Un an après la sortie de son livre Grasse, de la fleur au parfum paru chez Gallimard, la maison de composition DSM-Firmenich confirme son approche du naturel visant à « mobiliser la science au profit de la nature et de sa sublimation ». Tour d’horizon avec Xavier Brochet, directeur de l’innovation et des ingrédients naturels.
Quel regard portez-vous sur l’engouement provoqué par le naturel en parfumerie depuis quelques années ?
La nature parle à tous, et de plus en plus, si bien qu’on la retrouve dans la presse grand public de tous les secteurs : santé, alimentaire, environnement… De plus en plus averti, le consommateur a ainsi élargi ses connaissances sur les plantes via l’aromathérapie, en terroir avec la gastronomie, et en bonnes pratiques en faveur de l’écologie. Cet accès accru à l’information gomme ainsi le fossé autrefois existant entre les professionnels et le grand public. C’est un phénomène très positif, car les discours portés sur les ingrédients naturels se font désormais plus sérieux et fiables.
Mais cet engouement se confronte à un mouvement contraire : le monde de 2024 révèle de nombreuses incertitudes géopolitiques, climatiques ou financières qui secouent la filière des naturels. En effet, la reprise économique euphorique qui a suivi la pandémie a très vite été rattrapée par l’inflation. D’autre part, ce marché aujourd’hui mondialisé rencontre inévitablement quelques tensions sur différents lieux de production. Sur les dernières années, les guerres ont porté un impact majeur sur le coût de l’énergie entraînant des hausses de prix considérables pour les distillations et les extractions.
Comment progresse le marché des ingrédients naturels dans ce contexte ?
Si le marché global du parfum augmente – notamment grâce à l’ouverture de nouveaux marchés –, la consommation des ingrédients naturels ne s’est pour autant pas accrue et représente un faible pourcentage dans les parfums et les arômes. Avec l’augmentation des coûts de production, et à budget constant, les marques mettent nécessairement le naturel en moindre proportion dans la formule. Si le marché est stable en croissance, il se montre néanmoins très fragmenté : les matières premières ayant toutes des différences de coûts, de procédés ou d’origines, les contrastes semblent encore plus éclatants qu’avant. Les filières naturelles illustrent bien de ce qui se passe dans le monde actuel : en temps de crise, certains acteurs de la chaîne peinent à survivre ; d’autres, plus aisés, ont pu faire beaucoup d’économies. Enfin, les enjeux d’ordre réglementaire et répondant aux exigences de responsabilité sociétales des entreprises (RSE) viennent ajouter un cadre contraignant, certes, mais bénéfique. À toutes les étapes de culture et de production, il est désormais important de suivre les mêmes règles : consommer moins d’eau, moins d’énergie, sur moins de surface cultivée, et suivre les principes de précaution.
Solvants alternatifs, nouveaux procédés d’extraction… Comment envisagez-vous l’avenir de ces ingrédients chez DSM-Firmenich ?
Dans ce contexte complexe, notre entreprise aborde le naturel sous toutes ses facettes et agit sur les trois niveaux classiques d’innovation : l’agronomie à travers la sélection variétale par exemple ; les procédés de transformation ; le réglementaire et la certification. La recherche de solvants alternatifs est un sujet qui nous intéresse depuis longtemps. Parmi tous les solvants verts identifiés, DSM-Firmenich souhaite concentrer ses recherches sur le CO2 et l’eau. En effet, ces derniers sont plus durables, plus respectueux des ingrédients fragiles, et montrent une meilleure capacité à capter toutes les facettes d’une biomasse.
L’extraction au CO2, verte avant l’heure ?
Cette technologie, aussi appelée SFE [Supercritical Fluid Extraction, ou extraction au fluide supercritique] reste une technologie majeure chez DSM-Firmenich, qui ne cesse d’investir pour améliorer en continu le procédé. Le CO2 préserve la fraîcheur de la biomasse car il permet d’extraire l’ingrédient à plus faible température. De plus, ce solvant capture un spectre plus large de facettes. Depuis son premier usage dans l’industrie du parfum en 1995 avec la baie rose, son champ n’a cessé de s’élargir. Réservé initialement aux matières sèches telles que les épices, il est utilisé depuis une dizaine d’années pour les produits frais, travaillés en petites quantités au début, puis à plus grande échelle avec notre partenaire indien Jasmine Concrete ; le jasmin fleur Inde SFEen est un bel exemple. La technologie s’ouvre désormais aux produits liquides : jus et infusions de fruits et de légumes. Enfin, en parallèle de l’évolution du type de biomasse traitée, le CO2 employé fait aussi l’objet d’améliorations majeures : auparavant extrait des poches souterraines, il est dorénavant capturé dans l’air et recyclé.
Qu’apporte l’extraction électromagnétique à la palette ?
Ce procédé d’extraction appeléFirgood[1]Firgood est une marque déposée par DSM-Firmenich. consiste à exposer une biomasse fraîche à des fréquences électromagnétiques. L’eau constitutive des ingrédients se met à chauffer, et véhicule les principes odorants de la plante. Certains naturels auparavant impossibles à extraire peuvent ainsi s’exprimer, tels que les fleurs muettes : glycine, violette, pivoine ; les fruits et légumes gorgés d’eau : poire, fraise, poivron… Le procédé répond au besoin crucial de la réduction d’énergie employée pour la transformation, profitant d’une vitesse de transformation accrue par rapport à l’extraction conventionnelle. L’analyse des cycles de vie a en effet montré que le taux d’émission carbone du lavandin Firgood est réduit de 48% par rapport à celui issu d’une distillation classique. Les marques en perçoivent l’intérêt et les derniers ingrédients Firgood se retrouvent déjà dans les grands succès du marché : le jasmin grandiflorum Firgood signe le Fame de Paco Rabanne, la vanille Firgood, le Burberry Goddess.
Vous venez de signer un partenariat avec Interstellar Lab, en quoi consiste-t-il ?
DSM-Firmenich s’intéresse depuis longtemps aux fermes verticales en milieu contrôlé. En effet, cette démarche cherche à répondre à deux problématiques : réduire la surface au sol et diminuer les risques liés aux aléas agricoles, comme les sols fatigués, pollués, ou les accidents climatiques brutaux. À cette fin, nous faisons appel à trois différents spécialistes : d’une part, les « équipementiers », spécialisés en robotique, filtration de l’air, éclairage par LED, etc… La société Jungle, avec qui nous avions établi un premier partenariat, entre dans cette catégorie. D’autre part, des « agronomes du futur », c’est-à-dire les chercheurs capables de développer les recettes innovantes par l’utilisation de micro-organismes ou d’intrants. Enfin les « experts en informatique », qui intègrent l’intelligence artificielle et traitent les données générées par des capteurs afin d’optimiser les pratiques agricoles… Interstellar Lab est un nouveau partenaire qui s’inscrit dans les deux dernières catégories. Leur offre consiste à cultiver des plantes sur une plateforme pilote appelée « Biopod », où l’agriculture est automatisée et dans un environnement contrôlé. Cette solution permet une véritable optimisation de l’eau (recyclée à 98%), de l’énergie et de la surface exploitée. Aujourd’hui, notre partenariat se situe dans sa première phase d’étude : sur une plante stratégique identifiée [et tenue secrète] nous pratiquons toutes sortes d’expériences : sélection variétale, mise au point de recettes de cultures… Cela nous permet de comprendre les interactions entre les différentes plantes, l’impact de l’éclairage, de la ventilation, etc. Si cette étape est concluante, nous passerons en phase deux de production : les procédés élaborés seront alors dupliqués à grande échelle.
Peut-on désormais affirmer que les parfums présents sur le marché sont plus respectueux de l’environnement ?
La communication met toujours l’accent sur « l’innovation » des ingrédients, oubliant parfois que ces produits ne représentent hélas qu’une toute petite partie du marché. Extraction SFE, Firgood… Ces propositions alternatives et respectueuses de l’environnement ne s’intègrent aujourd’hui que dans les nouveaux produits. Or, si 10% du marché se renouvelle chaque année, il faudrait attendre dix ans pour qu’une innovation trouve véritablement sa place au sein des produits existants ! Reformuler un grand classique pour intégrer ces innovations implique un travail réglementaire, nous sommes donc parfois confrontés à la frilosité des marques et à la peur des réactions potentielles du consommateur si le produit venait à changer. Certaines marques commencent à montrer le chemin, à l’instar de Nina Ricci : le parfum Nina a été reformulé en version vegan, et ses notes de tête revues avec un citron d’Italie surcyclé.
Que proposeriez-vous pour donner plus de place aux naturels dans les formules ?
Une infime quantité de naturel peut parfois être utilisée pour pouvoir être revendiquée par la communication des parfums ou sur le packaging d’un gel douche…. L’emploi du naturel doit avoir du sens : a-t-il un réel impact olfactif dans la composition ? Pour le vérifier, un test d’évaluation devrait être effectué pour déceler s’il existe une différence avec et sans l’ingrédient. Je pense qu’il faut accorder un minimum de place au naturel dans la formule, ne pas descendre en deçà d’un seuil limite au-delà duquel on perd ce fameux « sens ». Un dosage minimum permettrait d’une part d’être réellement perceptible en tant que tel et d’autre part, de garantir des revenus minimums indispensables pour pérenniser une petite filière : une dizaine de kilos sont nécessaires pour qu’un producteur puisse planter, voire monter une unité d’extraction ou de distillation si les volumes sont assurés… La marque Bulgari illustre cette démarche responsable : le joaillier s’est récemment investi dans la filière de l’élémi aux Philippines [lire le reportage dans Nez #17]. Gageons que plus de marques s’engagent ainsi, et sur un plus grand nombre de matières, afin que tout le monde puisse y trouver un intérêt, notamment les petits producteurs.
Fondatrice de l'agence Le Musc & la Plume, spécialisée en création de parfums et identités olfactives, elle accompagne les marques du concept au développement. Après avoir débuté chez Coty, puis Cinquième sens, Aurélie explore les territoires d'innovation : diffusion du parfum dans l'air ou création pour d'autres secteurs (hôtellerie, automobile, train). En 2017, elle part faire le tour du monde des plantes à parfums. Elle contribue régulièrement à Nez et à Expression cosmétique.
Le Fonds de dotation Per Fumum, créé en 2019 par Francis Kurkdjian, pérennise et structure par le mécénat des actions de soutien (patrimoine, recherche, éducation…) liées au parfum. Stéphanie Prinet Morou, sa déléguée générale, et Frédéric Manfrin, chef du service Histoire au département Philosophie, histoire et sciences de l’homme de la Bibliothèque nationale de France, évoquent l’inventaire inédit mené récemment sur l’histoire du parfum dans les collections de la BNF, dans une conférence enregistrée lors de la Paris Perfume Week en mars 2024.
Entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center, du 21 au 24 mars 2024. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédés des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Organisé cette année à Lyon sous l’égide du Comité français d’histoire de l’art, le 36e congrès du Comité international d’histoire de l’art (CIHA), dont le thème était pour cette édition « Matière Matérialité », a accueilli fin juin plusieurs conférences consacrées à la dimension olfactive dans les pratiques artistiques et patrimoniales. Une forme de consécration pour les artistes et les chercheurs qui, depuis quelques décennies, travaillent avec passion avec et sur ce sens longtemps négligé : l’odorat.
Le thème choisi, « Matière Matérialité », invitait comme une évidence la question de l’odeur et l’étude de cette matérialité non-visuelle et intangible dans le patrimoine et l’histoire de l’art. Si le sujet restait jusqu’à présent assez peu présent dans ce type de rencontres, victime d’un héritage culturel faisant de l’odorat un sens négligeable et impropre à l’esthétique, l’importance qui lui a été accordée cette année dans la programmation du congrès du CIHA – une petite dizaine de conférences tout de même – semble confirmer que ce que l’anthropologue canadien David Howes nomme le « sensual turn[1]On assiste selon lui, dans les années 1980-1990, à un regain d’intérêt pour la dimension sensorielle dans les sciences humaines, d’abord en anthropologie mais également en histoire, … Continue reading» a bien eu lieu : une place semble officiellement se faire dans les milieux académiques pour les considérations patrimoniales et pratiques artistiques olfactives – pratiques que certains appellent de leurs vœux depuis fort longtemps et qui jalonnent l’histoire de l’art moderne et contemporain.
En effet, dès1844, dans le journal L’Illustration, un certain Monsieur Cap prônait l’avènement d’une forme d’art, qu’il propose alors nommer « osmétique » ou « osphrétique », et qui n’aurait rien à voir avec celui du parfumeur : « Je veux parler d’un art véritable, élevé à la hauteur de tous les autres, digne de tenir une place éminente parmi les ingénieuses conceptions de l’esprit humain, et ayant pour objet spécial les plaisirs, les jouissances du nez. […] Des musées, des collections, des institutions publiques seront consacrés au développement, à l’illustration de cette nouvelle conquête de l’intelligence humaine [et] l’Institut verra s’élever une section d’osphrétique au sein de l’Académie royale des Beaux-Arts.[2]M. Cap, « Un nouvel Art. – L’Osphrétique », L’Illustation, Vol. 3, n° 71, 4 juillet1844, p. 294. » Plus de dix ans plus tard, on retrouve mention de cette idée par le scientifique Jacques Babinet, qui, non sans humour, définit l’osphrétique comme un « art de flairer » ou « art du mufle » qui se donnerait au public sous forme de « concert[s] d’olfaction. [3]Jacques Babinet, Etudes et lectures sur les sciences d’observation et leurs applications pratiques, Vol. 5, Paris, Mallet-Bachelier, 1858, pp. 182-186 : publié pour la première fois le 2 … Continue reading» Cette dernière formule nous ramène à une idée existant alors depuis près d’un siècle, puisqu’en 1755 l’abbé Polycarpe Poncelet[4]Lui-même émule du Père Castel qui, peu avant lui, aurait évoqué l’idée d’un « clavecin des odeurs », pendant de son projet, plus connu, de « clavecin pour les … Continue reading s’était déjà mis en tête « d’ébaucher les principes d’une Musique olfactive [5]Polycarpe Poncelet, Chimie du goût et de l’odorat, ou Principes pour composer facilement, & à peu de frais, les liqueurs à boire, & les eaux de senteurs, Paris, imprimerie de P. G. … Continue reading», avant de renoncer face à la difficulté de la tâche. Cette projection d’un art olfactif qui aurait plus d’affinités avec les arts performatifs qu’avec les arts visuels persistera jusqu’aux premières décennies du XXe siècle et l’on trouve, aussi bien dans la fiction que dans la presse européenne, de nombreuses mentions de tentatives de créer des pianos ou orgues à parfums[6]Pour n’en citer que quelques-uns : l’odophone imaginé par le parfumeur Septimus Piesse au milieu du XIXe siècle, l’ « ododion » imaginé par l’auteur … Continue reading destinés à jouer des « symphonies d’odeurs [7]Adolphe Démy, Essai historique sur les expositions universelles de Paris, 1907, pp. 1015-1017.» aussi couramment appelées « symphonies pour le nez[8]Herbert Farjeon, « The nose has it », Sunday Pictorial, July 1, 1934.» ou encore qualifiées, chez Huysmans, d’« odorante[s] orchestration[s][9]Joris-Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1975 (1884), p. 157.».
L’idée « qu’il puisse exister un art des parfums, qui n’aurait d’ailleurs aucun rapport avec la parfumerie[10]Pierre Piobb, « Science et art des parfums », La Liberté, 30 octobre 1910, p. 1-2. », comme le formule à son tour en 1910 le journaliste Pierre François Xavier Vincenti, bien que largement raillée dans la presse de la fin du XIXe siècle,fit donc malgré tout quelques émules. Plusieurs auteurs, artistes et penseurs se plairont d’ailleurs à imaginer de nouveaux noms pour cette forme d’art, encore largement spéculative, et l’on trouve ainsi, dans des textes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, de multiples termes pour le désigner : « aromatology[11]Christopher Pearse Cranch, « A Plea for the Sense of Smell », Putnam’s Magazine, 1868, cité dans Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State … Continue reading», « odor art[12]Henry T. Finck, « The Aesthetic Value of the Sense of Smell », The Atlantic, décembre 1880, p. 798. », « arte degli odori[13]Ennio Valentini, « L’arte degli odori – Manifesto futurista », 1915.» ou encore « olfactique [14]Patrice de Riencourt de Longpré, Notes coordonnées d’histoire naturelle, Tome I, Paris, éditions Argo, 1930, pp. 181-184.» sont ainsi proposés, tandis que le journaliste Émile Gautier parle quant à lui, plus simplement, « des artistes de l’olfaction [15]Emile Gautier, « La Publicité par le Nez »,La Publicité : journal technique des annonceurs, 1er février 1920, p. 374.».
Au XXe siècle, émerge l’idée d’intégrer des substances odoriférantes à des formes non seulement performatives mais également visuelles et plastiques – sculptures, peintures, installations, expositions – notamment chez les avants-gardes du début puis du milieu du siècle[16]Voir notamment les nombreux travaux de l’historienne de l’art néerlandaise Caro Verbeek.. Depuis ces premières expérimentations, l’usage du médium olfactif s’est très largement répandu dans le monde de l’art et il est aujourd’hui rare de ne pas découvrir au moins une œuvre odorante dans les grandes biennales internationales. La renommée mondiale acquise par certains artistes contemporains travaillant régulièrement ou ponctuellement avec la dimension olfactive – à l’instar d’Anicka Yi, de Sissel Tolaas, Koo Jeong A, Carsten Höler, Haegue Yang, Dane Mitchell, Pamela Rosenkranz, Luca Vitone, Ernesto Neto et bien d’autres – n’est certainement pas étrangère à la croissance exponentielle de ces pratiques, particulièrement dans la dernière décennie [17]Certainement parmi de nombreux autres facteurs comme la multiplication et la démocratisation des techniques de diffusion, la facilitation de l’accès aux matières premières, la normalisation … Continue reading [voir Nez #4 – Le parfum et l’art].
Inévitablement, leur profusion et diversité entraînent une réponse du côté de la recherche dans les champs de l’histoire de l’art mais aussi de l’esthétique et de la muséologie[18]Voir notamment : Mathilde Castel (dir.), Les Dispositifs olfactifs au musée, Paris, Le Contrepoint, coll. « Nez culture », 2018.. Depuis une vingtaine d’années, de plus en plus nombreux sont les historiens et théoriciens de l’art de par le monde à se pencher sur le sujet – mais aussi sur la présence incidente d’odeurs dans diverses formes d’art et lieux patrimoniaux, ou encore sur la représentation d’éléments olfactifs dans les arts dits visuels [19]Ceci étant lié à un intérêt croissant pour le sujet de l’olfaction de manière plus vaste dans les sciences dures et les sciences humaines depuis les années 1980. Voir notamment : … Continue reading–, parmi lesquels Jim Drobnick, Caro Verbeek, Chantal Jaquet, Denys Riout, Larry Shiner, Debra Riley Parr, Érika Wicky, Lizzie Marx, Sandra Barré, Mădălina Diaconu ou encore Hsuan Hsu, pour n’en citer que quelques uns. Mais malgré cette production académique en croissance, malgré la multiplication des ouvrages et revues qui affirment la validité et la valeur de ces études, la place relativement importante accordée à l’olfaction dans un événement de l’envergure du congrès du CIHA apparaît comme un nouveau jalon dans la reconnaissance de la légitimité et de l’intérêt de ces pratiques et de leur étude, encore récemment considérées par certains comme peu sérieuses ou simplement « à la mode » (comme j’ai pu l’entendre à plusieurs reprises de la bouche de galeristes et d’historiens de l’art).
