Par leurs qualités olfactives exceptionnelles, leur histoire ou leurs origines hors du commun, certaines matières premières naturelles nourrissent l’inspiration du parfumeur et jouent un rôle déterminant dans ses créations. Marc-Antoine Corticchiato, créateur de Parfum d’empire, échange avec deux de ses fournisseurs, François Ducreuzet, président d’Essentiel Oud et Frédérique Rémy, co-dirigeante de Floral Concept.
Une table ronde modérée par Sarah Bouasse.
Entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center, du 21 au 24 mars 2024. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédés des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
En 2000, l’UNESCO a inscrit sur la liste du patrimoine mondial la « Terre de l’encens », située dans la région du Dhofar, dans le sultanat d’Oman. Il s’agit d’un ensemble de trois sites archéologiques (Shisr, Khor Rori et Al Baleed) et d’une réserve naturelle (Wadi Dawkah). Une reconnaissance qui témoigne de l’importance du patrimoine liée à l’encens en Oman et du rôle historique majeur joué par cette région dans le commerce de ce produit.
La « Route de l’encens » est le nom traditionnellement donné à un réseau de routes reliant le sud de la péninsule Arabique au monde méditerranéen et à la Mésopotamie à partir du Xe siècle avant notre ère. Son essor est lié à une révolution majeure au Moyen-Orient : la domestication du dromadaire. Surtout active durant l’Antiquité, cette « route » se modifie au cours du temps et, terrestre à l’origine, devient progressivement un réseau maritime à longue distance. Qu’entend-on par « encens » ? Qui l’utilisait et de quelle façon ? Comment est né ce commerce ? De quelle manière a-t-il évolué ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans cet article.
Le mot encens désigne toute substance pouvant être brûlée afin de produire une fumée odorante. Il peut s’agir de résines végétales, de bois ou de matières animales. Mais lorsque l’on évoque l’encens, on pense plus particulièrement à la résine oliban, issue du Boswellia sacra, un petit arbre de la famille des Burséracées, qui exsude une résine odorante après excision de l’écorce. Cet arbre est réparti dans le sud de la péninsule Arabique, à cheval sur les territoires du Yémen et du sultanat d’Oman, ainsi qu’en Somalie.
On trouve également d’autres espèces (31 en tout) qui fournissent une résine recherchée, comme le Boswellia papyrifera qui croît en Éthiopie. L’autre résine emblématique de l’Arabie du Sud est la myrrhe, issue du Commiphora myrrha. Néanmoins, cette résine est généralement utilisée comme onguent et beaucoup plus rarement comme encens. Le commerce de l’encens comprend ainsi non seulement de l’encens-oliban, mais aussi d’autres substances odorantes et des épices importées depuis l’Inde. La liste des produits s’est allongée avec le temps, alors que le commerce s’élargissait à des régions de plus en plus éloignées.
Durant l’Antiquité, l’encens est principalement employé au cours des rituels religieux et dans les rites funéraires. La fumée de l’encens matérialise l’offrande destinée aux dieux et porte vers le ciel les prières des hommes. Les fumigations accompagnent aussi les prières aux morts, et ces substances utilisées en onguent s’emploient lors des pratiques d’embaumement. Ce sont donc surtout les prêtres qui manipulent ces matières odorantes. Cependant, l’usage domestique est également attesté, et les archéologues ont retrouvé des brûle-parfums dans des habitats aussi bien dans des contextes antiques qu’islamiques.
Dater avec certitude le début du commerce de l’encens-oliban est une gageure. Néanmoins, plusieurs indices archéologiques et textuels témoignent d’une circulation très ancienne de ce produit. La plus vieille trace d’utilisation de l’encens connue à ce jour est attestée sur le site de Ra’s al-Jinz (sultanat d’Oman), à travers un brûle-parfum de forme quadrangulaire et à quatre pieds retrouvé dans un bâtiment datant du IIIe millénaire avant notre ère. Malheureusement, aucune analyse de provenance n’a été réalisée sur la matière brûlée retrouvée au fond du réceptacle, et parler d’un « commerce » à proprement parler paraît hardi.
En revanche, dès la seconde moitié du IIIe millénaire av. n. è., la demande en encens est forte dans l’Égypte ancienne. Les textes égyptiens mentionnent essentiellement deux produits, « sntr » et « ‘ntyw », qui sont parfois identifiés avec, respectivement, l’encens-oliban et la myrrhe. Ces substances, employées dans les rituels funéraires et comme offrande aux dieux, sont importées depuis le mythique « pays de Pount », dont la localisation précise fait encore débat, mais qui se situerait dans la Corne de l’Afrique ou bien sur la rive occidentale de l’actuel Yémen, le long de la mer Rouge. Des ressources si essentielles, et si onéreuses pour les Égyptiens, que la reine Hatchepsout (r. 1490-1468 av. n. è.) ordonne une expédition jusqu’à Pount pour s’approvisionner directement et rapporter les arbres eux-mêmes en Égypte. Les magnifiques fresques du temple de Deir El-Bahari narrent cette aventure qui se soldera par l’échec des transplantations des arbres, qui ne survivront pas au climat trop aride de l’Égypte.
Le développement du commerce des aromates en péninsule Arabique est étroitement lié à la domestication du dromadaire, qui entraîne la mise en place du commerce caravanier, à la fin du IIe ou au début du Ier millénaire avant notre ère – les premières traces épigraphiques relatant les échanges commerciaux terrestres datent des IXe/VIIIe siècles av. n. è. Un dromadaire transporte jusqu’à 240 kg de marchandises et peut parcourir jusqu’à 48 km par jour. Son emploi représente ainsi une révolution économique : il est désormais possible d’acheminer par voie terrestre une grande quantité de marchandises. Au VIIIe siècle av. n. è., d’après l’étude des sources épigraphiques sudarabiques, le commerce caravanier est établi et organisé dans le sud de la péninsule Arabique. La période qui s’étend jusqu’au tournant de l’ère chrétienne est ainsi celle des « principautés caravanières ». Au Yémen, cinq royaumes jouent un rôle essentiel dans le commerce de l’encens : ceux de Saba, de Mai’în, de Qatabân, de ‘Awsân et du Hadramawt .
Le plein contrôle des routes caravanières par lesquelles circulent, notamment, l’encens et la myrrhe devient un objectif militaire et politique de premier ordre. Dans ce but, Karib’îl Watâr (première moitié du VIIe siècle av. n. è.), roi de Saba, mène huit campagnes militaires victorieuses. Ce même souverain aurait offert à Sennachérib, roi d’Assyrie de 705 à 681 av. n. è., des pierres précieuses et des aromates afin de lui rendre hommage.
Les Minéens jouent un rôle essentiel dans le transport et la vente des aromates, comme en atteste l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien (23-79) qui explique que l’encens fut d’abord commercialisé par ce peuple de Mai’în.
Le royaume du Hadramawt s’est établi dans la vallée du même nom, le Wadi Hadramawt, mais son territoire déborde largement cette région pour s’étendre jusqu’au Mahra à l’est, et jusqu’à l’océan Indien au sud. Sa capitale, Shabwa, est située au carrefour des routes caravanières reliant Mai’în ou Najrân par le désert et des pistes passant par les hauts plateaux. Une route relie ensuite Shabwa à Marib, capitale du royaume de Saba. Enfin, les caravanes partent de Marib vers Najrân, puis vers Yathrib (actuelle Médine), jusqu’à Pétra et Gaza, d’où les marchandises sont redistribuées vers la Méditerranée, le Levant, la Mésopotamie. Les royaumes du nord de l’Arabie (Dadanites, Lihyanites, Taymamites) prospèrent en tant qu’intermédiaires dans ce commerce et se sédentarisent dans des oasis, comme al-‘Ulâ ou Tayma. Les Nabatéens, installés dès la fin du IVe siècle av. n. è. à Pétra (Jordanie), s’enrichissent grâce au négoce et se sédentarisent progressivement. Au Ier siècle av. n. è., le royaume nabatéen couvre ainsi un vaste territoire qui s’étend, du nord au sud, depuis Damas jusqu’au Hijâz et, d’est en ouest, du Néguev au désert syro-arabe.
Après le début de l’ère chrétienne, plus aucune source épigraphique sudarabique n’évoque le commerce caravanier. Néanmoins, celui-ci n’a pas complètement disparu. Avec l’essor de l’islam, La Mecque devient le centre religieux le plus important de la région, et reste une ville marchande. On sait par exemple que, afin d’assurer l’approvisionnement en encens et en parfums, une caravane spécifique appelée latîma fait le voyage d’hiver vers le sud de l’Arabie pour rapporter les précieux produits. Les routes de pèlerinage sont en quelque sorte les héritières de ces « routes de l’encens ».
Parallèlement à ce commerce caravanier, un commerce maritime se met en place. Outre l’oliban et la myrrhe, les aromates brûlés en Arabie du Sud ou exportés depuis cette région provenaient de diverses contrées. Originaires d’Inde, les épices, comme la cannelle ou le poivre, sont transportées par bateau jusqu’aux côtes sudarabiques d’où elles sont redistribuées vers les régions septentrionales. Ce transport depuis l’Inde implique la maîtrise de la navigation et pose la question de l’évolution du commerce maritime dans l’océan Indien.
Dès le IVe siècle av. n. è., la circumnavigation de la péninsule Arabique est bien établie et se fait par cabotage. Vers la fin du IIe siècle av. n. è., les pilotes maîtrisent les vents de mousson.
À partir du IIe ou IIIe siècle, de nouvelles voies commerciales maritimes sont ouvertes vers l’océan Indien. Après le temps des troubles qui ont marqué le VIe siècle, l’Empire musulman assure une stabilité politique qui favorise les échanges commerciaux. Les élites musulmanes implantées dans les grandes villes consomment des produits luxueux : céramiques, tissus, parfums, pierres précieuses. S’étendant des rives de l’Atlantique à l’Amou-Daria, l’Empire abbasside (750-1258) contrôle les axes maritimes en mer Méditerranée, dans l’océan Indien, ainsi que des routes terrestres, en particulier une importante portion de la Route de la soie. Le commerce à longue distance connaît un essor considérable, et les relations entre le monde arabe et la Chine se renforcent. Des marchands arabes et perses établissent un comptoir à Canton. Ainsi, de nombreux produits originaires d’Extrême-Orient, qui étaient jusque-là rarement employés, s’imposent sur les marchés aux parfums : musc, ambre gris, bois d’agalloche, bois de santal, camphre… Ces matières exotiques, considérées comme plus prestigieuses, remplacent les matières locales comme l’oliban. En revanche, ce dernier est très apprécié en Chine où il est employé en quantité dans le cadre des rites bouddhiques.
Au sein de ce commerce, qu’il soit terrestre ou maritime, la région du Dhofar, dans le Sultanat d’Oman, joue un rôle majeur depuis l’Antiquité, comme en témoignent les trois sites archéologiques faisant partie de la « Terre de l’encens » : Khor Rori, Shisr et Al Baleed.
Le site archéologique de Khor Rori, l’ancienne Sumhuram, est une ville fortifiée d’une superficie de 8 560 m2 installée sur un éperon rocheux dominant une anse (khor,en arabe), à 31 km à l’est de Salalah. Elle doit son nom au roi Sumhuram ‘lhan (r. IIIe ou IIe siècle av. n. è.), souverain du Hadramawt, qui a fondé la ville. L’encens récolté dans le Dhofar était entreposé dans la ville, protégée par des murs pouvant s’élever jusqu’à 8 m de haut. Il était ensuite acheminé vers Qâni’ (l’actuel Bî‘r ‘Alî, au Yémen), où il était stocké avant d’être expédié à Shabwa, d’où les caravanes le transportaient vers le nord, ainsi que nous l’avons décrit plus haut. La ville de Sumhuram est abandonnée progressivement au cours du Ve siècle à cause de l’ensablement de sa baie.
Shisr, aussi appelé « Ubar », se situe à moins de 150 km au nord de Salalah. Le site a été visité par l’explorateur britannique Wilfried Thesiger dès 1946, puis redécouvert au début des années 1990 par Nicholas Clapp et Juris Zarins à la suite de reconnaissances aériennes. Les vestiges sont constitués d’un dôme calcaire écroulé qui recouvrait autrefois une source d’eau. Sur ce dôme, une grande enceinte fortifiée de forme trapézoïdale avait été édifiée, mesurant 57 m par 45 m de côté. La nappe aquifère située sous la forteresse a creusé le sous-sol, provoquant l’effondrement du dôme calcaire. L’occupation du site remonterait à 300 av. n. è., puis celui-ci est réoccupé durant la période islamique, jusqu’au XIVe siècle. Parmi les trouvailles, six pièces d’un jeu d’échecs en grès datant des XIe-XIIe siècles ont été mises au jour. C’est avant tout la présence en eau qui a fait la richesse de Shisr, ce qui explique l’enceinte fortifiée. Située non loin de la région où poussent les arbres à encens, elle pourrait bien avoir été un relais caravanier de l’une des nombreuses pistes reliant les zones de production aux zones de consommation de l’encens. D’autre part, la découverte de brûle-parfums lors des fouilles témoigne de l’usage de l’encens à cet endroit.
La vivacité du commerce maritime de l’encens durant la période islamique est visible à travers la richesse du site archéologique d’Al Baleed, situé dans la partie orientale de la ville moderne de Salalah et où se trouvent les vestiges du port médiéval de Zafâr qui a donné son nom à la région, le Dhofar (Zufâr, en arabe). Les fouilles archéologiques ont révélé que ce port était actif du xe au XVIe siècle. Les sources textuelles médiévales chinoises, occidentales et arabes témoignent des activités commerciales de la ville liées, notamment, à la vente de l’encens. À la fin du XIIIe siècle, Marco Polo, le fameux marchand et voyageur vénitien, nous informe que « l’encens blanc y naît fort bon, et en abondance », puis il nous décrit comment l’encens était récolté après que l’arbre avait été entaillé et que la résine avait séché. Tout comme Sumhuram en son temps, le port de Zafâr était fortifié afin de protéger ses richesses. Malheureusement, ces fortifications ne résisteront pas à l’attaque des navires portugais au début du XVIe siècle.
Enfin, la réserve naturelle de Boswellia sacra de Wadi Dawkah se situe à 42 km au nord de Salalah, à environ 680 m d’altitude. Elle s’étend le long du wadi, sur 6 à 7 km2 (600-700 ha). Dans cette réserve naturelle se trouvent les plus grands et les plus anciens spécimens de Boswellia sacra du Dhofar. Âgés d’une centaine d’années, ces individus atteignent 4,5 voire 6 m de hauteur. Dès 2001, un programme d’intervention est mis en place. Il se poursuit aujourd’hui sous les auspices d’Amouage pour protéger, mettre en valeur et exploiter de manière durable ce patrimoine naturel.
L’Antiquité est souvent considérée comme l’âge d’or du commerce de l’encens. Cette vision est en fait biaisée par les nombreux textes antiques, en particulier ceux de Hérodote et Pline l’Ancien, qui chantaient les merveilles de cette « Arabie heureuse » productrices d’aromates. Or, les sources textuelles et données archéologiques témoignent de la vigueur de ce commerce durant la période islamique et médiévale. Au sein du monde méditerranéen christianisé, l’encens-oliban est employé dans la liturgie pour purifier l’église. À la faveur de ses échanges avec le monde musulman, l’Europe va également découvrir une grande diversité d’aromates. Une ville marchande comme Venise devient capitale des parfums grâce à ses réseaux d’échanges privilégiés avec le monde arabe. À l’est, c’est en Chine que l’on trouve la plus forte demande en encens-oliban : des registres commerciaux datant du XIe siècle rapportent que plusieurs dizaines de tonnes d’oliban étaient débarquées dans les grands ports chinois chaque année. Et la Route de l’encens n’appartient pas seulement au passé : c’est un patrimoine encore bien vivant qui ne demande qu’à être exploré.
Sterenn Le Maguer-Gillon est archéologue, autrice d’une thèse portant sur le commerce de l’encens en péninsule Arabique et dans l’océan Indien entre le IVe et le XVIe siècle. Ses recherches portent sur l’histoire des parfums et des encens, en particulier leur circulation et leurs usages, dans le monde musulman médiéval. Elle est l’auteure d’une dizaine d’articles sur le sujet, publiés en français et en anglais. Elle participe à différents projets archéologiques en péninsule Arabique et étudie la culture matérielle de sites datant des périodes antique et islamique (céramique, pierre tendre, brûle-parfums). Elle est actuellement directrice de projets archéologiques chez Archaïos et chargée de cours à l’Institut catholique de Paris.
