Alexander Mohr a été nommé président de l’International Fragrance Association (IFRA) en 2024. Nous l’avons rencontré en septembre 2025 à Paris. Dans cette interview, il nous raconte comment l’IFRA défend la palette d’ingrédients du parfumeur, explique ce que signifient les standards IFRA et évoque les répercussions du réchauffement climatique sur l’industrie du parfum. Le dirigeant répond également aux critiques et partage ses principales ambitions pour l’avenir.
Ce podcast est disponible en anglais uniquement.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
En 2023, la maison de composition Mane et l’IFM (Institut Français de la Mode) s’associaient pour créer la chaire Diversité & Beauté, proposant une réflexion sur le concept de beauté en tant que construction culturelle. Caroline Ardelet, directrice de la chaire, et Mehdi Lisi, Global Fine Fragrance President chez Mane, nous racontent la genèse du projet, en exposent les enjeux et tirent un premier bilan de l’expérience.
Pour quelles raisons Mane a-t-elle souhaité créer cette chaire ?
Mehdi Lisi : D’abord parce que les concepts de diversité et d’inclusivité correspondent à notre culture d’entreprise et à des valeurs qui nous sont chères. Samantha Mane est la première femme à accéder au poste de CEO chez Mane, affirmant ainsi son rôle de leader dans une industrie longtemps dominée par les hommes. Ces thèmes nous intéressent aussi beaucoup d’un point de vue inspirationnel. En mettant en évidence les liens entre culture et beauté, la chaire nous permet de renouveler nos propositions créatives. Enfin, elle nous offre la possibilité de repérer et former nos futurs talents. Ce beau projet favorise une conjonction d’intérêts et d’expertises entre le monde de la recherche que représente l’IFM et nous qui sommes au quotidien au contact des marques.
Comment est né le projet ?
Caroline Ardelet : Nous nous sommes rencontrés il y a trois ans pour échanger sur nos sujets d’intérêt concernant la beauté, la féminité, l’évolution de la société, et il y a eu un match immédiat. J’avais publié plusieurs articles sur les stéréotypes culturels et la manière dont les consommateurs sont guidés inconsciemment par les normes dictées par leur environnement socio-culturel. Il se trouve que j’ai commencé ma carrière dans le parfum avant de devenir enseignante-chercheuse, et qu’il y a chez Mane des anciens de l’IFM. Nous avons très vite décidé de lancer ensemble un programme d’enseignement et de recherche.
Quelle forme prend ce programme ?
CA : La chaire est ouverte à un public varié : étudiants de l’IFM et hors IFM, professionnels, chercheurs, doctorants… Leur participation est gratuite. Tout au long de l’année, ils assistent à des cours, des workshops, des conférences, avec deux temps forts. D’une part une journée de présentation de nos travaux en juin, ouverte aux professionnels, aux étudiants, aux passionnés afin de vulgariser nos travaux. Et d’autre part ce qu’on appelle le challenge Imagine, organisé en partenariat avec des universités prestigieuses comme la NYU Stern Business School ou la Fundação Getulio Vargas à Rio de Janeiro. Les étudiants qui y participent conduisent un projet de recherche approfondi sur un groupe socio-culturel qui est sous-représenté dans la mode et l’industrie de la beauté. Ils vont à leur rencontre, échangent avec eux, et s’appuient sur la littérature en psychologie, sociologie et anthropologie pour comprendre les raisons de leur exclusion et proposer des solutions concrètes pour qu’il le soit moins. Après une soutenance à l’IFM, une grande finale est organisée à New York dans les bureaux de Mane.
Comment le parfum est-il intégré au programme ?
ML : Il est important de sensibiliser les participants au monde du parfum et de leur faire comprendre la chaîne de valeur de l’industrie pour les ouvrir à des perspectives de carrière auxquelles ils ne pensent pas forcément. Une journée de rencontre est organisée chaque année dans nos locaux de Bar-sur-Loup dans cette perspective. De nombreux thèmes sont abordés au cours de l’année : le sourcing, les matières premières, la législation, les nouvelles technologies, les neurosciences, les tendances, la psychologie de la consommation, la culture olfactive ou encore le storytelling – une thématique sur laquelle l’IFM peut nous apporter son expertise et qui est de plus en plus importante pour la nouvelle génération.
Quel bilan pouvez-vous tirer de cette expérience après 2 ans ?
CA : D’abord, nous sommes de plus en plus nombreux. Pour la première rentrée, il y a 2 ans, nous avions 25 participants ; ils sont aujourd’hui plus d’une centaine venus du monde entier (Chine, Royaume Uni, Brésil, Etats-Unis, France). Il faut surtout souligner qu’il y a peu d’expériences de ce type : nous produisons des données de première main, nous rencontrons des consommateurs, sans nous contenter de répéter ce qui a déjà été dit ailleurs. Il est question de diversité dans le contenu du programme, mais humainement, c’est aussi une expérience d’ouverture sur le monde, avec des étudiants et des professeurs venus d’horizons variés qui travaillent tous ensemble. Enfin, au rayon des projets, nous avons décidé de la publication d’un ouvrage prochainement pour que nos travaux aient encore plus d’impact.
ML : Nous sommes les premiers à investir ce champ et on constate que cela suscite un vrai intérêt. La rencontre entre les acteurs de la beauté et le monde universitaire autour de cette thématique de la diversité nous offre l’opportunité de mieux comprendre comment le parfum est vécu aujourd’hui et le sera demain.
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Anne-Sophie Hojlo
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Avec ses nuances fruitées, fumées ou citronnées, le piment est un parfum en soi. Mais ceux qui tentent de le capturer en flacons se confrontent à une difficulté de taille : le piquant n’est pas perceptible à notre nez ! Il faut donc composer avec l’imaginaire, comme l’explique le parfumeur Patrice Revillard. À l’occasion de la sortie du livre J’aime le piment de Sonia Lounes, auquel Jessica Mignot a contribué, nous vous proposons cet article initialement paru dans Nez #19, au printemps dernier. Attention ça chauffe !
Contrairement à ce qu’on peut supposer à la lecture de certaines pyramides olfactives, le piment de nos plats, qui appartient à la famille des solanacées et au genre Capsicum, n’est pas une matière première disponible dans la palette du parfumeur. Et heureusement ! Qui aurait envie de brûler ses muqueuses à coups de pschitts ? On peut cependant trouver de l’huile essentielle de piment baie, issue du Pimenta dioica, ou poivre de la Jamaïque. Celui-ci appartient, comme le ‘Bay Saint Thomas’, au genre Pimenta, et il fait partie de la famille des myrtacées. Vous suivez ? Un vrai casse-tête, lié à une confusion terminologique que renforce encore le terme en anglais – pepper pouvant désigner le poivre comme le piment.
Ce flou sémantique explique en partie qu’on ait évoqué l’ingrédient dans Poivre (1954) de Caron ou encore dans Mitsouko (1919) de Guerlain. Mais c’est aussi parce que la parfumerie a ce pouvoir, presque magique, de suggestion. On sait bien qu’on peut sentir la figue sans qu’aucune extraction du fruit n’existe ; le même procédé est à l’œuvre pour le piment. Cependant, l’indisponibilité d’un extrait « rend l’exercice différent, car on ne peut pas s’appuyer sur une matière qui confère une forme de naturalité », explique Patrice Revillard, auteur de Scoville (2024) d’Obvious. Créer une odeur de piment relève ainsi d’un véritable défi, d’autant plus qu’il faut suggérer une sensation qui échappe au nez, celle de la capsaïcine sur notre nerf trijumeau. « Il faut se concentrer sur l’imaginaire auquel le piment renvoie, travailler comme un impressionniste, par touches : on va essayer d’apporter des facettes chaudes, piquantes, d’évoquer le rouge, mais aussi les facettes plus juteuses et vertes », poursuit-il. Pour le côté brûlant, « le poivre noir peut être utilisé, ou encore l’eugénol, molécule caractéristique du clou de girofle ». Pour traduire olfactivement le croquant végétal, « on va piocher dans les notes de jacinthe ; on peut ajouter quelques touches fruitées. Il y a aussi la Galbazine, une molécule qui évoque le poivron coupé. » D’ailleurs, des extractions de poivron sont récemment venues s’ajouter à la palette des ingrédients disponibles. « On peut aussi choisir d’évoquer l’aspect brillant de la peau, comme un cuir glacé », complète le parfumeur.
Ceux qu’on ne connaît désormais que trop bien sous le nom de « bois ambrés » peuvent également participer à reconstruire l’effet piquant, voire agressif, de la note. La matière a bien fait l’objet de quelques interprétations olfactives : citons Xeryus rouge, créé par Annick Menardo pour Givenchy en 1996 ; Series 2 Red : Harissa de Comme des garçons et Piment brûlantde L’Artisan parfumeur, lancés au début des années 2000 et signés Bertrand Duchaufour ; ou encore Paprika Brasil (2006) de Jean-Claude Ellena pour Hermès. Tous ont disparu des rayons, laissant supposer qu’ils ne trouvaient pas leur public. Mais, entre l’explosion des sauces pimentées et l’attrait pour les gourmandises salées en parfumerie, il y a fort à parier que la note devienne très tendance, comme en témoignent certains lancements récents.
Sélection non exhaustive :
Darling Bogota, Len Fragrances, par Daniela Marty, 2023 Une composition explosive et riche, où dansent épices, rhum, fruits confits, café et tabac, et où le piment s’étoffe d’un fond ambré et miellé.
Heaven Can Wait, Éditions de parfums Frédéric Malle, par Jean-Claude Ellena, 2023 Ici, le piment est doux, rappelant le paprika: mêlé au clou de girofle, il réchauffe l’étreinte câline de l’iris, la vanille et les muscs blancs.
Scoville, Obvious , par Patrice Revillard, 2024 Les notes vertes et cinglantes évoquent avec réalisme un poivron juteux immédiatement relevé par la piqûre d’eugénol et de bois ambrés, et réchauffé de cacao.
303 Marbre rouge, Bon Parfumeur, par Sidonie Lancesseur, 2024 Un ambre chaud et épicé, où les baies roses de l’ouverture laissent peu à peu la place à un fond baumé et boisé, vibrant comme une seconde peau.
J’aime le piment, petit précis du goût piquant, de Sonia Lounes, avec la contribution de Jessica Mignot pour le chapitre consacré aux parfums. Éditions Keribus, octobre 2025, 224 pages, 24 euros.
Retrouvez également bien sûr cet article, ainsi que l’interview du producteur de piment Pierre Gayet, dans Nez #19, Le Bien et le mal, disponible ici.
Diplômée en philosophie et professeure de lettres classiques, Jessica s’intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie. Elle contribue au site Auparfum et à la revue Nez depuis 2021.
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Jessica holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology. She is a contributor for Nez since 2021.
Le 5 novembre 2025, le CENTQUATRE-PARIS accueillait le lancement du Manuel d’éveil olfactif pour petits et grands, publié par Nez éditions, en partenariat avec l’association Nez en herbe. Pour évoquer la genèse et le propos de cet ouvrage, Sarah Bouasse, journaliste, autrice et coordinatrice du projet, a reçu pour une table ronde Chantal Jaquet, philosophe, Céline Perdriel, parfumeuse chez Cosmo International Fragrances, et Roland Salesse, ingénieur agronome et fondateur de Nez en herbe.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Jusqu’au 23 novembre 2025, au Palais de Tokyo, l’exposition multisensorielle Parfum, sculpture de l’invisible célèbre les trente ans de création du parfumeur Francis Kurkdjian. C’est dans ce cadre que Clara Muller, historienne de l’art, critique d’art, commissaire d’exposition et rédactrice pour Nez a proposé la conférenceL’Émergence des arts olfactifs : histoire et conceptions occidentales, samedi 1er novembre 2025. Une découverte de l’histoire complexe et enchevêtrée des arts olfactifs, qui revient sur les diverses trajectoires esthétiques de l’odeur, depuis le XIXᵉ siècle jusqu’à nos jours.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Si nous sommes tous capables de sentir, nous n’en avons pas tous conscience. Comment s’éveille-t-on au monde des odeurs ? Comment transforme-t-on une passion en métier ? Quelles sont les qualités requises pour exercer la profession de parfumeur ? Céline Bourdoncle Perdriel, parfumeuse senior pour la société de composition Cosmo International Fragrances, nous livre quelques clés.
Pouvez-vous nous raconter votre premier souvenir olfactif ? Mon grand-père vendait tous les jours sur le marché une spécialité d’Agen, une viennoiserie appelée « tortillon ». Je me rappelle parfaitement les odeurs de l’atelier où il les préparait : la vanille, la fleur d’oranger, le citron, l’orange et le rhum qu’il utilisait, la pâte qui levait, qui cuisait… Je ne sais pas si c’est vraiment le premier, mais en tout cas ce souvenir est très puissant.