Cham, Une scène d’osphrétique, 1844. Gravure accompagnant l’article de M. Cap dans L’Illustration du 4 juillet1844. Domaine public.
Etudier et préserver l’invisible
« Si l’idée de la primauté de la vision peut encore se tapir dans nos habitudes, les artistes ont mis en garde contre sa stérilité pendant des décennies ». C’est par ces mots que les historiens de l’art Taisuke Edamura et Henri De Riedmatten ont ouvert, dès le premier jour du congrès, une session intitulée « Art and the Invisible », consacrée à des œuvres impossibles à appréhender par la vue, ou bien donnant à percevoir divers phénomènes qui échappent au regard. S’inscrivant directement dans ces problématiques, ma communication introduisait un corpus de travaux olfactifs conçus par une vingtaine d’artistes entre 1971 et aujourd’hui[20]Catherine Bodmer, Mike Bouchet, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Peter de Cupere, Heribert Friedl, Pierre Huyghe, Dane Mitchell, Laurie Mortreuil, Elodie Pong, Carlos Ramirez-Pantanella, Sean Raspet, … Continue reading, emplissant les lieux d’exposition de simples molécules odorantes et s’inscrivant dans la lignée des expositions « vides » qui ont jalonné la fin du XXe et le début du XXIe siècle. Alors qu’une majeure partie des créations odorantes dans l’art contemporain sont hybrides[21]Voir notamment : Jim Drobnick, « Smell : The Hybrid Art », in Chantal Jaquet (dir.), L’Art olfactif contemporain, actes du colloque international La Création Olfactive, … Continue reading, à la fois plastiques et olfactives, ces quelques œuvres se manifestent quant à elles sans aucun support visible ni tangible dans la galerie immaculée. Ainsi consacrées par cet espace du white cube[22]Le white cube est un modèle d’espace d’exposition qui s’installe en Europe et aux États-Unis au début des années 1930 en même temps que s’établit le paradigme moderniste … Continue readingqui leur permet d’exister dans la singularité de leur médium – mais aussi d’accéder au statut d’Art –, ces œuvres que l’on serait tenté de qualifier de « mono-sensorielles » ne peuvent cependant pas être purement olfactives puisque toutes se manifestent dans un espace qui reste visible et perceptible, un contexte (à la fois architectural, culturel, idéologique, empreint de son histoire et de ses habitus)avec lequel elles conversent nécessairement. Ce sont non seulement ces rapports dialectiques entre le lieu d’exposition et les odeurs employées comme unique médium d’expression par les artistes que je me suis attachée à démêler lors de cette intervention, mais également la manière dont certaines de ces interventions sensibles questionnent la notion de représentation.
Parce que cette forme de création invisible, reposant sur une matérialité volatile, peut sembler a priori impossible à documenter et à préserver, ces problématiques ont été placées au cœur d’une autre session, intitulée « Curating and Preserving Olfactory Art and Heritage » et portée par les historiennes de l’art Érika Wicky et Marjolijn Bol ainsi que par le chimiste Olivier David (également rédacteur pour Nez). L’archivage et la conservation des œuvres olfactives – mais également des parfums et même des odeurs (d’artefacts, de lieux patrimoniaux, etc.) – constituent en effet des défis majeurs. « Comment adapter les outils de l’histoire de l’art (description, illustration, etc.) au nouveau médium de l’olfaction ? » s’interrogent notamment les chercheurs, ouvrant la réflexion à un vaste panel de pratiques non seulement artistiques mais également patrimoniales.
Plusieurs propositions ont été avancées lors de cette session durant laquelle sont notamment intervenus Georgios Alexopoulos et Victoria-Anne Michel, membres du consortium Odeuropa de 2020 à 2023, présentant une communication co-écrite avec Cecila Bembibre et Emma Paolin. La notion de patrimoine olfactif, au cœur de ce projet de recherche européen, appartient au concept plus large de patrimoine sensoriel qui existe depuis une dizaine d’années et repose sur l’hypothèse selon laquelle il existerait dans une culture ou une société donnée des aspects sensoriels – liés à ses paysages, sa culture matérielle, ses pratiques, ses savoir-faire, ses mœurs passés ou présents – qui seraient constitutifs et dignes de faire l’objet d’une conservation ou d’une réactivation particulières[23]En 2018 les savoir-faire liés aux parfums en Pays de Grasse ont été inscrits par l’Unesco sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais les odeurs elles-mêmes … Continue reading. Les chercheurs ont ainsi présenté (et donné à sentir) un certain nombre de cas d’étude, depuis l’adaptation d’une formule destinée à parfumer les gants en cuir au XVIIe siècle jusqu’à la reconstruction de l’odeur de la voiture royale P5B d’Elizabeth II, désormais objet de musée. Victoria-Anne Michel a également insisté sur l’importance des perceptions olfactives en lien avec les lieux patrimoniaux et plus particulièrement les galeries, bibliothèques, archives et musées (réunis sous l’acronyme GLAMs) qu’elle étudie notamment grâce aux témoignages écrits et oraux, historiques et contemporains, de « nose witnesses » – terme dérivé de l’anglais « eyewitness » qui désigne un témoin oculaire, et que l’on pourrait donc traduire par « témoin olfactif »[24]De la même manière, l’étude des œuvres olfactives à distance – que les œuvres soient anciennes ou simplement géographiquement inaccessibles aux chercheurs – pose d’évidentes … Continue reading. À cette intervention s’articulait particulièrement bien celle d’Isabelle Chazot qui est revenue sur l’approche de l’Osmothèque dont elle préside le comité scientifique[25]L’Osmothèque, située à Versailles, est l’unique institution au monde consacrée à la conservation des parfums anciens et contemporains. Avoir convié cette institution à intervenir … Continue reading. Outre le travail de repesée et de préservation de parfums historiques et contemporains effectué depuis plus de trente ans par cette institution unique au monde – dont les caves maintenues dans l’obscurité à une température de 12°C n’ont rien à envier aux réserves de certains musées – de nouvelles missions incombent désormais à l’Osmothèque en tant qu’acteur majeur de la conservation et de la transmission du patrimoine olfactif sous toutes ses formes. Elle accueillera notamment les reconstitutions historiques composant la Heritage Smell Library[26]Voir : https://odeuropa.eu/the-heritage-smell-library/ issues des trois années de collaboration entre Odeuropa et IFF, et envisage de devenir également un acteur de la conservation de l’art olfactif. Un élargissement qui réclame un véritable travail de réflexion pour répondre de manière pertinente et exigeante aux enjeux théoriques, méthodologiques et pratiques de tels projets. Le projet NOMEN[27]Isabelle Reynaud Chazot, Alice Camus, Sophie-Valentine Borloz, Olivier David, Erika Wicky, et al., « PROJET NOMEN La classification des compositions odorantes à visée historique : Repeser, … Continue reading initié par l’Osmothèque se propose par exemple d’établir un cadre théorique et une nomenclature internationale pour classifier correctement les différents types de reconstitutions olfactives historiques en les qualifiant en fonction de la méthodologie utilisée (Repesées, Adaptations, Reconstructions, Interprétations ou Évocations).
Revenant au sujet de la dimension olfactive dans les arts, Sandra Barré a d’abord présenté l’exposition « Mondes Sensibles, une histoire sensorielle de l’œuvre d’art total » dont elle est la commissaire et qui se tient jusqu’au 12 janvier 2025 au Musée international de la parfumerie de Grasse. Les installations de trois artistes français, Tiphaine Calmettes, Florian Mermin et Camille Correas, y côtoient des archives convoquant d’autres œuvres multi-sensorielles de l’histoire du XXe siècle.[28]Alexandre Scriabine, Valentine de Saint-Point, Carolee Schneemann, Lygia Clark, Joseph Beuys, Bill Viola, Jean-Pierre Bertrand… C’est à partir de ces œuvres – dont l’histoire de l’art occidentale, obnubilée par les images, a souvent oublié les autres dimensions sensorielles – que la chercheuse a entrepris un travail de reconstitution, en partenariat avec les parfumeuses du studio Flair.[29]En 2018, l’historienne de l’art Caro Verbeek avait déjà tenté de recréer, ou plutôt d’interpréter, les senteurs de différentes œuvres historiques, notamment, avec l’aide … Continue reading En l’absence presque totale de sources écrites documentant la dimension odorante de ces projets, ce sont là encore les témoignages de personnes ayant fait l’expérience de ces œuvres qui ont permis de composer des interprétations de leur odeur. Dans la salle de conférence, le public a par exemple pu découvrir les effluves aromatiques qui auraient pu être ceux perçus en 1975 par les spectateurs de l’œuvre Il vapore de Bill Viola [décédé le jour de la publication de cet article][30]Cette installation comprend un moniteur vidéo montrant un film en noir et blanc d’une performance dans laquelle l’artiste remplissait une casserole en laissant couler de l’eau par … Continue reading, interprétés par Margaux Le Paih-Guerin, ou ceux, moins plaisants, qui auraient pu émaner de la performance Meat Joy de Carolee Schneemann en 1964, interprétés par Amélie Bourgeois.[31]Dans la performance qui a donné lieu à la vidéo qui en est aujourd’hui la seule trace archivée, huit interprètes largement dénudés, dont l’artiste elle-même, dansaient, puis … Continue reading Ce type de recompositions trouveront-elles bientôt une place dans les archives des musées et des fondations, ou peut-être dans celles de l’Osmothèque ? C’est le souhait exprimé par la chercheuse qui espère ainsi que les senteurs seront désormais considérées comme faisant intégralement partie de ces œuvres, encourageant une écriture plus complète de l’histoire de l’art du siècle dernier. Également invitée à présenter ses recherches, Viveka Kjellmer s’est enfin exprimée sur ce qu’elle nomme « l’ekphrasis olfactive »,[32]Le terme ekphrasis (du grec ancien ἐκφράζειν, « expliquer jusqu’au bout ») désigne une description précise et détaillée. Il est particulièrement utilisé en histoire et en … Continue reading c’est-à-dire les stratégies sensorielles et linguistiques mises en place dans les œuvres et les expositions impliquant l’olfaction afin de porter du sens. À partir de trois études de cas suédois, il s’agissait pour elle d’expliquer non seulement la nature de l’expérience olfactive dans ces contextes artistiques, mais également la manière dont celle-ci peut être véritablement signifiante. Elle est ainsi revenue sur l’exposition « Aquanauts : The Expedition [33]Voir : https://www.aquanauts.se/exhibition» présentée en 2023 au Östergötlands Museum et qui associait à des figures imaginaires des parfums créés par Karolina Stockhaus, ainsi que sur l’installation de l’artiste chinois Zheng Bo à la Göteborgs Konsthall, The Pleasure of Slowness [34]Voir : https://goteborgskonsthall.se/en/exhibition/the-pleasure-of-slowness/(2023), composée d’un tapis vivant de différentes espèces de mousses odorantes traduisant une perspective profondément éco-sensible. Son intervention s’est achevée sur une proposition de visites guidées portées par un storytelling olfactif de l’exposition de la photographe Ingrid Pollard qui s’ouvrira en octobre 2024 au Hasselblad Center.
Embrasser les multi-sensorialités
Viveka Kjellmer, accompagnée par Érika Wicky et Astrid von Rosen, était également à l’origine de la session « Multisensory materiality » qui se tenait le lendemain et proposait d’approcher l’art – même a priori visuel – par le prisme de l’odorat, de l’ouïe, du toucher et du goût : « Nous nous intéressons à la manière dont les approches multi-sensorielles peuvent nous aider à reconsidérer ce qui a été obscurci au cours des années où l’on s’est concentré sur les aspects visuels de l’art. »
La première communication, proposée par Hsuan Hsu, situait les pratiques olfactives au cœur d’importants enjeux politiques : partant du concept de « smellscape[35]J. Douglas Porteous, « Smellscape », Progress in Physical Geography: Earth and Environnement, Vol. 9, n° 3, pp. 356-378. » inventé par le géographe J. Douglas Porteous en 1985, le chercheur américain s’est intéressé à la manière dont les paysages olfactifs et les atmosphères peuvent être des agents de pouvoir et de différenciation (environnementale, sociale, raciale, coloniale…). En explorant la notion de « mémoire distribuée », il s’est concentré sur la manière dont certaines œuvres d’art odorantes peuvent raviver des mémoires collectives endommagées ou occultées par la mémoire dominante, imprégnée notamment de colonialisme et de post-colonialisme. L’ouvrage In sensorium (2022) de Tanaïs [voir Nez #13 – De près ou de loin] est cité par le chercheur comme une référence dans sa manière de s’intéresser au parfum comme un moyen de réfléchir à – et éventuellement guérir de – certaines oppressions mais également de se réapproprier une mémoire dans une perspective décoloniale. Et Hsuan Hsu de revenir sur une récente exposition au Denver Art Museum, « Near East to Far West : Fictions of American & French Colonialism [36]Voir : https://www.denverartmuseum.org/en/exhibitions/near-east-far-west», dans laquelle étaient présentées deux œuvres olfactives – Sarab (qui signifie « mirage » en arabe) et Hawa (qui signifie « air » ou « vent ») – de l’artiste et parfumeuse Dana El Masri. Cette dernière y invitait le public à se confronter ce que l’orientalisme peut signifier en termes olfactifs et pas seulement picturaux, c’est-à-dire la manière dont les occidentaux se représentent en odeurs un « Orient » fantasmé n’ayant aucun lien avec l’expérience vécue des peuples des quelques 200 pays et cultures rassemblés sous cette appellation vague et problématique.
Vue de l’installation de Dana El Masri dans l’exposition « Near East to Far West. Fictions of French and Americain Colonialism », Denver Museum of Art, 5 mars – 29 mai 2023. Courtesy du Denver Art Museum.
Dani Ezor a de son côté présenté une communication examinant la matérialité et la signification des objets de toilettes, notamment destinés aux parfums et produits parfumés, dans les Antilles françaises au XVIIIe siècle et dont la présence dans certaines toiles du XVIIIe siècle participe à qualifier la blanchité (whiteness) des figures féminines par opposition aux femmes noires. Dans le Portrait de la famille Choiseul-Meuse à la Martinique, peint vers 1775 par Marius-Pierre Le Masurier, cette différenciation raciale entre la femme blanche et la nourrice créole par la représentation d’éléments olfactifs est particulièrement évidente, à une époque où la théorie des miasmes a encore cours et où les conceptions racistes se basent notamment sur un discrimination olfactive entre les individus et les communautés en fonction de leur couleur de peau et de leur origine sociale[37]En outre, « au cœur de la sociabilité des élites dans la France des Lumières, la toilette est devenue un lieu essentiel de construction identitaire au XVIIIe siècle » (Dani Ezor, … Continue reading. Certains soutiennent ainsi que les noirs produiraient des odeurs miasmatiques dont il conviendrait, pour les blancs, de se protéger.[38]Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon, Voyage à la Martinique , contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs et les usages de cette … Continue reading Dans les Caraïbes notamment, l’aristocratie blanche fera donc usage du parfum non seulement comme d’un produit qui marque le luxe, le raffinement et la féminité, mais également pour se prémunir des maladies supposément portées par les odeurs des noirs et s’en distinguer… Ainsi la table de toilette de Mme de Choiseul-Meuse, avec son bouquet de roses, ses flacons et ses boîtes en laque – matière inaltérable qui représente une forme de protection de la bonne odeur – incarne bien cette différenciation olfactive. Moins directement consacrées aux odeurs, d’autres communications ont encore évoqué la dimension odorante au sein de formes de création immersives et/ou participatives, à l’instar de la proposition de Michael Barg au sujet de l’expérience multi-sensorielle des jardins italiens du début de l’époque moderne, ou encore de l’intervention de Fabiana Senkpiel concernant les méthodes de documentation applicables aux œuvres performatives composées avec des aliments (et donc souvent fortement odorantes).Ce sont ainsi près d’une dizaine d’interventions d’une grande variété qui ont considéré, de près ou de loin, la question de la matérialité olfactive et de ses enjeux dans les arts et le patrimoine.« J’ai été agréablement surpris, commente Hsan Hsu à l’issue de l’événement, par le nombre et la qualité des conversations sur l’esthétique olfactive. Ensemble, les présentations démontrent une gamme passionnante d’approches de la recherche sur les médias olfactifs, de la curation, de la conservation et des parfums “patrimoniaux” à la multimodalité, l’ekphrasis, la décolonialité et les sciences humaines environnementales. »
À l’heure où les artistes n’hésitent plus à employer parfums et odeurs comme moyens d’expression et matières à création, où les chercheurs proposent de nouvelles lectures olfactives de l’histoire de l’art, où les institutions culturelles et patrimoniales s’emparent plus que jamais des senteurs comme objets de patrimoine, outils de médiation ou leviers d’inclusion, ce 36e congrès du CIHA marque sans nul doute un moment important pour le développement et la reconnaissance de tout un pan de la culture olfactive.
On assiste selon lui, dans les années 1980-1990, à un regain d’intérêt pour la dimension sensorielle dans les sciences humaines, d’abord en anthropologie mais également en histoire, sociologie, philosophie, linguistique, sémiologie, littérature, histoire de l’art, etc. (David Howes, Sensual relations : Engaging the senses in culture and social theory, University of Michigan Press, 2003.)
Jacques Babinet, Etudes et lectures sur les sciences d’observation et leurs applications pratiques, Vol. 5, Paris, Mallet-Bachelier, 1858, pp. 182-186 : publié pour la première fois le 2 septembre 1857 dans Le Journal des Débats.
Lui-même émule du Père Castel qui, peu avant lui, aurait évoqué l’idée d’un « clavecin des odeurs », pendant de son projet, plus connu, de « clavecin pour les yeux » (1725) (Voir : « Synaesthesia Music and the Senses », The Scotsman, 30 novembre 1950, p. 8).
Polycarpe Poncelet, Chimie du goût et de l’odorat, ou Principes pour composer facilement, & à peu de frais, les liqueurs à boire, & les eaux de senteurs, Paris, imprimerie de P. G. Le Mercier, 1755, pp. 238-240.
Pour n’en citer que quelques-uns : l’odophone imaginé par le parfumeur Septimus Piesse au milieu du XIXe siècle, l’ « ododion » imaginé par l’auteur allemand Kurd Lasswitz dans Bis zum Nullpunkt des Seins (1871) et repris par l’écrivain suédois Claës Lundin dans Oxygen och Aromasia (1878), ou encore l’orgue à parfums d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des Mondes (1932), le « profumatóio a tastiera » proposé par Marinetti en 1933 dans « Teatro totale per masse », etc.
Christopher Pearse Cranch, « A Plea for the Sense of Smell », Putnam’s Magazine, 1868, cité dans Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State University Press, 2022, p. 29.