Quelles sont les conséquences des avancées récentes en matière de développement durable sur l’industrie du parfum ? Guillaume Audy, directeur de la communication et du développement durable chez Iberchem, Rita Ribau Dominguez, consultante senior chez Olfasense et Valérie Lovisa, conférencière en RSE à l’Isipca et consultante chez B Leader se penchent sur les préoccupations actuelles et les futurs enjeux en explorant les sujets qui ont marqué le secteur au cours des derniers mois. Une table ronde animée par Sarah Bouasse.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
La Route de l’encens, qui s’étendait sur 2000 kilomètres, reliait le sud de la péninsule arabique à la Méditerranée. Les premières traces avérées d’expéditions en Égypte à la recherche d’encens remontent à 2600 ans avant notre ère et attestent de la domestication du chameau à l’origine du commerce intensif de la précieuse résine 800 ans av. J.-C. Oman n’apparaît sur la carte de cette route que quelques siècles plus tard, une fois l’emblématique port de commerce de Khor Rori construit. En 2000, l’Unesco et le Sultanat d’Oman ont signé une convention inscrivant au Patrimoine mondial la Route de l’encens. Cette appellation poétique englobe quatre sites exceptionnels situés dans la vallée du Dhofar, une réserve naturelle dans le sud d’Oman : les vestiges de l’oasis de Shisr (également nommée Ubar) ; les ports affiliés de Khor Rori et Al-Baleed, exemples remarquables de sites médiévaux fortifiés et Wadi Dawkah, le berceau de la plus importante forêt d’arbres Boswellia sacra au monde.
Dans cet épisode, Dominique Roques, sourceur d’ingrédients naturels pour la parfumerie depuis plus de 30 ans et chargé d’implanter le projet de renaissance de cet arbre précieux dans le Wadi Dawkah, s’entretient avec l’archéologue Sterenn Le Maguer-Gillon pour expliquer à quel point chacun de ces lieux témoigne de la place stratégique qu’occupait la région d’Oman sur la route du commerce de l’encens.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
La réglementation des ingrédients pour la parfumerie, barrière à la création ou source d’innovation ? Aurélie Perrichet, directrice régionale Europe de l’IFRA, Jennifer Dorts, responsable des affaires scientifiques et réglementaires de l’IFRA et Thierry Audibert, membre du comité directeur de la Société internationale des parfumeurs-créateurs (SIPC) nous aident à comprendre le rôle des réglementations de l’International Fragrance Association pour garantir un usage sûr des produits parfumés, les innovations nées de ces contraintes et le travail de l’organisme auprès des autorités pour défendre l’industrie. Une table ronde animée par Jessica Mignot.
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Après une courte présentation du Groupement de recherche du CNRS Odorant, Odeur, Olfaction (GDR O3) et de ses principales activités, son directeur adjoint Xavier Fernandez expose quelques exemples de résultats de projets interdisciplinaires centrés autour de l’histoire des parfums, de l’intelligence artificielle et des neurosciences.
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Depuis vingt ans, à l’écart des tendances, Marc-Antoine Corticchiato dessine avec Parfum d’empire la carte d’une parfumerie indépendante et exigeante, guidée par la noblesse des matières premières naturelles. En écho à l’exposition « Parfum d’empire – Quand le parfum des plantes parle », celui qui faillit devenir cavalier professionnel revient sur ses racines marocaines et corses, sur ses méthodes de création, son enthousiasme pour la quête des plus beaux ingrédients et commente l’évolution de son style, de plus en plus personnel.
Une masterclass présentée par Guillaume Tesson.
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Devenir parfumeur c’est emprunter un chemin exigeant, de l’apprentissage au côté d’un mentor jusqu’aux premières gammes esquissant l’acquisition d’une signature. Grégoire Balleydier, parfumeur chez DSM-Firmenich, Ugo Charron, parfumeur chez Mane et Leslie Gauthier, parfumeuse chez Symrise, échangent sur les atouts, les valeurs et les défis de la nouvelle génération de créateurs.
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À la fin des années 1990 et au début des années 2000, une nouvelle tendance émerge dans le domaine des parfums : celle du sport. Un outil marketing bien rodé, dont nous explorons ici quelques facettes, après avoir dessiné les premiers traits de l’histoire commune qui lie disciplines sportives et flacons sent-bon.
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, une nouvelle tendance émerge dans le domaine des parfums : celle du sport. Elle est en réalité un outil marketing qui favorise l’expansion d’un marché de « flankers », nom que l’on donne dans le milieu à ces déclinaisons qui reprennent (a priori) quelques notes olfactives du parfum initial ainsi que son nom et la forme du flacon. Si l’exercice de la déclinaison peut constituer un réel enjeu créatif, il permet malheureusement le plus souvent de capitaliser sur un succès commercial sans trop de prises de risques.
Les déclinaisons « sportives » ciblent un public essentiellement masculin, plus jeune et populaire, moins consommateur de parfums que les femmes, creusant au passage les clichés de genre comme sait si bien le faire l’industrie du parfum [voir notre dossier Odor di femina] : féminité séductrice et aimante d’un côté, masculinité puissante et indépendante de l’autre.
De Ralph Lauren à Dior en passant par Chanel et Yves Saint Laurent, toutes les grandes marques en vogue s’alignent sur cette tendance, présentant des parfums aux profils communs. De Polo Sport à Dior Homme Sport, tous proposent une fragrance avec une tête fraîche d’agrumes ou d’aldéhydes, un coeur fleuri ou épicé (poivre, coriandre) et un fond boisé ambré (cèdre, vétiver, et de plus en plus bois ambrés) parfois enrobé de notes gourmandes (fève tonka, vanille, ethyl-maltol).
L’objectif est clair : il faut toucher cette nouvelle audience et pour y parvenir, les marques vont adapter leur stratégie. Leur communication d’abord : avec le choix d’égéries sportives ou bien par des campagnes publicitaires mettant en scène des hommes athlétiques, l’enjeu étant toujours de nourrir l’identification aux personnalités pour faire vendre. La part mise dans la communication augmente, celle mise dans le concentré déminue [voir notre dossier Argent et parfum dans Nez, la revue olfactive #17]. Rugbymen, joueurs de foot, surfeurs et même pilotes automobile se prêteront au jeu. On citera notamment Hugo Parisi (plongeur brésilien), Adam Crigler (longskater américain), Danny Fuller (surfeur américain) chez Chanel ; Olivier Giroud (joueur de foot français), Jenson Button (pilote automobile britannique) et Harry Kane (joueur de foot britannique) chez Hugo Boss ; Younes Bendjima (boxeur français), Kylian Mbappé et Zinedine Zidane (tous deux joueurs de foot français) chez Dior ; ou encore Sébastien Chabal (rugbyman français) chez Caron. La liste serait trop longue pour la poursuivre…
Leur stratégie marketing ensuite : les univers olfactifs de ces nouvelles créations portent des valeurs viriles, faisant certes appel au registre de la fraîcheur bienvenue après s’être dépensé (en considérant toujours que cela n’arrive qu’à ces messieurs), mais aussi bien souvent à la puissance, avec l’appui des bois ambrés ou du registre sucré. Les flacons sont uniformisés avec des couleurs sombres (noir, bleu, gris).
Aujourd’hui, la tendance « extrême » s’est imposée à son tour, faisant le relai des attributs de force liés aux hommes, et suivant la montée en puissance qui se généralise dans les flacons, quel que soit le genre auquel ils sont destinés.
Bref : le parfum, c’est comme le sport. Tant que ça fait vendre, on est prêt à investir… Et tant pis si c’est en dépit du bon sens ! Les très nombreuses compétitions sportives sont l’occasion pour les grands groupes comme Coty et LVMH de mettre en avant leurs marques. Logos imprimés sur les maillots, bannières déployées autour des stades et donc visibles tout au long des matchs, ou bien de spots publicitaires diffusés juste avant les diffusions télévisées et monnayés à prix d’or… S’ils sont prêts à tant de dépenses, c’est évidemment parce que cela rapporte gros. Bernard Arnault, le patron de LVMH, le sait bien : comme l’a dévoilé une enquête de Dan Israel et Khedidja Zerouali publiée par Médiapart le 19 juillet dernier,[1]Voir https://www.mediapart.fr/journal/france/190724/jo-lvmh-s-offre-une-place-de-roi-pour-la-ceremonie-d-ouverture celui-ci profite de l’occasion pour mettre en avant ses marques, notamment Louis Vuitton, dont la Fondation a accueilli la flamme durant une après-midi. Histoire de ne pas manquer, selon les propos de son fils Antoine Arnault, les « centaines de millions de paires d’yeux [qui] seront braquées » sur les JO, qui sont autant de portefeuilles à conquérir…
Visuel principal : Un athlète soulevant de lourdes masses, Reims, 1913, Agence Rol. Source : Gallica.bnf.fr / BNF
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Odeur de crème solaire, éclosion de jasmin et journées qui s’étirent… L’été s’est installé, et avec lui les vacances, pour les plus chanceux. Un peu plus de temps pour se reposer, profiter de ses proches, respirer l’air marin mais aussi pour lire ! Nous avons regroupé ici les derniers ouvrages qui font du nez leur maître mot, pour rendre vos siestes estivales plus érudites… ou pour voyager au creux de rêveries odorantes après une journée au bureau.
Et, bonne nouvelle : pour remplir vos bibliothèques, Nez vous offre les frais de port sur de nombreux livres cet été !
Quelques rêveries olfactives…
Ce Parfum rouge de Theresa Révay, par Guillaume Tesson Stock, mars 2024, 377 pages, 21,90€
1934. La jeune Nine Dupré, qui a fui la Russie, enfant, lors de la prise du pouvoir par les bolcheviques, est aujourd’hui chimiste pour des maisons de parfums. Elle tente d’imposer ses élans créatifs, dans une atmosphère concurrentielle tendue par la crise économique. Nine vit hantée par le souvenir d’un père parfumeur resté à Moscou et dont elle est sans nouvelles. Jusqu’au jour où son nez perçoit, échappé d’une proche collaboratrice de Staline en visite en France, un sillage que seul son paternel a pu créer… Theresa Révay, pour qui « les parfums, les sons et les couleurs se répondent », s’est inspirée de la parfumeuse Germaine Cellier pour donner vie à son personnage principal, dans cette fresque émaillée de références à l’histoire de la parfumerie. L’arrière grand-oncle de la romancière n’était autre que Léon Givaudan, le chimiste qui mit au point les aldéhydes de haute qualité ayant permis à Ernest Beaux de composer son chef d’œuvre, Chanel N°5. On comprend mieux pourquoi, au milieu de figures de l’industrie imaginaires ou bien réelles, les fragrances Moscou la rouge (rebaptisée L’Aube rouge dans le roman) et Chanel N°5 font figure d’authentiques protagonistes aux côtés d’une héroïne diablement attachante. L’ensemble, porté par un souffle romanesque, se dévore comme une bonne série Netflix.
La Croisée des sillages de Clémentine Humeau, par Jessica Mignot Autoédition limitée à 200 exemplaires, 280 pages, accompagnée du parfum créé par Clémentine Humeau, flacon de 50ml, 159€
Dans ce roman aux allures de conte, on croise un écrivain public, un arbre magique, un photographe de rêveries, un révélateur d’empreintes… et mille évocations sensorielles, qui rappellent combien les couleurs mais aussi les odeurs, les sons et les saveurs, trop souvent inaperçus, texturent notre monde. L’autrice et parfumeuse Clémentine Humeau a également imaginé un sillage qui se fait l’écho baumé, enneigé et moussu de cette histoire amoureuse singulière et lumineuse, racontant avec ses notes ce que le livre narre avec ses mots.
Les Chandeliers de Sioux Berger, par Jessica Mignot Éditions du Rocher, avril 2024, 233 pages, 18€
La trame principale de ce troisième roman de la journaliste Sioux Berger s’ancre dans un atelier de confection de bougies. Mais au-delà d’un simple ornement romanesque, les parfums remplissent un rôle central : ils ouvrent une pluralité de mondes, construisent des passages temporels et tissent des liens entre les êtres. Fourmillants de souvenirs pour Augusta, vieille dame au passé secret ; points d’ancrage du petit David ; éléments de travail de Sandrine, apprentie parfumeuse ; matières à réflexion pour l’agent immobilier Chérif : les odeurs font bel et bien partie de notre histoire collective et individuelle. Aérant les pages de leur légèreté, elles nous mènent comme un thème musical à travers une quête mystérieuse, que l’on suit par le bout du nez.
Des essais bien sentis…
Les Secrets des parfums de Sylvaine Delacourte, par Jeanne Doré Belin, avril 2024, 224 pages, 17,90€
Vous avez toujours rêvé de vous infiltrer dans les coulisses d’une grande marque de parfums ? Sylvaine Delacourte, directrice création parfum chez Guerlain pendant plus de quinze ans avant de créer sa propre société, nous offre ici un récit personnel de son parcours qui ouvre les portes des laboratoires de la maison parisienne. Une tranche de vie riche d’expériences, racontée de manière franche et avec beaucoup de pédagogie, qui rappelle le ton de la parfumeuse sur son site, Esprit de parfum. Parfait pour les curieux qui souhaitent comprendre comment sont imaginées les fragrances, de l’inspiration initiale au design du flacon, en passant bien sûr par la formulation et l’évaluation.
L’Appel des odeurs de Ryoko Sekiguchi, par Clara Muller P.O.L, février 2024, 272 pages, 20€
Après Sentir (2021) qui nous plongeait dans les arômes des vins de Champagne, Ryoko Sekiguchi nous ouvre d’autres horizons olfactifs dans cet ouvrage qui se lit tantôt comme un recueil de nouvelles, tantôt comme un journal intime dans lequel se seraient glissées des bribes de poèmes. Partout, sous toutes leurs formes, on y rencontre « ces “autres êtres” que sont les odeurs » : celles que l’on sent, celles que l’on croit sentir et celles que l’on ne sent plus. De notes en récits, de récits en questions sans réponses, se dessine la relation singulière de l’autrice aux senteurs des êtres et des choses, que sa langue suffit à invoquer, et qui sont à la fois sensations, métaphores et présences. Dans ces pages, quelque chose de fort et de beau nous appelle : ne craignons pas de nous y perdre ; ni de nous y retrouver.
Par le bout du nez de Sarah Bouasse,par Clément Paradis Calmann-Lévy, mai 2024, 250 pages, 18,50€
Peut-on se raconter par ce que l’on sent plutôt que par ce que l’on voit ? Sarah Bouasse, journaliste et rédactrice pour Nez, tente l’expérience et nous guide dans un dédale d’odeurs – dont on se rend bien vite compte qu’il est aussi le nôtre. Odeurs de maisons de vacances, parfums de l’adolescence, remugles urbains : l’autrice rappelle que nous sentons chaque fois que nous respirons, soit plus de 20 000 fois par jour. Se trace donc au fil des pages un monde intime et partagé de perceptions communes, d’époques traversées et de pertes irrémédiables… Alors que le sens olfactif, lui, se charge de tout retrouver, que ce soit le fond de Shalimar, les effluves d’un prof de danse, ou ceux de notre propre corps. Disponible sur le Shop, by Nez
& De la culture, pour un nez bien élevé !
Les Parfums de la nature de Roland Salesse, par Jeanne Doré Quæ, juin 2024, 152 pages, 23€
On ne présente plus Roland Salesse, ancien directeur du laboratoire de Neurobiologie de l’olfaction au centre INRAE de Jouy-en-Josas, cofondateur de l’association d’éducation olfactive le Nez en Herbe et auteur, entre autres, de Faut-il sentir bon pour séduire ? et du Cerveau cuisinier. Celui-ci nous offre un voyage dans le nez des autres vivants, avec une approche résolument scientifique, parfois technique lorsqu’il s’agit de décrire les réactions biochimiques, mais toujours pédagogique. Le résultat est passionnant, et permet de comprendre comment les odeurs font partie intégrante de la nature et sont des indispensables du vivant. Il offre une autre manière de percevoir le monde et ses mille parfums, non plus comme de simples agréments pour nous, mais comme un langage complexe aux fonctions diverses et à destination de tous ceux qui le peuple : végétaux, insectes et animaux (humains compris). Nécessaire et franchement réussi.
