Smell Talks : Quand le sillage monte en grade

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Jeanne Bichet, évaluatrice chez Luzi, Mark Buxton et Sidonie Grandperret, parfumeurs chez Luzi, expliquent comment ils accompagnent des marques de parfums vers un segment plus niche.

Du 21 au 24 mars 2024, entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédées des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.

Une table ronde animée par Guillaume Tesson.

Crédit photo : Luzi.

Oman, une position stratégique dans le Golfe

Partenariat éditorial

L’accord qui lie Amouage à Oman, visant à relancer la filière de l’encens, s’inscrit dans le contexte historique et géopolitique du Sultanat. La marque souhaite ainsi participer à son développement social et économique, et s’attache à mettre en avant la culture omanaise.

Oman compte cinq millions d’habitants, dont plus d’un tiers à Mascate, la capitale. Situé entre la mer Rouge et le Golfe, le sultanat jouit d’une position géographique unique. Un carrefour stratégique entre la Méditerranée et l’océan Indien. Si Oman a moins de ressources que ses voisins (un peu de gaz naturel et un peu de pétrole), sa position sur le détroit d’Ormuz lui permet de gérer un tiers du trafic mondial de l’or noir. Cette exception culturelle dans la région prédestinait sans doute le sultanat à jouer les médiateurs. Car on le surnomme « la Suisse du Moyen-Orient ». Oman joue un rôle diplomatique intermédiaire essentiel.

L’histoire d’Oman se joue sur les côtes, où les ports du Dhofar et du Golfe tissent des liens avec l’Afrique, l’Inde, la Chine… Dans ces cités marchandes transitent or et ivoire, épices et pierres précieuses, soie et laques, échangés contre de l’encens de la région. Au XVIe siècle, pourtant, le commerce maritime omanais connaît un coup d’arrêt, lorsque les Portugais se mettent à dominer le golfe et l’océan Indien. En créant son propre empire maritime, capable de rivaliser avec celui des Britanniques, Oman étend son influence jusqu’au milieu du XIXe siècle le long de la côte d’Afrique de l’Est jusqu’à Zanzibar et, au-delà du détroit d’Ormuz, en Iran et au Pakistan.

À son arrivée au pouvoir en 1970, le sultan Qaboos va tout faire pour, en un mandat, faire passer son sultanat d’un État du tiers-monde à un pays développé. Il se lance ainsi dans une politique de modernisation du pays et engage des réformes économiques. Des activités industrielles et logistiques se développent autour de ports comme Mascate ou Sohar.

Le fort de Mutrah, Mascate.
© Mulook Albalushi / Amouage

Cultivé, ce souverain atypique et mélomane qui se passionne pour les arts fait construire l’opéra de Mascate, faisant d’Oman le premier État du golfe à se doter d’un tel édifice. Sur le plan social, il décide de redistribuer la rente énergétique à la population nationale. Grâce à l’argent du pétrole et à la vision du sultan Qaboos, l’État providence omanais permet également le développement de la société en matière d’emploi, de santé et d’éducation. La première université publique ouvre ses portes en 1986, un ministère de l’enseignement supérieur est créé en 1994.

Le gouvernement omanais cherche aujourd’hui à diversifier l’économie du pays. Il investit dans l’hydrogène vert en créant un parc solaire et éolien afin d’alimenter la production d’hydrogène faite à partir de l’eau. L’actuel sultan, sa majesté Haitham Ben Tarik Al Saïd, au pouvoir depuis 2020, devrait poursuivre le programme de réformes économiques.

Le gouvernement cherche également à attirer davantage d’entreprises et d’investissements étrangers. Et de touristes, entre plages, montagnes et désert tout proche. Un nouvel aéroport international a ouvert ses portes à Mascate en 2018, avec une capacité d’accueil de 12 millions de passagers par an. La ville de Salalah elle aussi mise sur le tourisme pour sortir de son enclave : ce port de 200 000 habitants est la capitale du Dhofar, la région où poussent les arbres à encens. La relance de la filière avec la maison Amouage et l’accueil de visiteurs sur le site du Wadi Dawkah pourraient s’inscrire dans cette perspective d’ouverture d’Oman au tourisme.


AMOUAGE-OMAN : LE FOND ET LA FORME
Ses flacons, en verre ou en cristal, sont façonnés chez Waltersperger, verrier centenaire basé en France, dans le département de la Seine-Maritime. Ses étuis en argent sont fabriqués par le prestigieux joaillier londonien Asprey. Et ses parfums sont signés par une trentaine de parfumeurs de toutes les nationalités et sensibilités olfactives. 
Pourtant, c’est à Oman et nulle part ailleurs qu’Amouage puise ses racines. Dès sa naissance, en 1983, la maison s’inscrit dans la plus pure tradition omanaise de la parfumerie. Au cœur de ses créations, des ingrédients phares du sultanat, comme l’encens du Dhofar, la rose du djebel Akhdar, l’ambre gris récolté sur les rives de l’océan Indien. 
Côté design aussi, Amouage se confond avec Oman. La maison de parfum s’est inspirée du blason de la famille royale pour créer son logo. Sur les pampilles qui ornent les extraits de parfum figurent un kandjar, la dague emblématique du sultanat portée par les hommes lors des cérémonies officielles, et deux épées entrelacées surmontées de la couronne royale. Le capuchon des flacons masculins (qui ont une forme rectangulaire) s’inspire du manche du kandjar. 

Les flacons Amouage, inspirés de la culture omanaise.
© Mulook Albalushi / Amouage

Les flacons féminins eux aussi intègrent les codes les plus iconiques de la culture omanaise. Le dôme de la mosquée de Ruwi a par exemple orné le premier capuchon de Cristal & Gold Woman. À l’époque, la grande mosquée de Mascate n’était pas encore construite. Aujourd’hui, c’est son dôme à elle qui se décline sur les flacons carrés. Chacun d’entre eux est orné d’un diamant Swarovski qui symbolise l’éclat de la société omanaise. Le motif initial de la vague se décline à présent sur la tranche des flacons Amouage. À l’origine, les mots amour et amwaj (« vague » en arabe) avaient inspiré le nom de la maison. Un choix qui témoigne aussi de la symbiose culturelle voulue par la marque entre Oman et la France, terre de parfum. 


AU SOMMAIRE DE NOTRE GRAND DOSSIER « WADI DAWKAH »

Visuel principal : Grande mosquée du sultan Qabus, Oman © Mulook Albalushi / Amouage

Vincent Ricord : « Avec Féminité du bois, je découvrais une mélodie intimiste débordant de poésie »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Aujourd’hui, le parfumeur senior Vincent Ricord (TechnicoFlor) évoque Féminité du bois de Serge Lutens, un parfum dont l’écriture limpide a influencé son regard sur la mise en scène des matières premières.

Lorsque Féminité du bois est sorti en 1992, j’étais adolescent. Je me souviens qu’il faisait réagir mes proches – beaucoup travaillaient dans l’industrie du parfum. Ils n’étaient pas dithyrambiques mais on les sentait intrigués. Je suis allé vérifier par moi-même en poussant la porte des Galeries Lafayette de Nice. Une solennité se dégageait du corner Serge Lutens, avec ses airs de bar à parfum. J’ai demandé à sentir… Et j’ai été transporté. Moi qui avais grandi dans les années 1980 au milieu des florientaux, des chypres tonitruants, des sillages magnifiques d’Opium d’Yves Saint Laurent et de Parfum de peau de Montana, dont les structures me faisaient penser à des orchestrations symphoniques, je découvrais une mélodie intimiste débordant de poésie. C’était comme si j’avais toujours écouté de l’opéra et que je mettais la main sur un vinyle du Velvet Underground. Mouillette sous le nez, je décèle la prune, la cannelle et le cèdre, mais je n’ai pas de mots pour décrire la structure. Mon esprit flotte dans une sorte de candeur. Je me prends une nouvelle forme olfactive en pleine figure. Je me dis que le parfum, cela peut être aussi cela : une expression de la sincérité.

Aujourd’hui encore, après des années de pratique, il m’arrive de sentir une fragrance sans l’intellectualiser, exactement comme ce jour-là. Et cette sincérité dans l’écriture influence chaque nouvelle création. Elle m’interroge. Que vais-je, que dois-je raconter comme histoire ? Construire une narration abstraite en associant des matières premières, c’est primordial pour moi. Il peut m’arriver de « citer » Féminité du bois, mais très indirectement. Cela se situe dans la démarche de mettre sur le devant de la scène une matière, avec une écriture limpide. Je pense à la note verte de l’Eau d’Ikar de Sisley, où le lentisque corse joue au garçon manqué avec ses facettes de bigarade et de graine de carotte. Je citerai aussi Velvet Date pour Maison Rebatchi, où la datte est mâtinée d’ambre et de notes cuirées.

Un jour, à Grasse, j’ai pu exprimer ma gratitude au créateur de Féminité du bois, Christopher Sheldrake, un homme très accessible et aussi élégant que ses parfums. Sa réponse ? « Ah oui, l’idée c’était de composer un cèdre très féminin ». Tout simplement !

J’ai la chance d’avoir trois filles. Sans leur imposer l’univers des parfums, je les initie à leur grammaire, comme on découvre celle d’une musique ou d’un film. La plus jeune est encore petite, mais j’ai déjà offert à l’aînée Chanel N°5 en version extrait. Et je sais déjà que j’emmènerai ma cadette chez Serge Lutens pour y chercher son flacon de Féminité du bois.

Vincent Ricord, septembre 2023. 

______
DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

Visuel : @TechnicoFlor

Sayyid Khalid : « Wadi Dawkah a été choisi pour pouvoir réintroduire l’encens à l’échelle mondiale »

Sayyid Khalid, Président du Conseil d’administration d’Amouage, présente Wadi Dawkah, la terre de l’encens, un site omanais protégé par l’UNESCO depuis l’an 2000.

Dans cette vidéo, Sayyid Khalid restitue comment la gestion de ce lieu par Amouage perpétue un héritage millénaire. Produire un encens de qualité exceptionnelle et créer une destination touristique incontournable offrent aux visiteurs la possibilité de découvrir toute les subtilités de cet « or du désert ».


Credits: @Nez
Director: Eléonore de Bonneval
Videographer: Ateeb Ali
Creative Director: Mathieu Chévara
Video Editor: Jean-Philippe Derail
Sound design: Perfecting Sound Forever
Title design: Vianney Bureau, Mikaël Charbonnier
Amouage: Renaud Salmon, Andras Komar, Dominique Roques, Matthew Wright, Rayyan Alabdullatif
Special thanks to Arielle Lauze

Nez x GDR O3 – De l’olfaction à la production d’insuline

Dans ce nouvel épisode de la collaboration entre le GDR O3 (Groupement de recherche Odorant, Odeur, Olfaction) et Nez, il est question de cookies, de souris et de bulbe olfactif.
Poursuivons notre rendez-vous autour des études qui ont vu le jour grâce à ce groupement de recherche mêlant des scientifiques de tout bord, qui ont pour objet commun l’odeur sous toutes ses formes. Le principe ? Nez lit les publications, et vous en propose une version allégée, plus facile d’accès mais toujours exacte.
À l’occasion de la Journée mondiale de la santé ce dimanche 7 avril, faisons le point sur les liens que tissent nez et production d’insuline en suivant les travaux de Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS et membre du GDR O3.