Quelles sont les autres odeurs qui ont marqué votre enfance ? Nous avions un jardin plein d’arbres fruitiers et d’herbes aromatiques, tous très odorants. J’aimais particulièrement le parfum de notre chèvrefeuille, qui était absolument immense et que l’on sentait la nuit lorsque l’on dormait les fenêtres ouvertes pendant l’été, et celui du figuier, dont j’adorais ramasser les feuilles sèches pour les mettre dans le feu qui flambait dans la cheminée à l’automne. Comme mon père était médecin, j’étais aussi habituée à l’odeur du cabinet médical, du sang et de l’éther qu’on utilisait à l’époque.
Comment se manifestait l’attrait que les odeurs exerçaient sur vous ? Très tôt, mon père s’est rendu compte que l’olfaction revêtait autant d’importance pour moi que la vision, par exemple. Il avait reçu en cadeau un coffret contenant une centaine d’échantillons des différents arômes du vin. Ce coffret était posé chez nous à côté du Minitel et de l’ordinateur, et je me revois passer des heures à renifler les notes d’agrumes, de tabac ou d’épices… Ma grand-mère m’avait aussi offert une belle boîte avec une vingtaine de fioles contenant des accords de rose, de jasmin, etc. Dans un autre registre, il paraît que j’étais obsédée par les odeurs corporelles… J’adorais sentir mon père au retour de son jogging ! À 11 ans, j’ai compris que j’identifiais les amis de mes parents grâce à leur parfum (Kenzo pour homme, Rive gauche d’Yves Saint Laurent ou encore Boucheron), c’est là que j’ai pleinement eu conscience de mon sens de l’olfaction. Et j’avais une collection de miniatures de parfums que je passais mon temps à sentir et ressentir.
À quel moment avez-vous décidé de devenir parfumeuse ? Quand j’étais en 4e, je suis arrivée dans la chambre de mes parents et je leur ai dit : « Je veux travailler sur les odeurs. » J’ai grandi dans le Sud-Ouest et je ne connaissais pas le monde du parfum. Par chance, le fils d’une des patientes de mon père était parfumeur à New York. Je lui ai écrit une lettre, il m’a répondu avec bienveillance et donné des contacts, parmi lesquels figurait Jean-Claude Ellena. L’année suivante, ce dernier m’a accordé un rendez-vous, et je suis allée à Grasse avec une copine qui avait le permis. J’étais hyper impressionnée, il m’a expliqué que la formation était longue et difficile, mais qu’il fallait que je me lance si j’y croyais. Presque trente ans plus tard, je suis toujours aussi admirative de son talent et de sa créativité.
Quel a été votre parcours jusqu’à présent ? À ma sortie de l’Isipca, j’ai d’abord été parfumeuse analyste : je décortiquais des formules de parfums grâce à une machine appelée « GC-MS » (chromatographie en phase gazeuse couplée à un spectromètre de masse). J’ai ensuite travaillé comme parfumeuse créatrice dans plusieurs sociétés, avant d’intégrer en 2020 Cosmo International Fragrances à Paris. Mon travail se concentre sur les eaux de toilette et les eaux de parfum – ce que l’on appelle la « parfumerie fine » –, mais je développe aussi des fragrances pour d’autres supports, tels que des bougies ou des parfums d’ambiance.
Comment apprend-on à sentir ? Pour les plus petits, les éléments de la vie quotidienne offrent beaucoup de possibilités : faire sentir des thés, des épices, il n’y a rien de plus facile. On peut aussi imaginer des jeux où l’on doit goûter et reconnaître des aliments les yeux bandés. Même si la visée est éducative, le moteur doit toujours être le plaisir, donc ça peut être du Coca-Cola, des bonbons… Ensuite, si on veut aller plus loin et découvrir des matières premières naturelles, le plus simple est d’acheter des huiles essentielles, chez Aroma-Zone par exemple.
Et pour ceux qui veulent devenir parfumeur ? Il est très important de continuer à sentir quotidiennement les ingrédients, de les décortiquer, d’y réfléchir… Ils constituent notre palette, qu’il faut bien maîtriser pour pouvoir créer des formules. Pendant mes cours d’olfaction à l’Isipca, la parfumeuse Isabelle Doyen nous faisait sentir une matière et nous devions essayer de la décrire. Elle nous disait qu’il n’y avait pas de mauvaise réponse, mais qu’il fallait se mettre d’accord pour pouvoir communiquer : elle écoutait tout le monde, elle nous guidait fortement, puis nous retenions de façon collective trois descripteurs pour chaque ingrédient. Ce que je conseille vraiment, c’est de constituer votre propre répertoire d’odeurs. Quand vous découvrez une matière première, avant de chercher à savoir ce que c’est, trouvez à quoi elle vous fait penser. De cette façon, vous vous créez un répertoire de ce qui vous fait penser à la pêche, à la plage ou à la neige. Cela vous sera utile ensuite, quand on vous demandera de créer des accords.
Quelles sont les qualités nécessaires pour exercer le métier de parfumeur ? Il faut d’abord être curieux, avoir envie de mettre son nez partout, et aussi très travailleur : nous employons environ 1250 matières premières, les combinaisons sont infinies, et il faut être prêt à utiliser ses méninges – voire à être réveillé en pleine nuit par un travail en cours ! C’est un métier solitaire, qui nous fait passer beaucoup de temps devant nos formules et nos mouillettes, mais qui implique aussi de savoir communiquer. D’abord avec les évaluateurs et commerciaux qui travaillent sur les projets de parfums, mais aussi avec les marques, nos clients, avec lesquels nous avons un rôle de représentation : les parfumeurs sont beaucoup plus exposés qu’il y a vingt ans. Et puis je crois qu’il faut une part de talent. Créer un parfum, c’est un art, même si cela nécessite un savoir-faire technique.
Comment contribuez-vous à éveiller l’odorat de votre entourage ? Mes enfants, qui ont 13 et 16 ans, sont hyper sensibilisés à ce sujet, car je sens tout, tout le temps, et je les ai toujours poussés à sentir quand je cuisine, dans le jardin, partout… Ma fille s’est toujours montrée très intéressée : je lui avais même conçu un petit labo avec des accords, dont elle faisait des mélanges. Mon fils, lui, était attiré par ce qu’il sentait, sans l’exprimer comme sa sœur. Mais c’est en train d’évoluer : depuis six mois, tous ses amis me réclament du parfum ! Quand ils étaient plus petits, je leur préparais des jeux avec des photos et des odeurs à associer : la banane, la fraise, le mimosa… Et dans leur école primaire, j’organisais chaque année un après-midi de découverte olfactive avec des ateliers. C’était près de Grasse, on pourrait penser que les habitants de la région sont habitués à sentir, mais finalement tout le monde était avide d’apprendre !
C’est ce goût de la transmission qui vous donne envie de vous investir au côté de Nez en herbe ? Absolument, avec l’envie de faire de l’olfaction un sens aussi important que la vue, l’ouïe et le goût. J’espère animer prochainnement des ateliers de découverte olfactive, pour lesquels Cosmo International Fragrances pourrait fournir des kits de matières premières, par exemple. Je trouve essentiel que les enfants reçoivent une initiation olfactive pour que chacun puisse entraîner son odorat. Notre nez est comme un muscle que l’on peut faire travailler. Et ce, à n’importe quel âge : puisque les odeurs sont liées aux souvenirs, il y a toujours quelque chose à quoi on peut les raccrocher. Quand je sens ce fameux tortillon que mon grand-père préparait, c’est magique : je remonte le temps !
COMMENT LES PARFUMS PEUVENT CONTRIBUER À NOTRE BIEN-ÊTRE Depuis plus de quarante ans, Cosmo International Fragrances est reconnue pour son expertise dans le développement de parfums et d’ingrédients de parfumerie. À travers ses créations, la maison de composition a particulièrement à cœur de mettre en lumière le lien entre odeurs et émotions. Travaillant en étroite collaboration avec une olfactothérapeute renommée, la société a élaboré une approche scientifique et créative mêlant mesures physiologiques, évaluation sensorielle et questionnaires, afin d’identifier et de valider l’impact émotionnel des matières premières, des accords ou des parfums qu’elle propose. Grâce à ces connaissances, Cosmo International Fragrances conçoit des créations qui allient plaisir olfactif et bénéfices émotionnels mesurables, contribuant ainsi au bien-être que les odeurs peuvent procurer à chacun d’entre nous.
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Originaire de New York et désormais installée à Fort Lauderdale, en Floride, Nancy Cavallaro s’est d’abord constitué une solide expérience en développement de produits avant de se tourner vers un autre versant de l’industrie, celui de la création olfactive, où sa curiosité innée et son amour de la nature nourrissent aujourd’hui son travail de directrice de l’évaluation chez Cosmo International Fragrances.
En tant qu’évaluatrice, elle travaille en effet en étroite collaboration avec les parfumeurs afin de guider le développement des fragrances, en traduisant les briefs marketing et en orientant les formules selon les attentes du client tout en tenant compte des contraintes techniques. Dans cet entretien, Nancy Cavallaro revient sur le cheminement qui l’a menée à écrire un livre pour enfants et à animer des ateliers de sensibilisation olfactive destinés à éveiller l’odorat des plus jeunes et, peut-être, susciter quelques vocations !
Enfant, étiez-vous particulièrement sensible aux senteurs ? Je ne crois pas avoir été exceptionnellement sensible aux odeurs, mais je me souviens très vivement de certaines d’entre elles. Par exemple, mon père avait un magnifique jardin d’herbes aromatiques, et je me rappelle encore l’odeur du persil, de la menthe, du basilic, des feuilles de tomate… Il y a aussi l’odeur du linge, car ma mère avait une très grande buanderie. Le linge propre, avec ses notes musquées ou florales fraîches, m’apporte encore aujourd’hui un profond sentiment de réconfort. Ce sont là quelques-uns de mes souvenirs olfactifs les plus précieux.
Quelle attention portez-vous aux odeurs dans votre vie d’adulte ? Je suis de nature très curieuse, toujours à la recherche de nouveautés, qu’il s’agisse d’un plat ou d’une exposition. Mais je suis aussi une grande amoureuse de la nature. Or ici, dans le sud de la Floride, les odeurs à découvrir abondent ! Je respire sans cesse les arbres, les plantes, les fleurs, l’air du matin, l’atmosphère juste avant l’orage ou après la pluie. Quand je me promène, je m’arrête souvent au milieu du sentier pour dire à la personne qui m’accompagne : « Tu dois sentir ça ! » Être constamment à la recherche de nouvelles odeurs fait aussi partie de mon métier d’évaluatrice. Il faut s’inspirer pour pouvoir ensuite inspirer les parfumeurs, et il faut également s’assurer que les clients sentent que l’on est non seulement à l’écoute du marché, mais aussi dans une dynamique de créativité.
Pourquoi vous intéressez-vous à la sensibilisation olfactive des plus jeunes ? Quand je suis arrivée chez Cosmo en Floride, il était vraiment difficile de recruter des collaborateurs, et cela m’a poussée à me demander : où est la prochaine génération d’évaluateurs ? J’adore demander aux enfants ce qu’ils veulent faire plus tard et j’ai entendu toutes sortes de réponses – médecin, avocat, pompier… –, ce qui est formidable, mais jamais rien lié aux métiers de la parfumerie. Je me suis donc dit : ne devrait-on pas faire savoir aux enfants qu’il existe une voie qui mêle science et créativité ? Combien de parfumeurs, de développeurs produits ou de commerciaux pourrions-nous former si les enfants connaissaient un peu mieux le monde des senteurs ? C’est ce qui m’a inspirée pour écrire un livre, que j’ai autopublié en 2024, Stinky and Bigs: The Smelly Adventures.
De quoi parle ce livre ? Il raconte l’histoire d’un chat noir et blanc que l’on prend pour une mouffette, et de son minuscule ami, une mouche appelée Bigs, qui cherche à aider Stinky à sentir bon et à se sentir bien. Bigs parcourt donc le monde pour récolter diverses matières premières et créer une « potion » extraordinaire pour Stinky. Le livre explique, en des termes simples, le métier de parfumeur, mais il parle aussi d’amitié, d’estime de soi et d’acceptation. Un parfum ne vous transforme pas en quelqu’un d’autre, il révèle ce que vous êtes déjà.
Votre livre est désormais un point de départ pour organiser des ateliers de sensibilisation olfactive. Comment cela se passe-t-il ? En effet, ce projet de livre, qui me tenait tant à cœur, est en train de devenir une véritable mission : éveiller le nez du plus grand nombre d’enfants possible ! J’organise des lectures dans des écoles locales et des salons du livre, mais j’ai aussi eu la chance d’animer un atelier à New York en collaboration avec la World Taste and Smell Association, auprès d’enfants âgés de 3 à 6 ans. Après la lecture du livre, nous avons proposé différents jeux olfactifs. Nous avons par exemple mis à leur disposition une collection d’autocollants parfumés – banane, raisin, vanille, etc. – et les avons encouragés à les combiner sur une page afin de composer leur propre accord parfumé. C’était une manière simple et ludique de leur montrer qu’ils peuvent créer en assemblant des odeurs.
