Les odeurs en lumière

En cette Journée internationale de la lumière, Nez vous propose de découvrir les liens qu’ont entretenus et entretiennent encore les odeurs avec différents dispositifs lumineux, depuis les effluves plus ou moins importuns qui émanaient des lampes de nos ancêtres jusqu’aux projets de design les plus contemporains.

On a longtemps cru que les odeurs, comme la lumière, étaient le résultat d’ondes venant faire vibrer notre nerf olfactif. Cette théorie perdure jusqu’à assez tardivement[1]Malgré les critiques d’une large partie de la communauté scientifique, quelques chercheurs affirment encore que la fréquence de vibration des molécules odorantes est ce qui nous permet d’en … Continue reading et l’on souligne ainsi dans un journal de 1900 que les perceptions olfactives auraient pour origine « un rapport indirect au moyen de rayons de courte ondulation, analogues à ceux que nous considérons comme la cause de la lumière »[2]Henri de Parville, « Revue des sciences », Journal des débats politiques et littéraires, 25 janvier 1900, p. 2. , ou encore, en 1910 que « la science contemporaine admet qu’une odeur n’est en dernière analyse qu’un phénomène vibratoire. De même que la chaleur, la lumière, le son et l’électricité, l’odeur serait donc une radiation que nous percevons suivant sa longueur d’onde et sa fréquence. » [3]Pierre Piobb, « Science et art des parfums », La Liberté, 30 octobre 1910, p. 1.

Certes, cette théorie avait déjà ses détracteurs. En 1877 on pouvait par exemple en lire cette réfutation dans un ouvrage d’anatomie : « Quelques savants ont pensé que les odeurs résultaient aussi d’un mouvement vibratoire […] mais Fourcroy démontra l’origine des émanations odorantes dans la volatilité des matériaux immédiats des végétaux, et les odeurs sont généralement considérées aujourd’hui comme des corps existant par eux-mêmes, et non comme un résultat purement physique, comparable aux ondes lumineuses ou sonores ». [4]Auguste Le Pileur, Le Corps humain, Paris, Hachette, 1877, p. 253. Ce qui n’empêcha pas, en 1920, le pharmacien René Cerbelaud d’affirmer encore que « les ondes odoriférantes émises par les essences peuvent être comparées aux ondes lumineuses émises par le radium. » [5]René Cerbelaud, Formulaire des principales spécialités de parfumerie et de pharmacie, Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, conforme au Codex 1908, 1920, p. 297. Certaines théories ont la vie dure…

Le fonctionnement complexe de notre odorat,[6]La perception visuelle, qu’autorise la lumière, dépend chez l’être humain de trois types de photorécepteurs (les cônes, les bâtonnets et les cellules ganglionnaires photosensible) … Continue reading la difficulté d’observer scientifiquement les molécules odorantes, mais aussi le désintérêt des penseurs et des scientifiques à son égard expliquent certainement que l’on ait longtemps propagé ce genre d’inexactitudes. Bien que l’obscurantisme concernant ce sens ait duré de longs siècles – même aux périodes considérées comme les plus éclairées de notre histoire occidentale [7]Comme le dit Hirac Gurden dans son récent ouvrage : « le siècle des Lumières ne met pas le projecteur sur l’odorat ! Au contraire, il l’éteint complètement. » (Sentir. … Continue reading– on sait à présent que les perceptions visuelles et celles de l’odorat sont de nature tout à fait différente. Les premières sont en effet le fruit de stimuli physiques (ondes électromagnétiques), tandis que les secondes, de nature chimique, sont le résultat du contact entre certaines molécules volatiles et l’extrémité des neurones olfactifs qui se déploient dans une muqueuse située au fond des fosses nasales. A priori rien de commun donc entre ces deux phénomènes et modalités de perceptions. Et pourtant, certains ponts existent bel et bien entre lumière et odeurs ! [8]D’un point de vue neurobiologique notamment, les correspondances transmodales sont l’une des manières par lesquelles la vue et l’odorat interagissent et s’influencent … Continue reading