Certainement parmi de nombreux autres facteurs comme la multiplication et la démocratisation des techniques de diffusion, la facilitation de l’accès aux matières premières, la normalisation des pratiques interdisciplinaires, ou encore l’introduction dans certains cursus d’école d’art de cours et d’ateliers dédiés à l’olfactif, à l’instar de l’atelier de recherche et création monté par Julie C. Fortier à l’Ecole européenne supérieure d’art de Bretagne, du Art Sense(s) Lab créé par Peter de Cupere à la PXL-MAD School of Arts à Hasselt en Belgique, des ateliers animés par Maki Ueda à la Royal Art Academy des Pays-Bas, de ceux créés par Ted Neeman pour la School of the Art Institute de Chicago, du Perfume Art Project lancé par Yoko Iwasaki à la Saga Université de Kyoto, ou encore du partenariat institutionnel entre Firmenich et l’école d’art et de design londonienne Central Saint Martins.
Ceci étant lié à un intérêt croissant pour le sujet de l’olfaction de manière plus vaste dans les sciences dures et les sciences humaines depuis les années 1980. Voir notamment : https://mag.bynez.com/art/la-peinture-par-le-bout-du-nez/
Catherine Bodmer, Mike Bouchet, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Peter de Cupere, Heribert Friedl, Pierre Huyghe, Dane Mitchell, Laurie Mortreuil, Elodie Pong, Carlos Ramirez-Pantanella, Sean Raspet, Miriam Songster, Gérard Titus-Carmel, Sissel Tolaas, Trapier-Duporté, Maki Ueda, Clara Ursitti, Luca Vitone, Nadia Wagner, Amy Yao.
Voir notamment : Jim Drobnick, « Smell : The Hybrid Art », in Chantal Jaquet (dir.), L’Art olfactif contemporain, actes du colloque international La Création Olfactive, Paris, La Sorbonne, 23 – 24 mai 2014, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 2015.
Le white cube est un modèle d’espace d’exposition qui s’installe en Europe et aux États-Unis au début des années 1930 en même temps que s’établit le paradigme moderniste de l’art dans lequel la vision est reine. Cet espace géométrique aux murs blancs, au sol uni, à l’éclairage zénithal artificiel devient le modèle dominant dans les galeries et les musées d’art modernes et contemporains.
En 2018 les savoir-faire liés aux parfums en Pays de Grasse ont été inscrits par l’Unesco sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais les odeurs elles-mêmes ne tombent ni sous la définition d’un patrimoine matériel ni sous celle d’un patrimoine immatériel. En 2021, la France a adoptée une loi qui reconnaît du moins l’existence d’un « patrimoine sensoriel des campagnes », c’est-à-dire les sons et odeurs caractéristiques de la vie rurale qu’il serait nécessaire de protéger car ils font partie de « l’identité culturelle des territoires ».
De la même manière, l’étude des œuvres olfactives à distance – que les œuvres soient anciennes ou simplement géographiquement inaccessibles aux chercheurs – pose d’évidentes difficultés méthodologiques puisque la reproduction visuelle en est intrinsèquement lacunaire. La recherche concernant ces œuvres et ces pratiques se fonde donc très largement sur des éléments discursifs issus notamment de différentes ressources para-textuelles (monographies, catalogues d’exposition, articles de presse, cartels, notes d’intention, dossiers de presse…), ainsi que sur des entretiens menés avec les artistes, galeristes ou commissaires d’exposition ainsi qu’avec le public dont les témoignages sont essentiels.
L’Osmothèque, située à Versailles, est l’unique institution au monde consacrée à la conservation des parfums anciens et contemporains. Avoir convié cette institution à intervenir lors de ce congrès est d’ailleurs aussi une consécration : celle d’un progrès dans la reconnaissance de la parfumerie comme une forme d’art.
Isabelle Reynaud Chazot, Alice Camus, Sophie-Valentine Borloz, Olivier David, Erika Wicky, et al., « PROJET NOMEN La classification des compositions odorantes à visée historique : Repeser, reconstituer, reconstruire ou réinventer un “parfum” ancien ? », 2023. <https://hal.science/hal-04157027>
En 2018, l’historienne de l’art Caro Verbeek avait déjà tenté de recréer, ou plutôt d’interpréter, les senteurs de différentes œuvres historiques, notamment, avec l’aide du parfumeur IFF Bernardo Flemming, celles des Métachories (1913) de Valentine de Saint-Point (à sentir dans l’exposition « Mondes sensibles » au MIP de Grasse), de l’exposition Internationale du Surréalisme de 1938 ou de l’exposition First Papers of Surrealism de 1942 (avec l’aide du parfumeur IFF Bernardo Flemming), mais également celle de The Beanery (1965)d’Edward Kienholz (en collaboration avec l’artiste Esther Brakenhoff). Voir : https://futuristscents.com/2018/12/12/the-museum-of-smells-art-historical-scents-at-the-stedelijk-museum-amsterdam/
Cette installation comprend un moniteur vidéo montrant un film en noir et blanc d’une performance dans laquelle l’artiste remplissait une casserole en laissant couler de l’eau par la bouche, ainsi qu’un récipient en métal posé sur un plaque chauffante devant le moniteur et contenant de l’eau et des feuilles d’eucalyptus, chargeant l’air d’une vapeur parfumée.
Dans la performance qui a donné lieu à la vidéo qui en est aujourd’hui la seule trace archivée, huit interprètes largement dénudés, dont l’artiste elle-même, dansaient, puis rampaient et entremêlaient leurs corps tout en « jouant » avec du poisson, de la viande et de la volaille crus.
Le terme ekphrasis (du grec ancien ἐκφράζειν, « expliquer jusqu’au bout ») désigne une description précise et détaillée. Il est particulièrement utilisé en histoire et en critique d’art pour désigner la description des œuvres.
Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon, Voyage à la Martinique , contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs et les usages de cette isle, faites en 1751 & dans les années suivantes, Paris, C.-J.-B. Bauche, 1763.
--
Clara Muller
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Dominique Roques a été sourceur d’ingrédients naturels pendant plus de trente ans. Auteur du livre Le Parfum des forêts (Grasset, 2023) et de Cueilleur d’essences (Grasset, 2021), il retrace dans cet épisode le destin des arbres à parfums.
Du 21 au 24 mars 2024, entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédées des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
C’est entre les effluves de pastéis de nata, de tilleuls en fleurs et de pavés humides que s’est tenue le 6 juin dernier la 5e édition de l’Experimental Scent Summit, organisé cette année à Lisbonne par l’Institute for Art and Olfaction de Los Angeles. Une journée riche en rencontres et échanges autour de la culture olfactive, rassemblant chercheurs, artistes et parfumeurs du monde entier.
Après Berlin, Londres, Amsterdam, une édition 2020 en ligne et quatre années de pause pour cause de pandémie, c’est avec joie que les organisateurs (Saskia Wilson-Brown, Klara Ravat, Julianne Lee et Miguel Matos) ont à nouveau réuni une communauté de professionnels et de passionnés pour évoquer, le temps d’une journée, des sujets aussi divers que la trans-modalité dans l’art, l’usage des senteurs dans les cultures de Mésoamérique, ou encore la composition de parfum sous forme de cadavres exquis olfactifs !
L’art olfactif à l’honneur
Sous les ors néo-baroques de la Casa do Alentejo, au cœur de la capitale portugaise, l’artiste américaine Megan Linderman a ouvert la journée avec la présentation de son projet Love, Trust, and Chlorine (2024)pour lequel elle s’intéresse à l’odeur de l’oxytocine (ou ocytocine). L’occasion pour le public, composé d’une soixantaine de personnes venues d’une quinzaine de pays différents, de découvrir deux échantillons surprenants : l’un reproduisant le parfum « clinique et pourtant très humain » de l’oxytocine, l’autre sorti tout droit de l’imaginaire de l’artiste inspirée par ce neuropeptide surnommé « hormone du bonheur »en raison de son implication dans l’empathie, la confiance ou encore l’attachement chez l’être humain. Alliant deux substances invisibles traversant nos corps et agissant sur lui en même temps que sur notre psyché, ce projet, qui cherche encore sa forme finale, constitue la première incursion de l’artiste dans la création olfactive.
Également ancrée dans la biologie, l’expérience olfactiveproposée par le parfumeur Maxwell Williams et l’artiste Sean Raspet, eux aussi originaires des États-Unis, s’est avérée plus déroutante encore : basé sur des études concernant les variations interindividuelles dans la perception de certaines molécules odorantes, en raison d’une diversité d’expression des gènes codant les récepteurs olfactifs impliqués dans leur réception, leur parfum Missense (2024)ne se compose que de molécules connues pour être perçues de manière très différentes d’une personne à une autre. Prenant le contrepied de la volonté de plaire au plus grand nombre et d’uniformiser la réception, Missense maximise la différence de perception et échappe à tout consensus. Incités par les artistes à verbaliser leur perception de la création, les participants ont d’ailleurs mobilisé un vocabulaire résolument éclectique pour tenter de caractériser ce qui semblait être, pour beaucoup, du « jamais senti » !
Outre ces formes de créations purement olfactives, plusieurs autres projets, à l’intersection des arts visuels, sonores, performatifs, numériques et olfactifs ont également été mis à l’honneur. L’artiste, compositrice et parfumeuse Jo Burzynska, venue spécialement de Nouvelle-Zélande, a ainsi mis en avant sa pratique multisensorielle fondée sur l’expérience de la transmodalité. Cette dernière – souvent confondue avec la synesthésie – consiste en l’association, généralement partagée par un grand nombre d’individus, entre deux types de stimuli. « Si l’odeur du citron était une hauteur de son, serait-elle aigüe ou grave ? », interroge l’artiste pour illustrer son propos. La réponse de la salle est unanime : le parfum du citron est aigu. Écouter des notes hautes tout en humant une composition parfumée pourrait donc a priori augmenter la perception des notes hespéridées au sein de celle-ci. Ce sont ces considérations qui ont présidé à la création de plusieurs projets de l’artiste, comme The Frequency Range (2023), trois parfums inspirés par diverses hauteurs de notes, ou encore Scents take up the ringing (2024) associant le son, l’odeur et la couleur, dans une réflexion autour de la notion culturelle d’harmonie.
Le français Ugo Charron, musicien et parfumeur chez Mane, a pour sa part présenté un autre genre de proposition à la croisée des sens de l’ouïe, de la vue et de l’odorat. Les concerts immersifs organisés par Cosmic Gardens, le duo de musique électronique qu’il acofondé il y a quelques années avec le français Clément Mercet, permettent en effet de déplacer les expériences olfacto-sonores depuis les galeries et les musées vers les salles de spectacle. Ces sets live, organisés en plusieurs chapitres portés par la musique mais également des compositions olfactives et visuelles, invitent à un voyage multisensoriel, depuis les tréfonds de l’océan jusqu’aux mystères de l’espace cosmique.
Le belge Peter de Cupere, dont l’inventivité et la productivité dans le champ de la création olfactive depuis presque trente ans demeurent quasi inégalées, présentait quant à lui plusieurs œuvres inspirées par l’univers musical mais dénuées de son, à l’instar de son Olfactiano (1997-2004) ou de son récent Odomonica (2023-2024), sorte d’harmonica muet laissant échapper, au lieu de notes de musique, diverses notes odorantes activées par le souffle du joueur. Mais ce sont ses récentes œuvres olfactives en réalité augmentée que les participants ont pu expérimenter lors du Summit. Son QR Nose Smeller imprimé en 3D et destiné à se fixer directement sous les narines permet de sentir un parfum en même temps qu’un QR code, scanné à l’aide d’un smartphone ou d’une tablette, fait apparaître une sculpture virtuelle qui semble prendre place dans l’environnement direct du spectateur de manière d’autant plus réaliste que l’odeur, perçue simultanément, paraît presque en émaner directement…
À l’aune de sa propre pratique, l’artiste M Dougherty a de son côté exploré les possibilités de créer des illusions olfactives n’ayant rien à voir avec la fantosmie, qui n’est pas une illusion mais une hallucination se traduisant par la perception d’une sensation olfactive en l’absence de molécules odorantes. L’illusion, elle, survient lorsque les stimuli et la perception ne correspondent pas : perception similaire de deux stimuli différents ou perception différente de stimuli similaires, par exemple. Ce qui intéresse M Dougherty dans ce cadre est de déterminer par quels moyens l’artiste peut être en mesure de contrôler la perception olfactive de celles et ceux qui font l’expérience de son œuvre : inadéquation orchestrée entre l’odorat et la vue, manipulation des attentes, suggestion linguistique ou encore effets de masquage sont autant de techniques qui peuvent être employées pour troubler, orienter ou donner du sens aux expériences olfactives dans un contexte artistique.
Marquant la fin de la matinée, un parfum mêlé d’orange, de citron et de pamplemousse a finalement envahit la salle tandis que le public s’attachait à éplucher les agrumes distribués par l’artiste et musicienne américaine Hannah Marie Marcus. L’objectif ? Tenter de distinguer, dans l’un d’entre eux, une fragrance injectée dans le péricarpe par l’artiste qui présentait de cette manière son projet Citromancy (2023-2024). Ce rituel de divination – à prendre avec légèreté – est en effet réalisé par l’artiste à partir d’agrumes frais, reparfumés de l’intérieur par des matières premières dont chacune est associée à un message divinatoire particulier, restitué sous forme de poème. Votre kumquat cache une odeur de ciste-labdanum ? Le message est clair : « Soyez comme la chèvre / Traversez librement ce pont / Entre les vivants et les morts / Et grignotez des arbustes / De chaque côté, je peignerai votre barbe / Pour trouver de la résine. »
Diversité des pratiques olfactives
Mais les artistes n’étaient pas les seuls à présenter leurs travaux lors de cette journée dense en communications. Des praticiens d’autres disciplines – parfumerie, aromathérapie, ingénierie et même prestidigitation – ont également pu monter sur scène afin de partager leurs propres approches du monde invisible des odeurs.Elena Roadhouse, aromathérapeuthe et parfumeuse, s’inspire par exemple de l’image du kintsugi – cet art japonais de la réparation des céramiques brisées au moyen d’une laque saupoudrée d’or – pour évoquer son accompagnement olfactif et psychologique des femmes en période de ménopause et périménopause. Après avoir invité le public à un exercice de relaxation par le souffle accompagnée par une fréquence sonore relaxante agissant sur le système nerveux parasympathique et d’un parfum aromatique, boisé et terpénique, Elena Roadhouse s’est attachée à expliquer la manière dont elle allie, en consultation, la méthode jungienne de l’imagination active à des parfums naturels composés spécifiquement pour chaque patientes.
Plus ancré dans la technique, Simon Niedenthal, professeur de design d’interaction, s’est attardé sur l’irruption du corps et des sens non-visuels dans la discipline qu’il enseigne à l’Université de Malmö en Suède. En revenant sur plusieurs projets développés avec ses étudiants, il s’est attaché à démontrer que (presque) tout le monde est en mesure de créer des prototypes de diffuseurs olfactifs. L’utilisation de composants électroniques simples, de micro-contrôleurs, de prototypage papier, de l’impression 3D et de la découpe laser, mais aussi le hackage de dispositifs existants, constituent en effet des ressources relativement accessibles permettant d’imaginer des dispositifs olfactifs adaptés à divers usages (muséologie, éducation, communication, divertissement…) grâce à différents modes de diffusion et types d’interaction.
Ce sont aussi des dispositifs de cette sorte, spécifiquement muséologiques, qu’a brièvement présenté Sofia Ehrich, historienne de l’art et commissaire d’exposition américaine associée au projet Odeuropa et co-autrice du très utile Olfactory Storytelling Toolkit, un guide pratique à destination des institutions culturelles intéressées par la dimension olfactive. Comme en écho à cette intervention, la parfumeuse et autricebritanniqueSarah McCartney a pour sa part résumé le projet mené récemment avec un groupe d’étudiants à la Courtauld Gallery de Londres : imaginer les odeurs qui auraient pu émaner du chef-d’œuvre de la collection, Un Bar aux Folies-Bergère d’Édouard Manet. Divers éléments visuels du tableau (les boissons, les mandarines confites, la foule…) mais également des savoirs historiques au sujet des parfums des années 1880, ont permis de créer six parfums qui pouvaient notamment être découverts sur mouillettes lors de visites guidées.
Des pratiques a priori plus éloignées encore de la parfumerie ont également été représentées lors de cette journée. Prestidigitateur devenu parfumeur, Michael Paul s’est intéressé aux liens entre ces deux pratiques qui reposent, l’une comme l’autre, sur l’illusion et la « magie », qui dépendraient, selon lui, uniquement de la perception du public. Il s’agit donc de jouer avec les attentes et l’attention, et de soigner la narration, afin de créer une véritable expérience sortant de l’ordinaire. L’artiste Klara Ravat, fondatrice du Smell Lab à Berlin, et le parfumeur Miguel Matos, sont quant à eux revenus sur certaines de leurs expérimentations de composition olfactive, ludiques et joyeusement « irrationelles », pour reprendre leur propre expression. Ainsi les deux acolytes ont-ils par exemple imaginé des sessions de création collective en s’inspirant du jeu du cadavre exquis, dans lequel chaque participant, professionnel ou amateur, ajoute un ingrédient à la formule. D’autres séances invitaient le hasard dans le processus, en proposant de composer un parfum grâce à un tirage de tarot dont chaque carte était associée à une matière première. De quoi désacraliser la parfumerie et rendre l’expérience olfactive amusante et accessible !
Des chercheurs au nez fin
L’Experimental Scent Summit a ceci d’exceptionnel qu’il autorise une grande diversité de voix, et à celles des artistes, des parfumeurs et des expérimentateurs de tous bords, s’ajoutaient celles de chercheurs dont les travaux viennent enrichir ce champ relativement récent des Sensory studies. Alessandra Mondin a notamment dévoilé une recherche passionnante et inédite au sujet de la représentation olfactive des personnages queer dans le cinéma anglo-américain. En examinant des films et séries dramatiques des XXe et XXIe siècles – Le Faucon Maltais (1941), Adieu, ma belle (1944), Carol (2015), Killing Eve (2018-2022)… – iel s’est intéressé·e à la manière dont les personnages queer, qu’ils soient explicitement ou implicitement désignés comme tels, sont souvent associés à l’écran à une diversité de références et de moments parfumés, tandis que la masculinité hétérosexuelle n’est généralement associée olfactivement qu’à la fumée des cigares et cigarettes…
Plus que le cinéma, c’est l’art et la mode qui intéressent l’historienne Lily McGonigal, également invitée à partager ses travaux lors de cette journée. La chercheuse s’est ainsi attachée à expliquer son choix d’associer des parfums, pour la plupart issus de marques de niche, à diverses œuvres surréalistes afin d’évoquer, auprès de ses étudiants, l’obsession protéiforme de ce mouvement pour l’érotisme et le corps féminin. Convaincue des effets positifs de cette expérience pédagogique olfactive, Lily McGonigal y voit une manière d’engager plus fortement l’attention des élèves mais en défend également la pertinence au regard à la fois de sa discipline – « L’histoire de la mode est l’histoire des traces que nos corps laissent derrière eux » – et de la sensibilité multisensorielle de nombre d’artistes du mouvement surréaliste.