Qu’espérez-vous que les enfants retirent d’ateliers comme celui-là ? J’espère que le livre et les ateliers aideront les enfants à découvrir une nouvelle voie professionnelle, mais aussi, de manière plus générale, à être plus à l’écoute de l’ensemble de leurs sens. Tout le monde ne deviendra pas parfumeur – ce n’est pas le plus important –, mais tout le monde peut apprendre à apprécier les odeurs et les parfums au quotidien. Cela rend la vie plus riche, plus pleine, plus connectée.
Comment les enfants réagissent-ils à ces exercices d’olfaction et de création ? Lorsque les enfants sentent quelque chose, leur réaction est instinctive et immédiate : « Ça me rend heureux ! » ou encore « Ça sent comme mes dernières vacances ! » Il y a aussi un engagement physique : ils se lèvent, parlent entre eux, partagent leurs souvenirs. Les enfants sont si ouverts, ils n’ont pas peur de s’impliquer ! Pour moi, en tant qu’évaluatrice, c’est merveilleux de voir cette flamme, cette passion chez la jeune génération. Cela prouve qu’il existe une véritable joie liée à l’expérience du parfum.
Envisagez-vous des liens entre l’éveil olfactif et le développement de la conscience de soi, de l’intelligence émotionnelle ou même du langage chez les enfants ? Oui, c’est d’ailleurs passionnant à observer, car l’odorat est directement connecté aux zones du cerveau liées à la mémoire et aux émotions. Un entraînement olfactif précoce peut donc favoriser une meilleure conscience de soi, améliorer la mémoire, et peut-être même enrichir le vocabulaire émotionnel. C’est une pratique très saine – mentalement et physiquement.
Pourquoi, selon vous, sommes-nous si en retard en matière d’éducation olfactive en Occident ? Je ne sais pas… Nous avons tendance à nous concentrer sur les sens les plus liés à notre survie. Peut-être l’odorat est-il devenu moins essentiel dans nos modes de vie modernes. Pour beaucoup de gens, une odeur est bonne ou mauvaise, et cela leur suffit. Mais on peut leur apprendre qu’il existe une autre manière de sentir : que l’on peut, par exemple, discerner des nuances fruitées ou d’artichaut dans une rose. Ce n’est plus une question de survie, mais cela offre une autre manière, plus riche, de percevoir le monde. Les gens ne réalisent pas qu’apprendre à sentir permet de nous relier davantage aux autres, à notre environnement, mais aussi à nous-mêmes. Cela peut même être bénéfique pour la santé mentale. D’ailleurs, les autres animaux sont beaucoup plus attentifs aux odeurs que nous. Mon chat a un meilleur odorat que la plupart des gens que je connais ! Mais je suis optimiste : je pense que la société va évoluer. Je n’imagine pas que l’on puisse découvrir cet univers sans en être enthousiasmé !
De quelle manière votre entreprise, Cosmo International Fragrances, s’implique-t-elle dans l’éducation olfactive ? Même avant le lancement de mon livre, Cosmo menait déjà des formations olfactives et des séminaires en partenariat avec des universités et des organisations spécialisées, aux États-Unis comme à l’étranger. L’entreprise œuvre depuis longtemps à faire découvrir le monde du parfum. Pour elle, mon livre est l’occasion de s’adresser à un public plus enfantin et de s’impliquer dans le système éducatif dès le plus jeune âge.
Quel exercice simple recommanderiez-vous pour entraîner son odorat au quotidien ? J’adore l’idée du journal d’odeurs, car c’est ludique et peu intimidant. Après trente ans dans l’industrie, j’en tiens toujours un ! Peu importe où vous êtes : si une odeur vous interpelle, notez-la, en laissant libre cours à vos associations d’idées. Même si vous ne pouvez pas la décrire précisément, essayez de voir à quelle couleur ou forme elle vous fait penser, quelles émotions elle suscite, ce qu’elle vous rappelle… Par exemple, certaines facettes de la rose me rappellent l’artichaut, alors que certaines notes aldéhydées me font penser à des cheveux sales… C’est très personnel, mais plus on prend l’habitude de tenir ce journal, plus il devient facile d’identifier des motifs récurrents et donc de nommer les matières premières ou les sources olfactives. Et cela ne doit pas forcément passer par l’écriture : on peut aussi dessiner, surtout pour les enfants ou les personnes plus visuelles !
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Giulio Giorgi, ingénieur agronome, écologue, paysagiste-concepteur et auteur de « Botanique Olfactive – Sentir la nature au fil des saisons » (éd. Nez culture), Roland Salesse, ingénieur agronome et Marc-André Selosse, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, nous donnent des outils pour explorer la dimension olfactive du monde végétal.
Une table ronde à la croisée de la science et de l’esthétique, enregistrée lors de la Paris Perfume Week 2025 et animée par Sarah Bouasse.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Dominique Roques, consultant en sourcing de produits naturels, ressuscite pour nous la Route de l’encens, qui s’étendait sur 2000 km et reliait le sud de la péninsule Arabique à la Méditerranée. Issue de l’arbre Boswellia Sacra, la précieuse résine s’est longtemps échangée au même prix que l’or, offrant l’un des plus vieux parfums du monde, aux confins du mystique et du sacré.
Une conférence enregistrée lors de la Paris Perfume Week 2025 et présentée par Guillaume Tesson.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Des temples antiques aux églises contemporaines en passant par les synagogues médiévales et certaines mosquées, l’encens – et plus particulièrement l’oliban, précieuse résine des arbres du genre Boswellia -, accompagne depuis des millénaires les pratiques rituelles de l’Humanité, de manière toutefois moins continue et systématique que ne le veulent les idées reçues. À la charge spirituelle que l’encens a pu revêtir au fil des âges, notamment au sein des religions monothéistes, s’ajoutent en outre des fonctions plus prosaïques, comme parfumer, assainir, ou éloigner les insectes. Ainsi, à travers la fumée, le fonctionnel et le sacré se confondent, rappelant que les pratiques cultuelles s’ancrent, aussi, dans des réalités bien terrestres.
Depuis des temps reculés, les encens, dans toute leur diversité matérielle et formelle1Les encens peuvent en effet être composés de résines, d’aubier, d’écorces, de racines, de feuilles, de fleurs, de graines ou encore de sécrétions animales, et se présenter sous forme de grains, de poudres, de pâtes, de pastilles, de cônes, de bâtonnets, de cordelettes, de papier, etc. (Johannes Niebler, « Incense Materials », in Andrea Buettner (dir.), Springer Handbook of Odor, Cham, Springer, 2017, p. 63-86. https://doi.org/10.1007/978-3-319-26932-0_4), ont été largement associés au divin et au sacré. Au sein de certaines religions, l’oléo-gomme-résine issue des arbres du genre Boswellia a cependant acquis une place toute particulière parmi la multitude de substances aromatiques employées par les êtres humains à des fins spirituelles. Son usage est notamment attesté au Proche et Moyen-Orient depuis l’âge du Bronze (environ 3200-1200 av. J.-C.) ainsi que, sporadiquement, dans une partie du monde méditerranéen à partir de l’âge de Fer (environ 1100-600 av. J.-C.)2Elisabeth Dodinet, « Odeurs et parfums en Méditerranée archaïque. Analyse critique des sources », Pallas, n°106, 2018, p. 17-41. https://doi.org/10.4000/pallas.5132. Rare – et d’autant plus précieux – car difficile à obtenir hors de ses régions d’origine, l’olibantrouva malgré tout une place dans les cultes, les rites et les usages de nombreuses civilisations antiques3Id., « L’encens antique, un singulier à mettre au pluriel ? », ArchéOrient – Le Blog, 29 septembre 2017. https://doi.org/10.58079/bcwi.
Ces dernières années, le croisement des sources textuelles, des trouvailles archéologiques et des analyses archéométriques de résidus organiques4Certains acides boswelliques, marqueurs biochimiques de l’oliban, sont identifiables même dans les résidus vieux de plusieurs millénaires ce qui permet d’identifier les résines issues du genre Boswellia et parfois même d’en déterminer l’espèce. Voir à ce sujet les recherches de la docteure en chimie Carole Mathe. ont notamment permis aux scientifiques de déterminer plus précisément les aires d’usage de l’oliban au fil des âges. Nous savons ainsi que les anciens Perses et Égyptiens, les Phéniciens, les Babyloniens, les Sumériens, les Assyriens, ou encore les Étrusques5Ahmed Al-Harrasi et al., « Frankincense and Human Civilization: A Historical Review », in Biology of Genus Boswellia, Cham, Springer, 2019, p. 1-9. https://doi.org/10.1007/978-3-030-16725-7_1 l’employaient dans une certaine mesure lors de leurs pratiques cultuelles et/ou funéraires, intégré à des baumes ou sous forme de fumigations (en latin per fumum, « à travers la fumée ») qui, d’après l’archéologue Paul Faure, permettaient de se « mettre en relation immédiate et complète avec le Ciel6Paul Faure, Parfums et aromates de l’Antiquité, Paris, Fayard, 1987, p. 27. ».
C’est également sous cette forme que les Grecs, dès l’époque archaïque, ont fait occasionnellement usage de la résine des Boswellia dans un contexte pieux7Il semble que la fascination des anciens Grecs pour l’Orient lointain, que l’on peut considérer comme une forme de proto-orientalisme, contribua à l’attrait de l’oliban dans les rites grecs – mais peut être aussi dans d’autres usages, comme le parfumage des banquets. (Mary R. Bachvarova, « Methodology and Methods of Borrowing in Comparative Greek and Near Eastern Religion: The Case of Incense-Burning », in Robert Rollinger et Simonetta Ponchia (dir.), The Intellectual Heritage of the Ancient Near East, Vienne, Austrian Academy of Sciences Press, 2018, p. 175-189.). Celle-ci cependant, encore très onéreuse, n’est pas la plus usitée et, lorsqu’elle l’est, reste souvent mêlée à d’autres résines et matières odoriférantes plus locales8Véronique Mehl, « L’encens et le divin : le matériel et l’immatériel en Grèce ancienne », Archimède. Archéologie et histoire ancienne, n° 9, 2022, p.34-45. https://doi.org/10.47245/archimede.0009.ds1.04 L’oliban reste une denrée coûteuse même avec le développement des routes commerciales depuis l’Arabie du Sud vers la Méditerranée à partir de la fin de l’époque classique et au long de la période hellénistique.. Elle peut cependant constituer tout ou partie des offrandes odorantes aux dieux, courantes dans les pratiques sacrificielles helléniques9Louise Bruit-Zaidman, « Les parfums et l’encens dans les offrandes et les sacrifices », in Annie Verbanck-Piérard, Natacha Massar et Dominique Frère (dir.), Parfums de l’Antiquité. La Rose et l’encens en Méditerranée, Musée royal de Mariemont, 2008,p. 181-189., ou encore contribuer au parfumage des sanctuaires, participant, comme l’écrit l’historienne Véronique Mehl, « à la définition du lieu habité par la divinité10Véronique Mehl, « Atmosphère olfactive et festive du sanctuaire grec : l’odeur du divin », Pallas, n°106, 2018, p. 85-103. https://doi.org/10.4000/pallas.5355. »
Chez les Romains, l’oliban trouve aussi une place de choix dans les rites publics, sous forme de libations conjointes d’encens et de vin, ainsi que dans les cérémonies du culte domestique chez les personnes les plus aisées11Marie-Odile Charles-Laforge, « Rites et offrandes dans la religion domestique des romains : Quels témoignages sur l’utilisation de l’encens ? », Archimède. Archéologie et histoire ancienne, n° 9, 2022, p. 46-58. https://doi.org/10.47245/archimede.0009.ds1.05. On le retrouve également, avec d’autres résines, dans les rites funéraires, utilisé comme onguent pour préparer le corps, placé directement sur le bûcher, ou encore consumé comme offrande dans le culte des morts12Des résidus d’oliban ont été identifiés jusque dans certaines tombes romaines découvertes en Angleterre. (R.C. Bretell et al., « ‘Choicest unguents‘: molecular evidence for the use of resinous plant exudates in late Roman mortuary rites in Britain », Journal of Archaeological Science, vol. 53, 2015, p. 639-648. https://doi.org/10.1016/j.jas.2014.11.006).
