bleue de Guerlain. 

Notre rencontre a eu lieu en 1963 ou 1964. Je devais avoir une dizaine d’années à cette époque, et à part quelques notes d’eau de Cologne ou d’eau de toilette à base de lavande, le parfum m’était totalement étranger. Jusqu’au jour où mon père, qui faisait partie de l’organisation du rallye automobile Pays de Grasse Fleurs et Parfums, a rapporté à la maison des cadeaux reçus de la part de sponsors. Parmi ceux-ci se trouvaient plusieurs flacons et savons siglés Habanita de Molinard. « Surtout, tu n’y touches pas ! », crut-il bon de me préciser. À votre avis, que fis-je ? Une fois mon père éloigné, non seulement j’ouvris l’un des vaporisateurs, mais je m’en aspergeai généreusement. Pour l’enfant que j’étais, dépourvu de tout vocabulaire spécifique, cela sentait tout simplement le miel. Je n’ai su que plus tard que la fragrance s’appuyait sur un accord associant au miel – que j’avais bien perçu – le vétiver et la vanille. Cet accord précurseur confère à Habanita un caractère très marqué. Son empreinte olfactive ambrée, vanillée, miellée fixe cette composition dans le temps et lui donne un impact inoubliable. En cela, je le considère comme un chef d’œuvre.

Je ne saurais dire si Habanita a décidé de ma vocation, mais il est vrai qu’il m’a souvent inspiré. J’ai beaucoup travaillé et décliné cet accord. Je peux citer une variation pour femme avec Joop ! Nuit d’été, ou ce que je considère comme en étant des interprétations masculines : Relax de Davidoff et Minotaure de Paloma Picasso. J’aime particulièrement ce dernier.

Après le décès de mes parents, j’ai retrouvé dans leur maison l’un des fameux flacons d’Habanita reçus au début des années 1960. Il est remarquablement scellé par un opercule métallique, comme sur certains médicaments. Je n’ai jamais eu le courage de l’ouvrir. Non pas à cause de l’émotion qui pourrait surgir : c’est plutôt l’envie de garder intacte ce que je considère comme une pièce de musée.

Comme une vieille bouteille de vin : le niveau est bas, pourtant le flacon n’a jamais été ouvert.

Michel Almairac, le 5 septembre 2023.

Visuel principal : © William Parra

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Concours de Bagatelle : à la découverte des roses de demain

Partenariat éditorial

Depuis 1907, le concours international de roses nouvelles de Bagatelle récompense des rosiers remarquables pour leur beauté ou leur parfum. Pour cette 116e édition, Nez faisait partie du jury, aux côtés notamment de Jeanne Bichet, évaluatrice chez Luzi. Reportage.

« Celui-là n’a pas beaucoup de fleurs, mais elles ont une teinte originale et lumineuse.Il présente un beau feuillage, sa silhouette est bien ramifiée, on a un parfum assez présent, légèrement épicé… Alors, on lui met combien ? » Ce jeudi 15 juin, la roseraie du parc de Bagatelle bourdonne de petits groupes armés de stylos et de carnets de note. Comme chaque année depuis 1907, le célèbre jardin situé dans le bois de Boulogne à Paris accueille le concours international de roses nouvelles de Bagatelle. Pionnier du genre à sa création, il a depuis été rejoint par de nombreuses compétitions à travers le monde, jusqu’au Japon et en Nouvelle-Zélande. En Europe, la floraison des rosiers ne durant que quelques mois, les concours se succèdent semaine après semaine de Barcelone à Belfast et de Rome à Varsovie. « En mai-juin, les amateurs de roses sont carrément débordés », s’amuse Jeanne Bichet. Membre du jury du concours de Bagatelle depuis seize ans, elle fait également partie de la commission qui décerne le prix des parfumeurs, avec Norbert Bijaoui et Pierre Nuyens de la Société française des parfumeurs et Ursula Wandel (Givaudan). Jeanne est aussi familière des lieux pour les visiter régulièrement en compagnie de parfumeurs ou de marques pour lesquelles Luzi crée des fragrances : « Avec ses couleurs, ses lumières et ses parfums, cette roseraie est un lieu d’inspiration incroyable pour de futurs projets. C’est ici qu’est née l’idée d’Isparta, une ode à la rose que notre parfumeuse Sidonie Grandperret a imaginée pour la marque de niche Les Destinations, souligne-t-elle. Chaque concours représente aussi un moment hors du temps de rencontres et d’échanges avec un jury international de professionnels passionnés par les roses. Une occasion extraordinaire de se reconnecter à la nature et de redécouvrir la beauté et le parfum unique de chaque fleur. Il y a parfois des pépites! »