Membre de l’Institut de chimie organique et de biochimie de l’Académie tchèque des sciences, Laura Prieto a de son côté résumé les défis liés à la tentative de recréer des parfums antiques, démarche de plus en plus courante, à la fois du côté de l’archéologie expérimentale et de celui des institutions culturelles. La difficulté d’employer certains ingrédients, disparus ou désormais presque introuvables sous leur forme originale, les changements environnementaux qui ont parfois modifié la disponibilité ou le profil olfactif de certaines matières naturelles, ou encore la mécompréhension des techniques anciennes qui ne sont pas toujours reproductibles avec des équipements modernes, sont quelques unes des raisons invoquées par la chercheuse pour affirmer l’impossibilité de prétendre reproduire à l’identique les parfums du passé.
Également membre de Alchemies of Scent, groupe de recherche pluridisciplinaire basé à Prague s’intéressant à la parfumerie gréco-égyptienne antique, Sean Coughlin, philosophe et historien, s’est de son côté éloigné de ses spécialités pour livrer une réflexion sur l’une des figures les plus célèbres – et controversée – de la parfumerie moderne : François Coty. Après avoir rappelé le côté le plus sombre de l’héritage de Coty, notamment ses affiliations fascistes et son soutien à des organisations nationalistes et anti-communistes, le chercheur s’est intéressé aux origines mystérieuses du nom de l’un de ses plus célèbres parfums, L’Origan (1905), retraçant ses origines jusqu’au mythe de grec d’Amaracus, parfumeur de la cour de Chypre et transformé par Aphrodite en plant de marjolaine (Origanum majorana). Se pencher sur cette histoire, ancienne et moderne, résume-t-il, est également intéressant « à cause de ces histoires, réelles et légendaires, qui continuent d’informer notre manière de considérer le parfum et la parfumerie. »
C’est d’ailleurs aussi un regard trans-historique, portant cette fois sur l’usage des parfums en Mésoamérique, qu’a proposé le parfumeur Matthew Sànchez au public du Summit. Évoquant la diversité des pratiques olfactives (sociales, spirituelles, médicinales, hygiéniques….) des peuples pré-colombiens, il s’est attardé sur certaines matières odorantes – de la résine de copal au cacao en passant par la figue de barbarie, l’eucalyptus et certaines variétés de lys ou de faux-jasmin – avant de faire le lien avec les pratiques olfactives, toujours très diversifiées, des populations de l’actuel Mexique. Une longue histoire qui étend son influence sur la parfumerie contemporaine, puisque certains créateurs, à l’instar de Matthew Sanchèz lui-même, puisent encore dans celle-ci pour composer leurs propres fragrances.
Explorant à son tour une part de son héritage culturel, l’artiste Maki Ueda, qui se consacre depuis peu à des travaux de recherche plus universitaires, a proposé une étude de cas de « méta-communication olfactive » en se basant sur un classique de la littérature japonaise : Le Dit du Genji (XIe siècle), attribué à Murasaki Shikibu. « Que peut-on, nous humains, communiquer à travers les odeurs ? » s’interroge Maki Ueda. En associant différentes compositions d’encens basées sur des recettes traditionnelles associées à certains moments et personnages clés du Dit du Genji, elle a notamment illustré la manière dont le parfum peut ajouter une strate de lecture nouvelle au récit, et à toute forme de communication, à la condition explicite d’une forme d’ « alphabétisation olfactive » commune permettant une « lecture » et une interprétation partagée.
Enfin, revenant à notre culture occidentale moderne, j’ai moi-même présenté mon dernier projet de recherche, à la croisée des sciences de la vie et de la philosophie environnementale. J’ai ainsi souligné l’importance de raviver notre capacité à percevoir et à interpréter les odeurs du monde vivant de manière désanthropocentrée, en incitant à porter attention aux senteurs émises par les végétaux, les champignons, les animaux ou encore les bactéries, tout en se rappelant qu’elles sont toujours le signe que quelque chose se passe ou s’échange au sein du tissu du vivant. Faire un usage conscient, délibéré et informé de notre odorat à l’endroit du vivant permettrait, il me semble, de faire l’expérience consciente de l’air en tant qu’habitat partagé et d’initier une reconnexion essentielle avec le reste de la communauté biotique.
Les 10 ans des Art and Olfaction Awards
Le lendemain de cette dense journée consacrée à la culture olfactive au sens large s’est tenue la soirée de remise des prix des Art & Olfaction Awards, marquant le retour d’un événement important pour la parfumerie indépendante, qui fêtait cette année ses 10 ans. Dans la catégorie « Indépendants », ont été récompensés Amnesia Rose de Luca Maffei pour Aedes de Venustas et IV de Kévin Mathys pour Kajal tandis que, dans la catégorie « Artisan », se sont distingués Grove in the Heart de Na-Moya et Debbie Lin pour Samar et Cocktail Molotov de Sy Truong pour Sylhouette. Également récompensés : Arabian Jasmine de Amer Al Radhi pour Amer Perfumes qui reçoit le « Aftel Award for Handmade Perfume » et Queer de Russie de Ksenia Golovanova et Valery Mikhalitsyn pour Nose Republic qui remporte le « Newcomer Award ».
Les artistes Jas Brooks et Pedro Lopes ont quant à eux reçu le prix Sadakichi – destiné aux pratiques créatives olfactives – pour leur projet Smell and Paste. Cette boîte à outils de prototypage basse fidélité permet aux concepteurs d’interfaces homme-machine (notamment en réalité virtuelle) de tester simplement l’efficacité de l’interaction olfactive envisagée grâce à des autocollants en scratch and sniff à coller dans l’ordre voulu sur un ruban de papier qui se déroule dans une cassette imprimée en 3D ou en carton, libérant les senteurs de manière séquencée. « Nous postulons que les concepteurs ont besoin à la fois de matériel hi-fi pour le développement final et de techniques de prototypage basse fidélité pour rendre la conception d’expériences olfactives rapide, peu coûteuse et accessible », expliquent les deux concepteurs du projet. Les jurys ont en outre honoré le projet Odeuropa dans son ensemble pour sa contribution à la culture olfactive, mais également la parfumeuse britannique Pia Long, qui a reçu le prix Septimus Piesse pour avoir su, ces dernières années, encourager les discussions entre les parfumeurs du monde entier et l’Ifra dans le but de défendre la liberté de création des parfumeurs. Un programme et un palmarès qui reflètent bien les missions de l’Institute for Art and Olfaction depuis sa création : « favoriser l’expérimentation et l’accessibilité dans le domaine de la parfumerie, de l’art olfactif et de toutes autres formes d’expressions olfactives. »
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
C’est un parfumeur très discret. Il a pourtant créé pour Guerlain, Christian Dior, Hugo Boss ou encore Le Labo, avec le fameux Santal 33, immense succès de la parfumerie de niche. « Le parfum que l’on sent partout », dixit le New York Times, en 2015. Né en Allemagne, Frank Voelkl a étudié à Paris, et depuis 25 ans, ce globe-trotter formule à New York, pour des marchés aussi variés que l’Europe, l’Amérique du Sud ou encore la Chine. Nous l’avons rencontré au siège parisien de la maison de composition DSM-Firmenich.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Encens, bakhours, attars… le parfum est profondément enraciné dans la culture omanaise, et d’abord sous sa forme originelle de per fumum, à travers la fumée. Cet amour des fragrances, largement partagé dans tout le Moyen-Orient, est lié à la représentation de soi et de l’autre, à ses propres valeurs et aux rites sociaux qui s’incarnent chaque jour ou pour les grandes occasions.
C’est sur ces terres que sont récoltées, transformées et sublimées depuis des siècles les résines aromatiques, les sécrétions magnifiques et les plantes odorantes desquelles la parfumerie puise ses ingrédients les plus précieux : la myrrhe et l’encens proviennent des rivages de la mer Rouge, l’ambre gris flotte au large de la péninsule arabique, la rose damascena pousse dans les montagnes de l’Hajar, à 2 000 mètres d’altitude. Et la chaleureuse cuisine de la région se délecte d’aromates comme la coriandre, la sauge ou la menthe, mais aussi la cannelle et le clou de girofle.
Et c’est également dans le monde arabique qu’est né l’alambic, au ve siècle, et que le procédé de distillation s’est perfectionné quelques siècles plus tard, sous l’influence des alchimistes qui développent des techniques pour extraire les huiles essentielles des plantes et les utiliser dans des parfums. Des méthodes qui ont amélioré l’art de la composition des fragrances et qui, une fois transmises aux Européens via l’Espagne et l’Italie, ont largement contribué à l’essor de la parfumerie moderne.
Savoir-faire ancestral et terroir de choix pour les plantes aromatiques : toutes les conditions sont réunies pour faire du parfum un élément capital du mode de vie oriental, profondément ancré dans la culture omanaise. D’autant que le sultanat jouit d’une position géographique privilégiée. Grâce au développement des techniques de navigation et des routes commerciales, la région voit transiter des produits venus d’ailleurs qui s’invitent dans la liste des ingrédients disponibles pour la parfumerie, tels que le musc de Chine, le safran d’Iran ou le santal d’Inde.
Depuis des siècles, les parfums sont utilisés dans la région pour des raisons culturelles et religieuses. Ils font partie intégrante du patrimoine. Leur usage est promu par la culture islamique au point que les parfums et l’encens occupent une place de choix dans les souks, au cœur de la cité, jamais bien loin des lieux de culte.
Les fragrances sont diffusées lors des prières, des rituels et des célébrations afin de créer une atmosphère sacrée et de favoriser la connexion au divin.
À Oman et dans les émirats voisins, le parfum est souvent offert en cadeau pour des occasions spéciales et est devenu un signe d’amitié et de respect entre les cultures. Mais il relève également d’un usage quotidien, utilisé à toute heure de la journée pour différentes pratiques, qu’elles soient sociales ou intimes.
Jamais ailleurs qu’ici le parfum n’a été aussi proche de ses origines de per fumum, à travers la fumée. La pratique de la fumigation dans la maison répond à de nombreux objectifs : se relaxer, purifier l’atmosphère, la rendre agréable, éloigner les mauvais esprits… Tous les foyers disposent ainsi d’un mabkhara, un brûleur traditionnel où se consument sur du charbon ardent quelques gouttes d’huile aromatique ou quelque morceau de bois odorant. On parle d’« encens » lorsque l’on brûle n’importe quelle matière odorante, et pas seulement le frankincense de la région.
Chaque matin, opération bakhour : cet élément clé de la culture orientale désigne le processus quotidien de fumigation qui consiste à imprégner de parfum les vêtements et tissus d’ameublement de sa maison. Un bain de fumée qui s’étend au corps tout entier pour les grandes occasions : les futures mariées, par exemple, imprègnent littéralement par fumigation leurs vêtements, mais aussi leur peau et leurs cheveux, la veille de leurs noces.
Chez soi, le parfum est également un signe d’hospitalité. Recevoir ses hôtes avec du parfum fait partie du rite d’accueil essentiel à la culture arabe, quelle que soit sa condition sociale. Une atmosphère agréablement parfumée créerait un sentiment d’intimité, de confiance, d’appartenance. Lorsque les invités arrivent, les hôtes leur tendent un aspersoir d’eau florale comme l’eau de rose pour nettoyer leurs mains dans un geste élégant. À la fin du repas, à la place du café et pour indiquer à ses invités qu’il est temps de se retirer, un plateau de parfums est apporté, puis passé d’un hôte à l’autre autour de la table, des fragrances avec lesquelles ils sont incités à se parfumer.
Bois, épices, fleurs, résines, aromates… Parmi les matières premières emblématiques de la région, on trouve des notes boisées et le bois de santal, l’oliban, la myrrhe, l’opoponax et le ciste labdanum, le safran et la cannelle, la rose et le jasmin, le nard et la fleur d’oranger. Dans la liste de ces essences opulentes, l’oud tient une place privilégiée. Rare, cher et très prisé pour se distinguer, il se brûle sous forme de copeaux, tandis que son huile fauve et cuirée entre dans la composition des mukhallats, ces accords traditionnels puissants qui intègrent les formules des parfums moyen-orientaux.
Les senteurs sont également considérées comme un élément essentiel de l’esthétique personnelle et sont souvent associées à la beauté et au bien-être spirituel. Sentir bon va au-delà de l’hygiène, c’est aussi un moyen de ne pas offenser les autres. Si la cérémonie du bain et le nettoyage au savon noir et à l’eucalyptus au hammam constituent un rituel profondément ancré dans la culture moyen-orientale, à la sortie, hommes et femmes s’enduisent le corps et les cheveux d’huile parfumée. Purifier avant de se parer. Jamais avec de l’alcool, bien sûr, mais on utilise de l’huile comme support de composition. Les fleurs, les épices ou les herbes choisies sont distillées puis ajoutées à une essence de bois de santal. La composition de ces parfums huileux, appelés attars, peut être personnalisée en y joignant les ingrédients de son choix : rose, ambre, musc, oliban… Le parfum devient également un moyen d’exprimer sa culture et son identité, qui concerne aussi bien les hommes que les femmes. Au Moyen-Orient, on n’hésite pas à mélanger les parfums entre eux. Ce processus de layering consiste à superposer différentes fragrances, ce qui accentue encore la personnalisation du parfum : outre le gel douche, on utilise des crèmes et des huiles pour parfumer le corps et les cheveux. On peut ainsi obtenir de nouvelles notes et varier l’intensité de ces accords singuliers. Brûler, respirer, s’imprégner, s’enduire : le peuple arabe ne craint pas le corps à corps avec des odeurs sensuelles et mystérieuses, ambrées et musquées.
AU SOMMAIRE DE NOTRE GRAND DOSSIER « WADI DAWKAH »
Journaliste au Monde, Béatrice Boisserie a lancé les ateliers de YOS (yoga olfacto-sonore) pour se mettre à l'écoute de l'effluve, du souffle et de la voyelle. En 2012, elle a créé le blog Paroles d'odeurs pour reccueillir les souvenirs olfactifs de personnalités ou d'inconnus. Après des études de philosophie et d'ethnologie, elle se forme au parfum chez Cinquième sens et au yoga du son à l'Institut des arts de la voix. Elle est l'auteur de 100 questions sur le parfum (La Boétie, 2014).
A journalist at Le Monde, Béatrice Boisserie is a member of the Nez Collective. She has notably published 100 questions about perfume (ed. La Boétie, 2014).
Cette boisson millénaire connaît depuis quelque temps un regain d’intérêt dans le monde du parfum. Son influence sur la création olfactive ne date cependant pas d’hier. Explications avec Jeremy Tamen, ethnobotaniste, et Jean-Christophe Hérault, VP parfumeur chez IFF.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
//
Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Le mardi 4 juin 2024, la librairie Le Merle Moqueur, à Paris, accueillait le lancement du dix-septième numéro de la revue Nez. En écho à la thématique du dossier Argent & Parfum, une table ronde a réuni ce soir-là trois experts : Camille Goutal, parfumeuse et cocréatrice de la marque Voyages imaginaires avec Isabelle Doyen, David Frossard, fondateur de la société Différentes Latitudes, du label Liquides imaginaires et de la marque Obvious, et Nicolas Olczyk, expert et consultant auprès de sociétés de parfum.
Une table ronde animée par Guillaume Tesson.
--
Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Femme pionnière et iconoclaste, Monique Rémy a fondé LMR en 1983, guidée par son amour du vivant. Par son audace, son exigence et son intégrité, elle a su fédérer autour d’elle des alliés de choix, en premier lieu les parfumeurs, en leur proposant des extraits naturels à la qualité jamais compromise. Dans le giron d’IFF depuis 2000, LMR est toujours resté fidèle à ses valeurs d’origine : transparence, respect et innovation. À l’occasion des 40 ans de la société, parfumeurs de tous horizons, ingénieurs, producteurs, dirigeants et partenaires qui ont croisé la route de sa fondatrice lui rendent hommage, révélant le caractère unique de son histoire, dans l’ouvrage L’Art du naturel, publié dans la collection « Nez+LMR cahiers des naturels ». Nous vous proposons d’en découvrir l’introduction.
LMR, un acronyme comme les ingrédients d’une très belle et forte histoire : « L » pour laboratoire, le lieu de la science expérimentale, là où se jouent les découvertes, les améliorations, les innovations ; « M » et « R », pour Monique Rémy, une femme pionnière et iconoclaste. Une femme remarquable par son amour d’une valeur, l’honnêteté, mère de la transparence. C’est de cette droiture qu’est né LMR Naturals. Une société à la solide réputation, dont les produits à la pureté inégalée lui ont valu le surnom de « Rolls Royce » du marché.
Dans l’histoire de LMR, il y a d’abord un récit-cadre, celui de l’aventure d’une femme dans le monde très masculin de la parfumerie à Grasse dans les années 1980 à 2000, puis de l’intégration de sa structure dans une société de composition internationale, IFF, à la demande des parfumeurs qui voulaient pour leurs créations les plus belles matières. C’est grâce à la relation très complice entre Monique Rémy et Nicolas Mirzayantz, qui deviendra par la suite P.-D.G. de toute la division parfum d’IFF, que l’affaire se conclut. Certaines mauvaises langues s’interrogent alors sur le devenir de LMR. La suite de l’histoire les fera taire. Chez IFF, LMR est accueilli comme un fleuron, et les deux structures se nourrissent l’une l’autre. Dès lors, le décor est celui des coulisses de la création, d’avant la narration publicitaire du parfum, depuis le terroir jusqu’au concentré parfumé.
Si aujourd’hui l’importance de l’ingrédient naturel dans la parfumerie n’est plus à prouver – mais reste à protéger –, il y a quarante ans, au moment de la fondation de LMR, nombreux étaient les industriels qui lui avaient tourné le dos. Il convient donc de prendre le temps d’explorer les motivations qui ont présidé à la destinée de Monique Rémy et de retracer l’évolution de LMR à travers le temps.
Monique Rémy représente indéniablement une figure emblématique dans le monde de la parfumerie et des arômes, grâce à son engagement inébranlable et infatigable en faveur de l’excellence et de l’innovation tout au long de sa carrière, et en particulier au sein des laboratoires qu’elle a fondés en 1983. Animée par l’amour des matières naturelles et le respect de la création parfumée, elle a assuré l’approvisionnement en ingrédients les plus purs de ses clients, à commencer par les parfumeurs, en maîtrisant la chaîne de valeurs. Une expertise qui débute à la source, en créant des liens de confiance avec les cultivateurs récoltants et les producteurs à travers le monde, par leur écoute, par le développement de techniques agricoles sur mesure et le soutien des communautés locales. Ces initiatives reflètent une philosophie profonde qui reconnaît certes la souveraineté de la nature et la nécessité de la préserver pour les générations futures, mais avant toute chose l’importance de la vérité dans la parole donnée. Quiconque a rencontré Monique Rémy se souvient de son franc-parler, de son intransigeance pour l’exactitude. Une attitude qui n’a jamais toléré les petits arrangements avec la qualité. Une question d’honneur.
Fidèle aux convictions humaines de sa fondatrice, LMR s’est distingué dans le paysage des ingrédients naturels en assurant aux parfumeurs un accès à des produits de haute qualité, et en répondant à leurs besoins de façonnage par l’introduction de procédés inédits et durables pour l’extraction et la purification de matières premières, à l’instar de la Rose Essential, de la Lavande Enfleurage 2.0 ou encore du Vétiver Ultimate. En adoptant une approche holistique de la production, qui intègre des pratiques agricoles vertueuses, une extraction respectueuse de l’environnement et une transparence totale de la chaîne d’approvisionnement, LMR a établi de nouvelles normes dans l’industrie. Ses naturels de haute qualité ont non seulement élevé le standard des fragrances, mais ont également ouvert de nouvelles voies pour l’innovation dans les arômes alimentaires et les cosmétiques.