Si l’avènement progressif des religions monothéistes constitue un changement fondamental dans la manière d’envisager la transcendance, ces dernières conserveront et adapteront certaines des pratiques rituelles des polythéismes anciens au contact desquels elles se sont formées. C’est ainsi que la Bible hébraïque – considérée comme le corpus fondateur du monothéisme – fait encore la part belle aux aromates, et notamment à l’oliban, dans les préconisations rituelles. Quelle place la résine des arbres à encens tient-elle alors dans les textes et les pratiques des trois grands monothéismes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam ?
Les parfums furent d’une grande importance dans les cultes israélites anciens13Shimshon Ben-Yehoshua, Carole Borowitz et Lumír Ondřej Hanuš, « Frankincense, Myrrh, and Balm of Gilead: Ancient Spices of Southern Arabia and Judea », Horticultural Reviews, vol. 39, 2012, p. 1-78. https://doi.org/10.1002/9781118100592.ch1. Dans l’Ancien Testament (ou Tanakh, en hébreu), le mot « encens », souvent sans précision quant à sa nature, apparaît dans une cinquantaine de versets évoquant les sacrifices et les oblations thurifères à Yahweh. L’oliban est cependant spécifiquement citée dans l’épisode de l’Exode (30:34-38) – l’un des cinq livres composant la Torah – dans lequel Yahweh dicte à Moïse une recette d’encens « salé, pur et saint », la Kétoret (qětōret)14La dernière femme d’Abraham était d’ailleurs nommée Ketourah (Genèse 25:1-10)., comprenant du stacté (nataph en hébreu, baume parfois assimilé à la myrrhe, au mastic ou au styrax), de la coquille odorante (schechelet, parfois assimilé à l’opercule des blattes de Byzance ou d’autres mollusques gastropodes15Les débats vont cependant bon train concernant la nature de cet ingrédient. Si l’hypothèse d’un produit odorant venu la mer est souvent défendue (qui expliquerait peut-être le qualificatif « salé »), d’autres chercheurs l’assimilent plutôt à un baume. En ce cas, s’ajouterait un cinquième ingrédient : le sel.), du galbanum (ħelbbinah) et de l’« encens pur » (levonah zakh)16Dans la littérature rabbinique, la recette de la Kétoret est enrichie de sept autres ingrédients dont le nard, le safran, le costus ou encore la cannelle, dont les proportions sont précisées dans le Talmud..
Cet encens sacré, exclusivement destiné au culte de Yahweh, sous peine de bannissement (Ex. 30:37-38), fut d’abord employé à l’époque du Tabernacle, puis dans le temple de Salomon, bâti au Xe siècle av. J.-C. à Jérusalem, et enfin dans le temple de Jérusalem construit vers 516 av. J.-C. pour remplacer le Premier Temple, détruit par les armées babyloniennes en 586 av. J.-C. Dans chacun de ces lieux, un autel des parfums en bois recouvert d’or pur (miqṭar) était placé devant le Saint des Saints (Débir) pour accueillir l’offrande de la Kétoret que les prêtres (cohanim) y faisaient brûler chaque matin et chaque soir.
Une fois par an, lors de Yom Kippour (Jour du Grand Pardon), le Grand-prêtre (Cohen gadol) sacrifiait un taureau et un bouc pour purifier l’autel des parfums avec leur sang (Ex. 30:10) et faisait alors brûler la Kétoret dans la mahtah. Cet objet en forme de petite pelle, évoqué notamment dans le Lévitique (16:12), servait principalement à nettoyer la menorah (le chandelier à sept branches) et à transporter les charbons ardents de l’autel des holocaustes, mais était aussi occasionnellement employé pour brûler la Kétoret, notamment le jour de Kippour.
Le premier à exercer cette fonction de Grand-prêtre d’Israël fut Aaron, frère de Moïse et de Myriam.À partir de la fin du Moyen Âge, celui-ci est d’ailleurs couramment représenté tenant entre ses mains un encensoir portatif évoquant la mahtah. Cependant, les représentations picturales occidentales tendent à figurer un encensoir typiquement chrétien dont la forme ne rappelle en rien celle des pelles à encens antiques utilisées dans les cultes hébreux et dont plusieurs ont été mises au jour en Palestine par les archéologues17Ce type d’encensoirs christianisés figurent également couramment dans les représentations de l’idolâtrie de Salomon (1 Rois 11-12) : le roi, détourné du Dieu unique par ses 700 femmes et 300 concubines, emporte en effet la Kétoret hors du Saint des Saints pour offrir l’encens sacré aux idoles païennes, s’attirant ainsi les foudres de Yahweh.. L’oliban, employé seul, était également associé à d’autres offrandes, notamment celle de la farine, des épis grillés ou du grain, mais surtout à celle des douze pains de proposition18A. Van Hoonacker, « La date de l’introduction de l’encens dans le culte de Jahvé », Revue Biblique, vol. 11, n° 2, 1914, p. 161-187. http://www.jstor.org/stable/44101526. . Dieu ordonne en effet à Moïse et à ses descendants de disposer sur une table d’or, lors de chaque Shabbat, deux piles de six pains : « Tu mettras de l’encens pur sur chaque pile, et il sera sur le pain comme souvenir, comme une offrande consumée par le feu devant l’Eternel. » (Lév. 24:7).
Après la destruction du Second Temple, en l’an 70, la Kétoret comme l’oliban tombent peu à peu hors d’usage. Si les juifs rabbiniques, en commémoration du Temple, brûlent encore de l’encens au sein des synagogues dans les siècles qui suivent, la coutume disparaît au Moyen Âge. Les fumigations ne font donc plus partie des pratiques dominantes du judaïsme moderne : seuls les Samaritains utilisent encore l’encens dans leurs rites, en particulier la veille de Shabbat et les jours de fête19Abraham O. Shemesh, « Those who require ‘[…] the burning of incense in synagogues are the Rabbinic Jews’: Burning incense in synagogues in commemoration of the temple », HTS Theological Studies, vol. 73, n°3, 2017, a4723, p. 3. https://doi.org/10.4102/hts.v73i3.4723 Notons que l’encens ne peut être utilisé le jour de Shabbat même puisqu’il est défendu d’allumer du feu durant le jour du repos..
Les théologiens, cependant, continuent à s’interroger sur le rôle de ces substances dans le Code Sacerdotal ancien20Baholy Robijaona Rahelivololoniaina, « The Sacred Incense: The Ketoret – קְטֹ֣רֶת », Màtondàng Journal, vol. 3, n° 1, 2024, p. 12-28. https://doi.org/10.33258/matondang.v3i1.1045. Si certains affirment que les fumées odorantes symbolisaient les prières du peuple s’élevant vers Dieu, suivant le Psaume 141:2 (« Que ma prière s’élève vers toi comme un encens »), d’autres assurent qu’il s’agissait plutôt d’incarner l’Alliance. Il a également été avancé que la fumée d’encens, témoignage de la vénération de son peuple, apaisait la colère de Yahweh, ou encore que la bonne odeur symbolisait sa perfection et/ou sa présence dans le Temple21Deborah A. Green, The Aroma of Righteousness: Scent and Seduction in Rabbinic Life and Literature, University Park, Penn State University Press, 2011, p. 75.. Au XIIe siècle, plusieurs théologiens, dont le rabbin séfarade Maïmonide22Maïmonide, Le Guide des égarés : traité de théologie et de philosophie par Moïse ben Maimoun dit Maïmonide, Tome III, trad. S. Munck, Osnabrück, O. Zeller, 1856-1866, p. 366., émettent l’hypothèse que l’encens remplissait aussi une fonction plus terrestre : celle de masquer les mauvaises odeurs émises par les sacrifices d’animaux…
Le présent des mages : l’encens des chrétiens
Hieronymus Bosch, Adoration of the Magi, 1485-1500. (source : Museo del Prado)
Le christianisme prend donc, lui aussi, naissance dans un contexte, géographique et culturel, où les parfums sont valorisés, notamment au sein des pratiques religieuses. Les premiers disciples du Christ seront d’ailleurs fidèles aux usages du Temple de Jérusalem23Annick Lallemand, « L’encens et le christianisme du Ier au IVe siècle après J.-C. », in Annie Verbanck-Piérard, Natacha Massar et Dominique Frère (dir.), op. cit., p. 335-342. et l’offrande de la Kétoret est à nouveau décrite dans le Nouveau Testament : dans l’évangile de Luc (1:5-13), Zacharie, époux d’Élisabeth, issue de la lignée d’Aaron, offre de l’encens à Yahweh « d’après la règle du sacerdoce » lorsque l’ange Gabriel lui apparaît à la droite de l’autel des parfums et lui annonce que sa femme stérile enfantera un fils qu’il devra nommer Jean.
L’importance symbolique de l’encens dans l’Évangile réside néanmoins principalement dans la scène de l’adoration « des mages d’Orient » telle que relatée dans l’évangile de Matthieu (2:11-12). Cet épisode, dont les détails seront développés au sein des textes apocryphes, fait de la résine de Boswellia l’un des trois dons précieux destinés à l’enfant Jésus. Bien que de multiples interprétations symboliques de ces présents aient été avancées par les théologiens, il est généralement admis que l’or indique le statut royal de l’enfant, que la myrrhe – amère et couramment utilisée dans les pratiques d’embaumement – symbolise son humanité, tandis que l’oliban atteste sa nature divine24Plusieurs commentateurs ont supposé que le troisième présent n’était pas l’or tel qu’on l’entend, suite à quelque erreur de traduction ou d’interprétation, mais plutôt un autre aromate, possiblement une épice, ou une autre résine de couleur jaune. Ainsi, avec la myrrhe rouge et l’oliban blanc, l’enfant Jésus aurait reçu trois substances odoriférantes de teintes distinctes. (Paul Faure, op. cit., p. 96 ; Susan Ashbrook Harvey, Scenting Salvation. Ancient Christianity and the Olfactory Imagination, Berkeley, University of California Press, 2006, p. 33).
Cependant, l’usage de l’encens, pur ou composé, est rapidement proscrit dans le culte chrétien afin de se distinguer des usages romains et juifs25A partir du début du IIe siècle, le refus de brûler de l’encens devant les images de l’empereur était donc un moyen sûr d’identifier un chrétien, ce qui entraînait généralement son expulsion, sa persécution ou son exécution. (Annick Lallemand, op. cit., p. 339-340). Dieu « n’a besoin ni de sang, ni de libation, ni d’encens26Saint Justin, Apologies, trad. Louis Pautigny, Paris, Alphonse Picard et Fils, 1904, p. 24. » écrit ainsi le martyr Justin de Naplouse au IIe siècle. Certains Pères de l’Église, à l’instar de Tertullien, condamnent fermement l’usage des substances odoriférantes, associées au paganisme et à l’apostasie, tandis que d’autres apologistes, tels Origène et Athénagore, les considèrent même comme des nourritures pour les démons27Sophie Read, « What the Nose Knew: Renaissance Theologies of Smell », in Subha Mukherji et Tim Stuart-Buttle (dir.), Literature, Belief, and Knowledge in Early Modern England, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018, p. 179.… L’encens ne reprend une place symbolique dans la liturgie des chrétiens qu’après que les co-empereurs romains Licinius et Constantin Ier leur ont assuré la liberté de culte, en l’an 313. À la fin du IVe siècle, l’encens est réintroduit dans les églises chrétiennes dans le cadre des célébrations funéraires, d’abord utilisé, comme le note l’historienne Béatrice Caseau, « autour des tombes, celle du Christ lui-même, ainsi que celles des martyrs ou leurs reliquaires.28Béatrice Caseau, « Encens et sacralisation de l’espace dans le christianisme byzantin », in Yves Lafond et Vincent Michel (dir.), Espaces sacrés dans la Méditerranée antique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 264. » L’encensement du cercueil, au moment de l’absoute, conclut d’ailleurs toujours les funérailles catholiques et orthodoxes, symbolisant les prières qui accompagnent la personne défunte et marquant son entrée dans « la bonne odeur du Christ » (2 Corinthiens 2:15)29Les civilisations égyptienne, grecque, romaine, hébraïque, chrétienne et musulmane ont toutes attribué aux dieux ou à Dieu – et souvent à leurs/ses émissaires et serviteurs – une odeur agréable, associant pureté de l’âme et bonne senteur. Chez les chrétiens, la transformation de la résine, substance matérielle tangible, en fumée odorante, intangible, symbolise en outre le passage du corps à l’esprit..