Nez et santé sont intimement liés, c’est ce que l’on comprend grâce à une étude menée par l’équipe REGLYS (Régulation de la Glycémie par le Système Nerveux Central) du CNRS  et de l’Université Paris Cité, en collaboration avec l’University College London.
Digérer les aliments et réguler notre niveau de glycémie dans le sang n’est pas aisé pour notre organisme. Nous avons besoin pour cela d’une bonne coordination entre le cerveau et plusieurs organes de l’abdomen, dont le pancréas. Cet organe libère l’insuline essentielle pour baisser nos niveaux de glucose sanguin pendant le repas, synonyme d’apport soudain et très élevé de sucres. Or les chercheurs ont montré que cette libération d’insuline a lieu également avant même de manger, pour préparer la prise d’aliments, lorsque nous sentons les fumets appétissants des mets : ils ont identifié, dans le bulbe olfactif – première structure codant l’information olfactive dans le cerveau de tous les mammifères – une molécule clé dans le contrôle de l’insuline, le neurotransmetteur nommé GLP-1 qui permet au cerveau de communiquer avec le pancréas.

Ils ont observé que lorsqu’ils réduisaient l’activité du GLP-1 chez des souris au poids normal (en bloquant la transmission de l’information par voie génétique ou par voie pharmacologique), leur pancréas ne produisait plus d’insuline lorsqu’on leur présentait l’odeur appétissante d’un cookie au beurre de cacahuète et ne trouvaient pas non plus l’aliment caché sous leur litière. En effet, même si les neurones olfactifs fonctionnent convenablement et détectent l’odeur alimentaire, le frein appliqué sur le système GLP-1 dans le bulbe olfactif qui reçoit les signaux des neurones olfactifs empêche la propagation du signal électrochimique vers le reste du cerveau, bloquant ainsi le chemin neuronal vers le pancréas.

Grâce à ces travaux, les chercheurs montrent ainsi pour la première fois que l’odorat influence grandement le métabolisme et que perturber le sens de l’olfaction entraîne une perturbation de la régulation de l’insuline.
Dans un second temps, l’équipe a montré que cette phase de « préparation métabolique » due à l’insuline était absente chez les souris obèses et diabétiques, et que celles-ci ne trouvaient le cookie caché que lorsque les chercheurs activaient pharmacologiquement le système GLP-1 dans leur bulbe olfactif. Cette molécule permet donc à la fois d’orienter vers la nourriture à l’odeur appétissante, et de préparer l’organisme au niveau énergétique à la prise de repas.
Cette découverte permettrait à terme de mieux comprendre les relations entre cerveau et pancréas par l’intermédiaire du système olfactif dans le cadre de l’obésité et le diabète de type 2 chez l’humain, afin de mieux les soigner. 

Visuel principal : © Adèle Chévara

Nez x GDR O3 – De la grande variété des nez animaux 

Nous ne sommes pas les seuls à avoir une culture olfactive : ce sens est essentiel pour bien d’autres animaux !
Dans le prolongement de la collaboration entre le GDR O3 (Groupement de recherche Odorant, Odeur, Olfaction) et Nez, poursuivons notre rendez-vous autour des études qui ont vu le jour grâce à ce groupement de recherche mêlant des scientifiques de tout bord, qui ont pour objet commun l’odeur sous toutes ses formes. Le principe ? Nez lit les publications, et vous en propose une version plus facile d’accès.
Aujourd’hui, parlons du nez des ours, tortues et autres mésanges grâce aux travaux de Gérard Brand, chercheur du CSGA de Dijon, membre du GDR O3 et auteur de L’Odorat des animaux aux éditions EDP Sciences.

Si l’odorat des rongeurs permet de contribuer à la connaissance de l’odorat dans l’espèce humaine, le nez des animaux est globalement un domaine de recherche qui, selon Gérard Brand, a « explosé depuis le début des années 2000 ». Le chercheur du CSGA de Dijon a récemment publié un ouvrage (disponible sur le shop de Nez) qui reprend les derniers travaux scientifiques sur le sujet. Chaque chapitre porte sur un aspect de l’odorat (structure, fonctionnement, utilité…) et sur un être vivant en particulier. On y apprend par exemple que l’ingestion du plastique chez la tortue ne vient pas seulement de la confusion visuelle des sacs flottant dans l’eau avec les méduses mais aussi d’une appétence pour l’odeur du « plastique mariné » (immergé depuis quelques temps dans l’eau de mer), que l’ours balise un sentier en déposant des signaux chimiques odorants lorsqu’il marche, ou encore que les mésanges bleues parfument leur nid avec des plantes aromatiques, bénéficiant ainsi de leurs propriétés antiparasitaires mais aussi d’un investissement plus poussé du mâle dans la gestion de la couvée. L’ouvrage permet également de mettre en lumière les problématiques actuelles liées notamment à « l’augmentation du taux de CO₂, qui perturbe le fonctionnement de l’odorat et pose des problèmes adaptatifs (difficultés de repérage dans l’espace, mauvaise reconnaissance des prédateurs…) ; et à la pollution (notamment plastique) qui trompe le nez de certaines espèces (tortues mais aussi pétrels, par exemple) par émanations similaires à celle de la nourriture habituelle », nous explique Gérard Brand. L’auteur souligne également l’ampleur des inconnues en ce qui concerne l’odorat des animaux : beaucoup d’espèces n’ont encore fait l’objet d’aucune étude, l’histoire évolutive du système olfactif reste mal connue, et la recherche sur l’adaptation de l’odorat dans certains milieux en est encore à ses balbutiements.

Visuel principal : © Adèle Chévara

Smell Talks : Table ronde Mode & parfum

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Le jeudi 11 janvier 2024, la librairie Albin Michel à Paris, accueillait le lancement du seizième numéro de Nez, la revue olfactive. En écho à la thématique du dossier Mode & parfum, une table ronde rassemblait ce soir-là autour d’Eugénie Briot, historienne et autrice pour Nez, Delphine Jelk, parfumeuse maison chez Guerlain et Sonia Constant, parfumeuse chez Givaudan et co-fondatrice de la marque Ella K. 

Pierre Bénard : « Le parfum connecte les individus »

Parfumeur indépendant vivant à Lavaur, près de Toulouse, fondateur de la société Osmoart consacrée à la fois à l’éducation, aux naturels, à la création et au design olfactif, Pierre Bénard lance un premier parfum baptisé Lilith, sombre héroïne, actuellement en campagne de financement participatif. Il nous parle de la germination de ce soliflore tubéreuse.

Quelle est votre formation ?

Initialement biochimiste, j’ai été propulsé dans le voyage sensationnel des senteurs grâce à un docteur en biotechnologie végétale, un alchimiste passionné d’odeurs, qui m’a transmis, durant six ans, des connaissances dans diverses disciplines étroitement liées à l’olfaction. Suivant le fil rouge que constitue la botanique des plantes aromatiques et à parfum, j’ai poursuivi ma formation d’étudiant en parfumerie à Montpellier, puis à Grasse où j’ai fait mes premiers pas dans l’industrie et où j’ai obtenu le titre de parfumeur. Je suis directeur artistique olfactif de la société Osmoart que j’ai lancée en 2003.

À quoi ressemble votre quotidien d’indépendant ?

Mon quotidien est éclectique. J’ai besoin de bien m’organiser, car les projets sont divers : mise en place de concerts parfumés, d’expositions olfactives, consulting dans la création, formations professionnelles… Mes activités de parfumeur indépendant s’orientent vers quatre directions : l’éducation olfactive (même si je lui préfère le terme d’« enseignement olfactif ») ; l’expertise du naturel, portée par ma formation mais surtout mon amour indéniable pour ces ingrédients ; la création olfactive, à la fois pour imaginer des fragrances pour la peau comme pour l’intérieur ; et enfin ce que j’appelle le « design de l’air », se référant au métier de régisseur olfactif pour parfumer des lieux et des événements.

Ces différentes casquettes me permettent de faire de nombreuses rencontres professionnelles ou personnelles, qui font la richesse de mon métier et de cette entreprise solitaire. Le parfum connecte les individus.

Comment est née l’idée de créer votre propre parfum ?

C’est une longue histoire, qui a mis beaucoup de temps à germer.
Je repense à Constant Viale, l’horticulteur-poète, qui m’avait confié quelques semences de Polianthes tuberosa que j’ai toujours en ma possession : elles sont noires.
À leur image, la longue germination de ce soliflore est une introspection créative de l’ombre à la lumière. Elle est intimement initiée par une histoire d’amour, du coup de foudre à l’attachement. Cette création est arrosée par le temps et comme un symbole, elle célèbre aussi les vingt années que j’ai consacrées à Osmoart et à cette vision artistique du parfum. 

Comment l’avez-vous composé ?

Lilith est façonnée comme un soliflore, autour d’un cœur de tubéreuse.

Au départ, sa conception provient de différentes études olfactives : d’abord, de celle de son essence, le nez à même la fleur, dans les cultures de Constant Viale ; celle de headspace réalisée grâce à Jean-Philippe Paris [anciennement directeur de laboratoire, aujourd’hui directeur scientifique et technique de l’Atelier français des matières premières] lorsque nous exerçions chez Payan Bertrand ; en passant par la découverte d’extraits de cette fleur issus de nouvelles techniques proposés par d’autres sociétés d’ingrédients naturels. Je l’ai donc examinée sous toutes ses coutures, déshabillée avant de la parer d’autres matières précieuses.

En tête, j’ai composé un accord simple entre une huile essentielle fractionnée d’une cardamome indienne, épice froide, et une molécule mentholée. Un effet glacial médusant qui mord la peau comme les crochets de reptiles. À la manière d’un bouquet, son cœur s’entoure de notes florales de roses, d’un jasmin d’Inde, de fleurs d’oranger et exotiques. Son sillage suave et maternel est un baume à ce cœur : une voie lactée de bois de santal et de larmes de benjoin, un voile étoilé de muscs cosmiques sur une peau d’ambre.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées, et quels heureux hasards ?

L’une des difficultés dans la création d’un parfum aussi personnel est cette quête de justesse : utiliser les bons ingrédients comme on trouve les bons mots pour conter olfactivement l’histoire imaginée, pour composer un poème fait de senteurs.

Lilith peut se lire selon différentes approches : au travers des ingrédients de provenance indienne qu’elle contient, elle devient nomade et gitane ; au travers d’effets tactiles, elle incarne plusieurs facettes du féminin… Pendant cette quête d’esthétisme, plusieurs rencontres humaines ont constitué d’heureux hasards qui m’ont permis de faire face aux défis que je me suis fixés.

Au-delà de la création olfactive, comment a été pensé le flacon ?