Sentir. Comment les odeurs agissent sur notre cerveau de Hirac Gurden, par Clément Paradis Les Arènes, avril 2024, 256 pages, 21€
Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS, et rédacteur pour Nez, nous livre un ouvrage accessible et généreux sur l’odorat et ses mécanismes. Ici on parle du fonctionnement de notre nez, de notre cerveau, de ce qui définit une odeur, mais aussi de nos effluves corporels et de ce que l’on met dans nos assiettes. En plus de quelques détours par l’histoire du parfum et l’observation du règne animal, la narration s’autorise parfois à glisser vers la première personne pour permettre au chercheur de partager sa madeleine de Proust et les effluences marquantes de son passé. Ce panorama ne serait pas complet sans un chapitre sur la perte d’odorat et sur les protocoles de rééducation olfactive que Hirac Gurden développe depuis plusieurs années, notamment pour aider les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Disponible sur le Shop, by Nez
La Vanille en parfumerie, La Feuille de violette en parfumerie, Collectif, Nez+LMR Cahiers des naturels Par Éléonore de Bonneval, Olivier R.P. David, Jeanne Doré, Anne-Sophie Hojlo, Jessica Mignot, Clara Muller, Delphine de Swardt. 96 pages, 16€
La collection lancée en collaboration avec LMR Naturals, la référence pour les matières premières naturelles, s’enrichit de deux nouveaux ouvrages, consacrés à la vanille et à la feuille de violette. Saviez-vous que cette dernière – dont l’odeur nous est moins familière que celle de sa fleur – a rejoint la palette des parfumeurs au début du XXe siècle ? Et que la vanille, originaire du Mexique, était déjà employée par les Aztèques pour parfumer le cacao ? Quatre éditions par an proposent de (re)découvrir les ingrédients naturels de la parfumerie sous toutes leurs facettes, avec un regard à 360 degrés : botanique, histoire, gastronomie, agriculture, chimie, sans oublier bien sûr fragrances et parfumeurs ! Disponibles sur le Shop, by Nez
L’Art du naturel, Collectif, Nez+LMR Cahiers des naturels Par Béatrice Boisserie, Sarah Bouasse, Éléonore de Bonneval, Aurélie Dematons, Judith Gross, Jessica Mignot, Guillaume Tesson, Delphine de Swardt. 96 pages, 16€
Femme pionnière et iconoclaste, Monique Rémy a fondé LMR en 1983, guidée par son amour du vivant. Par son audace, son exigence et son intégrité, elle a su fédérer autour d’elle des alliés de choix, en premier lieu les parfumeurs, en leur proposant des extraits naturels à la qualité jamais compromise. Dans le giron d’IFF depuis 2000, LMR est toujours resté fidèle à ses valeurs d’origine : transparence, respect et innovation. À l’occasion des 40 ans de la société, parfumeurs de tous horizons, ingénieurs, producteurs, dirigeants et partenaires qui ont croisé la route de sa fondatrice lui rendent hommage, révélant le caractère unique de son histoire. Disponible sur le Shop, by Nez
Éditions dédiées, égéries célèbres et imaginaires partagés : si le sport fait transpirer, la parfumerie n’a cessé d’y trouver un ancrage et un moyen de vendre.
À l’occasion des Jeux olympiques à Paris, nous vous proposons une plongée dans les premiers flirts entre disciplines sportives et flacons de parfum, pour mieux comprendre en quoi ceux-ci sont liés !
Les premiers Jeux olympiques connus ont eu lieu lors de l’été 776 avant J.-C. à Olympie dans le sud de la Grèce. Ils ont été créés en l’honneur de Zeus, roi des dieux. Entre guerres et conflits, la flamme olympique ne fut rallumée qu’en 1896 à Athènes et a été célébrée tous les quatre ans depuis lors (entrecoupés par les deux Guerres mondiales). En 1924, les Jeux olympiques d’hiver ont vu le jour dans les Alpes françaises. Cent ans plus tard, la France accueille de nouveau les Jeux, et les marques de parfum y voient une opportunité marketing rêvée. Mais ce n’est pas nouveau : dès les débuts de la parfumerie moderne, les marques n’ont pas manqué de s’inspirer du sport pour imaginer de nouveaux lancements, main dans la main avec la mode.
Jean Patou et l’Huile de Chaldée
Jean Patou est l’un des premiers à avoir initié ce lien entre sport et parfum. Il conçoit alors des vêtements adaptés aux activités en plein air, comme la jupe de la célèbre tenniswoman Suzanne Lenglen. C’est dans cette lignée, et pour accompagner les aristocrates qui s’évadent à la mer l’été et profitent d’un bronzage qui n’est plus le signe des classes inférieures, qu’il imagine ses créations : « Patou (comme Chanel) imagine des vêtements décontractés pour la plage, pour la campagne et pour les activités de plein air – à une époque où la pratique du sport se popularise et où les événements sportifs deviennent médiatiques. Dans cette veine, il propose également à ses clientes, en 1927, une huile de bronzage teintée (rouge ocre) et parfumée, l’Huile de Chaldée », explique Yohan Cervi dans Une Histoire de parfums. Suivra Le Sien, en 1929, conçu comme unisexe : « bien que demeuré confidentiel, celui-ci témoigne d’un changement des mentalités dans la manière de concevoir le parfum », poursuit-il.
Lacoste, des polos et des crocos
C’est la même année que le « crocodile » est né. Surnommé ainsi par un journaliste américain à la suite d’un match acharné, le jeune tennisman français René Lacoste fait broder dès 1927 ce reptile, dessiné par Robert George, sur ses polos. Le logo devient alors un symbole et évolue au fil des campagnes publicitaires. En 1967, la marque propose son premier parfum, une Eau de Lacoste pour les sportifs. S’ensuivront d’autres créations en lien avec le sport tels que la série L.12.12 en 2011, qui fait référence au premier polo blanc inventé par René Lacoste, et Match Point, imaginé par Sophie Labbéen 2020. Aux profils aromatiques, ces parfums s’identifient au tennis et participent à l’image d’une discipline élégante.
Le cheval de bataille d’Hermès
Une autre grande maison française entretient depuis sa création des liens très étroits avec le sport, et en particulier avec l’équitation : Hermès. Fondée en 1837, elle se consacre d’abord au travail du cuir en tant que maître sellier au 24, faubourg saint Honoré, avant d’étendre sa gamme pour s’adapter à sa clientèle. Si L’Eau d’Hermès, composée par Edmond Roudnitska en 1951, faisait déjà référence à l’univers équestre avec ses facettes de cumin et de cuir, L’Eau de Cologne d’Hermès (rebaptisée Eau d’orange verte depuis) s’accompagne de toute une campagne publicitaire mettant en scène différentes pratiques sportives. Les suivants poursuivent la tendance équestre : de Calèche (1961) signé Guy Robert à Galop de Christine Nagel (2016), jusqu’au plus récent Oud alezan (2024) dans la collection Hermessence, sans compter les nombreux échos au cuir dans d’autres créations.
Ralph Lauren, sport d’élite
Outre Atlantique, c’est le jeune américain Ralph Lauren qui bouleverse les tendances. Celui-ci n’avait pourtant rien d’un sportif. Le styliste, qui avait pour ambition de bouleverser les codes, confectionne d’abord des cravates très larges qui évoquent le glamour du vieux Hollywood. Peu à peu, il parvient à séduire un public avec ses costumes de flanelle blanche et ses chemises habillées. En 1972, il lance une gamme de polos dans une palette de couleurs éclatantes. Suivra, en 1978, le premier parfum avec une bouteille verte distinctive au design vintage, renfermant des notes de pin, de cuir et de tabac. Pour le promouvoir, une publicité met en scène des joueurs de polo en pleine action. Ralph Lauren utilise ainsi le sport comme outil de communication, et reprend les codes de sports élitistes : le tennis, le golf, la chasse… qui répondent parfaitement aux imaginaires de la parfumerie, une industrie tenue par la classe bourgeoise. Cela lui vaudra d’être l’habilleur officiel du tournoi de Wimbledon en 2006 et de l’équipe olympique américaine en 2008 et 2024.
Bien d’ autres marques ont suivi son exemple et choisi le sport comme outil marketing : loin de constituer une référence anecdotique, il est même devenu une véritable habitude de l’industrie. C’est ce que nous dévoilerons dans le prochain article de cette mini-série !
Que se passe-t-il en nous et entre nous lorsque nous respirons un arbre, une fleur ou une trace animale ? Historienne de l’art et rédactrice pour Nez, Clara Muller nous propose une conférence dans laquelle elle souligne l’importance de l’odorat dans notre attachement au monde vivant qui nous entoure.
Entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center, du 21 au 24 mars 2024. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédés des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Un an après la sortie de son livre Grasse, de la fleur au parfum paru chez Gallimard, la maison de composition DSM-Firmenich confirme son approche du naturel visant à « mobiliser la science au profit de la nature et de sa sublimation ». Tour d’horizon avec Xavier Brochet, directeur de l’innovation et des ingrédients naturels.
Quel regard portez-vous sur l’engouement provoqué par le naturel en parfumerie depuis quelques années ?
La nature parle à tous, et de plus en plus, si bien qu’on la retrouve dans la presse grand public de tous les secteurs : santé, alimentaire, environnement… De plus en plus averti, le consommateur a ainsi élargi ses connaissances sur les plantes via l’aromathérapie, en terroir avec la gastronomie, et en bonnes pratiques en faveur de l’écologie. Cet accès accru à l’information gomme ainsi le fossé autrefois existant entre les professionnels et le grand public. C’est un phénomène très positif, car les discours portés sur les ingrédients naturels se font désormais plus sérieux et fiables.
Mais cet engouement se confronte à un mouvement contraire : le monde de 2024 révèle de nombreuses incertitudes géopolitiques, climatiques ou financières qui secouent la filière des naturels. En effet, la reprise économique euphorique qui a suivi la pandémie a très vite été rattrapée par l’inflation. D’autre part, ce marché aujourd’hui mondialisé rencontre inévitablement quelques tensions sur différents lieux de production. Sur les dernières années, les guerres ont porté un impact majeur sur le coût de l’énergie entraînant des hausses de prix considérables pour les distillations et les extractions.
Comment progresse le marché des ingrédients naturels dans ce contexte ?
Si le marché global du parfum augmente – notamment grâce à l’ouverture de nouveaux marchés –, la consommation des ingrédients naturels ne s’est pour autant pas accrue et représente un faible pourcentage dans les parfums et les arômes. Avec l’augmentation des coûts de production, et à budget constant, les marques mettent nécessairement le naturel en moindre proportion dans la formule. Si le marché est stable en croissance, il se montre néanmoins très fragmenté : les matières premières ayant toutes des différences de coûts, de procédés ou d’origines, les contrastes semblent encore plus éclatants qu’avant. Les filières naturelles illustrent bien de ce qui se passe dans le monde actuel : en temps de crise, certains acteurs de la chaîne peinent à survivre ; d’autres, plus aisés, ont pu faire beaucoup d’économies. Enfin, les enjeux d’ordre réglementaire et répondant aux exigences de responsabilité sociétales des entreprises (RSE) viennent ajouter un cadre contraignant, certes, mais bénéfique. À toutes les étapes de culture et de production, il est désormais important de suivre les mêmes règles : consommer moins d’eau, moins d’énergie, sur moins de surface cultivée, et suivre les principes de précaution.
Solvants alternatifs, nouveaux procédés d’extraction… Comment envisagez-vous l’avenir de ces ingrédients chez DSM-Firmenich ?
Dans ce contexte complexe, notre entreprise aborde le naturel sous toutes ses facettes et agit sur les trois niveaux classiques d’innovation : l’agronomie à travers la sélection variétale par exemple ; les procédés de transformation ; le réglementaire et la certification. La recherche de solvants alternatifs est un sujet qui nous intéresse depuis longtemps. Parmi tous les solvants verts identifiés, DSM-Firmenich souhaite concentrer ses recherches sur le CO2 et l’eau. En effet, ces derniers sont plus durables, plus respectueux des ingrédients fragiles, et montrent une meilleure capacité à capter toutes les facettes d’une biomasse.
L’extraction au CO2, verte avant l’heure ?
Cette technologie, aussi appelée SFE [Supercritical Fluid Extraction, ou extraction au fluide supercritique] reste une technologie majeure chez DSM-Firmenich, qui ne cesse d’investir pour améliorer en continu le procédé. Le CO2 préserve la fraîcheur de la biomasse car il permet d’extraire l’ingrédient à plus faible température. De plus, ce solvant capture un spectre plus large de facettes. Depuis son premier usage dans l’industrie du parfum en 1995 avec la baie rose, son champ n’a cessé de s’élargir. Réservé initialement aux matières sèches telles que les épices, il est utilisé depuis une dizaine d’années pour les produits frais, travaillés en petites quantités au début, puis à plus grande échelle avec notre partenaire indien Jasmine Concrete ; le jasmin fleur Inde SFEen est un bel exemple. La technologie s’ouvre désormais aux produits liquides : jus et infusions de fruits et de légumes. Enfin, en parallèle de l’évolution du type de biomasse traitée, le CO2 employé fait aussi l’objet d’améliorations majeures : auparavant extrait des poches souterraines, il est dorénavant capturé dans l’air et recyclé.
Qu’apporte l’extraction électromagnétique à la palette ?
Ce procédé d’extraction appeléFirgood[1]Firgood est une marque déposée par DSM-Firmenich. consiste à exposer une biomasse fraîche à des fréquences électromagnétiques. L’eau constitutive des ingrédients se met à chauffer, et véhicule les principes odorants de la plante. Certains naturels auparavant impossibles à extraire peuvent ainsi s’exprimer, tels que les fleurs muettes : glycine, violette, pivoine ; les fruits et légumes gorgés d’eau : poire, fraise, poivron… Le procédé répond au besoin crucial de la réduction d’énergie employée pour la transformation, profitant d’une vitesse de transformation accrue par rapport à l’extraction conventionnelle. L’analyse des cycles de vie a en effet montré que le taux d’émission carbone du lavandin Firgood est réduit de 48% par rapport à celui issu d’une distillation classique. Les marques en perçoivent l’intérêt et les derniers ingrédients Firgood se retrouvent déjà dans les grands succès du marché : le jasmin grandiflorum Firgood signe le Fame de Paco Rabanne, la vanille Firgood, le Burberry Goddess.
Vous venez de signer un partenariat avec Interstellar Lab, en quoi consiste-t-il ?
DSM-Firmenich s’intéresse depuis longtemps aux fermes verticales en milieu contrôlé. En effet, cette démarche cherche à répondre à deux problématiques : réduire la surface au sol et diminuer les risques liés aux aléas agricoles, comme les sols fatigués, pollués, ou les accidents climatiques brutaux. À cette fin, nous faisons appel à trois différents spécialistes : d’une part, les « équipementiers », spécialisés en robotique, filtration de l’air, éclairage par LED, etc… La société Jungle, avec qui nous avions établi un premier partenariat, entre dans cette catégorie. D’autre part, des « agronomes du futur », c’est-à-dire les chercheurs capables de développer les recettes innovantes par l’utilisation de micro-organismes ou d’intrants. Enfin les « experts en informatique », qui intègrent l’intelligence artificielle et traitent les données générées par des capteurs afin d’optimiser les pratiques agricoles… Interstellar Lab est un nouveau partenaire qui s’inscrit dans les deux dernières catégories. Leur offre consiste à cultiver des plantes sur une plateforme pilote appelée « Biopod », où l’agriculture est automatisée et dans un environnement contrôlé. Cette solution permet une véritable optimisation de l’eau (recyclée à 98%), de l’énergie et de la surface exploitée. Aujourd’hui, notre partenariat se situe dans sa première phase d’étude : sur une plante stratégique identifiée [et tenue secrète] nous pratiquons toutes sortes d’expériences : sélection variétale, mise au point de recettes de cultures… Cela nous permet de comprendre les interactions entre les différentes plantes, l’impact de l’éclairage, de la ventilation, etc. Si cette étape est concluante, nous passerons en phase deux de production : les procédés élaborés seront alors dupliqués à grande échelle.
Peut-on désormais affirmer que les parfums présents sur le marché sont plus respectueux de l’environnement ?
La communication met toujours l’accent sur « l’innovation » des ingrédients, oubliant parfois que ces produits ne représentent hélas qu’une toute petite partie du marché. Extraction SFE, Firgood… Ces propositions alternatives et respectueuses de l’environnement ne s’intègrent aujourd’hui que dans les nouveaux produits. Or, si 10% du marché se renouvelle chaque année, il faudrait attendre dix ans pour qu’une innovation trouve véritablement sa place au sein des produits existants ! Reformuler un grand classique pour intégrer ces innovations implique un travail réglementaire, nous sommes donc parfois confrontés à la frilosité des marques et à la peur des réactions potentielles du consommateur si le produit venait à changer. Certaines marques commencent à montrer le chemin, à l’instar de Nina Ricci : le parfum Nina a été reformulé en version vegan, et ses notes de tête revues avec un citron d’Italie surcyclé.