Au fil des siècles, les pratiques d’encensement – à base d’oliban pur ou mêlé à d’autres substances30Il semble que les substances résineuses aient été privilégiées dans les usages chrétiens pour leur caractère imputrescible. L’analyse chimique de brûle-encens chrétiens datant des XIIe, XIIIe et XIVe siècles retrouvés dans l’actuelle Belgique a ainsi révélé la présence d’oliban sudarabique aux côtés d’autres ingrédients locaux, notamment de la résine de genévrier et de pin. (Jan Baeten et al., « Holy Smoke in Medieval Funerary Rites: Chemical Fingerprints of Frankincense in Southern Belgian Incense Burners », PLoS ONE, vol. 9, n° 11, 2014) Les prêtres catholiques du Nouveau Monde reçurent quant à eux une dispense papale pour utiliser des résines provenant de sources locales, comme le copal, plutôt que de l’oliban. (David M. Stoddart, The Scented Ape: the Biology and Culture of Human Odour, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 194) Aujourd’hui, l’encens dit « pontifical », très prisé, est un mélange composé d’oliban, de myrrhe, de benjoin et de styrax. – se répandront graduellement dans la liturgie chrétienne, avec des intensités différentes selon les régions et traditions d’Orient ou d’Occident31Catherine Gauthier, « L’encens dans la liturgie chrétienne du haut Moyen Âge occidental », in Annie Verbanck-Piérard, Natacha Massar et Dominique Frère (dir.), op. cit., p. 343-349.. Lors des messes, processions et autres célébrations catholiques, orthodoxes ou apostoliques, divers types d’encensoirs permettent de répandre la fumée suave qui devient un « signe performatif32Margaret E. Kenna, « Why Does Incense Smell Religious?: Greek Orthodoxy and the Anthropology of Smell », Journal of Mediterranean Studies, vol. 15, n°1, 2005, p. 51-70. » de la transcendance. Tantôt offrande propitiatoire, signe de bénédiction, remède contre le malin, manifestation de la présence du Saint-Esprit ou médium accompagnant les prières, l’odeur de l’encens possède de très nombreuses fonctions symboliques qui évolueront et se complexifieront au cours du temps. À compter de la Réforme, au XVIe siècle, les protestants récusent en revanche ces significations et restreignent l’usage de l’encens, à nouveau associé aux pratiques sacrificielles du judaïsme.
De la même manière que la Kétoret devait masquer les émanations impondérables au sein du Temple, les fumées sacrées qui emplissent les lieux de culte chrétiens ont également rempli des fonctions plus prosaïques. Dès le Moyen Âge, l’encens – valorisé pour ses propriétés prophylactiques et thérapeutiques – sert aussi à purifier l’air où pourraient circuler les miasmes et à masquer les exhalaisons des corps rassemblés dans l’église (ainsi que celles de ceux possiblement inhumés dessous)33Mary Douglas, Purity and Danger: an analysis of the concepts of pollution and taboo, Londres, Routledge, 1966, p. 30 ; Sophie Read, op. cit., p. 182.. Comme le rapporte l’historien William Tullett, les sermons de la fin de l’époque médiévale sur l’Epiphanie enseignaient d’ailleurs « que l’encens offert par les trois rois mages à l’enfant neutralisait la puanteur de l’étable34William Tullett, « Frankincense », Encyclopedia of Smell History and Heritage [En ligne], publié le 14 juin 2023. https://encyclopedia.odeuropa.eu/items/show/9 ». Veiller à la bonne odeur de l’église garantissait donc à la fois la bonne santé et le confort olfactif des fidèles, si bien qu’à partir du XIXe siècle certains protestants, notamment anglicans, réclament la réintroduction de l’encens dans leurs temples35Avec le Mouvement d’Oxford, courant théologique et ecclésiastique anglais des années 1830, l’encens retrouve notamment une place dans ce qu’on appelle la Haute Église anglicane..
D’Athos à Solan : l’encens des monastères orthodoxes
A l’époque moderne, c’est chez les orthodoxes que l’usage de l’encens a perduré de la manière la plus prononcée. La liturgie de l’Église orthodoxe est d’ailleurs souvent qualifiée de « synesthésique36Margaret E. Kenna, op. cit., p. 63. » tant les différents sens y sont sollicités. « Dans le monde catholique, l’encens est beaucoup moins utilisé que chez nous, les chrétiens d’Orient37Communication personnelle entre Béatrice Boisserie et sœur Yossifia, décembre 2024. », explique sœur Yossifia, du monastère de Solan, dans le Gard, où l’encensement a lieu quasiment à chaque office : au début des matines, pour accompagner le Magnificat ou rythmer la messe quotidienne. « La modernisation du culte a oublié l’encens, mais aussi l’aspect sensible de la prière », regrette-t-elle.
La communauté de femmes à laquelle appartient sœur Yossifia commercialise d’ailleurs des encens naturels qu’elles produisent elles-mêmes, à raison d’une centaine de kilos par an. Les sœurs ont appris la technique dans un monastère anglais, dont les membres la tenaient directement des moines du mont Athos, en Grèce, haut lieu de la spiritualité orthodoxe. L’encens athonite, s’inspirant de la recette donnée à Moïse dans l’Exode, contient généralement une base d’oliban et de myrrhe à laquelle sont ajoutées d’autres matières, résineuses ou florales38Aaron Stevens, « The Smell of Holiness: Incense in the Orthodox Church », Mt. Menoikeion Seminar, 15 juin 2016. https://menoikeion.princeton.edu/sites/g/files/toruqf2036/files/stevens-paper.pdf. Les moniales de Solan y ajoutent par exemple de la résine de cèdre, achetée en Grèce ou en Turquie, et des essences venues de Grasse. « Des odeurs balsamiques contenant de l’oliban et de la myrrhe, mais aussi des essences de rose, jasmin, chèvrefeuille, fleur d’oranger, gardénia, lys… », détaille sœur Yossifia, expliquant que la communauté a adapté un pétrin de boulanger pour former la pâte d’encens : « les résines jouent le rôle de farine, les huiles essentielles celui de l’eau. » De petits grains sont ensuite façonnés à la main et enrobés d’une fine poudre de magnésie afin de les préserver. Ne reste plus qu’à les déposer sur un charbon ardent pour embaumer les différents moments du culte.
Plus profane que sacré : l’encens des musulmans
Ali Riza ‘Abbasi, Sultan Ibrahim Adil Shah II Venerates a Sufi Saint, vers 1620-1630 (source : British Museum)
Alors que l’usage de l’encens dans le monde arabe à la période préislamique (jusqu’en 622 environ) est avant tout rituel, aucun texte ne semble associer expressément une fumigation parfumée avec un acte cultuel dans le monde islamique. Les encensoirs ne font pas non plus – ou très peu – partie du mobilier habituel des mosquées39Julie Bonnéric, « Réflexions sur l’usage des produits odoriférants dans les mosquées au Proche-Orient (ier/viie-vie/xiie s.) », Bulletin d’études orientales, T. 64, 2015, p. 293-317.. Si quelques rares usages dans un contexte religieux sont malgré tout attestés, ce sont les nombreux usages profanes des encens, dont l’oliban (lubān), qui, dès l’époque médiévale, sont les mieux documentés. Certes, la terminologie arabe de l’époque ne permet pas toujours d’identifier avec certitude les substances odorantes évoquées par les textes et l’identification est d’autant plus difficile que certaines peuvent être utilisées seules, à l’instar de l’oliban, du benjoin ou du bdellium, mais aussi sous forme de mélanges, tels que le nadd, unencens arabe médiéval principalement composé d’oliban, d’ambre gris et de musc40Nigel Groom, The Perfume Handbook, Dordrecht, Springer, 1992, p. 157. https://doi.org/10.1007/978-94-011-2296-2. Nous savons malgré tout que la résine des Boswellia fut largement utilisée sous forme de fumigations par les premiers musulmans, principalement pour ses vertus prophylactiques et dans un cadre d’agrément, pour parfumer les corps, les vêtements et les espaces, ou encore dans le cérémonial domestique et princier de l’accueil41Sterenn Le Maguer-Gillon, « The art of hospitality: incense burners and the welcoming ceremony in the Medieval Islamic society (7th-15th cent.) », in Jean-Alexandre Perras et Érika Wicky (dir.), Mediality of Smells/Médialité des odeurs, Berne, Peter Lang, 2021, p. 41-59.. Ainsi marquées par le sceau du profane, les pratiques d’encensement, si répandues dans la vie quotidienne des arabo-musulmans d’hier et d’aujourd’hui, n’ont dans l’islam que peu à voir avec le sacré42Dans le Coran, seuls quatre aromates sont spécifiquement cités : « la plante aromatique » ( rayhān ), le camphre (kafūr), le gingembre (zanjabīl) et le musc (misk). Les hadiths, qui rassemblent la tradition orale au sujet du prophète, témoignent quant à eux du goût de celui-ci pour les parfums, mais l’oliban ne figure pas parmi les substances qu’il privilégie (le oud et le camphre). (Sterenn Le Maguer-Gillon, « L’encens dans le monde islamique médiéval (VIIe-XVe siècles) : usage sacrés, usages profanes », in Béatrice Caseau et Elisabetta Neri (dir.), Rituels religieux et sensorialité (Antiquité et Moyen-Age), Cinisello Balsamo (Milan), Silvana Editoriale, 2021, p. 463-474.). S’il semble que des substances odorantes (principalement du oud plutôt que de l’oliban) aient été occasionnellement fumigées à l’époque médiévale dans certaines mosquées (au moment des prières et durant le ramadān) ainsi qu’à la Ka’ba de la Mecque, elles ne revêtent pas pour autant une quelconque valeur symbolique, se contentant de parfumer agréablement le lieu43Il a également été avancé que les fumigations pouvaient aussi remplir une fonction pratique : repousser les insectes comme les mouches et les moustiques, notamment grâce au linalol contenu dans la résine d’oliban (Ahmed Al-Harrasi et al., op. cit., p. 6).. En outre, les preuves de tels usages restent anecdotiques, ce qui témoigne peut-être, comme l’écrit l’archéologue spécialiste de l’islam médiéval Julie Bonnéric, d’une volonté de distinguer les mosquées « tant des bâtiments profanes (habitat, palais, etc.) que des autres édifices religieux (églises synagogues, etc.) rendus sur-odorants par l’abondance de parfums qui y sont brûlés ou appliqués.44Julie Bonnéric, « Entre fragrances et pestilences, étudier les odeurs en terre d’Islam au Moyen Âge », Bulletin d’études orientales, T. 64, 2015, p. 37. » Selon elle, l’absence de ritualité complexe du culte musulman pourrait également expliquer cet usage restreint des encens dans la mosquée.
Néanmoins, comme l’écrit le spécialiste de la philologie arabe Jean-Charles Ducène, « il semble bien que, lentement, la fumée se soit immiscée dans certaines formes de dévotion45Jean-Charles Ducène, « Des parfums et des fumées : les parfums à brûler en Islam médiéval », Bulletin d’études orientales, T. 64, 2015, p. 171. (nous soulignons) », et en particulier dans le soufisme, c’est-à-dire les pratiques ésotériques et mystiques de l’islam visant la purification de l’âme. Un vase moghole à cannelures en spirale, probablement en laiton, servant de brûle-encens est d’ailleurs représenté dans les mains d’un assistant sur la gauche la peinture de ‘Ali Riza ‘Abbasi représentant le Sultan Ibrahim ‘Adil Shah vénérant un saint soufi (ci-dessus). Les encens (bakhūr) sont notamment brûlés dans les zaouïas46Édifice religieux autour duquel se structure une communauté soufie. lors des séances de dhikr47Le terme désigne à la fois le souvenir de Dieu et la pratique qui avive ce souvenir. Caractéristique du soufisme, le dhikr implique des récitations répétitives de prières ou de formules sacrées, à voix haute ou basse, souvent en groupe, menant à un état proche de la transe., accompagnant prières et litanies pour faciliter le contact avec le monde spirituel, favoriser la contemplation et chasser les mauvais esprits48Sterenn Le Maguer-Gillon, « L’encens dans le monde islamique médiéval (VIIe-XVe siècles) : usages sacrés, usages profanes », op. cit. Les fumigations sont également essentielles dans les pratiques magiques. Elles facilitent notamment la communication avec les djinns et les esprits, et servent dans les pratiques d’exorcisme. Cependant, même si ces rituels se revendiquent de la religion musulmane, ils peuvent faire l’objet de répréhension de la part des autorités religieuses.. En Indonésie, où l’islam a été introduit par les marchands soufis aux alentours du XIIIe siècle, les pratiques de fumigations rituelles de ces derniers, en rencontrant les coutumes d’encensement des sociétés traditionnelles, ont d’ailleurs facilité l’acculturation des populations locale à l’islam49Mohammad F. Royyani et al., « Incense and Islam in Indonesian context: An ethnobotanical study », Ethnobotany Research and Applications, vol. 28, p. 1–11. https://ethnobotanyjournal.org/index.php/era/article/view/5511. Même si cette pratique a pu être considérée comme une hérésie, notamment par certains musulmans orthodoxes arrivés au XIXe siècle, elle persiste aujourd’hui chez de nombreux musulmans indonésiens, qui mêlent parfois la résine des Boswellia à d’autres substances plus locales50La composition exacte des parfums à brûler employés dans le soufisme et les traditions qui en découlent demeure cependant difficile à déterminer. Si la résine de B. sacra, mais aussi de B. frereana (appelé « encens copte ») y trouve une place, d’autres substances locales et exotiques y sont, semble-t-il, plus prépondérantes..