J’ai une grande sensibilité pour les beaux-arts que j’étudie en autodidacte, c’est ce qui m’a permis d’être concepteur-designer du flacon et du packaging de ce projet.
La forme du flacon évoque une toupie : un jouet, source de fascination pour l’enfant que nous sommes ou avons toutes et tous été. Il suscite l’envie irrépressible de s’en saisir, mais le lancer est contredit par sa fragilité, puisqu’il est réalisé en porcelaine de Limoges, une indication géographique témoignant d’un savoir-faire. 

Ce flacon s’inspire également du Samā‘, une danse giratoire sacrée des derviches tourneurs, inscrite au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2008. J’ai déposé ce modèle sous le nom Apocalypse. Étymologiquement, ce terme grec ancien est la transcription d’une action de découvrir, une mise à nu, l’enlèvement d’un voile : une révélation.
Ce flacon androgyne a été remodelé plusieurs fois, comme le parfum, pour permettre son passage de l’imagination à la réalisation.

Vous avez imaginé un jeu de « fil rouge » pour faire découvrir votre parfum, en quoi consiste-t-il ?

Des énigmes sont transmises sur les réseaux sociaux depuis le 8 mars, notamment sur mon compte Instagram, afin de retrouver les doses cachées dans dix sites du centre-ville de Toulouse, contenues dans une pochette noire étanche où est inscrit le nom du jeu, « Smell me I am famous ». Ceux qui les trouvent sont invités à l’annoncer sur les réseaux en taggant #lilithsombreheroine.

Cela permet, tout en dévoilant et médiatisant le parfum, de rendre visible des œuvres artistiques et des lieux culturels toulousains, parfois peu reconnus et pourtant si accessibles. 

Pouvez-vous nous en dire plus sur la campagne de crowdfunding ?

Elle a débuté le mardi 27 février, et dure 35 jours, jusqu’au 1e avril 2024. Cette campagne de financement participatif est une manière de soutenir la production de cette première fragrance, de son flacon en porcelaine et de son packaging.
Il y a plusieurs contreparties. Pour présenter l’esprit de Lilith, une dose de cette « drogue parfaite » est contenue dans une ampoule sécable qui permet son inhalation. Le flacon Apocalypse d’une contenance de 125 ml sera proposé dans son écrin-fleur nommé « Hana » contenant quatre cartes photographiques qui content le parfum. Mais il y a également des lots comprenant des formations professionnelles à destination d’entreprises qui souhaiteraient soutenir le projet. 

Visuel principal : Pierre Bénard

Renaud Salmon : « Le Wadi Dawkah sert de projet pilote pour l’industrie de l’encens à Oman »

Partenariat éditorial

En 2022, un accord a été noué entre Amouage et le ministère de l’Héritage et du Tourisme d’Oman pour relancer la filière de l’encens dans le sultanat. Une initiative qui se place dans la continuité de l’inscription, en 2000, de la Terre de l’encens au patrimoine mondial de l’UNESCO, comme l’explique Renaud Salmon, directeur de la création de la maison de parfum omanaise. Rencontre.

Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire de lancer une nouvelle filière de l’encens à Oman ?

Depuis quelques années déjà, il existe un intérêt croissant dans l’industrie du parfum pour parler d’ingrédients d’origine naturelle avec un minimum de transparence : fleurs, bois, certaines résines… Mais l’encens ne semblait pas concerné. Or, c’est un ingrédient clé pour les parfums Amouage et pour le sultanat d’Oman. Pas uniquement un ingrédient, d’ailleurs, mais un arbre clé, sur les plans historique, culturel et économique. Historiquement, cette matière première a toujours généré beaucoup de business autour d’elle : il y a des traders, de nombreux intermédiaires… Et le fait que la résine passe de main en main complique singulièrement la possibilité d’assurer la traçabilité de l’encens. De façon paradoxale, les meilleures qualités d’encens sont censées être à Oman, mais en réalité il y en a très peu sur le marché. Même ici.

Alors, d’où vient l’encens d’Oman aujourd’hui ?

L’encens d’origine omanaise est récolté dans toute la région du Dhofar, dans le sud du pays. En 2000, quatre sites de la région correspondant à cette Terre historique de l’encens ont été inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO. La route commerciale de la précieuse résine rejoignait l’Inde, la Chine et la Mésopotamie, d’un côté, et, de l’autre, traversait le Yémen depuis la région de Salalah, puis l’Arabie saoudite avant de remonter vers Alexandrie et vers l’Europe. 

Pourquoi avoir choisi le Wadi Dawkah pour relancer la filière de l’encens omanais ?

La particularité du Wadi Dawkah est d’être situé sur le plateau du Dhofar, entre la sécheresse du désert et l’humidité de la mousson, et de bénéficier ainsi de conditions climatiques potentiellement idéales pour la culture de l’arbre à encens. Dans cet oued, les arbres historiques poussent de manière sauvage. Le projet d’Amouage, en association avec le ministère de l’Héritage et du Tourisme du sultanat d’Oman, est de produire et de récolter l’encens pour la parfumerie sur les quelques kilomètres carrés du site. Jusqu’ici, aucun arbre n’était exploité en ce sens sur le territoire, à peine quelques récoltes sauvages de-ci de-là. Aujourd’hui, le Wadi Dawkah sert de projet pilote pour l’industrie de l’encens à Oman. Il sera aussi un refuge pour des arbres qui devraient être transplantés depuis d’autres zones.

Comment ça, transplantés ?  

Les arbres à encens ont la caractéristique d’être extrêmement résistants et de pousser très facilement. Deux qualités qui les rendent aisément transplantables d’un lieu à l’autre. On estime que la capacité d’accueil de l’oued est d’environ 15 000 arbres. Ils pourraient rejoindre le site à raison de 5 individus par jour, et ce pendant dix ans. Une densité qui permettrait aux visiteurs de mieux comprendre le développement des arbres.

Vous parlez de « forêt intelligente », qu’entendez-vous par là ? 

Ce concept a surgi dans de nombreux discours depuis quelques années. Il s’agit de géotaguer chaque arbre, afin de pouvoir comprendre l’évolution du cheptel d’arbres et de tracer l’origine des gommes. Chaque arbre est ainsi rendu traçable par l’établissement d’une carte d’identité qui sera accessible grâce à un QR code, une base de données où seront notées toutes les caractéristiques essentielles le concernant : ses évolutions, ses mesures descriptives, la liste de ses maladies ou de ses blessures…

Une première récolte de résine a eu lieu en octobre 2023, qu’a-t-elle révélé ?

Que la filière est en chantier ! Cette récolte expérimentale est un jalon fondamental dans l’avenir de la filière et son développement. Elle a en effet pour objectif de déterminer les meilleurs moments de l’année pour récolter, mais aussi de qualifier les différentes qualités de résine obtenues selon les zones de l’oued où elles ont été prélevées. Une étape visuelle, esthétique, où se jugent la couleur, la taille, l’apparence, avant de pouvoir procéder à l’analyse des composants lors de la distillation et à l’évaluation olfactive. Nous étudions également l’impact de la poussière sur les jeunes arbres à encens, notons l’influence de l’altitude ou de la proximité de la mer sur la qualité de la résine. Il semblerait que l’humidité de l’océan augmente le nombre d’impuretés dans les larmes d’encens.

Renaud Salmon
© Amouage

Quelle serait la particularité de ce nouvel encens d’Oman ?

Ce qui le rendrait unique, c’est qu’il serait extrait d’un arbre appartenant à une terre distinguée par l’UNESCO. Par ailleurs, il se dit que la qualité de l’essence d’encens qu’on tire des arbres de la région du Nadj où se trouve le Wadi Dawkah est exceptionnelle (avec une teneur en alpha-pinène supérieure à 70 %).

À qui sera-t-il destiné ?

Une partie des larmes d’encens sera réservée au commerce local, dans la boutique du Wadi Dawkah, par exemple. Mais toute la production d’essence d’encens provenant du site sera d’abord utilisée par Amouage exclusivement. Une fois les besoins de la maison assurés, rien n’empêchera d’en faire profiter les parfumeurs du monde entier. Car l’huile essentielle devrait être destinée en priorité à la parfumerie fine, et non plus à l’aromathérapie, qui est pour l’instant le principal secteur acheteur de l’encens. Je suis persuadé que cette nouvelle filière va tirer toute l’économie d’Oman vers le haut.

Une unité d’extraction va également être créée à l’entrée du Wadi Dawkah. Pour quelle raison ? 

Chez Amouage, nous sommes convaincus que le circuit de transformation le plus court est aussi le plus vertueux. Il s’agit ainsi de transformer l’encens et d’extraire l’essence au plus proche du lieu de récolte. On ne voudrait pas d’une résine produite à Oman qui soit transformée ailleurs et qui revienne ensuite sous forme d’huile essentielle pour être utilisée dans nos parfums !

Cela a aussi un intérêt didactique. En créant une petite unité de distillation proche de l’oued, nous avons fait le choix de distiller la production du site petit à petit, et non pas en quelques jours. Cela permet à la transformation de s’étaler dans le temps, et à davantage de visiteurs d’en profiter.

Quelle est la place du volet tourisme dans le projet d’établir une filière ? 

Il est central ! L’un des avantages du classement par l’UNESCO est que les sites distingués sont valorisés auprès d’un public très large. Nous pensons que la question du tourisme est directement liée au développement industriel de l’ingrédient. Il nous faut aussi avancer main dans la main avec tous les autres acteurs concernés par le site, comme les tribus locales avec leurs troupeaux de chameaux, et conjuguer le fait de fournir les meilleures conditions de croissance aux arbres avec celui de laisser à ces tribus un accès à l’oued et de créer de l’emploi local. Produire un encens de qualité à un prix juste dans le respect des populations et la protection des arbres, voilà notre pari.

Visuel principal : © Renaud Salmon

AU SOMMAIRE DE NOTRE GRAND DOSSIER « WADI DAWKAH »

Dominique Roques : « Travailler sur un projet multifacettes autour de l’arbre à encens est une opportunité merveilleuse »

Partenariat éditorial

Sourceur de produits naturels depuis plus de trente ans, Dominique Roques est sollicité par Amouage pour un accompagnement sur trois ans. Sa mission : imaginer la renaissance de la filière de l’encens dans le parc naturel du Wadi Dawkah, au sultanat d’Oman, un site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pourquoi lui ? Parce que renouer avec une tradition vieille de plusieurs millénaires ne pouvait se faire qu’avec un expert humble, curieux et enthousiaste. Rencontre.

Début 2023, vous créez votre propre société de conseil, Balsam Consulting, après avoir travaillé chez Biolandes puis Firmenich [aujourd’hui DSM-Firmenich]. À peine indépendant, vous êtes contacté par Renaud Salmon, directeur de la création d’Amouage, pour accompagner la maison dans la mise en œuvre du projet Wadi Dawkah. Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette aventure ?