Quand s’éclairer puait

Au sein de la culture matérielle de l’humanité, odeurs et lumière partagent notamment une histoire commune. L’origine même du mot français « parfum » (du latin per fumum, « par la fumée ») est liée à un processus qui est à la fois source de senteurs et de luminosité : la combustion. De surcroît, pendant plusieurs millénaires, les substances utilisées pour produire de la lumière étaient très largement odorantes. Outre les feux de bois qui répandent leurs senteurs en fonction de l’essence d’arbre brûlée, les premières torches, enflammées grâce à de la poix, exhalaient également des effluves tout à fait caractéristiques.

Les lampes à graisse, dont les premières connues datent du Paléolithique supérieur, n’étaient guère moins odorantes et les archéologues savent aujourd’hui déterminer assez précisément ce que pouvaient sentir les différents ustensiles de combustion destinés à l’éclairage retrouvés un peu partout dans le monde. Les résidus de graisses animales, d’huiles végétales ou de cire d’abeille retrouvés dans ces lampes sont en effet de précieux indices à ce sujet, de même que, plus proche de nous, les sources textuelles, qui les décrivent, encore au XIXe siècle, comme fortement odorantes.

L’éclairage public fut aussi longtemps vecteur de nombreuses émanations, souvent fort peu ragoutantes. Au XVIIe siècle, les falotiers, chargés d’allumer chaque jour les réverbères, utilisent par exemple des chandelles à l’huile de tripes qui répandent leurs remugles. Dans la seconde moitié du siècle, cette matière d’origine animale est peu à peu remplacée par de l’huile de colza, dont l’odeur est certes moins puissante, mais toujours assez peu agréable. Puis c’est le gaz de houille – aussi appelé « gaz d’éclairage » – qui devient le combustible le plus employé, ayant certes l’avantage de brûler sans produire de suie mais dont la combustion produit néanmoins du sulfure d’hydrogène et dioxyde de soufre, au doux parfum d’œuf pourri… [9]On trouve dans la littérature du XIXe siècle de nombreuses références à l’odeur infecte et suffocante des becs de gaz.

Ce n’est guère mieux dans les salles de théâtre et d’opéra, mal ventilées, où les spectateurs sont régulièrement assaillis par de fortes concentrations de molécules malodorantes émanant des différents dispositifs d’éclairage, depuis les chandelles jusqu’aux lampes à pétrole en passant par les lampes à gaz oxhydrique. De la même manière, les premiers spectacles de lanternes magiques, qui se popularisent au XVIIe siècle, sont particulièrement nauséabonds, les lampes de projection fonctionnant alors à l’huile – de baleine, de phoque, de colza ou d’olive –, puis au kérosène à partir de 1853. C’est d’ailleurs entre autres pour cette raison qu’à la fin du XVIIIe, le grand fantasmagore belge Étienne-Gaspard Robertson employait parfois de l’encens dans ses attractions, la combustion des résines parfumées permettant de couvrir les exhalaisons des lanternes elles-mêmes.[10]Clara Muller, « L’expérience olfactives dans les attractions historiques, les médias et les arts visuels (1) », Astasa [En ligne], 28 décembre 2022.

Ainsi, jusqu’à très récemment, l’éclairage domestique comme public impliquait toujours de subir toutes sortes d’émanations impondérables, plus ou moins envahissantes et désagréables. L’électricité, qui se développe à partir de 1880, permet enfin de changer la donne.[11]On trouve tout de même à la fin du XIXe siècle des mentions de « l’odeur de l’électricité », faisant référence soit à l’odeur de l’ozone qui remplit … Continue reading Lumière et odeurs ont ainsi divorcé, dissociant rapidement dans nos imaginaires deux phénomènes qui furent pourtant intimement liés dans l’expérience humaine pendant des millénaires. C’est d’ailleurs cet oubli qu’évoque Marcel Proust en 1913 dans le premier tome de À la recherche du temps perdu lorsqu’il mentionne la « sensation d’étouffement que peut causer aujourd’hui à des gens habitués à vingt ans d’électricité l’odeur d’une lampe qui charbonne ou d’un veilleuse qui file. »[12]Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, Paris, B. Grasset, 1914, p. 331.