Depuis les polythéismes de l’Antiquité jusqu’aux grands monothéismes qui perdurent de nos jours, l’oliban a traversé les âges et les cultes, trouvant une place dans les rituels du judaïsme ancien, du christianisme et, plus marginalement, de l’islam. Pourtant, son usage religieux au cours des deux derniers millénaires est loin d’être aussi linéaire et universel qu’on a pu le croire. Selon les époques et les variations doctrinales au sein même de ces religions, l’oliban oscille entre sacré et profane, entre prescription liturgique, méfiance et interdiction, révélant des rapports contrastés au rituel et à la symbolique olfactive.
À la charge spirituelle que l’encens a pu revêtir au fil des âges, il est en outre édifiant de constater que des motivations plus prosaïques ont également présidé à son utilisation : parfumer les lieux clos, masquer les odeurs de chair, désinfecter les espaces ou encore éloigner les insectes. Le fonctionnel et le sacré s’entrelacent ainsi dans les volutes aromatiques que nous associons aux religions monothéistes, nous rappelant que les pratiques cultuelles s’ancrent, aussi, dans des réalités bien terrestres.
Illustration principale : Salvador Viniegra y Lasso de la Vega, La Bendición del campo en 1800, 1887. (source : Museo de Málaga)
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Béatrice Boisserie
Journaliste au Monde, Béatrice Boisserie a lancé les ateliers de YOS (yoga olfacto-sonore) pour se mettre à l'écoute de l'effluve, du souffle et de la voyelle. En 2012, elle a créé le blog Paroles d'odeurs pour reccueillir les souvenirs olfactifs de personnalités ou d'inconnus. Après des études de philosophie et d'ethnologie, elle se forme au parfum chez Cinquième sens et au yoga du son à l'Institut des arts de la voix. Elle est l'auteur de 100 questions sur le parfum (La Boétie, 2014).
A journalist at Le Monde, Béatrice Boisserie is a member of the Nez Collective. She has notably published 100 questions about perfume (ed. La Boétie, 2014).
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Jeanne Doré, directrice éditoriale et cofondatrice de Nez, Alexis Toublanc, parfumeur chez Parfum d’Empire et rédacteur pour Nez et Maïté Turonnet, journaliste et autrice spécialiste du parfum, expliquent leur manière de traduire en mots cet objet d’écriture si particulier qu’est le parfum.
Une table ronde enregistrée lors de la Paris Perfume Week 2025 et animée par Sarah Bouasse.
Photo : DR.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Alors que les événements consacrés au parfum se multiplient dans le monde, le World Perfumery Congress (WPC) revendique une place à part. Son président, Roger Howell, revient sur les ambitions de la prochaine édition, prévue en 2026 à Monterey (Californie).
Pour ceux qui ne connaissent pas encore le WPC, pouvez-vous rappeler sa mission et ses objectifs ? Au cœur de sa mission, le World Perfumery Congress (WPC) vise à faire progresser et à célébrer l’art, la science et le commerce du parfum à l’échelle mondiale. C’est un événement bi annuel qui réunit l’ensemble de la chaîne de valeur du parfum – des parfumeurs et fournisseurs d’ingrédients aux spécialistes du marketing, aux créateurs de marques et aux universitaires – tous animés par une même passion pour l’olfaction. Le WPC agit comme un carrefour unique : là où se croisent créativité, chimie, tradition et technologie. Notre objectif est de favoriser l’éducation, de stimuler l’innovation et de créer un véritable espace d’échanges. Que vous développiez les ingrédients durables de demain, repensiez la narration olfactive ou cherchiez simplement à comprendre l’avenir du parfum, le WPC est le lieu où ces conversations convergent. Il est important par ailleurs de souligner que l’édition 2026 sera non seulement accueillie mais aussi produite par l’American Society of Perfumers (ASP), une organisation à but non lucratif fondée en 1947 pour soutenir et valoriser le rôle du parfumeur. La mission de l’ASP a toujours été de défendre les plus hauts standards d’éthique professionnelle, de créativité et de mentorat dans la communauté de la parfumerie. Cet esprit est profondément ancré dans l’ADN du WPC.
Face à la multiplication des événements autour du parfum – qu’ils soient récents, comme le Barcelona Perfumery Congress, ou historiques, comme in-cosmetics ou Cosmoprof Bologna -qu’apporte aujourd’hui le WPC que les autres n’offrent pas ? Nous nous réjouissons de la croissance du secteur et de la diversité des nouveaux forums mais le WPC demeure le seul événement mondial du parfum créé par des parfumeurs, pour des parfumeurs. Ce qui distingue le salon, c’est son focus sur l’art, l’innovation et la science de la parfumerie au plus haut niveau. Il réunit un mélange rare de talents créatifs, d’expertise technique et de vision stratégique. Nous rassemblons non seulement des maîtres parfumeurs et des jeunes talents, mais aussi les chimistes, évaluateurs, marketeurs et dirigeants de marques qui façonnent le récit du parfum à travers le monde. Le programme de conférences de l’édition 2026 est conçu avec profondeur et rigueur : les participants entendront directement celles et ceux qui créent les ingrédients de demain, repoussent les limites de l’IA appliquée à la création olfactive et préservent l’héritage culturel et historique de la parfumerie. Ce n’est pas seulement une exposition, c’est une plateforme pour façonner l’avenir du métier. Le WPC est également un moment essentiel de connexion pour notre communauté. À une époque où les échanges numériques prédominent, il règne une expérience sans équivalent, où les idées s’échangent autour d’une touche à sentir et où les collaborations durables naissent d’une passion commune pour le parfum. Ainsi, tout en saluant la diversité des événements existants, le WPC demeure le cœur battant de la profession mondiale de parfumeur.
Le SIMPPAR (organisé par la SFP, Société française des parfumeurs) a désormais lieu chaque année à Paris ou à Grasse, alors qu’il alternait autrefois avec le WPC. Comment percevez-vous ce changement, et quel impact a-t-il sur votre positionnement ? Bien que de nombreux exposants soient communs aux deux événements, le World Perfumery Congress se distingue par son audience véritablement internationale, composée de parfumeurs, créateurs et marques du monde entier. Tandis que le SIMPPAR est davantage centrée sur les professionnels de la région Paris/Grasse, le WPC 2026 proposera une expérience plus globale et immersive, combinant conférences inspirantes et opportunités de networking conçues pour favoriser la connexion entre les participants et les fournisseurs.
Ce repositionnement a-t-il influencé votre décision d’organiser désormais le WPC en interne, plutôt qu’avec votre partenaire historique Allured (éditeur de Perfumer & Flavorist), qui en assurait l’organisation depuis 2012 ? Quel est votre nouveau modèle ? Notre décision de produire le WPC en interne n’a pas été prise à la légère. Allured Business Media a été un partenaire précieux, et nous respectons profondément l’héritage qu’ils ont contribué à bâtir. Cependant, à mesure que l’American Society of Perfumers se développe et évolue, nous avons estimé qu’il était temps de reprendre la main sur la vision, le contenu et l’expérience du WPC. Cette décision s’inscrit dans un mouvement stratégique plus large au sein de la Société : être plus directement impliquée dans la conception de nos programmes, non seulement pour le WPC, mais aussi pour nos événements régionaux et ceux portés par nos membres. En assumant davantage de responsabilité, nous voulons faire entendre plus clairement la voix du parfumeur et garantir que le congrès puisse continuer d’inspirer, d’éduquer et d’unir notre communauté mondiale. Si la production est désormais dirigée en interne, nous continuons à travailler étroitement avec différents partenaires créatifs, logistiques et médiatiques. C’est une évolution naturelle, qui honore les fondations posées par Allured tout en ouvrant de nouvelles perspectives d’innovation et d’inclusivité dans le monde du parfum.
Après Nice (2018), Miami (2022) et Genève (2024), le WPC se tiendra à Monterey, en Californie, un choix qui a surpris de nombreux professionnels. Pourquoi cette localisation ? Le conseil d’administration de l’American Society of Perfumers souhaitait depuis longtemps accueillir l’événement en Californie, et Monterey offre un cadre idéal pour le prochain WPC. Le Monterey Conference Center est un lieu à taille humaine, respectueux de l’environnement et orienté vers la durabilité, ce qui nous permettra d’offrir une expérience de grande qualité à tous les participants tout en élevant le niveau global de l’événement.
Le profil des exposants a-t-il évolué ces dernières années ? Absolument. Le profil des exposants du WPC s’est transformé de manière enthousiasmante. On y retrouve aujourd’hui un panel plus large et plus diversifié d’entreprises, des maisons indépendantes aux grands groupes multinationaux. Cette diversité reflète l’ensemble du secteur du parfum : matières premières, technologies de pointe, emballages durables et systèmes de diffusion innovants. Cette évolution traduit la complexité croissante et l’interconnexion du domaine. Elle souligne aussi l’importance de créer une plateforme où toutes les voix, quelle que soit leur taille, peuvent contribuer au dialogue et à l’innovation. Nous sommes fiers d’encourager cette inclusivité et de favoriser un espace où de nouvelles idées et collaborations peuvent émerger à chaque maillon de la chaîne de valeur.
Avez-vous constaté des changements notables dans la présence ou la stratégie des grandes maisons, producteurs d’ingrédients ou fournisseurs de matières premières ? Lors du congrès 2022, nous avons observé des évolutions marquantes, tant en termes de présence que de positionnement, chez les grandes maisons de composition et les fournisseurs d’ingrédients. Ces changements reflètent le dynamisme d’un secteur en constante adaptation aux attentes des consommateurs, aux exigences de durabilité et aux avancées technologiques. Les entreprises ne se sont pas contentées de présenter leurs innovations : elles ont aussi adopté des postures plus collaboratives et pédagogiques, à travers des conférences, des stands immersifs ou une communication plus transparente sur l’origine des matières et la formulation. L’accent est désormais mis sur une créativité fondée sur la science et une innovation responsable – tendances qui seront encore plus présentes à l’édition 2026.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le format et le programme du WPC 2026 ? Le Monterey Conference Center offrira un cadre plus intime au WPC. Trois zones d’exposition distinctes permettront aux visiteurs de découvrir de manière fluide les dernières nouveautés en matière d’ingrédients, de technologies et d’innovations. Des événements de networking seront intégrés tout au long des trois jours : petits-déjeuners informels, tables rondes thématiques, réceptions conviviales… autant d’occasions de rencontres et de collaborations entre acteurs de tous horizons. L’objectif est de favoriser à la fois les échanges spontanés et les connexions anticipées. Pour la première fois dans son histoire, le World Perfumery Congress lancera les WPC Exhibitor Awards, une initiative inédite visant à récompenser l’excellence, la créativité et l’innovation au sein du salon. Trois prix exclusifs seront attribués (catégories à venir).
L’ASP prévoit-elle de nouveaux formats ou technologies pour différencier ce prochain congrès ? Nous avons écouté les retours des participants et des exposants, et avons rationalisé le programme des conférences tout en mettant l’accent sur les voix des créateurs. Le congrès comportera 12 sessions au total (quatre par jour sur trois jours). Nous voulons que ce congrès soit par les parfumeurs, pour les parfumeurs. Notre ambition est que chacun reparte inspiré, dynamisé et connecté à la communauté créative mondiale. Les sessions aborderont les tendances globales dans tous les segments du parfum, de la fine fragrance aux produits d’entretien, en passant par le soin et l’ambiance. Des ateliers pratiques seront animés par des parfumeurs eux-mêmes, offrant aux participants une occasion rare d’explorer les processus créatifs, les approches techniques et la narration sensorielle directement à la source. Enfin, un appel à contributions (Call for Papers) sera lancé fin juin, invitant les parfumeurs et professionnels du monde entier à partager leurs idées et leur expertise.
Lorsque l’imaginaire vient à la rencontre des laboratoires, cela fait parfois des étincelles ! Nez à nez, expérience olfactive itinérante, fait partie de ces pépites. Issu de la rencontre entre d’une part Alexandra Veyrac et Nathalie Buonviso – toutes deux chercheuses au CNRS dans l’équipe Codage et mémoire olfactive du Centre de recherche en neurosciences de Lyon, et membres du GDR O3 – et de l’autre, de la compagnie de spectacle vivant Le Centre imaginaire, ce « théâtre des sens » illustre à merveille la croisée de deux mondes, l’un scientifique, l’autre artistique. Récit d’un projet fantastique.
