Après une parenthèse de trois ans due à la pandémie de Covid-19, les Rives de la beauté sont de retour du 21 au 25 septembre. L’événement offrira une vingtaine d‘escales parfum et beauté dans la capitale, grâce aux marques et boutiques partenaires proposant conférences, workshops et rencontres. Le créateur des Rives, Wouter Wiels, a répondu aux questions de Nez.
Pour fêter les retrouvailles après ces trois ans d’absence, que peut-on attendre de cette nouvelle édition ? Quelque chose qu’on a pu observer lors des autres événements organisés depuis les confinements : le plaisir de pouvoir enfin se retrouver. L’objectif des Rives est bien sûr de faire découvrir des marques, mais l’intérêt est aussi de se rencontrer et d’échanger. L’année dernière, j’ai reçu beaucoup de messages me demandant si l’événement aurait lieu, mais en septembre 2021, nous étions entre deux vagues, et c’était trop risqué. Cette année, c’était possible de mettre en marche l’organisation !
Comment les Rives ont-elles évolué depuis leur création en 2008 ? Au début, certaines marques pouvaient avoir tendance à s’interroger : « Organiser un atelier pour vingt personnes, est-ce que ça en vaut la peine ? » Désormais, avec le développement des réseaux sociaux, elles sont conscientes que si elles communiquent sur l’événement, il leur offre un contenu intéressant, dans ce très bel endroit qu’est Paris, qu’elles peuvent diffuser à destination de leurs abonnés dans le monde entier. Aujourd’hui, nous comptons de plus en plus de partenaires prêts à nous accompagner, ce qui montre aussi le dynamisme de l’événement : Nez et Auparfum (depuis 2014), mais aussi le CEW, Young Professionals in Beauty, Manotedecoeur, le magazine Acumen.
Comment avez-vous pensé le déroulement de ces cinq jours ? Les Rives de la Beauté sont un événement mixte, à plusieurs titres. D’abord, nous restons fidèle à l’idée de départ qui était d’offrir un parcours à travers Paris grâce aux marques participantes, parmi lesquelles Vilhelm Parfumerie dans le 8e, Memo et Ex Nihilo dans le 1er, Olibanum, la nouvelle marque créée par Gérald Ghislain d’Histoires de parfums, qui se tiendra dans un pop-up store dans le Marais, le Studio des parfums qui propose des cours et des créations sur mesure dans le même quartier, et bien d’autres.
Couverture du catalogue Rives de la Beauté Photo : Misia-O’
La nouveauté, depuis les trois dernières éditions, est la mise en place d’un concept-store éphémère, « L’Atelier des Rives », qui investira cette année l’une des « Galerie Joseph » dans le Marais.
Dans cet atelier, nous faisons coexister des marques parfums et beauté qui viennent à la rencontre de leur public, avec des événements plus artistiques. Parmi elles, certaines sont déjà installées dans le paysage depuis quelques années (Attache-moi, Rosendo Mateu, Maison Violet…), et même depuis 46 ans pour le Jardin retrouvé, la première marque de niche ! D’autres plus jeunes comme Bastille Parfums, In Astra, Obvious, Edit(h), Antinomie, Sora Dora, et même certaines jamais encore senties, comme Fabbrica della Musa. Côté beauté, un corner présentera trois marques lors de la soirée Nocturne au Marais, en partenariat avec l’association Young Professionals in Beauty : Le Rouge français, Absolution, All Tigers.
Les visiteurs pourront venir à la rencontre d’une vingtaine de marques au total pendant quatre jours à l’Atelier, du 21 au 24 septembre.
Vous proposez également une programmation plus artistique…
Oui, en effet. Nous avons voulu que les visiteurs puissent découvrir une exposition autour du Speed Smelling d’IFF, qui offre chaque année la possibilité à ses parfumeurs de créer une composition en toute liberté. Ces parfums ne sont généralement pas accessibles au grand public et nous sommes très heureux de provoquer cette opportunité.
Deux autres expositions sont venues enrichir le programme : « Personne », présentant le parfum-épopée de l’Odyssée, pensé par Olivia Bransbourg [directrice artistique des marques Sous le manteau et Attache-moi], issu d’une collaboration entre Alexandre Helwani et Bruna Vettori. « The Spirit of Lee Miller » proposé par Misia-O’ (dont une photographie illustre d’ailleurs la couverture du catalogue des Rives de la Beauté), qui inaugure ici une première série de portraits consacrée aux femmes artistes éclipsées par leurs titres de muses.
Vous avez toujours eu à cœur de proposer des conférences au public, qu’avez-vous prévu cette année ?
Le programme est particulièrement riche à L’Atelier des Rives. On parlera Santal avec Santanol, Cinquième Sens et Scentree ; Chine avec Le Jardin retrouvé et l’agence centdegres ; digitalisation avec Perfumist et Antinomie, inclusivité avec Young Professionals in Beauty… et l’on pourra même jouer et tester ses connaissances, avec le quiz proposé par Master Parfums.
Le Salon littéraire des Rives permettra en outre d’assister à une rencontre dédicace avec Maïté Turonnet (Pot-pourri, Nez) et une autre avec Dominique Roques (Le Cueilleur d’essences, Grasset) : chacun à leur manière, ils proposent une vision singulière du monde du parfum.
Comment se déroulera la traditionnelle Nocturne au Marais ?
La nocturne, qui est devenue un événement dans l’événement, aura lieu le 21 septembre de 19 à 21 heures. Une douzaine de boutiques seront ouvertes pour l’occasion, dans une ambiance festive : État libre d’Orange, Perfumer H, Liquides, Sens Unique… Et bien sûr L’Atelier des Rives où les visiteurs enregistrés pourront, comme dans les autres lieux participants, récupérer le bracelet qui permet l’accès aux boutiques.
L’Atelier des Rives (2019) – Photo André Caty
Comment peut-on participer aux Rives de la Beauté ?
L’événement est ouvert au public dans les différents lieux participants.
La plupart des animations sont gratuites, mais il est préférable de s’inscrire car les places sont limitées. Les informations pour s’inscrire aux événements sont disponibles en ligne sur le site de Nez et nous publions régulièrement des infos sur notre compte Instagram.
Illustration principale : Amélie Fontaine (Tiré de Nez, la revue olfactive #1 – Wouter Wiels – Entrepreneur événementiel – Rubrique Icônes)
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Anne-Sophie Hojlo
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Emmanuelle Dancourt, journaliste, ambassadrice de l’association Anosmie.org et fondatrice du podcast Nez en moins, est anosmique congénitale : l’odorat lui est totalement inconnu. Lui est-il pour autant inaccessible ? C’est la question que l’on peut se poser lorsqu’on l’écoute parler du parfum Umema qu’Ugo Charron, parfumeur chez Mane, a composé avec elle. L’expérience nous interroge sur la manière dont on pourrait favoriser l’accès au monde olfactif pour les anosmiques – comme certains musées proposent des visites pour non-voyants – mais aussi de manière plus inattendue sur une possibilité de renouveau de la créativité en parfumerie. Rencontre
L’anosmie a été mise en avant depuis la pandémie de Covid-19, et ce projet permet encore de révéler les limites de notre société fondée sur le visuel. Qu’est-ce que vivre sans odeurs représente pour vous ?
EmmanuelleDancourt : Cela peut être appréhendé à la fois comme une infirmité et comme un handicap. Pour ceux qui ne l’ont jamais connu, comme moi, c’est une infirmité. J’ai eu très jeune le sentiment d’avoir « une case en moins » et je l’ai attribué à différentes causes au cours de ma vie. En juillet 2021, j’ai appris que je n’avais pas de bulbe olfactif – j’ai été diagnostiquée très tard, en 2010 – et la toute petite fille en moi a enfin compris ce qui lui manquait.
Dans la vie quotidienne, l’anosmie est un handicap : on ne sent pas les mets avariés, les dangers – comme les fuites de gaz, le feu – on est anxieux de l’odeur qu’on peut avoir… Mais cela impacte aussi l’intuition, dans laquelle l’odorat joue un rôle essentiel, comme en témoignent les expressions courantes (« j’ai un pressentiment », « je ne le sens pas »…).
Pour ceux qui ont perdu l’odorat, qui ne sont donc pas anosmiques de naissance, c’est un drame absolu : 60% d’entre eux tombent en dépression. Jean-Michel Maillard a ainsi fondé Anosmie.org en 2017 suite à un accident traumatique, après lequel il s’est rendu compte qu’il n’existait rien pour le prendre en charge. Cela a d’abord permis de briser le sentiment d’isolement, de solitude, car même dans le milieu médical le trouble était alors peu connu. Une partie des bénéfices de vente du parfum sera par ailleurs reversée à l’association. Elle permet d’apporter une forme de prise en charge psychologique, mais Jean-Michel a également demandé à des chercheurs de créer un protocole de rééducation olfactive, qu’il a voulu gratuit et qui a été téléchargé plus de 100 000 fois pendant la pandémie. En outre, dans le cas des anosmiques congénitaux, on travaille sur la prévention à destination des parents, afin qu’ils comprennent le fonctionnement de leur enfant – il faut se rendre compte que c’est nous qui, à ce jour, formons les professionnels de santé. On cherche aussi à faire reconnaître ce handicap légalement afin qu’un dédommagement soit mis en place par le gouvernement. En fait, quand on est anosmique, c’est comme si l’on n’avait pas accès au monde normal. Et évidemment, la parfumerie ne nous est pas destinée : le parfum du vétiver, je ne sais pas ce que c’est, ça ne me parle pas.
Ugo : En fait, en Europe, où il ne pousse pas, peu de gens en connaissent l’odeur : cela fait réfléchir à la façon dont on doit évoquer un parfum de manière générale. Et il faut aussi songer à chercher des solutions pour s’adresser aux anosmiques, car ils veulent porter du parfum : notre projet m’a permis d’y réfléchir.
Pour créer Umema, vous avez notamment misé sur une approche synesthésique. C’est pour parler de ce sujet lors d’un épisode de Nez en moins que vous vous êtes rencontrés pour la première fois. Comment est née l’idée de lancer un parfum ensemble ?
Emmanuelle : Je ne connaissais presque rien à ce sujet : c’est pour mieux le comprendre que j’ai contacté Ugo en lui proposant d’enregistrer ce podcast, sans penser qu’une composition allait naître de cet échange. Mais lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio début septembre 2021, l’idée a germé toute seule. Ensuite, c’est Ugo qui a su faire mûrir le projet, en le proposant à Mane puis en le présentant au World Perfumery Congress (WPC) à Miami en juin.
Ugo : J’avais déjà travaillé sur la synesthésie, en m’intéressant de près au sujet à travers des ouvrages comme Wednesday Is Indigo Blue: Discovering the Brain of Synesthesia de Richard Cytowic et David Eagleman ou encore The Superhuman Mind de Berit Brogaard et Kristian Marlow; mais aussi grâce à des expériences concrètes comme Smell X, où nous nous interrogions sur la structure des odeurs, sur la base de « l’effet bouba-kiki », issu des études menées par Wolfgang Köhler sur la forme des mots [en 1929]. Très clairement, certaines odeurs sont qualifiées de rondes par la très grande majorité de la population, d’autres de pointues. Et il semble bien que cette autre manière d’évoquer les odeurs soit universalisable. Or, si la synesthésie innée concerne 4% de la population mondiale, on peut aussi l’apprendre ! Les parfumeurs utilisent d’ailleurs constamment un langage synesthésique : une odeur « chaude », par exemple, ça ne veut pas dire grand-chose en soi !
Si vous utilisez couramment cette méthode pour créer, en quoi la construction de cette composition a-t-elle justement été différente d’un projet classique ?
Ugo : Cela change tout, en fait : pour se comprendre il faut aller beaucoup plus en détail dans les sensations : nous avons notamment approché l’olfactif par le toucher, car Emma est très tactile. Je me suis demandé quels ingrédients je pourrais utiliser pour que ça donne le plus de texture possible, avec un effet peau. Nous nous sommes retrouvéssur le site de Mane au Bar-sur-Loup, autour de plusieurs de petits ateliers avec des éléments tactiles, visuels, gustatifs…
Emmanuelle : L’équipe de Mane avait fait un travail incroyable ! J’ai aussi choisi des fleurs dans un bouquet, non pour leur odeur, mais pour leur aspect visuel. Puis j’ai visité l’usine et comme je ne pouvais les sentir, j’ai goûté les matières premières.
Ugo : Emma a immédiatement éliminé les oiseaux du paradis, qu’elle trouvait visuellement trop agressifs : elle aime les choses rondes, douces, vertes. On a aussi dégusté des aliments autour de l’umami, que nous avons mis au centre de la composition. C’est intéressant car il s’agit justement d’une saveur qui n’a jamais vraiment été explorée en parfumerie, certainement parce que le glutamate de sodium, principal composant de l’umami, n’a pas trop d’odeur. Mais on peut pourtant reconstituer la perception que l’on a en rétro-olfaction.
Emmanuelle : Ugo m’a dit que ce brief était le plus complet de sa vie et, parallèlement, Umema est un parfum qui a demandé un nombre d’essais assez faible – une trentaine.
Justement, puisque Emmanuelle ne pouvait pas sentir ensuite les différents essais, comment s’est passé le développement de la création ?
Ugo : L’approche a été plus expérimentale, ce qui était en fait très plaisant d’autant plus que nous n’avions pas de deadline ni de contrainte financière. Quand j’avais une structure intéressante, je la faisais sentir à des évaluateurs, cela m’a permis d’avancer. On a ensuite envoyé des échantillons à Emma et sa famille, qui les ont sentis devant la caméra : j’ai donc pu observer leurs réactions ; l’essai 29 a reçu un accord unanime. Le départ est délicatement vert, avec du lentisque et du galbanum, en référence à la campagne dont nous venons tous les deux. J’ai travaillé l’umami notamment avec de la sauge et un bel extrait d’algue rouge Jungle Essence de Mane, et avec l’idée de créer un gourmand salé : il tourne beaucoup autour du chocolat car Emma adore, avec une belle noisette grillée Jungle Essence qui donne le côté toasté mais pas vulgaire. Je n’ai pas eu envie d’utiliser les fleurs pour leur odeur mais, comme elle, pour leur effet, leur texture : j’ai utilisé notamment du Suederal (à l’odeur de daim). Pour reconstituer l’idée de l’umami je suis parti d’un accord salé (mousse, sauge, cèdre atlas, salicylates) que j’ai dirigé ensuite vers de l’onctueux avec du musc, des molécules santalées et la Tropicalone, une molécule biotech de Mane à la fois crémeuse et peau de pêche. Mais je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée qu’Emma ne pourra jamais le sentir !
Et le nom du parfum, d’où vient-il ?
Emmanuelle : Nous avons mis un peu de temps à le trouver. Umamita était le nom interne utilisé par Ugo, en référence à l’umami ; mais pour moi il ne parlait pas du parfum, car il m’évoquait le Brésil, la plage ; or je préfère l’hiver, les pays nordiques.
Ugo : C’est un nom très rond, très « bouba » ! Il y a aussi un jeu de mot avec « hume Emma » et le U de Ugo. Mais à l’époque, nous n’avions pas pour idée de le produire à plus grande échelle !
Vous avez présenté ce parfum lors du WPC à Miami en juin. Y avait-il un message que vous avez voulu faire passer et quel retour avez-vous observé ?
Emmanuelle : Le parfum porte en fait un symbole assez fort : il est invisible comme notre handicap. Il y avait un message général à l’attention de la profession : les anosmiques se parfument. Si les anosmiques traumatiques gardent l’ancien, les anosmiques congénitaux sont perdus. C’est une manière de partager le monde des autres, vous qui parlez d’odeurs en permanence, et auquel on doit s’adapter constamment. Mais le message c’était aussi de rappeler que nous sommes tous anosmiques dans le monde du digital.
Ugo : Cela nous a permis de toucher aussi les spécialistes de la parfumerie, d’ouvrir les yeux de ceux qui sont experts. Et puis, les gens se questionnent. Une dame malvoyante a ainsi demandé si l’on allait pousser l’expérience plus loin, imaginer un alphabet pour anosmique comme le braille. Nous n’y avions jamais pensé. C’est une perspective fascinante ! Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas un « parfum pour anosmique », et c’est ce qui le rend pertinent sur le marché. L’approche était différente, cela a permis de construire un brief bien plus complet et m’a fait explorer une nouvelle manière de composer.
Justement : quand avez-vous finalement envisagé de commercialiser Umema ?
Emmanuelle : C’est pendant ce salon, où nous l’avons donc présentée au public, qu’a émergé l’idée de commercialiser cette création, lors d’une interview avec un journaliste qui nous a demandé quand sortait le parfum. Nous n’y avions jamais pensé ! Les gens qui venaient me sentir me disaient que je ne pouvais pas le garder pour moi. C’est apparu comme une évidence ! Mais il faudra être patient : il ne sortira pas avant l’année prochaine.
Qu’est-ce que vous a apporté cette expérience, respectivement ?
Emmanuelle : Ugo m’a donné une identité, je dirais même une âme olfactive. Mais ce parfum est destiné à tout le monde : comme Jean-Claude Ellena raconte sa manière de créer Un jardin en Méditerranée dans Le Journal d’un parfumeur, Ugo a fait exactement la même chose en me mettant au centre de l’inspiration.
Ugo : C’était une manière de créer vraiment passionnante et je crois que le résultat le montre : ceux qui l’ont senti évoquent rapidement la texture ! En expérimentant ainsi les saveurs, comme l’umami, j’ai eu une autre approche, plus physique. C’est un peu comme dans les concerts : on peut écouter de la musique chez soi, mais si on se déplace, c’est parce que physiquement et émotionnellement on ressent quelque chose en plus. J’ai essayé de traduire cette idée.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Cette année, les treize parfumeurs de la maison de composition ont planché sur le thème « Un Américain à Paris ». Un support propice à la liberté de création et à l’éloge des molécules dites « captives », exclusivement mises au point par l’entreprise.
C’est un peu le quartier libre, la récréation des parfumeurs de la maison de composition IFF (International Flavors & Fragrances). Initié en 2009, le Speed Smelling consiste à laisser, chaque année, une totale liberté aux créateurs. Un exercice à l’opposé des « briefs » et des contraintes (esthétiques, économiques…) qui régissent leur quotidien, en leur permettant de créer un parfum qui ne sera pas commercialisé via les réseaux classiques. Seul un coffret en édition limitée et proposé à la vente sur notre boutique en ligne rassemble les fragrances composées pour chaque millésime, au nombre de treize cette année. L’objectif est double : il s’agit à la fois de mettre en avant la virtuosité des parfumeurs et d’inclure dans les formules le plus possible de ces molécules dites « captives », c’est-à-dire mises au point en exclusivité par IFF. La latitude de création est toutefois encadrée : en clin d’œil aux racines d’Outre-Atlantique de la maison, la trame imposée cette année était « Un Américain à Paris », et chaque créateur disposait de deux mois pour rendre sa copie. Le 21 juin dernier, les parfumeurs maison ont pu présenter aux médias les fragrances inspirées par ce thème et défendre leurs partis-pris olfactifs lors de face-à-face de sept minutes chrono avec chaque journaliste présent. D’où le nom de Speed Smelling, en référence aux sessions de speed dating, ces entretiens entre célibataires rythmés par un timing serré…
Coups de cœur, coups de foudre ? Voici nos impressions sur le millésime 2022, les parfumeurs étant présentés par ordre alphabétique.
Céline Barel vise les étoiles en imaginant « un parfum blanc comme la lune et rond comme une planète ». En 2002, IFF et la NASA avaient étudié les effets de l’apesanteur sur le parfum de plusieurs roses embarquées à bord de la navette Discovery. Un Living (1) Space Rose, rappelant ce partenariat, constitue le cœur de la fragrance. Autour gravitent un Living de basket neuve aux accents synthétiques et un fond mêlant une overdose d’absolue d’ambrette LMR, des muscs captifs IFF (Edenolide et Sinfonide) et de l’essence de santal de Nouvelle-Calédonie. Doux et enveloppant.
Nicolas Beaulieu tisse un parallèle entre les prestigieuses universités américaines formant l’Ivy League (Ivy se traduisant en français par « lierre ») et nos chênaies européennes. Son hommage revendiqué aux « chypres verts américains, symboles de la parfumerie des années 1970 » se traduit par « la dualité entre une verdeur à la fois craquante et sombre ». En tête, le Vertonic (captif IFF) fuse. L’absolue de lentisque Maroc LMR apporte une texture verte plus charnue, plus « liane ». Un soupçon d’animalité s’ensuit avec l’absolue de narcisse Conscious LMR (cultivé en Lozère) avant que l’absolue de genêt Italie ne réchauffe l’ensemble de ses notes miellées. Une fragrance aux accents intemporels.
Caroline Dumur a souhaité réconcilier deux visions du « propre » : l’américaine « façon splash de pastèque et concombre » et la française « plus héliotrope et vanille ». Des aldéhydes et du gourmand en bonne intelligence ? Pari tenu. Le captif Opalene propulse ses notes d’agrumes, l’essence de polygonum LMR et le poivre rose extrait CO2 assurent l’esprit « lessive ». Enfin, la délicatesse rassurante du néroli Tunisie LMR et la touche guimauve de l’Iris Ultimate LMR tirent enfin à eux la couverture de ce parfum doudou ultra réconfortant.
Anne Flipo surfe sur une vague verte et florale bien délicate. Celle initiée en 1966 par Joséphine Catapano, travaillant chez IFF et considérée comme la première parfumeuse américaine, avec son chef-d’œuvre Fidji, composé pour Guy Laroche. Le registre vert – très large, tour à tour épicé, frais et juteux – se déploie à travers l’essence de romarin Tunisie LMR, l’essence de sauge sclarée France LMR ou encore l’essence de géranium Égypte. Avec un équilibre sensible et admirable, un souffle lumineux irradie peu à peu la partition de ses notes florales (essence d’ylang Extra LMR), fruitées (accord noix de coco) et épicées (gousse de vanille extrait CO2).