L’âge d’or des lampes à parfum

Entre le début du XIXe et celui du XXe siècle, de nombreux textes font état de « lampes odoriférantes », plus ou moins précieuses, diffusant cette fois-ci des arômes soigneusement sélectionnés. Mais celles-ci, bien que portant le nom de « lampes » en raison de la combustion qu’elles réclament – la plus célèbre restant la Lampe Berger –,[13]La Lampe Berger, toujours commercialisée aujourd’hui, est créée en 1898 par le préparateur en pharmacie français Maurice Berger, sous le nom, évocateur, de « diffuseur fumivore … Continue reading ne sont en réalité pas destinées à l’éclairage, même si certains prétendaient qu’on pouvait, à leur lueur, « reconnaître pendant la nuit, l’heure à une montre ». [14]J.-B. Batka, « Description d’une nouvelle lampe odoriférante », Journal de pharmacie et des sciences accessoires, 1er janvier 1828, p. 410.Il s’agit en fait de simples diffuseurs, comme en témoigne par exemple ce mode-d’emploi daté de 1897 : « Prenez une lampe à alcool ordinaire que vous remplissez d’eau de verveine, de violette, de Cologne, etc., ou d’essence aromatique, si c’est pour une chambre de malade. Dans la mèche, introduisez un fil de fer au bout duquel vous aurez fait poser une petite boule de platine spongieux. […] On allume, et lorsque la boule est devenue tout à fait rouge, on éteint la mèche. Le platine restant incandescent, le parfum se répand un temps infini dans l’appartement. »[15]Anonyme, « Un conseil par jour. Lampe à parfum », La Fronde, 13 décembre 1897, p. 4.

De véritables lampes odorantes naissent en revanche dès les années 1920, comme si la disparition des odeurs avec l’arrivée de l’électricité avait créé un manque et l’envie immédiate de ré-odoriser la lumière, ce que favorise la démocratisation des parfums. En 1924, Hazel E. Palmer dépose ainsi aux États-Unis un brevet pour « une nouvelle lampe à parfum ornementale, composée entièrement de coquillages naturels groupés autour d’une ampoule électrique à incandescence de manière à ressembler à une grande fleur. […] L’une des caractéristiques les plus importantes de cette invention est le récipient en coquille naturelle (14) situé à côté de l’ampoule (11), où le parfum liquide reçoit de la chaleur et est vaporisé. » [16]C’est encore aujourd’hui le principe des lampes chauffe-bougie destinées à diffuser le parfum contenu dans la cire d’une bougie sans flamme ni combustion. [17]H. E. Palmer, Natural Shell Perfume Lamp, brevet n°1566502, déposé aux États-Unis le 11 avril 1924.La disposition des pétales en coquillages, explique encore l’inventeur, peut être ajustée pour ressembler à différentes fleurs et correspondre ainsi au parfum choisi !

D’autres projets de ce genre se développent au cours de la décennie et les lampes de table ou de chevet destinées à éclairer autant qu’à parfumer les espaces se popularisent aux États-Unis et en Europe au cours des années 1930. On en trouve alors de toutes les formes, certaines abstraites et géométriques – souvent en verre et en métal dans un esprit Art Déco [18]Je me souviens avoir utilisé chez ma grand-mère maternelle un modèle de ce genre, composé d’une base en métal supportant une lampe en verre sphérique ornementée, agrémentée sur le … Continue reading–, d’autres déclinant des figures humaines ou animales en céramique. Ces lampes brûle-parfum décoratives, qui s’échangent encore aujourd’hui dans les brocantes et les ventes aux enchères, témoignent du dynamisme créatif de l’entre-deux-guerres – notamment dans le domaine de la parfumerie.[19]Voir à ce sujet : Yohan Cervi, Une Histoire de parfums (1880-2020), Paris, éditions Nez, 2022.