La naissance du projet
L’histoire commence en 2017, lorsque Alexandra Veyrac, dont la recherche porte sur la neuroplasticité et la mémoire olfactive, croise le chemin du « musée itinérant de Germaine » proposé par Le Centre imaginaire, une compagnie de spectacle vivant originaire de Chabeuil (Drôme), qui travaille notamment autour de la thématique de la mémoire. Le dispositif permet alors d’écouter à l’aide de casques différents parcours constituant autant de portraits de femmes. Faisant écho à la réflexion de la chercheuse sur les modalités de médiation scientifique, il fait germer l’idée d’un « musée itinérant des odeurs ». « Lorsque les scientifiques s’adressent au grand public, notamment lors d’événements comme la Fête de la science, il s’agit souvent d’une explication très descendante. J’ai commencé à penser qu’on devrait trouver d’autres manières de communiquer, notamment à travers l’aspect participatif », explique-t-elle. Une idée qu’elle partage avec sa collègue Nathalie Buonviso, qui travaille sur le lien entre respiration et olfaction.
C’est dans ce cadre qu’elles contactent Jean-Baptiste Sugier, directeur artistique du Centre imaginaire : « Pour quelqu’un qui travaille dans le spectacle, les odeurs sont un territoire globalement inexploré, donc plein de potentialités. Le premier échange avec Alexandra et Nathalie a réveillé des souvenirs d’enfance : celui d’un péplum odorisé au Royal Deluxe, avec le parfum du bain de Néfertiti balancé sur 300 spectateurs ! J’en ai parlé à l’équipe, et nous nous sommes lancé dans le projet, avec mille idées en tête. »
Encore faut-il faire le tri entre ces idées. Dans cette optique, l’équipe artistique atterrit dans les laboratoires lyonnais pour une résidence financée par le Ministère de la culture. Elle y découvre la réalité expérimentale autour des travaux sur lesquels planchent les chercheuses : mémoire épisodique chez l’animal pour Alexandra, respiration et olfaction pour Nathalie ; l’occasion aussi de butiner auprès d’autres équipes du centre de recherche : « Ils ont pu échanger mais aussi voir la réalité du métier : par exemple, le fait que nous devons fabriquer nos propres instruments d’expérimentation pour répondre à des besoins précis les a beaucoup étonnés. Notre métier a en effet cette composante de création, même si ce n’est pas ce qui est mis en avant », sourit Alexandra. Les échanges entre les deux équipes s’étendent sur plusieurs mois, et aboutissent au projet de spectacle immersif, qui mêlera l’olfaction à deux autres sens : le toucher et l’ouïe, afin d’imaginer « un bain d’odeurs pour expérience existentielle quasi-chamanique, qui capte l’attention des spectateurs », dixit Jean-Baptiste. Plusieurs membres de l’équipe du Centre imaginaire s’impliquent dès le départ dans la création du projet, qui devient une véritable création collaborative.
Questions techniques
Cependant, là encore, entre l’idée et la pratique, il y a un monde : celui de la scénographie olfactive. Comment diffuser des odeurs de manière successive, sans les mélanger ? Qu’est-ce qui sera réalisable dans un espace relativement petit et, de surcroît, déplaçable, alors que les méthodes actuelles nécessitent souvent des machineries conséquentes ? Régulièrement confrontés à des problèmes d’ordre technique et scénographique, les artistes testent les moyens du bord : « On a tenté des choses parfois un peu loufoques : inversion d’un souffleur de feuilles au bout duquel on plaçait les parfums, utilisation de ballons, machines diverses… Mais l’air était vite saturé. On a finalement travaillé avec différents types de tissus imbibés, que nous pouvons manipuler facilement, placer sous le nez des participants », poursuit-t-il.
Quant au choix des senteurs, puisque le projet était de faire vivre une expérience personnelle à chacun, de réveiller ses souvenirs, il fallait des parfums assez complexes pour ne pas renvoyer à un seul référent (comme une odeur d’orange) et convoquer plus facilement l’imaginaire. L’équipe a donc fait appel à la parfumeuse indépendante Laurence Fanuel, spécialisée dans l’odorisation des lieux, pour lui demander de proposer des créations autour de mots-clés évoquant des moments de la vie (« enfance », « mort »…). Il faudra encore plusieurs échanges pour s’accorder sur des choix qui mettent l’équipe d’accord. Le projet se concrétise.
Des premières représentations au spectacle actuel
Mais le spectacle s’est aussi construit autour de rencontres avec son public : les enfants, ou encore les personnes malvoyantes, invitées à imaginer les odeurs du futur et dont les voix enregistrées peuplent désormais sa version finale. Par ailleurs, lors des premières représentations en 2021, Nathalie et Alexandra proposent des rencontres bord-plateau : « Nous étions là pour répondre aux questions souvent très riches des spectateurs, qui étaient assez touchés par l’expérience », explique Alexandra. Petit à petit, suivant les réactions, certaines odeurs ont été retravaillées, la scénographie s’est adaptée. Jean-Baptiste, Christina Firmino et Clémentine Cadoret du Centre imaginaire en assurent le bon déroulement à chaque représentation.
Aujourd’hui, après plusieurs évolutions et environ 300 représentations, le spectacle se compose de deux parties : dans la première, un comédien fantasque accueille le public dans un cabinet de curiosités, explicitant de manière poétique le système olfactif et son importance sur notre vécu, l’anosmie, l’hyperosmie… Il l’invite ensuite à prendre place sur des transats dans une ambiance feutrée et à se placer un bandeau sur les yeux. « Dans cette pièce circulaire, on commence par un rituel autour du feu. Un projecteur permet de jouer avec les lumières et les couleurs, mais aussi avec la sensation de chaleur sur la peau ; des sons, diffusés en même temps que les différents parfums, créent un voyage sensoriel en différents tableaux, à travers le présent, le passé et l’avenir. On en sort un peu bouleversé. On se rend ainsi compte que l’expérience immersive vaut tous les discours du monde », conclut Alexandra. Et Nathalie de poursuivre : « Cela nous a permis de voir les odeurs de manière beaucoup plus poétique, mais aussi de toucher, avec le spectacle de rue, un public qui n’est pas le même que celui des conférences, dont les participants ont souvent un capital culturel plus élevé. Nous avons aussi pu aller dans un lycée agricole, où les témoignages sur les odeurs des métiers techniques étaient passionnants ; ou encore au festival de Villeneuve en scène à Avignon, pour lequel Nez à nez a été sélectionné. Les échanges étaient toujours très riches, alors que les gens ne venaient pas forcément en étant intéressés par les neurosciences. »
Perspectives futures
Le spectacle continue de tourner, mais ses créateurs se projettent dans l’avenir : « J’aimerais travailler avec une nouvelle palette olfactive, en collaborant par exemple avec un autre parfumeur, pour proposer un nouveau voyage », lance Jean-Baptiste. Alexandra note quant à elle : « Nous rencontrons les mêmes difficultés que tout le secteur de la culture. Le spectacle est par ailleurs contraint par sa jauge, limitée à 30 personnes : on a parfois du mal à le faire programmer. Mais on adorerait aller toucher d’autres publics encore, d’autres lieux : les hôpitaux, les prisons, les Ehpad… » Pour l’heure, les plus chanceux pourront vivre cette expérience les 21 et 22 novembre, respectivement à Evry et Saclay, à l’occasion de la Biennale des sciences. On espère vous y voir nombreux !
Prochaines représentations les 21 et 22 novembre, puis le 10 mars 2026.
Diplômée en philosophie et professeure de lettres classiques, Jessica s’intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie. Elle contribue au site Auparfum et à la revue Nez depuis 2021.
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Jessica holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology. She is a contributor for Nez since 2021.
Olga Alexandre, neuropsychiatre, Fabienne Raux-Rakotomalala, médecin ORL et Céline Bourdoncle Perdriel, parfumeuse chez Cosmo International Fragrances, détaillent les champs d’application de la méthode OSTMR, une thérapie intégrant des outils composés par les parfumeurs et adaptés à la guérison de certains dysfonctionnements.
Une table ronde enregistrée lors de la Paris Perfume Week 2025 et animée par Guillaume Tesson.
Photo : DR.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Pour créer la marque de parfums qui porte son nom, l’artiste multidisciplinaire Manuel Mathieu s’est tourné vers Juliette Karagueuzoglou, parfumeuse chez IFF. En revenant sur leur collaboration, tous deux expliquent comment leurs champs créatifs se nourrissent mutuellement, à la croisée du visible et de l’invisible.
Une table ronde enregistrée lors de la Paris Perfume Week 2025 et animée par Sarah Bouasse.
Photo : DR.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Formé à l’école Givaudan, Jean-Claude Ellena a été parfumeur exclusif de la maison Hermès. Il a également composé pour les Éditions de parfum Frédéric Malle, Laboratorio Olfattivo ou encore Le Couvent et participé au lancement de la marque The Different Company. Écrivain, il a notamment publié L’Écrivain d’odeurs et La Fabuleuse histoire de l’Eau de Cologne, chez Nez éditions. Dans cette intervention intitulée « Demain, le parfum », il interroge le statut du parfum, jadis aristocratique, aujourd’hui populaire, avant de partager avec le public ses réflexions sur l’avenir de cette industrie.
Une masterclass enregistrée lors de la Paris Perfume Week 2025, animée par Guillaume Tesson.
Photo : DR.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Au menu de cette revue de presse, des artistes au service des marques, la parfumerie au musée, de la propagande arôme vanille, des fragrances pour résister aux normes genrées, un coup de nez aux paysages olfactifs et une initiative de déminage sur les terres somaliennes de l’encens.
Depuis les flacons dessinés par Dali pour Schiaparelli jusqu’aux campagnes publicitaires de Chanel signées Jean-Paul Goude, les maisons de parfum se sont depuis bien longtemps associées les services d’artistes dans le but de promouvoir leurs créations. Aujourd’hui, les collaborations entre marques et créateurs visuels ou musiciens continuent de proliférer, donnant naissance à des propositions à la frontière entre l’art et le marketing, répondant à un besoin croissant de singularisation sur un marché de plus en plus encombré. Et cela semble fonctionner puisque la presse se fait, nous allons le voir, le relais de ces associations créatives aux tonalités diverses. Nous apprenons ainsi dans 10 Magazine que Bvlgari a récemment fait appel à l’artiste et pionnier de l’art numérique généré par intelligence artificielle Refik Anadol pour réinterpréter visuellement Tygar (2016), l’un des parfums de la collection Le Gemme. Comme le note l’article, il s’agit d’une seconde collaboration entre la marque et l’artiste d’origine turque, trois ans après l’expérience immersive Serpenti Metamorphosisprésentée à la Saatchi Gallery.Grâce à des algorithmes génératifs, Anadol a cette fois-ci transposé la formule du parfum en données numériques puis en visualisations mouvantes, hypnotiques et colorées. Cette « peinture de données » – selon l’expression de l’artiste – vient orner le flacon du parfum lui-même, comme une manière de rendre visible l’invisibilité de son contenu avant même la première pulvérisation.
Selon Hypebae et Xmag, la maison Loewe Perfumes s’est quant à elle tournée vers Ignasi Monreal, artiste espagnol connu pour sa fusion de techniques picturales classiques et numériques, afin de créer une série de visuels inspirés par les notes de cinq bougies de la marque aux senteurs végétales : Ivy, Tomato, Marijuana, Beetroot et Oregano.À travers des natures mortes surréalistes, l’artiste compose un univers onirique où le motif du feu se mêle à des couleurs riches et texturées. Plutôt que de représenter littéralement les ingrédients, ses œuvres « cherchent à exprimer la sensation ressentie par chaque parfum, créant ainsi un récit visuel immersif. » Le processus de création de chacune de ces peintures numériques est par ailleurs accessible sur la page Instagram de la marque, sous forme de timelapses autorisant un autre regard sur le travail de l’artiste.
Pour sa part, Comme des Garçons embrasse une autre approche en s’associant au compositeur germano-britannique Max Richter pour une création olfactive évoquant l’atmosphère de son studio et son univers sonore, comme le détaillent Crash Magazineet Le Monde. Cette eau de toilette intitulée Max Richter 01 serait née d’un dialogue entre le musicien et sa partenaire et collaboratrice, la plasticienne Yulia Mahr. Créée en collaboration avec le parfumeur Guillaume Flavigny et le directeur de la création de la marque, Christian Astuguevieille, la fragrance se compose de notes de cade, de cumin, d’ylang ylang, de poivre noir, de baies de piment, de tagète, de cèdre, de vétiver et de patchouli pour évoquer à la fois la table d’harmonie d’un piano, la colophane d’un archet de violon et les bandes magnétiques employées pour les enregistrements.