C’est en cela que l’expression « Art du naturel » prend son sens. Sur ce matériau vivant opère un savoir-faire guidé par une vision. Un ingrédient n’est pas une fin en soi, il doit intégrer une composition où il interagit avec d’autres, au service d’une émotion, d’une intention, d’une idée. Il ne pourrait y avoir ici de place pour l’à-peu-près, le contingent, le médiocre. Défendant l’art de la parfumerie en général, IFF à travers LMR Naturals œuvre pour l’excellence de ce métier et l’approvisionnement des artistes de la composition en matériaux les plus durables, littéralement. LMR, depuis ses débuts, a reconnu que l’ingrédient naturel de parfumerie prenait part à une aventure culturelle d’envergure, en aval de la chaîne de valeurs, parce qu’il participe à une création artistique, en amont, parce qu’il est un patrimoine régional, un objet de science et une source d’inspiration.
Spécialiste des mots et des histoires du parfum, Delphine de Swardt est docteur en communication et une contributrice régulière de la revue Nez. Elle a notamment dirigé l'ouvrage "We love fragrances" publié aux éditions Nez, en partenariat avec l'IFRA.
Photo : Eléonore de Bonneval
La cueillette d’ylang ylang des Comores dénoncée dans un article de Médiapart en 2023, le travail d’enfants lors de la récolte du jasmin d’Égypte mis en avant dans un documentaire de la BBC[1]« Child labour behind global brands’ best-selling perfumes » sur la chaîne Youtube de la BBC, ainsi que l’article de Ahmed ElShamy et Natasha Cox sur le site du média en mai… Plusieurs scandales touchant l’industrie du parfum ont été mis à jour ces derniers temps, alors même que l’on voit fleurir les discours sur l’éthique dans la communication des marques.
Et si l’un des nerfs de la guerre tenait dans la juste rémunération des premiers maillons de la chaîne ? Ce qui semble être une évidence est pourtant encore loin d’être la règle. Nous proposons une analyse de ce sujet brûlant, tout juste publiée dans le dernier numéro de la revue Nez, qui explore les différents liens entre argent et parfum.
Derrière les beaux discours sur les matières premières vantées dans les publicités, il est des histoires que l’on préférerait oublier. Celle des racines colonialistes de l’industrie du parfum en fait partie. Cette histoire est pourtant essentielle pour comprendre le fonctionnement actuel de l’industrie, et se doit d’être rappelée par décence envers les peuples colonisés. Sans eux, la parfumerie telle qu’on la connaît n’existerait pas. Car ce n’est pas seulement la chimie qui a permis de passer d’une création onéreuse et réservée à quelques privilégiés à une industrie de masse. Le mouvement est global, comme en fait état Sylvie Laurent dans Capital et race, Histoire d’une hydre moderne (Seuil, 2024) : « Sans cette “nature bon marché” constitutive du capitalisme, sans l’esclavage et l’exploitation des terres américaines (à laquelle s’ajoute le travail non rémunéré des femmes en métropole), l’Europe n’aurait pu entrer dans l’âge de la croissance et de la technique. » Pour produire la quantité de naturels que nous connaissons aujourd’hui, il a fallu avoir recours à une main-d’œuvre exploitée, mais aussi à des terres fertiles et dominées par l’Occident, comme celles de Madagascar, des Antilles-Guyane ou encore de la Réunion. Certaines plantes cultivées sont endémiques, d’autres sont introduites à la suite d’expérimentations. Dans le manuel Les Plantes coloniales utiles que l’on peut cultiver en France, publié en 1943, le botaniste Auguste Chevalier conçoit ainsi l’exploitation colonialiste comme un moyen pour « rapatrier les richesses » : « Les colonies françaises de l’Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Tunisie ont le devoir impérieux de se préoccuper de subvenir aux grands besoins de la Métropole en ces essences. […] La fabrication de ces essences hespéridées n’est pas compliquée : point d’outillage coûteux, fabrication simple et facile, main-d’œuvre peu coûteuse, féminine et enfantine. » L’historienne Mathilde Cocoual a étudié le cas de Madagascar, où l’industrie grassoise a introduit les cultures de l’ylang-ylang, de la vanille, du girofle et de la cannelle au début du XXe siècle : « Il y a une dualité dans ce geste : d’un côté, évidemment, il y a eu une exploitation des populations locales ainsi que des effets néfastes liés à la colonisation ; de l’autre, la plante à parfum a été une ressource complémentaire pour les paysans locaux, souvent plus facile que le travail à la mine », explique-t-elle. Bouleversements migratoires, culturels et religieux, modification durable des terres, villageois réquisitionnés de gré ou de force, mauvaises conditions de vie sur les domaines font partie de l’empreinte impérialiste. Au moment de la décolonisation, dans les années 1960, tout est laissé à l’abandon, sans aide ni compensation financière ; les cultures de plantes à parfum finiront par être rachetées par d’autres sociétés.
Prix légal, prix éthique
Qu’en est-il en 2024 ? S’il est difficile d’avoir accès aux revenus des cueilleurs et paysans, qui fluctuent beaucoup – et parce que le sujet est tabou –, et si les conditions d’accès, les intermédiaires et les spécificités propres à chaque matière rendent complexe le contrôle d’une juste rémunération des premiers maillons de la chaîne, la situation est suffisamment précaire, voire critique pour justifier des mouvements de protestation, à l’image de celui mené par les agriculteurs français en janvier 2024. Lorsque le contexte géopolitique est compliqué, la situation est encore plus désastreuse. Dans un article publié sur Médiapart en mars 2023, Florence Loève dénonçait « derrière les flacons Dior, l’exploitation de celles qui cueillent les fleurs d’ylang aux Comores ».[2]« Derrière les flacons Dior, l’exploitation de celles qui cueillent les fleurs d’ylang aux Comores », de Florence Loève, sur le site de Médiapart Les prix sont fixés par les acheteurs et sont soumis à de nombreux facteurs d’incertitude. Six euros par jour pour une cueilleuse, entre dix et vingt euros pour un ouvrier en distillerie… Mais les locaux n’ont que peu le choix : ils dépendent en grande partie de ces cultures. « Il y a une contradiction dans l’industrie du luxe. Les marques portent un discours de développement durable, mais il me semble difficilement crédible tant que les acheteurs de matières premières ont d’abord des objectifs financiers, souligne la journaliste interrogée. Et, même si une marque cherche à sourcer son produit avec de bonnes intentions, la situation géopolitique de pays comme les Comores rend les choses très complexes : la communication des marques doit être plus réaliste à ce sujet. » Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Shamiso Mungwashu, spécialiste en développement de projets pour la Fairtrade Support Network Zimbabwe, faisait ainsi état de la somme payée aux paysans qui cultivent les épices dans son pays lors d’une conférence de l’UEBT en octobre 2022 : 70 dollars par mois pour la plupart, 170 dollars pour les employés les plus qualifiés ; le solde accordé aux cueilleurs est plus bas encore, et n’est souvent pas encadré : moins de 15 dollars par mois sur quatre à six mois, dans un pays où il s’agit de la principale ressource financière : « Si on ne considère que les repas, pour une famille de quatre personnes, on dépasse déjà le revenu minimum établi par la loi. Sans compter l’électricité, l’école… » Et de compléter : « Nous avons de la gratitude pour nos partenaires. Car la plupart des communautés avec lesquelles je travaille dépendent de vous [les maisons de composition], de la relation que vous avez construite, ne serait-ce que pour avoir la dignité de nourrir leurs familles. » Avant de soulever une question centrale : « Payer 80 dollars est légal. Mais est-ce nécessairement éthique ? »
La concurrence de la synthèse
À Madagascar, c’est la vanille qui constitue une ressource importante, comme le note Georges Geeraerts, président du Groupement des exportateurs de vanille de Madagascar et vice-président du Conseil national vanille : « La gousse peut représenter jusqu’à 8 % du PIB, et fait vivre localement plus de 150 000 familles. C’est un produit qui demande beaucoup de temps et d’étapes, et qu’on devrait considérer comme un vrai luxe. Mais son prix Fairtrade a été calculé à 5,6 dollars le kilo ; or cela n’est pas du tout suffisant pour faire vivre une famille, sans parler de l’accès à une éducation décente, par exemple. » Collecteurs, préparateurs, conditionneurs, stockeurs, exportateurs, traders constituent autant d’étapes qui font ensuite grimper le tarif de la matière première pour les sociétés de composition qui en sont les utilisatrices. Sur ce terrain, la gousse a un ennemi puissant : « Les arômes de synthèse, mille fois moins chers, et dont la dénomination entretient un flou dans l’esprit des consommateurs qui ne savent même plus ce qu’ils achètent. » Les mentions « arôme naturel » et « arôme naturel de vanille » ne désignent ainsi pas la même chose ; le cas est similaire dans les parfums : la quantité de matière première n’est pas la même pour obtenir un extrait ou une infusion de vanille ; cela permet pourtant de revendiquer de la même façon l’ingrédient dans la composition. « C’est ce qui explique qu’on vende la même quantité de vanille depuis plus de vingt ans, alors que la population a augmenté, et qu’on doive finir par la céder au rabais. Or, sans la gousse naturelle, la synthèse n’existerait pas : on lui doit un tribut. » Pour pallier ce problème, un prix plancher a été établi en 2021 par le gouvernement malgache, « mais il a été libéralisé en 2023, sans période de transition. C’est dramatique, les paysans n’arrivent plus à vendre, et finissent par le faire à des prix dérisoires pour ne pas perdre leur production. »
Le prix, sujet central de la soutenabilité
L’industrie agroalimentaire est certes la plus grande consommatrice de la gousse, et la parfumerie reste proportionnellement une petite acheteuse. Mais elle a son rôle à jouer, et ce d’autant plus que les arômes et les parfums sont créés par les mêmes sociétés. Rappelons qu’à l’heure où LVMH, dirigé par Bernard Arnault, envahit nos boutiques grâce à ses nombreuses marques et enregistre un chiffre d’affaires sans commune mesure, Madagascar est actuellement positionnée au 173e rang sur 191 dans le classement des pays par indice de développement humain. La richesse n’a en toute apparence pas su ruisseler jusqu’aux paysans, sans qui pourtant les grands parfums que nous aimons n’existeraient pas. « Si on veut pouvoir parler de soutenabilité et d’éthique, le prix, qui reste un tabou dans l’industrie, est le sujet central. Les situations varient beaucoup selon les pays et les matières. De manière classique, le prix est indexé sur le temps passé sur place ou sur la quantité récoltée, mais c’est assez inégalitaire : les jeunes sont plus rapides par exemple, les plus âgés sont pénalisés, et cela incite au travail infantile. Au Guatemala, quand la cardamome qui y est produite est achetée à un prix décent, que nous calculons avec les données des producteurs, les paysans peuvent être rémunérés pour assurer leur subsistance, les études des enfants et quelques loisirs. Mais c’est un marché très volatil », note Elisa Aragon, cofondatrice et CEO de la société Nelixia, productrice de matières premières en Amérique latine. Pour autant, la demande en naturels est forte, même dans les produits d’entretien de la maison. Les sociétés clientes veulent cependant faire baisser les coûts, et cherchent des naturels plus low cost. « Le souci est que la hiérarchie très verrouillée dans les entreprises acheteuses, avec en bout de chaîne les actionnaires, cherche toujours à faire baisser les prix, mais ne se rend pas compte de l’impact sur les paysans dont c’est souvent la seule source de revenus. Rémunérer mieux les paysans changerait des millions de vies, sans avoir un impact réellement significatif sur le coût de production des matières. » Le réchauffement climatique a tendance à amplifier le problème : les rendements sont globalement moindres ; il faut donc accompagner les paysans vers des solutions comme l’agroécologie pour leur permettre de trouver une résilience. « Je crois qu’il n’y a pas une seule matière première pour laquelle on peut dire que le prix payé est juste. Mais les clients nous posent de plus en plus la question : une prise de conscience est advenue, et je suis persuadée que les choses vont commencer à changer », conclut Elisa Aragon.
Accompagner le changement
Un grand nombre de maisons de composition cherchent néanmoins à s’engager pour que les producteurs gagnent en autonomie, en investissant dans du matériel par exemple, en mettant en place des partenariats à long terme, ou encore en créant des outils d’évaluation de la durabilité des matières premières et compositions parfumées… C’est aussi l’une des raisons d’être de l’Union for Ethical Biotrade (UEBT), une organisation à but non lucratif créée en 2007 pour garantir un sourcing équitable. Parmi les différents critères d’évaluation, « le principe 3 porte notamment sur les prix équitables et sur la manière dont les entreprises doivent s’assurer que les accords d’approvisionnement avec les producteurs sont fondés sur le dialogue, la confiance et la collaboration à long terme », explique Rik Kutsch Lojenga, directeur exécutif de l’UEBT. « Traditionnellement, les pratiques de rémunération des cueilleurs et cultivateurs sont informelles, et les équivalents du salaire minimum ne sont souvent pas respectés. Nous avons créé une approche progressive pour accompagner les sociétés : valorisation du temps moyen consacré par les producteurs aux activités de culture ou de collecte à un taux au minimum proportionnel au salaire de subsistance, soutien à la diversification des sources de revenus locales, ou encore objectifs pour faire progresser les salaires pour les travailleurs sous contrat. Nous guidons aussi les auditeurs tiers pour déterminer le salaire vital, que nous définissons comme la rémunération perçue pour une semaine standard par un travailleur dans un lieu donné, suffisante pour assurer un niveau de vie décent à celui-ci et à sa famille », poursuit-il. Pour garantir que les sociétés acheteuses respectent les normes, l’UEBT réalise des vérifications sur le terrain, permettant de définir une base d’amélioration progressive qui vise à accompagner les changements. Elle propose également un programme de certification pour chaque ingrédient, orchestré par un organisme tiers, pour lequel elle ne perçoit pas de rémunération, et qui seul permet d’obtenir un label. Si de telles démarches ont permis une amélioration et une sensibilisation globale de l’industrie, « les évaluations de l’UEBT ne sont pas des “garanties” et ne peuvent à elles seules résoudre des problèmes profondément enracinés tels que les inégalités et les déséquilibres de pouvoir », souligne Rik Kutsch Lojenga. Les audits ont par ailleurs un prix que le producteur ne peut être le seul à payer, et l’accompagnement financier en ce sens doit devenir un engagement des grandes marques, qui bénéficient de la valeur ajoutée de ces produits certifiés.
Rien dans le flacon
Pourtant, les situations restent largement précaires pour les « petites mains », premières à subir les conséquences des spéculations, crises diverses engendrées par le Covid ou les guerres… Et les décisions des marques. Les matières premières naturelles sont souvent valorisées dans les campagnes marketing des grands parfums qui en vantent les origines. Rose bulgare, vanille de Madagascar, ylang-ylang des Comores font voyager, et donc vendre. On sait pourtant que le prix du concentré constitue une faible proportion du prix final du flacon – entre 1 et 5 %, surtout pour les marques mainstream qui bénéficient d’une large présence dans les médias. Mais le scandale, pour le parfumeur Christophe Laudamiel, tient à la communication : « Ce que l’on sait moins, c’est que les marques n’utilisent souvent qu’entre 0,01 et 0,1 % d’extrait pur d’un ingrédient naturel dans leur concentré pour pouvoir le mentionner dans leur communication. On laisse habilement croire au public que ces naturels constituent une part significative du parfum, mais si les formules étaient publiques, tout le monde serait très certainement bouche bée. »Il a ainsi envoyé une lettre aux grands groupes en août 2022, dans laquelle il souligne qu’utiliser 100 ppm (0,01 %) d’un ingrédient dans une composition ne devrait pas autoriser à le mentionner dans un dossier de presse. « Pour un flacon de 50 ml, les grands groupes paient 70 centimes à 1,50 dollar le concentré. Cela doit couvrir tout le monde : parfumeur, évaluateur, commercial, législation, et évidemment fermiers, coopérative, transformateurs, transport… Au kilo, évidemment, les matières naturelles peuvent être chères, mais si on ne met quasiment rien dans le flacon, on ne garantit rien au fermier, payé selon les volumes vendus. Augmenter son revenu ne changerait rien aux bénéfices énormes de ces groupes qui possèdent des poignées de licences et se félicitent de leurs chiffres annuels sans aucune honte ! » Pour mettre en évidence ce grand écart, le parfumeur publie sur le compte instagram Fragrance Drama[3]Voir https://www.instagram.com/fragrance.drama/ les analyses de certaines compositions célèbres. « C’est comme si l’on faisait passer un vêtement composé à 99 % de nylon pour un drap de laine de qualité. Les maisons de luxe n’accepteraient pas ça dans leurs gammes de mode, pourquoi l’accepteraient-elles dans leurs flacons ? »
De toute évidence, les efforts dilués ne suffisent plus ; la prise de conscience doit être générale si l’on veut imaginer un avenir différent du passé. Pour reprendre les mots de Sylvie Laurent : « Briser le cercle funeste commence par la dissipation des illusions et des légendes. »
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
//
Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Dans cet épisode, Soizic Beaucourt, parfumeuse pour la maison de composition espagnole Eurofragance présente dans la région du Golfe depuis plus de 30 ans, nous parle du rayonnement de la parfumerie du Moyen-Orient.
Du 21 au 24 mars 2024, entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédées des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Le Simppar (Salon international des matières premières de la parfumerie), organisé par la Société française des parfumeurs, s’est tenu cette année les 28 et 29 mai 2024 à Grasse. Fort du succès parisien, l’événement s’est exporté sur le cours Honoré Cresp, avec vue et soleil. Compte-rendu des déambulations embaumées, pour celles et ceux qui auraient manqué cette dix-septième édition.
« Plus de 2000 visiteurs le premier jour, presque autant le second, c’est bien plus qu’envisagé ! » se réjouit Thierry Duclos, organisateur du salon. Cette première édition réalisée à Grasse, pour le plus grand plaisir du maire de la ville Jérôme Viaud, s’est parfaitement déroulée, après trois ans et demi de préparation. « La terrasse avec vue et son petit kiosque étaient tellement charmants que j’ai organisé le salon autour. » Malgré les contraintes logistiques et le dénivelé de la ville ancienne, le salon a réussi à absorber les nombreux exposants : « 98 stands pour 250 demandes, des visiteurs du monde entier, et aussi d’importantes associations présentes : la British Society of Perfumers, l’IFEAT, Grasse Expertise, Prodarom, la Fédération européenne des huiles essentielles… C’était l’opportunité de définir une position commune pour défendre les acteurs en matière de législation », confie Thierry Duclos.