Moins esthétiques, les ampoules parfumantes, qui apparaissent à la même époque, sont un autre moyen, meilleur marché, d’associer lumière et odeur. Un brevet déposé aux États-Unis par Gotthilf Lehmann en 1929 décrit par exemple une ampoule à incandescence entourée de laine d’amiante imprégnée de parfum. L’inventeur imagine même décliner son invention pour illuminer et parfumer les sapins de noël artificiels, qui existent depuis le XIXe siècle et auxquels ne manquait que l’odeur ! Si l’idée est reprise en 1973 par l’américain John G. Whitaker pour sa Vaporous Lamp – une ampoule dont le sommet est recouvert d’un vernis contenant des micro-capsules odorantes –, ce système ne se popularisera jamais véritablement et ce sont d’autres formes et techniques qu’emploient désormais les designers.[20]Même s’il est possible de trouver aujourd’hui sur internet des ampoules imitant des flammes de bougie trempées dans du silicone parfumé…

Des luminaires innovants

Car les créateurs contemporains [21]Voir également les projets étudiants illu.me de la polonaise Aleksandra Krogulecka et SPRING du portugais António Rosário.sont loin d’avoir oublié l’idée d’associer au sein d’objets singuliers ces deux phénomènes intangibles que sont l’émission de lumière et celle de senteurs. La lampe colorée O Joy[22]Voir http://www.driussoassociati.com/industrial-design/o-joy-o-bag-4/, imaginée en 2017 par le studio italien DriussoAssociati, en est un exemple. Fonctionnant sur batteries, cette dernière s’inspire de la forme archétypale de la lampe de table avec son abat jour circulaire mais repose sur un socle semi-sphérique autorisant l’utilisateur à lui donner un mouvement de balancier. Six cartouches parfumées, à changer en fonction de son humeur (Dream, Relax, Free, Party, Inspire, Sensual), peuvent y être insérées, tandis que des haut-parleurs permettent de s’y connecter en bluetooth pour diffuser de la musique.

D’autres designers se tournent plutôt vers la nature pour y puiser leurs formes et leurs matières premières. La lampe LOTUS[23]Voir https://www.ye-jj.space/ideas/lotus-lamp (2019) du chinois Ye Jia Jie s’inspire ainsi du mouvement de certaines fleurs – dont celles du genre Nelumbo – qui, en quelques minutes, s’ouvrent à la lumière et à la chaleur du soleil pour diffuser leur parfum et attirer les pollinisateurs avant de se refermer pour la nuit, un phénomène nommé nyctinastie par les scientifiques. De la même manière, les pétales en papier de riz de la lampe s’ouvrent sous l’effet de la chaleur de l’ampoule et se referment à l’extinction de celle-ci grâce à des fils de Nitinol, un alliage de nickel et de titane à mémoire de forme et thermo-réactif. Au cœur de la fleur, l’ampoule elle-même est enveloppée d’une lanterne en papier spiralée qui tourne sur elle-même sous l’effet de la chaleur, diffusant par ventilation les quelques gouttes d’huile essentielle déposées sur le dessus.[24]La bio-inspiration va même plus loin, puisque le lotus sacré, comme d’autres plantes dites thermogéniques, peut élever la température au cœur de ses efflorescences pour favoriser la … Continue reading