Paul Guerlain donne rendez-vous à Saint-Germain des Prés, pour partager un moment avec la parfumeuse d’IFF Sophia Grojsman. Cette révérence appuyée d’un jeune parfumeur à un mythe qui l’inspire et l’impressionne à la fois fait appel à trois principaux ingrédients : l’isobutyle quinoléine (notes cuirées), l’aldéhyde C-14 (lactone aux facettes de pêche) et l’absolue d’iris Ultimate LMR. « L’absolue de café arabica extrait CO2, très subtil, achève de planter le décor d’un café parisien », explique le parfumeur. Un hommage à la féminité, velouté, rond et profond.
Nelly Hachem-Ruiz recule sa montre de 78 ans. Nous voici en 1944, les narines titillées par le Coca-Cola et le tabac blond des cigarettes des G.I.’s. L’accord soda pétille, mené tambour battant par l’essence de limette, l’essence de gingembre frais LMR et l’essence d’écorce de cannelle Essential LMR. Un tabac blond herbacé (composé grâce à l’essence de flouve odorante) illuminé par l’absolue d’immortelle LMR émerge de cette mêlée en gonflant les pectoraux (AmberXtreme surdosé). Une belle et efficace interprétation de l’ultra-classique note tabac.
Jean-Christophe Hérault réunit deux antagonismes : la minéralité brute émanant des grands espaces américains (« le silex des canyons et la pierre à fusil pour le côté conquérant des armes à feu ») d’une part et… la sensualité très française de la poudre d’iris. Le feu s’allume avec l’odeur d’étincelle de la Pyromist, un captif IFF propulsé en tandem avec le poivre rose extrait CO2 LMR. La concrète d’iris LMR, charnelle, s’y fraie un chemin, escortée par les touches fumées d’essence de patchouli Indonésie LMR et d’essence de vétiver Haïti LMR For Life. Comme l’écho d’un coup de feu entre deux roches, le tout résonne sur un fond musqué par la Sinfonide.
Juliette Karagueuzoglou règle son compte « à deux emblèmes nationaux ayant été considérés comme vulgaires en France ou aux États-Unis : le Coca-Cola et Opium d’Yves Saint Laurent ». Les deux étant reliés par la cannelle et la vanille. L’essence de limette cœur LMR pétille comme une première gorgée de Coca que vient rafraîchir la verdeur d’un captif IFF, l’Aquaflora. Le cuir Saffiano (captif IFF) installe une sensualité rehaussée par l’essence d’écorce de cannelle essential LMR et la gousse de vanille extrait CO2 LMR (gourmandes) puis l’essence de bois de chêne rectifiée LMR (à la facette liquoreuse). Culotté mais tellement pertinent (et du reste, 100% en phase avec le thème imposé). Coup de cœur.
Delphine Lebeau capture l’odeur d’un cliché très cinématographique : « Un Américain vient d’atterrir à Paris. Arrivé à son hôtel, il enfile un polo qui sent bon la lessive et descend à la boulangerie acheter du pain ». Le rôle de la fraîcheur du détergent est conjointement assuré par le captif Vertonic et un accord pomme aqueux pimpé d’aldéhydes évoquant le savon. En superposition, l’accord baguette envahit durablement l’espace à grands renforts de pyrazines et de captifs Ambertonic et AmberXtreme. Mais l’effet, artistiquement enthousiasmant et criant de vérité, peut s’avérer difficile à porter sur la durée au regard de son dosage en pyrazines.
Meabh Mc Curtin, nostalgique de la culture pop de l’Amérique des années 1970, subtilise l’un des célèbres tableaux d’Andy Warhol figurant une boîte de soupe Campbell’s – en l’occurrence celle à la crème de champignon. Objectif : s’approprier la démarche du plasticien en brisant à son tour les contours (ici olfactifs) entre vie quotidienne et création artistique. Ce champignon gourmand se déploie au cœur d’un accord chypré associant le romarin Tunisie LMR et le vétiver Java LMR. Le patchouli cœur N°4 LMR offre une facette végétale plus humide, tandis que la gousse de vanille extrait CO2 LMR et le bois de chêne extrait CO2 LMR confèrent au parfum une langueur gourmande. Une expérimentation déroutante et étrangement addictive.
Domitille Michalon-Bertier convoque un millefeuille végétal inspiré par la redécouverte d’un captif IFF de 1949, la Verdima. Cette molécule évoquant la feuille de tomate est ici adossée à la facette camphrée de l’essence d’armoise cœur N°2 LMR, à la douce brûlure du poivre de Timur extrait CO2 LMR et à l’élégance verte et patinée de l’absolue de narcisse Conscious LMR. Très complexe et oscillant entre le végétal, le fruité et le musqué, cette composition se drape d’un voile de mystère par l’entremise du Cashmeran et de l’Ambertonic.
Julien Rasquinet s’empare du registre fruité dans sa version américaine. « J’ai retenu la mirabelle pour sa tonalité sucrée et ses notes proches du melon. J’ai voulu la contenir dans un parfum de peau subtilement poudré », résume le parfumeur. L’édifice est dominé par un accord mirabelle enrobé de lactones et d’absolue de fleur d’oranger Tunisie LMR. L’effet frais, poudré et irisé est apporté par le Sinfonide. Un fruité très lisible, solaire et régressif, comme un souvenir d’enfance.
Dominique Ropion dresse un constat : les notes vertes fascinent les parfumeurs de chaque côté de l’Atlantique. « Plutôt acétals et galbanum en France et Triplal, un captif IFF des années 1950, pour les États-Unis ». Le parfumeur a combiné le classicisme de notes vertes (essence de galbanum Afghanistan LMR) et fruitées (framboise et litchi, mais aussi agrumes) à la vibration plus moderne de l’AmberXtreme et du Cashmeran. La facette florale déployée par l’absolue de jasmin sambac LMR ponctue le tout « d’une touche d’élégance française ». Un jeu de rémanences séduisant entre les deux continents, le passé et le présent.
Enchaîner en un peu plus d’une heure et demie treize découvertes de parfums en écoutant leurs créateurs décrire leurs intentions, voilà qui n’est pas banal. L’exercice donne presque le tournis. Il s’avère tout aussi réjouissant lorsque l’on redécouvre les compositions après coup, au calme, en relisant ses notes. À quelques rares exceptions près, les premières impressions se confirment, même plusieurs semaines après. Et l’on attend de voir quelles fragrances, peut-être remaniées, pourraient rejoindre les rayons des parfumeries dans les prochains mois.
(1) Ce procédé inventé par IFF consiste à capturer in situ une odeur, sur le principe d’une photographie numérique, en décodant ses composants pour les reconstituer artificiellement.
Coffret Speed Smelling « Un Américain à Paris » par IFF, 10 x 11 ml, 150 € avec livret
Édition limitée de 50 exemplaires, disponible en prévente sur shop.bynez.com
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
À l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris.
Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Valeyre, dans le 9e arrondissement de Paris, pour écouter Olivier R.P. David.
Cet enseignant-chercheur en chimie organique à l’Université de Versailles – Paris-Saclay forme les apprentis parfumeurs, cosméticiens et aromaticiens du Master FESAPCA avec l’École supérieure du parfum. Collectionneur de parfums anciens et conservateur-osmothécaire, il est également membre du collectif Nez, auteur entre autre de la rubrique « La molécule » dans la revue, coauteur du Grand Livre du parfum ou encore de la collection « Nez+LMR Les Cahiers des naturels ».
Dans cette conférence, il nous invite à explorer la chimie des parfums à travers les principales matières premières composant un immense classique : Shalimar de Guerlain.
Photo : Sarah Bouasse.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Elle n’est jamais allée au Cambodge. Lui ne se parfume pas. Pourtant, Violaine Collas, créatrice de parfums chez Mane et Sopheap Pich, plasticien régulièrement exposé à Phnom Penh et dans le reste du monde, ont su s’apprivoiser pour imaginer une oeuvre olfactive vibrante transcendant les matières premières. Plongez dans les coulisses de cette création.
Ce podcast a été conçu par Jessica Mignot et réalisé par Guillaume Tesson.
Nez propose une série de rencontres entre des parfumeurs et des personnalités d’autres univers. Chacune donne naissance à une création olfactive disponible en édition limitée avec chaque nouveau numéro de la revue.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Tout parent qui a accompagné son enfant pour la première fois à la rentrée de maternelle saura tout de suite de quoi on parle : un puissant flashback olfactif qui submerge le cerveau, fait remonter des émotions confuses et saisissantes, et nous replonge dans un passé lointain et pourtant si proche. Mais au juste, ça sent quoi, l’école ? Sept odeurs, sept souvenirs… En cette période de rentrée, nous vous proposons une dissection des objets culte de la salle de classe.
Le crayon à papier
On a tous machouillé, lors de cours de maths un peu ennuyeux, son extrémité… et ce n’était pas très bon ! Ce crayon en bois vient des États-Unis, où il fut fabriqué à partir de 1812 avec du genévrier ou cèdre rouge de Virginie (Juniperus virginiana) puis du cèdre à encens (Calocedrus decurrens), un conifère proche du thuya, plus abondant et encore utilisé aujourd’hui. Quant à la mine (qu’on finit aussi par goûter, à force de mâcher), c’est un mélange de graphite et d’argile inventé à la fin du XVIIIe siècle. Plus il y a de graphite, plus c’est dur (H comme hard); plus il y a d’argile, plus c’est noir et tendre (B comme black). Une mine HB a une dureté moyenne. Si on aime l’odeur du crayon à papier fraîchement taillé, on peut la retrouver dans l’huile essentielle du cèdre de Virginie, riche en cédrol, au parfum boisé, sec, suave et assez aérien. À ne pas confondre avec celle du cèdre de l’Atlas (Cedrus atlantica), dont l’odeur plus brute et résineuse évoque plutôt une forêt sombre et humide.
Molécules : cédrol, acétate de cédryle, silicate d’aluminium, carbone
La colle Cléopâtre
S’il existe une « odeur madeleine de Proust » qui traverse les générations en France, c’est bien celle de la colle Cléopâtre. Tout commence en 1930, à une époque où l’on fabriquait soi-même sa colle avec de la farine et de l’eau. À Paris, un certain M. Chamson invente, à partir d’amidon de pomme de terre, une nouvelle colle, vendue dans des pots en aluminium. Quelques années plus tard, face à la concurrence, le petit pot s’enrichit d’un pinceau et surtout de la bonne odeur d’amande qui fera son succès. Mais ce parfum si célèbre, à quoi est-il dû ? Au benzaldéhyde (ou amandol), une molécule présente dans l’essence d’amande amère et très utilisée en aromatique alimentaire pour recréer la saveur de la cerise ou celle de l’amande, par exemple dans le sirop d’orgeat. Mais si le benzaldéhyde est comestible, rappelons que la colle, elle, n’a pas très bon goût !
Molécules : benzaldéhyde, amidon
Le protège-cahier
La rentrée des classes a toujours une odeur de plastique neuf : celle du PVC. Le polychlorure de vinyle (PVC), polymère découvert par hasard au XIXe siècle et breveté en 1913, est une des matières plastiques les plus produites au monde. Si lui-même est inodore, il libère une quantité infinitésimale de monomère, le chlorure de vinyle, un gaz toxique, inflammable et narcotique à haute dose, utilisé pour sa fabrication. La dose résiduelle libérée, très réglementée et surveillée, est bien en deçà du seuil défini comme dangereux pour la santé… mais suffisante pour donner au protège-cahier cet effluve éthéré et douceâtre si caractéristique. A priori, pas d’inquiétude si vous avez déjà « sniffé » compulsivement ces couvertures souples et colorées.
Molécules : polychlorure de vinyle, chlorure de vinyle
Le marqueur
Certains fabricants revendiquent depuis quelques années l’absence d’odeur comme argument de vente. Alors que parfois, c’est précisément cet effluve si caractéristique qu’on recherche en achetant un marqueur ! Si ces feutres indélébiles, ou ceux qui sont utilisés pour écrire sur les tableaux blancs, exhalent cette forte odeur, c’est parce qu’ils contiennent des solvants très volatils pour que l’encre sèche rapidement une fois appliquée sur la surface écrite. Toluène, xylène, acétate de butyle, 4-méthyl-2-pentanone : autant de noms rigolos qui font (ou faisaient) plus ou moins tourner la tête, l’inhalation de ces substances chimiques pouvant provoquer somnolence et vertiges. À humer avec modération.
Molécules : toluène, xylène, acétate de butyle, 4-méthyl-2-pentanone
La ronéo
Avant la démocratisation des photocopieurs, toutes les salles de classe étaient équipées de ce drôle de duplicateur à alcool. La maîtresse tournait la manivelle, et l’étrange machine rotative délivrait une à une ces copies imprégnées d’alcool et d’encre violette baveuse qui dégageaient une puissante odeur chimique. En 1923, l’Allemand Wilhelm Ritzerfeld, fondateur de la société Ormig à Berlin, invente ce système de reproduction par transfert d’encre diluée dans l’alcool à travers un papier carbone. En France, la société Ronéo fabrique et commercialise un appareil similaire. Le pigment le plus utilisé était la mauvéine (le premier colorant synthétique, découvert au milieu du XIXe siècle), qui donnait à l’impression cette teinte violacée typique. La solution alcoolisée, qui devait être très volatile pour ne pas trop imbiber le papier, a longtemps été à base de méthanol. Toxique, elle a peu à peu été remplacée par une solution d’éthanol dénaturé par du 2-propanol. C’est elle qui était responsable de cette odeur si enivrante que l’on « sniffait » dès que la feuille était déposée sur notre table. Si elle n’était objectivement pas si agréable, elle reste à jamais associée aux années d’école primaire de ceux qui l’ont connue.
Sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, ce stylo est une invention de la fin du XIXe siècle. Et c’est Waterman qui, en 1927, a inventé les cartouches. Les premières étaient en verre. L’encre des stylos de notre enfance est composée d’un colorant (comme le bleu d’aniline), de tensioactifs, d’un conservateur et d’un ajusteur de pH et de viscosité. Mais pourquoi avait-elle autrefois une odeur particulière, aujourd’hui disparue et souvent regrettée ? Parce qu’elle contenait une très faible dose de phénol. Ce conservateur fut aussi l’un des premiers antiseptiques utilisés en médecine, ce qui explique que beaucoup lui trouvent une odeur d’hôpital. Soupçonnée d’avoir des effets toxiques à haute concentration, cette molécule a par prudence été remplacée par une autre substance. Mais son parfum de champignon ou de tapenade, légèrement animal et cuiré, évoque toujours le souvenir nostalgique de lignes soigneusement tracées sur des copies doubles à grands carreaux.
Molécules : bleu d’aniline, phénol
Le savon jaune
Nos doigts tachés d’encre, nous avons tous au moins une fois dans notre vie d’écolier frotté nos mains autour de ce gros ovale accroché au mur des lavabos… Et avouons-le, sur le moment, on ne l’aimait pas tellement, son odeur ! Avec le temps, tout souvenir d’école se teinte de nostalgie, et l’on regrette presque ce savon au parfum de liquide vaisselle qui laissait nos mains aussi douces que du papier de verre. La société Provendi, qui fabrique toujours le célèbre produit en Haute-Savoie, avait décroché dans les années 1950 un marché avec l’Éducation nationale française, qui cherchait une alternative plus hygiénique aux savonnettes humides trempant dans les lavabos des écoles… Détrônée par l’usage de savon liquide dans les années 1990, la société a été rachetée en 2010, son activité diversifiée, mais le savon rotatif sur son support chromé connaît depuis quelques années un nouveau succès auprès des amateurs de vintage. Si des variantes au lait d’amande et au cèdre exfoliant ont été développées, la version jaune aurait, selon Provendi, gardé le même parfum qu’à l’origine. Ses notes de citral (aldéhyde présent dans l’huile essentielle de citron) un peu stridentes et métalliques, mêlées à l’odeur grasse de la base savon de Marseille, forment une odeur inoubliable qui semble toujours crier : « Gare à vous, les microbes ! »
Molécules : citral, limonène, cocoate de sodium, glycérol
Visuel principal : Jean Geoffroy, En classe, le travail des petits, 1889 ; source : Wikimedia Commons
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Jeanne Doré
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
The cofounder of online magazine Auparfum and Nez is passionate about
two things: smelling and writing.
Une fois n’est pas coutume, c’est aujourd’hui au cinéma que l’odorat se trouve mis en avant, grâce à la réalisatrice Léa Mysius. À l’occasion de la sortie en salles de son film Les Cinq Diables ce 31 août, nous vous en proposons une critique bien sentie et garantie sans spoiler.
Les films qui parlent d’odeurs évoquent souvent des parfumeurs, et il serait gonflé de notre part de nous en plaindre, tant le sujet est peu abordé au cinéma. Pourquoi irions-nous traiter frontalement de ce qui n’est que notre cinquième sens sans faire appel à son métier star ? Il faudrait alors s’interroger sur les spécificités, les fonctions et les complexités de l’olfaction, pour en tirer un ressort narratif. Qui sur Terre aurait du temps à perdre pour évoquer tout cela ? Après son court-métrage Cadavre exquis fasciné par le toucher et son premier long-métrage, Ava – qui traitait déjà d’un sens, la vue – Léa Mysius signe avec Les Cinq Diables un film riche et ambitieux, où l’odorat permet à ses personnages de comprendre l’origine de leur existence.
L’héroïne, Vicky, n’est donc pas une parfumeuse, mais une petite fille. Elle ferait pourtant pâlir toutes les Christine Nagel, Dominique Ropion et autres Mathilde Laurent par sa capacité extraordinaire à disséquer et discerner toutes les nuances odorantes du monde qui l’entoure. Consciente de son don, elle reproduit et collectionne celles des lieux et des personnages qu’elle chérit dans des bocaux qu’elle garde précieusement dans un coin de sa chambre. Son objet d’étude préféré ? Sa mère, Joanne, interprétée par Adèle Exarchopoulos, qu’elle aime passionnément et qu’elle accompagne partout.
On aurait pu craindre un film qui fasse à nouveau passer les personnes qui prêtent attention à leur nez pour des marginaux vaguement surhumains. S’il s’agit bien d’une forme de super-pouvoir pour Vicky, ce n’est pas qu’une caractéristique symbolique du personnage. Léa Mysius en fait un véritable moteur narratif quand la vie de Vicky va être perturbée par le retour de Julia, la sœur de son père, disparue depuis dix ans. En essayant de capturer l’odeur de sa tante dans ses bocaux, comme elle a l’habitude de le faire, Vicky est transportée dans les souvenirs de celle-ci. Le film familial et intimiste se transforme alors en véritable voyage dans le temps.
Le traitement de l’odorat dans Les Cinq Diables est exceptionnel, tant il va germer tout au long du film. L’histoire commence par aborder le sens comme une poétique étrangeté. Vicky énumère ce qu’elle renifle dans une forêt, nomme les différentes facettes olfactives de son environnement comme le ferait un élève en parfumerie en train de disséquer une matière première ou une composition. Les scènes sont agréables pour qui est passionné par le sujet, mais le film va rapidement plus loin en permettant aux odeurs de transporter ses personnages dans leurs souvenirs passés. Si un des plus beaux passages de la littérature française évoque, au détour d’une madeleine, les liens puissants entre le nez et la mémoire, Léa Mysius transpose cette thématique au cinéma. Pour la réalisatrice, le rapport entre le pouvoir de la parfumerie et celui de la mise en scène se trouve dans leur capacité à plonger le spectateur dans une reconstitution d’un passé oublié, voire ici d’un passé que nous n’avons pas forcément connu. Et c’est dans ce pouvoir hors du commun, propre à deux arts distincts, que l’émotion surgit et nous emporte.
En composant ses bocaux odorants, Vicky – dont le nom peut d’ailleurs faire écho au premier parfum moderne de la parfumerie contemporaine, Jicky de Guerlain – est projetée physiquement dans les réminiscences de sa mère, posant alors la question de sa propre existence. Sans son hyper-sensibilité, Vicky aurait-elle vu le jour ? Ces bocaux permettent aussi à la petite fille de transmettre son pouvoir. En les faisant sentir à sa tante, elle peut la replonger elle aussi dans le passé, jusqu’à une brève scène déchirante de souvenirs liant Joanne, la mère, et Julia, la tante.
Si j’avais à cœur de détailler le traitement original et profond des odeurs dans Les Cinq Diables, il faut noter que c’est aussi un film riche et précieux qui soulève de nombreuses autres questions. Il lie le cinquième sens à des thématiques sociales, politiques, cinématographiques, dans un écrin de mise en scène soignée. Toujours en mouvement, la caméra fond délicatement réflexions et émotions.
Je ne sais pas si une telle œuvre parlera à beaucoup de monde. C’est un film que j’ai presque appréhendé avec les (mauvais) réflexes d’un jeune passionné d’odeurs, en m’identifiant à chaque strate de sa densité, en imaginant presque qu’il n’avait été conçu que pour moi. Une perte de conscience que j’ai pu avoir avec des parfums qui me sont chers et m’ont emporté, de Vol de nuit de Guerlain à Dans tes bras de Frédéric Malle, en passant par le N° 19 de Chanel et l’Eau de narcisse bleu d’Hermès. Ainsi, dans son infinie tendresse pour la sensorialité, Les Cinq Diables réconfortera certainement toutes les personnes persuadées que l’odorat est le sens de leur existence.
Image principale : Copyright F Comme Film – Trois Brigands Productions ; Source : Allociné
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Alexis Toublanc
Il a fait ses premiers pas dans le monde du parfum en 2010 en écrivant sur le site Auparfum, puis sur son blog Dr Jicky & Mister Phoebus. Il a poursuivi des études pour apprendre la création de parfums à l'Isipca, dont il est sorti diplômé en 2017. Depuis, il travaille auprès du parfumeur-créateur Marc-Antoine Corticchiato. Il a collaboré au livre Les Cent Onze Parfums qu'il faut sentir avant de mourir (Nez éditions, 2017) et à Parfums pour Homme (Nez éditions, 2020).
Au menu de cette revue de presse, des abeilles déboussolées, des hommes nus et des histoires à l’eau de rose.