Ma passion, ce sont les arbres à parfum. J’ai écrit un premier livre très axé sur le sujet (Cueilleur d’essences, Grasset, 2021) et un second qui l’est encore plus (Le Parfum des forêts, Grasset, 2023). Travailler sur un projet multifacettes autour de l’arbre à encens est une opportunité merveilleuse, d’autant que c’est un arbre assez mystérieux à comprendre. Pourquoi est-il différent sur les deux rives du golfe d’Aden ? L’encens ne pousse-t-il qu’en altitude ou bien peut-on le trouver au niveau de la mer ? Quelles sont les bonnes méthodes de gemmage – une technique qui consiste à inciser l’arbre pour sécréter de la résine ? Peut-on créer des plantations d’encens ? La qualité de la résine sera-t-elle la même ? Toutes ces questions me passionnent, et apporter ma modeste contribution au projet m’a immédiatement séduit.

Comprendre les spécificités de cet arbre ne se fait probablement pas seul : avec qui collaborez-vous ?

Il y a une dimension très pratique au projet Wadi Dawkah : on a trois ans pour le mettre en œuvre. À Salalah, ville la plus proche du site classé par l’UNESCO dans le sud d’Oman, Amouage a embauché Matthew Wright pour être la cheville ouvrière du projet. C’est ensemble que l’on se pose toutes ces questions. On essaie d’être très réalistes en se demandant ce que l’on sait vraiment et ce que l’on ne sait pas. C’est un domaine pour lequel il n’existe pas une foultitude d’experts internationaux. Il faut donc agglomérer des connaissances académiques à celles qui sont issues de la tradition pour avancer, lentement mais sûrement.

Quel est l’âge moyen d’un arbre à encens ? 

On ne sait pas ! Quand on connaît la date de sa plantation, on peut le regarder évoluer. Mais à Wadi Dawkah, il y a des arbres qui semblent être dans le paysage depuis toujours. Ils sont vieux, ils sont gros, ils ne sont jamais très hauts car ils ne dépassent pas 7 mètres. J’ai parlé avec beaucoup de gens, mais – aussi incroyable que cela puisse paraître – personne ne semble le savoir. Et c’est génial ! Disons entre 50 et 150 ans pour les plus gros arbres de Wadi Dawkah…

Sur le plan de la productivité, la quantité de résine sécrétée par l’arbre varie-t-elle avec le temps ?

Le jeu du gemmage, c’est de répartir les zones d’incision de l’arbre, afin qu’elles soient suffisamment écartées pour ne pas le surexploiter. Plus l’arbre grandit et grossit, plus il dégage de la surface sur l’écorce qui permet de faire de nouvelles entailles, et plus il donne ainsi davantage de résine qu’un arbre jeune. Le phénomène est d’autant plus magnifique que l’arbre à encens n’arrêtera jamais de produire de la résine tout au long de sa vie. C’est le cas d’autres arbres à parfum dans le monde, comme le baumier du Pérou ou le styrax. Dès lors que les communautés qui ont appris à vivre à ses côtés ont déterminé les bonnes méthodes d’exploitation, l’arbre donne l’impression d’intégrer le processus du gemmage dans son cycle de vie.

Dominique Roques
© Amouage

Pourtant cet arbre est sous pression à Oman, pourquoi ?

Il y a deux raisons principales. La première, la plus spectaculaire à mon avis, ce sont les chameaux. Ils mangent tout ce qui est dans le désert et, dès lors qu’un arbre à encens commence à produire des pousses tendres, l’animal s’en délecte. Et ça, c’est terrible. Terrible. Terrible. Il n’y aura pas de prospérité des arbres à encens à Oman en dehors des zones desquelles on arrivera à exclure les chameaux. Ce sont des sujets intéressants et difficiles à la fois, car ils sont le reflet de l’évolution sociétale du pays. Traditionnellement, le pâturage des chameaux était lié à des répartitions complexes de territoires et d’arbres élaborées entre tribus et clans omanais. Une fois son territoire d’arbres établi, chacun veillait à ce que ses chameaux ne divaguent pas. Cela a beaucoup évolué au cours des dernières décennies avec le développement du pays.

Le second problème est lié à la pression de l’urbanisation sur des zones sauvages. Mais l’existence du projet Wadi Dawkah a enclenché la mise en place d’un programme de préservation et de transplantation des arbres venant ainsi en soutien à la création d’une filière.

Justement, les arbres à encens peuvent-ils être transplantés de manière durable ? 

De façon générale, plus les arbres sont adultes, plus ils sont développés, plus la possibilité de les transplanter ailleurs est compliquée. Mais la réponse des arbres à ce type de déménagement est très variable selon les essences. Il y a une dizaine d’années, on s’est aperçu que pour l’olivier, par exemple, cela ne posait pas de problème. Je reste prudent, parce qu’il faut avoir beaucoup de recul, mais il me semble que l’arbre à encens a quelque chose en commun avec l’olivier. On peut appeler cela de la résilience ou de l’adaptabilité.

Ainsi, on mène un travail en collaboration avec des sociétés qui, avant d’extraire la matière avec laquelle ils font de la chaux, sont encouragées à sauver les arbres et à les transplanter. Or à Wadi Dawkah, on a besoin de compléter un peu les peuplements existants par des arbres de l’extérieur, car qui dit plus d’arbres dit plus grande capacité de gemmage. Cette question représente donc un vrai enjeu écologique de sauvegarde, mais aussi une possibilité d’aller un peu plus vite, un peu plus loin, à un moment où l’on cherche à créer une véritable filière de production. 

Comment l’arbre à encens vit-il ?

C’est un vrai partenaire des zones désertiques et montagneuses d’Oman, et c’est assez fantastique. Il a de l’eau en période de mousson, puis plus d’eau pendant des mois, mais il survit et s’adapte à cela. Pourtant, les besoins en eau des arbres à encens et les phénomènes d’irrigation sont des choses que l’on connaît encore assez mal. Par exemple, il y a plus de dix ans, à Wadi Dawkah, de nombreuses jeunes pousses ont été plantées et, visiblement, elles ont été trop irriguées, les arbres n’ont pas aimé. Ils ont mal poussé et on est en train de corriger le tir. Maintenant, il faut tout reprendre patiemment et, honnêtement, on tâtonne.

En quoi est-ce que ce projet de Wadi Dawkah est différent de ce que vous faisiez préalablement ?

Je m’intéressais à des filières d’approvisionnement avec des clients qui attendaient un produit spécifique et des quantités. Ici, on est sur un projet complètement hybride : on veut imaginer une véritable filière de production, avec 15 000 arbres à terme, et l’associer à un centre touristique qui ne soit pas Disneyland ! Il s’agit donc de développer un site touristique esthétique et singulier, de créer une expérience muséale, tout en faisant cohabiter cela avec une vraie filière d’approvisionnement qui aura été constituée, mise en place, développée pour être sous le regard de tout le monde. Dans les plantes à parfum, c’est une situation vraiment rare, et j’aime bien cette idée de poursuivre les deux buts à la fois.

Dans vos écrits, on sent l’importance des hommes derrière les plantes à parfum. Qu’en est-il ici ?

L’encens est très important culturellement pour la communauté omanaise. Et j’espère au fond de moi que ce projet mené sur le site du Wadi Dawkah va être à la hauteur de ses ambitions : contribuer à la renaissance de toute une filière, modèle possible pour le futur du gemmage dans les montagnes du gouvernorat du Dhofar. Car pour qu’Oman puisse revendiquer l’encens comme une fierté, il faudra que l’ensemble du processus soit transparent, éthique, et réponde à toutes les exigences en lien avec la récolte de produits sauvages pour le parfum : pas d’arbres surexploités, un prix décent pour les gens qui travaillent sur les arbres, etc. Et selon moi, il n’y a aucune raison de penser que cela n’est pas possible.

Visuels : © Amouage

AU SOMMAIRE DE NOTRE GRAND DOSSIER « WADI DAWKAH »

Nez x GDR O3 – Ça sent la rose !

Nous vous avons récemment annoncé le lancement d’une collaboration entre le GDR O3 (Groupement de recherche Odorant, Odeur, Olfaction) et Nez. L’occasion d’établir un rendez-vous régulier autour des études qui ont vu le jour grâce à ce groupement de recherche mêlant des scientifiques de tout bord, qui ont pour objet commun l’odeur sous toutes ses formes. Le principe ? Nez décortique les publications, et vous en propose une version allégée et plus facile d’accès.
Saviez-vous par exemple que mieux comprendre l’origine du parfum de la rose ouvrait la voie à des innovations en cosmétique et en pharmacie ? C’est, entre autres, ce que nous explique Benoît Boachon, ingénieur de recherche au CNRS et membre du GDR O3.

S’il y a bien une odeur que nous savons détecter et apprécier, c’est celle de la rose, célèbre reine des fleurs. Ce que nous ignorions pourtant, c’était l’origine de son parfum captivant. Une première étude menée sous la direction de Sylvie Baudino, directrice du Laboratoire de biotechnologies végétales appliquées aux plantes aromatiques et médicinales (LBVpam) du CNRS et de l’Université Jean Monnet et publiée en 2015 dans la revue Science, avait permis d’identifier une enzyme clé – l’hydrolase NUDX1 – impliquée dans la synthèse du géraniol et d’autres terpènes qui participent à la signature olfactive de la rose. Nous en avions parlé dans l’odorama de Nez#07 – Sens animal.

Plus récemment, des travaux menés par Benoît Boachon du LBVPAM et réalisés dans le cadre de la thèse de Corentin Conart, dirigée par Jean-Claude Caissard, ont permis de découvrir l’enzyme en amont de cette hydrolase NUDX1 et qui lui fournit son substrat. Ils ont étudié son évolution afin de comprendre comment elle a acquis l’activité de produire le précurseur de ces molécules parfumées, un phénomène unique à la rose.
En effet, contrairement à la plupart des plantes, le géranyl diphosphate (« GPP ») qui participe à la synthèse du géraniol n’est pas produit dans les chloroplastes par l’enzyme nommée « GPP synthase » chez la rose, mais par une enzyme présente dans le cytosol, la partie liquide des cellules. Cette enzyme bifonctionnelle, nommée  « G/FPP synthase », produit en réalité à la fois du GPP et du farnesyl diphosphate (FPP), un autre composé précurseur important dans la synthèse des terpénoïdes comme les sesquiterpènes ou les stérols végétaux. L’étude, publiée dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America), souligne également que la G/FPP synthase est présente chez toutes les espèces de la famille des Rosacées.
Si ces résultats peuvent sembler anecdotiques au commun des mortels non spécialistes, Benoît Boachon précise cependant que « cette découverte permet de mieux comprendre comment certaines plantes produisent des odeurs via une voie métabolique alternative ouvrant la voie à une révision du dogme généralement accepté chez les plantes et pourrait avoir des implications pour les industries du parfum, de la cosmétique et pharmaceutiques. » En effet, « la biologie de synthèse et l’ingénierie métabolique sont de plus en plus utilisées pour produire des molécules d’intérêt issues de plantes (parfois rares) en utilisant par exemple la levure sans passer par la synthèse organique. La découverte de cette voie de biosynthèse originale pourrait donc être utilisée pour produire des parfums à partir de la levure de manière plus efficace. Le géraniol est également un précurseur de certaines molécules anticancéreuses, comme la vinblastine, dont la production est issue de la cueillette de la pervenche de Madagascar. Cette découverte permet aussi de mieux appréhender comment les arômes d’origine terpénique sont produits dans les fruits des Rosacées. »

On ne sait pas vous, mais nous, ça nous donne envie de voir la vie en rose.