Certaines lampes contiennent plus simplement des substances odorantes directement dans leurs abat-jour. C’est le cas de la Fragrance Lamp[25]Voir https://georgianaghit.wixsite.com/fragrancelamp (2019) de la roumaine Georgiana Ghit, une suspension conique en pâte de bois recyclé et fleurs de lavande séchées. Éco-conçue et biodégradable, cette lampe – qui a reçu en 2020 un prix lors du A’ Design Award – permet ainsi d’associer éclairage artificiel et aromathérapie, en misant sur une senteur naturelle dont les propriétés relaxantes ont été maintes fois démontrées. [26]Voir à ce sujet : Hiroki Harada et al., « Linalool Odor-Induced Anxiolytic Effects in Mice », Frontiers in Behavorial Neuroscience, 2018, Vol. 12 : … Continue readingEt si le parfum faiblit avec le temps, la matière de l’abat-jour, poreuse, peut toujours être imprégnée d’une huile essentielle ou d’un hydrolat de lavande.

Beaux et ludiques

À l’instar de certaines de leurs ancêtres des années 1930, les lampes olfactives contemporaines peuvent ainsi devenir de véritables objets d’art, à la croisée de l’artisanat, du design et de la parfumerie. En collaboration avec la maison de parfum turinoise Tonatto Profumi, fondée par la parfumeuse Diletta Tonatto, la designer italienne Astrid Luglio a notamment donné naissance à la collection Philtrum.[27]Voir https://astridluglio.com/tonatto-profumi/ Présentée pour la première fois lors du festival de design Operae à Turin en 2017, cette série d’objets – dont un lampadaire et une lampe de table – s’inspire des techniques et savoir-faire de la parfumerie pour s’en approprier les outils et les matériaux. Réalisés en laiton par un orfèvre, les luminaires, dont les formes élégantes évoquent celle d’une corolle de fleur pour le lampadaire et celle d’un éventail [28]Les éventails sont d’ailleurs souvent parfumés depuis le XVIe siècle en Europe. pour la lampe de table, intègrent ainsi des filtres plissés de laboratoire. Ces derniers, souvent composés de cellulose ou de fibres de coton, sont utilisés lors de la production de parfums pour filtrer et clarifier certaines matières premières ainsi que les jus avant leur mise en flacon. Au sein des lampes de la collection, ils servent de support à la fragrance, qui peut être simplement pulvérisée dessus, tout en filtrant la lumière émanant de l’ampoule à incandescence, incarnant ainsi une forme d’analogie entre parfum et lumière tout en mettant en avant une étape méconnue du processus de la création olfactive.

Lors de la Milan Design Week 2024, Marta Bakowski, designer et coloriste d’origine franco-polonaise, et Carole Calvez, diplômée de la formation de design olfactif de l’école Cinquième Sens, présentaient quant à elles la première version de l’applique murale Halo[29]Voir https://ethe-real.cargo.site(2024) [visuel principal], fruit d’une recherche commune de près d’un an. Les deux créatrices, qui se rencontrent au Jardin des métiers d’Art et du Design à Sèvres où elles sont toutes deux résidentes, constatent vite qu’elles partagent un langage et une approche, faisant la part belle à l’intuition. Partant d’une sélection de matières premières naturelles et synthétiques issues de la palette des parfumeurs, les créatrices ont travaillé autour de l’univers coloriel de certaines de ces matières jusqu’à arriver à un objet hybride, à mi-chemin entre le luminaire et le diffuseur olfactif. L’idée cependant, n’est pas tant de proposer un produit qui permettrait de répandre n’importe quelle fragrance d’ambiance, mais un objet à la fois ludique et esthétique autorisant une véritable expérience, conjointe et cohérente, de l’odeur et de la couleur. Ce sont ainsi quatre matières décrites par les créatrices comme « électriques » ou « métalliques » – l’aldéhyde C-11, l’oxyde de rose 90/10, l’huile essentielle de piment baie (ou poivre de Jamaïque), et le Spirambrène (un captif Givaudan) – qui, dans chaque déclinaison du luminaire, sont associées à des couleurs soigneusement sélectionnées. L’objet lui-même, composé d’un disque blanc et d’une pastille centrale bi-colore en PMMA que l’on peut rapprocher ou éloigner pour faire grandir ou diminuer un halo coloré, permet une variation de l’intensité lumineuse et chromatique. Ceci évoque non seulement les diverses nuances que l’on peut déceler dans une même matière odorante, mais suggère également le volume et l’intensité variable d’une odeur, qui, tout comme la couleur, peut sembler plus ou moins diluée ou diffuse. Ainsi l’objet n’est-il pas seulement pensé pour produire de la lumière tout en favorisant la diffusion de senteurs – ventilées au centre du luminaire – mais bien pour incarner visuellement et matériellement certains mécanismes olfactifs, et permettre de les approcher grâce à une forte dimension expérientielle. « À force de manipuler cet objet, j’ai presque l’impression de voir une odeur », déclare d’ailleurs Carole Calvez.