Vous êtes partis en vacances entre copains ? Si vous avez conservé de bonnes relations avec eux malgré plusieurs jours de randonnée, de parties de Uno et d’apéros, c’est peut-être parce que vos odeurs corporelles sont proches. Selon une thèse récente, formulée par l’Institut Weizmann en Israël et citée par Science et Avenir, l’amitié serait aussi affaire de nez. L’intelligence artificielle eNose a ainsi « deviné » avec un succès de 71% la probabilité d’affinités entre 20 « couples » d’amis, partageant une grande partie des quelque 373 composants odorants que notre peau dégage.
Il n’est toutefois pas certain que se parfumer avec ses sécrétions vaginales augmente les chances de séduire (amis ou amants). Le magazine Elle s’est intéressé au « vabbing » (contraction des mots vagina, vagin en anglais et dabbing, « tamponner »), que ses adeptes estiment source d’un puissant dégagement de phéromones. Un sujet de plus en plus débattu sur les réseaux sociaux, TikTok en tête. Mais scientifiquement non confirmé.
Séduction toujours, mais visuelle celle-ci : les parfums mis en avant par des publicités avec des hommes nus se vendraient mieux que les autres, d’après Stylist. Il suffirait qu’Adam Driver gonfle les pectoraux (Burberry Hero Eau de Parfum) ou que Johnny Depp oublie de boutonner sa chemise (Dior Homme) pour que le chiffre d’affaires décolle. Des chercheurs affirment en tout cas que la valorisation sociale et le narcissisme sont les deux principales mamelles motivant l’achat d’une fragrance. Bref, il n’y a pas que Charlize Theron sortant de son bain aux paillettes d’or pour ameuter le client.
S’il était souvent torse-nu sous son cuir, on ignore si Lemmy Kilmister, feu le chanteur de Motörhead, dont la voix rugueuse s’est définitivement éteinte en 2015, aurait accepté de jouer les égéries. Sept ans après sa disparition, son groupe de rock métal sert désormais de prête-nom à une gamme de quatre parfums, annonce le magazine Rolling Stone. L’un d’entre eux, Motörhead Man, sentirait « la veste en cuir, la cigarette, le whiskey et les cordes de guitare basse ». Lemmy tout craché.
Si tout cela vous donne envie de prendre une douche, vous pourriez au passage échapper aux assauts des moustiques. Cité par France Inter, Yannick Simonin, spécialiste des virus émergents transmis par l’agaçant insecte, confirme que nos émissions de dioxyde de carbone et les bactéries contenues dans notre transpiration, comme l’acide lactique, attirent les femelles (les seules à piquer) en quête de protéines pour produire plus d’œufs.
Non seulement les grillons ont la délicatesse de ne pas nous piquer, mais ils pourraient sauver des vies en détectant les cancers, rapporte Science Alert. Grâce à leur odorat particulièrement développé, ils parviennent à différencier une cellule saine d’une cellule malade. L’objectif des scientifiques de l’Université du Michigan ayant mené cette étude est désormais de s’inspirer du cerveau de l’insecte pour élaborer de nouveaux appareils de diagnostic.
Des insectes toujours, avec France 3 Occitanie. Le site de la chaîne reprend une étude de l’Unité mixte de recherche de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie, nous apprenant que les abeilles sont perturbées par la nouvelle odeur de la garrigue. La baisse des précipitations entraîne en effet une modification du parfum de la flore. Déboussolées, les apidés repèrent moins facilement les fleurs qu’elles pourraient butiner. Ce qui entraînerait une chute de la reproduction des plantes, dont ces insectes constituent un rouage clé.
Au cœur d’un été rare en précipitations, Alice Lebreton, chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) s’est justement interrogée dans Le Monde : « À quoi sert l’odeur de la terre après la pluie ? ». Cette fragrance, si souvent citée parmi nos préférées, est le fruit de la rencontre entre le pétrichor (des résidus huileux exsudés par les plantes), les sédiments et des bactéries. L’une d’entre elles, Streptomyces coelicolor, libère lorsqu’il pleut des composés telle la géosmine, que l’être humain reconnaît de loin. Son odeur attire des micro-organismes lui permettant de se mouvoir sur le sol (pratique !), tandis qu’elle repousse les nématodes, des petits vers prédateurs (bien fait pour eux).
Il reste fort heureusement des coins de nature préservés. L’écrivaine et poétesse Ryôko Sekiguchi en évoque un dans l’une de ses nouvelles inédites publiées pendant une semaine cet été par La Croix. On y rencontre notamment une petite fille capable de distinguer les différents ouvrages à leur odeur : « Ces modulations de parfum lui évoquaient le jardin familial, dont les senteurs changeaient au fil de la journée, surtout après l’arrosage – tâche qu’elle adorait accomplir, comme beaucoup d’enfants ».
Pour lui, était-ce un rêve d’enfant ? C’est en mécène, via le fonds de dotation qui porte son nom, que Francis Kurkdjian ouvrira au printemps 2023 les portes du Jardin du parfumeur, à l’Orangerie de Châteauneuf, dans le parc du château de Versailles. Le lieu, consacré aux fleurs et aux plantes, permettra de retracer l’histoire de la parfumerie française, nous apprend Le Journal du luxe.
Mais c’est à Grasse que sont historiquement cultivées de nombreuses matières premières depuis le XVIIe siècle. Or, explique Libération, les tensions se multiplient entre les agriculteurs locaux et les grandes maisons de composition, qui n’y ont jamais acquis autant de terrains et de propriétés. Pour elles, la cité provençale est plus que jamais le lieu où il faut avoir pignon sur rue, au plus près des champs de matières dites naturelles. Conséquence, le prix du foncier s’envole. De quoi faire la Une en plein été en racontant « Une histoire à l’eau de rose et quelques épines »…
De rose, il est aussi question dans L’Essence des souvenirs – Itinéraire d’un apprenti parfumeur, disponible en rediffusion sur le site d’Arte. Réfugié syrien, Abdulkader Fattouh fait ses études à l’ISIPCA de Versailles. Par passion et par fidélité à sa famille : son grand-père tenait une parfumerie à Alep et sa grand-mère préparait des confitures à la rose de Damas. « Une odeur portée par les hommes comme par les femmes », selon le jeune étudiant, qui découvre, de passage à l’Osmothèque, la reproduction de N’aimez que moi. Une fragrance signée Caron en 1916, faisant la part belle à… cette reine des fleurs.
Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Fondateur en 2009 de sa propre maison de couture, dédiée au vestiaire masculin, Marc-Antoine Barrois se raconte au micro de Nez. Le couturier évoque ses sources d’inspiration et sa complicité avec le parfumeur Quentin Bisch, compositeur des fragrances de la marque. Il détaille également son engagement pour des méthodes de fabrication et un management plus justes.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
L’été est là, abondant de stimuli. Le temps et les corps s’étirent tandis que le mercure monte. La peau dénudée appelle le toucher et le nez, une nouvelle intimité. La chaleur exalte nos sens et accroît un phénomène bien naturel, la transpiration. Elle nous invite à évoquer une petite philosophie de l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle, prétexte à aborder le concept de l’intime du philosophe François Jullien.
Échauffés, nos corps en quête de régulation thermique transpirent. Pour que sang et cellules retrouvent une température idéale autour des 37°C, des capteurs de notre cerveau envoient un message aux glandes sudoripares qui produisent la transpiration. Sous forme liquide ou de vapeur imperceptible, celle-ci rafraîchit en s’évaporant. Comme l’argent, elle n’a pas d’odeur, en tout cas lorsqu’on parle de celle du visage, de la paume des mains ou de la plante des pieds. Composée à 99% d’eau et d’électrolytes – minéraux transporteurs de charges électriques comme le potassium, le calcium, le chlorure… – et de substances organiques comme l’urée et l’acide lactique (qui ralentit la reproduction des bactéries responsables des mauvaises odeurs), la sueur issue des glandes sudoripares eccrines, contrôlée dès la naissance par le système nerveux sympathique, est ainsi inodore malgré son petit goût salé. En revanche, la sueur des aisselles et des régions génitales, activée à la puberté, sécrétée par les glandes sudoripares apocrines et soumise aux hormones, est odorante voire malodorante. Plus épaisse, laiteuse, riche en corps et acides gras, elle n’a pas pour but de thermoréguler mais de caractériser olfactivement une personne. Amatrices des substances (ammoniaque, sébum, protéines, acides gras) qu’elle contient, les bactéries cutanées entrant en contact avec la sueur apocrine détruisent certains de ses composés et produisent ainsi la fameuse odeur de transpiration. On devrait alors parler des odeurs tant elles diffèrent selon les causes de sudation (stress, maladie, activités physiques…), les influences internes (alimentation, hormones… ) ou externes (hygiène, textiles en contact…).
C’est sur celle-ci, située en zone parfois interdite, l’aisselle, et qui peut rendre fou d’amour égaré ou de dégoût écoeuré que nous nous attarderons ici pour aborder le concept de l’intime. Une sueur générée par un usage du corps en tranquillité, comme en vacances, sans stress ni effort outrancier, humée en fin de journée, juste avant d’effacer et de rendre à nouveau blanche cette page odorante.
Par-delà la critique de l’exhalaison pure – ça pue, ça ne pue pas – l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle peut être un refuge, une entrée dans l’alter et le nous commun. Un gîte à la mesure du nez qui aime y prendre logis comme au plus près du foyer de l’âme. Pourtant, sur La Carte du Tendre[1] Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les … Continue reading, l’aisselle ne figure pas, pas même au-delà de la Mer dangereuse et des Terres inconnues. Les Précieuses omirent ce territoire de l’intime. Et pour cause, les chemins (Estime, Reconnaissance…), les villages étapes (Billet- galant, Jolis-vers…) mènent à l’amour et non à l’intime. Plonger dans ce pli secret, qui en révèle tant, est « une levée des clôtures qui nous retiennent dans nos privacy[2]Le terme anglais privacy comprend les notions de sphère privée et d’intimité physique que ne rend pas le français. »[3]François Jullien, in conférence du 23 janvier 2018 pour Actisce, Patronage Laïque Jules Vallès, pour accéder à une forme de quintessence de l’autre, à l’intime – de intimus :«le plus en dedans ».
La Carte du Tendre, Paris, 1856. Source : BNF
Ainsi, se laisser humer ou sentir la sueur de l’autre serait un accès direct à l’intime tel que le définit le philosophe François Jullien. C’est, explique-t-il, dans la capacité d’« être auprès de » que se déploie l’intime. Pour cela, dit-il, il faut oser, se risquer. Il ne s’agit plus de se méfier mais de se confier. Il ne s’agit plus d’avoir des visées sur l’autre mais de le retirer des rapports de force. Il ne s’agit plus de conquérir, de dire, mais de babiller des paroles qui ne cherchent pas à communiquer. Car c’est entre les silences, dans les riens qui se disent que passe la tension intime. « L’amour fait de l’autre un objet :je t’aime […]; l’intime fait de l’autre un attribut » : je suis avec toi.
L’intime, développe le philosophe, nous sort des impasses de l’amour et de la dialectique du désir : déception de l’amour satisfait, retombée de la jouissance dans la solitude, menace de la détestation, désir assouvi devenant dégoût. L’intime, lui, ne s’use pas. Une fois déployé, il est là, résultatif, discret, sans besoin de se dire contrairement « au brillant, bruyant, théâtral amour déclaratif[…] L’intime est ce qui de l’amour ne fait pas mal ». Il nous sort de l’embrasement et du refroidissement de l’amour. « L’intime échappe à la catégorie de l’être, il appartient à la catégorie de l’entre », car défaisant les dualismes, il rétablit les jonctions entre sensuel, sexuel et spirituel, physique et métaphysique. L’intime fait basculer une relation de sensualité vers son déploiement infini que seul menace le retour à l’indifférence. La solution proposée par François Jullien est alors ce qu’il nomme l’extime : « rouvrir du dehors, remettre de l’extérieur dans l’intime », prendre le large pour que la relation n’étouffe et ne s’asphyxie, et pour replacer l’autre dans une projection de désir.
La pensée de François Jullien nous permet ainsi de mieux saisir notre sujet olfactif et la conceptualisation d’un geste instinctif qui est celui d’aimer fourrer son nez dans les recoins de l’autre. Loin d’être animal ou bestial, comme longtemps la philosophie et la psychanalyse ont réduit l’odorat[4]Voir l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, voilà l’acte rationalisé, le sens humanisé voire sacralisé. Par ailleurs, la motivation du philosophe pour ce sujet réside en ce que l’intime est l’une des notions les plus difficiles à saisir en philosophie car, selon lui, résistante aux concepts, tout comme les odeurs résistent à leurs dénominations objectives.
Tentons alors de nommer le plus beau des effluves de sueurs, celui au creux de l’aisselle, creuset de nos assoupissements, de nos sécures abandons, de nos souffles chauds. Pour ce faire, nous pouvons les distinguer subjectivement en trois familles :
La sueur « pipi de chat » : acide, aigüe, aigrelette. En parfumerie, on pourrait employer des notes vertes : aldéhyde phényl acétique, galbanum ; des notes acidulées et fruitées : absolue de bourgeon de cassis[5]Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu … Continue reading, Floropal (dont les notes rhubarbe, pamplemousse sentent notamment la sueur chauffée par la semelle du fer à repasser…), Cassifix, Dewberry PMF (dont la note fruitée rappelle la sueur imprégnée dans un t-shirt propre) ; et des notes fusantes d’Ambermax au boisé terreux, métallique, musqué, ambre gris, noix de muscade.
La sueur « soupe d’hiver » : oignon, ail, ciboulette, poireau… toute la famille des allium pourrait y passer pour la décrire. Elle sent la cour des collèges et lycées à onze heures du matin, prise dans le froid hivernal ; on ne sait plus très bien qui de l’aisselle de la cantinière ou de la soupe de poireau imprègne l’autre. En parfumerie, pour la reproduire, on pourrait utiliser notamment les SymTrap[6]Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire. d’ail et d’oignon l’huile essentielle de livèche, par association olfactive au bouillon de légumes ; le dimethyl sulfide, molécule soufrée, qui concentré à haute dose sent l’oignon, le chou-fleur, le poireau, le jus des pousses de bambou en conserve mais qui, extrêmement dilué, sent le litchi et souligne à merveille la construction d’une note rosée.
La sueur « épicée » : la plus belle, chaude, sèche, sécurisante : cumin, fenugrec, immortelle, curry, poivre de Sichuan, Aldron[7]Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…… Elle nous ramène dans les dunes de sable, elle porte les embruns salés venant de la mer, d’infimes relents de goudron évoquant à la fois le vétiver et le mésocarpe du pamplemousse.
Ainsi les odeurs de sueur sont à elles seules un voyage dans l’alter, avec une multiplicité de paysages eux-mêmes riches de souvenirs, de parfums. Alors, hiver comme été, intimons à nos nez de s’extimer pour mieux revenir auprès des odeurs qui font nos intimités : la peau d’un être aimé, le foulard d’un grand-père, l’oreiller de l’ami malade… et sentir auprès de l’autre l’infini de nos humanités.
Pour aller plus loin : De l’intime – Loin du bruyant amour, François Jullien, ed. Grasset, 2013
Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les différentes étapes de la vie amoureuse selon les Précieuses de l’époque.
Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu de bois de buis. Pour en savoir plus sur le bourgeon de cassis, voir l’ouvrage Le Bourgeon de cassis en parfumerie, Nez + LMR cahiers des naturels.
Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire.
Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…
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Isabelle Larignon
Nez plumé ou plume ayant du nez, elle use des mots et molécules olfactives pour raconter des histoires. Conceptrice-rédactrice quinze année durant pour des acteurs de la gastronomie, elle s’intéresse depuis toujours aux sujets des odeurs et du goût. Après une reprise d’études en 2018, elle est depuis deux ans parfumeuse indépendante.
Le concours Sandalwood Reimagined de Quintis a récompensé deux gagnantes début juillet 2022. Elles ont été sélectionnées parmi près de 300 participants, par les nez aguerris des juges, membres de l’American Society of Perfumers partenaire de l’événement. Vincent Kuczinski, parfumeur senior chez Mane et président de l’association, nous raconte cette aventure.
L’American Society of Perfumers a été fondée en 1947. Quelles en sont les missions ?
C’est une organisation à but non lucratif dont les membres sont des volontaires bénévoles et qui compte aujourd’hui environ 300 parfumeurs professionnels résidant tous aux États-Unis. Nous résumons nos objectifs en trois mots : éduquer, promouvoir et soutenir les parfumeurs américains. Ils peuvent travailler dans toutes les branches de l’industrie, de la parfumerie fine aux produits ménagers en passant par les cosmétiques. Nous les mettons en relation, organisons des événements internationaux où nous nous assurons de leur représentation. Mais nous cherchons aussi à maintenir la parfumerie à un haut niveau : tous nos membres doivent respecter une ligne de conduite professionnelle stricte. Nous sommes ainsi partenaires du World Perfumery Congress (WPC) qui permet de réunir les entreprises, les créateurs, les producteurs et nous soutenons différents organismes comme l’International Fragrance Association (IFRA) ou le Women in Flavor and Fragrance Commerce (WFFC).
C’est d’ailleurs lors du WPC à Miami qu’ont été annoncées les deux gagnantes du Sandalwood Reimagined organisé par Quintis. Quel a été votre rôle précis dans ce concours ?
Nous avons d’abord déterminé quelques règles essentielles afin que le concours soit égalitaire et que le plus de parfumeurs possible puissent y participer. La première était évidemment de mettre en avant l’huile essentielle de santal indien de Quintis dans la composition. C’est une essence magnifique et facettée qui a une histoire importante. La société s’est battu pour une production respectueuse de l’environnement et le résultat est fascinant. La deuxième règle était de ne pas utiliser d’ingrédients captifs : il fallait que tous les participants aient accès à la même boîte à outils pour ne pas donner d’avantages à certains. La troisième était que la composition respecte la réglementation en vigueur, en lien avec notre ligne de conduite pour des créations sûres. La dernière était qu’il n’y ait pas de limitation de coût pour permettre à chacun de développer sa créativité. C’est ensuite Quintis qui s’est occupé de toute la logistique avec beaucoup de professionnalisme. Puis nous avons senti et évalué les créations afin d’élire les gagnants.
Près de 300 propositions vous ont été envoyées. Quelles ont été les critères pour sélectionner les finalistes ?
Tout était anonyme, nous avons donc pu sentir à l’aveugle, avec seulement un numéro identifiant les participants et une couleur pour savoir à quelle catégorie (« Global Winner » ou « Emerging Talent ») ils appartenaient. Tous les juges étaient des volontaires de l’ASP, localisés aux États-Unis pour des raisons logistiques. Nous nous sommes réunis pendant cinq semaines afin de sentir toutes les propositions. Nous ne cherchions rien en particulier. Nous avons d’abord éliminé toutes les créations trop proches de parfums existants. Nous avons noté les autres et choisi nos cinquante préférés, puis les avons réduits à vingt. À ce moment-là, nous les avons testés sur peau – nous n’aurions évidemment pas pu le faire pour tous – et avons lu les descriptions et inspirations, d’ailleurs très bien écrites.
Lorsqu’on organise un concours autour d’une matière première, on peut craindre que les propositions soient très proches. Qu’en était-il cette année ?
Parmi tous ceux que l’on a reçus, il y avait bien sûr des parfums moins originaux : certains étaient des copies et ont donc été éliminés, d’autres étaient très jolis mais pas assez créatifs. Mais nous avons senti des compositions très différentes dans l’ensemble. Et notamment des propositions originales dans la catégorie « Emerging Talent » ! Parfois manquant encore un peu d’harmonie, mais tout de même très prometteuses. Mais les créations des cinq finalistes de chaque catégorie étaient vraiment différentes et c’était l’une des difficultés à ce stade. Le test sur peau a vraiment été révélateur et nous a permis de sélectionner les gagnants : le choix a été finalement unanime.
Un mot pour finir ?
Ce concours a été organisé avec brio par Quintis, un magnifique partenaire. Bravo à toute l’équipe et également aux juges, qui se sont investis bénévolement. C’était un travail considérable mais passionnant, que je serais très heureux de réitérer. Et surtout, félicitations aux gagnantes pour leurs très belles compositions !
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Alors que les enjeux environnementaux poussent l’industrie à repenser sa chaîne de production, l’éthanol, constituant près de 80% de la composition d’un parfum, fait l’objet d’une attention nouvelle de la part des marques et des grands groupes. Comment est-il traditionnellement obtenu et quelles sont les alternatives actuelles ? Enquête.
Éthanol, alcool éthylique, alcool d’éthyle ou simplement alcool, tous ces noms renvoient à une seule et même molécule, CH3-CH2-OH, qu’elle soit d’origine synthétique ou végétale. Ajoutons-lui un ensemble d’attributs comme « à brûler », « ménager », « brut », « neutre », « surfin », « absolu », « rectifié », « dénaturé » ou « 100% naturel » et déjà nos esprits nagent en eaux troubles. Commençons par ceux qui n’ont pas leur place en parfumerie : l’alcool à brûler ou ménager, utilisé en tant que détergent, correspond à un mélange d’éthanol et de méthanol. Sa version ménagère a été « dénaturée » pour le rendre impropre à la consommation et atténuer son odeur. Recherché pour des usages très spécifiques comme l’ajout à l’essence, l’alcool absolu ou anhydre est un alcool pur ne contenant pas plus de 1% d’eau. Instable à ce stade de pureté, car son caractère polaire le rend hygroscopique, il va absorber l’humidité de l’air jusqu’à retrouver sa stabilité à 96% d’alcool et 4% d’eau en volume. Ceci expliquant que l’éthanol est généralement commercialisé à 96% – il est alors qualifié de « surfin ». Qu’il soit issu de fermentation des sucres ou obtenu par voie de synthèse, l’alcool qui nous intéresse est celui qui sert de solvant aux concentrés de parfum, provenant aujourd’hui de trois origines.