Si les marques redoublent d’inventivité pour associer leurs sorties au monde de l’art, c’est aussi au sein des musées que s’orchestre le rapprochement entre création artistique et parfumerie. À Paris, le parfumeur Francis Kurkdjian sera bientôt au centre d’une rétrospective d’envergure au Palais de Tokyo, « Parfum, sculpture de l’invisible », à découvrir du 29 octobre au 23 novembre 2025. Harper’s Bazaar annonce ainsi un parcours multi-sensoriel et immersif jalonné de parfums, de vidéos d’archives, de « dispositifs futuristes », d’une reconstitution du bureau du parfumeur et de diverses collaborations artistiques, anciennes (comme celle avec Sophie Calle) ou plus récentes (notamment avec l’artiste Yann Toma). Les visiteurs seront guidés dans cet ensemble par « une allée semée de pétales de roses en porcelaine, subtilement parfumés » et réalisés en partenariat avec la Manufacture de Sèvres. En mettant à l’honneur la parfumerie à travers certaines des créations les plus emblématiques du parfumeur – comme Baccarat Rouge 540 – mais également d’autres formes de créations olfactives pensées hors de l’industrie, l’exposition devrait permettre d’envisager les multiples manières dont peuvent aujourd’hui se rencontrer, voire fusionner, l’art et le parfum, mais aussi peut-être de s’interroger sur l’entremêlement croissant entre art, divertissement et… marketing.
Une autre proposition muséale de grande ampleur occupe également l’actualité de cet été : à Guangzhou, vient d’ouvrir le Xuelei Fragrance Museum Selon les sources officielles de la ville, le bâtiment de six étages et plus de 7000 mètres carrés abrite à la fois des espaces d’exposition, un jardin aromatique, des commerces, une école de parfumerie, un institut de recherche, des bureaux de l’entreprise Xuelei Cosmetic et est « appelé à devenir un nouveau repère pour la culture et le tourisme olfactifs ». Les visiteurs y découvriront un parcours historique, un segment dédié aux techniques et aux matières premières, une salle entière consacrée aux synesthésies (ou plutôt aux correspondances transmodales !) ainsi que des ateliers de création, le tout ponctué de nombreux dispositifs olfactifs interactifs. Comme le rapporte Perfumer and Flavorist,le projet a aussi été pensé par l’entreprise chinoise pour devenir « un catalyseur d’innovation pour le secteur » et offrir « une plateforme pour le développement des talents, l’innovation technologique et les échanges universitaires ».
Si certains parfums entrent au musée, d’autres, en revanche, semblent plutôt destinés à une vitrine du kitsch… politique. C’est notamment le cas des dernières créations de Donald Trump, qui a fait les choux gras de la presse internationale avec le lancement de Victory 45-47, référence directe à ses deux mandats présidentiels. Le flacon, surmonté d’une statuette dorée à son effigie (d’un goût pour le moins discutable), est proposé au prix de 249 $ (environ 211 €), en version fougère pour homme et gourmande pour femme. Le mot d’ordre ? « Victoire, force et succès. » Comme le souligne Vanity Fair, plus qu’un simple parfum, « l’objet est pensé comme un symbole, une relique, un totem MAGA ». Trump n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai, puisqu’il avait déjà commercialisé un parfum nommé Fight, fight, fight après la tentative d’assassinat à son encontre en 2024. Ses nouvelles créations cependant sont loin de faire l’unanimité : certains jugent les parfums mauvais, peu mémorables, trop chers et bling bling, tandis que d’autres se désolent de la démarche même. Et quand la critique de parfum rencontre la politique, fusent forcément quelques formules bien senties : « Aussi décevant que son mandat, incapable de tenir une seule promesse » lit-on par exemple sur Fragrantica.
En Russie également, l’ultra-patriotisme s’exprime et se promeut à travers des produits parfumés. D’après le site Euronews, une entreprise russe propose désormais sur le site de vente en ligne Wildberries des bougies parfumées « made in Russia » à l’effigie de Vladimir Poutine, sobrement nommées Arôme Poutine Black Vanilla et Arôme Poutine Dark Amber. Le même fabricant propose d’autres créations aux noms plus évocateurs encore, tel que Symbole de l’Empire Russe, Soutenons les nôtres ! ou encore Arôme de Patriotisme, vendues environ 546 roubles (soit environ 6 €). Ces bougies – dont la mèche de bois est supposée imiter le crépitement d’un feu de cheminée – promettent de diffuser leur parfum en une trentaine de minutes afin de créer une atmosphère « relaxante » ou « romantique ». Ce qui amène le journal The New Voice of Ukraineà ironiser : « rien n’exprime mieux le romantisme que de commémorer une invasion dans une ambiance chaleureuse. » Entre cette propagande façon bougie à la vanille et le marketing de soi dopé aux bois ambrés du président américain, le culte de la personnalité a encore de beaux jours devant lui…
Si la propagande passe par le nez, et puisque pouvoir et parfum ont depuis longtemps partie liée, la lutte peut, elle aussi, s’incarner dans des formes olfactives. C’est ce qu’analyse Lottie Winter pour l’édition britannique de Marie Claire dans un article intitulé : « The Rise of Unlikeable Fragrance: How Women Are Reclaiming Perfume as Power ». Longtemps cantonné à la séduction et dicté par des normes genrées, le parfum féminin connaîtrait aujourd’hui un tournant avec l’essor d’une nouvelle catégorie de fragrances dites « difficile à aimer », brutes, étranges, voire dérangeantes, adoptées par une génération de femmes en quête de puissance et d’affirmation de soi plutôt que d’érotisme et de conformité. Exit les vanilles sucrées, les bouquets floraux et les parfums de peau proprets, place aux « parfums fumés, nauséabonds, suintants et, oui, un peu dégoûtants ». Comme le souligne le parfumeur Christophe Laudamiel cité dans l’article, « la parfumerie traditionnelle oublie le bizarre et le laid » au profit de normes dépassées. Mais une autre parfumerie est en train de voir le jour, plus artistique et plus libérée, une parfumerie qui serait, selon la journaliste, une manière de déstabiliser, de provoquer, de résister. Plus qu’une tendance, « une réappropriation. »
Résister, c’est peut-être aussi un peu ce à quoi nous invite Juliette Krier, « cueilleuse d’arômes » installée dans la Gâtine tourangelle dont Socialterfait le portrait dans son 70e numéro. Cultivatrice de plantes aromatiques et médicinales, la jeune femme fait partie de « ces personnes pour qui connaître, c’est sentir ». Or il suffit selon elle d’avoir le nez bien disposé pour se rendre compte des mutations des paysages olfactifs « naturels » qui s’opèrent sous l’effet du changement climatique. Les plantes dont elle prend soin et qui composent ses tisanes et mélanges culinaires tendent en effet à gagner en puissance odorante, « à cause du stress hydrique ». Les chaleurs croissantes, le manque d’eau et la raréfaction des épisodes de gel bouleversent le métabolisme des végétaux dont les émissions se modifient. Or ces altérations, nous rappelle l’article, ne sont pas sans conséquences sur les innombrables communications olfactives intra et inter-espèces qui trament les écosystèmes. C’est pourquoi la biologie de la conservation – mais aussi d’autres disciplines – s’empare désormais des questions de pollutions olfactives, de mutations et d’appauvrissement des paysages olfactifs afin de mieux comprendre l’influence des activités humaines sur les échanges volatils essentiels à la survie de nombreux êtres vivants et auxquels nous pourrions certainement, à la manière de Juliette Krier, prêter une attention plus consciente.
Le média en ligne EntrepreNerd nous apprend d’ailleurs comment la compréhension du langage chimique des insectes pourrait révolutionner les pratiques agricoles. Ricardo Ceballos, chercheur en écologie chimique à l’INIA Quilamapu au Chili, y rappelle que le système olfactif des insectes est extrêmement sophistiqué et essentiel à leur survie. Or le changement climatique, mais également l’agriculture moderne, en homogénéisant les paysages (notamment olfactifs), en introduisant des espèces exotiques et en multipliant pesticides et fertilisants, perturbent les milieux chimiques dans lesquels les insectes évoluent. Les écosystèmes s’appauvrissent, les « ravageurs » prolifèrent, entrainant un usage encore plus grand de produits « phytosanitaires » et le cercle vicieux se poursuit. L’écologie chimique ouvre alors de nouvelles pistes, comme l’utilisation de composés aromatiques végétaux ou de phéromones pour attirer les pollinisateurs ou au contraire contrôler les populations considérées comme nuisibles. « Au Chili, nous utilisons déjà cette méthode pour lutter contre la teigne de la vigne (Lobesia botrana), en saturant l’air de phéromones qui désorientent les mâles et les empêchent de trouver les femelles pour l’accouplement » explique le chercheur.
Si ce type d’approches peut évidemment s’avérer particulièrement bénéfique pour l’avenir de l’agriculture, s’intéresser aux émanations odorantes propres à certaines espèces mais aussi aux « assemblages » de diverses espèces ne devrait pas être l’apanage des cultivateurs et cultivatrices. Cette attention sensible au vivant est justement ce qu’encouragent les projets du studio français Baudequinmaldes, mis à l’honneur cet été par le site Design Boom. Parmi la série d’installations imaginées par Anne-Charlotte Baudequin et Mathieu Maldes sur le site du Petit musée des plantes sauvages comestibles de Berrac, dans le sud de la France, plusieurs mettent en valeur les parfums du paysage local. Le Moulin à Senteurs, par exemple, estun dispositif composé d’un tube en plexiglas et d’une hélice en argile rouge conçu pour faire remonter jusqu’au nez des promeneurs un échantillon olfactif du site. Une manière d’inciter à porter attention aux êtres dont les odeurs s’épanouissent au ras du sol : bactéries telluriques, mélisse, ache des marais, etc. La Cabane Sensorielle quant à elle, réalisée en pin Douglas et installée sur une étendue de menthe sauvage, invite à un moment de contemplation multi-sensorielle lorsque, les jours de pluie, le chant des gouttes s’écoulant dans la vasque en laiton centrale se mêle aux arômes verts et humides du paysage. « Cette approche conduit les concepteurs à considérer le paysage vécu, imprégné de significations et de sensations qui façonnent notre expérience et notre relation sensible, » explique l’article qui évoque également la Fontaine Végétale pensée par le duo comme une jardinière verticale permettant « d’apprécier pleinement le parfum des herbes cultivées ».
Dans d’autres régions du monde, apprécier les senteurs de la végétation s’avère plus compliqué, voire franchement dangereux. C’est le cas en Somalie où les arbres à encens, au parfum si prisé, poussent en grande partie dans des zones jonchées de mines terrestres depuis les guerres qui ont ravagé le pays. Or d’après le site écossais STV News, un accord vient d’être signé entre Halo Trust, la plus grande organisation mondiale de déminage, et le Royal Botanic Garden d’Edimbourg (RBGE) afin de nettoyer ces terrains minés. Ceci permettra de mener des projets de recherche au sujet des Boswellias somaliens, en évaluant notamment la santé des arbres, en développant des pratiques de gemmage durables sur les populations d’arbres sauvages et en soutenant des initiatives de replantation. Cette collaboration symbolise un double engagement, écologique et humanitaire, en redonnant aux communautés locales la possibilité de tirer leur subsistance de leur milieu naturel tout en retrouvant un environnement plus sûr. Comme l’explique James Cowan, directeur du Halo Trust, il s’agit de bâtir « un avenir enraciné dans la paix, où la terre et ses habitants pourront à nouveau prospérer. »
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Le 5 septembre 2025 à Paris, la Fondation Martell organisait en partenariat avec Nez une table ronde intitulée « Le design olfactif peut-il contribuer à préserver une mémoire du Vivant ? ».
Cette rencontre, animée par Sarah Bouasse, réunissait le designer Alexis Foiny, Sandra Barré (critique d’art, commissaire d’exposition et chercheuse), Clara Muller (chercheuse en histoire de l’art et commissaire d’exposition indépendante) et Margaux Le Paih Guérin (parfumeuse) pour évoquer la manière dont odeurs et parfums constituent des médiums puissants, capables de nous inviter à nouer une autre relation au monde vivant, de stimuler notre réflexion… et de nous pousser à agir pour demain.
Photo : DR.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Sissi Freeman, directrice marketing de Granado, Isaac Sinclair, parfumeur chez Symrise et Cécile Zarokian, parfumeuse et fondatrice du studio de création portant son nom, nous donnent un aperçu du marché brésilien, en évoquant ses habitudes de consommation et ses rituels locaux.
Une table ronde enregistrée lors de la Paris Perfume Week 2025 et animée par Guillaume Tesson.
Ce podcast est disponible uniquement en anglais.
Photo : DR.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Il est l’un des plus jeunes dirigeants à la tête d’une maison de composition. En 2024, Roland Altenburger a pris les rênes de Luzi, l’entreprise familiale suisse spécialisée dans la création de fragrances précédemment dirigée par son grand-père Eduard et son père Rolf. Nous l’avons rencontré à Zurich, au siège de la société.
Ce podcast est disponible uniquement en anglais.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
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