Que proposeriez-vous pour donner plus de place aux naturels dans les formules ?
Une infime quantité de naturel peut parfois être utilisée pour pouvoir être revendiquée par la communication des parfums ou sur le packaging d’un gel douche…. L’emploi du naturel doit avoir du sens : a-t-il un réel impact olfactif dans la composition ? Pour le vérifier, un test d’évaluation devrait être effectué pour déceler s’il existe une différence avec et sans l’ingrédient. Je pense qu’il faut accorder un minimum de place au naturel dans la formule, ne pas descendre en deçà d’un seuil limite au-delà duquel on perd ce fameux « sens ». Un dosage minimum permettrait d’une part d’être réellement perceptible en tant que tel et d’autre part, de garantir des revenus minimums indispensables pour pérenniser une petite filière : une dizaine de kilos sont nécessaires pour qu’un producteur puisse planter, voire monter une unité d’extraction ou de distillation si les volumes sont assurés… La marque Bulgari illustre cette démarche responsable : le joaillier s’est récemment investi dans la filière de l’élémi aux Philippines [lire le reportage dans Nez #17]. Gageons que plus de marques s’engagent ainsi, et sur un plus grand nombre de matières, afin que tout le monde puisse y trouver un intérêt, notamment les petits producteurs.
Fondatrice de l'agence Le Musc & la Plume, spécialisée en création de parfums et identités olfactives, elle accompagne les marques du concept au développement. Après avoir débuté chez Coty, puis Cinquième sens, Aurélie explore les territoires d'innovation : diffusion du parfum dans l'air ou création pour d'autres secteurs (hôtellerie, automobile, train). En 2017, elle part faire le tour du monde des plantes à parfums. Elle contribue régulièrement à Nez et à Expression cosmétique.
Le Fonds de dotation Per Fumum, créé en 2019 par Francis Kurkdjian, pérennise et structure par le mécénat des actions de soutien (patrimoine, recherche, éducation…) liées au parfum. Stéphanie Prinet Morou, sa déléguée générale, et Frédéric Manfrin, chef du service Histoire au département Philosophie, histoire et sciences de l’homme de la Bibliothèque nationale de France, évoquent l’inventaire inédit mené récemment sur l’histoire du parfum dans les collections de la BNF, dans une conférence enregistrée lors de la Paris Perfume Week en mars 2024.
Entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center, du 21 au 24 mars 2024. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédés des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Organisé cette année à Lyon sous l’égide du Comité français d’histoire de l’art, le 36e congrès du Comité international d’histoire de l’art (CIHA), dont le thème était pour cette édition « Matière Matérialité », a accueilli fin juin plusieurs conférences consacrées à la dimension olfactive dans les pratiques artistiques et patrimoniales. Une forme de consécration pour les artistes et les chercheurs qui, depuis quelques décennies, travaillent avec passion avec et sur ce sens longtemps négligé : l’odorat.
Le thème choisi, « Matière Matérialité », invitait comme une évidence la question de l’odeur et l’étude de cette matérialité non-visuelle et intangible dans le patrimoine et l’histoire de l’art. Si le sujet restait jusqu’à présent assez peu présent dans ce type de rencontres, victime d’un héritage culturel faisant de l’odorat un sens négligeable et impropre à l’esthétique, l’importance qui lui a été accordée cette année dans la programmation du congrès du CIHA – une petite dizaine de conférences tout de même – semble confirmer que ce que l’anthropologue canadien David Howes nomme le « sensual turn[1]On assiste selon lui, dans les années 1980-1990, à un regain d’intérêt pour la dimension sensorielle dans les sciences humaines, d’abord en anthropologie mais également en histoire, … Continue reading» a bien eu lieu : une place semble officiellement se faire dans les milieux académiques pour les considérations patrimoniales et pratiques artistiques olfactives – pratiques que certains appellent de leurs vœux depuis fort longtemps et qui jalonnent l’histoire de l’art moderne et contemporain.
En effet, dès1844, dans le journal L’Illustration, un certain Monsieur Cap prônait l’avènement d’une forme d’art, qu’il propose alors nommer « osmétique » ou « osphrétique », et qui n’aurait rien à voir avec celui du parfumeur : « Je veux parler d’un art véritable, élevé à la hauteur de tous les autres, digne de tenir une place éminente parmi les ingénieuses conceptions de l’esprit humain, et ayant pour objet spécial les plaisirs, les jouissances du nez. […] Des musées, des collections, des institutions publiques seront consacrés au développement, à l’illustration de cette nouvelle conquête de l’intelligence humaine [et] l’Institut verra s’élever une section d’osphrétique au sein de l’Académie royale des Beaux-Arts.[2]M. Cap, « Un nouvel Art. – L’Osphrétique », L’Illustation, Vol. 3, n° 71, 4 juillet1844, p. 294. » Plus de dix ans plus tard, on retrouve mention de cette idée par le scientifique Jacques Babinet, qui, non sans humour, définit l’osphrétique comme un « art de flairer » ou « art du mufle » qui se donnerait au public sous forme de « concert[s] d’olfaction. [3]Jacques Babinet, Etudes et lectures sur les sciences d’observation et leurs applications pratiques, Vol. 5, Paris, Mallet-Bachelier, 1858, pp. 182-186 : publié pour la première fois le 2 … Continue reading» Cette dernière formule nous ramène à une idée existant alors depuis près d’un siècle, puisqu’en 1755 l’abbé Polycarpe Poncelet[4]Lui-même émule du Père Castel qui, peu avant lui, aurait évoqué l’idée d’un « clavecin des odeurs », pendant de son projet, plus connu, de « clavecin pour les … Continue reading s’était déjà mis en tête « d’ébaucher les principes d’une Musique olfactive [5]Polycarpe Poncelet, Chimie du goût et de l’odorat, ou Principes pour composer facilement, & à peu de frais, les liqueurs à boire, & les eaux de senteurs, Paris, imprimerie de P. G. … Continue reading», avant de renoncer face à la difficulté de la tâche. Cette projection d’un art olfactif qui aurait plus d’affinités avec les arts performatifs qu’avec les arts visuels persistera jusqu’aux premières décennies du XXe siècle et l’on trouve, aussi bien dans la fiction que dans la presse européenne, de nombreuses mentions de tentatives de créer des pianos ou orgues à parfums[6]Pour n’en citer que quelques-uns : l’odophone imaginé par le parfumeur Septimus Piesse au milieu du XIXe siècle, l’ « ododion » imaginé par l’auteur … Continue reading destinés à jouer des « symphonies d’odeurs [7]Adolphe Démy, Essai historique sur les expositions universelles de Paris, 1907, pp. 1015-1017.» aussi couramment appelées « symphonies pour le nez[8]Herbert Farjeon, « The nose has it », Sunday Pictorial, July 1, 1934.» ou encore qualifiées, chez Huysmans, d’« odorante[s] orchestration[s][9]Joris-Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1975 (1884), p. 157.».
L’idée « qu’il puisse exister un art des parfums, qui n’aurait d’ailleurs aucun rapport avec la parfumerie[10]Pierre Piobb, « Science et art des parfums », La Liberté, 30 octobre 1910, p. 1-2. », comme le formule à son tour en 1910 le journaliste Pierre François Xavier Vincenti, bien que largement raillée dans la presse de la fin du XIXe siècle,fit donc malgré tout quelques émules. Plusieurs auteurs, artistes et penseurs se plairont d’ailleurs à imaginer de nouveaux noms pour cette forme d’art, encore largement spéculative, et l’on trouve ainsi, dans des textes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, de multiples termes pour le désigner : « aromatology[11]Christopher Pearse Cranch, « A Plea for the Sense of Smell », Putnam’s Magazine, 1868, cité dans Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State … Continue reading», « odor art[12]Henry T. Finck, « The Aesthetic Value of the Sense of Smell », The Atlantic, décembre 1880, p. 798. », « arte degli odori[13]Ennio Valentini, « L’arte degli odori – Manifesto futurista », 1915.» ou encore « olfactique [14]Patrice de Riencourt de Longpré, Notes coordonnées d’histoire naturelle, Tome I, Paris, éditions Argo, 1930, pp. 181-184.» sont ainsi proposés, tandis que le journaliste Émile Gautier parle quant à lui, plus simplement, « des artistes de l’olfaction [15]Emile Gautier, « La Publicité par le Nez »,La Publicité : journal technique des annonceurs, 1er février 1920, p. 374.».
Au XXe siècle, émerge l’idée d’intégrer des substances odoriférantes à des formes non seulement performatives mais également visuelles et plastiques – sculptures, peintures, installations, expositions – notamment chez les avants-gardes du début puis du milieu du siècle[16]Voir notamment les nombreux travaux de l’historienne de l’art néerlandaise Caro Verbeek.. Depuis ces premières expérimentations, l’usage du médium olfactif s’est très largement répandu dans le monde de l’art et il est aujourd’hui rare de ne pas découvrir au moins une œuvre odorante dans les grandes biennales internationales. La renommée mondiale acquise par certains artistes contemporains travaillant régulièrement ou ponctuellement avec la dimension olfactive – à l’instar d’Anicka Yi, de Sissel Tolaas, Koo Jeong A, Carsten Höler, Haegue Yang, Dane Mitchell, Pamela Rosenkranz, Luca Vitone, Ernesto Neto et bien d’autres – n’est certainement pas étrangère à la croissance exponentielle de ces pratiques, particulièrement dans la dernière décennie [17]Certainement parmi de nombreux autres facteurs comme la multiplication et la démocratisation des techniques de diffusion, la facilitation de l’accès aux matières premières, la normalisation … Continue reading [voir Nez #4 – Le parfum et l’art].
Inévitablement, leur profusion et diversité entraînent une réponse du côté de la recherche dans les champs de l’histoire de l’art mais aussi de l’esthétique et de la muséologie[18]Voir notamment : Mathilde Castel (dir.), Les Dispositifs olfactifs au musée, Paris, Le Contrepoint, coll. « Nez culture », 2018.. Depuis une vingtaine d’années, de plus en plus nombreux sont les historiens et théoriciens de l’art de par le monde à se pencher sur le sujet – mais aussi sur la présence incidente d’odeurs dans diverses formes d’art et lieux patrimoniaux, ou encore sur la représentation d’éléments olfactifs dans les arts dits visuels [19]Ceci étant lié à un intérêt croissant pour le sujet de l’olfaction de manière plus vaste dans les sciences dures et les sciences humaines depuis les années 1980. Voir notamment : … Continue reading–, parmi lesquels Jim Drobnick, Caro Verbeek, Chantal Jaquet, Denys Riout, Larry Shiner, Debra Riley Parr, Érika Wicky, Lizzie Marx, Sandra Barré, Mădălina Diaconu ou encore Hsuan Hsu, pour n’en citer que quelques uns. Mais malgré cette production académique en croissance, malgré la multiplication des ouvrages et revues qui affirment la validité et la valeur de ces études, la place relativement importante accordée à l’olfaction dans un événement de l’envergure du congrès du CIHA apparaît comme un nouveau jalon dans la reconnaissance de la légitimité et de l’intérêt de ces pratiques et de leur étude, encore récemment considérées par certains comme peu sérieuses ou simplement « à la mode » (comme j’ai pu l’entendre à plusieurs reprises de la bouche de galeristes et d’historiens de l’art).
Etudier et préserver l’invisible
« Si l’idée de la primauté de la vision peut encore se tapir dans nos habitudes, les artistes ont mis en garde contre sa stérilité pendant des décennies ». C’est par ces mots que les historiens de l’art Taisuke Edamura et Henri De Riedmatten ont ouvert, dès le premier jour du congrès, une session intitulée « Art and the Invisible », consacrée à des œuvres impossibles à appréhender par la vue, ou bien donnant à percevoir divers phénomènes qui échappent au regard. S’inscrivant directement dans ces problématiques, ma communication introduisait un corpus de travaux olfactifs conçus par une vingtaine d’artistes entre 1971 et aujourd’hui[20]Catherine Bodmer, Mike Bouchet, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Peter de Cupere, Heribert Friedl, Pierre Huyghe, Dane Mitchell, Laurie Mortreuil, Elodie Pong, Carlos Ramirez-Pantanella, Sean Raspet, … Continue reading, emplissant les lieux d’exposition de simples molécules odorantes et s’inscrivant dans la lignée des expositions « vides » qui ont jalonné la fin du XXe et le début du XXIe siècle. Alors qu’une majeure partie des créations odorantes dans l’art contemporain sont hybrides[21]Voir notamment : Jim Drobnick, « Smell : The Hybrid Art », in Chantal Jaquet (dir.), L’Art olfactif contemporain, actes du colloque international La Création Olfactive, … Continue reading, à la fois plastiques et olfactives, ces quelques œuvres se manifestent quant à elles sans aucun support visible ni tangible dans la galerie immaculée. Ainsi consacrées par cet espace du white cube[22]Le white cube est un modèle d’espace d’exposition qui s’installe en Europe et aux États-Unis au début des années 1930 en même temps que s’établit le paradigme moderniste … Continue readingqui leur permet d’exister dans la singularité de leur médium – mais aussi d’accéder au statut d’Art –, ces œuvres que l’on serait tenté de qualifier de « mono-sensorielles » ne peuvent cependant pas être purement olfactives puisque toutes se manifestent dans un espace qui reste visible et perceptible, un contexte (à la fois architectural, culturel, idéologique, empreint de son histoire et de ses habitus)avec lequel elles conversent nécessairement. Ce sont non seulement ces rapports dialectiques entre le lieu d’exposition et les odeurs employées comme unique médium d’expression par les artistes que je me suis attachée à démêler lors de cette intervention, mais également la manière dont certaines de ces interventions sensibles questionnent la notion de représentation.
Parce que cette forme de création invisible, reposant sur une matérialité volatile, peut sembler a priori impossible à documenter et à préserver, ces problématiques ont été placées au cœur d’une autre session, intitulée « Curating and Preserving Olfactory Art and Heritage » et portée par les historiennes de l’art Érika Wicky et Marjolijn Bol ainsi que par le chimiste Olivier David (également rédacteur pour Nez). L’archivage et la conservation des œuvres olfactives – mais également des parfums et même des odeurs (d’artefacts, de lieux patrimoniaux, etc.) – constituent en effet des défis majeurs. « Comment adapter les outils de l’histoire de l’art (description, illustration, etc.) au nouveau médium de l’olfaction ? » s’interrogent notamment les chercheurs, ouvrant la réflexion à un vaste panel de pratiques non seulement artistiques mais également patrimoniales.
Plusieurs propositions ont été avancées lors de cette session durant laquelle sont notamment intervenus Georgios Alexopoulos et Victoria-Anne Michel, membres du consortium Odeuropa de 2020 à 2023, présentant une communication co-écrite avec Cecila Bembibre et Emma Paolin. La notion de patrimoine olfactif, au cœur de ce projet de recherche européen, appartient au concept plus large de patrimoine sensoriel qui existe depuis une dizaine d’années et repose sur l’hypothèse selon laquelle il existerait dans une culture ou une société donnée des aspects sensoriels – liés à ses paysages, sa culture matérielle, ses pratiques, ses savoir-faire, ses mœurs passés ou présents – qui seraient constitutifs et dignes de faire l’objet d’une conservation ou d’une réactivation particulières[23]En 2018 les savoir-faire liés aux parfums en Pays de Grasse ont été inscrits par l’Unesco sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais les odeurs elles-mêmes … Continue reading. Les chercheurs ont ainsi présenté (et donné à sentir) un certain nombre de cas d’étude, depuis l’adaptation d’une formule destinée à parfumer les gants en cuir au XVIIe siècle jusqu’à la reconstruction de l’odeur de la voiture royale P5B d’Elizabeth II, désormais objet de musée. Victoria-Anne Michel a également insisté sur l’importance des perceptions olfactives en lien avec les lieux patrimoniaux et plus particulièrement les galeries, bibliothèques, archives et musées (réunis sous l’acronyme GLAMs) qu’elle étudie notamment grâce aux témoignages écrits et oraux, historiques et contemporains, de « nose witnesses » – terme dérivé de l’anglais « eyewitness » qui désigne un témoin oculaire, et que l’on pourrait donc traduire par « témoin olfactif »[24]De la même manière, l’étude des œuvres olfactives à distance – que les œuvres soient anciennes ou simplement géographiquement inaccessibles aux chercheurs – pose d’évidentes … Continue reading. À cette intervention s’articulait particulièrement bien celle d’Isabelle Chazot qui est revenue sur l’approche de l’Osmothèque dont elle préside le comité scientifique[25]L’Osmothèque, située à Versailles, est l’unique institution au monde consacrée à la conservation des parfums anciens et contemporains. Avoir convié cette institution à intervenir … Continue reading. Outre le travail de repesée et de préservation de parfums historiques et contemporains effectué depuis plus de trente ans par cette institution unique au monde – dont les caves maintenues dans l’obscurité à une température de 12°C n’ont rien à envier aux réserves de certains musées – de nouvelles missions incombent désormais à l’Osmothèque en tant qu’acteur majeur de la conservation et de la transmission du patrimoine olfactif sous toutes ses formes. Elle accueillera notamment les reconstitutions historiques composant la Heritage Smell Library[26]Voir : https://odeuropa.eu/the-heritage-smell-library/ issues des trois années de collaboration entre Odeuropa et IFF, et envisage de devenir également un acteur de la conservation de l’art olfactif. Un élargissement qui réclame un véritable travail de réflexion pour répondre de manière pertinente et exigeante aux enjeux théoriques, méthodologiques et pratiques de tels projets. Le projet NOMEN[27]Isabelle Reynaud Chazot, Alice Camus, Sophie-Valentine Borloz, Olivier David, Erika Wicky, et al., « PROJET NOMEN La classification des compositions odorantes à visée historique : Repeser, … Continue reading initié par l’Osmothèque se propose par exemple d’établir un cadre théorique et une nomenclature internationale pour classifier correctement les différents types de reconstitutions olfactives historiques en les qualifiant en fonction de la méthodologie utilisée (Repesées, Adaptations, Reconstructions, Interprétations ou Évocations).