L’alcool synthétiqueissu du pétrole
Obtenu notamment par hydratation de l’éthylène, cet alcool est aujourd’hui très minoritaire, comme l’explique Ernst Van Der Linden, directeur commercial du pôle alcool chez CristalCo : « En Europe, sa production est devenue marginale : il ne reste que deux sites en activité, un en Allemagne et un en Écosse. Avant, pour obtenir un alcool pur de qualité constante, nécessaire à la dilution des parfums, la seule issue, c’était la synthèse. Depuis une trentaine d’années, les distillateurs d’alcool agricole ont fait d’énormes progrès. Par ailleurs, la transition énergétique, les attentes des clients dans la parfumerie pour le naturel et les prix très volatils du baril de pétrole ont tordu le cou à l’alcool de synthèse ».
L’alcool synthétisé par recyclage du CO2
Une nouvelle méthode d’obtention, très dans l’air du temps si l’on peut dire, capte et transforme une part – infime – du dioxyde de carbone émis plus particulièrement par l’activité industrielle de la Chine. Extrêmement récente, la technologie de recyclage développée par LanzaTech, la société partenaire de Coty, permet la transformation de déchets industriels polluants comme le monoxyde et le dioxyde de carbone en produits chimiques. Ces gaz résiduels provenant d’aciéries chinoises sont captés puis convertis par des bactéries qui les utilisent comme nutriments pour le processus de fermentation : « Cette technologie permettant de capter les émissions de carbone des déchets et de les transformer en éthanol n’existe que depuis 2002. La première production industrielle de ce nouvel éthanol a débuté en 2018 et n’était pas adaptée à l’application de parfum » explique Shimei Fan, directeur scientifique chez Coty. Freya Burton, directrice du développement durable chez LanzaTech, rapporte le long processus de recherche pour aboutir à cette technologie : « En 2005, nos fondateurs Sean Simpson et Richard Forster ont découvert une première bactérie qui pour survivre avait besoin de nutriments et de minéraux coûteux et ne pouvait convertir en éthanol que des gaz dits propres [dont la combustion ne produit aucune cendre et particules et moins d’émissions de polluants atmosphériques et de dioxyde de carbone que la combustion du charbon] . Étant donné que les émissions de carbone des usines sont loin d’être propres [car résultant de la combustion du charbon], LanzaTech a dû trouver un autre moyen de faire fonctionner les bactéries. C’est ce que l’entreprise a développé au cours des 17 dernières années ». La firme américaine utilise une voie métabolique – une suite de réactions biochimiques catalysées par une série d’enzymes qui agissent de manière séquentielle – connue sous les noms de voie réductrice de l’acétyl-CoEnzyme A[1]Cette voie permet à certaines bactéries notamment acétogènes d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses. Similaire au procédé Monsanto de production … Continue reading ou voie de Wood-Ljungdahl. Elle permet à certaines bactéries en anaérobie – privées d’oxygène – d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses.
L’alcool d’origine végétale
Mais la part essentielle de production d’éthanol en France est d’origine végétale, avec trois grandes variétés de plantes pourvoyeuses de sucres fermentescibles : les lignocellulosiques (bois, taillis, paille, déchets végétaux, etc.) dont la cellulose peut être dégradée en sucres ; les amylacées ( blé, maïs, pomme de terre, etc.) dont l’amidon est hydrolysé en glucose ; et les saccharifères (betterave à sucre, canne à sucre, fruits) dont le sucre est directement fermentescible. « Avec 17 millions d’hectolitres d’alcool agricole produits en 2020, soit 25% de la production européenne, la France est le leader européen » rapporte Sylvain Demoures, secrétaire général du Syndicat National des Producteurs d’Alcool Agricole (SNPAA), « et, à l’échelle mondiale, la France produit entre 1 et 2%, l’Europe 6%, le Brésil 28% avec la canne à sucre et les USA, 50% ».
En France, 60% de la production est destinée aux carburants (bioéthanol) et 40% aux usages dits traditionnels, à savoir l’alimentaire (boissons spiritueuses), la parachimie (peintures, encres…), la pharmacie (antibiotiques, gels…), la cosmétologie et la parfumerie. « Sur l’ensemble des débouchés, la cosmétique et la parfumerie fine représentent 4% en France et 8 à 12% exportés vers l’Europe – le savoir-faire français étant très réputé », précise Sylvain Demoures. Trois entreprises, Cristal Union, Tereos et Ryssen Alcools détiennent cette expertise de rectification nécessaire à l’obtention d’un alcool pur et neutre. « Sur trois millions d’hectolitres d’alcool issu de la betterave sucrière produits annuellement par Cristal Union, le segment de la parfumerie fine représente 15% de nos volumes commercialisés » explique Ernst Van der Linden. Volumes qui font de l’entreprise le premier acteur européen en distribution d’alcool.
Alors que nombre de marques revendiquent le « 100% naturel » aussi bien pour les ingrédients du concentré que pour l’alcool, rappelons-nous donc que s’agissant de ce dernier, l’origine naturelle est de mise dans la plupart des cas. En France, l’essentiel de l’alcool utilisé en parfumerie est local et issu de la betterave à sucre. Une primauté qui s’explique aussi historiquement : le blocus de l’Empire Français, entre 1806 et 1808, ayant coupé l’Europe des ressources en sucre de canne des Antilles, Napoléon Ier encouragea l’essor de cultures de remplacement des produits coloniaux, ainsi que les recherches sur les processus d’extraction du sucre de betterave.
Ensilage des betteraves à sucre dans le nord de la France, source : France-pittoresque.com
L’alcool en voie de pschitts plus verts
Que l’alcool soit issu d’upcycling ou de filières agricoles, ses acteurs s’engagent tous dans une même voie où chacun cherche à parfumer plus vert. SelonShimei Fan, directeur scientifique de Coty, « le nouvel éthanol issu duCO2 recyclé implique une consommation d’eau quasi nulle et réduit le besoin en terres agricoles ». Sans volonté d’opposer les différentes techniques d’obtention, Sylvain Demoures souligne qu’en France, la question de l’eau n’est pas un souci majeur : « C’est une ressource en circuit fermé, l’eau n’étant jamais perdue, ce n’est pas comme une ressource fossile que l’on sait périssable. Par ailleurs, les surfaces agricoles destinées aux cultures qui produisent de l’alcool sont situées dans des zones non irriguées ou peu irriguées, excepté pour certaines cultures de maïs dans le sud-ouest ». Ernst Van Der Linden de CristalCo ajoute que « la totalité de l’eau contenue dans les betteraves est récupérée au moment de leur transformation puis stockée pour l’irrigation ». D’autre part, « la betterave à sucre représente l’avantage d’être un circuit court made in France ». Peut-on en dire autant de l’éthanol upcyclé sorti de l’usine chinoise de LanzaTech et qui est ensuite livré en Espagne à l’usine Coty de Granollers ? Ce point a d’ailleurs été relevé par Quantis[2]Agence conseil en stratégie environnementale, comme un « potentiel d’amélioration de l’éthanol CarbonSmart[3]Nom de marque de l’éthanol produit par LanzaTech : [être] produit à proximité des usines de production [de parfums], [et] préférer l’utilisation de sources d’énergie renouvelables ». Si dans le passé, des usines fabriquaient de l’alcool sans passer par le sucre, désormais sa production est optimisée en étant corrélée à la production du sucre de betterave dont les différents substrats énergétiques, comme la mélasse, sont valorisés pour la fermentation et la distillation. Mais d’autres pistes d’améliorations sont développées par l’industrie, notamment à travers l’agriculture biologique.
L’alcool bio
Depuis une petite dizaine d’années, nombre de marques de niche, cherchant à se distinguer du mainstream, revendiquent des sourcing bio et 100% naturel et font ainsi évoluer les pratiques de tout le secteur. L’alcool bio « est un marché naissant, marginal en volumes mais qui croît avec une progression très forte », analyse Ernst Van Der Linden. « On a lancé des alcools de blé bio il y a huit ans. Cela a vraiment décollé il y a cinq ans et depuis, on double chaque année les volumes. Depuis 2021, on livre aussi de grandes maisons de parfums en alcool de betterave bio ». En effet, la demande croissante en sucre bio a favorisé de nouveaux débouchés pour les résidus et coproduits de la betterave, dont une partie du sucre, qui n’a pu être extraite et cristallisée, est fermentée et distillée. Cependant, la conversion en bio est une démarche complexe, qui prend en moyenne trois ans et « comprend des risques pour les producteurs et implique de gros efforts : les rendements sont bien moindres qu’en agriculture conventionnelle et plus aléatoires », rapporte Ernst Van Der Linden. Les producteurs sont soutenus par quelques grandes maisons françaises qui choisissent d’investir dans ces solutions plus durables. C’est le cas de Guerlain :« Pour le relancement des Aqua Allegoria avec de l’alcool de betterave issu de l’agriculture biologique, nous avons effectivement souhaité mener cette démarche avec nos deux producteurs partenaires historiques que nous avons accompagnés et continuons d’accompagner dans cette transition », déclare Thierry Wasser, maître parfumeur chez Guerlain.
Enfin, quelle que soit son origine, une fois produit, l’éthanol destiné à la parfumerie doit encore être rectifié d’une part pour assurer sa neutralité et d’autre part dénaturé pour le rendre impropre à la consommation. Quels sont alors les procédés employés ?
Édouard Manet, Un bar aux Folies Bergères, 1881-1882, Courtauld Gallery, source : Wikimedia Commons
La rectification : le pass pour convoler en noces parfumées
Une fois dilué dans un solvant, le concentré d’un parfum ne doit subir aucune altération olfactive. C’est pourquoi « il est primordial d’utiliser un éthanol surfin, aux propriétés chimiques contrôlées et critères olfactifs bien maitrisés », rappelle Séverine Munier, responsable du laboratoire application et innovation parfumerie fine chez Mane.« Pour les parfums, nos clients recherchent un alcool d’une neutralité olfactive absolue et une constance dans la qualité » explique Ernst Van Der Linden. « Pour cette raison, on va rectifier l’alcool en soutirant les composants volatils indésirables comme le méthanol, les aldéhydes… » Ce processus de raffinage se fait à l’aide de colonnes de rectification par plusieurs passages de l’alcool distillé. On obtient un produit neutre dont la caractéristique est de n’avoir pratiquement ni goût ni odeur.
À l’encontre, certains font dans l’exception et cherchent à se soustraire de cette neutralité. C’est le cas de l’artisan alcoolier Nicolas Julhès, fondateur de l’unique distillerie située en plein cœur de Paris. Pour lui, diluer son premier parfum dans un alcool neutre fut comme « une perte de contact avec la matière. Nous, les distillateurs, n’aimons pas l’alcool neutre, nous le trouvons brûlant, astringent ». Passionné de parfums, Nicolas Julhès décide d’éditer en 2019 Distillerie de Paris, une fragrance dont il interprète le concentré avec trois alcools différents : un alcool d’agrumes (bergamote, sudachi, pamplemousse jamaïcain), un de genièvre dont il aime les notes boisées et un rhum de mélasse élevé en barrique. « Mon métier, c’est à la fois d’éliminer les fractions lourdes par la distillation, d’aller dans la direction du raffinage tout en gardant un goût constitué de sensations et de sentiments ».
« Nous nous sommes demandés ce qui se passerait si l’alcool n’était pas juste une partie invisible de la composition mais devenait un ingrédient de plus dans la palette du parfumeur. » C’est la question que pose sur son site Fabrice Croisé, le fondateur de la jeune marque Scents of Wood, renommée L’Âme du bois pour son prochain lancement en France. Chacun de ses parfums, construit autour d’une essence issue de la forêt, est dilué dans un alcool bio ayant macéré dans un tonneau d’un bois différent venu d’Écosse ou du Kentucky, en passant par Cognac : on retrouve ainsi un Oud in Oak, Plum in Acacia, Leather in Bourbon, Vetiver in Chestnut, etc. Les notes olfactives des fûts se retrouvent ainsi infusées dans celles des compositions tour à tour boisées, fumées, liquoreuses… toutes signées par des parfumeurs d’IFF dont Pascal Gaurin, Yves Cassar ou encore Céline Barel.
Marginales, ces approches présentent l’intérêt d’enrichir la lecture olfactive du concentré de parfum et nous conduisent naturellement au sujet de la réglementation qui s’applique sur les alcools alimentaires ou rendus impropres à la consommation.
Edvard Munch, Le Jour d’après, 1895, The National Museum, source : Wikiart.org
Dénaturé, pour ne plus siroter son parfum
Que ce soit pour sa commercialisation, sa publicité ou sa consommation, l’alcool est soumis à différentes réglementations. Celui destiné à la parfumerie n’échappe pas à la règle : « Il faut distinguer le contexte international de la réglementation européenne et de la législation française. En France, c’est le Code général des impôts[4]Annexe 1, Articles 165 à 192 qui s’applique concernant les alcools dénaturés, leurs circulation, stockage et utilisation à l’échelle industrielle » explique Séverine Munier. Au niveau européen, et conformément à la réglementation de l’UE, l’alcool peut être exonéré du droit d’accise[5]Selon la directive 2008/118/CE, le droit d’accise soumet à un impôt indirect perçu sur la consommation les tabacs manufacturés, l’alcool ainsi que le pétrole et ses dérivés. lorsqu’il a été dénaturé. « Le droit d’accise est de 18 euros par litre d’alcool pur. Par exemple, pour un whisky à 40%, il faudra payer 7 euros de taxes. La réglementation oblige donc à dénaturer de façon irréversible tout alcool non destiné à l’alimentation » répond Sylvain Demoures. En effet, afin d’éviter le détournement illégal de l’éthanol contenu dans un produit cosmétique ou parfumant en boisson alcoolisée, il doit être dénaturé par un ou plusieurs ingrédients afin de le rendre imbuvable.
L’INCI (International Nomenclature for Cosmetic Ingredients) répertorie sept procédés de dénaturation par adjonction de produits amers ou vomitifs, utilisés tant pour les cosmétiques que pour la parfumerie fine. Pour cette dernière, les répulsifs doivent être absolument inodores, comme c’est le cas notamment du benzoate de dénatonium,connu sous le nom commercial Bitrex. Les alcools dénaturés les plus couramment utilisés en parfumerie sont les SD[6]SD signifie « spécialement dénaturé » 40B (dénaturé à l’aide de méthylpropan-2-ol (T-butyl alcohol) et de benzoate de dénatonium) et SD 39-C (dénaturé avec du phtalate de diéthyle). Cependant, d’après Séverine Munier, « beaucoup d’acteurs de l’industrie préfèrent s’éloigner de ce dernier, les phtalates étant considérés comme des perturbateurs endocriniens ». Par ailleurs, certains ingrédients présents dans le concentré de parfum peuvent faire office de dénaturants dans le produit fini : on parle alors de dénaturation « in situ ». Enfin, si d’un point de vue environnemental l’alcool n’est pas écotoxique, certains de ses dénaturants comme le méthylpropan-2-ol, la brucine, le sulfate de brucine ou lebenzoate de dénatonium ne sont pas facilement biodégradables et viennent alourdir l’impact environnemental final.
Mais les réglementations ne s’arrêtent pas là et s’étoffent d’année en année avec les problématiques environnementales et sanitaires, car si l’alcool se dégrade facilement dans l’atmosphère, il est, depuis les années 1970, considéré comme un COV (composé organique volatil) au même titre que les gaz d’échappement, fumées d’usines et de tabac, solvants, peintures, produits ménagers, feux de forêt…
Les réglementations sur les VOC
La Californie est la première à imposer une réglementation sur ces composés aux effets néfastes sur la santé et l’environnement. En 1967, le gouverneur Ronald Reagan crée la California Air Resources Board (CARB), à l’origine de plusieurs lois pour garantir la qualité de l’air. Ces lois impactent et déterminent les règles du jeu de formulation d’un parfum à l’échelle mondiale, les marques et les grands groupes du secteur parfumerie ayant une portée internationale. Régulièrement mises à jour, les lois CARB devraient donner lieu à de nouvelles limites en 2023 et 2031 toujours dans l’objectif de « réduire les solvants qui se retrouvent dans l’atmosphère » analyse Xavier Brochet, directeur de l’innovation chez Firmenich. Ainsi, actuellement, pour un parfum concentré à 10%, la teneur en alcool est limitée à 79%, les 11% restants sont constitués d’eau déminéralisée. En 2031, pour un concentré dilué à 10%, la teneur en alcool devra être égale ou inférieure à 50%. Cela signifie une dilution complétée de 40% d’eau déminéralisée et des incidences importantes sur la solubilité, la volatilité et le travail de formulation en amont : « Jusqu’à ces réglementations, on mettait un maximum d’alcool pour obtenir un maximum de fraîcheur, et un peu d’eau pour réguler l’évaporation. Désormais on est limité à 79% en volume d’alcool : si le concentré entre à 4% dans la composition, tout le reste sera de l’eau. Mais plus l’on ajoute d’eau, plus on perd en volatilité », explique Xavier Brochet. Afin d’anticiper les futures limitations imposées par les lois CARB, les maisons de composition et les marques cherchent donc des alternatives.
Peder Severin Krøyer, Hip, hip, hip, hourra !, 1888, Musée des beaux-arts de Göteborg, source : Wikiart.org
Quelles alternatives à l’alcool ?
« Aujourd’hui, la tendance majeure est de s’orienter vers des supports aqueux. Aux eaux de parfum et de toilette s’ajoutent les eaux sans alcool ou autres formulations “alcohol free” » analyseLoïc Bleuez, directeur innovation et développement parfum parfumerie fine EMEA chez Mane. Toutefois, les molécules d’un concentré de parfum sont lipophiles et non hydrophiles : « Quand vous mélangez un concentré à de l’eau, cela forme des billes qui ne sont pas solubles » explique Séverine Munier. « Pour sortir de l’éthanol, nous proposons principalement la technologie Aquafine, selon un principe de micro-émulsion de parfum dans l’eau à l’aide de tensioactifs écosolvants. Ainsi, on peut atteindre un dosage de 8% à 15% de parfum, même un peu plus, dans 60-65% d’eau ». Les autres sociétés de composition œuvrent également pour trouver des alternatives. Symrise a ainsi mis en place, pour la marque Hermetica du groupe Memo International, un procédé « issu d’une technologie utilisée en cosmétique. Innoscent est un support à parfum qui mêle notamment eau et glycérine végétale à une molécule hydratante synthétisée à partir de bagasses, résidus de la canne à sucre » précise Hélène Cottin, Junior Brand Manager pour Memo International. Mais maintenir une qualité de diffusion propre à l’alcool reste une gageure technique, notamment car les notes du parfum sont perçues instantanément. Finie la notion de pyramide olfactive, à savoir la perception dans le temps de notes de tête, de cœur et de fond, intrinsèquement liée au caractère volatil de l’alcool. Olivier R. P. David, docteur en chimie organique, maître de conférence à l’UFR des Sciences de Versailles et également rédacteur pour Nez, analyse le phénomène ainsi : « Pour les autres supports – surtout ceux qui contiennent des agents humectant, des émulsionnants qui ne s’évaporent pas ou très lentement – l’évaporation du concentré est ralentie. La tenue est donc prolongée, mais on perd un peu en projection. Par ailleurs, comme le ralentissement ne sera pas le même selon la matière première et son affinité avec le support, la structure olfactive va être modifiée ».
Autre solution : revenir au rituel ancestral de l’huile parfumée, vers lequel quelques marques de niche comme Baron Bishop ou Maison Louis Marie se tournent exclusivement, faisant du gras « alcohol free » un point stratégique et segmentant de leur positionnement marketing. Cependant, adapter une formule sur base huileuse s’avère complexe : les essences volatiles et légères d’agrumes ou de fleurs fraîches sont étouffées, tandis que les matières à la masse moléculaire plus lourde comme les muscs, les baumes, les bois et certaines épices s’y épanouissent à merveille. Faire l’impasse sur l’alcool est donc lourd d’incidences tant pour le travail du parfumeur que pour les perceptions sensorielles, les effets sur peau et les gestuelles liées au parfumage : « L’eau de toilette s’évapore très vite et ne tache pas les vêtements, ce qui est loin d’être le cas pour un parfum huileux. De même, la manière dont un flacon délivre le produit diffère : si vous sprayez un parfum huileux, cela forme de grosses gouttelettes qui, au lieu de se disperser, retombent. Les pompes classiques ne sont pas adaptées pour ce type de mélanges », confirme Xavier Brochet.
Ainsi, malgré l’émergence de ces alternatives qui restent très marginales, la forme alcoolique résiste très bien et demeure incontournable. Depuis ses prémices au XIIIe siècle, l’alcool s’est imposé en tant que support pour diluer les concentrés de parfum grâce à deux propriétés fondamentales, sa polarité et sa volatilité. En tant que solvant polaire, l’alcool a la propriété de dissoudre et de diluer des substances hydrophobes comme les huiles essentielles : « Jouant le rôle d’un gros aimant, l’alcool va plus ou moins attirer certaines molécules selon leur configuration géométrique ». Quant à la volatilité, elle « est liée à la taille des molécules, à leur configuration géométrique et à leur point d’ébullition : plus il est bas, plus le composé est volatil » ajoute Xavier Brochet. Séverine Munier résume quant à elle les nombreux atouts de l’alcool ainsi : « une grande compatibilité et stabilité technique avec les concentrés de parfum ; un toucher évanescent sans effet mouillé sur la peau du fait de sa volatilité ; une capacité à s’évaporer en un temps très court sans tacher les vêtements ; une très bonne capacité à être brumisé par une pompe » Ajoutons le « montant » qu’il donne à une formule et sa relative neutralité odorante, en tout cas tellement intégrée dans nos référentiels olfactifs qu’on l’oublie.Enfin, au-delà de son comportement physico-chimique, l’alcool présente des avantages extrinsèques : un excellent rapport qualité/prix, un procédé de transformation naturel et maîtrisé des sucres et la possibilité de sourcer des approvisionnements durables.Sa place de roi au sein des parfums n’est donc pas prête, semble-t-il, d’être détrônée.
Cette voie permet à certaines bactéries notamment acétogènes d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses. Similaire au procédé Monsanto de production industrielle de l’acide acétique, elle consiste schématiquement à réduire le dioxyde de carbone en monoxyde de carbone qui est ensuite converti en acétyl-CoA par deux métalloenzymes rédox, la monoxyde de carbone déshydrogénase pour la première étape et l’acétyl-coensyme A synthase pour la seconde étape.