Une fois n’est pas coutume, les festivités ne démarrent pas par l’habituelle descente des escalators de la porte de Champerret mais par la montée d’une colline ! La veille au soir, c’est DSM-Firmenich qui déroule le tapis rouge au grandiose Château Saint Georges : « Merci de célébrer le riche patrimoine de Grasse avec nous », détaille l’invitation. Avec plaisir ! Une belle occasion de rencontrer l’équipe grassoise, de voir les parfumeurs de la maison, mais aussi d’ailleurs, et surtout de prendre des nouvelles de la reine des fleurs, la rose : pauvre récolte 2024 hélas, me confie Fabrice Pellegrin, la météo a engendré beaucoup de pertes cette année… Mais chut… Les discours de Jérôme Viaud et de Jerry Vittoria, président Fine Fragrance chez DSM-Firmenich, commencent…
JOUR 1
8h30. Par une faille spatio-temporelle, je me réveille pour aller assister à un second discours du maire qui s’est téléporté au petit déjeuner organisé par ADF (le groupe détient Nature et Technologies, anciennement Tournaire Equipement). C’est à la villa Fragonard que nous nous retrouvons, de quoi admirer les reproductions du peintre éponyme et son charmant jardin. À 9h30, je remonte le boulevard, visite au pas de course le musée et son impressionnante collection de flacons anciens.
10h, je suis prête pour l’entrée du salon et, première surprise : une partie est en extérieur, façon marché de Noël ! Choix risqué s’il avait plu, mais tellement plus agréable pour sentir, car heureusement, le beau temps est de la partie !
Juste devant l’entrée, Patrice Blaizot de PCW nous fait découvrir une sélection : la Sotolone (molécule naturelle aux notes caramel-lactone-fenugrec-immortelle), l’absolue de brèche d’abeilles, dont les alvéoles procurent un effet plus animal que la cire seule ; et quelques bases sympathiques : Pistachio (très frangipane), le whisky (pur jus de Mark Buxton !) et bien d’autres. Avis d’ailleurs aux parfumeurs indépendants, et particuliers, Patrice et son équipe annoncent l’arrivée d’un kit de matières premières avec balance pour faire ses propres formulations (et pourquoi pas produire chez eux ?)
L’équipe de PCW
Le plus important au Simppar est de trouver les bonnes personnes pour sentir avec vous. Je commence la tournée avec la parfumeuse Céline Perdriel de Cosmo International Fragrances, direction l’Égypte avec Hashem Brothers qui propose davantage de citrus pour pallier les ruptures en Espagne. Nous sentons l’absolue de son de riz, impression des grains tamisés dans la paille ; l’absolue de feuilles de tomates, qui est étonnamment cuirée ; et une série de petitgrains : l’un d’orange douce, puis de citron, de citron italien… Restons en Égypte, pour sentir la nouveauté de Fakhry : le Keylime distillé, une note très tendance sur le salon, le leur est très cannelle, coca.
Hashem Brothers
Tout au bout, se trouve le stand Sensient : la société n’a-t-elle pas été vendue à Symrise ? Justement, pas cette branche qui commercialise du naturel ! Ils présentent ici une collection d’extraits CO2, dont je retiens le thé noir du Kenya, qui fait « thé de Noël », une vanille très épicée, la mandarine 5X extrait, particulièrement concentrée et pétillante, et enfin la menthe jardin aux délicieuses notes de thé à la menthe.
L’équipe Sensient
De belles marques font la queue pour le stand Payan Bertrand qui met en valeur quatre indications géographiques productrices d’ingrédients précieux. La flouve, que l’on peut aussi sentir sur le stand des Fleurs d’exception du pays de Grasse à l’aveugle ; une rose centifolia au parfum particulièrement pur ; l’absolue de feuille de violette ; et son divin mimosa, aux notes de tête légèrement vertes, glissant ensuite vers le poudré. Après le succès de leur fleur de cuir process E, Frédéric Badie réitère l’exercice avec un vétiver d’Inde, qui nous offre une version très douce du bois ; un santal blanc indonésien, plus fumé que l’indien ; et le rhodarol aux inflexions techniques, presque métalliques. Mais dis donc, Frédéric, qu’est-ce que c’est ce petit prospectus rose distribué à l’entrée ? Tu as ouvert une boutique à Grasse ? OK, je passerai ce soir !
Frédéric Badie et Steffie Le Benezic, Payan Bertrand
Ange Dole et Isabelle Fritsch présentent la thématique Synaergie (pour connecter Synarome avec les partenariats de sourcing durables). Sous la tente où il commence à faire très chaud, un thé aromatisé au pomelo est le bienvenu pour accompagner le pomelo de Corse rectifié, réalisé à froid et issu de fruits IGP. Leur teinture de vanille Madagascar m’évoque les gousses que l’on met dans le rhum pour les conserver. Retour à la synthèse, avec le diéthyl acétal d’héliotropine, un substitut de l’héliotropine, dont tout le monde cherche à se débarrasser, semble-t-il. On y retrouve la douceur et la diffusion de l’original, avec cependant un peu moins de texture. Je finis avec le Tonkarome, sublime base des années 1950 qui reconstitue une fève tonka ambrée (et ne pose pas de problèmes d’approvisionnements).
Qu’est-ce que Biolandes nous a concocté cette fois-ci ? Cédric Alfenore s’amuse à faire deviner sur touches deux ingrédients issus de sa créativité débordante. « C’est poudré et un peu animal, du cacao ? Attends, je glisse vers la mousse de chêne avec le côté salé et liquoreux. Mais qu’est-ce que c’est ? »« Une absolue rameau d’asperge des sables des Landes ! » Ah? « Oui, les “cladodes” [rameaux sans feuilles] sont séchés durant l’été, souvent broyés et laissés sur place, Biolandes les récupère, les sèche à nouveau avant de les extraire. » Deuxième touche, encore plus bizarre et aux antipodes du courant vegan : l’absolue de laine, réalisée à partir des eaux de lavages de moutons néo-zélandais. Effet biquette garanti. C’est en pleine randonnée pyrénéenne que Cédric a eu cette idée farfelue, en passant la main dans la laine d’un ovin ! « Un ingrédient classique pour me laver le nez ? »
Cédric Alfenore, Biolandes
Après l’animal, place au propre ! Robertet étend sa collection Clean R Scent réalisée au solvant dit « vert », le diméthyl carbonate. J’avais déjà senti les trois premiers l’an passé (vanille Bourbon, tonka toastée et bois de cyprès) ; je vais me concentrer sur les trois nouveaux : l’absolue de maté, à la fois tabacée et fruitée comme un figolu ; le ciste, qui se fait un peu plus doux que le conventionnel ; et enfin le bourgeon de cassis, qui se bonifie avec le procédé, car il perd son effet soufré pour se concentrer sur le fruit. Comme dit l’équipe, il faut changer de paradigme, mais combien d’années faudra-t-il pour se débarrasser complètement de l’hexane ?
L’équipe Robertet
Une envie d’aller voir le stand de Nez m’amène au Palais des congrès, eh oui, il y a une suite de l’autre côté de la rue ! Il faut monter quelques marches pour accéder aux stands de la presse, des écoles (Isipca, ESP, GIP), et de The Perfumist ! Une promenade qui permet de capter les bruits de couloir : « Tu as vu le reportage de la BBC[1]Allusion au reportage diffusé le 28 mai 2024 sur la chaîne britannique BBC : https://www.youtube.com/watch?v=3295wEpmajoL’article sur le site de la BBC, avec les réponses de L’Oréal, de … Continue reading ? »,« Tu vas au cocktail ce soir ? ah mais il fallait s’inscrire ! », « à Grasse, c’est plus ensoleillé et moins guindé qu’à Paris »…
Le stand Nez
De retour côté tentes, je rend visite pour la première fois à Misitano & Stracuzzi, dont le fondateur m’explique qu’ils ont commencé comme exportateurs avant de produire à leur tour. Ils ne faisaient que des agrumes et s’étendent aujourd’hui à d’autres produits (à venir ?). Lui aussi est ravi d’être à Grasse, un salon d’ingrédients près des champs sonne comme une évidence.
Un effluve puissant aux notes de muguet vient à moi, c’est le Nymphéal, qui s’échappe du stand Givaudan-Albert Vieille. Cette molécule, qui a été captive de 2016 à 2024, tient son nom des Nymphéas de Monet, un tableau auquel les facettes aquatiques de l’ingrédient font écho, mais sur sa petite céramique, il diffuse aussi bien ses accents verts, aldéhydés, entre cyclamen et tilleul.
Juste en face, la société IFF commercialise désormais son ancien captif Ylanganate, une molécule très puissante aux accents floraux (ylang ylang et fruités) que l’on peut tester dans différentes applications : en alcool, en produit d’entretien et en shampoing. Mais la star du stand reste LMRNaturals qui fait pétiller le salon : un fantastique citron vert du Mexique, variété perse, vert et zesté à souhait, véritable appel au mojito. Suivent deux pamplemousses, à comparer : rose (plus juteux) et blanc (plus zesté). Enfin, l’extrait CO2 de cassis vient remplacer le cassis « Conscious » présenté en 2022 : le nouvel extrait est assez vert, presque narcisse. Depuis le stand, les invitations fusent pour l’événement du lendemain midi… à suivre.
Gwendoline Leroy et Laurie Heller, IFF-LMR
Pour clôturer la série des libérations de molécules,Symriseprésente leNeomagnolan, isomère plus raffiné que le Magnolan original, avec des notes plus texturées, rhubarbe, méthyl pamplemousse.Côté naturel, la maison Lautier regroupe maintenant les ingrédients de Madagascar, les produits de la gamme Artisan et les Supernature, les notes fruitées qui complètent le Garden Lab des légumes. Le parfumeur Alexandre Illan nous fait ainsi deviner à l’aveugle quelques originaux : le chou-fleur, le poireau, le bolet jaune, la pomme, la fraise le fruit de la passion.
Alexandre Illan sur le stand Symrise-Lautier
Manedécline sa présentation de six ingrédients : le poivre Timur Jungle essence du Népal (très pamplemousse), le géranium bourbon de Madagascar (litchi), la lavande Pure Jungle essence, faite à partir de sommités fleuries, donc plus crémeuse et florale, le jasmin E Pure Jungle essence (un enfleurage qui gomme l’animalité), le Vayanol (vanille-clou de girofle) « Moi ça me rappelle le maïs Bonduelle » me confie un parfumeur visiteur. C’est pas faux ! Et le meilleur pour la fin, le viril Havanawood, aux effluves de foin, tabac, cendre et cigare.
L’équipe Mane
19h : il se fait tard, les premiers visiteurs se dirigent vers le cocktail. Discours du maire, vue sur Grasse… Mais qui voilà ? Renaud Beguin-Billecocq, l’ancien directeur de Biolandes avec une moustache ? Ça, c’est la nouvelle de la soirée !
Chèvrefeuilles, roses, et surtout jasmins étoilés… Les fleurs de Grasse prennent le relai des ingrédients pour embaumer les ruelles de la ville. Direction la boutique de Frédéric Badie, comme promis, pour découvrir sa marque Pure Signature, qui propose des parfums, des huiles et des ingrédients Payan Bertrand. On y retrouve la fine équipe de Thierry Bernard et ses Parfumeurs du monde. L’occasion de féliciter Stéphane Piquart, nommé pour son parfum Albedo aux Fragrance Foundation Awards ; le sourceur reçoit d’ailleurs ses clients à la villa Primerose, qui appartient à la marque Atelier des Ors, située à proximité.
JOUR 2
9h00 : Le salon ouvre plus tôt ce matin, je retrouve Anne-Laure Hennequin, créatrice du jeu Master parfums. Démarrons avec Bontoux. La société offre une tartine matinale d’huile d’olive à l’extrait de vanille et/ou à l’huile essentielle de bergamote. Marine Magnier nous dévoile comment leurs procédés sont améliorés pour réduire l’énergie. En sentant l’hysope, on apprend que cette fleur ne pousse que d’un côté de la tige ; j’adore cette note un peu vintage qui rappelle l’absinthe et la chartreuse. On poursuit avec un pur cœur patchouli (qui contient 51% de patchoulol), étonnamment transparent, et d’autres ingrédients ensoleillés de la Drôme.
Elise Leclerc et Marine Magnier, Bontoux
En parlant de savoir-faire, un saut nous amène chez Floral Concept où se délectent déjà deux inséparables : Pamela Roberts[2]Pamela Roberts est consultante fragrance design et ancienne directrice de la création chez l’Artisan parfumeur. et Sylvaine Delacourte qui vient de sortir un livre intitulé Les Secrets des parfums, mémoires d’une créatrice. Nous sommes en train de sentir un néroli de Tunisie en cours de certification UEBT, lorsque Zahra Osman de Neo Botanika passe une tête pour nous sensibiliser à la sublime déco naturelle du stand. L’occasion de différencier visuellement et olfactivement la baie rose (Schinusterebinthifolius) et le Schinus molle, aux notes plus vives, presque pamplemousse ! Leur nouveauté pour le Simppar : le géranium rosat d’Afrique du Sud, tellement bien cultivé localement que ce pélargonium s’y est hybridé.
Julien Von Eben-Worlée et Frédérique Rémy (Floral Concept)
Natgreendonnel’occasion de prendre le pouls de la planète aux quatre coins du monde où la société source ses ingrédients.Je sens l’amyris d’Haïti, boisé et sec, aux accents paillés. Sous son calme olympien, Maïssa Meriem Bessalah précise qu’en Haïti il faut avoir un stock tampon de six mois pour pallier les aléas politiques, notamment lorsque l’aéroport ferme ; la sécheresse impacte le prix du patchouli en Indonésie, la pluie ralentit la récolte du poivre noir à Madagascar…
Qui est Syensqo ? Une nouvelle entité issue de la société Solvay. On peut y comparer la vanilline, Rhovanil issue de la pétrochimie et celle obtenue par biotech à partir du son de riz, nommée Rhovanil naturel. Leur objectif actuel : réduction de l’énergie avec panneaux solaires, et une chaudière vapeur à biomasse pour 2026.
L’équipe Syensqo
Je m’arrête au stand A4, chez Plant Lipids car je reconnais un visage : Claire Delbecque, anciennement Bontoux, vient de prendre la responsabilité du développement de cette société indienne qui emploie 1600 personnes. Tant que ça ? On y sent des plantes locales : d’excellentes épices (gingembre frais, cardamome CO2) mais aussi des produits d’ailleurs (élémi des Philippines, poivre noir du Sri Lanka…) À suivre, donc !
Claire Delbecque, Plants Lipids
« Tu as été voir Capua ? », me demande-ton pour la troisième fois. Je file donc sur le stand où la foule s’affaire pour sentir de nouvelles surprises. Luca Bocca Ozino nous présente magistralement deux collections très intéressantes. La première appelée « Green and co-extraction » est une infusion de fleurs dans de l’huile essentielle ou dans des Natpro (extraction à partir des jus) ; on y découvre ainsi l’infusion de fleur de bergamote dans l’huile essentielle de bergamote (plus petitgrain), la fleur de mandarine (une mandarine plus néroli), l’incroyable infusion de fleur de jasmin d’Italie, délicieusement fruitée et florale. La seconde collection nommée « Compact 100% nat ingrédients » présente des citrus concentrés : on enlève les terpènes, les cires, les furocoumarines, et on ajoute d’autres fractions pour compléter le profil, ce qui donne des zestes très puissants, concentrés et sucrés à souhait, notamment l’orange compact, un vrai sirop d’orange, la bergamote, très lavandée…
Luca Bocca Ozino en présentation chez Capua
Mais le temps file, il est plus de midi ! Je suis en retard pour rejoindre le petit jardin du musée international de la Parfumerie où IFF nous reçoit pour rendre un hommage mérité à Monique Rémy, fondatrice du mythique Laboratoire qui porte son nom, LMR, et qui nous a quittés en début d’année. On y présente aussi l’ouvrage L’Art du naturel édité par Nez, dans sa collection « Nez+LMR cahier des naturels », qui retrace ses quarante années d’innovations (et auquel je suis assez fière d’avoir contribué !)
Romain Raimbault, cofondateur de la Paris Perfume Week, Judith Gross, VP IFF et Dominique Brunel, cofondateur et directeur commercial de Nez
Retour au salon avec Biosylx : Stéphane Piquart m’avait effectivement prévenue que Guillaume Delaunay était là ! L’expert des gommes et résines expose pour la première fois au Simppar. Sa société, désormais basée en Afrique du Sud, s’est bien développée. On savoure quelques spécialités locales : le bucchu (ah, j’écorche son nom depuis 20 ans ? il faut prononcer « bourrou » en raclant les r). Cette petite plante endémique poussant sauvagement, il faut aller la chercher chez les fermiers et la distiller avec une unité nomade, pour obtenir son odeur aromatique. Tagète, camomille bleue, myrrhe aux facettes safranées, et je termine avec son iconique encens Boswellacarterii, de quoi se purifier de tous les cocktails et petits fours qu’on absorbe depuis deux jours.
L’équipe Biosylx
Juste en face, c’est une autre tête connue qui me fait entrer sur le stand O’ Laughlin : Florent Glasse, qui a récemment rejoint ce groupe créé par Michael O Laughlin, installé en Chine, mais qui s’intéresse aussi à l’Inde… Toujours est-il que le groupe teste de nouvelles molécules comme le Florion, très intéressant pour le Moyen-Orient avec une note cuirée-daim qui sent aussi la framboise et les ionones ; et pourquoi pas l’alpha bisabolene ? Une note verte et terreuse qui sent également l’oignon sauvage et le beurre… Étonnant.
Florent Glasse et Michael O Laughlin
Félicitations à Antoine Destoumieux, qui vient tout juste de se marier ! C’est courageux d’assurer sa responsabilité commerciale malgré la fatigue de son week-end festif…Astier Demarestmet l’accent sur la Provence et le partenariat réalisé avec Jérôme Liautaud, producteur à Mallemaison. Estragon, lavande fine, menthe poivrée super fraîche, lavandin grosso, et une immortelle de Provence (très différente de l’origine corse) avec des accents cuirés-calamus.
Antoine Destoumieux et Fanny Cangi (Astier Demarest)
Je retourne sous la tente pour finir le salon, car un sourceur bien informé me donne quelques tuyaux. Si vous avez envie de sentir la différence entre la mandarine verte (cueillie en septembre-octobre, exprimée par pelatrice), la jaune (qui a connu le froid de janvier et extraite par sfumatrice[3]Pelatrice : le zeste est râpé dans un cylindre avant d’être centrifugé ; sfumatrice : le fruit est entièrement pressé, zeste et pulpe.) et la rouge (février-mars, par sfumatrice également), rendez-vous chez Cilione. Les deux sœurs accueillent avec le sourire et vous feront peut-être aussi sentir des ingrédients encore en test, mais chut, c’est en off…
Les sœur Cilione
Une petite glace à la lavande ou au thym pour se rafraîchir ? La distillerie Bleu Provence a installé un frigo avec les glaces Terre Adélice, miam ! Philippe Soguel travaille ici la lavande de la Drôme, qui « serait utilisée dans le Sauvage de Dior » (le solo de Johnny Depp résonne soudain dans ma tête). On y retrouve les variétés Maillette, Diva, Lavandin Abrial (plus doux que grosso)…
Distillerie Bleu Provence
Vite vite, 16h50, le salon va fermer, c’est le moment de filer chez DSM-Firmenich, au stand tout rose, Karine Jacqmin me fait découvrir l’huile essentielle de poivre rose de Madagascar, produite durant la période où l’on ne travaille pas la vanille. Pratique, cette plante est aussi une bonne façon de générer de l’ombre pour cette dernière. Le jasmin fleur extrait CO2, un petit luxe, révèle une note florale extrêmement fraîche, toute douce, avec un beau « blooming » ; une absolue de sauge sclarée IG Grasse, poudrée et tabacée ; la lavande Diva et enfin le croquant poivron Firgood plus vrai que nature ! Et j’attribue la palme de la meilleure blague à un certain Benoit G. (dont je tairai le nom) : « Après le poivron Firgood, le champagne very good ! »
17h POP ! Effectivement, la tradition de clôturer le salon par le champagne est connue de tous, il n’est maintenant plus possible de sentir quoi que ce soit autour du stand.