Revenant au sujet de la dimension olfactive dans les arts, Sandra Barré a d’abord présenté l’exposition « Mondes Sensibles, une histoire sensorielle de l’œuvre d’art total » dont elle est la commissaire et qui se tient jusqu’au 12 janvier 2025 au Musée international de la parfumerie de Grasse. Les installations de trois artistes français, Tiphaine Calmettes, Florian Mermin et Camille Correas, y côtoient des archives convoquant d’autres œuvres multi-sensorielles de l’histoire du XXe siècle.[28]Alexandre Scriabine, Valentine de Saint-Point, Carolee Schneemann, Lygia Clark, Joseph Beuys, Bill Viola, Jean-Pierre Bertrand… C’est à partir de ces œuvres – dont l’histoire de l’art occidentale, obnubilée par les images, a souvent oublié les autres dimensions sensorielles – que la chercheuse a entrepris un travail de reconstitution, en partenariat avec les parfumeuses du studio Flair.[29]En 2018, l’historienne de l’art Caro Verbeek avait déjà tenté de recréer, ou plutôt d’interpréter, les senteurs de différentes œuvres historiques, notamment, avec l’aide … Continue reading En l’absence presque totale de sources écrites documentant la dimension odorante de ces projets, ce sont là encore les témoignages de personnes ayant fait l’expérience de ces œuvres qui ont permis de composer des interprétations de leur odeur. Dans la salle de conférence, le public a par exemple pu découvrir les effluves aromatiques qui auraient pu être ceux perçus en 1975 par les spectateurs de l’œuvre Il vapore de Bill Viola [décédé le jour de la publication de cet article][30]Cette installation comprend un moniteur vidéo montrant un film en noir et blanc d’une performance dans laquelle l’artiste remplissait une casserole en laissant couler de l’eau par … Continue reading, interprétés par Margaux Le Paih-Guerin, ou ceux, moins plaisants, qui auraient pu émaner de la performance Meat Joy de Carolee Schneemann en 1964, interprétés par Amélie Bourgeois.[31]Dans la performance qui a donné lieu à la vidéo qui en est aujourd’hui la seule trace archivée, huit interprètes largement dénudés, dont l’artiste elle-même, dansaient, puis … Continue reading Ce type de recompositions trouveront-elles bientôt une place dans les archives des musées et des fondations, ou peut-être dans celles de l’Osmothèque ? C’est le souhait exprimé par la chercheuse qui espère ainsi que les senteurs seront désormais considérées comme faisant intégralement partie de ces œuvres, encourageant une écriture plus complète de l’histoire de l’art du siècle dernier. Également invitée à présenter ses recherches, Viveka Kjellmer s’est enfin exprimée sur ce qu’elle nomme « l’ekphrasis olfactive »,[32]Le terme ekphrasis (du grec ancien ἐκφράζειν, « expliquer jusqu’au bout ») désigne une description précise et détaillée. Il est particulièrement utilisé en histoire et en … Continue reading c’est-à-dire les stratégies sensorielles et linguistiques mises en place dans les œuvres et les expositions impliquant l’olfaction afin de porter du sens. À partir de trois études de cas suédois, il s’agissait pour elle d’expliquer non seulement la nature de l’expérience olfactive dans ces contextes artistiques, mais également la manière dont celle-ci peut être véritablement signifiante. Elle est ainsi revenue sur l’exposition « Aquanauts : The Expedition [33]Voir : https://www.aquanauts.se/exhibition» présentée en 2023 au Östergötlands Museum et qui associait à des figures imaginaires des parfums créés par Karolina Stockhaus, ainsi que sur l’installation de l’artiste chinois Zheng Bo à la Göteborgs Konsthall, The Pleasure of Slowness [34]Voir : https://goteborgskonsthall.se/en/exhibition/the-pleasure-of-slowness/(2023), composée d’un tapis vivant de différentes espèces de mousses odorantes traduisant une perspective profondément éco-sensible. Son intervention s’est achevée sur une proposition de visites guidées portées par un storytelling olfactif de l’exposition de la photographe Ingrid Pollard qui s’ouvrira en octobre 2024 au Hasselblad Center.
Embrasser les multi-sensorialités
Viveka Kjellmer, accompagnée par Érika Wicky et Astrid von Rosen, était également à l’origine de la session « Multisensory materiality » qui se tenait le lendemain et proposait d’approcher l’art – même a priori visuel – par le prisme de l’odorat, de l’ouïe, du toucher et du goût : « Nous nous intéressons à la manière dont les approches multi-sensorielles peuvent nous aider à reconsidérer ce qui a été obscurci au cours des années où l’on s’est concentré sur les aspects visuels de l’art. »
La première communication, proposée par Hsuan Hsu, situait les pratiques olfactives au cœur d’importants enjeux politiques : partant du concept de « smellscape[35]J. Douglas Porteous, « Smellscape », Progress in Physical Geography: Earth and Environnement, Vol. 9, n° 3, pp. 356-378. » inventé par le géographe J. Douglas Porteous en 1985, le chercheur américain s’est intéressé à la manière dont les paysages olfactifs et les atmosphères peuvent être des agents de pouvoir et de différenciation (environnementale, sociale, raciale, coloniale…). En explorant la notion de « mémoire distribuée », il s’est concentré sur la manière dont certaines œuvres d’art odorantes peuvent raviver des mémoires collectives endommagées ou occultées par la mémoire dominante, imprégnée notamment de colonialisme et de post-colonialisme. L’ouvrage In sensorium (2022) de Tanaïs [voir Nez #13 – De près ou de loin] est cité par le chercheur comme une référence dans sa manière de s’intéresser au parfum comme un moyen de réfléchir à – et éventuellement guérir de – certaines oppressions mais également de se réapproprier une mémoire dans une perspective décoloniale. Et Hsuan Hsu de revenir sur une récente exposition au Denver Art Museum, « Near East to Far West : Fictions of American & French Colonialism [36]Voir : https://www.denverartmuseum.org/en/exhibitions/near-east-far-west», dans laquelle étaient présentées deux œuvres olfactives – Sarab (qui signifie « mirage » en arabe) et Hawa (qui signifie « air » ou « vent ») – de l’artiste et parfumeuse Dana El Masri. Cette dernière y invitait le public à se confronter ce que l’orientalisme peut signifier en termes olfactifs et pas seulement picturaux, c’est-à-dire la manière dont les occidentaux se représentent en odeurs un « Orient » fantasmé n’ayant aucun lien avec l’expérience vécue des peuples des quelques 200 pays et cultures rassemblés sous cette appellation vague et problématique.
Dani Ezor a de son côté présenté une communication examinant la matérialité et la signification des objets de toilettes, notamment destinés aux parfums et produits parfumés, dans les Antilles françaises au XVIIIe siècle et dont la présence dans certaines toiles du XVIIIe siècle participe à qualifier la blanchité (whiteness) des figures féminines par opposition aux femmes noires. Dans le Portrait de la famille Choiseul-Meuse à la Martinique, peint vers 1775 par Marius-Pierre Le Masurier, cette différenciation raciale entre la femme blanche et la nourrice créole par la représentation d’éléments olfactifs est particulièrement évidente, à une époque où la théorie des miasmes a encore cours et où les conceptions racistes se basent notamment sur un discrimination olfactive entre les individus et les communautés en fonction de leur couleur de peau et de leur origine sociale[37]En outre, « au cœur de la sociabilité des élites dans la France des Lumières, la toilette est devenue un lieu essentiel de construction identitaire au XVIIIe siècle » (Dani Ezor, … Continue reading. Certains soutiennent ainsi que les noirs produiraient des odeurs miasmatiques dont il conviendrait, pour les blancs, de se protéger.[38]Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon, Voyage à la Martinique , contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs et les usages de cette … Continue reading Dans les Caraïbes notamment, l’aristocratie blanche fera donc usage du parfum non seulement comme d’un produit qui marque le luxe, le raffinement et la féminité, mais également pour se prémunir des maladies supposément portées par les odeurs des noirs et s’en distinguer… Ainsi la table de toilette de Mme de Choiseul-Meuse, avec son bouquet de roses, ses flacons et ses boîtes en laque – matière inaltérable qui représente une forme de protection de la bonne odeur – incarne bien cette différenciation olfactive. Moins directement consacrées aux odeurs, d’autres communications ont encore évoqué la dimension odorante au sein de formes de création immersives et/ou participatives, à l’instar de la proposition de Michael Barg au sujet de l’expérience multi-sensorielle des jardins italiens du début de l’époque moderne, ou encore de l’intervention de Fabiana Senkpiel concernant les méthodes de documentation applicables aux œuvres performatives composées avec des aliments (et donc souvent fortement odorantes).Ce sont ainsi près d’une dizaine d’interventions d’une grande variété qui ont considéré, de près ou de loin, la question de la matérialité olfactive et de ses enjeux dans les arts et le patrimoine.« J’ai été agréablement surpris, commente Hsan Hsu à l’issue de l’événement, par le nombre et la qualité des conversations sur l’esthétique olfactive. Ensemble, les présentations démontrent une gamme passionnante d’approches de la recherche sur les médias olfactifs, de la curation, de la conservation et des parfums “patrimoniaux” à la multimodalité, l’ekphrasis, la décolonialité et les sciences humaines environnementales. »
À l’heure où les artistes n’hésitent plus à employer parfums et odeurs comme moyens d’expression et matières à création, où les chercheurs proposent de nouvelles lectures olfactives de l’histoire de l’art, où les institutions culturelles et patrimoniales s’emparent plus que jamais des senteurs comme objets de patrimoine, outils de médiation ou leviers d’inclusion, ce 36e congrès du CIHA marque sans nul doute un moment important pour le développement et la reconnaissance de tout un pan de la culture olfactive.
On assiste selon lui, dans les années 1980-1990, à un regain d’intérêt pour la dimension sensorielle dans les sciences humaines, d’abord en anthropologie mais également en histoire, sociologie, philosophie, linguistique, sémiologie, littérature, histoire de l’art, etc. (David Howes, Sensual relations : Engaging the senses in culture and social theory, University of Michigan Press, 2003.)
Jacques Babinet, Etudes et lectures sur les sciences d’observation et leurs applications pratiques, Vol. 5, Paris, Mallet-Bachelier, 1858, pp. 182-186 : publié pour la première fois le 2 septembre 1857 dans Le Journal des Débats.
Lui-même émule du Père Castel qui, peu avant lui, aurait évoqué l’idée d’un « clavecin des odeurs », pendant de son projet, plus connu, de « clavecin pour les yeux » (1725) (Voir : « Synaesthesia Music and the Senses », The Scotsman, 30 novembre 1950, p. 8).
Polycarpe Poncelet, Chimie du goût et de l’odorat, ou Principes pour composer facilement, & à peu de frais, les liqueurs à boire, & les eaux de senteurs, Paris, imprimerie de P. G. Le Mercier, 1755, pp. 238-240.
Pour n’en citer que quelques-uns : l’odophone imaginé par le parfumeur Septimus Piesse au milieu du XIXe siècle, l’ « ododion » imaginé par l’auteur allemand Kurd Lasswitz dans Bis zum Nullpunkt des Seins (1871) et repris par l’écrivain suédois Claës Lundin dans Oxygen och Aromasia (1878), ou encore l’orgue à parfums d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des Mondes (1932), le « profumatóio a tastiera » proposé par Marinetti en 1933 dans « Teatro totale per masse », etc.
Christopher Pearse Cranch, « A Plea for the Sense of Smell », Putnam’s Magazine, 1868, cité dans Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State University Press, 2022, p. 29.
Certainement parmi de nombreux autres facteurs comme la multiplication et la démocratisation des techniques de diffusion, la facilitation de l’accès aux matières premières, la normalisation des pratiques interdisciplinaires, ou encore l’introduction dans certains cursus d’école d’art de cours et d’ateliers dédiés à l’olfactif, à l’instar de l’atelier de recherche et création monté par Julie C. Fortier à l’Ecole européenne supérieure d’art de Bretagne, du Art Sense(s) Lab créé par Peter de Cupere à la PXL-MAD School of Arts à Hasselt en Belgique, des ateliers animés par Maki Ueda à la Royal Art Academy des Pays-Bas, de ceux créés par Ted Neeman pour la School of the Art Institute de Chicago, du Perfume Art Project lancé par Yoko Iwasaki à la Saga Université de Kyoto, ou encore du partenariat institutionnel entre Firmenich et l’école d’art et de design londonienne Central Saint Martins.
Ceci étant lié à un intérêt croissant pour le sujet de l’olfaction de manière plus vaste dans les sciences dures et les sciences humaines depuis les années 1980. Voir notamment : https://mag.bynez.com/art/la-peinture-par-le-bout-du-nez/
Catherine Bodmer, Mike Bouchet, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Peter de Cupere, Heribert Friedl, Pierre Huyghe, Dane Mitchell, Laurie Mortreuil, Elodie Pong, Carlos Ramirez-Pantanella, Sean Raspet, Miriam Songster, Gérard Titus-Carmel, Sissel Tolaas, Trapier-Duporté, Maki Ueda, Clara Ursitti, Luca Vitone, Nadia Wagner, Amy Yao.
Voir notamment : Jim Drobnick, « Smell : The Hybrid Art », in Chantal Jaquet (dir.), L’Art olfactif contemporain, actes du colloque international La Création Olfactive, Paris, La Sorbonne, 23 – 24 mai 2014, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 2015.
Le white cube est un modèle d’espace d’exposition qui s’installe en Europe et aux États-Unis au début des années 1930 en même temps que s’établit le paradigme moderniste de l’art dans lequel la vision est reine. Cet espace géométrique aux murs blancs, au sol uni, à l’éclairage zénithal artificiel devient le modèle dominant dans les galeries et les musées d’art modernes et contemporains.
En 2018 les savoir-faire liés aux parfums en Pays de Grasse ont été inscrits par l’Unesco sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais les odeurs elles-mêmes ne tombent ni sous la définition d’un patrimoine matériel ni sous celle d’un patrimoine immatériel. En 2021, la France a adoptée une loi qui reconnaît du moins l’existence d’un « patrimoine sensoriel des campagnes », c’est-à-dire les sons et odeurs caractéristiques de la vie rurale qu’il serait nécessaire de protéger car ils font partie de « l’identité culturelle des territoires ».
De la même manière, l’étude des œuvres olfactives à distance – que les œuvres soient anciennes ou simplement géographiquement inaccessibles aux chercheurs – pose d’évidentes difficultés méthodologiques puisque la reproduction visuelle en est intrinsèquement lacunaire. La recherche concernant ces œuvres et ces pratiques se fonde donc très largement sur des éléments discursifs issus notamment de différentes ressources para-textuelles (monographies, catalogues d’exposition, articles de presse, cartels, notes d’intention, dossiers de presse…), ainsi que sur des entretiens menés avec les artistes, galeristes ou commissaires d’exposition ainsi qu’avec le public dont les témoignages sont essentiels.
L’Osmothèque, située à Versailles, est l’unique institution au monde consacrée à la conservation des parfums anciens et contemporains. Avoir convié cette institution à intervenir lors de ce congrès est d’ailleurs aussi une consécration : celle d’un progrès dans la reconnaissance de la parfumerie comme une forme d’art.