Selon la directive 2008/118/CE, le droit d’accise soumet à un impôt indirect perçu sur la consommation les tabacs manufacturés, l’alcool ainsi que le pétrole et ses dérivés.
Nez plumé ou plume ayant du nez, elle use des mots et molécules olfactives pour raconter des histoires. Conceptrice-rédactrice quinze année durant pour des acteurs de la gastronomie, elle s’intéresse depuis toujours aux sujets des odeurs et du goût. Après une reprise d’études en 2018, elle est depuis deux ans parfumeuse indépendante.
Il y a le ciel, le soleil et la mer… Pour fêter l’été, Nez vous propose un article initialement publié dans Nez, la revue olfactive #09. Tour d’horizon des senteurs, régressives ou addictives, qui baignent le littoral.
Embruns, sable chaud, crème et huile solaires, matelas gonflable… Sans oublier une petite gourmandise pour le goûter ! Le doux parfum du bord de mer, celui des parenthèses estivales, est un cocktail d’odeurs et d’univers très disparates. Et vous, vous êtes plutôt chouchous ou beignet ?
Le rivage Alors que les yeux se perdent vers l’horizon et que le bruit du ressac parachève le dépaysement, les narines captent les effluves résineux des pins, puis l’odeur des dunes, saline et minérale… Un grand bol d’air frais. Le sable, dans lequel les pieds tout juste déchaussés vont plonger avec délice, sent en réalité assez peu. Composé de silice et de résidus organiques (coquilles, squelettes…), c’est un minéral non volatil. Il doit surtout sa facette « plage » aux débris marins apportés par les flots. À nos pieds, les algues et leurs notes vertes qui évoquent la mousse de chêne, le thé matcha, voire l’épinard cuit. À l’état de trace, le sulfure de diméthyle, résidu du métabolisme de ces végétaux maritimes, provoque la sensation de dilatation des narines typique de l’air du large. Place aux embruns ! Les notes dites iodées sont apportées par des molécules servant à la communication des algues entre elles, des phéromones nommées dictyoptérènes, qui parfument aussi les œufs de poisson. Une autre phéromone livre des facettes d’œufs de saumon: le giffordène. Des aldéhydes apparentés à ce dernier – et par ailleurs responsables des notes aquatiques du concombre, de la pastèque ou du melon – sont également présents dans les algues. Quant à l’odeur de marée, évoquant un peu le poisson, elle provient des bromophénols que ces plantes utilisent pour se défendre et qu’on retrouve dans les fruits de mer.
La natte de plage Un peu désuète, légère, facile à transporter, on l’appelle aussi « rabane ». Une odeur de paille, des notes à la fois boisées et poussiéreuses de foin coupé… Roulée – souvent un peu de travers – ou déroulée en un clin d’œil, la pièce tissée en fibres de raphia protège le corps, enduit de crème ou ruisselant d’eau, du sable qui pourrait s’y coller. Elle a donc la particularité de conserver les traces olfactives de ceux qui s’y sont frottés ! À commencer par des relents humides, comme une odeur de serviette mal séchée. Un cocktail soufré et fétide produit par les bactéries : diméthyldisulfure, 3-méthyl-1- butanol, diméthyltrisulfure, 2,4-dithiapentane et acide isovalerique.
Chouchous, beignets et chichis « Quiiiiii veut des beignets ? » On entend venir de loin ces vendeurs ambulants au plateau chargé de douceurs fourrées à la confiture, à la compote de pomme ou au Nutella. Comme les churros (ou « chichis »), les beignets sont constitués d’une pâte souple bien sucrée, saisie dans un bain d’huile… Les odeurs de friture sont dues aux aldéhydes formés par la dégradation des acides gras de l’huile sous l’effet de la chaleur: hexanal, heptanal, nonènal et undécènal sont les plus importants. Ces sucreries, dont la recette de base est née dans la Rome antique, ont ensuite été popularisées dans nos contrées par la fête de mardi gras. Comment ont-elles conquis les rivages de l’Hexagone ? Peut-être en traversant la Méditerranée. Cette denrée au prix modique est en effet traditionnellement très prisée sur les plages du Maghreb. Elle aurait ainsi gagné celles du sud de la France. Quant à la cacahuète cuite dans un sirop de sucre au délicieux parfum caramélisé de maltol, elle est à l’origine appelée « praline » en France. Mais le nom de « chouchou », qui vient de Belgique, lui est aussi donné couramment. Cette friandise est une héritière de la praline de Montargis (qui, elle, est à base d’amande), inventée au XVIIe siècle par le cuisinier du duc de Choiseul, comte de Plessis- Praslin. Les colons français l’ont même introduite en Louisiane.
Les huiles parfumées Nées avec la vogue du bronzage, elles ont pris leur envol grâce aux congés payés. Leurs notes florales et solaires sont indissolublement liées aux vacances. Folle année 1927. Les corps se libèrent. Être hâlé devient chic. À l’avant-garde, le couturier Jean Patou dessine des maillots de bain pour les élégantes et imagine une huile bronzante, parfumée par Henri Alméras. La toute première. Cette Huile de Chaldée, vendue dans des flacons en cristal de Baccarat, contient une forte dose de salicylate de benzyle, substance présente dans les fleurs d’ylang- ylang, de frangipanier et de tiaré, aux notes à la fois florales et balsamiques. La composition olfactive l’associe à des fleurs blanches (jasmin, narcisse, fleur d’oranger), des notes baumées et un fond ambré vanille et fève tonka. Le salicylate de benzyle filtre les UV et prévient ainsi les coups de soleil. La teinte brune du fluide donne, elle, un coup de pouce au bronzage en colorant la peau… En 1935, un an pile avant les premiers congés payés, apparaît Ambre solaire de L’Oréal, un produit nettement moins cher qui hisse ses voiles vers le grand public. On le doit au patron de la marque, Eugène Schueller, qui voulait protéger son épiderme pendant les régates. Son accord rose et jasmin est complété par le fameux salicylate de benzyle. La fragrance originelle, légèrement remaniée au fil du temps, a été modernisée en 2016 pour lui donner un aspect plus frais et plus léger. La dimension olfactive de ces cosmétiques est centrale. Chez Nuxe, l’Huile prodigieuse, destinée à être appliquée sur le corps et les cheveux, a même vu sa senteur de fleur blanche, solaire et orientale, déclinée en parfum! Quant au célèbre monoï, il devient populaire en Europe dans les années 1970, avec l’ouverture au tourisme de l’île de Tahiti, desservie par l’aéroport de Papeete. Promesse d’exotisme ultime, il se compose d’huile de coco dans laquelle on fait macérer des fleurs de tiaré. À la clé : un sillage légèrement sucré… Le monoï de Tahiti est le seul à bénéficier d’une appellation d’origine protégée (AOP), depuis 1992.
La bouée, le matelas gonflable Saviez-vous que le plastique ne sentait rien? Ses molécules sont trop lourdes pour parvenir jusqu’à nos narines. Ce que nous percevons, ce sont les traces des monomères utilisés pour sa fabrication. Les résidus de chlorure de vinyle dans le PVC dégagent ainsi une fragrance douce, un peu éthérée. Issu de la polymérisation du chloroprène, le Néoprène diffuse, lui, une odeur piquante et nettement plus puissante. Les combinaisons faites de ce matériau, souvent mal séchées, cultivent une facette humide et soufrée, entre la transpiration, le sel et l’urine… Loin du sillage souvent fruité des brassards et autres bateaux gonflables, rappelant par exemple l’ananas.
La protection solaire Dis-moi ce que sent ta crème, je te dirai où tu vis ! Le parfum du bronzage « safe » diffère en effet d’une région du globe à l’autre. Le Brésil est accro à la marque Sundown et à ses accents chypre-fougère avec une touche aldéhydée. Aux États-Unis, on se dore au soleil dans la fraîcheur aqueuse du melon et du concombre, ou bien nimbé de notes gourmandes (piña colada, caramel, noix de coco…). Les fragrances plus effacées – fleuries, vertes, hespéridées – ont les faveurs du marché asiatique, où l’on s’inspire des produits cosmétiques. L’Europe a longtemps cultivé l’héritage d’Ambre solaire avec ses fleurs blanches épicées, notamment chez les principaux acteurs, comme L’Oréal ou Nivea Sun. En pharmacie, les accords se font plus hespéridés ou aqueux, et nombre de produits s’affichent même aujourd’hui « sans parfum ». Quant aux insouciants qui auront omis de se tartiner régulièrement visage et corps, ils n’auront plus qu’à s’enduire de Biafine. La célèbre crème, mise au point en 1971 par un chimiste français du nom de Wenmaekers afin de soulager les brûlures de sa belle-fille, a été commercialisée en officine à partir de 1976. Un parfum vert et désaltérant se mêle à ses notes grasses. Dans la formule, disponible sur Internet – statut de médicament oblige –, on relève entre autres de l’essence d’orange pour le côté Cologne, du galbanum et du petitgrain pour la facette verte, et un accord rose-violette-jasmin pour la douceur florale… Une odeur unique, qui semble avoir à elle seule le pouvoir de réparer les épidermes les plus rouges.
Merci aux parfumeurs Mathilde Bijaoui, Laurie Carrat et Mathieu Nardin de Mane et Alexandra Carlin de Symrise, pour leurs descriptions olfactives.
Visuel principal : William Merritt Chase, Au bord de la mer, 1892, Metropolitan Museum of Art, New York
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
La compétition lancée fin 2021 par la société spécialisée dans la production de bois de santal indien et australien Quintis Sandalwood, en partenariat avec l’American Society of Perfumers, touche à sa fin : les deux gagnantes ont été dévoilées lors du World Perfumery Congress (WPC) à Miami début juillet. Entretien.
La sélection du concours Sandalwood Reimagined fut rude : près de 300 compositions provenant du monde entier ont été évaluées par un jury de parfumeurs professionnels. Les participants avaient pour seule consigne d’utiliser un minimum de 1 % d’huile de bois de santal indien cultivé par la société Quintis dans leur proposition, et de l’accompagner d’une intention créative. Après avoir exploré les parcours et inspirations des finalistes des catégories « Global Winner » (parfumeurs ou talents senior) et « Emerging Talent » (parfumeurs junior et étudiants), nous vous proposons un entretien avec les deux gagnantes dévoilées lors du cocktail de clôture du Congrès mondial de la parfumerie à Miami (WPC), le 1er juillet 2022.
Jennifer Jambon, Argeville, France : prix Global Winner
Jennifer Jambon, Argeville, France
Vous aviez déjà remporté le concours organisé par Quintis il y a six ans. Participer à cette nouvelle édition vous a-t-il semblé évident ?
Le prix du concours que j’avais gagné était un voyage à la découverte des plantations durables de Quintis en Australie, et c’est justement ce souvenir qui m’a servi d’inspiration pour ma création cette année. Je me souvenais notamment de ce moment magique où le bois était coupé, au milieu d’une immense forêt, et de l’impression de liberté que je ressentais alors. Avoir un sujet aussi vaste est un véritable plaisir : chacun s’approprie le sujet de manière différente. De manière générale, les concours sont une très belle opportunité pour un parfumeur mais c’est une grande chance lorsqu’ils sont ouverts à tous comme c’est le cas du Sandalwood Reimagined : cela permet aux juniors de se faire connaître et de donner confiance en soi ; en permettant parfois de confirmer une vocation, car on ne travaille pas souvent en parfumerie créative au début de sa carrière. J’avais également gagné un concours de la Société Française de Parfumerie [maintenant SFPC] et cela m’a certainement aidée dans mon parcours par la suite.
Qu’appréciez-vous en particulier dans l’huile de santal Quintis ?
C’est une très belle qualité, très riche, avec ses facettes à la fois crémeuses, lactées, mais aussi boisées plus sèches qui me font penser à de la sciure de bois. Il y a également un côté poudré, vanillé, épicé évoquant la bay Saint Thomas et le safran. Et puis j’y distingue aussi une petite note de café que j’ai voulu faire ressortir ici.
Comment la formule a-t-elle évolué au cours de son développement ?
J’avais l’idée de base : le souvenir de mon voyage. Je voulais ainsi imaginer un santal lumineux, tout en transparence, qui représente l’immensité de la nature, avec aussi l’histoire de l’irrigation qu’a optimisée Quintis. J’ai commencé à travailler une composition plutôt florale, pour soulever le santal, lui apporter une forme de légèreté. Je suis partie sur un mimosa que j’ai progressivement diminué afin de gagner en complexité. J’avais aussi une proposition plus marine, mais elle n’était pas assez riche, et me semblait peu originale. J’ai passé du temps à harmoniser l’ensemble, pour trouver le ton juste.
Qu’aimeriez-vous apporter à la parfumerie de demain ?
Sur le plan créatif, j’aime notamment travailler des formules assez courtes, minimalistes, qui permettent de mettre en avant les belles matières qui sont à notre disposition, et ainsi d’apprécier chacune de celles qu’on utilise à sa juste valeur. Cela rejoint le côté durable de la parfumerie : certains ingrédients vont devenir plus rares, les prix vont augmenter, ce sera un challenge que l’on va devoir accepter de toute façon, mais je pense que les parfumeurs peuvent en tirer profit pour être plus créatifs, pour changer d’écriture.
Quels sont les parfumeurs ou les créations qui vous inspirent le plus ?
L’une des sorties qui m’a le plus marquée est Terre d’Hermès. Je suis également fascinée par le travail de Francis Kurkdjian, pour sa marque ou d’autres maisons. J’aime aussi beaucoup la direction créative chez Tom Ford, avec des compositions comme Soleil blanc, Santal blush, Néroli Portofino et plus récemment Ebene fumé. Et de manière plus générale, j’adore les parfums irisés, comme Iris Prima d’Alberto Morillas chez Penhaligon’s ou Bois d’argent signé Annick Menardo pour Dior.
Que peut-on vous souhaiter suite à la réussite de ce concours ?
Je suis déjà très fière de présenter mon parfum, d’en raconter l’histoire, l’aventure en Australie. Je serais très heureuse d’avoir plus d’opportunités à l’avenir pour travailler sur ce genre de projets créatifs, mettant en avant de belles matières de parfumerie. C’est un véritable challenge car beaucoup de choses ont été faites autour des ingrédients de la palette, mais j’aime justement chercher comment apporter ce twist, ce nouveau regard sur ce qui semble déjà connu, en l’interprétant de manière moderne, et en mariant des notes apparemment opposées.
Fanny Ginolin, Takasago, France : prix Emerging Talent
Fanny Ginolin, Takasago, France
Pourquoi avez-vous souhaité participer au concours de Quintis ?
J’avais déjà participé au concours Corpo 35, dont j’ai été lauréate en 2019 : c’est un exercice que j’aime beaucoup, cela me donne de nouveaux objectifs et me permet d’avoir le regard d’un jury professionnel sur un travail de création. Donc, quand j’ai entendu parler de Sandalwood Reimagined en lisant l’article sur Nez, j’ai foncé : je souhaitais justement créer une note autour de ce bois. Avoir l’opportunité de travailler une matière d’exception comme le santal de Quintis a été très intéressant et m’ouvre davantage à la recherche de qualités de matières premières peu mises en avant. Pour le concours, j’ai dû m’organiser afin de formuler en dehors de mes horaires de travail. Et c’est un thème de création large, très stimulant : pour preuve, tous les finalistes – dont on a pu sentir les compositions lors de la remise des prix – avaient fait des propositions très différentes.
Par rapport à d’autres qualités que vous connaissiez déjà, qu’avez-vous particulièrement apprécié dans l’essence de Quintis ?
J’avais en effet travaillé avec d’autres huiles essentielles de santal et c’est la première fois que je sentais celle-ci. Au-delà de la démarche éco-responsable remarquable, on perçoit immédiatement la qualité de la matière, puissante et complexe. En plus des facettes crémeuses et lactées, douces et confortables, il y avait une note épicée à laquelle je revenais sans cesse, et que j’ai voulu mettre en avant.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors du processus de création ?
Mon idée était de retracer le voyage du santal entre sa terre d’origine, l’Inde, et son pays d’implantation, l’Australie. Le santal étant une note de fond, si l’on souhaite le percevoir tout au long du porté, c’est techniquement compliqué. Il faut faire attention à ce qu’il ne soit pas masqué par d’autres matières premières qui prendraient le dessus. Or je voulais que l’on puisse le sentir du début à la fin, pour donner l’impression à la personne qui porte la création qu’elle voyage avec le bois. J’ai notamment dû retravailler la note marine en cœur pour qu’elle ne soit pas trop persistante et les épices indiennes très puissantes, comme le cumin, qui ont tendance à prendre toute la place.
Quels sont les parfumeurs ou les créations qui vous inspirent le plus ?
La création qui m’a ouvert au monde de la parfumerie est 24, Faubourg d’Hermès, que portait ma mère, et qui réveille toujours beaucoup de souvenirs et d’émotions. Mais j’aime aussi beaucoup le travail de Jean-Claude Ellena, qui est pour moi un modèle : je trouve fascinante sa manière de mettre en avant des facettes particulières de certaines matières premières, avec des associations inattendues. Quentin Bisch est aussi un exemple pour son originalité et la justesse dans les fragrances qu’il crée.
Quelle vision de la parfumerie aimeriez-vous mettre en avant ?
J’aimerais notamment travailler les associations inédites, mêler des ingrédients de la palette qu’on n’aurait pas pensé voir ensemble, pour créer des dualités, entre douceur et puissance par exemple, qui se démarquent tout en restant accessibles olfactivement. Je pense aussi qu’il faut mettre en avant ces belles matières premières, valoriser le sourcing comme le fait Quintis, et optimiser la biodégradabilité des formules. Je ne suis pas forcément pour le 100% naturel, je suis convaincue que l’industrie se dirige vers une production verte du synthétique, plus responsable pour l’environnement et les consommateurs. Dans un de mes stages, j’ai notamment étudié les agro-ressources permettant de valoriser des parties des plantes qui ne sont pas utilisées d’habitude, afin qu’il n’y ait pas de perte. C’est une démarche importante écologiquement mais aussi intéressante olfactivement : elle permet d’enrichir la palette, de distinguer les différences entre deux parties d’une même matière.
Que peut-on vous souhaiter suite à la réussite de ce concours ?
J’espère avoir des opportunités d’évolution dans la création, puisque je souhaite devenir parfumeur. La réussite au concours confirme ma poursuite dans cette voie, et me donne espoir de trouver un poste d’élève parfumeur ou de parfumeur junior au sein d’une entreprise.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Lors de la cérémonie qui s’est tenue le 30 juin à Miami lors du WPC (World Perfumery Congress), Nez a eu la surprise et le plaisir de recevoir une distinction récompensant son travail depuis 2016.
Attribués à seulement huit projets et parfums par an, les Art and Olfaction Awards visent à célébrer l’excellence de la parfumerie indépendante et à susciter l’intérêt et la sensibilisation du public aux nouveaux développements de la parfumerie, à l’échelle mondiale. Créés en 2014 par l’Institute for Art and Olfaction (Los Angeles, Californie), ils sont décernés à des créateurs exceptionnels dans les catégories de parfums indépendants, artisanaux et expérimentaux à travers le monde, choisis pour des parfums et des projets expérimentaux.
Nez ainsi eu le plaisir de recevoirle prix de la contribution à la culture olfactive « remis cette année à un petit groupe de gens qui depuis 2016 ont contribué au rayonnement de cette culture, à travers des expositions, des échanges internationaux et des publications. Nous les avons sélectionnés pour la constance de leur travail, sa pertinence et son apport intellectuel », comme l’a déclaré la fondatrice de l’Institute for Art and Olfaction Saskia Wilson-Brown.
Nous sommes très heureux d’avoir été récompensés cette année par Saskia Wilson-Brown et son équipe dont le travail, depuis plus de 10 ans, a permis le développement aux États-Unis et dans d’autres pays d’une parfumerie originale, créative, dans une approche décomplexée et très différente de celle née en Europe, plus classique et plus institutionnalisée.
Ce prix fait écho à celui reçu en 2019 lors des FiFi Awards de la Fragrance Foundation, où nous avions eu l’honneur de recevoir le Prix spécial récompensant « les réalisations éditoriales autour de l’olfaction et ses choix graphiques », soulignant notre objectif de « rendre le parfum accessible à tous les publics, professionnel comme néophyte ».
Si un océan et un continent séparent la France et la Californie, nous sommes heureux de faire le pont entre ces deux pôles de la culture olfactive.
Nous félicitons évidemment toutes les personnes et marques nommées et récompensées lors de cette soirée des Art and Olfaction Awards et qui contribuent également à une vision créative de la parfumerie :
Dans la catégorie Parfumerie indépendante, un des deux prix a été décerné à la marque Pan Seven pour leur composition Aged Tea, signée Pan Yu Ching et Huang Chien Shun, qui se sont inspirés du « charme calme et suave d’un thé taïwanais vieilli ».
L’autre a été attribué à Grandiflora pour le parfum Saskia, du nom de sa directrice artistique Saskia Havekes. Créé parChristophe Laudamiel et Ugo Charron, il retranscrit « l’essence littérale et spirituelle d’une petite pièce dans laquelle on aurait placé des fleurs et de plantes ».
La catégorie Artisan a également récompensé deux fragrances. La première, Mayan Chocolate, a été composée par Amber Jobin pour Aether Arts « en hommage à l’origine et à la provenance du chocolat impliquant de nombreuses cultures méso-américaines ». Pour l’autre, c’est le travail du parfumeur Michael Wong pour One Day qui a été retenu. Oolong Tea dévoile des notes de « feuille de thé oolong toastée avec des notes gourmandes de riz gluant et de miel, dans l’ambiance d’un salon de thé ».
Le prix Aftel, du nom de la parfumeuse notamment connue pour son ouvrage de référence Essence and Alchemy, valorise un parfum fait main et c’est cette année Behold, Patchouli deDaniel Gallagher qui le remporte pour avoir porté « un regard magnifié sur cette matière merveilleuse » bien connue de la parfumerie.