Le concours récompense les roses nouvelles, c’est-à-dire celles qui ne sont pas encore commercialisées. Cette année, 28 obtenteurs venus de 11 pays présentent 101 variétés créées par croisement entre deux fleurs. Celles qui sont primées seront les stars des jardineries et des parcs du monde entier d’ici quelques saisons : la rose trustant le sommet des ventes aussi bien pour les fleurs coupées que pour les arbustes, l’enjeu est d’importance. « Un prix dans un concours comme Bagatelle est un vrai argument de vente, indique Jeanne. Dans les catalogues, les obtenteurs mettent en avant les récompenses remportées par leurs roses, comme on peut le voir dans le domaine du vin. Certaines variétés couronnées ici sont devenues très appréciées et réputées : la rose Piaget obtenue par Meilland Richardier ou encore la rose Jardin de Granville créée par Roses André Eve pour Dior, par exemple… »

Pour élire les lauréates, un savant système de notation est mis en place. La commission permanente, qui rassemble une vingtaine de rosiéristes, jardiniers, parfumeurs et spécialistes de la rose, les a déjà évalués quatre fois en un an, notamment pour apprécier leur résistance et leur remontance, ce qui désigne leur capacité à refleurir au fil de la saison. Le jour du concours, la note de chacun est complétée par la commission de nouveauté, composée d’obtenteurs français et étrangers, qui juge l’originalité des variétés, et enfin par le grand jury, constitué d’une centaine de personnalités du monde de la rose, d’élus, d’artistes et de journalistes. L’organisation est parfaitement rodée, et après une photo souvenir, les jurés se réunissent par six dans le groupe qui leur a été attribué. Il est temps de passer au crible les concurrents. Comme aux Césars, ils sont répartis par catégories : buisson à fleurs groupées (pour les arbustes dont les tiges portent plusieurs fleurs), couvre-sol (rosiers utilisés pour habiller les talus), sarmenteux (grimpants)…

La notation repose sur des critères et un barème très précis. « Nous jugeons d’abord la floraison sur 30 points, détaille le rosiériste Jean-Marc Pilté, chef du groupe 14. La durée, le nombre de fleurs, leur couleur, leur forme, et puis ce qui se passe à la défloraison, qui est presque aussi important : est-ce que les pétales tombent tous seuls ou restent accrochés et pourrissent ? Ensuite, sur 30 points également à chaque fois, la plante dans son ensemble, son port, la qualité et la brillance du feuillage, sa vigueur, d’une part ; et la résistance aux maladies, d’autre part. Comme les roseraies de concours n’utilisent plus de produits phytosanitaires, cela devient un critère essentiel. Et enfin, le parfum, sa puissance, son originalité et son harmonie, compte pour 10 points. » Au-delà des caractéristiques objectives, les jurés sont invités à laisser parler leurs émotions et leur sensibilité. « On peut aussi avoir un coup de cœur! Demandez-vous si vous auriez envie d’avoir ce rosier dans votre jardin ou sur votre balcon », nous a conseillé en préambule Jean-Pierre Lelièvre, le responsable du concours. 

Avec sa silhouette un peu déplumée surmontée de trois fleurs, le n°207 ne déclenche pas des envies d’adoption irrésistibles. Mais ses fleurs, si elles sont rares, dégagent de délicats effluves fruités acidulés, entre citron et litchi, qui méritent bien un 7/10. Hélas pour lui, il n’obtient pas la note globale de 50/100 qui lui permettrait de concourir au prix du parfum. « C’est souvent difficile de concilier la beauté de la plante et la dimension olfactive », signale en connaisseuse Sakurako Florentin-Nagira, chargée de mission pour les relations franco-japonaises et passionnée de roses. « Les roses odorantes sont redevenues à la mode depuis les années 1980 sous l’influence d’André Eve et de David Austin par exemple, ajoute Jeanne. Aujourd’hui, il faut essayer de tout concilier : le parfum, la floraison, une allure naturelle, pas trop figée, des besoins faibles en eau… » Les conditions météorologiques en cette mi-juin n’aident pas les rosiers à flatter les narines des jurés : après de fortes pluies qui ont fait souffrir certains plants les jours précédents, les températures élevées dès le matin perturbent la diffusion de leurs molécules odorantes. Les débats s’animent parfois au sein des groupes, un deuxième passage auprès des rosiers qui ont reçu les notes les plus élevées permettant souvent d’affiner ces dernières. Puis vient l’heure du décompte des votes – et d’un déjeuner sous une ombre bienfaisante pour les jurés. 
C’est enfin dans l’orangerie qu’est annoncé le palmarès. Le 1er prix toutes catégories confondues revient au n°56 Spotlight (créé par Roses Kordes), un beau rosier aux fleurs jaunes et épanouies, le 2e prix au n°86 Yukiko (Viva international), aux grappes très fournies de fleurs miniatures d’un subtil blanc rosé. Si les parfumeurs ont décidé de ne pas remettre de prix cette année, en raison des conditions météo difficiles, un rosier est tout de même distingué pour son profil olfactif par l’ensemble du grand jury : le n°47 (Nirp international) « aux facettes vertes, aqueuses, nuancées de géranium, de litchi et de poivre », selon Pierre Nuyens. Les enfants des centres de loisirs de Paris ont quant à eux décidé de récompenser le n°79 Château de Canon (Roses André Eve), dont les fleurs de couleur abricot diffusent « une très belle note de rose avec un effet pêche et poire », décrit Jeanne qui remet son trophée à son créateur. Des rosiers qui inspireront sans doute certains parfumeurs et dont les visiteurs du parc de Bagatelle pourront profiter jusqu’à l’automne.