L’équipe DSM-Firmenich
Mais on ne va pas se quitter comme ça, un petit gala de clôture nous attend ! Retour au jardin de la Villa Fragonard, où chacun commente ce qu’il a retenu (pour ma part, nombreuses notes d’agrumes, des efforts portés sur les certifications et la réduction d’énergie) et surtout félicite Thierry Duclos ainsi que sa fille, Alexandra, pour l’organisation de cette première édition grassoise. La prochaine se tiendra à nouveau à Paris les 4 et 5 juin 2025. Puis une nouvelle édition à Grasse en 2026 !
Pelatrice : le zeste est râpé dans un cylindre avant d’être centrifugé ; sfumatrice : le fruit est entièrement pressé, zeste et pulpe.
--
Aurélie Dematons
Fondatrice de l'agence Le Musc & la Plume, spécialisée en création de parfums et identités olfactives, elle accompagne les marques du concept au développement. Après avoir débuté chez Coty, puis Cinquième sens, Aurélie explore les territoires d'innovation : diffusion du parfum dans l'air ou création pour d'autres secteurs (hôtellerie, automobile, train). En 2017, elle part faire le tour du monde des plantes à parfums. Elle contribue régulièrement à Nez et à Expression cosmétique.
Mousse à raser, blouson en cuir, eau de Cologne ou plat mijoté… Quels sont les souvenirs olfactifs qui gravitent autour de nos pères ? C’est la question que nous invite à nous poser Clara Muller dans ce témoignage personnel et émouvant, que nous vous proposons à l’occasion de la fête des pères – après le texte de Sarah Bouasse pour la fête des mères.
Je n’ai pas le souvenir que mon père ait jamais porté de parfum. Ou plutôt si : je me souviens que dans les très rares occasions où il s’aspergeait du contenu d’un flacon indéfini évoquant l’after-shave, quelque chose me paraissait sentir étrangement faux. Comme si cela n’était pas vraiment mon papa qui se tenait là dans cette odeur de barbier, mais un imposteur. L’apposition de cette fragrance sur sa personne me faisait l’effet d’une dissonance cognitive, d’un bug dans le système. Parmi toutes les odeurs que j’associe à mon père – et il y en a beaucoup – aucun parfum n’a jamais eu sa place.
Mon père, c’est avant tout l’effluve du café matinal – « Café ! » étant presque toujours son premier mot au réveil – qu’il agrémente systématiquement d’une goutte de lait et bien souvent d’une tartine de camembert ou de roquefort joyeusement trempée dans le bol. Café au lait et fromages bien faits sont donc les premiers effluves que j’associe à mon père, parce qu’ils étaient les premiers dans mon enfance et adolescence à accompagner nos journées ensemble, souvent à grand renfort d’expressions de dégoût de la part de ma mère, et parfois de la mienne.
L’autre senteur qui s’est toujours attachée à lui est celle de la cigarette. Celle-ci imprégnait le moindre de ses vêtements et chaque centimètre carré de son bureau, de la moquette jusqu’aux voilages grisés par la fumée, en passant par son pouf en cuir noir dans lequel nous aimions nous jeter. Cette odeur que j’ai aujourd’hui en horreur m’était, tant que j’habitais chez mes parents, assez familière pour ne pas me déplaire. Je me souviens particulièrement d’un cendrier en bois de thuya, rapporté d’un voyage au Maroc, qui trônait la plupart du temps sur son bureau mais l’accompagnait aussi dans toutes les pièces de l’appartement au gré de ses déplacements. Les émanations mélangées des cendres, du tabac froid et du bois lui-même m’intriguaient suffisamment pour que je sois régulièrement tentée de soulever la partie supérieure de l’objet afin d’en renifler le contenu.
L’odeur de ses cigarettes – que je l’ai presque toujours vu rouler lui-même – se mêlait également particulièrement bien à celles de l’épais gilet noir en bouclettes de laine et pièces de cuir qu’il portait constamment à la maison. Elle s’y mariait probablement avec les odeurs de sa peau et de sa sueur, ces odeurs intimes qui ne nous rebutent jamais chez les gens qu’on aime. Le gilet, désormais très usé, quitte moins la penderie, mais j’y glisse toujours le nez lors de mes visites – et je suis sûre que mon frère en fait autant ! Il n’y a pas si longtemps, ce dernier me rappelait également la manière que nous avions, pour reconnaître son scooter garé parmi tant d’autres, de renifler l’intérieur des couvertures qui tiennent les jambes des motards au chaud et au sec. C’est ainsi au nez que nous identifiions formellement le véhicule paternel !
Cuisinier de la famille – ma mère s’occupait plus spontanément de pâtisserie –, mon père mettait et met toujours beaucoup d’énergie et de détermination à préparer divers plats de viandes : des crépinettes de porc lors des vacances en Normandie, des courgettes farcies à la chair à saucisse pour mes anniversaires, mais aussi, à certaines occasions, du pot au feu longuement mijoté, de l’épaule d’agneau rôtie à l’ail, ou encore des plats plus typiques des régions d’origine de ses parents, comme la choucroute à la saucisse de Strasbourg ou les fasírts, ces boulettes de viande hongroises que préparaient sa mère et sa grand-mère avant lui. Des effluves étrangement nostalgiques pour la végétarienne que je suis devenue ! A priori moins réjouissante, l’odeur des fonds de casseroles brûlés, qu’il oubliait périodiquement sur le feu malgré ses talents de cuisinier, convoque également le souvenir souriant des week-ends en famille et des hurlements d’exaspération de ma mère face à tant de distraction…
Il y a aussi toutes ces senteurs qui s’attachent aux souvenirs heureux des aventures dans lesquelles mon père nous guidait : celles, vivantes, des balades dominicales en forêt, mais aussi celles du local à vélo de l’immeuble au départ et au retour de ces balades ; l’odeur humide et argileuse de la géosmine dans les grottes que nous explorions à chaque séjour dans le Lot ou le Lubéron ; les effluves de plastique du masque de plongée tiède juste après avoir craché dedans pour éviter la formation de buée ; les relents à la fois synthétiques et moussus des tentes déployées lors des bivouacs dans les Alpes ; le parfum tiède et poussiéreux des hamacs en toile dans lesquels nous faisions la sieste l’été ; les exhalaisons piquantes des feux de bois, allumés indifféremment dans une cheminée ou en plein air, et qui s’accrochaient à ses cheveux noirs… Tout cela, c’est aussi « l’odeur de mon père ».
Peut-être est-ce parce qu’il y a là déjà tant de richesses que l’idée ne m’est jamais venue de lui offrir un parfum. Alors qu’au fil des ans j’ai cherché pour chacun de mes proches la fragrance qui leur siérait et exalterait leur être, cette quête ne s’est jamais manifestée dans le cas de mon père. Parfois, tout est déjà tellement là, absolu de sens et d’évidence, toutes les odeurs déjà si sédimentées dans la mémoire et l’imaginaire, qu’un jus n’aurait rien de plus beau à raconter. À la manière de cette ancienne odeur d’after-shave, je crois qu’un parfum ne pourrait que voler l’odeur de mon père. Et cela, je ne saurai le permettre.
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Chaque année, l’industrie du parfum récompense à travers cette association les meilleurs parfums, mainstream comme de niche, selon différents critères et catégories : prix de l’innovation responsable, prix du meilleur parfum de niche (en partenariat avec Cinquième Sens), prix des professionnels et prix du public. La Fragrance Foundation est par ailleurs un des partenaires de la Paris Perfume Week, organisée par les équipes de Nez, qui s’est déroulée en mars dernier à Paris.
Après quelques changements déjà lors de la précédente édition pour le prix du meilleur parfum de niche – dont la possibilité de pouvoir sentir tous les candidats, ce qui n’était pas le cas avant – le processus de sélection de cette année s’est encore amélioré. Désormais, tous les prétendants (envoyés par les marques suite à un appel à candidature) ont été reconditionnés, afin d’être évalués à l’aveugle par le jury composé de 24 expertes et experts olfactifs des maisons de compositions, et journalistes spécialistes (dont ma pomme).
Par ailleurs, les trois catégories ont été repensées, suite au déséquilibre constaté l’an dernier (certains parfums avaient plus de chance de gagner en fonction de celles-ci). Les trois groupes ainsi nouvellement constitués pour une meilleure répartition et équité sont : marque de niche indépendante établie depuis plus de cinq ans, jeune marque de niche de moins de cinq ans, et marque de niche appartenant à un groupe ou à une collection exclusive.
Recevoir une centaine d’échantillons conditionnés dans des petites fioles numérotées est toujours impressionnant… Tous les sentir, les suivre, les porter, puis sélectionner ses cinq préférés est un travail à la fois intense et captivant ! Un exercice qui laisse pleinement place à la sensation olfactive, sans aucune autre influence (si ce n’est la couleur du contenu). Après cette première sélection par tous les jurés, six candidats deviennent finalistes, puis un vote confidentiel permet de désigner le vainqueur parmi trois élus dans chaque catégorie, toujours sans connaître le nom des parfums. Ce n’est sans doute pas étranger au fait que certaines marques, ou références peu connues ont émergé cette année dans les finalistes…
And the winners are…
Prix du meilleur parfum de niche pour une jeune marque indépendante : Vanille Riviera, Maison Rebatchi, signé Julie Massé (Mane) Finalistes : /Sa.Man/, Anomlia Paris et Eve, La Fontana
Prix du meilleur parfum de niche pour une marque indépendante établie : Guidance, Amouage, signé Quentin Bisch (Givaudan) Finalistes : Ganymède Extrait, Marc-Antoine Barrois et Bonne Chauffe, Frapin
Prix du meilleur parfum de niche pour une marque appartenant à un groupe Téméraire, dans « La Collection Particulière » de Givenchy, signé Nicolas Bonneville (DSM-Firmenich) Finalistes : Tabacco Honey, Guerlain et Smoking Hot, By Kilian
Concernant les autres prix, voici les gagnants :
Prix de l’innovation responsable pour un parfum Espoir de la parfumerie : Myrrhe & Bois brûlés de Carlotha Ray Marque confirmée : Prada Paradoxe intense
Prix des professionnels Meilleur jus : Burberry Goddess Meilleur flacon : Gaultier Divine Meilleure communication : Gaultier Divine Meilleure déclinaison masculine : Boss Bottled Elixir Meilleure déclinaison féminine : L’Interdit Rouge ultime de Givenchy Meilleur parfum mixte : Eau de Rochas Citron soleil
Prix du public Meilleur parfum féminin : La Vie est belle Iris absolu de Lancôme Meilleur parfum masculin : Le Male Elixir de Jean-Paul Gaultier Meilleure expérience parfum point de vente : Sephora, fontaines à parfums murales Meilleure expérience parfum E-commerce& E-enseignes : sephora.fr pour la fête des mères
Prix spécial de la Fragrance Foundation France MYSLF d’Yves Saint Laurent
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
The cofounder of online magazine Auparfum and Nez is passionate about
two things: smelling and writing.
Dans cet épisode, Ryoko Sekiguchi, poète, essayiste et autrice de plusieurs livres sur le goût et la gastronomie, évoque avec Sarah Bouasse la genèse de son ouvrage L’Appel des odeurs, publié chez P.O.L. en début d’année.
Du 21 au 24 mars 2024, entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédées des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Crédit photo : Trami Nguyen.
--
Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Créée il y a 50 ans, Atmo Normandie est l’association régionale de surveillance de la qualité de l’air. Elle forme notamment de nombreux nez normands, capables de signaler les problèmes d’odeurs sur la région et d’aider à établir un dialogue avec les industriels. Pour la date anniversaire, l’association propose aussi de nombreux événements réjouissants. Véronique Delmas, qui en est la directrice, et Baptiste Delaunay, ingénieur d’études, nous parlent de son histoire et de son fonctionnement.
Pouvez-vous nous parler de la naissance d’Atmo Normandie ?
Véronique : Il faut remonter 50 ans en arrière, dans les années 1973-1974 : à l’époque, la région était particulièrement industrialisée ; le niveau de pollution était alors très supérieur à aujourd’hui, avec des centrales thermiques et des raffineries qui ont pour certaines fermé depuis. La nécessité de créer un réseau de contrôle de la qualité de l’air s’est faite sentir : cela a été le deuxième au niveau national. Au côté des services de l’État, des collectivités territoriales et des industriels, les associations REMAPPA[1]Réseau d’Etude et d’Alarme pour la Prévention de la Pollution Atmosphérique sur Rouen et ALPA[2]Association de Lutte contre la Pollution Atmosphérique sur Le Havre, réunies plus tard en Air Normand était née en Haute Normandie, et c’est la fusion avec Aircom en Basse Normandie, lors de la réforme des régions en 2015, qui a abouti à la dénomination Atmo Normandie. Si la surveillance de la qualité de l’air était d’abord centrée sur les problématiques industrielles – et cela reste un de nos domaines d’expertise – nous nous sommes peu à peu rendus compte qu’il y avait d’autres enjeux importants, comme le chauffage, le trafic ou les pratiques agricoles.
Quelles sont les techniques d’évaluation de la qualité de l’air ?
Baptiste : Il y a, d’une part, la surveillance de l’air, qui est obligatoire : certains polluants, comme par exemple le benzène, les particules (PM10 et PM2.5), le dioxyde d’azote, l’ozone et/ou le dioxyde de soufre, sont en effet réglementés ; l’OMS a aussi établi des valeurs seuils. Ils sont mesurés grâce à divers capteurs. En parallèle, il y a la surveillance des odeurs. Les habitants se posent en effet facilement des questions sanitaires à leur sujet, même s’il faut souligner qu’il n’y a pas de lien univoque entre toxicité et odeurs : une mauvaise odeur peut ne pas être dangereuse, et l’inverse est vrai aussi, ce qui est dangereux n’a pas forcément d’odeur. Mais c’est aussi une question de nuisance, de confort.
Véronique : Les évaluations olfactives de l’air ont émergé dès les années 1980-1990 au Havre ; elles étaient assez rudimentaires, il fallait que les habitants sortent deux fois par jour de chez eux, et notent s’ils sentaient des odeurs gênantes, en leur attribuant une puissance sur une échelle de 1 à 5. Ces données étaient corrélées aux directions du vent et permettaient déjà d’identifier certaines problématiques. Une première évolution a eu lieu à la fin des années 1990 : une industrie de fabrication d’huile de colza, qui s’était développée sur l’agglomération de Rouen, émettait des odeurs nouvelles. Des habitants ont alors été formés au Champ des odeurs, la méthode de classification olfactive imaginée par Jean-Noël Jaubert. Cela demandait beaucoup d’engagement, avec 70 heures de formation : je me souviens de m’être demandé si ça pouvait fonctionner… Et ça a été le cas ! L’industriel en question a mis en place un biofiltre pour réduire les nuisances et les habitants ont pu mesurer la réduction des odeurs. Et cela a aussi permis de créer du lien entre tous les acteurs autour de visites de sites olfactives, permettant de sentir et de comprendre les différentes émanations lors de la transformation, et l’ambiance a vraiment évolué. Cela nous a poussé à développer à nouveau le concept avec d’autres usines dans d’autres secteurs.
Désormais, vous utilisez le « Langage des nez »[3]Le Langage des nez est un modèle déposé. pour former habitants et industriels, quel en est l’intérêt ?
Baptiste : Il permet de qualifier les notes odorantes perçues sans rester sur du subjectif de gêne ou d’appréciation. Il permet de donner une objectivité aux perceptions : il s’agit d’une méthode qui a fait l’objet de publications scientifiques, cela aide à notre crédibilité. Ce langage commun permet aussi de réaliser des audits olfactifs : l’utilisation des mêmes termes permet de faire le lien entre les industriels et les particuliers. Une station d’épuration a ainsi récemment organisé une visite pour les personnes formées au Langage des nez, en leur expliquant les étapes. Par la suite, ces personnes peuvent faire le lien avec les autres habitants, et on observe ainsi que les plaintes sont beaucoup moins récurrentes. Mais pour cela, il est aussi nécessaire que l’industriel s’inscrive dans une démarche de progrès et communique de façon transparente, en cas d’incident par exemple. Ce qui est recherché ainsi, c’est notamment l’amélioration du cadre de vie.
Les habitants non formés ont-ils leur mot à dire ?
Baptiste : Nous utilisons une plateforme en ligne, Signalair,[4]https://www.signalair.eu/fr/ créée avec d’autres associations de surveillance de la qualité de l’air, qui permet à tout citoyen de recenser une gêne visuelle (fumée…) ou olfactive. On parle en évocations, cela permet d’avoir un maillage plus complet de la région, et l’on peut ensuite envoyer des nez formés sur le terrain pour passer de l’évocation à la note odorante, et entamer de vraies recherches.
Comment les industriels font-ils évoluer leurs pratiques en conséquence ?
Véronique : Ils réalisent localement des audits olfactifs, et forment des évaluateurs en interne : il y a par exemple 18 personnes formées pour l’usine TotalEnergies du Havre. Lorsqu’un signalement est fait par un nez industriel formé au Langage, cela peut déclencher une alerte chez tous les nez formés dans les industries voisines, qui complètent l’alerte et nous permettent de faire un bilan afin de détecter la source olfactive. Quand un problème se pose, beaucoup de solutions se présentent : de l’entretien plus régulier des tuyaux à l’investissement dans un biofiltre…
Baptiste : Il y a aussi beaucoup d’échanges entre les entreprises, de visites olfactives entre elles. Depuis quelque temps, on observe que la question se pose en amont d’une installation, pour anticiper cette problématique. On essaie de travailler ensemble ; cela peut être sur le sourcing, le process ou le traitement post émission.
Y a-t-il des notes olfactives qui reviennent en particulier dans les signalements ?
Baptiste : Cela dépend des endroits. On a notamment des problématiques avec les méthaniseurs [installation de traitement des déchets agricoles permettant de produire du biogaz], ou au niveau des zones d’enfouissement, qui dégagent des odeurs de déchets ménagers. Au Havre, près des raffineries, c’est une note assez soufrée qui est relevée, même si elle est moins forte qu’avant. Mais cela peut aussi être des émanations au niveau d’usines de torréfaction, actuellement plutôt dans l’agglomération rouennaise. On prend en considération tous les signalements de la même manière, on transmet tous les signalements anonymisés aux services de l’État concernés (DREAL, DDPP, etc), à l’exception des problèmes de voisinage que l’on essaie de régler en interne. Car si l’on ne traitait pas tous les signalements, les gens cesseraient d’en faire.
Véronique : Dans le cadre des 50 ans de l’association, on a eu envie de mettre en valeur tout ce qu’on faisait sur les odeurs avec les nez normands, car notre démarche est pionnière et semble assez unique au monde.