Des influences mutuelles

Le rapprochement entre la parfumerie et les objets éclairants a par ailleurs donné naissance, aux XXe et XXIe siècles, à des luminaires et des flacons respectivement inspirés l’un de l’autre. Ainsi certains designers puisent-ils dans l’univers du parfum pour donner forme à des lampes originales, à l’instar de la Lampe Olab[30]Voir https://www.gregoiredelafforest.com/#item=lampe-olab de Grégoire de Lafforest qui s’allume et s’éteint grâce à une poire à presser évoquant les pulvérisateurs d’antan, de la collection Eau de lumière[31]Voir https://joyana.fr/luminaires-design-eau-de-lumiere-par-designheure-x-davide-oppizzi/120432/ de David Oppizzi qui reprend les lignes de flacons de parfum dont la lumière serait désormais le seul contenu, ou encore de la Perfume Bottle Lamp[32]Voir https://portaromana.com/products/perfume_bottle_lamp?variant=41265646796993 de l’éditeur anglais Porta Romana dont le corps en verre soufflé translucide rappelle un flacon de parfum des années 1950.
De la même manière, les dessinateurs de flacons ont parfois emprunté leurs formes à divers objets lumineux, comme les flacons en forme d’ampoule de l’après-rasage Mennen Skin Bracer (édition limitée de 1974) et de l’eau de Cologne Charlie’s Bright Idea (1983) de Revlon ou ceux, inspirés de briquets, de Must (1981) puis de Baiser volé (2011) de Cartier. Sans parler des innombrables créations parfumées dont les noms déclinent le champ lexical de la lumière ou de l’électricité [33]Les termes Lumière, Clarté, Éclat, Radiance ou encore Soleil, ainsi que les adjectifs en découlant, se retrouvent notamment dans les noms d’un très grand nombre de parfums depuis le début … Continue reading et de ces notes olfactives que l’on qualifie volontiers de lumineuses, chatoyantes, transparentes ou d’éblouissantes. [34]Paradoxalement, pour éviter toute altération, les parfums doivent être conservés à l’abri de la lumière, puisque les molécules odorantes sont généralement très sensibles au rayonnement … Continue reading Un comble quand on sait que, pour éviter toute altération, les parfums doivent être conservés à l’abri de la lumière, puisque les molécules odorantes sont généralement très sensibles au rayonnement lumineux. C’est d’ailleurs avec une exposition longue à des lampes UV que les laboratoires testent la résistance des parfums à la lumière !

Fait plus curieux encore : lorsque l’inventeur germano-américain Heinrich Göbel et la Edison Electric Light Company fondée par Thomas Edison entrent en litige pour déterminer le véritable inventeur de l’ampoule électrique à incandescence. Göbel aurait en effet déclaré avoir, dès 1854, utilisé une bouteille d’eau de Cologne pour produire sa première ampoule ! La légende, non vérifiée à ce jour, a cependant donné naissance en 2004 à un timbre allemand à l’occasion des 150 ans de l’invention de l’ampoule électrique. Sur ce timbre figure bien l’image supposée de cette première Göbellampe de 1854, dont le filament s’insère dans ce qui ressemble effectivement à une bouteille d’eau de Cologne.[35]Une première ampoule d’origine doublement allemande en quelque sorte ! Parfums, odeurs et lumière seraient décidément inséparables !