Reconnaissant un travail expérimental autour de l’odeur, le prix Sadakichi est décerné à l’installation nommée Viral Parfum, représentant les différentes mutations du Covid autour de six senteurs, et proposé par l’artiste olfactive Maki Ueda.
Enfin, le prix Visionnaire Septimus Piesse, qui récompense « la vision remarquable d’une personne sur l’usage, le développement ou la conception d’un parfum », est attribué à Mandy Aftel.
Après un panorama des œuvres printanières, Nez vous propose un tour d’horizon de l’art olfactif à découvrir tout l’été en Europe, mais aussi de l’autre côté de l’Atlantique, entre ancrage géographique, mouvement écologique, célébration de cultures diverses et recherche historique.
En France, la prolifique Julie C. Fortiera inauguré le 17 juin son exposition personnelle « Sentir le cœur de la montagne » (jusqu’au 18 septembre) à la Galerie du Dourven en Bretagne. Conclusion d’une résidence de plusieurs mois sur la pointe du Dourven, l’exposition restitue en formes, couleurs, lumières et odeurs les impressions laissées par la région dans l’imaginaire de l’artiste. Grâce à un patient travail de glanage durant lequel ont été rassemblés images, récits, fragments de végétaux et de minéraux, Julie C. Fortier a pu restituer l’âme du territoire dans un ensemble d’œuvres plastiques et olfactives. Parfum de cyprès, de foin, de mousse ou de fleurs, ce sont les effluves de la nature qui, comme toujours chez l’artiste québécoise, occupent le devant de la scène. Ces marqueurs éphémères des lieux et des saisons, identité invisible du territoire, sont rendus perceptibles dans l’exposition par le biais d’installations imposantes. Parmi les pièces maîtresses de l’exposition, le grand tapis tufté à la main Attendu tendue (voir visuel principal), paysage réduit que les visiteurs sont invité à fouler et à humer, rappelle à la fois le foisonnement de textures et de verts du sol forestier, la grisaille de la roche, les reflets bleus de la mer et ceux des tapis d’épines de pins roussies par le soleil. Le travail de la plasticienne est un exemple de la manière dont les artistes contemporains savent encore s’emparer de la nature, à la fois sujet et matière première, pour faire et défaire les paysages. Dissoudre le paysage est d’ailleurs le titre d’une autre installation monumentale de l’exposition, composée de quatre senteurs à découvrir en se déplaçant le long d’un mur tapissé de 40 000 touches à parfum.
Morgan Courtois, Passage des cygnes, 2021 – Exposition « Décharge », Fondation Pernod Ricard, Paris
Le français Morgan Courtois sera quant à lui présent à la Biennale de Nice (du 17 juin au 3 septembre), cette année intitulée « Flower Power », avec son installation Passage des cygnes, déjà présentée en début d’année à la fondation Pernod Ricard à Paris. Composée de fleurs fraîches dans des vases en porcelaine blanche dont les formes s’inspire de bouteilles, de flacons, fioles, vases, carafes et flasques trouvés par l’artiste, l’installation distille également un parfum déconcertant, qui a peu à voir avec celui des espèces végétales laissées à dépérir dans l’espace. Habitué à mélanger des matières premières de parfumerie, des parfums existants et des macérations artisanales et atypiques, l’artiste-jardinier propose cette fois une composition inspirée par l’odeur de fin de soirée : macération de mégots, bière, vin, urine, auxquels ont été ajoutés quelques gouttes du parfum Rêve d’or de L.T. Piver, une fragrance fleurie boisée originellement lancée en 1889. La mixture imbibe plusieurs chemises blanches disposées au sol, comme les vestiges d’une soirée trop arrosée dont les souvenirs s’effacent au matin. De certains vases montent également des effluves alcooleux qui semblent enivrer les fleurs dont les têtes se baissent et fanent au fil de l’exposition.
Décidément odorante, la Biennale de Nice accueillera aussi plusieurs Impressions, après Degas d’Antoine Renard, de même que la fondation Villa Datris à L’Isle-sur-la-Sorgue au sein de l’exposition « Toucher terre. L’art de la sculpture céramique », visible jusqu’au 1er novembre. Les petites danseuses fleurantes du plasticien diffuseront ainsi leurs étonnants effluves dans une grande partie du sud du pays, puisque certaines d’entre elles embaument également l’exposition « Respirer l’art » au musée international de la Parfumerie de Grasse. Chaque sculpture de la série, obtenue par impression 3D céramique, est imprégnée d’un parfum unique, constitué de quelques matières seulement et composé par l’artiste selon des techniques apprises lors d’un séjour dans un centre péruvien de traitement par les plantes où des guérisseurs appelés perfumeros se spécialisent dans la fabrication de compositions thérapeutiques [voir Nez #12, pages 46-47].
À respirer aussi en France, les volutes de fumée émanant du travail du plasticien d’origine italo-brésilienne Romain Vicari, qui depuis plusieurs années n’hésite pas à ajouter des odeurs à ses installations complexes et fragmentaires.Son travail de collage matériel, tantôt joyeux tantôt inquiétant, est imprégné de la vitalité métabolique, de l’hybridation des cultures et de l’énergie carnavalesque propres au Brésil et aux cultures urbaines. Dans l’exposition « Garage Band » (du 28 juin au 13 juillet), organisée par la plateforme curatoriale Hatch dans un garage voué à la destruction dans le 18e arrondissement de Paris, l’artiste présente une installation in situ, nécessairement éphémère, par laquelle il réinvente le candomblé, pratique spirituelle afro-brésilienne dans laquelle les éléments – terre, air, eau, feu – tiennent une place centrale. Cette religion syncrétique, qui a trouvé son essor à Salvador, mélange diverses influences spirituelles. Pratiquée par les esclaves, moyen de lutte contre l’exploitation par les blancs, elle fut interdite par les colons qui craignaient de voir ces pratiques renforcer un sentiment d’identité et de communauté pouvant mener à la rébellion. Installée dans une fosse, l’œuvre de Romain Vicari se présente comme une savante accumulation d’objets trouvés, de fer à béton, de pièces de métal enroulées, de bouquets de fleurs séchées, de fragments de corps en résine, de bois, de brindilles, de tissus, de chaînes, de bougies, formant une sorte de monument de rebuts d’aspect aussi menaçant qu’intriguant. En plusieurs endroits, lueurs électriques et flammes viennent animer l’œuvre et évoquer l’ambiance d’un culte nocturne tandis que la fumée d’un bâton de Pau Santo, aussi connu sous le nom de Palo Santo, parfume l’atmosphère. L’odeur typique de ce bois traditionnellement utilisé en Amérique du Sud pour purifier les lieux et éloigner les mauvais esprits vient renforcer la sensation de se trouver face à un autel étrange, surgit des décombres d’un incendie…
En Écosse, la canadienne Clara Ursitti, pionnière des pratiques olfactives, montre jusqu’au 29 janvier 2023 une installation créée in situ à la Gallery of Modern Art à Glasgow. Fruit d’un travail de recherche de plusieurs années, l’exposition s’intitule « Amik », soit « castor » en algonquin, l’une des langues autochtones du Canada. L’artiste s’intéresse en effet au commerce des sous-produits de cet animal, crucial selon elle pour comprendre la relation des colons aux terres occupées et aux indigènes. Dans le cadre de ce travail, Clara Ursitti a notamment étudié l’histoire des castors en Écosse, l’utilisation des peaux importées du Canada et divers objets issus des collections des musées de Glasgow liés à ce commerce. La restitution de ces recherches prend la forme d’une installation documentaire composite, à base de sculptures, d’objets trouvés, des captations vidéos et sonores, ainsi que de castoreum. Cette substance odorante huileuse, produite par les glandes cloacales du castor, fut longtemps utilisée par les trappeurs pour attirer les carnivores dans leurs pièges, mais aussi comme médicament. Avec son odeur grasse, cuirée, fumée et animale qui évoque l’olive noire, elle entre également dans la composition de parfums, sert à parfumer le tabac ou encore d’additif alimentaire pour son arôme proche de la vanille. Intéressée par l’ambivalence des réactions générées par cette matière, l’artiste l’emploie ici afin d’incarner, de manière sensible et potentiellement dérangeante, les relations entre histoire coloniale, mondialisation et exploitation animale.
Restons en Écosse où la française Hélène Bellenger présente l’installation Sans titre (lo-fi), conçue lors de sa résidence de 2020-2021 au 3bisf, centre d’art installé dans les murs du Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin, à Aix-en-Provence. C’est au Suttie Arts Space d’Aberdeen, lieu d’exposition situé dans l’Aberdeen Royal Infirmary, le plus grand hôpital de la région de Grampian, que la plasticienne exposera son travail (du 10 septembre au 4 décembre). Inspirée par les images de bonheur factice des publicités pour antidépresseurs des années 1970-2000 et des photos d’une joie de vivre mise en scène qui pullulent sur le réseau social Instagram, l’artiste a co-créé six notes olfactives « positives » en collaboration avec Claire Lonvaux, Virginie Armand, Solveig Mahier et la société SCAP. Ces compositions qui incarnent symboliquement le lien entre parfumerie et pharmacopée, seront données à sentir à Aberdeen début septembre, au sein d’un dispositif inédit. Interpellant les sens visuel et olfactif, les œuvres d’Hélène Bellenger questionnent avec ironie les limites de ce qu’elle nomme « l’happycratie ».
C’est en Angleterre et en Irlande du Nord que l’artiste et historienne de la cuisine Tasha Marks présente cet été plusieurs de ses œuvres. Au Rainham Hall de Londres, elle expose notamment jusqu’au 17 décembre ses natures mortes en céramique parfumée, Scenterpiece, créées en collaboration avec l’artiste Justine Hounam. Sur chacun des trois plateaux en bois qui composent l’installation s’accumulent figues, oranges et poires en terre cuite blanche, comme de pâles fantômes de fruits dont seule subsisterait l’odeur. Chaque composition a été inspirée par le travail de l’ancien résident de la demeure historique où se tient l’exposition, le photographe Anthony Denney. Ce dernier collabora notamment longtemps avec l’autrice culinaire Elizabeth David, qui révolutionna la cuisine anglaise d’après-guerre, en photographiant ses recettes et ingrédients dans des mises en scène soignées. Ainsi, dans Scenterpiece, le parfum des poires prend-il des intonations de girofle, tandis que celui des oranges se mêle aux arômes d’un bouquet garni et que les figues prennent des atours aériens.
L’Ulster American Folk Park, dans la ville irlandaise d’Omagh, présente également jusqu’en avril 2024 l’exposition « Bad Bridget » , illustrant les difficultés qu’ont affrontées de nombreuses femmes lors de leur exil depuis l’Irlande vers l’Amérique du Nord aux XIXe et XXe siècle. Parmi une centaine d’objets issus des collections des musées nationaux, quatre parfums composés par Tasha Marks transportent les visiteurs dans le passé. En laissant derrière elles les odeurs familières de leur terre natale – à humer dans le premier dispositif de l’exposition –, les irlandaises arrivées en Amérique y découvrirent la puanteur des New York tenements, ces immeubles du lower Manhattan où vivaient dans des conditions précaires des milliers de migrants, ou encore les émanations à la fois joyeuses et inquiétantes du célèbre parc d’attraction de Coney Island. Grâce à ces interludes olfactifs, l’exposition « Bad Bridget » rappelle que l’exil, en sus de tous les déracinements qu’il implique, impose aussi une redéfinition totale du paysage sensoriel des individus.
Le colombien Oswaldo Maciá expose pour sa part en Roumanie au sein de « Colliding Epistemes: Art, Science, Anthropocenes» au Translocal Institute for Contemporary Art de Cluj. Cette exposition explore le potentiel des pratiques artistiques à remodeler le paradigme scientifique à l’ère de l’Anthropocène en questionnant et en altérant les méthodologies de recherche. Toutes les œuvres présentées sont ainsi nées de collaborations entre artistes et scientifiques – chimistes, oncologues, biologistes marins, anthropologues, paléontologues, psychologues, etc. – dans une tentative d’apporter des réponses non conventionnelles aux défis planétaires de notre temps. La seconde section de l’exposition, intitulée « Earthly Sensorium », rassemble plusieurs œuvres conçues pour accroître notre sensibilité à l’environnement et au non-humain. On y découvre l’installation immersive d’Oswaldo Maciá, Corruption and Consciousness, évoquant les enchevêtrements entre le corps humain, la nature et le cosmos, et dont les éléments sollicitent la vue, l’ouïe et l’odorat, sens de la fusion avec le monde. Les murs sont recouverts d’une fresque représentant des racines tandis que dans l’espace résonne une bande-son entremêlant des pistes enregistrées par l’artiste dans les forêts sud-américaines, des vibrations sismiques captées par le géophysicien Chris Bean, ainsi que des échantillonnages acoustiques des rythmes générés par le cerveau humain, fournis par la neuro-scientifique Emilia Leszkowicz. Composé en collaboration avec Ricardo Moya d’IFF, le parfum d’ambre gris qui vient achever l’œuvre représente la lutte entre l’intérêt personnel corrompu et la prise de conscience écologique dont dépend l’avenir de la vie sur Terre.
Au Pays-Bas, l’artiste et parfumeur Frank Bloem participe à deux expositions dans lesquelles il donne à sentir son travail. La première, à Amsterdam, s’intitule « The Ways of Water » et fait partie de la programmation du Holland Festival (du 3 juin au 10 juillet). Les artistes exposés y explorent les influences mutuelles entre l’eau sur terre et l’espèce humaine. Le parfum Zeelucht (2019) créé par Frank Bloem est le résultat d’un travail de collecte olfactive : quarante odeurs de la mer du Nord et de ses côtes ont ainsi été identifiées et mises en flacon par l’artiste. La composition s’ouvre sur la sensation fraîche et salée du vent parfumé d’herbe, de figue, de rose et de pin. Dans le fond s’épanouissent des notes plus complexes d’armoise maritime, de métal rouillé et de goudron. L’œuvre, sous-tendue de considérations écologiques, s’inscrit ainsi profondément dans un territoire, à la fois historique et géographique.
Trois autres créations de l’artiste, formant un ensemble intitulé The Wandering Dutch (2021), sont inclues dans « Come alive », visible du 3 juin au 31 juillet à Utrecht, qui rassemble 45 artistes abordant de manière sensorielle la question de l’érotisme, de la liberté et du plaisir. Les trois parfums créés par Frank Bloem donnent vie à des chapitres sensuels et des personnages libertaires de l’histoire néerlandaise. Le premier, Secreti del Piemontese, s’inspire des jeunes du XVIIe siècle qui commencèrent à porter des parfums et à fumer du cannabis après avoir lu le livre de recettes secrètes De’ Secreti d’Alessio Piemontese. Il se compose de notes boisées, d’une touche de fumée, d’orange sanguine, d’anis, de poivre noir et d’ambre gris. Le second, Oranda Yuki, est une explosion de néroli, de notes vertes et musquées poudrées qui évoque les courtisanes japonaises qui étaient alors les seules femmes à avoir accès aux postes de traite hollandais [1]Comptoirs coloniaux où s’échangeaient les biens.. Enfin Alexine, un jasmin avec des notes de résine, un fond aqueux et des nuances animales, fait référence à l’aventurière Alexine Tinne, première femme à tenter la traversée du Sahara. Encore une fois, les odeurs permettent une plongée imaginaire et sensible dans le passé et le destin d’individus depuis longtemps disparus.
Enfin, au Kunstinstituut Melly à Rotterdam, l’artiste saoudienne Raja’a Khalid présente un environnement conçu pour accueillir une variété d’activités et d’activations sociales au sein de « 84 STEPS » – allusion au nombre de marches qui relient le rez-de-chaussée du musée au troisième étage entièrement occupé par l’exposition. Celle-ci dévoile une constellation d’œuvres réalisées spécifiquement pour l’occasion et qui explorent les relations entre les architectures physiques et mentales, ainsi qu’entre santé des individus et santé sociale. Des murs peints et une composition olfactive constituent l’œuvre évolutive imaginée par Raja’a Khalid. Celle-ci poursuit son travail critique sur la prévision des tendances et la marchandisation du bien-être. Ses recherches se nourrissent notamment des rapports annuels sur les tendances qui définissent les couleurs, les objets et les images destinés à être en vogue pour l’année à venir. Ainsi son œuvre pour « 84 STEPS » change-t-elle tout au long du projet en fonction des saisons telles que définies par l’industrie de la mode et de la beauté : Spring-Summer 2022, Fall-Winter 2022/23 et enfin, cet été, Spring-Summer 2023. À chaque nouvelle période, l’installation se pare ainsi, avec ironie, d’un nouvel accord couleur-parfum présumé avoir des effets bénéfiques sur le corps et l’esprit. Après avoir été peinte d’une (supposément) réconfortante couleur « huile d’olive » associée à un parfum de cyprès diffusé par capillarité, la galerie a été repeinte pour FW22/23 en une teinte « nid d’abeille », que les faiseurs de tendances décrivent comme ayant des effets positifs. Cet été finalement, la galerie a de nouveau été adaptée, avec un revêtement « Digital Lavender », déclaré « couleur de l’année 2023 » par WGSN, leader du curieux marché de la prévision des tendances consommateurs. La teinte a été choisie en raison de son association avec les rituels de santé mentale et de bien-être que beaucoup d’entre nous ont développés durant la pandémie. Elle est accompagnée dans l’exposition d’un parfum marin qui s’inspire de souvenirs de vacances. Une expérience à la fois artistique et sociale qui interroge notre rapport collectif à certaines sensations – ici visuelles et olfactives – désormais codifiées, encadrées et prédéterminées par les acteurs du capitalisme mondialisé.
De l’autre côté de l’Atlantique, l’été sera tout aussi fragrant que sur le vieux continent. À New York, Andreas Keller, qui a accueilli fin juin dans sa galerie le travail de David Seth Moltz, offre en juillet sa première exposition personnelle new yorkaise à Maxwell Williams dont le travail olfactif, qui oscille entre performance, recherche, sculpture et photographie, explore de manière intime l’univers du sadomasochisme et des raves techno. Dans l’exposition « CNC Musk Factory » huit fragments de cuir artificiel parfumé, tirés d’une précédente série intitulée Constraint forever, entourent la sculpture Consent is sexy. Ce pilori olfactif, issu de la performance du même nom, impose aux visiteurs de renoncer au contrôle de leur nez pour le soumettre aux caprices de l’artiste qui choisira lequel des quatre parfums plutôt douteux inspirés par les pratiques SM – Vanilla Shit, Pisssss Baby, Period Blood ou Cum Party – il imposera à sa victime consentante. Des savons colorés et parfumés, dédiés à Félix González-Torres, seront aussi disponibles gratuitement jusqu’à épuisement des stocks. Accumulés au sol dans un coin de la galerie, ils évoquent directement les piles de bonbons multicolores dont l’artiste cubain avait fait sa spécialité.
Le parfumeur français Christophe Laudamiel propose quant à lui plusieurs expériences olfactives dans le cadre du « Mandala Lab », un projet au long cours imaginé pour le Rubin Museum of Art de New York et destiné à voyager en partenariat avec The Wellbeing Project [2]Voir en ligne https://wellbeing-project.org/, notamment à Bilbao jusqu’à la fin du mois de juillet. Cinq installations interactives inspirées par les arts himalayens et les mandalas bouddhiques [3]Les mandalas sont en premier lieu des aires rituelles utilisées pour évoquer des divinités hindoues. Le bouddhisme, héritier de ces pratiques, les utilise également dans ses rites et … Continue reading invitent à explorer la complexité de cinq émotions et sentiments ambivalents – la fierté, l’attachement, l’envie, la colère et l’ignorance – connus dans le Bouddhisme sous le nom de kleshas, ou « afflictions ». Plusieurs expériences sensorielles permettent de comprendre et de mettre à distance ces émotions à travers des exercices de gymnastique mentale, émotionnelle et spirituelle. Parmi elles, une bibliothèque de six parfums composés pour l’occasion démontre combien la perception des odeurs dépend de l’expérience personnelle, de nos attachements et répulsions intimes. Chaque composition se fonde sur un souvenir partagé par un artiste : Laurie Anderson, Sanford Biggers, Tenzin Tsetan Choklay, Amit Dutta, Apichatpong Weerasethakul et Wang Yahui. Après avoir humé une création, les visiteurs peuvent indiquer une catégorie d’émotion et une ou plusieurs émotions spécifiques suscitées par celle-ci.
Du 13 juillet au 2 septembre, l’artiste philippine Goldie Poblador exposera dans la vitrine de l’association new yorkaise Urban Glass un développement de son installation interactive Fertility Flowers (2021). Composée de pièces en verre, de parfums et d’un film expérimental, l’œuvre évoque plusieurs histoires qui entourent les fleurs, la féminité et la fertilité. Dans toutes les cultures, nombreux sont les mythes dans lesquelles les femmes sont changées en végétaux, souvent comme punition pour avoir échoué dans leurs devoirs ou résisté à une volonté contraire à la leur. Dans le conte philippin de la Dama de Noche (Cestrum nocturnum) par exemple, une reine incapable de fournir un héritier au trône de désolation se transforme en une fleur qui ne s’épanouit qu’à la tombée du jour. Noyés dans une brume parfumée par ce jasmin de nuit, de minuscules figures en verre soufflé coloré, aux formes à la fois humaines et florales, évoquent ces mythologies de la métamorphose tout en imaginant la femme, et avant tout la femme philippine, libre et fleurissant vers l’émancipation. Le commerce, l’usage et la symbolique des fleurs endémiques en terres colonisées sont également au cœur de la réflexion de l’artiste. Les femmes amérindiennes et africaines asservies utilisaient, rappelle-t-elle, les graines de la fleur de paon (Caesalpinia pulcherrima) afin de ne pas mettre au monde d’enfants esclaves. La liane corail (Antigonon leptopus), connue au philippines sous le nom espagnol de cadena de amor, soit « chaînes de l’amour », symbolise quant à elle le puritanisme auquel les femmes philippines étaient tenues durant la période coloniale espagnole, qui débuta au XVIe siècle et dura plus de trois siècles. Le court métrage réalisé par l’artiste, en évoquant ces faits, expose les violences enchevêtrées du colonialisme et du patriarcat.