L’idée de la Minute internationale des odeurs est venue suite à une discussion avec l’écrivain Mathieu Simonet, auteur de la Journée internationale des nuages. L’idée est simple : le lundi 10 juin, à 10h06, chacun est invité à sortir de chez soi et à noter ce qu’il sent, avec le langage qu’il veut. Nous avons traduit le protocole en plusieurs langues, pour que ce soit vraiment international. Nous exposerons les réponses lors d’une exposition à Rouen cet été, qui traitera de l’odorat et de ses langages tout au long de notre histoire. Sept classes sont formées au Langage des nez à cette occasion, avec des résultats très positifs, qui font penser que l’éducation olfactive devrait être inscrite dans le programme scolaire.
Nous avons aussi organisé une olympiade, Les Nez d’or, en avril, au cours de laquelle différentes épreuves odorantes faisaient s’affronter des nez dans une ambiance conviviale ; ou encore une « rando-Nez », balade olfactive qui aura lieu le dimanche 16 juin dans le parc des Boucles de la Seine Normande, où petits et grands seront initiés au Langage des nez. Enfin, nous organisons une journée de colloque interdisciplinaire le mercredi 11 septembre au Pavillon des Transitions à Rouen, ouverte à toutes et tous.
Avec ces événements, nous souhaitons mettre un gros coup de projecteur sur la question de l’odorat. Jusqu’à présent, nous avons beaucoup travaillé sur les odeurs industrielles, les gênes, mais dans le dernier rapport de veille olfactive sur l’agglomération de Rouen,[5]Voir https://www.atmonormandie.fr/publications/bilan-de-la-veille-olfactive-realisee-par-les-nez-citoyens-de-la-metropole-rouen d’autres odeurs de la vie courante sont mises en avant : celles des fleurs, de l’herbe coupée, de la Seine… Nous avons envie de nous ouvrir à de nouvelles approches.
Le site d’Atmo Normandie : https://www.atmonormandie.fr/
Cliquez ici pour découvrir le programme des événements organisés par Atmo Normandie
Visuel principal : Véronique Delmas et Baptiste Delaunay
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
//
Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Dans cet épisode, Olivier R.P. David, responsable parfumerie du Master FESAPCA à Versailles, osmothécaire et rédacteur pour Nez, revient sur le parcours de Germaine Cellier, l’une des premières femmes parfumeuses à avoir fait parler d’elle, en présence deMartine Azoulai, journaliste et nièce de la créatrice.
Une table ronde animée par Sarah Bouasse.
Du 21 au 24 mars 2024, entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédées des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
--
Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Notre intérêt pour ce qui sent est souvent réduit au plaisir que nous, humains, pouvons y prendre – ou non. Pourtant, les molécules olfactives ont bien d’autres fonctions. En s’y plongeant, notre nez peut-il se faire le vecteur d’une transformation de notre rapport au monde ? C’est la question que pose cet article que nous vous proposons à l’occasion de la Journée mondiale de l’environnement, ce mercredi 5 juin.
Notre rapport aux odeurs semble relativement superficiel et polarisé : celles que l’on apprécie d’un côté, celles que l’on n’aime pas de l’autre. Pourtant, dans le monde vivant, les molécules olfactives ont des fonctions bien plus diversifiées – y compris pour l’humain. Nous en prenons conscience lorsque nous expérimentons ce handicap qu’est l’anosmie : notre nez nous permet, certes, de prendre du plaisir lors de nos repas et dans notre environnement, mais aussi de nous protéger des mets avariés, de nous alerter de divers dangers invisibles, ou encore de créer de l’attachement grâce à la mémoire olfactive.[1]Voir l’ouvrage Être nez sans odorat de l’association Anosmie.org, auto-édition, à paraître le 6 juin 2024
On a souvent dit que l’odorat a été mis de côté parce qu’il serait le sens qui nous renvoie le plus à notre animalité.[2] Voir notamment Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, 2010 Son rejet tient aussi, probablement, de ce qu’il est par son fonctionnement même le sens le plus lié aux émotions, à ces « affects » que les penseurs de différentes époques se sont attachés à faire passer de l’autre côté de la rationalité, dans ce geste dualiste (corps/âme, animal/humain) qui a traversé la majeure partie de la pensée philosophique. Dans ce geste de rejet de la sensibilité, nous avons cherché à effacer une part de nous : nous sommes en effet une part de ce vivant que nous nous attachons pourtant à exploiter.
Atmosphère anthropocène
Nous avons ainsi fait du vivant un « environnement » : quelque chose qui nous entoure, nous humains, comme nous avions jadis fait de la Terre le centre de l’Univers, dans notre folie toute nombriliste. Quelque chose que nous pouvons utiliser, travailler, nous approprier : « Pour le capital, la nature est l’ensemble des réalités qui, n’ayant pas de valeur, sont disponibles pour l’appropriation », résume ainsi le chercheur en philosophie Paul Guillibert.[3]Paul Guillibert, Exploiter les vivants, Amsterdam, 2023, p. 74 Comme le rappelle Dominique Roques dans Le Parfum des forêts, les humains n’ont pas attendu pour décimer les cèdres du Liban : « Il reste aujourd’hui moins de 2% de la forêt initiale. Toutes les civilisations de l’Antiquité sont venues couper les cèdres, ils avaient déjà presque disparu avant que notre Moyen Âge ne commence. Avec les cèdres, l’humanité à l’aube de son histoire a inauguré l’exploitation sans limite de la nature, une tragédie qu’elle va rejouer avec application partout sur la Terre jusqu’à nos jours. » Mais cette fureur consumériste s’est, comme on le sait, nettement amplifiée ces dernières années : « Ce que le monde occidental va faire de ses forêts à partir du début de l’ère moderne est la réplique accélérée de ce qui s’est joué dans le temps long au Proche-Orient. Il aura fallu trois mille ans de coupe des cèdres pour commencer à manquer d’arbres capables de fournir des poutres, mille ans suffiront pour que le XVIIe siècle européen constate une pénurie de grands arbres pour la construction de navires. […] Tout a changé d’échelle, en dix ou douze siècles, les hommes ont coupé dans le seul pays de France, avec les mêmes outils, l’équivalent de trois cent fois la surface de la forêt des cèdres du Liban ! », poursuit l’auteur.[4] Dominique Roques, Le Parfum des forêts – L’homme et l’arbre, un lien millénaire, Grasset, 2023, p. 55; p. 85
Et ainsi, à bien des égards, nous avons rendu l’air irrespirable. C’est ce que met en avant l’exposition « Atmosphère primale », issue d’un travail de recherche et création mêlant arts et sciences et qui rend en effet sensible, à travers des expériences polysensorielles, l’évolution de l’air et de ses odeurs sur le temps long : « L’équipe cherche à rendre perceptibles les atmosphères passées et futures, confrontant ainsi les visiteurs à l’irrespirabilité de ces espaces […] invitant le public à une réflexion profonde sur notre place dans l’univers et notre relation au vivant qui ne se limite pas à l’humain », note Edwige Armand, artiste et maîtresse de conférences en art numérique, qui a imaginé ce projet. En expérimentant par tout notre corps les évolutions drastiques de l’environnement, sur le temps long mais aussi sur le temps court des dix dernières années, l’exposition nous invite à porter un autre regard sur l’air que nous avons rendu moins respirable. Roland Salesse, ingénieur agronome et docteur en sciences, remarque : « À partir de l’ère industrielle, tout change : les pollutions s’intensifient, et l’exploitation du pétrole à partir du XIXᵉ modifie notre environnement olfactif mais aussi celui de tout le vivant, que nous noyons dans un bruit olfactif. On a oublié que les odeurs signifiaient quelque chose, on superpose des senteurs manufacturées à celles existantes : des parfums floutent les senteurs des bases désagréables de nos lessives ».
Réodoriser le monde
Parallèlement à la désodorisation que l’hygiénisme a véritablement ancrée, nous avons réodorisé le monde, achevant le geste d’appropriation du vivant dont les racines remontent plus loin que ne le laisse imaginer le concept d’ « anthropocène », aujourd’hui mis en avant. Nous avons décorrélé les odeurs des informations qu’elles sont censées porter, et ce désintérêt conscient fait le bonheur du marketing olfactif. De fausses odeurs de croissant chaud sont diffusées pour attirer les clients dans les boulangeries industrielles, le plastique des poupées est parfumé à la vanilline pour que l’on en oublie la toxicité… Et les constructeurs des usines à bitume de l’autoroute A69 reliant Castres à Toulouse promettent de parfumer aux huiles essentielles les émanations polluantes. Qu’importent qu’elles rejettent de l’oxyde d’azote, du monoxyde de carbone, du dioxyde de soufre ou encore du benzène, toxiques pour l’humain comme pour bien d’autres vivants. Certes, des initiatives pionnières, et notamment celles d’Atmo Normandie, mettent un coup de projecteur sur les nuisances olfactives, en parallèle à leur travail sur la surveillance de l’air par la mesures des composés chimiques qui s’y trouvent. En proposant une formation aux habitants pour qu’ils puissent devenir évaluateurs, l’association participe à l’amélioration de la qualité olfactive ambiante dans une région où les industries sont nombreuses. Mais sa directrice, Véronique Delmas, souligne aussi qu’il n’y a « pas de lien univoque entre toxicité et odeurs : des molécules peuvent sentir mauvais sans être néfastes, et à l’inverse des composés inodores peuvent présenter des dangers conséquents. Par ailleurs, le recours au masquage d’une odeur par une autre peut poser problème, car on ajoute un composé de plus, dont on ne connaît pas toujours les propriétés chimiques ». En bref, un pansement sur une jambe de bois, qui pose aussi le problème de la confiance que nous pouvons avoir en notre capacité olfactive : « dans ce cas, notre nez ne peut plus s’acquitter de sa fonction première, qui est de nous avertir du danger », appuie un récent documentaire proposé par Arte.[5]Voir https://www.arte.tv/fr/videos/109817-007-A/que-nous-transmettent-les-odeurs/
Faisons un pas de plus : les parfums ne se contentent pas de flouter les informations émises par notre environnement. À l’opposé des discours ambiants, ils tendent de plus en plus à nous habituer aux odeurs « antithétiques de la nature » à l’instar du recours aux bois ambrés, qui par leur puissance concentrent l’attention sur la personne qui les portent (boostant au passage leur attractivité et donc les ventes) , comme nous l’écrivions dans l’article que nous leur avions consacré : « Ironiquement, à l’heure où le public réclame plus de naturel, de sain, de bio, et où les marques ne communiquent quasiment que là-dessus – ne se gênant d’ailleurs pas pour avancer des pourcentages plus ou moins mensongers, du moins trompeurs, pour nous rassurer –, le sillage des bois ambrés peut être perçu comme une antithèse de la nature. Et ce n’est pas tant leur origine 100% artificielle qui pose problème – comme déjà évoqué sur ce site – mais le fait qu’ils évoquent une atmosphère urbaine, polluée, une sorte de retranscription olfactive de pots d’échappements, de pétrole, de tarmac d’aéroport, d’émanations d’usines, de cendriers ou de goudron. Un condensé de tout ce que notre société de consommation génère de pire, en somme. »
Par ailleurs, estimer l’impact de la parfumerie sur le vivant en général reste complexe : nous avions consacré un dossier entier posant de premières ébauches sur son caractère « durable », soulevant autant de questions qu’il en traitait. Depuis, d’autres approches ont étoffé cette réflexion, avec notamment celui sur le néocolonialisme latent de l’industrie dans Nez#17 – Argent & parfum : l’exploitation des populations plus précaires – moins protégées par les droits sociaux de leur pays – pour participer à la récolte des matières premières naturelles qui entrent dans nos flacons participe à la dégradation du vivant humain et non humain, sans parler du fait que les populations exploitées seront aussi les premières à subir les conséquences du changement climatique et de la perte de biodiversité. Les champs de monoculture, les techniques de transformation énergivores et les quantités de flacons produits participent évidemment à la destruction du vivant, comme c’est le cas de toute industrie de masse.
Sentir le vivant : une autre voie est possible
Il faudrait donc imaginer une autre manière de considérer la nature, non plus comme un environnement, mais comme vivant, permettant de nous inscrire en son sein à l’égal des autres êtres, – animaux, végétaux… – qui la composent. Et cela passera, selon le philosophe Baptiste Morizot, par une attention sensible qui permettra de contrer la « crise de la sensibilité » dont il fait le constat dans Manières d’être vivant : celle-ci consiste en « un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant […] conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre. »[6]Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes sud, 2020, p. 21 Si l’auteur ne se penche pas en particulier sur notre odorat, qu’il qualifie ici ou là de « sens pauvre », on peut cependant argumenter que cet appauvrissement est justement une conséquence (et cause) de la crise de la sensibilité, et non pas un statu quo inhérent à notre génétique humaine. On peut en tout cas imaginer une autre manière de sentir, comme le fait Clara Muller, historienne de l’art et rédactrice pour Nez, qui se penche sur le lien entre odorat et vivant dans un projet d’ouvrage, et qui anime des ateliers de sensibilisation à destination du grand public : « Les odeurs ne sont pas seulement des odeurs pour nous humains : ce sont des messages que s’échangent les vivants. Cette idée s’est imposée à moi lors d’une promenade dans le Jura, où j’avais été la seule d’un groupe de quinze personnes à avoir prêté attention à ce que nous croisions. Je ne cessais de me répéter “si la forêt sent si bon, c’est parce qu’elle parle”. À la même période, j’ai lu les ouvrages de Vinciane Despret, de Laurent Tillon, d’Estelle Zhong Mengual ou encore de Baptiste Morizot, qui m’ont confortés dans cette intuition. Prêter une attention sensible au vivant est une nécessité, et cela passe selon moi aussi par l’odorat. Certains artistes contemporains l’ont d’ailleurs bien compris ! ».
Elle reprend l’hypothèse du philosophe selon laquelle ce sont les pratiques et non les seules idées qui permettent de faire évoluer les choses : « Baptiste Morizot prône notamment le pistage, mais nous pouvons penser à d’autres pratiques, concevoir des sessions d’olfaction naturalistes, à l’écoute des senteurs, pour nous y rendre plus sensibles », imagine Clara Muller. On pourrait tirer de cette nouvelle manière de sentir des bénéfices concrets, « en termes de biocontrôle en agriculture, pour lutter contre les insectes ravageurs, contrôler les maladies vectorielles – en attirant hors des habitats humains les moustiques – ou encore pour protéger les animaux lorsque nos routes traversent leurs habitats, en les attirant vers des ponts à l’aide de dispositifs odorants », énumère-t-elle. Mais c’est surtout la question d’une « reconnexion essentielle au monde » qui intéresse la chercheuse, au-delà de tout bénéfice pratique immédiat. L’idée étant à terme de provoquer un changement de paradigme dans notre rapport à l’olfaction, afin de : « sentir une rose pour la valeur intrinsèque de sa vie de rosier », et non seulement parce que son odeur est plaisante pour nous.
Sentir la vie d’un rosier
L’attention de plus en plus accrue au « langage du vivant » pousse les chercheurs à se pencher sur leurs odeurs, éléments de communication importants puisque transportables dans l’air. Le biologiste David G. Haskell propose ainsi de sentir divers végétaux et d’en comprendre les significations dans son ouvrageLe Parfum des arbres, 13 façons de le respirer, publié en 2022 aux éditions Flammarion.
On se confronte alors à un monde complexe, dans lequel on a d’ailleurs peu mis le nez jusqu’à présent, comme l’explique Roland Salesse : « À l’échelle du micromètre (millième de millimètre), il y a les microbes qui échangent entre eux par des signaux chimiques, mais ceux-ci ne sont pas toujours perceptibles pour nous. À l’échelle des individus multicellulaires, comme les plantes et les animaux, la diversité est fantastique, notamment chez les insectes qui communiquent beaucoup par phéromones. Mais les plantes sont également d’incroyables usines à composés chimiques, ceux-là mêmes dont la parfumerie exploite les produits. » Les signaux olfactifs émis par les plantes peuvent être des signaux de comestibilité et d’habitabilité qui déclencheront copulation et/ou ponte… Parmi ces molécules, « certaines sont issues de la photosynthèse, comme les terpènes ; d’autres sont des produits métaboliques, comme le parfum de la rose », précise-t-il. Parmi les championnes de l’odorat – qui mettraient K.O. tout participant à un bras de fer olfactif – on pense aux abeilles, dotées d’une soixantaine de récepteurs olfactifs, capables d’apprendre à leurs collègues où trouver par exemple des sources alimentaires, ou encore aux fourmis, laissant derrière elles des phéromones de piste. Mais en réalité, les échanges sont aussi nombreux que les vivants eux-mêmes, comme le montre l’ouvrageL’Odorat des animaux de Gérard Brand (EDP Sciences, 2023).
Il nous serait alors in fine possible de porter un regard différent sur les parfums, comme y invite Clara Muller, « en considérant qu’ils sont composés, entre autres, par les mots des vivants autres qu’humains. On peut ainsi penser son parfum comme un bouquet de significations multi-spécifiques. Ce décentrement de notre façon de sentir ce que nous considérons en général simplement comme un assemblage de “matières premières” me semble être à la fois une manière de rendre des égards à tous les non-humains qui contribuent à nos parfums, et une manière de réenchanter quelque peu la parfumerie. » Voilà enfin de quoi se réjouir, et espérer, peut-être, que nous posions un autre nez sur le vivant, en ne le considérant plus comme simple environnement.
Visuel principal : Rosa et Auguste Bonheur, Bovins sur une colline, 1851. Source : Wikimedia Commons
Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes sud, 2020, p. 21
--
Jessica Mignot
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
//
Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Dans cet épisode, Hirac Gurden, directeur de recherches en neurosciences au CNRS et rédacteur pour Nez, auteur du livre Sentir – Comment les odeurs agissent sur notre cerveau(Les Arènes), nous invite à comprendre comment fonctionne l’odorat du nouveau-né.
Une conférence présentée par Guillaume Tesson.
Du 21 au 24 mars 2024, entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédées des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Crédit photo : Philippe Quaisse.
--
Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Nous utilisons des cookies pour optimiser notre site web et notre service.
Fonctionnel
Toujours activé
Le stockage ou l’accès technique est strictement nécessaire dans la finalité d’intérêt légitime de permettre l’utilisation d’un service spécifique explicitement demandé par l’abonné ou l’utilisateur, ou dans le seul but d’effectuer la transmission d’une communication sur un réseau de communications électroniques.
Préférences
Le stockage ou l’accès technique est nécessaire dans la finalité d’intérêt légitime de stocker des préférences qui ne sont pas demandées par l’abonné ou l’utilisateur.
Statistiques
Le stockage ou l’accès technique qui est utilisé exclusivement à des fins statistiques.Le stockage ou l’accès technique qui est utilisé exclusivement dans des finalités statistiques anonymes. En l’absence d’une assignation à comparaître, d’une conformité volontaire de la part de votre fournisseur d’accès à internet ou d’enregistrements supplémentaires provenant d’une tierce partie, les informations stockées ou extraites à cette seule fin ne peuvent généralement pas être utilisées pour vous identifier.
Marketing
Le stockage ou l’accès technique est nécessaire pour créer des profils d’utilisateurs afin d’envoyer des publicités, ou pour suivre l’utilisateur sur un site web ou sur plusieurs sites web ayant des finalités marketing similaires.