C’est ainsi toute une histoire culturelle, scientifique et matérielle qui se déroule lorsqu’on questionne les liens qui se sont tissés en Occident entre odeur et lumière. Une histoire de croyances et d’expériences, de mots, de matérialités et de formes, de pratiques quotidiennes et de créations hors du commun, qu’il nous semblait opportun de retracer dans ses grandes lignes en cette Journée internationale de la lumière.

Visuel principal : Marta Bakowski et Carole Calvez, Halo, 2024.

Notes

Notes
1 Malgré les critiques d’une large partie de la communauté scientifique, quelques chercheurs affirment encore que la fréquence de vibration des molécules odorantes est ce qui nous permet d’en discriminer un si grand nombre. C’est ce qu’on appelle la « théorie vibratoire de l’olfaction », émise en 1928 par Malcolm Dyson et notamment reprise en 1996 par Luca Turin. Voir : « Testing a radical theory », Nature Neuroscience, Vol. 7, n° 315, 2004. https://doi.org/10.1038/nn0404-315 / Pandey, N., Pal, D., Saha, D. et al., « Vibration-based biomimetic odor classification », Scientific Report, Vol. 11, art. 11389, 2021. https://doi.org/10.1038/s41598-021-90592-x
2 Henri de Parville, « Revue des sciences », Journal des débats politiques et littéraires, 25 janvier 1900, p. 2.
3 Pierre Piobb, « Science et art des parfums », La Liberté, 30 octobre 1910, p. 1.
4 Auguste Le Pileur, Le Corps humain, Paris, Hachette, 1877, p. 253.
5 René Cerbelaud, Formulaire des principales spécialités de parfumerie et de pharmacie, Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, conforme au Codex 1908, 1920, p. 297.
6 La perception visuelle, qu’autorise la lumière, dépend chez l’être humain de trois types de photorécepteurs (les cônes, les bâtonnets et les cellules ganglionnaires photosensible) codés par seulement quatre gènes, tandis que la perception olfactive sollicite environ 400 types de récepteurs différents codés par à peu près autant de gènes (représentant entre 1% et 3% de notre génome).
7 Comme le dit Hirac Gurden dans son récent ouvrage : « le siècle des Lumières ne met pas le projecteur sur l’odorat ! Au contraire, il l’éteint complètement. » (Sentir. Comment les odeurs agissent sur notre cerveau, Paris, Les Arènes, 2024, p. 38).
8 D’un point de vue neurobiologique notamment, les correspondances transmodales sont l’une des manières par lesquelles la vue et l’odorat interagissent et s’influencent mutuellement. Voir à ce sujet : A. Seigneuric, et al., « The nose tells it to the eyes: crossmodal associations between olfaction and vision », Perception, 2010, Vol. 39, n° 11, p. 1541-54. L’odorat a également un rôle important à jouer dans le développement de la vision chez le nourrisson. Voir à ce sujet : Giulia Purpura et Stefania Petri, « Early Interplay of Smell and Sight in Human Development: Insights for Early Intervention With High-Risk Infants », Current Developmental Disorders Reports, 2023, Vol. 10, p. 232-238.
9 On trouve dans la littérature du XIXe siècle de nombreuses références à l’odeur infecte et suffocante des becs de gaz.
10 Clara Muller, « L’expérience olfactives dans les attractions historiques, les médias et les arts visuels (1) », Astasa [En ligne], 28 décembre 2022.
11 On trouve tout de même à la fin du XIXe siècle des mentions de « l’odeur de l’électricité », faisant référence soit à l’odeur de l’ozone qui remplit l’atmosphère après un éclair, soit à celle des étincelles provoquées par un circuit électrique défectueux. D’ailleurs, les odeurs qui émanent de nos jours ponctuellement d’une lampe qui surchauffe ou d’un court-circuit nous alertent surtout d’un dysfonctionnement de notre installation électrique !