Visuel principal : © Adèle Chévara

Esxence dans l’œil des parfumeries françaises

En 2023, le salon qui se tient chaque année à Milan accueillait 289 marques et 10300 visiteurs, dont 70 % de professionnels. Créateurs, parfumeurs, journalistes… Mais aussi distributeurs et boutiques, pour qui cet événement est l’un des plus attractifs de la parfumerie d’auteur. Un lieu riche en échanges et découvertes, grâce à un choix unique de marques. Une promesse que devrait renouveler la 14e édition, qui se tiendra du 6 au 9 mars prochains.

« Chaque année, sur la base d’une sélection minutieuse effectuée par notre comité technique, nous offrons à nos visiteurs le meilleur de la parfumerie artistique », déclarait l’an dernier sur le site de l’événement Maurizio Cavezzali, cofondateur d’Esxence. Né en 2009, le salon n’a cessé de croître, à l’image du nombre de marques confidentielles ces dernières années. Déjà très prisé des professionnels, il a gagné en envergure après la crise sanitaire. Depuis 2022, il se tient à l’Allianz MiCo Milano Convention Center, dont la surface lui permet de réunir près de 300 exposants, venus d’une trentaine de pays différents. Pour Marie Hauguenois, fondatrice de la parfumerie Basic à Reims, « c’est le Maison & Objet de la création de niche. » 

Un événement immanquable pour Manon Carrère, agent de distribution de marques telles que Essential parfums, L’Orchestre parfums, Sora Dora ou encore Une Nuit nomade. « C’est l’un des meilleurs salons de niche puisqu’il réunit un très grand nombre de marques », explique-t-elle. « Tous les professionnels sont pleinement disponibles, l’ambiance est effervescente. C’est aussi l’occasion rêvée, pour un agent, de présenter de nouvelles maisons aux boutiques, de leur faire découvrir d’autres territoires olfactifs. » Esxence revêt en effet une dimension internationale. « L’occasion d’acquérir une vision globale de la création de niche, grâce aux exposants venus d’Asie ou d’Australie par exemple », affirme Isabelle Gallet, propriétaire de la parfumerie indépendante Santa Rosa à Toulouse. « Cela permet d’observer les cultures olfactives par pays et par région, mais aussi les tendances de l’année et notamment celles de l’été à venir, puisque le salon se tient en mars », renchérit Frédéric Molinari, qui a fondé la boutique Maison d’exception à Thionville en octobre 2022. « Le temps d’une semaine, Esxence offre un lieu de rencontre à tous les professionnels du secteur, au même endroit, au même moment », analyse Manon Carrère. Les conférences proposées viennent en outre étoffer la culture olfactive des acteurs présents, si leur agenda le permet. Un véritable espace de découverte, de repérage, où dénicher les talents de demain. 

Un terrain de jeu propice à l’échange 

Au-delà des opportunités commerciales, l’événement constitue une promesse d’échange pour les revendeurs – ou retailers, pour reprendre un terme plus employé dans le milieu. « C’est l’occasion de mettre un visage sur un créateur ou un agent, loin des mails déshumanisés. Ce contact physique favorise la curiosité et le potentiel coup de cœur », explique Marie Hauguenois. Parmi les belles rencontres faites en 2022, elle cite L’Orchestre parfum et Essential parfums. Clivant, gothique, l’univers de Filippo Sorcinelli l’a aussi marquée, bien qu’il ne corresponde pas à sa clientèle. 

Une dimension humaine qui permet d’évoquer les projets à venir, la vision du marché. « Même si nous sommes régulièrement contactés par les marques, Esxence a l’avantage de réunir des professionnels ouverts à l’échange. Cela optimise la rencontre », affirme Isabelle Gallet. Celle avec la créatrice d’Atelier Materi a été déterminante, là où le démarchage par mail n’avait pas abouti. « L’échange sur le stand permet d’appréhender plus facilement si l’ADN visuel et olfactif d’une marque épouse l’univers de la boutique. Cette rencontre enrichit l’échange d’une autre saveur », analyse Frédéric Molinari. Outre L’Orchestre parfum, il y a découvert Alexandre J ou Tiziana Terenzi. Les rendez-vous en marge du salon offrent eux aussi leur chance au coup de cœur, à l’instar de la créatrice Naomi Goodsir pour Marie Hauguenois. 

Photo : Parfumerie Ivoire (Houdan), Isabelle Gallet de Santa Rosa (Toulouse), Sophie Creyssac de la Parfumerie bordelaise (Bordeaux), Marie Hauguenois de Basic (Reims)

Esxence favorise en outre le dialogue entre partenaires. Pour Manon Carrère, c’est le lieu idéal pour cultiver le lien avec ses différents clients : « Au-delà des marques que je représente, je peux faire découvrir aux boutiques des créateurs qui me semblent intéressants pour leur offre », indique-t-elle. 

C’est, enfin, l’occasion d’échanger avec ses pairs. En 2022, l’Italian Trade Agency a convié des boutiques françaises à Milan, sélectionnées par Manon Carrère, qui les a ensuite guidées sur le salon. Une opportunité en or lorsqu’on se rend à Esxence pour la première fois, comme l’explique Isabelle Gallet. « Le vol, l’hôtel et les repas sont pris en charge. On est donc totalement disponibles pour évoquer entre confrères notre vision de la niche, nos problématiques ou nos coups de cœur. C’est très enrichissant. » Une expérience fédératrice, qui a permis aux retailers de tisser un lien qu’ils continuent d’entretenir, via des échanges réguliers, deux ans plus tard. 

Le salon requiert un minimum d’organisation pour en profiter au mieux. Manon Carrère, qui s’y rend chaque année depuis cinq ans, a coutume de prendre rendez-vous avec ses clients environ trois semaines à l’avance : « C’est essentiel pour s’assurer qu’un créateur soit pleinement disponible pour échanger. » Elle suggère d’ailleurs aux boutiques qui se rendraient pour la première fois à Milan de repérer les marques intéressantes sur le site d’Esxence, puis de déambuler dans les allées pour laisser place à la découverte. « Sans organisation, on peut vite se sentir un peu dépassé par l’étendue du lieu », renchérit Isabelle Gallet.

La spontanéité est aussi l’un des charmes de l’événement. « Si un repérage le premier jour s’impose, c’est bien de laisser place aux rencontres imprévues, d’aller découvrir les marques que nous suggèrent nos confrères », analyse Marie Hauguenois. Les boutiques font ensuite leur choix suivant leur marché régional, en veillant à ce que les parfums ne se concurrencent pas. 

De nombreux retailers préfèrent optimiser les deux premiers jours, car l’événement est ensuite ouvert au grand public ; les marques sont alors moins disponibles. Frédéric Molinari privilégie une autre approche : « Une fois que nous avons vu nos marques partenaires avec ma directrice, on parcourt le salon pour prospecter. Le samedi est un jour intéressant car on peut y observer les réactions du public. » Avoir toutes les maisons à portée de main est pour lui un avantage de taille. Deux visites, en 2019 puis en 2022, lui ont suffi pour repérer une dizaine de marques sur les vingt-cinq créateurs qu’il distribue dans sa boutique.  

Esxence constitue ainsi un incontournable, comme le résume Maurizio Cavezzali : « C’est l’événement mondial de référence : les acteurs les plus importants de l’industrie se réunissent ici, les tendances se décident ici, les marques émergentes font leurs débuts ici. Édition après édition, nous cherchons toujours à nous renouveler. »

 Visuel principal : Isabelle Gallet (Parfumerie Santa Rosa) et Géraldine Archambault (Essential Parfums)

Smell Talks : Fabrice Pellegrin & Lionel Paillès – Grasse, de la fleur au parfum

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

En octobre 2023, à Paris, dans le cadre des Rives de la beauté, le parfumeur de la maison de composition DSM-Firmenich Fabrice Pellegrin et le journaliste Lionel Paillès ont proposé une conférence autour de leur livre Grasse, de la fleur au parfum, publié chez Gallimard.

Animée par Guillaume Tesson, cette conversation nous ouvre les portes d’un écosystème singulier qui va de la culture de la fleur, avec ses savoir-faire artisanaux, jusqu’à la transformation du produit naturel par les technologies de pointe.

Crédits photo : © Philippe Frisée

Nez x GDR O3 – La structure des récepteurs olfactifs mise à nu

Dans le cadre de la collaboration entre le GDR O3 (Groupement de recherche Odorant, Odeur, Olfaction) et Nez, nous vous proposons un rendez-vous régulier autour des études qui ont vu le jour grâce à ce groupement de recherche mêlant des scientifiques de tout bord, qui ont pour objet commun l’odeur sous toutes ses formes. Le principe ? Nez lit les publications, et vous en propose une version allégée, plus facile d’accès mais toujours exacte.
Aujourd’hui, allons observer au microscope ces protéines essentielles et pourtant encore mal connues que sont les récepteurs olfactifs, en compagnie de Claire de March, chargée de recherche au CNRS – Université Paris-Saclay et membre du GDR O3.

Il n’y a pas que l’intelligence artificielle qui a récemment permis de s’approcher un peu plus du fonctionnement de notre nez. Il faut dire que les récepteurs olfactifs se montrent particulièrement pudiques en laboratoire, ce qui complique la compréhension de leur structure : « La mise en forme pour l’étude de ces récepteurs en laboratoire est encore trop délicate à réaliser car ils s’expriment très mal à la surface des cellules modèles communément utilisées pour la production des protéines », explique la biochimiste Claire de March.
Celle-ci a cependant participé, avec plusieurs scientifiques internationaux, à l’élaboration d’un processus expérimental permettant de produire en laboratoire un récepteur olfactif humain et d’obtenir sa structure par cryomicroscopie électronique – qui consiste à congeler en express un échantillon et à prendre la protéine en « photo » pour l’observer dans son état natif. Le nom de l’heureux élu ? OR51E2, présent dans le nez et les cellules cancéreuses de la prostate, qui s’est montré être le candidat le plus favorable par sa stabilité : contrairement à bien d’autres, celui-ci « a été conservé lors de l’évolution entre les espèces », poursuit Claire de March.

À quoi ressemble cette première structure de récepteur olfactif ? Il « présente des motifs structuraux moléculaires particuliers qui pourraient donc être spécifiquement impliqués dans l’olfaction », pour nous permettre de sentir, notamment, l’odeur du fromage. Un pas décisif dans la compréhension de ces protéines, qui a valu à l’article une publication dans la prestigieuse revue Nature.

  • Contact : [email protected] 
  • Le site du GDR O3 : https://www.gdr-o3.cnrs.fr/
  • Claire de March, lauréate du prix Irène Joliot-Curie « Jeune Femme scientifique » 2023, fait partie des icônes de Nez#16 – Mode et parfum.