Isabelle Reynaud Chazot, Alice Camus, Sophie-Valentine Borloz, Olivier David, Erika Wicky, et al., « PROJET NOMEN La classification des compositions odorantes à visée historique : Repeser, reconstituer, reconstruire ou réinventer un “parfum” ancien ? », 2023. <https://hal.science/hal-04157027>
En 2018, l’historienne de l’art Caro Verbeek avait déjà tenté de recréer, ou plutôt d’interpréter, les senteurs de différentes œuvres historiques, notamment, avec l’aide du parfumeur IFF Bernardo Flemming, celles des Métachories (1913) de Valentine de Saint-Point (à sentir dans l’exposition « Mondes sensibles » au MIP de Grasse), de l’exposition Internationale du Surréalisme de 1938 ou de l’exposition First Papers of Surrealism de 1942 (avec l’aide du parfumeur IFF Bernardo Flemming), mais également celle de The Beanery (1965)d’Edward Kienholz (en collaboration avec l’artiste Esther Brakenhoff). Voir : https://futuristscents.com/2018/12/12/the-museum-of-smells-art-historical-scents-at-the-stedelijk-museum-amsterdam/
Cette installation comprend un moniteur vidéo montrant un film en noir et blanc d’une performance dans laquelle l’artiste remplissait une casserole en laissant couler de l’eau par la bouche, ainsi qu’un récipient en métal posé sur un plaque chauffante devant le moniteur et contenant de l’eau et des feuilles d’eucalyptus, chargeant l’air d’une vapeur parfumée.
Dans la performance qui a donné lieu à la vidéo qui en est aujourd’hui la seule trace archivée, huit interprètes largement dénudés, dont l’artiste elle-même, dansaient, puis rampaient et entremêlaient leurs corps tout en « jouant » avec du poisson, de la viande et de la volaille crus.
Le terme ekphrasis (du grec ancien ἐκφράζειν, « expliquer jusqu’au bout ») désigne une description précise et détaillée. Il est particulièrement utilisé en histoire et en critique d’art pour désigner la description des œuvres.
Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon, Voyage à la Martinique , contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs et les usages de cette isle, faites en 1751 & dans les années suivantes, Paris, C.-J.-B. Bauche, 1763.
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Clara Muller
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Dominique Roques a été sourceur d’ingrédients naturels pendant plus de trente ans. Auteur du livre Le Parfum des forêts (Grasset, 2023) et de Cueilleur d’essences (Grasset, 2021), il retrace dans cet épisode le destin des arbres à parfums.
Du 21 au 24 mars 2024, entre salon et festival, la première édition de la Paris Perfume Week a réuni professionnels et amateurs passionnés au Bastille Design Center. Son objectif : rendre compte de l’effervescence de la culture olfactive, et mettre en avant les acteurs d’une industrie multiple – marques, maisons de composition et producteurs de matières premières. Sur la scène des Smell Talks se sont succédées des masterclass de grands parfumeurs… et des conférences et tables rondes sur les dernières avancées de la recherche, ou les relations que le parfum peut entretenir avec l’art, la musique, le cinéma ou la mode. Nez vous propose de redécouvrir certaines de ces interventions.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
C’est entre les effluves de pastéis de nata, de tilleuls en fleurs et de pavés humides que s’est tenue le 6 juin dernier la 5e édition de l’Experimental Scent Summit, organisé cette année à Lisbonne par l’Institute for Art and Olfaction de Los Angeles. Une journée riche en rencontres et échanges autour de la culture olfactive, rassemblant chercheurs, artistes et parfumeurs du monde entier.
Après Berlin, Londres, Amsterdam, une édition 2020 en ligne et quatre années de pause pour cause de pandémie, c’est avec joie que les organisateurs (Saskia Wilson-Brown, Klara Ravat, Julianne Lee et Miguel Matos) ont à nouveau réuni une communauté de professionnels et de passionnés pour évoquer, le temps d’une journée, des sujets aussi divers que la trans-modalité dans l’art, l’usage des senteurs dans les cultures de Mésoamérique, ou encore la composition de parfum sous forme de cadavres exquis olfactifs !
L’art olfactif à l’honneur
Sous les ors néo-baroques de la Casa do Alentejo, au cœur de la capitale portugaise, l’artiste américaine Megan Linderman a ouvert la journée avec la présentation de son projet Love, Trust, and Chlorine (2024)pour lequel elle s’intéresse à l’odeur de l’oxytocine (ou ocytocine). L’occasion pour le public, composé d’une soixantaine de personnes venues d’une quinzaine de pays différents, de découvrir deux échantillons surprenants : l’un reproduisant le parfum « clinique et pourtant très humain » de l’oxytocine, l’autre sorti tout droit de l’imaginaire de l’artiste inspirée par ce neuropeptide surnommé « hormone du bonheur »en raison de son implication dans l’empathie, la confiance ou encore l’attachement chez l’être humain. Alliant deux substances invisibles traversant nos corps et agissant sur lui en même temps que sur notre psyché, ce projet, qui cherche encore sa forme finale, constitue la première incursion de l’artiste dans la création olfactive.
Également ancrée dans la biologie, l’expérience olfactiveproposée par le parfumeur Maxwell Williams et l’artiste Sean Raspet, eux aussi originaires des États-Unis, s’est avérée plus déroutante encore : basé sur des études concernant les variations interindividuelles dans la perception de certaines molécules odorantes, en raison d’une diversité d’expression des gènes codant les récepteurs olfactifs impliqués dans leur réception, leur parfum Missense (2024)ne se compose que de molécules connues pour être perçues de manière très différentes d’une personne à une autre. Prenant le contrepied de la volonté de plaire au plus grand nombre et d’uniformiser la réception, Missense maximise la différence de perception et échappe à tout consensus. Incités par les artistes à verbaliser leur perception de la création, les participants ont d’ailleurs mobilisé un vocabulaire résolument éclectique pour tenter de caractériser ce qui semblait être, pour beaucoup, du « jamais senti » !
Outre ces formes de créations purement olfactives, plusieurs autres projets, à l’intersection des arts visuels, sonores, performatifs, numériques et olfactifs ont également été mis à l’honneur. L’artiste, compositrice et parfumeuse Jo Burzynska, venue spécialement de Nouvelle-Zélande, a ainsi mis en avant sa pratique multisensorielle fondée sur l’expérience de la transmodalité. Cette dernière – souvent confondue avec la synesthésie – consiste en l’association, généralement partagée par un grand nombre d’individus, entre deux types de stimuli. « Si l’odeur du citron était une hauteur de son, serait-elle aigüe ou grave ? », interroge l’artiste pour illustrer son propos. La réponse de la salle est unanime : le parfum du citron est aigu. Écouter des notes hautes tout en humant une composition parfumée pourrait donc a priori augmenter la perception des notes hespéridées au sein de celle-ci. Ce sont ces considérations qui ont présidé à la création de plusieurs projets de l’artiste, comme The Frequency Range (2023), trois parfums inspirés par diverses hauteurs de notes, ou encore Scents take up the ringing (2024) associant le son, l’odeur et la couleur, dans une réflexion autour de la notion culturelle d’harmonie.
Le français Ugo Charron, musicien et parfumeur chez Mane, a pour sa part présenté un autre genre de proposition à la croisée des sens de l’ouïe, de la vue et de l’odorat. Les concerts immersifs organisés par Cosmic Gardens, le duo de musique électronique qu’il acofondé il y a quelques années avec le français Clément Mercet, permettent en effet de déplacer les expériences olfacto-sonores depuis les galeries et les musées vers les salles de spectacle. Ces sets live, organisés en plusieurs chapitres portés par la musique mais également des compositions olfactives et visuelles, invitent à un voyage multisensoriel, depuis les tréfonds de l’océan jusqu’aux mystères de l’espace cosmique.
Le belge Peter de Cupere, dont l’inventivité et la productivité dans le champ de la création olfactive depuis presque trente ans demeurent quasi inégalées, présentait quant à lui plusieurs œuvres inspirées par l’univers musical mais dénuées de son, à l’instar de son Olfactiano (1997-2004) ou de son récent Odomonica (2023-2024), sorte d’harmonica muet laissant échapper, au lieu de notes de musique, diverses notes odorantes activées par le souffle du joueur. Mais ce sont ses récentes œuvres olfactives en réalité augmentée que les participants ont pu expérimenter lors du Summit. Son QR Nose Smeller imprimé en 3D et destiné à se fixer directement sous les narines permet de sentir un parfum en même temps qu’un QR code, scanné à l’aide d’un smartphone ou d’une tablette, fait apparaître une sculpture virtuelle qui semble prendre place dans l’environnement direct du spectateur de manière d’autant plus réaliste que l’odeur, perçue simultanément, paraît presque en émaner directement…
À l’aune de sa propre pratique, l’artiste M Dougherty a de son côté exploré les possibilités de créer des illusions olfactives n’ayant rien à voir avec la fantosmie, qui n’est pas une illusion mais une hallucination se traduisant par la perception d’une sensation olfactive en l’absence de molécules odorantes. L’illusion, elle, survient lorsque les stimuli et la perception ne correspondent pas : perception similaire de deux stimuli différents ou perception différente de stimuli similaires, par exemple. Ce qui intéresse M Dougherty dans ce cadre est de déterminer par quels moyens l’artiste peut être en mesure de contrôler la perception olfactive de celles et ceux qui font l’expérience de son œuvre : inadéquation orchestrée entre l’odorat et la vue, manipulation des attentes, suggestion linguistique ou encore effets de masquage sont autant de techniques qui peuvent être employées pour troubler, orienter ou donner du sens aux expériences olfactives dans un contexte artistique.
Marquant la fin de la matinée, un parfum mêlé d’orange, de citron et de pamplemousse a finalement envahit la salle tandis que le public s’attachait à éplucher les agrumes distribués par l’artiste et musicienne américaine Hannah Marie Marcus. L’objectif ? Tenter de distinguer, dans l’un d’entre eux, une fragrance injectée dans le péricarpe par l’artiste qui présentait de cette manière son projet Citromancy (2023-2024). Ce rituel de divination – à prendre avec légèreté – est en effet réalisé par l’artiste à partir d’agrumes frais, reparfumés de l’intérieur par des matières premières dont chacune est associée à un message divinatoire particulier, restitué sous forme de poème. Votre kumquat cache une odeur de ciste-labdanum ? Le message est clair : « Soyez comme la chèvre / Traversez librement ce pont / Entre les vivants et les morts / Et grignotez des arbustes / De chaque côté, je peignerai votre barbe / Pour trouver de la résine. »
Diversité des pratiques olfactives
Mais les artistes n’étaient pas les seuls à présenter leurs travaux lors de cette journée dense en communications. Des praticiens d’autres disciplines – parfumerie, aromathérapie, ingénierie et même prestidigitation – ont également pu monter sur scène afin de partager leurs propres approches du monde invisible des odeurs.Elena Roadhouse, aromathérapeuthe et parfumeuse, s’inspire par exemple de l’image du kintsugi – cet art japonais de la réparation des céramiques brisées au moyen d’une laque saupoudrée d’or – pour évoquer son accompagnement olfactif et psychologique des femmes en période de ménopause et périménopause. Après avoir invité le public à un exercice de relaxation par le souffle accompagnée par une fréquence sonore relaxante agissant sur le système nerveux parasympathique et d’un parfum aromatique, boisé et terpénique, Elena Roadhouse s’est attachée à expliquer la manière dont elle allie, en consultation, la méthode jungienne de l’imagination active à des parfums naturels composés spécifiquement pour chaque patientes.
Plus ancré dans la technique, Simon Niedenthal, professeur de design d’interaction, s’est attardé sur l’irruption du corps et des sens non-visuels dans la discipline qu’il enseigne à l’Université de Malmö en Suède. En revenant sur plusieurs projets développés avec ses étudiants, il s’est attaché à démontrer que (presque) tout le monde est en mesure de créer des prototypes de diffuseurs olfactifs. L’utilisation de composants électroniques simples, de micro-contrôleurs, de prototypage papier, de l’impression 3D et de la découpe laser, mais aussi le hackage de dispositifs existants, constituent en effet des ressources relativement accessibles permettant d’imaginer des dispositifs olfactifs adaptés à divers usages (muséologie, éducation, communication, divertissement…) grâce à différents modes de diffusion et types d’interaction.
Ce sont aussi des dispositifs de cette sorte, spécifiquement muséologiques, qu’a brièvement présenté Sofia Ehrich, historienne de l’art et commissaire d’exposition américaine associée au projet Odeuropa et co-autrice du très utile Olfactory Storytelling Toolkit, un guide pratique à destination des institutions culturelles intéressées par la dimension olfactive. Comme en écho à cette intervention, la parfumeuse et autricebritanniqueSarah McCartney a pour sa part résumé le projet mené récemment avec un groupe d’étudiants à la Courtauld Gallery de Londres : imaginer les odeurs qui auraient pu émaner du chef-d’œuvre de la collection, Un Bar aux Folies-Bergère d’Édouard Manet. Divers éléments visuels du tableau (les boissons, les mandarines confites, la foule…) mais également des savoirs historiques au sujet des parfums des années 1880, ont permis de créer six parfums qui pouvaient notamment être découverts sur mouillettes lors de visites guidées.
Des pratiques a priori plus éloignées encore de la parfumerie ont également été représentées lors de cette journée. Prestidigitateur devenu parfumeur, Michael Paul s’est intéressé aux liens entre ces deux pratiques qui reposent, l’une comme l’autre, sur l’illusion et la « magie », qui dépendraient, selon lui, uniquement de la perception du public. Il s’agit donc de jouer avec les attentes et l’attention, et de soigner la narration, afin de créer une véritable expérience sortant de l’ordinaire. L’artiste Klara Ravat, fondatrice du Smell Lab à Berlin, et le parfumeur Miguel Matos, sont quant à eux revenus sur certaines de leurs expérimentations de composition olfactive, ludiques et joyeusement « irrationelles », pour reprendre leur propre expression. Ainsi les deux acolytes ont-ils par exemple imaginé des sessions de création collective en s’inspirant du jeu du cadavre exquis, dans lequel chaque participant, professionnel ou amateur, ajoute un ingrédient à la formule. D’autres séances invitaient le hasard dans le processus, en proposant de composer un parfum grâce à un tirage de tarot dont chaque carte était associée à une matière première. De quoi désacraliser la parfumerie et rendre l’expérience olfactive amusante et accessible !
Des chercheurs au nez fin
L’Experimental Scent Summit a ceci d’exceptionnel qu’il autorise une grande diversité de voix, et à celles des artistes, des parfumeurs et des expérimentateurs de tous bords, s’ajoutaient celles de chercheurs dont les travaux viennent enrichir ce champ relativement récent des Sensory studies. Alessandra Mondin a notamment dévoilé une recherche passionnante et inédite au sujet de la représentation olfactive des personnages queer dans le cinéma anglo-américain. En examinant des films et séries dramatiques des XXe et XXIe siècles – Le Faucon Maltais (1941), Adieu, ma belle (1944), Carol (2015), Killing Eve (2018-2022)… – iel s’est intéressé·e à la manière dont les personnages queer, qu’ils soient explicitement ou implicitement désignés comme tels, sont souvent associés à l’écran à une diversité de références et de moments parfumés, tandis que la masculinité hétérosexuelle n’est généralement associée olfactivement qu’à la fumée des cigares et cigarettes…
Plus que le cinéma, c’est l’art et la mode qui intéressent l’historienne Lily McGonigal, également invitée à partager ses travaux lors de cette journée. La chercheuse s’est ainsi attachée à expliquer son choix d’associer des parfums, pour la plupart issus de marques de niche, à diverses œuvres surréalistes afin d’évoquer, auprès de ses étudiants, l’obsession protéiforme de ce mouvement pour l’érotisme et le corps féminin. Convaincue des effets positifs de cette expérience pédagogique olfactive, Lily McGonigal y voit une manière d’engager plus fortement l’attention des élèves mais en défend également la pertinence au regard à la fois de sa discipline – « L’histoire de la mode est l’histoire des traces que nos corps laissent derrière eux » – et de la sensibilité multisensorielle de nombre d’artistes du mouvement surréaliste.