12 Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, Paris, B. Grasset, 1914, p. 331.
13 La Lampe Berger, toujours commercialisée aujourd’hui, est créée en 1898 par le préparateur en pharmacie français Maurice Berger, sous le nom, évocateur, de « diffuseur fumivore hygiénique ». D’abord destinée à détruire les molécules odorantes dans les lieux publics grâce à son brûleur catalytique, elle s’agrémente bientôt de parfums et s’installe chez les particuliers.
14 J.-B. Batka, « Description d’une nouvelle lampe odoriférante », Journal de pharmacie et des sciences accessoires, 1er janvier 1828, p. 410.
15 Anonyme, « Un conseil par jour. Lampe à parfum », La Fronde, 13 décembre 1897, p. 4.
16 C’est encore aujourd’hui le principe des lampes chauffe-bougie destinées à diffuser le parfum contenu dans la cire d’une bougie sans flamme ni combustion.
17 H. E. Palmer, Natural Shell Perfume Lamp, brevet n°1566502, déposé aux États-Unis le 11 avril 1924.
18 Je me souviens avoir utilisé chez ma grand-mère maternelle un modèle de ce genre, composé d’une base en métal supportant une lampe en verre sphérique ornementée, agrémentée sur le dessus d’un léger creux pouvant contenir du parfum sous forme solide ou liquide.
19 Voir à ce sujet : Yohan Cervi, Une Histoire de parfums (1880-2020), Paris, éditions Nez, 2022.
20 Même s’il est possible de trouver aujourd’hui sur internet des ampoules imitant des flammes de bougie trempées dans du silicone parfumé…
21 Voir également les projets étudiants illu.me de la polonaise Aleksandra Krogulecka et SPRING du portugais António Rosário.
22 Voir http://www.driussoassociati.com/industrial-design/o-joy-o-bag-4/
23 Voir https://www.ye-jj.space/ideas/lotus-lamp
24 La bio-inspiration va même plus loin, puisque le lotus sacré, comme d’autres plantes dites thermogéniques, peut élever la température au cœur de ses efflorescences pour favoriser la volatilisation des substances odorantes qu’elles produisent et ainsi accroître leurs chances d’attirer les pollinisateurs.
25 Voir https://georgianaghit.wixsite.com/fragrancelamp
26 Voir à ce sujet : Hiroki Harada et al., « Linalool Odor-Induced Anxiolytic Effects in Mice », Frontiers in Behavorial Neuroscience, 2018, Vol. 12 : https://doi.org/10.3389/fnbeh.2018.00241
27 Voir https://astridluglio.com/tonatto-profumi/
28 Les éventails sont d’ailleurs souvent parfumés depuis le XVIe siècle en Europe.
29 Voir https://ethe-real.cargo.site
30 Voir https://www.gregoiredelafforest.com/#item=lampe-olab
31 Voir https://joyana.fr/luminaires-design-eau-de-lumiere-par-designheure-x-davide-oppizzi/120432/
32 Voir https://portaromana.com/products/perfume_bottle_lamp?variant=41265646796993
33 Les termes Lumière, Clarté, Éclat, Radiance ou encore Soleil, ainsi que les adjectifs en découlant, se retrouvent notamment dans les noms d’un très grand nombre de parfums depuis le début du XXe siècle.
34 Paradoxalement, pour éviter toute altération, les parfums doivent être conservés à l’abri de la lumière, puisque les molécules odorantes sont généralement très sensibles au rayonnement lumineux. C’est d’ailleurs avec une exposition longue à des lampes UV que les laboratoires testent la résistance des parfums à la lumière !
35 Une première ampoule d’origine doublement allemande en quelque sorte !

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Avec le soutien de nos grands partenaires

IFRA