Quelques centaines de kilomètres en direction du nord, à Cambridge, l’artiste Azza El Siddique est exposée au MIT List Center jusqu’au 4 septembre. Connue pour ses environnements sculpturaux en acier peuplés d’objets faits de matériaux évolutifs qui évoquent les thèmes de l’entropie, de l’impermanence et de la mortalité, l’artiste mène depuis quelques années une recherche autour de l’histoire culturelle du parfum, se concentrant sur les rituels funéraires islamiques et ses propres souvenirs olfactifs d’adolescente élevée dans une communauté soudanaise au Canada. Dans certaines de ses œuvres, des lampes chauffantes ont ainsi diffusé des fragrances culturellement signifiantes comme celle du santal. La nouvelle installation processuelle d’Azza El Siddique, In the place of annihilation, where all the past was present and return transform (2022), s’inspire de récits personnels et de l’histoire coloniale, et diffuse les arômes du bakhour (ou bukhoor). Omniprésent dans les foyers soudanais, cet encens est fabriqué à partir de copeaux de bois de santal et de oud compressés, d’un mélange de résines aromatiques, d’huile de bois de santal, de sucre et de parfums européens destinés à l’exportation vers les marchés nord-africains. L’artiste en a étudié les recettes traditionnelles afin de développer celle de son installation dans laquelle de petites sculptures de bakhour sont progressivement chauffées, imprégnant la galerie de leur odeur. Ces objets sont placés dans le cadre d’une architecture en acier basée sur le plan du temple égyptien de Dédoun (ou Dedwen), un dieu nubien qui, sous l’aspect d’un jeune homme, apporte en présent à l’Égypte les richesses du peuple nubien, dont l’encens. Les premiers produits exportés de l’ancienne Nubie vers l’Égypte pharaonique furent en effet les aromates utilisés dans les cérémonies religieuses. L’œuvre révèle ainsi combien les traditions multiples de l’encens dans lesquelles s’inscrit le bakhour sont liées aux échanges géo-politiques qui ont façonné le monde depuis l’Antiquité. Sa structure abrite également une vidéo à deux canaux modélisant les composés chimiques des ingrédients du bakhour, actualisation visuelle d’un héritage olfactif millénaire faisant un pont entre tradition et modernité.
Plus au nord encore, à Chicago, l’artiste franco-américain Gwenn-Aël Lynn présente à partir de mi-juillet son projet multi-sensoriel The Architecture of Struggle. Déployée à l’échelle de la ville, l’installation fonctionne comme un hommage à l’activisme écologique qui tient une place importante dans l’histoire de Chicago, ville au long héritage de luttes environnementales. Depuis 2016, l’artiste s’entretient avec des militants locaux, afin de recueillir des témoignages de première main. Des extraits audio de ces conversations sont à écouter au sein de pavillons de gramophone colorés disséminés dans plusieurs lieux de la ville comme la Pilsen Arts & Community House, le Pullman National Monument, le Ford Calumet Environmental Center, ou encore le centre d’accueil de la William W. Powers State Recreation Area. Ces récits permettent de contextualiser les parfums qui les accompagnent – créés avec Christophe Laudamiel et associés à l’expérience environnementale de chaque activiste. Si l’odorat se prête si bien au sujet, c’est qu’il s’agit du sens qui nous relie le plus vitalement à notre environnement, à travers la respiration, mais aussi celui qui nous alerte en premier d’une éventuelle pollution de l’air, ou même de l’eau.
Du 15 juillet au 12 août, l’Institute for Art and Olfaction accueillera à Los Angeles l’exposition multidisciplinaire « Bagh-e Hind », organisée par la critique d’art et parfumeuse indienne Bharti Lalwani et l’historien américain Nicolas Roth. Cinq peintures typiques des écoles moghole [4]Style particulier de peinture indienne qui s’est développé à partir des miniatures persanes sous l’Empire moghol (XVIe – XIXe siècles). et rajput [5]Ensemble d’écoles de peinture indienne apparues au XVIe siècle à la cour royale du Rajasthan en Inde et dont certaines sont issues de la peinture moghole. (ou râjpoute) seront reproduites grandeur nature dans l’espace d’exposition. Ces dernières dépeignent toutes des aspects de l’expérience du jardin aux XVIIe et XVIIIe siècles en Asie du Sud. Seront également exposés cinq parfums inspirés par les arômes identifiables au sein des jardins représentés : rose, narcisse, fumée, iris et kewra. Composés pour l’exposition par l’artiste et parfumeuse Miss Layla, créatrice de la marque Fūm, les créations seront présentées accompagnées de bouquets d’encens fabriqués par la commissaire Bharti Lalwani. Les peintures et senteurs seront également accompagnées de poèmes ourdou de l’époque moghole, traduits en anglais par Nicolas Roth, spécialiste des écrits horticoles de cette période. L’exposition s’accompagne d’une version en ligne proposant des essais et ainsi que des morceaux de musique classique hindoustanie choisis par l’architecte Uzair Siddiqui en écho aux œuvres de l’exposition. L’observation minutieuse et l’interprétation multi-sensorielle de ces œuvres où foisonnent les fleurs et les fruits n’est pas sans rappeler le projet Odeuropa, nous rappelant que les lectures olfactives des arts et histoires extra-européennes constituent des entreprises tout aussi riches et prometteuses que celles entreprises en Europe.
C’est au Brésil que s’achève notre tour du monde olfactif estival, avec l’artiste Karola Bragadont le travail est présenté à l’Ecole de botanique de São Paulo. O que fica de abraços prestes a serem extintos [Ce qui reste des étreintes menacées d’extinction] est composée de répliques en plâtre de troncs d’arbres de la forêt atlantique et du parfum de quatre orchidées en voie d’extinction : Cattleya labiata, Miltonia regnellii, Cattleya aclandiae et Zygopetalum crinitum Lodd. Depuis la colonisation du Brésil, la forêt atlantique – le biome le plus riche du Brésil – a été largement dévastée et de nombreuses espèces ont déjà disparu, tandis que d’autres sont menacées d’extinction. On y trouve encore cependant une grande diversité d’épiphytes, des organismes qui poussent en se servant d’autres plantes comme support, sans nuire à celles-ci. C’est le cas des orchidées dont les racines étreignent l’écorce des arbres et qui ne peuvent vivre que grâce à cette union. Grâce à la technologie du headspace, l’artiste a pu capturer et reproduire le plus fidèlement possible l’odeur de ces quatre orchidées menacées. Avec ses troncs coupés d’un blanc fantomatique et l’absence de fleurs que seule le parfum suggère, l’œuvre évoque ainsi la progressive disparition de ces « étreintes » naturelles, conséquence de la déforestation et du changement climatique.
Bien que l’ancrage géographique, le mouvement écologique, la célébration de cultures diverses et la recherche historique semblent être des thèmes de prédilection pour une grande partie des artistes, les évocations, symboles et formes olfactives à découvrir cet été sont aussi variées que captivantes, et promettent aux nez curieux de belles découvertes.
Les mandalas sont en premier lieu des aires rituelles utilisées pour évoquer des divinités hindoues. Le bouddhisme, héritier de ces pratiques, les utilise également dans ses rites et pratiques de méditation. « Notre mandala » désigne aussi l’ensemble des rayonnements de nos consciences sensorielles et mentales.
Ensemble d’écoles de peinture indienne apparues au XVIe siècle à la cour royale du Rajasthan en Inde et dont certaines sont issues de la peinture moghole.
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Clara Muller
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
En février 2022, le Festival Everybody, initié par le Carreau du Temple et en partenariat avec Nez, interrogeait la place du corps dans nos sociétés contemporaines. La critique d’art et commissaire d’exposition Sandra Barré démontre dans cette conférence que, dans notre société où tout est visuel et visible, le corps féminin a souvent été enfermé dans ce qu’il donne à voir. Aujourd’hui, parmi les alternatives de représentations, des artistes explorent notamment le prisme de l’odeur, qui offre mille et une ouvertures dépassant ce que permet la vue.
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
Alors que s’achève doucement la saison des pollens et que la miellée bat son plein, Nez vous propose de poser un regard d’artiste sur la cire d’abeille, matière animale de la palette des parfumeurs souvent oubliée, et dont la dimension parfumée séduit les plasticiens qui, par elle, transfigurent les espaces.
Une abeille a besoin d’environ 10 kg de sucre pour produire 1 kg de cire. Les jeunes ouvrières, chargées d’élaborer les rayons destinés à recueillir le miel et les larves, la produisent à l’aide de leurs glandes cirières, situées sous l’abdomen. La cire nouvelle est encore limpide et ne se s’opacifie qu’après la mastication et le mélange avec la propolis et le pollen. Alors que de nos jours elle est traditionnellement récupérée par les apiculteurs pour confectionner des bougies, des produits cosmétiques, ou simplement gaufrée afin de recréer des cadres alvéolés pour les ruches, certains artistes contemporains ont trouvé dans cette production propre aux abeilles une ressource précieuse.
L’usage de la cire comme matériau de la création artistique remonte aux années 1960 et doit beaucoup au travail de Mario Merz et à celui de Joseph Beuys. Ce dernier est profondément influencé par l’anthroposophe Rudolf Steiner, qui déclarait en 1923 dans l’une de ses conférences : « Les ouvrières, parmi les abeilles, apportent à la communauté ce qu’elles ont réuni à partir des plantes et le convertissent en cire dans leur propre corps pour aboutir à toute cette merveilleuse structure alvéolée. […] Si l’on prend un peu de cire d’abeille, on a là réellement un produit intermédiaire entre le sang, le muscle et l’os. » Cette approche métabolique du matériau séduit Beuys, fasciné par la chaleur vivante de la cire et le « processusalchimique, à l’œuvre quelque part dans la fleur : où le processus réel de chaleur primitivement s’épanouit, où sont créés les parfums qui se dispersent, et où le nectar qui se forme, n’est autre que le propre miel de la fleur. [1]Joseph Beuys, Entretien avec B. Blume et H.G. Prager, Rheinische Bienenzitung, décembre 1975 »
Aujourd’hui, plusieurs plasticiens comme le chinois Ren Ri, le slovaque Tomáš Libertíny, la canadienne Aganetha Dyck ou encore le français Pierre Huyghe, ont développé des formes de collaborations plus ou moins directes avec ces précieux insectes que sont les abeilles pour faire émerger des volumes sculpturaux alvéolés. D’autres artistes prêtent une attention plus particulière à la substance malléable de la cire fondue et à l’odeur douce et séduisante qui en émane et infuse l’air de ses qualités sensibles. L’allemand Wolfgang Laib, la canadienne Penelope Stewart, les français Emma Bourgin et Bernard Thimonnier, tous ont développé une pratique plastique dans laquelle les effluves de la cire, hésitant entre le miel et l’encaustique, prennent une importance égale à son aspect.
En parfumerie, l’absolue de cire d’abeille, obtenue par extraction à l’alcool, « enrichit les notes florales naturelles, comme les absolues de tubéreuse ou de jasmin » nous confie le parfumeur Bertrand Duchaufour, adepte de cette matière qu’il a notamment travaillée dans l’accord tabac d’Or du Sérail de Naomi Goodsir. « Moins chère que les absolus floraux (environ 2000 €/kg), elle peut aussi pallier au manque de produits naturels lorsque ceux-ci sont trop onéreux en donnant un effet naturel, une patine florale et cireuse. » Polyvalente, utilisée comme note de cœur mais rarement comme note principale, « c’est un produit très noble qui a des effets extraordinaires sur le narcisse ou la fleur d’oranger, mais aussi avec les notes de foin, de liatrix, de tonka ou même de maté. Cela peut-être légèrement aphrodisiaque, car cela s’apparente aussi à des notes résineuses et baumées. C’est magique ! » s’enthousiasme le parfumeur. Les intonations chaudes, tabacées, cireuses et miellées de cet extrait, « proche de l’absolu de genêt », sont cependant assez distinctes de l’odeur des rayons tirés de la ruche, plus lumineuse et plus caractéristique pour les néophytes, et que l’on reconnaît dans l’aura de certaines installations contemporaines.
Les nombreuses Chambres de cire, que Wolfgang Laib crée depuis 1988, sont les premières œuvres majeures à avoir fait du parfum de cette matière un élément constitutif et fondamental. Ces cellules monastiques dont les murs et plafonds sont composés de panneaux de cire d’abeille, ont été pensées par l’artiste comme des espaces méditatifs, des mondes à part. La création la plus remarquable de cette série est certainement La Chambre des certitudes inaugurée en l’an 2000 dans les Pyrénées Orientales, au sein d’une cavité creusée sous un dôme rocheux du Roc del Maure. Les murs de la grotte, bombés et irréguliers, sont entièrement enduits de cire, conférant à la roche l’aspect d’une peau luisante et mordorée. Plutôt que la froide minéralité du granit, c’est la tiédeur du parfum de cette sécrétion animale qui embaume le corps des visiteurs, et donne forme à l’espace.
La texture, la couleur et cette senteur, familière pour beaucoup, souvent associée aux intérieurs soignés plutôt qu’à la montagne, font de cet espace insolite un lieu abstrait, dédié au recueillement, à l’écoute de soi; un refuge singulier au milieu du bourdonnement de la garrigue. « Pénétrer dans une chambre de cire, déclare l’artiste, c’est entrer dans un autre monde, peut-être sur une autre planète et dans un autre corps. [2]Sur le site The Phillips Collection, le 13 janvier 2013 » Si minimaliste soit-elle, l’intervention de Wolfgang Laib requalifie la nature perçue de l’espace et influence l’état spirituel et émotionnel de celui qui s’y trouve. Sensibilité, mémoire et imagination s’allient pour façonner la perception du lieu [Voir l’article « Architectures olfactives » dans le treizième numéro de Nez, p. 95]. Lorsque la porte en bois se referme sur La Chambre des certitudes, le visiteur, imprégné de cet antre odorant, peut en effet s’imaginer au cœur d’une matrice rassurante, comme l’abeille nouvelle-née dans le creux d’une alvéole encore fermée par son opercule, à la fois couveuse et garde-manger, baignant dans le parfum flave de la cire. Cette déterritorialisation visuelle et olfactive autorise à la fois l’ascèse et le devenir-animal, l’entrée « dans un autre corps ».
Les qualités sensuelles et architecturales de cette matière fondent aussi la pratique de Penelope Stewart. Obtenue à partir des opercules, la cire utilisée par l’artiste d’origine québécoise est la plus pure mais aussi la plus parfumée de la ruche. « Pour moi, ce parfum est un rappel du miel, du pollen et des jardins, et un sentiment d’être à l’intérieur et à l’extérieur du temps. […] C’est un matériau parfait pour tapisser les espaces existants car la cire les transforme en sites phénoménologiques dynamiques », explique-t-elle. Ses pavés de cire moulée, dont les teintes varient du jaune pâle au brun foncé, se substituent ainsi aux carreaux de ciment, à la terre cuite et aux pierres taillées comme matériaux de construction. Constituant des installations in situ monumentales, doublant le bâti des espaces d’exposition, ils en modifient radicalement l’aspect et l’atmosphère. « L’importance de l’ouïe, de l’odorat et du toucher dans la perception atmosphérique […] résulte de leur essence d’organes de sensations non-directionnelles et globales[3]Juhani Pallasmaa, « Percevoir et ressentir les atmosphères. L’expérience des espaces et des lieux », Phantasia, Vol. 5, 2017, pp. 120-121. » détaille l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa auquel l’artiste se réfère souvent. Pour ses qualités sensorielles, la cire d’abeille est ainsi un matériau essentiellement atmosphérique, propice à la création d’expériences corporelles totalisantes. Seule « la perception périphérique transforme les images rétiniennes en une participation spatiale et corporelle » ajoute l’architecte. Les constructions de Penelope Stewart, à la fois visuelles, tactiles et olfactives, renforcent ainsi ce que Pallasmaa nomme « l’expérience existentielle », le sentiment d’être dans le monde.
En 2012 au musée d’art de Joliette, au Québec, 8000 tuiles en cire modelée couvrent entièrement les murs d’une salle pour créer une œuvre panoramique immersive, Apian screen, dessinant une topographie complexe qui rappelle une ville imaginaire vue du ciel. « Les connotations utopiques, les fantasmes architecturaux et la pure joie d’entrer dans un espace composé de cire d’abeille […] sont à la fois enivrants et suffocants »,écrit l’artistepassionnée par le modèle social et architecturale de la ruche. Le motif, l’espace construit et la matière organique, artefact d’une civilisation non-humaine, se confrontent et se répondent, au carrefour de considérations sensorielles, architecturales et ornementales. Ailleurs, ce sont des bas-reliefs baroques et hauts-reliefs floraux qui émergent de ce matériau magique dont la ductilité autorise toutes les fantaisies, comme dans Vanitas (2013), Daphne (2013), ou encore Parois (2007), constitué de 4000 carreaux en cire d’abeille dans un espace de dix mètres carrés. Installée de façon permanente au Musée Barthète de Boussan dédié aux carreaux historiques, sentie bien avant d’être vue, l’œuvre s’inspire à la fois des motifs floraux trouvés dans la collection de faïences du XVe siècle et des stalagmites des grottes de la région. « Mon intention était de créer une architecture sensorielle déclenchant des souvenirs de lieux, réels et imaginaires, et d’histoires à la fois collectives et individuelles » précise l’artiste. « Dans la réalisation de tous ces espaces, ajoute-t-elle, j’ai commencé à remarquer les différentes odeurs des cires achetées dans différentes régions, indiquant la relation de l’odeur avec la flore collectée par les abeilles. J’ai commencé à comprendre combien ce matériau est vivant. »
Si c’est avant tout la tactilité de la cire, son allure chaleureuse de peau dorée, qui intéresse la françaiseEmma Bourgin, cette dernière est elle aussi attentive aux variations olfactives de la matière : « La cire d’abeille tout juste extraite sent fortement le pollen tandis qu’une cire plus ancienne peut parfois sentir l’animal voire le brûlé. ». Formée à l’école des Beaux-Arts du Mans, l’artiste manipule d’abord ce matériau dans le cadre du coulage du bronze grâce à la technique de la cire perdue [4]Procédé dans lequel le bronze, l’argent, le cuivre ou encore l’aluminium en fusion remplacent, en le faisant fondre, un modèle en cire placé dans un moule en matière réfractaire. Cette … Continue reading : « Fascinée par la présence sensible de cette matière à la fois couleur, odeur, lumière, reliquat de paysage, j’en voulais au bronze de la « perdre » » déclare-t-elle. Elle l’adopte donc comme matière première à part entière et conçoit avec elle des « surfaces haptiques » pour contrer la disparition du contact sensuel dans un monde de plus en plus virtuel et un milieu de l’art longtemps placé sous le règne du conceptuel. Ses œuvres sont à la fois fleurantes et effleurantes, d’aspect épidermique, douces, tièdes et parfumées. « La cire d’abeille […] donne corps et odeur à ce qui n’en a pas ou plus, réchauffe la pierre » écrit l’artiste sur son site. [5]Voir le site d’Emma Bourgin Et d’ajouter : « Si le soleil avait une odeur, ce serait peut-être celle-ci. »
Cette chaleur que semble contenir et retenir la cire proviendrait selon Beuys du processus de transmutation des substances par la fleur elle-même, puis par l’abeille, et enfin par l’homme. Elle est l’énergie accumulée de la transformation, la vitalité de la matière. En outre, si « la glaise, la cire ont une puissance de forme », comme l’écrit Gaston Bachelard dans La Terre et les rêveries de la volonté (1948), cette « puissance de forme » ne peut advenir que par la chaleur, qui permet, par la même occasion, une plus grande volatilité des molécules odorantes. Dans ses Chambres de cire, Wolfgang Laib utilise d’ailleurs des ampoules de faible puissance mais dont le rayonnement permet de décupler l’odeur pénétrante de la cire fondue. Penelope Stewart remarque de son côté qu’ « en tant que matière vivante, la cire réagit à la chaleur et au froid, de sorte que lorsque la chaleur d’un corps est proche, l’odeur s’intensifie ». Emma Bourgin, elle, l’exalte notamment dans une installation évolutive de 2016 intitulée (Com)plinthe de chaleur compressée par une toile à beurre :liquéfiée grâce à la chaleur d’un tuyau de canalisation en cuivre, la matière, en s’écoulant comme des larmes brûlantes, dessine au sol un ensemble de concrétions parfumées. « Allumer le feu sous la cire d’abeille et provoquer ainsi sa réaction olfactive c’est comme allumer la lumière » déclare-t-elle.
Avec ce merveilleux produit de la ruche, la plasticienne façonne aussi des objets aux formes abstraites, des moulages de fragments de corps, ou organise des rencontres avec d’autres matériaux comme la pierre, le plâtre ou le bois. Mais ce sont ses œuvres de plus grande envergure qui, de fait, laissent véritablement à la cire l’espace de s’exprimer et diffusent le plus intensément son parfum pour créer ce que l’artiste appelle des « expériences spatiales », lorsque « [l’]odeur génère un espace plus ample que le visuel ». Vitrail, exposé en 2013 à l’Abbaye aux Dames de Caen, est un grand voile translucide constitué de 48 feuilles de papier de soie trempées dans la cire chaude. À travers l’orpiment de ce vitrail souple, le soleil dessine des variations de couleurs et exalte le parfum cuivré de la cire. Dans ce lieu historique achevé au début du XIe siècle, l’œuvre évoque les toiles cirées qui, au Moyen-âge, servaient à fermer les fenêtres des châteaux à la place des vitraux en verre, trop coûteux. C’est aussi ce que rappelle la série intitulée Peau de fenêtre (2016-2019), moulages en cire de fenêtres contemporaines à l’aspect de peau tannée. Redoublement d’éléments structurels et référence à des techniques domestiques ancestrales se retrouvent aussi dans Le Plancher (2012), des lattes de bois brut en partie enduites d’une épaisse couche de cire fondue, rappelant avec emphase les parquets cirés de nos ancêtres.