Membre de l’Institut de chimie organique et de biochimie de l’Académie tchèque des sciences, Laura Prieto a de son côté résumé les défis liés à la tentative de recréer des parfums antiques, démarche de plus en plus courante, à la fois du côté de l’archéologie expérimentale et de celui des institutions culturelles. La difficulté d’employer certains ingrédients, disparus ou désormais presque introuvables sous leur forme originale, les changements environnementaux qui ont parfois modifié la disponibilité ou le profil olfactif de certaines matières naturelles, ou encore la mécompréhension des techniques anciennes qui ne sont pas toujours reproductibles avec des équipements modernes, sont quelques unes des raisons invoquées par la chercheuse pour affirmer l’impossibilité de prétendre reproduire à l’identique les parfums du passé.
Également membre de Alchemies of Scent, groupe de recherche pluridisciplinaire basé à Prague s’intéressant à la parfumerie gréco-égyptienne antique, Sean Coughlin, philosophe et historien, s’est de son côté éloigné de ses spécialités pour livrer une réflexion sur l’une des figures les plus célèbres – et controversée – de la parfumerie moderne : François Coty. Après avoir rappelé le côté le plus sombre de l’héritage de Coty, notamment ses affiliations fascistes et son soutien à des organisations nationalistes et anti-communistes, le chercheur s’est intéressé aux origines mystérieuses du nom de l’un de ses plus célèbres parfums, L’Origan (1905), retraçant ses origines jusqu’au mythe de grec d’Amaracus, parfumeur de la cour de Chypre et transformé par Aphrodite en plant de marjolaine (Origanum majorana). Se pencher sur cette histoire, ancienne et moderne, résume-t-il, est également intéressant « à cause de ces histoires, réelles et légendaires, qui continuent d’informer notre manière de considérer le parfum et la parfumerie. »
C’est d’ailleurs aussi un regard trans-historique, portant cette fois sur l’usage des parfums en Mésoamérique, qu’a proposé le parfumeur Matthew Sànchez au public du Summit. Évoquant la diversité des pratiques olfactives (sociales, spirituelles, médicinales, hygiéniques….) des peuples pré-colombiens, il s’est attardé sur certaines matières odorantes – de la résine de copal au cacao en passant par la figue de barbarie, l’eucalyptus et certaines variétés de lys ou de faux-jasmin – avant de faire le lien avec les pratiques olfactives, toujours très diversifiées, des populations de l’actuel Mexique. Une longue histoire qui étend son influence sur la parfumerie contemporaine, puisque certains créateurs, à l’instar de Matthew Sanchèz lui-même, puisent encore dans celle-ci pour composer leurs propres fragrances.
Explorant à son tour une part de son héritage culturel, l’artiste Maki Ueda, qui se consacre depuis peu à des travaux de recherche plus universitaires, a proposé une étude de cas de « méta-communication olfactive » en se basant sur un classique de la littérature japonaise : Le Dit du Genji (XIe siècle), attribué à Murasaki Shikibu. « Que peut-on, nous humains, communiquer à travers les odeurs ? » s’interroge Maki Ueda. En associant différentes compositions d’encens basées sur des recettes traditionnelles associées à certains moments et personnages clés du Dit du Genji, elle a notamment illustré la manière dont le parfum peut ajouter une strate de lecture nouvelle au récit, et à toute forme de communication, à la condition explicite d’une forme d’ « alphabétisation olfactive » commune permettant une « lecture » et une interprétation partagée.
Enfin, revenant à notre culture occidentale moderne, j’ai moi-même présenté mon dernier projet de recherche, à la croisée des sciences de la vie et de la philosophie environnementale. J’ai ainsi souligné l’importance de raviver notre capacité à percevoir et à interpréter les odeurs du monde vivant de manière désanthropocentrée, en incitant à porter attention aux senteurs émises par les végétaux, les champignons, les animaux ou encore les bactéries, tout en se rappelant qu’elles sont toujours le signe que quelque chose se passe ou s’échange au sein du tissu du vivant. Faire un usage conscient, délibéré et informé de notre odorat à l’endroit du vivant permettrait, il me semble, de faire l’expérience consciente de l’air en tant qu’habitat partagé et d’initier une reconnexion essentielle avec le reste de la communauté biotique.
Les 10 ans des Art and Olfaction Awards
Le lendemain de cette dense journée consacrée à la culture olfactive au sens large s’est tenue la soirée de remise des prix des Art & Olfaction Awards, marquant le retour d’un événement important pour la parfumerie indépendante, qui fêtait cette année ses 10 ans. Dans la catégorie « Indépendants », ont été récompensés Amnesia Rose de Luca Maffei pour Aedes de Venustas et IV de Kévin Mathys pour Kajal tandis que, dans la catégorie « Artisan », se sont distingués Grove in the Heart de Na-Moya et Debbie Lin pour Samar et Cocktail Molotov de Sy Truong pour Sylhouette. Également récompensés : Arabian Jasmine de Amer Al Radhi pour Amer Perfumes qui reçoit le « Aftel Award for Handmade Perfume » et Queer de Russie de Ksenia Golovanova et Valery Mikhalitsyn pour Nose Republic qui remporte le « Newcomer Award ».
Les artistes Jas Brooks et Pedro Lopes ont quant à eux reçu le prix Sadakichi – destiné aux pratiques créatives olfactives – pour leur projet Smell and Paste. Cette boîte à outils de prototypage basse fidélité permet aux concepteurs d’interfaces homme-machine (notamment en réalité virtuelle) de tester simplement l’efficacité de l’interaction olfactive envisagée grâce à des autocollants en scratch and sniff à coller dans l’ordre voulu sur un ruban de papier qui se déroule dans une cassette imprimée en 3D ou en carton, libérant les senteurs de manière séquencée. « Nous postulons que les concepteurs ont besoin à la fois de matériel hi-fi pour le développement final et de techniques de prototypage basse fidélité pour rendre la conception d’expériences olfactives rapide, peu coûteuse et accessible », expliquent les deux concepteurs du projet. Les jurys ont en outre honoré le projet Odeuropa dans son ensemble pour sa contribution à la culture olfactive, mais également la parfumeuse britannique Pia Long, qui a reçu le prix Septimus Piesse pour avoir su, ces dernières années, encourager les discussions entre les parfumeurs du monde entier et l’Ifra dans le but de défendre la liberté de création des parfumeurs. Un programme et un palmarès qui reflètent bien les missions de l’Institute for Art and Olfaction depuis sa création : « favoriser l’expérimentation et l’accessibilité dans le domaine de la parfumerie, de l’art olfactif et de toutes autres formes d’expressions olfactives. »
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
C’est un parfumeur très discret. Il a pourtant créé pour Guerlain, Christian Dior, Hugo Boss ou encore Le Labo, avec le fameux Santal 33, immense succès de la parfumerie de niche. « Le parfum que l’on sent partout », dixit le New York Times, en 2015. Né en Allemagne, Frank Voelkl a étudié à Paris, et depuis 25 ans, ce globe-trotter formule à New York, pour des marchés aussi variés que l’Europe, l’Amérique du Sud ou encore la Chine. Nous l’avons rencontré au siège parisien de la maison de composition DSM-Firmenich.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Encens, bakhours, attars… le parfum est profondément enraciné dans la culture omanaise, et d’abord sous sa forme originelle de per fumum, à travers la fumée. Cet amour des fragrances, largement partagé dans tout le Moyen-Orient, est lié à la représentation de soi et de l’autre, à ses propres valeurs et aux rites sociaux qui s’incarnent chaque jour ou pour les grandes occasions.
C’est sur ces terres que sont récoltées, transformées et sublimées depuis des siècles les résines aromatiques, les sécrétions magnifiques et les plantes odorantes desquelles la parfumerie puise ses ingrédients les plus précieux : la myrrhe et l’encens proviennent des rivages de la mer Rouge, l’ambre gris flotte au large de la péninsule arabique, la rose damascena pousse dans les montagnes de l’Hajar, à 2 000 mètres d’altitude. Et la chaleureuse cuisine de la région se délecte d’aromates comme la coriandre, la sauge ou la menthe, mais aussi la cannelle et le clou de girofle.
Et c’est également dans le monde arabique qu’est né l’alambic, au ve siècle, et que le procédé de distillation s’est perfectionné quelques siècles plus tard, sous l’influence des alchimistes qui développent des techniques pour extraire les huiles essentielles des plantes et les utiliser dans des parfums. Des méthodes qui ont amélioré l’art de la composition des fragrances et qui, une fois transmises aux Européens via l’Espagne et l’Italie, ont largement contribué à l’essor de la parfumerie moderne.
Savoir-faire ancestral et terroir de choix pour les plantes aromatiques : toutes les conditions sont réunies pour faire du parfum un élément capital du mode de vie oriental, profondément ancré dans la culture omanaise. D’autant que le sultanat jouit d’une position géographique privilégiée. Grâce au développement des techniques de navigation et des routes commerciales, la région voit transiter des produits venus d’ailleurs qui s’invitent dans la liste des ingrédients disponibles pour la parfumerie, tels que le musc de Chine, le safran d’Iran ou le santal d’Inde.
Depuis des siècles, les parfums sont utilisés dans la région pour des raisons culturelles et religieuses. Ils font partie intégrante du patrimoine. Leur usage est promu par la culture islamique au point que les parfums et l’encens occupent une place de choix dans les souks, au cœur de la cité, jamais bien loin des lieux de culte.
Les fragrances sont diffusées lors des prières, des rituels et des célébrations afin de créer une atmosphère sacrée et de favoriser la connexion au divin.
À Oman et dans les émirats voisins, le parfum est souvent offert en cadeau pour des occasions spéciales et est devenu un signe d’amitié et de respect entre les cultures. Mais il relève également d’un usage quotidien, utilisé à toute heure de la journée pour différentes pratiques, qu’elles soient sociales ou intimes.
Jamais ailleurs qu’ici le parfum n’a été aussi proche de ses origines de per fumum, à travers la fumée. La pratique de la fumigation dans la maison répond à de nombreux objectifs : se relaxer, purifier l’atmosphère, la rendre agréable, éloigner les mauvais esprits… Tous les foyers disposent ainsi d’un mabkhara, un brûleur traditionnel où se consument sur du charbon ardent quelques gouttes d’huile aromatique ou quelque morceau de bois odorant. On parle d’« encens » lorsque l’on brûle n’importe quelle matière odorante, et pas seulement le frankincense de la région.
Chaque matin, opération bakhour : cet élément clé de la culture orientale désigne le processus quotidien de fumigation qui consiste à imprégner de parfum les vêtements et tissus d’ameublement de sa maison. Un bain de fumée qui s’étend au corps tout entier pour les grandes occasions : les futures mariées, par exemple, imprègnent littéralement par fumigation leurs vêtements, mais aussi leur peau et leurs cheveux, la veille de leurs noces.
Chez soi, le parfum est également un signe d’hospitalité. Recevoir ses hôtes avec du parfum fait partie du rite d’accueil essentiel à la culture arabe, quelle que soit sa condition sociale. Une atmosphère agréablement parfumée créerait un sentiment d’intimité, de confiance, d’appartenance. Lorsque les invités arrivent, les hôtes leur tendent un aspersoir d’eau florale comme l’eau de rose pour nettoyer leurs mains dans un geste élégant. À la fin du repas, à la place du café et pour indiquer à ses invités qu’il est temps de se retirer, un plateau de parfums est apporté, puis passé d’un hôte à l’autre autour de la table, des fragrances avec lesquelles ils sont incités à se parfumer.
Bois, épices, fleurs, résines, aromates… Parmi les matières premières emblématiques de la région, on trouve des notes boisées et le bois de santal, l’oliban, la myrrhe, l’opoponax et le ciste labdanum, le safran et la cannelle, la rose et le jasmin, le nard et la fleur d’oranger. Dans la liste de ces essences opulentes, l’oud tient une place privilégiée. Rare, cher et très prisé pour se distinguer, il se brûle sous forme de copeaux, tandis que son huile fauve et cuirée entre dans la composition des mukhallats, ces accords traditionnels puissants qui intègrent les formules des parfums moyen-orientaux.
Les senteurs sont également considérées comme un élément essentiel de l’esthétique personnelle et sont souvent associées à la beauté et au bien-être spirituel. Sentir bon va au-delà de l’hygiène, c’est aussi un moyen de ne pas offenser les autres. Si la cérémonie du bain et le nettoyage au savon noir et à l’eucalyptus au hammam constituent un rituel profondément ancré dans la culture moyen-orientale, à la sortie, hommes et femmes s’enduisent le corps et les cheveux d’huile parfumée. Purifier avant de se parer. Jamais avec de l’alcool, bien sûr, mais on utilise de l’huile comme support de composition. Les fleurs, les épices ou les herbes choisies sont distillées puis ajoutées à une essence de bois de santal. La composition de ces parfums huileux, appelés attars, peut être personnalisée en y joignant les ingrédients de son choix : rose, ambre, musc, oliban… Le parfum devient également un moyen d’exprimer sa culture et son identité, qui concerne aussi bien les hommes que les femmes. Au Moyen-Orient, on n’hésite pas à mélanger les parfums entre eux. Ce processus de layering consiste à superposer différentes fragrances, ce qui accentue encore la personnalisation du parfum : outre le gel douche, on utilise des crèmes et des huiles pour parfumer le corps et les cheveux. On peut ainsi obtenir de nouvelles notes et varier l’intensité de ces accords singuliers. Brûler, respirer, s’imprégner, s’enduire : le peuple arabe ne craint pas le corps à corps avec des odeurs sensuelles et mystérieuses, ambrées et musquées.
AU SOMMAIRE DE NOTRE GRAND DOSSIER « WADI DAWKAH »
Journaliste au Monde, Béatrice Boisserie a lancé les ateliers de YOS (yoga olfacto-sonore) pour se mettre à l'écoute de l'effluve, du souffle et de la voyelle. En 2012, elle a créé le blog Paroles d'odeurs pour reccueillir les souvenirs olfactifs de personnalités ou d'inconnus. Après des études de philosophie et d'ethnologie, elle se forme au parfum chez Cinquième sens et au yoga du son à l'Institut des arts de la voix. Elle est l'auteur de 100 questions sur le parfum (La Boétie, 2014).
A journalist at Le Monde, Béatrice Boisserie is a member of the Nez Collective. She has notably published 100 questions about perfume (ed. La Boétie, 2014).
Sans sa tasse de thé (bon, d’accord, de tisane), la madeleine proustienne n’eût pas vu le jour. Cette boisson millénaire, répartie à travers le globe et le temps, imprégnée de multiples cultures et d’histoire, connaît depuis quelque temps un regain d’intérêt dans le monde du parfum. Son influence sur la création olfactive ne date cependant pas d’hier : elle a même orienté notre rapport aux flacons.
Explications avec Jeremy Tamen, ethnobotaniste, sourceur et évaluateur de thé, enseignant en Arômes et gustation à l’Ecole supérieure du parfum, et Jean-Christophe Hérault, VP parfumeur chez IFF, notamment auteur de Poudre matcha pour Kenzo.
Une brève histoire du thé
Tous les thés que nous buvons sont issus d’une même plante originelle : Camellia sinensis, un arbuste de la famille des Théacées. Originaire de Chine du sud-ouest, dans les montagnes du Yunnan, il aurait côtoyé une variété sauvage poussant à Assam, Camellia assamica. Si sa consommation est aujourd’hui répandue – on parle en effet de la deuxième boisson la plus consommée au monde, après l’eau – elle est, dans son pays d’origine, « un élément fondamental de la culture philosophique et religieuse », pour citer Jean Vitaux.[1]Jean Vitaux, « Le thé », dans : , La mondialisation à table, sous la direction de Jean Vitaux, Paris Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2009. Les premières graines de thé ont été retrouvées dans la tombe du marquis Yi de Zeng, en 433. Mais la première mention de sa culture date de 59 av. JC, dans une commande d’un maître à ses esclaves, souligne l’archéologue Jean-Paul Desroches.Il fait d’abord partie de la pharmacopée locale, puis devient un élément essentiel – sous forme de soupe épaisse bouillie mêlée à d’autres ingrédients, notamment des épices – des cérémonies bouddhistes à partir du VIe siècle, car il permet de rester éveillé lors des longues liturgies. Dès 730, « on parle déjà de 30000 cueilleuses de thé », note ainsi le chercheur.[2]Jean-Paul Desroches, « Archéologie du thé », Le Salon noir, France Culture, 3 octobre 2012 Après le thé bouilli, c’est le thé battu – le désormais tendance matcha – que l’on prépare sous les Song au Japon. Importé en Angleterre par les Néerlandais dès 1653, il deviendra rapidement un élément culturel autour du « five o’clock tea », sa version aromatisée à la bergamote étant popularisée par le Premier ministre britannique Charles Grey dans les années 1830. En France, l’attrait est plus récent : s’il est présent depuis le XVIIe siècle, c’est seulement à partir de la seconde moitié du XXe siècle qu’il devient plus largement consommé.