Visuel principal : © Frederic Combeau

Daniel Nare, Niche Parfumerie : « La culture olfactive est notre raison d’être principale » 

Lancé lors de la dernière édition d’Esxence – événement milanais dédié à la création de niche – en avril 2023, Niche by Nez est un magazine gratuit destiné à mettre en valeur la richesse de la parfumerie sélective, publié une fois par an, en français et en anglais. Daniel Nare, fondateur de la boutique Niche Parfumerie en Roumanie avec sa femme Andreea Anca Nare, fait partie de ceux qui ont choisi de le distribuer. Il nous partage sa vision de la culture olfactive.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’histoire et la création de votre boutique ? 

Notre histoire a commencé en 2012 avec l’ouverture de Niche Parfumerie, une petite boutique à Timisoara, en Roumanie, conjointement à notre site web. Depuis 2020, nous avons également un concept store à Bucarest, appelé 50ml Artistic Fragrance Bar.  

À l’époque, au début des années 2010, les parfums de niche n’étaient pas très connus en Roumanie : ma femme Andreea Anca Nare et moi avons passé beaucoup de  temps à tester et à découvrir des marques. Nous étions à la recherche de compositions innovantes, évaluions les ingrédients, rencontrions des parfumeurs et  cherchions à en apprendre plus sur l’histoire de l’industrie. Cela nous a tellement passionné que partager cette expérience avec d’autres personnes est devenu une évidence. 

Dès le départ, nous avons souhaité intégrer des maisons qui répondent à un ensemble de valeurs –  la créativité, l’héritage, l’innovation –  qui définissent le marché de la niche selon nous. Nous voulions également créer un parcours de diversité et de découverte mettant en lumière ce que la parfumerie créative a de mieux à offrir.

Aujourd’hui, notre portefeuille compte 45 marques aux profils diversifiés  : certaines sont historiques, comme Nicolaï ; d’autres sont plus contemporaines, comme Thomas de Monaco ; d’autres, Aemium par exemple, valorisent les matières premières naturelles ; et certaines – comme c’est le cas de Mendittorsa – prônent une approche plus artistique et artisanale.
En facilitant l’accès à ces marques pour les Roumains et en partageant leurs histoires extraordinaires, notre rôle est de les mettre en avant, d’en montrer toutes les spécificités.

Dans quelle mesure est-il important pour vous de développer la culture olfactive de vos clients ?

La culture olfactive est notre raison d’être principale. Elle l’est en premier lieu pour les clients : les gens aiment mettre des mots sur leurs propres goûts ; ils sont passionnés par les ingrédients, leur odeur, leur histoire. Mais la culture olfactive est également essentielle pour nous-mêmes, car elle nous aide à comprendre et à répondre aux questions qu’ils peuvent nous poser, à créer des expériences et à les aider à en apprendre davantage sur la parfumerie.

Pour développer cette culture olfactive, notre équipe collabore avec des designers et des artistes qui imaginent des expériences olfactives uniques, ainsi que des ateliers où sont mis en avant des matières premières rares. Le public peut y rencontrer des parfumeurs reconnus, et certaines créations emblématiques de l’histoire de la parfumerie que nous avons à cœur de présenter.

Pourquoi avez-vous choisi de distribuer Niche by Nez ?

Nous pensons qu’il est essentiel de bien comprendre les motivations et les personnes qui se cachent derrière chaque marque de niche. Niche by Nez, et Nez en général, constituent des sources fiables pour rester informé et s’éduquer sur ce sujet.  

  • Retrouvez Niche by Nez dans les boutiques de Niche Parfumerie : 
  1. Niche Parfumerie,Timișoara Strada Alba Iulia No. 1, Romania 
  2. 50ml Artistic Fragrance Bar, Calea Dorobantilor 111, Romania

Visuel principal : © Daniel Nare

Avec le soutien de nos grands partenaires

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