Visuel principal : © Adèle Chévara

Monique Rémy, les naturels dans toute leur splendeur

Fondatrice de la société d’ingrédients naturels qui porte son nom en 1983, Monique Rémy nous a quittés il y a tout juste une semaine, le jeudi 4 janvier 2024. Cette entrepreneuse pionnière dans un monde alors très masculin a milité toute sa vie, selon ses propres mots, « pour les produits naturels, dans toute leur splendeur ». Retour sur le parcours d’une grande dame à laquelle l’industrie doit beaucoup.

Monique Rémy a entamé sa carrière en tant qu’ingénieure chimiste analyste dans l’industrie pharmaceutique, puis au laboratoire de recherche d’Unilever à Paris. Mutée dans la filiale de Grasse, Bertrand Frères (fournisseur réputé de matières premières), elle y établit un laboratoire de contrôle analytique et de chromatographie, alors que le contrôle n’était qu’olfactif. Cinq ans plus tard, l’entreprise rencontre des difficultés, et elle la quitte pour mener une mission similaire au sein de l’illustre établissement Camilli, Albert & Laloue. Nommée directrice technique, Monique Rémy y passe treize ans. 

Forte de ses dix-huit années d’expérience, elle a acquis une vaste connaissance des matières premières et de leur transformation. Fascinée par les produits naturels, leurs secrets et leur complexité, elle voit cette activité diminuer à la même vitesse que la qualité des produits. Chez Camilli, Albert & Laloue, Monique Rémy se bat haut et fort en faveur de produits naturels purs, rappelant leur rôle majeur dans la parfumerie de qualité. 

En 1983, elle crée sa propre entreprise, le Laboratoire Monique Rémy (LMR), avec pour objectif de fournir des matières premières de la meilleure qualité qui soit. Elle décide d’aller à la source, de signer des contrats à long terme avec les agriculteurs, et adopte une approche durable, garantissant des produits purs. Elle axe son activité sur la transformation des concrètes en absolues et promeut des techniques novatrices comme la distillation moléculaire. Elle a pour premier client Chanel : un partenariat déterminant qui lui apporte de quoi développer son entreprise. Ses premières productions pour la marque de luxe sont des absolues de jasmin, de fleur d’oranger et de rose. En 1984, Monique Rémy s’associe avec une petite usine d’extraction d’Aumont-Aubrac, la Sadev (Société aumonaise d’exploitation végétale), qui se consacre aux jonquilles, narcisses et mousses d’arbres de la région. Elle y fait installer un atelier pilote, et dix nouveaux produits naturels font leur entrée (parmi lesquels la cire d’abeille, le son de blé, la sauge sclarée, le lavandin, la lavande, le mimosa, dont elle suit la transformation de A à Z). Son catalogue ne cesse de s’étoffer au cours des quinze années suivantes. LMR devient l’un des fournisseurs de matières premières naturelles les plus prestigieux au monde et rachète la Sadev en 1997. 

Dès 1998, il fallait penser à l’avenir, envisager de développer et d’investir, mais les moyens manquaient. En 1999, IFF a proposé de racheter la société, à la demande de ses parfumeurs, intéressés par la qualité de production et la réputation de LMR. En effet, la société était à même de garantir le niveau d’excellence de LMR, d’investir pour faire face aux exigences de la législation, de développer les partenariats avec les cultivateurs et d’investir dans la recherche et le développement, sans oublier le développement durable. 

En 2000, IFF fait ainsi l’acquisition de LMR. Monique Rémy supervise la transition durant trois ans avant de quitter la société. Passionnée, elle poursuit une activité en indépendante et soutient régulièrement l’Association des amis des jardins du musée international de la Parfumerie à Grasse. 

Au côté d’une poignée de femmes qui a su à cette époque s’imposer dans une industrie alors dominée par les hommes, elle témoignait dans Les Femmes en parfumerie. De la terre au flacon, de Rafaëla Capraruolo : « Si j’ai pu réussir, c’est grâce au fait d’être une femme, car mes concurrents, tous masculins à l’époque, ne se sont pas méfiés de moi, tellement ils étaient sûrs que j’allais échouer, précisément parce ce que j’étais une femme ! ».

Elle s’est éteinte le jeudi 4 janvier 2024 à Grasse, à l’âge de 88 ans.

Ce texte est en majorité issu de la collection LMR + Cahiers des naturels, qui rend hommage à ces matières premières naturelles qui ont peuplé la vie de Monique Rémy.

Visuel principal : © IFF

Louis Brochet : « Je reste fasciné par la part de mystère du champagne »

À Écueil, la famille Brochet produit du champagne depuis quatre générations, dans le terroir de la montagne de Reims. Louis Brochet et sa sœur, Hélène, ont repris les rênes de l’exploitation en 2010. De la culture de leurs vignes, conforme aux exigences du label Haute Valeur environnementale, à la préparation de l’étiquette, ils maîtrisent toutes les étapes de l’élaboration du précieux breuvage.
Pour les fêtes de fin d’années, nous vous offrons cet entretien, initialement publié dans Nez #10 – Du nez à la bouche.

Vous êtes né dans le champagne : était-ce pour vous une évidence de vous tourner vers ce métier ?

Oui, je suivais toujours mon père soit dans les vignes, soit dans la cuverie [le local où se trouvent les cuves], qui m’attirait particulièrement. Mon diplôme d’œnologie obtenu, j’ai eu la chance d’être recruté à l’Institut œnologique de Champagne, à Épernay, où j’ai côtoyé des œnologues chevronnés. Je suivais le travail d’une centaine de vignerons ou de coopératives, de la vendange à l’assemblage. J’ai pu y repérer à la fois les jolies choses, les pistes à creuser, et certains petits travers à éviter. Ça m’a fait gagner du temps et après une dizaine d’années je suis revenu dans l’exploitation familiale avec une vision et des idées.

Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans le travail du champagne et qu’est-ce qui fait, selon vous, sa spécificité ?

Le champagne est d’abord lié à un terroir. Les sols crayeux de la Marne et de la montagne de Reims en particulier sont très propices à l’élaboration d’un vin pétillant de qualité : la craie retient l’eau par capillarité, ce qui permet à la vigne d’être relativement protégée de la sécheresse tout en évitant une humidité trop importante. Cette contrainte hydrique modérée favorise l’équilibre entre les acides du fruit, le sucre et les précurseurs d’arômes. J’aime l’universalité du champagne : on peut le déguster dans toutes les situations, à toute heure. Dans le travail, je reste fasciné par sa part de mystère. Lorsqu’on produit un vin tranquille [non pétillant], l’essentiel se joue à la récolte, puis lors de la macération et de la fermentation. Une fois qu’il est mis en bouteille, on n’y touche quasiment plus. Pour le champagne, la vinification est relativement simple, mais ensuite il y a un vrai travail technique : assemblage, tirage, élevage en bouteille puis dégorgement, plusieurs étapes se succèdent durant lesquelles on bouscule un peu le vin et qui peuvent réserver des surprises.

Justement, en quoi l’évolution aromatique du champagne est-elle particulièrement complexe ?

Cette part de mystère existe avec tous les vins, mais encore plus avec le champagne en raison de l’opération de dégorgement, qui consiste à enlever le dépôt issu de la fermentation. Une fois que le sucre a été dégradé par les levures, celles-ci se déposent sur les parois de la bouteille et larguent des composés aromatiques dans le vin, libérant des notes rondes et grasses qui vont lui apporter de la richesse. C’est la raison pour laquelle on laisse reposer longtemps les bouteilles (quinze mois minimum dans le cas du champagne, trois ans pour les millésimes). Au moment du dégorgement, on ouvre la bouteille pour expulser le dépôt et rendre le champagne propre à la vente : inévitablement, on fait entrer un peu d’oxygène, que le vin va consommer. L’ajout et le choix de la liqueur d’expédition [à l’étape du dosage] viennent également modifier de manière un peu brutale le profil olfactif et gustatif du champagne : c’est pourquoi plusieurs mois sont à nouveau nécessaires avant la dégustation.

Comment conférez-vous une identité à votre champagne, comment en assurez-vous la stabilité dans le temps ? Y-a-t-il une formule ou fonctionnez vous de manière empirique, avec des ajustements au fur et à mesure ?

Un peu des deux. Cela dépend aussi du champagne que l’on souhaite faire. Quand on prépare notre brut de référence, qui est un assemblage de presque toutes les parcelles de notre vignoble, on essaie d’avoir une continuité dans le style, une régularité. Pour cela, on utilise un procédé typiquement champenois : les vins de réserve. Ce sont des raisins qu’on a récoltés, vinifiés et conservés en cuve sous forme de vin blanc tranquille pendant une, deux, trois voire quatre années. Même si certaines années sont un peu moins bonnes, on arrive par ce biais à faire un bon assemblage. Sur des cuvées millésimées ou parcellaires, on est par contre tributaires de l’année. Si on décide de lancer une de ces cuvées plus particulières, on se fait plaisir en allant chercher une spécificité au niveau du style, quelque chose d’unique. Le champagne stimule bien sûr l’odorat et le goût, mais aussi les autres sens à travers la couleur, l’effervescence et le bruit des bulles.

Comment maîtrisez-vous l’ensemble de ces paramètres ?

Sur l’effet visuel, on dépend complètement du cépage. Les chardonnays sont très clairs, avec des reflets un peu verts. Nous utilisons beaucoup de pinot noir, dont la teinte se transforme au fil du vieillissement, passant du légèrement rosé au doré. L’aspect musical des bulles, lui, est souvent très conditionné par le verre. On peut en revanche jouer sur l’importance de l’effervescence : les bulles proviennent de l’ajout de sucre et de ferments, qui provoquent une deuxième fermentation. Le gaz issu de cette nouvelle fermentation se dissout dans le vin et produit les bulles. Par conséquent, le dosage en sucre conditionne l’importance de la fermentation et ainsi la quantité de gaz carbonique dans le vin. Je joue avec ce dosage en l’adaptant à la fois à l’identité gustative de la cuvée et au délai dans lequel elle devra être prête. La senteur et le goût évoluent au fur et à mesure du vieillissement. Alors qu’un champagne très jeune exprime un peu d’acidité et de verdeur, il gagne en rondeur au fur et à mesure de sa maturation. On le déguste donc régulièrement en essayant de prédire une évolution.

Travaillez-vous votre vigne de manière spécifique, en fonction du vin que vous souhaitez réaliser ?

Oui et non. On a maintenant des pratiques de plus en plus respectueuses de l’environnement : enherbement naturel, entretien par labour et non par désherbage chimique. Au-delà du bienfait écologique, elles nous permettent d’obtenir du raisin au goût plus concentré et plus complexe, avec des racines plus profondes et ainsi des plants moins dépendants à court terme de la météo. Les rendements sont plus faibles, mais encore suffisants, avec un résultat de qualité. Ceci dit, la nature aura toujours le dernier mot. Si des orages éclatent en plein mois d’août et font pourrir le raisin, la récolte sera catastrophique et on n’y pourra rien. Les raisins évoluent, le style de vin produit également.