Les familles de thé : couleurs, odeurs et textures
C’est toujours Camellia sinensis qui est à l’origine de nos différents thés, qu’il s’agisse de thé vert au jasmin, du matcha ou du Earl grey anglais. Mais comment expliquer une telle diversité de couleurs, d’odeurs et de textures ? « On compte aujourd’hui 250 à 300 variétés naturelles de ce camélia, et plus de 3000 cultivars – l’équivalent de cépages. Ce qui permet de distinguer les six grandes familles de thé, c’est leur méthode de transformation et ainsi notamment l’oxydation de la feuille ; même si, selon le transformateur, le profil peut être très différent », explique Jeremy Tamen.
Faisons fi un instant de ce qui fait pourtant toute la spécificité de chaque thé : ses détails propres, les nuances qui le distinguent des autres rejetons d’une même famille. Dressons-en une cartographie générale, certes imparfaite, mais bien pratique pour les classer dans un premier temps.
Les thés blancs et verts ne sont pas oxydés. Le thé blanc, qui tient sa spécificité de ce qu’il est constitué principalement de jeunes pousses et de bourgeons de l’arbuste, est assez discret : « On y trouve des notes zestées, fruitées – osmanthus, fruit jaune mais sans le côté lacté –, florales peu entêtantes – celles d’une fleur d’oranger au petit matin, du chèvrefeuille –, avec parfois un fond plus soutenu, menthé ou évoquant le patchouli », énumère le spécialiste.
Pour le thé vert, les feuilles qui sont cueillies sont flétries, malaxées, puis chauffées afin qu’elles ne s’oxydent pas. « On retrouve des notes florales et d’agrumes, mais aussi quelque chose de plus végétal, au nez de courgette, de petit pois, voire de châtaigne cuite, de fruits à coque, de foin… » Le thés verts japonais se distinguent cependant du lot par « leur attaque beaucoup plus marine et iodée, comme la chair de crustacé. Le matcha, quant à lui, rappelle souvent le chocolat blanc, le rhizome d’iris, la prune et l’épinard. »
Moins courants, les thés jaunes ne sont pas non plus oxydés, mais « ils subissent une post-fermentation pendant vingt-quatre heures dans des ballotins de lin, ce qui leur confère des saveurs caractéristiques de cette plante, évoquant le coton humide, l’osier, le rotin, la chair de châtaigne ».
Vient ensuite la catégorie des thés semi-oxydés : les oolongs. Pour ceux-ci, Jeremy Tamen relève leur volubilité remarquable, qui offre une porte d’entrée facile dans le monde du thé : « Ceux qui sont faiblement oxydés se rapprochent du thé vert, avec ce côté fleurs blanches : chèvrefeuille, magnolia… D’autres, plus oxydés, révèlent des notes de lilas, géranium, de zeste de kumquat, voire menthées, avec un fond boisé presque santalé ou cédré. J’ai à l’esprit un oolong taïwanais de 1500 mètres d’altitude, ultra floral, qui m’a vraiment fait penser à En passant d’Olivia Giacobetti pour Les Éditions de parfum Frédéric Malle. »
Quant aux thés noirs, totalement oxydés, « leurs profils tournent plutôt autour de notes chocolatées, maltées, de fruits jaunes, de bois de réglisse, cèdre, vétiver – santalés pour certains, avec un bouquet floral opulent ».
Les pu erh, enfin : ceux-ci, fermentés, renvoient souvent aux senteurs de sous-bois, « avec des inflexions de champignon, de mousse de chêne, de laurier ; des saveurs camphrées et tourbées, animales et pour certains quelque chose proche du miso. »
Il y a ainsi de quoi trouver dans les thés une source d’inspiration quasiment illimitée. Et ce d’autant plus que la boisson ne se réduit pas à ses arômes : son ancrage culturel diversifié, son histoire, la mise en lumière de la culture de la plante, mais aussi la pluralité de l’approche sensorielle lors de la dégustation constituent autant de points d’accroche à la créativité. Lorsqu’il déguste un thé, Jeremy Tamen juge ainsi « d’abord de l’aspect des feuilles : leur couleur, de l’ébène au doré en passant par toutes les nuances du vert ; leur texture, parfois tannée lorsqu’ils sont chauffés au wok. Puis on sent les feuilles sèches, qui délivrent des arômes qu’on ne trouve pas forcément à la tasse. On les dépose ensuite dans le gaiwan chauffé, pour que la vapeur les imprègne : elle donne une première esquisse du thé. Lorsqu’on ajoute l’eau, on est aussi sensible à la danse des feuilles, à leur redéploiement dans la tasse et aux tanins qui se diffusent peu à peu. On sent ensuite deux choses : l’infusion, c’est-à-dire les feuilles imbibées d’eau, puis la liqueur, notre boisson finale. La majorité du ressenti se fait en olfaction directe et en rétro-olfaction. »
Et, outre ces thés natures déjà infiniment variés, il y a les thés aromatisés, du classique thé à la menthe marocain, en passant par le chaï indien et le thé au jasmin, avec les mille nuances que peuvent apporter ceux qui les créent. « Certes, il s’agit en majorité de grandes sociétés qui proposent des catalogues entiers, avec des bases de thé souvent médiocres. En tant qu’artisans indépendants, on se compte sur les doigts de la main. Mais en utilisant des ingrédients de qualité, on peut proposer de très belles choses. J’aime cet exercice qui permet d’imaginer de vrais accords, comme en parfumerie ! »
Interpréter le thé
Et cette inspiration est réciproque, comme le note Jean-Christophe Hérault : « C’est un thème très fédérateur, qui a la particularité d’offrir une infinité de variations. On peut en proposer une interprétation fraîche, ou bien plus réconfortante en le mariant à des facettes musquées, santalées… Mais il peut aussi être racé, dans un registre boisé, voire fumé. »
Pour en reconstituer l’odeur, il existe une extraction CO₂ de thé noir, ou encore une absolue de thé, mais la matière la plus utilisée est l’absolue de maté, qui sent « la feuille sèche, avec à la fois un pôle très vert rappelant l’herbe coupée, mais aussi un aspect foin coumariné », précise le parfumeur. Cependant, si ces matières permettent d’entrer dans la note, pour obtenir un résultat complexe, il faut faire appel à d’autres ingrédients de la palette. Parmi eux, « l’extrait de bois de Gaïac, fumé ; la fève tonka, aux inflexions de feuille sèche, de flouve ; la sauge sclarée, qui donne un côté feuille froissée… Dans les molécules de synthèse, on pense au linalol, à l’acétate de linalyle, au géraniol, à la damascénone, au cis-3-hexénol pour sa verdeur, à l’hexénal, ou encore à l’ionone béta évoquant l’aspect feuille sèche du thé. Mais tout dépend du thé auquel on pense. Pour le matcha, on peut utiliser l’absolue de feuille de violette, qui apporte une tonalité verte naturelle, et qui n’est pas sans rappeler l’épinard ; on peut jouer avec la bergamote, qui a des facettes thé et qui entre dans la composition du Earl Grey. Si on imagine un Darjeeling, on partira plutôt sur des tonalités florales de freesia, légèrement jasminées, avec de l’Hédione. Les possibilités sont infinies ! »
La verdeur des débuts
Cependant, l’accord thé s’est d’abord conjugué au singulier : c’est l’Eau parfumée au thé vertchez Bulgari qui, en 1992, a donné le coup d’envoi de la note : bergamote, notes rosées, ionones et Hédione renvoient à l’imaginaire de fraîcheur florale d’une bonne tasse de Darjeeling, dans une interprétation toutefois plus personnelle que littérale, signée du minimalisme cher à Jean-Claude Ellena. Cela n’empêche pas à l’accord de faire mouche. On le retrouve dans Déclaration de Cartier, du même parfumeur, en 1998. L’année 1999 est particulièrement prolifique en la matière, avec Aroma Tonic de Lancôme, Green Tea d’Elizabeth Arden, et Thé Vert (Green Tea) de L’Occitane, Aqua Allegoria Herba Fresca de Guerlain, ou encore Thé Vert de Roger & Gallet. Comme une traînée de poudre, il se répand aussi dans les produits parfumés, du déodorant au parfum d’ambiance. Et de dessiner de nouvelles lignes dans les tendances de l’époque, comme le relève Jean-Christophe Hérault, la mise sur le marché de CK One en 1994 : « Ce parfum est l’une des premières créations mixtes : il a ouvert la voie aux “gender-fluid” d’aujourd’hui. L’accord thé qui sert de point de départ, inspiré du Bulgari, a permis de remettre les eaux fraîches sur le devant de la scène, en réinterprétant la cologne, qui était alors perçue comme datée, rappelant des gestuelles de nos grand-parents. »
D’autres proposent cependant une approche différente : on citera notamment le plus fumé Bulgari Black imaginé par Annick Menardo en 1998. La même année sort également Le Feu d’Issey de Jacques Cavallier, qui évoque le chaï latte, avec ses notes épicées infusées dans un lait chaud et boisé. Chez L’Artisan parfumeur, Olivia Giacobetti propose le naturaliste Thé pour un été en 1995, puis Tea For Two en 2000, où l’on perçoit son écriture vaporeuse. Bulgari poursuit son exploration avecL’Eau parfumée au thé blanc en 2003. Loin de l’aspect propre et sage qui marque ses débuts, la note est interprétée la même année par un Marc-Antoine Corticchiato rêvant de samovars et de lampées de vodka dans Ambre russe, pour sa marque Parfum d’empire. On peut également penser à Duel, chez Goutal, aux nuances de foin et de maté, qui voit le jour au même moment.
Les années 2010 voient la tendance monter en puissance. Fumé et vanillé dans la sublime La Treizième Heure de Cartier ou version maté sauvage et renversante de beauté dans L’Heure fougueuse (merci Mathilde Laurent), aromatisé au jasmin dans Impérial Tea de By Kilian en 2014, elle poursuit sa route dans L’Île au thé d’Annick Goutal, en passant par le Thé noir 29 et sa figue bien trempée chez Le Labo, ou encore les deux nouvelles Eaux parfumées au thé bleu et au thé noir chez Bulgari, tous lancés en 2015. Certaines marques, comme Jo Malone, leur consacrent toute une gamme (« Tea collection » en 2011, puis « Rare Teas » en 2016).
Les années 2020, du thé pour tous les goûts
Si bien des thés ont vu le jour dans nos flacons avant notre décennie, ce qui fait la particularité des dernières années est d’avoir exploré de nouvelles facettes du breuvage.
On retrouve toujours le thé vert, qui semble être l’un des favoris quand il s’agit de parfum :que l’on Rêve de thé chez Nuxe, que l’on exige Encore du temps pour Meo Fusciuni, que l’on s’habille du Kimono vert d’Art de parfum ou que l’on déguste le Gyokuro deThe Merchant of Venice, on le déniche partout !
Mais le thé devient véritable terrain de jeu : Patrice Revillard explore ainsi le genmaicha, avec ses notes de riz toasté addictives, dans Je ne sais quoi chez Teo Cabanel. Au même moment se confirme la tendance matcha (à laquelle nous avons consacré un article dansNez#17 – Argent & parfum), qui fait fureur chez les foodies – et s’invite donc dans nos flacons : coup d’envoi avec Ukiyo-E chez Gri Gri Parfums, l’une des marque d’Anaïs Biguine, en 2017, puis avec 4711 Acqua Colonia Matcha & Frangipani signé Mathieu Nardin ; succès de Matcha Meditation de la Maison Margiela dès 2021, par Maurice Roucel et Alexandra Carlin avec ses facettes lactées réconfortantes, ou encore figuratif Thé matcha 26 du Labo, il s’incarne aussi dans le très beau Poudre matcha de Kenzo sorti en 2022. Jean-Christophe Hérault explique avoir « travaillé une verdeur fraîche, avec des notes hespéridées et même une amertume qui rappelle le pamplemousse. Pour l’umami, j’ai joué avec les muscs, les notes santalées et vanillées pour donner une texture, apporter quelque chose de rassurant, qui reprenne l’idée du délicieux. » Cette collection Memori a donné lieu à d’autres très belles créations autour du thé, comme Soleil thé, musqué et poudré.
Suivront Un Été d’Obvious, par Meabh Mc Curtin, avec ses facettes estivales d’ambre solaire, ou encore la fraîcheur verte de Current Culture (Claude Dir) chez Roan, marque récemment lancée qui consacre ses trois premières créations à la boisson avec Porcelain Pulse, le Darjeeling selon Gino Percontino, et Mountain Memories, un oolong signé Ugo Charron.
Parmi les oolong, on ne peut pas ne pas citer Hongkong Oolong, première création de notre collection 1+1 (aujourd’hui épuisé), qui réunit en 2019 Maurice Roucel et le designer hongkongais Alan Chan, autour d’une tasse musquée, épicée, florale et lactée. Sa douceur est également interprétée par la parfumeuse indépendante Isabelle Larignon avec Milky Dragon, dans une danse de foin vaporeuse, ozonique, complexe mais parfaitement confortable. C’est aussi ce thé qu’a choisi d’interpréter Olivier Cresp pour sa marque Akro, avec Infuse, tout juste mis sur le marché : avec ses fleurs blanches charnues et ses épices fusantes, il oscille entre milky oolong, ce thé aux notes beurrées et lactoniques, et chaï puissant et boisé.
Cette spécialité indienne a d’ailleurs été la source d’inspiration de Margaux Le Paih Guérin dans Dinajpur pour la marque Coelia, qui en propose une version à la fois grillée, épicée et crémeuse, entre thé et café. On pense aussi à Tchai d’Hima Jomo, une ode au Darjeeling qui s’épice de cardamome et s’habille de notes florales.
Le thé noir s’invite également dans nos flacons, avec Dandy or not G.A. (Sidonie Lancesseur) lancé en 2022 par D’Orsay, Bleu nuit d’Amélie Bourgeois chez Couleurs et sa figue cédrée ; ou encore les plus fumés Tea & Rock’n Roll proposé par Voyages Imaginaires, la marque de parfums naturels d’Isabelle Doyen et Camille Goutal ; le « remix »Souchong Journey de Suzy Le Helley pour Edit(h) ; le très bel Indigo Smoke d’Arquiste et ses notes goudronnées offertes par Calice Becker ; ou encore Smoky Soul de Marc-Antoine Corticchiato pour Olfactive Studio, une tasse fumée infusée d’absolue d’osmanthus qui a séduit la rédaction en 2023.
La tasse de thé des parfumeurs
Le dialogue se fait aussi en sens inverse, et quelques marques de parfum imaginent une collection de breuvages. C’est le cas de Teo Cabanel, qui a lancé un genmaicha twisté de notes plus florales et légèrement fruitées, inspiré de Je ne sais quoi [voir plus haut] ; mais aussi Café Cabanel, d’après l’un des best-sellers de la marque, qui offre une tasse de caramel toasté, aux inflexions de cacao et de vanille ; et Encore, un oolong gourmand et complexe qui s’inspire du carrot cake, à l’image du parfum homonyme sorti en 2023.
Byredo a également récemment lancé une collection de thés « construits comme des parfums », sans toutefois établir de correspondance directe entre breuvage et flacons.
Mais c’est certainement la marque State of Mind, fondée en 2017, qui a le plus poussé ce dialogue entre thé et parfums en imaginant un concept de « salon de thé olfactif », situé au cœur de Versailles. Le dégustateur Olivier Scala y crée des thés comme l’on imagine des fragrances, la parfumeuse Karine Dubreuil Sereni travaille les compositions qui en reprennent les noms en écho synesthète. Ainsi, Aesthetic Turbulence est à la fois un breuvage goûtant l’immortelle et le poivre rouge sur une base d’oolong et de perles de jasmin, et un parfum où la petite fleur jaune de nos plages, avec ses atours épicée et liquoreux, réchauffe un accord thé vert floral ; Modern Nomad se décline en tasse de pu erh hojicha grillé et Yunnan noir adoucie de vanille et de rose et une vaporisation puissante à la fois fumée, cuirée et ambrée ; Open Mind reprend les notes iodées, fraîches et vertes d’un Gyokuro japonais… Bref, que l’on cherche de beaux mélanges ou des accords thé pour s’en habiller, il y a de quoi faire.
Et de quoi nous laisser penser que l’histoire qui mêle ces deux univers n’a pas fini de faire parler d’elle ! Et vous, quelle tasse de thé aimeriez-vous sentir ces prochaines années ?
Jean Vitaux, « Le thé », dans : , La mondialisation à table, sous la direction de Jean Vitaux, Paris Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2009.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
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