Est-ce une réponse à des attentes différentes des consommateurs ? Observe-t-on des tendances qui se dessinent ?

Oui, depuis les années 2000, les champagnes sont bien moins dosés en liqueur d’expédition. Avant, on faisait des champagnes ronds, matures, assez sucrés et parfois un peu lourds. Aujourd’hui, ils sont moins dosés, plus frais, fruités et fins. Cela correspond à une attente du public, qui recherche un vin facile à boire et authentique. Lorsqu’on utilise une liqueur la plus neutre possible et dans des proportions réduites, on ne peut pas tricher, corriger d’éventuels défauts du vin. Le raisin s’exprime de manière plus directe, avec un résultat plus naturel, qui tend vers plus de verticalité. Par ailleurs, le consommateur se tourne plus volontiers vers des cuvées un peu particulières : mono-cépage, parcellaire, millésimée. Il y a beaucoup d’amateurs avertis qui partagent et discutent autour du vin. Ils souhaitent que le vin qu’ils consomment raconte une histoire et se démarque. Lorsque vous prenez une bouteille de champagne classique, rien n’est précisé : année, assemblage, cépage… De plus en plus, les clients cherchent à comprendre ce qu’ils dégustent. Sur nos contre-étiquettes, nous détaillons désormais les cépages utilisés, les années, les dates de tirage et de dégorgement, le dosage en sucre. Le champagne n’échappe pas à cette tendance d’une consommation plus consciente.

Quels avis prenez-vous pour le travail d’assemblage ?

Même si j’ai une idée assez précise de ce que je souhaite faire, je prends beaucoup d’avis. Tout d’abord pour me rassurer. Le risque existe toujours de partir dans une mauvaise direction, c’est pourquoi j’essaie de faire déguster le plus régulièrement possible. À ma sœur tout d’abord, qui tient l’exploitation avec moi. Mais aussi lors de séances avec l’ensemble du personnel. Nous dégustons d’ailleurs parfois aussi des produits d’autres maisons afin de constater l’évolution des tendances, de voir ce qui se fait ailleurs. Enfin, je consulte également d’anciens collègues œnologues ou même des amis vignerons. En tout état de cause, la dégustation c’est d’abord de l’entraînement et de la mémorisation !

Comment utilisez-vous votre nez au quotidien ?

Je me fie beaucoup au nez, d’autant que la dégustation n’est pas toujours l’indicateur le plus fiable. Il faut être dans de bonnes tranches horaires pour bien apprécier un vin. Les conditions sont idéales en fin de matinée ; on peut être moins performant en début d’après-midi, si la bouche a été saturée par un repas. Mon nez reste ainsi un repère sûr, que j’utilise préférentiellement, et je lui adjoins la dégustation si l’horaire s’y prête. Lorsque je sens puis que je déguste un vin, je suis plutôt dans la recherche d’éventuels défauts à cause de ma formation d’œnologue et de mon passé de conseil. Avant d’aller dans la description, je commence par guetter, vérifier que le vin n’est pas bouchonné, trop oxydé en raison d’un apport en oxygène non maîtrisé, voire piqué [contenant de l’acide acétique] en cas de mauvaise conservation.

Qu’est-ce, selon vous, qu’un bon champagne ?

J’aime beaucoup de types de champagne, beaucoup de cépages. En revanche, j’aime les choses équilibrées, qui ne vont pas dans l’excès. Dans un champagne brut, les trois cépages participent à un vin harmonieux et complexe : le pinot noir lui apporte sa structure et sa puissance, là où le chardonnay se caractérise par des notes florales ou de fruits blancs, avec une vivacité qui tend parfois vers l’acidulé. Enfin, le pinot meunier, qui peut s’infléchir vers des notes gourmandes, confère au vin rondeur et souplesse. Je me méfie un peu des champagnes trop extrêmes. C’est une déviation liée à l’évolution du marché que nous évoquions précédemment : chacun veut se démarquer, proposer un produit de plus en plus spécifique. Bien sûr, le vin doit avoir une personnalité, mais cela doit rester fin et agréable. À force de pousser un concept, certes, on se démarque, mais au bout du compte la dégustation n’est pas convaincante : par exemple en allant très loin dans une vinification en barriques, on ne sent finalement que le bois. Ou encore en pratiquant une vinification « non interventionniste », on peut laisser de mauvais goûts se développer ; certains évoqueront « un goût de terroir » alors qu’il s’agit en réalité d’un vin à défaut.

Quel conseil donneriez-vous à un consommateur curieux d’approfondir sa connaissance du champagne ?

La dégustation, c’est de l’entraînement, tout le monde peut donc affiner sa perception. L’idéal est d’aller voir les vignerons, d’échanger avec eux et de pouvoir goûter des vins les plus variés possible, éventuellement des cuvées particulières en matière de cépages ou de parcelles afin de saisir le caractère de chaque vin et d’établir progressivement ses préférences. Et bien sûr, de mettre des mots, de parler avec les producteurs, car le vin reste avant tout une histoire de partage.

Visuel principal : Hip, Hip, Hurrah!, Peder Severin Krøyer, Gothenburg Museum of Art. Source : Wikimedia commons

Nez x GDR O3 – Les émotions positives dans l’air ambiant : and I’m smelling good

Dans le cadre de la collaboration entre le GDR O3 (Groupement de recherche Odorant, Odeur, Olfaction) et Nez, nous vous proposons un rendez-vous régulier autour des études qui ont vu le jour grâce à ce groupement de recherche mêlant des scientifiques de tout bord, qui ont pour objet commun l’odeur sous toutes ses formes. Le principe ? Nez lit les publications, et vous en propose une version allégée et plus facile d’accès.
Aujourd’hui, parlons de sueur et de contagion émotionnelle, un sujet étudié par Camille Ferdenzi, chargée de recherche CNRS dans l’équipe Neuropop du CRNL.

Avez-vous déjà senti le stress ambiant en rentrant dans une salle d’examen ? Ce n’est pas seulement une impression : plusieurs études scientifiques ont montré que cet état émotionnel pouvait être non seulement transmis par l’intermédiaire des odeurs, mais aussi reproduit chez celui qui perçoit : on ne « sait » pas seulement que la salle est stressée, mais on se sent stressé soi-même en y entrant. Fait établi pour la peur ou l’anxiété. Cependant, la possibilité d’une contagion d’états émotionnels positifs par l’odorat a fait l’objet de peu d’études jusqu’ici. Un comble, à l’heure où l’aromachologie bat son plein, et où les parfums auxquels on attribue des effets « feel good » tentent de prendre leur part du marché.

Une équipe de chercheurs a donc mis en place un protocole pour juger de l’influence potentielle des émotions positives. Des compresses de coton stériles avaient été collées aux aisselles des hommes – ceux-ci ayant été préférés car leurs glandes apocrines, plus volumineuses, pourraient potentiellement produire plus de substances chimiques – invités à regarder des vidéos, dans des circonstances neutres ou plus favorables à éveiller des émotions positives.

Les compresses ont ensuite été présentées à des femmes – celles-ci ayant a priori un meilleur odorat et une plus grande sensibilité aux signaux émotionnels – invitées à réaliser des tâches de résolution de problèmes. Les mesures étaient à la fois physiologiques (fréquence cardiaque, conduction cutanée, comportement de flairage), verbales et comportementales (performance dans la réalisation des tâches). Dans certains cas, du parfum avait été ajouté à l’odeur axillaire afin de mesurer s’il pouvait moduler la contagion émotionnelle.
Le résultat ? Si une majorité des participantes ont déclaré ne rien sentir, les mesures physiologiques et comportementales suggèrent qu’en présence de l’odeur axillaire prélevée lors de l’émotion positive, il y a bien eu une contagion émotionnelle positive – par rapport à des témoins dont l’odeur axillaire a été prélevée en condition émotionnelle neutre – traduite par une baisse de la fréquence cardiaque et de meilleures performances dans des tâches créatives de résolution de problèmes. La présence de parfum n’a pas sensiblement interféré avec ces effets. 

Pour aller plus loin, les chercheurs ont mis en place un deuxième protocole, en utilisant des dispositifs de réalité virtuelle qui permettent d’effacer au mieux le cadre de laboratoire, celui-ci pouvant évidemment avoir un impact sur les résultats (on ne se conduit pas dans un laboratoire comme dans la vie de tous les jours !). Si les résultats obtenus n’apportent pas de résultat significatif, les chercheurs soulignent qu’il est « très probable que certains choix méthodologiques de cette étude aient pu avoir un impact sur la communication chimique », comme le suggèrent plusieurs travaux antérieurs.

Visuel principal : © Adèle Chévara

Nez x GDR O3 – Craquer le code combinatoire des odeurs

La perception olfactive est un processus complexe qui se déclenche lorsque des molécules volatiles entrent en contact avec la muqueuse de notre épithélium olfactif. Cet organe abrite des neurones sensitifs dotés de protéines spécialisées pour la reconnaissance des odorants : les récepteurs olfactifs. Leur rôle est de convertir les signaux chimiques des molécules odorantes en influx nerveux, qui sont ensuite interprétés par notre cerveau comme des odeurs.
Chaque molécule odorante est reconnue par un groupe spécifique de récepteurs olfactifs, et chaque récepteur peut reconnaître plusieurs molécules, créant ainsi un « code combinatoire des odeurs ». Cette théorie a été développée par Linda B. Buck et Richard Axel, qui ont été récompensés par un prix Nobel en 2004. Ce processus sophistiqué basé sur l’identification des molécules par un sous-ensemble de récepteurs olfactifs nous permettrait de distinguer plus d’un trillion d’odeurs. Cependant, le spectre de reconnaissance de 43% des récepteurs olfactifs reste inconnu et le code combinatoire complet n’est connu que pour une poignée d’odorants. 

Une équipe de l’Institut de Chimie de Nice (Université Côte d’Azur), a récemment fait une percée majeure en utilisant l’intelligence artificielle pour décoder ce code combinatoire des odeurs. Ils ont construit une vaste base de données – libre d’accès[1]M2OR: M. Lalis, M. Hladiš, et. al. A Database of Olfactory Receptor-Odorant Pairs for Understanding the Molecular Mechanisms of Olfaction, Nucleic Acid Research. – appelée M2OR, en compilant les résultats d’associations entre odorants et récepteurs provenant de publications scientifiques des 25 dernières années, regroupant ainsi 51 410 paires d’associations.[2]https://m2or.chemsensim.fr/ ; Maxence Lalis, Matej Hladiš, Samar Abi Khalil, Loïc Briand, Sébastien Fiorucci, Jérémie Topin, M2OR: a database of olfactory receptor–odorant pairs for … Continue reading

En utilisant un modèle d’intelligence artificielle basé sur des « réseaux de neurones en graphes » (modèles informatiques inspirés du fonctionnement des neurones biologiques  pour résoudre des problèmes complexes, utilisés dans le deep learning, qui fait partie du machine learning), l’équipe a réussi à prédire le code combinatoire de l’ensemble des 400 récepteurs olfactifs pour les 6000 molécules odorantes connues. Les résultats de cette étude ont été publiés dans la revue annuelle International Conference on Learning Représentations. Bien que le modèle soit encore en développement, il a montré des performances équivalentes à celles des tests fonctionnels en laboratoire.

Au-delà d’une meilleure compréhension du fonctionnement de l’odorat lui-même, ces résultats pourraient trouver un champ d’application en pharmacologie. Car ceux que l’on nomme « récepteurs olfactifs » ne servent en réalité pas qu’à percevoir les odeurs : également présents dans d’autres parties du corps (la peau, les poumons et les spermatozoïdes par exemple) ils jouent un rôle dans la régulation de différentes fonctions métaboliques et sont également détectés dans les cellules cancéreuses. Mieux connaître leur fonctionnement permettra ainsi de les utiliser comme cibles médicamenteuses efficaces.

Visuel principal : © Adèle Chévara

Notes

Notes
1 M2OR: M. Lalis, M. Hladiš, et. al. A Database of Olfactory Receptor-Odorant Pairs for Understanding the Molecular Mechanisms of Olfaction, Nucleic Acid Research.
2 https://m2or.chemsensim.fr/ ; Maxence Lalis, Matej Hladiš, Samar Abi Khalil, Loïc Briand, Sébastien Fiorucci, Jérémie Topin, M2OR: a database of olfactory receptor–odorant pairs for understanding the molecular mechanisms of olfaction, Nucleic Acids Research, 2023; https://doi.org/10.1093/nar/gkad886

Smell Talks : Femmes en parfumerie, la face cachée de l’industrie

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Parfumeuses, petites mains des ateliers de fabrication ou cueilleuses du pays grassois… Qui étaient-elles et que leur doit cette industrie ? Le samedi 16 septembre 2023, à l’occasion des Journées européennes du patrimoine, le lieu de création artistique POUSH, situé dans les bâtiments de l’ancienne parfumerie L.T. Piver à Aubervilliers, a accueilli la table ronde « Femmes en parfumerie : la face cachée de l’industrie ». Initiée par le Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis, cette conférence animée par Antoine Furio, chargé d’inventaire du patrimoine culturel du département, a réuni Jessica Mignot, rédactrice en chef adjointe des sites Nez et Auparfum, Nelly Chenelat, présidente de L.T. Piver, et l’artiste Io Burgard, première lauréate du prix Flair pour l’art olfactif.

Nez, la revue… de presse — #27 — Où l’on apprend qu’une momie sent le bitume, que les femmes enceintes ont plus de neurones olfactifs et que les malades de Parkinson dégagent une senteur musquée

Au menu de cette revue de presse, un village osmophobe, des ateliers olfactifs en prison, un ver au nez affuté et des œuvres d’art inspirées.

L’actualité des médias tisse un lien avec notre passé, à travers l’étude de l’usage des fragrances au Moyen-Âge, dont la doctorante en histoire Élodie Pierrard nous parle dans un podcast de Passion médiévistes. L’époque, traversée par la peste noire, voit les produits parfumés prendre une importance hygiénique et thérapeutique. Leur emploi trace également une limite entre élite et petit peuple.

Étudier l’usage des parfums, c’est aussi se pencher sur les objets qui s’en font les médiateurs. Clara Muller, également rédactrice pour Nez, retrace leur histoire, des brûleurs néolithiques au design olfactif contemporain, dans un article pour le magazine en ligne Garland – qui a consacré sa 32ème édition (en anglais) à l’odorat. On y découvre également une étude sensorielle de Pompéi par Sissel Tolaas, pour qui « notre nez est plus qu’une simple partie de notre corps ; c’est aussi un instrument d’appréhension intellectuelle. » 

L’archéologie olfactive que l’artiste mentionne, complémentaire à l’histoire traditionnelle, est une discipline pluridisciplinaire qui a également permis de dévoiler les éléments utilisés pour embaumer la momie de Senetnay, « femme noble morte il y a environ 1450 avant notre ère, infirmière du fils et héritier du pharaon Thoutmôsis III, le futur pharaon Amenhotep II », rapporte le Huffington Post. L’étude, menée par l’archéologue Barbara Huber – que nous avions interrogée pour l’article sur les odeurs du passé dans Nez, la revue olfactive #15 – Au fil du temps – fait état « de cire d’abeille, d’huile végétale, de graisses, de bitume, de résines de pinaceae (probablement de mélèze), d’une substance balsamique et de résine de dammar ou d’arbre de pistache ». Au-delà de la fragrance en elle-même (qui a été réinterprétée par la parfumeuse Carole Calvez et la muséologue Sofia Collette Ehrich pour le musée de Moesgaard, au Danemark), cette découverte atteste que les échanges commerciaux avec d’autres zones géographiques (nord de la Méditerranée et Asie du sud-est) sont bien plus précoces qu’on ne le pensait jusqu’alors.

Ces senteurs du passé, mais aussi celles plus contemporaines de l’encens qui peut relever de pratiques rituelles, s’installent aussi à Paris, dans l’exposition Parfums d’Orient de l’Institut du monde arabe auquel Libération a consacré un article. France culture la mentionne également dans un reportage sur la présence des fragrances dans les musées, où il est aussi question de l’odeur créée par Nathalie Lorson pour le musée de la Marine à Paris, qui vient tout juste de rouvrir ses portes. L’enthousiasme pour cette pratique émergente est cependant tempéré par le journaliste qui se demande finalement « jusqu’où user des odeurs, par exemple pour la puanteur, quand nos sensibilités peuvent être si variables autour d’une même fragrance et que notre éducation olfactive demeure quasi inexistante ? » Si l’on ne peut qu’acquiescer face à ce constat, mettre ainsi les odeurs en avant dans les expositions n’est-il pas justement une manière de sensibiliser à leur importance ?

La pertinence d’ajouter des senteurs à la présentation muséale est certainement liée à leur puissance mnésique, désormais bien connue. Partant de cette idée, des chercheurs de l’université de Californie ont étudié l’effet sur notre cerveau d’une diffusion d’odeurs pendant la nuit, rapporte Sciences et avenir. Les tests, menés sur un groupe de volontaires ne présentant « aucun trouble mnésique, […] prouvent une augmentation de 226% des performances cognitives ». Les scientifiques, financés par Procter & Gamble, travaillent déjà à la mise au point d’un dispositif pour usage domestique, afin de prévenir cette dégénérescence. Reste, désormais, à pousser l’étude sur un « groupe de personnes souffrant d’une perte cognitive déjà diagnostiquée. »

Au-delà de sa valeur sanitaire, la stimulation olfactive est également utilisée comme un « exutoire créatif » auprès des détenus de certaines prisons du Royaume-Uni. Des ateliers olfactifs nommés « Perfume Stories » sont en effet proposés en leur sein sur plusieurs semaines, relate Perfumer & Flavorist. Ils visent notamment à favoriser la réinsertion et à limiter les taux de récidives, en « renforçant la confiance des détenus en matière d’apprentissage ».

Ailleurs, l’odorat est vecteur de discriminations, notamment envers les personnes en situations précaires. En interdisant l’accès à ses bibliothèques aux personnes « ayant une hygiène corporelle qui incommode les autres usagers ou le personnel » et en prévoyant une amende en cas de récidive, Montréal s’est exposée aux critiques de la directrice du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal, selon Le Parisien.

Au Japon, les habitants s’organisent de manière plus drastique encore : les personnes souffrant « d’osmophobie. C’est-à-dire la peur des odeurs ou une extrême sensitivité à tous les parfums, toutes les fragrances», explique France info, se sont regroupés dans un quartier du village de Nasu. Là, ils appliquent une politique excluant de leur quotidien les produits parfumés : exit le pshiit dans le cou, mais aussi les senteurs ajoutées dans les lessives, adoucissants, détergents… Selon un sondage rapporté par le journaliste, « 4,4% des adultes japonais se déclarent « très très sensibles » aux odeurs ».

Ce n’est donc pas eux qui appliqueront la méthode de « scent scaping » dont nous parle Femina, préconisée pour les télétravailleurs. Il s’agirait de parfumer différemment les espaces de la maison, pour mieux délimiter physiquement, et donc mentalement, notre bureau de notre chambre à coucher. Mais aussi pour favoriser la concentration ou la détente. Mais gardons en tête que les référentiels sont souvent personnels et non pas universaux, comme le rappelle la chercheuse Roxane Bartoletti dans un entretien avec Nez.

Notons cependant que « nous sommes incapables de nous orienter avec nos narines » à la manière dont les animaux le font par leurs antennes. Certes, il est désormais établi que le cerveau humain, comme celui d’autres mammifères, traite les senteurs en stéréo : « la zone du cortex qui reçoit les informations olfactives réagit différemment selon que l’odeur est entrée par la narine droite ou la gauche », rapporte un article de Courrier international, selon une étude publiée dans la revue Nature. Mais nous ne savons pas dire par quelle narine nous sentons une odeur lorsque celle-ci est présentée. 

Autre découverte autour de l’activité olfactive, le site de l’Université de Basel fait état de la recherche autour du nez des femmes enceintes. On dit souvent que celles-ci sont plus sensibles : on sait désormais que de nouveaux neurones se forment dans le bulbe olfactif au moment de la grossesse, permettant à la mère de reconnaître son enfant à son odeur. Résultant d’une migration et d’une modification de certaines cellules, ils disparaissent quelques semaines après l’accouchement, offrant une preuve supplémentaire de la plasticité de notre cerveau.

Mais le nez humain n’est pas le seul à étonner par ses capacités : parmi les derniers en date, un ver minuscule, le Caenorhabditis elegans, peut détecter les tumeurs cancéreuses, dont l’odeur serait proche de celle de ses aliments. Un test préventif a été mis en place au Japon, peut-on lire sur le site La Santé publique.

Plus populaires sur les réseaux sociaux, les chats sont aussi une source d’espoir scientifique. Leur système olfactif étant nettement plus complexe que celui des humains, sa compréhension fonctionnelle permettrait des améliorations notamment de la chromatographie en phase gazeuse, particulièrement utilisée par les maisons de composition pour repérer les molécules présentes dans un parfum. Il s’agirait de « [reproduire] son fonctionnement afin de gagner en efficacité au niveau de la séparation des molécules d’un mélange gazeux », explique Sciencepost

Si elles sont réjouissantes pour la recherche, ces observations faisant des animaux des objets utiles ne rompent pas avec une vision capitaliste et utilitariste de la nature, celle-là même qui procède depuis des siècles à sa destruction avide. Dans un article publié dans la revue en ligne Astasa, Clara Muller, décidément prolifique, propose une réflexion sur d’autres manières de respirer avec le « non-humain » conceptualisé par Bruno Latour, à travers l’étude d’œuvres olfactives. Celles-ci, explique l’historienne de l’art, « permettent d’envisager de nouveaux modus vivendi et offrent une réponse sensible à la crise de notre relation au monde vivant. » À lire de toute urgence.

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

Avec le soutien de nos grands partenaires

IFRA