Habitué à façonner le grès, à sculpter et polir la pierre et le bois, à marteler le plomb, à assembler les objets, à imprimer des marques dans la beauté brute de la matière mise en valeur par le geste, le sculpteur et céramiste Bernard Thimonnier est séduit en 2004 par la plasticité, la transparence, la lumière et le parfum de la cire d’abeille : « J’ai découvert la cire chez un ami apiculteur au début des années 2000, mais surtout la chaudière qui permet de la chauffer au bain marie pour qu’elle reste souple. » C’est au Château d’Eau à Bourges que pour la première fois l’artiste manie cette substance, en recouvrant quatorze des quinze arches intérieures du bâtiment de toiles trempées dans la cire chaude pour donner à l’espace circulaire l’aspect d’une lanterne géante. La cire d’abeille est depuis rentrée dans son langage. « Je l’ai utilisée avec l’huile de vidange, le plomb et les terres enfumées comme paradoxes ou oxymores »détaille l’artiste. Ce dernier crée notamment avec ce matériau atypique des œuvres sur papier et de grands monochromes cirés et rétro-éclairés [6]Certains de ces monochromes en cire sont exposés jusqu’au 17 juillet 2022 à la MG Galerie à Sancerre. en utilisant des techniques inspirées de l’émaillage céramique, à la louche ou par trempage.Il compose également des volumes à partir de géotextile ciré sur des structures en bois, faiblement illuminées de l’intérieur. Ces sculptures translucides, au parfum de ruche, s’apparentent à des spectres orangés, fantômes des pièces denses et lourdes de l’artiste dont elles imitent les formes.
Cet été, Bernard Thimonnier expose à la Turbine-Pertrin, ancien moulin à eau du XVIIe siècle situé sur la Grande Sauldre à Villegenon dans le Cher, dans le cadre de deux événements en partie concomitants : l’exposition « Utopia Dystopia » organisée par Christophe Loyer du 5 juillet au 10 août [7]Plus d’informations sur le site de Christophe Loyer et le festival Cactus Calamité, du 29 au 31 juillet. [8]Plus d’informations sur le site de l’organisateur Dans ce lieu atypique, il prend possession de l’espace avec un essaim d’œuvres intitulé La Ville noire (2021). Des céramiques aux contours abstraits, réalisées grâce à la technique de la « terre enfumée » – un enfumage qui permet de teinter la surface des pièces d’un noir intense et profond –, prennent des allures de falaises et de bâtiments aveugles devant le ciel couleur de soufre d’une grande toile cirée. Les ombres lourdes de La Ville noire, baignant dans la lumière et l’odeur d’or de la cire, constituent un paysage miniature de formes dont on ressent pourtant la monumentalité.
Alors que l’espace d’exposition était originellement dédié à la puissance hydraulique, encore plein du vrombissement de l’eau qui court, les pièces de Bernard Thimonnier sont paradoxalement le produit du feu : celui qui a servi à durcir et noircir la terre comme celui qui a servi à amollir la cire. Entre minéralité et animalité, ses œuvres se confrontent et se répondent dans ce lieu naturellement imprégné d’une odeur humide mais qui se vêt pour l’occasion d’une chaleur nouvelle. En effet, pour réactiver l’aura olfactive de la cire qui s’atténue doucement avec le temps, l’artiste a placé dans l’espace un long rouleau de géotextile fraîchement ciré, dans lequel l’air, en circulant, vient cueillir les arômes solaires de la matière avant de les disperser.
Inimitable, le parfum de la cire d’abeille confère aux œuvres la pulsation du vivant. Alors que les parfumeurs l’associent principalement aux fleurs, les plasticiens l’allient à la pierre, à la terre ou au bois, la traitent en aplats, avivent son éclat, et en font la note unique et vibrante des atmosphères contemplatives dont ils sont les ouvriers sensibles.
Procédé dans lequel le bronze, l’argent, le cuivre ou encore l’aluminium en fusion remplacent, en le faisant fondre, un modèle en cire placé dans un moule en matière réfractaire. Cette méthode est connue au moins depuis le IVe millénaire av. J.C.
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Cet article a été écrit en partenariat avec Firmenich.
Les pertes d’odorat et les confinements nationaux ont porté un coup à l’industrie du parfum, mais ont également initié une remise en question devenue nécessaire. Pour répondre aux enjeux sociétaux émergents, la société Firmenich met en place les fondations d’un nouveau paradigme de la parfumerie. Ilaria Resta, présidente monde parfumerie, a évoqué ces questions le 30 juin 2022 lors d’une présentation au WPC à Miami.
La fermeture de nombreuses entreprises, le ralentissement des échanges et l’absence d’interactions sociales ont eu pour premier effet de diminuer les ventes du secteur dans le monde entier. Mais l’épidémie a aussi eu pour conséquence de faire reconnaître l’importance du sens olfactif comme l’une des conditions de notre bien-être. Dans ces périodes complexes, où l’organisation mondiale est bouleversée, ce critère est devenu essentiel pour le choix d’une fragrance : « Désormais, la principale raison pour laquelle les personnes se parfument au quotidien est liée au soin de soi et au confort. Auparavant, les motivations tenaient plutôt à la mise en avant, au plaisir hédonique ou à la sensualité », explique Ilaria Resta, présidente monde parfumerie chez Firmenich. Ayant rejoint la société de composition deux semaines avant la fermeture des frontières, après vingt ans d’expérience chez Procter & Gamble, elle a impulsé une évolution rapide au secteur, en faisant face à cette situation critique pour repenser le modèle de la création. Dans un monde où les consommateurs de parfum sont de plus en plus curieux, en recherche de transparence, refuse les stéréotypes de genre et développe une approche plus globale du bien-être, la vieille image de la parfumerie n’avait plus sa place.
La multiplication des études scientifiques sur l’odorat, notamment à la suite de la découverte des troubles olfactifs causés par le Covid-19, mais également à l’initiative des marques et maisons de composition, a permis de renforcer les connaissances sur l’impact neurologique des odeurs : « Le parfum a le pouvoir de modifier notre humeur et de provoquer des émotions grâce à son impact sur notre cerveau. Et, dans la mesure où ce dernier contrôle le corps, certains parfums peuvent améliorer notre sentiment de bien-être en déclenchant un relâchement physique, permettant de se sentir moins tendu, de gagner en concentration et même de remonter le moral », souligne Ilaria. Une nouvelle approche de la création s’est ainsi développée : on ne se parfume plus simplement pour sentir bon, mais pour se sentir bien. C’est le crédo de la « functional fragrance », branche de la parfumerie où ce n’est plus seulement l’aspect esthétique de ce que l’on porte qui est pris en compte, mais aussi l’impact émotionnel. Dans un monde où le bien-être est devenu une préoccupation majeure et où les dépenses en la matière sont en constante augmentation, Firmenich avait sa carte à jouer : « Nos études ont montré que deux tiers des consommateurs recherchent des créations qui leur apportent une sensation de fraîcheur et les apaisent ». Une manière de renouer avec les racines historiques de la parfumerie : rappelons-nous que, dans l’Antiquité égyptienne notamment, celle-ci était au cœur des rituels religieux et des soins médicaux. La tendance s’élargit désormais à tous les produits parfumés, des cosmétiques aux adoucissants textiles, ouvrant de nouvelles perspectives pour la création. « Dans les produits de soin, c’est la sensorialité qui est de plus en plus travaillée ; et ce, pas seulement parce que l’on passe d’une approche clinique à une notion plus holistique du bien-être de la peau, mais aussi parce que les liens entre les récepteurs olfactifs de la peau, notre système nerveux et la santé de l’épiderme sont mieux compris. Nous pouvons observer que la santé préventive commence à porter de l’intérêt aux parfums ou encore que les hôpitaux de réadaptation leur donnent une place dans leurs protocoles » poursuit Ilaria.
Cette attention accrue à l’olfaction et à son importance dans notre quotidien influence également une autre tendance : le renouveau de l’expérience digitale, d’où l’odeur était jusqu’alors exclue. Mais avec la montée en puissance de ce que l’on nomme le « phygital », l’écran doit désormais devenir le vecteur d’une immersion dans une forme de réalité qui implique tous les sens. D’autant plus que se développe le métaverse, qui devrait concerner d’ici 2026 30 % des organisations dans le monde selon l’entreprise américaine Gartner. L’odorat offrant un ancrage puissant au réel, il confère un potentiel décisif à l’ère médiatique et aux expositions auparavant déterminées par le primat de la vue. Dans différents musées, le nez est désormais mobilisé. Le Museum of Craft and Design de San Francisco clôturait ainsi en juin « Living with Scents», une exposition centrée sur les odeurs où étaient représentés les travaux de plus de quarante artistes et designers. La société Firmenich a quant à elle collaboré avec l’artiste et designer Refik Anadol, qui a présenté en mai une installation digitale immersive à la Casa Batlló à Barcelone, en hommage à Gaudí.
Et si le virtuel offre à présent une place à l’olfactif, le métier de parfumeur s’imprègne en retour du digital, puisque l’intelligence artificielle fait désormais partie intégrante des développements. « Les parfums sont des compositions chimiques complexes. Chaque matière – et il y en a des centaines dans une seule création – a différentes propriétés physiques et chimiques. L’intelligence artificielle est employée pour augmenter certaines performances d’une fragrance ou pour imaginer des parfums qui pourront offrir un bénéfice émotionnel. C’est d’ores et déjà l’un des composants clefs de notre innovation », synthétise Ilaria. Sous ce terme d’intelligence artificielle sont ainsi regroupés différents outils permettant de prendre en compte les paramètres de plus en plus importants pour la création. On pense, notamment, aux réglementations – en perpétuelle évolution – autour des matières premières et de leur dosage. Mais Firmenich a aussi mis au point son EcoScent Compass qui regroupe les critères complexes permettant de mesurer l’impact environnemental des produits.
Car la demande des consommateurs en matière de transparence de sourcing et de produits plus respectueux de l’environnement fait partie de ces nouvelles impulsions qui remodèlent l’industrie. La parfumerie produirait en effet 92 millions de tonnes de déchets par an, et l’urgence climatique s’est imposée comme une nécessité. Pour répondre à son programme ambitieux d’objectifs ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) à atteindre d’ici 2030, Firmenich a décidé de repenser la palette du parfumeur, en misant sur les extractions CO2, plus respectueuses de l’environnement que les autres techniques d’extraction, mais aussi sur les ingrédients upcyclés et les biotechnologies : « Un gros travail nous attend pour offrir aux parfumeurs plus de possibilités de création respectant des standards d’écoresponsabilité élevés. La palette d’ingrédients est fondamentale pour cela, et je suis persuadée que la science sera notre force motrice. Nous sommes à l’orée d’une autre grande transformation, de la même ampleur que lorsque les matières synthétiques ont été introduites [à la fin du XIXe siècle]. La biotechnologie est la prochaine grande étape. Elle nous permet de créer des ingrédients à partir de ressources renouvelables, qui ont aussi des bénéfices fonctionnels ». Cas exemplaire, le Dreamwood développé par la société, aux facettes de santal, est 100% renouvelable, avec un faible impact carbone, mais également antibactérien et il présente des propriétés intéressantes pour la peau. Une manière de remettre en question les affirmations un peu trop simplificatrices sur le naturel, selon Ilaria : « Les consommateurs commencent à prendre conscience de l’aspect parfois trompeur des revendications sur la naturalité, et comprennent que celle-ci n’est pas toujours plus durable, imposant une approche plus objective éclairée par la science ».
Un challenge central pour la présidente monde parfumerie de la société suisse, qui guide sa vision d’une « parfumerie positive », à la fois pour la créativité, la planète et le consommateur. Et qui explique certainement la croissance actuelle de 30% des ventes en parfumerie fine, supérieure à celle d’avant la pandémie. Rebattre les cartes pour faire émerger une nouvelle ère de la parfumerie : voilà qui laisse présager un faisceau de possibilités, au potentiel prometteur pour les années à venir.
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Jessica Mignot
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Grand rendez-vous mondial de la parfumerie de niche, le salon milanais Esxence s’est tenu à l’abri du soleil de juin, dans un grand hall transformé en un labyrinthe de marques. Tour d’horizon des découvertes et lancements à venir.
Dix heures du matin, trente degrés, une foule s’amasse devant le Milano Convention Centre, au milieu d’une zone en travaux. Mais une fois le badge récupéré, la lumière tamisée, les néons évoquant la boîte de nuit et le bruit feutré des talons sur le sol moelleux nous font passer dans le monde précieux de la niche. Le thème, cette année : « Through the Mirror ». C’est en effet un monde parallèle qui s’ouvre à nous, avec son aspect labyrinthique. Je décide de procéder avec méthode, et commence par aller à la rencontre de Nomenclature, face à moi. La marque new-yorkaise, qui met en avant les molécules de synthèse, présente une nouvelle collection nommée « Modern Eclectics ». Minted est un thé vert à la menthe, avec des facettes fruitées et de concombre. Wood Dew évoquerait la nature après l’orage, avec ses notes de bois humide et lacté, de fruits et de violette. La Neo Rose est presque métallique, épicée et boisée. Pink Ivory est le plus sucré, un peu melon, assez gustatif. Ma préférence va au jasmin à l’ouverture hespéridée et feuille froissée de Palmetto, mais le fond est plus conventionnel.
La marque new-yorkaise Nomenclature
J’avance jusqu’au stand de Miller et Bertaux : cela fait longtemps que je n’ai pas croisé ces flacons ! Justement, un petit nouveau est lancé à l’occasion du salon : Aymara promet de nous porter en Bolivie, avec ses notes de cardamome et de cumin, mariées aux bois, à l’encens et à l’ambre… « Ah, mais vous avez un stand pour Nez ? » me demande mon interlocutrice, étonnée. Oui, au sous-sol. « Ah, mais il y a un sous-sol ? » Oui, il suffit de prendre à gauche, encore à gauche, puis tout droit, à droite, à gauche… Un vrai jeu de piste. Le concept est lancé : après les speakeasy, le Nez-easy (mais pas easy à trouver malgré tout).
Miller et Bertaux, tout en fraîcheur
À l’angle, j’aperçois Etienne de Swardt, le fondateur d’État libre d’Orange. Il me présente Frustration, une vanille qui nous parle de désir amoureux, signée Mathilde Bijaoui chez Mane. Vendu en exclusivité chez Selfridge depuis janvier, le parfum sera désormais diffusé de manière plus globale dans la collection « baroque ». J’ai un effet pop corn à l’ouverture, qui me rappelle La Fin du monde de 2013. L’ensemble se révèle crémeux et appétissant, entre cannelle, marron glacé, vétiver et, évidemment, vanille.
À l’angle, un point de repère : État libre d’Orange
Ambiance pop et estivale sur le stand de Carner Barcelona, qui présente sa gamme « Summer Journey ». Baignade matinale avec Sal y limon, qui comme promis est zesté, iodé et me rappelle… une tequila paf ! Le fond boisé semble offrir de longues heures de tenue. Même aspect salé dans Tennis Club – quelques gouttes perlant sur une peau échauffée par une partie de raquette ? Plus néroli et plus musqué, il est aussi un peu plus complexe que le premier. Proposé pour les soirées, Super Moon évoque la couleur de cette lune par ses fruits rouges, et un cassis légèrement acidulé – mais pas assez pour me faire oublier l’aspect sirupeux un peu trop présent.
Carner Barcelona, des fruits et du fun
Les stands s’enchaînent, dans une blancheur éblouissante, au détour d’odeurs de fleuriste, d’ouds rosés et de notes fruitées qui se succèdent, se mêlent et se répètent avec le rythme d’un rêve éveillé. « Ah, mais il y a un sous-sol …? » J’ai perdu, comme le lapin d’Alice, toute notion du temps. Mais j’arrive un peu par hasard sur un stand inconnu – au nom pourtant familier de Nōse perfumes. Day Off, une tubéreuse boisée et baumée, Meadow Tea, à la fois vert et résineux, ou encore Lumberman, un cuir animalisé et tabacé, me laissent penser que cette marque indépendante originaire de Russie, et encore non distribuée en France, aime travailler des matières chaudes, loin de la fraîcheur espagnole que je viens de quitter.
Nōse, ou la parfumerie en couple
C’est cette même densité que l’on retrouve dans la nouvelle création que me présente Hiram Green, du nom d’Arcadia, cette région grecque plongée dans la mer Egée. Le parfumeur s’est inspiré de la vision idyllique de la nature que ce lieu véhicule, pour construire une fougère à l’ouverture aromatique, où une lavande miellée fait écho à la résine que l’on imagine perlant sur les arbustes méditerranéens, enracinés dans un sol sec révélé par un patchouli terreux. Une composition 100% naturelle, comme les précédentes.
Au centre des créations Hiram Green, la nouveauté Arcadia
Ambiance bucolique et chants d’oiseaux s’élèvent du Jardin retrouvé, verdoyant et calme comme un havre de paix au milieu du tumulte environnant. Sur mon chemin pour retrouver le stand caché de Nez, je croise Anatole Lebreton, et en profite pour sentir sa future création – mais chut ! Nous en saurons plus à l’automne prochain.
Le Jardin retrouvé : entendez-vous les oiseaux chanter ?
Une conférence m’attend, au sous-sol, justement. Marta Siembab nous y parle des innovations autour de l’odorat. Dans le champ de la santé, des dispositifs sont pensés pour repérer les changements de perception olfactive d’une personne, considérés comme un bon indicateur pour certaines pathologies. Elle nous explique aussi que les études récentes expliquent la cacosmie (trouble de l’odorat caractérisé par la perception persistante d’une odeur désagréable) par la présence d’une molécule spécifique qui serait mal traitée par le cerveau ; et nous parle des traitements pour ces troubles qui se développent depuis la pandémie. Sur le plan de la création, après avoir évoqué les outils d’intelligence artificielle mis en place dans les maisons de composition, c’est le développement du dispositif par le Tokyo Institute of Technology qui est mis en avant : celui-ci permettrait de recréer l’illusion de percevoir des senteurs complexes, avec seulement une vingtaine de composés odorants. Marta Siembab évoque également les différentes tendances, de la « functional fragrance » – qui prend en compte les effets des parfums sur nos émotions – au do it yourself et à ses problèmes en matière de sécurité et de régulation,; ou encore la blockchain qui offre une traçabilité des créations. Ce sont ensuite les différents parcours olfactifs proposés dans les musées qui sont évoqués – ça tombe bien, nous vous en proposons une mise en perspective sur le site de Nez ! Enfin, selon l’intervenante, plusieurs sociétés cherchent à développer des dispositifs afin de nous faire sentir à travers nos écrans, agrémentant les futures réunions Zoom, mais aussi le tourisme virtuel. L’odeur serait-elle la dernière clef de l’expérience en ligne ? C’est sur cette question, et un peu frigorifiée, que je quitte la salle de conférence, retrouvant les tables polychromes de Nez juste en face.
Pas facile à trouver, mais coloré : le stand de Nez
Retour « en haut », où Karine Torrent, la fondatrice de Floratropia – dont vous pouvez lire l’entretien ici –, me fait sentir deux futures créations réjouissantes, encore en cours de développement.
Floratropia, immaculée naturalité
Mais je change rapidement d’ambiance : intriguée par l’univers gothique et le personnel tout de noir vêtu de Coreterno, je m’approche timidement. La marque, lancée en 2014, me présente Hardkor, dont les notes très fruitées et sirupeuses à l’ouverture sont contrastées par un fond cuiré et fumé, aux intonations d’oud bien présentes.
Coreterno, le gothique, c’est chic ?
De l’oud toujours chez Histoire de parfums, qui lance Encens roi, une création autour de l’oliban – la matière préférée de son fondateur, Gérard Ghislain, qui lui a d’ailleurs consacré toute une marque baptisée Olibanum, présente au stand d’à côté.
Histoires de parfums, ceci n’est pas une date
Soudain, passe un troupeau d’influenceurs qui sautillent derrière leur selfie de groupe et attirent mon attention sur le stand de Perfume Sucks, au nom provocateur, tout comme les boîtes – des tubes de papier toilette. Le parfumeur suisse Andreas Wilhelm a fondé sa propre marque en 2017, après une carrière au sein de maisons de compositions. Il a choisi d’imprimer sa formule sur le flacon, et propose plusieurs kits de parfumerie – un « perfume hacking kit » pour créer soi-même deux parfums de la collection, et des coffrets d’apprentissage de matières premières. Parmi les créations, aux noms de couleurs, ma préférence va à Living Coral, un iris cosmétique un peu gourmand.
Perfume Sucks et ses rouleaux de papier toilette
Mais je commence à fatiguer : traversant une déferlante de parfums boisés et épicés, de roses orientales et de fleurs blanches indolées, je cherche la sortie, me trompe dix fois de chemin, et finis par retrouver la lumière du jour, la morsure du soleil, l’odeur de jasmin dans les rues milanaises, le chant de la ville et du petit métro qui la traverse, comme venu d’un autre temps. Ouf, je respire à nouveau !
Esxence, jour 2 : le retour de la mouillette
Deuxième jour. Après une nuit de sommeil où je rêve de mouillettes, de labyrinthe et de néons, et deux tout petits cafés à la mode italienne, me voilà de retour sur la piste.
Je profite de la relative place disponible pour m’aventurer sur le stand de Filippo Sorcinelli, dont le décor noir, plastifié et orné de tableaux attire les hipsters du salon, à l’image du fondateur (lui-même orné d’une barbe et de tatouages). Aux côtés de sa nouvelle collection de produits pour le corps nommée « SuperFluo? » est présenté Lux visionaria, créé en collaboration avec la journaliste Bianca de la Garza. Un encens froid, fumé et presque humide s’élève, réchauffé d’une graine d’ambrette musquée, de fleurs blanches solaires et surtout d’un fond ambré vanillé. Mais la foule me force rapidement à quitter le lieu devenu bondé, laissant mon hôte se faire happer.
Du fluo et de l’art sombre s’entremêlent chez Filippo Sorcinelli
Le stand Panouge s’éclaire quelques pas plus loin, et je demande à sentir l’extrait Iris de Fath, lancé en 2018. On m’apprend qu’une version eau de parfum, également signée Patrice Revillard, sera proposée au début de l’année 2023 : joie ! En septembre 2022 sortira Vétiver gris, créé par Jean Christophe Hérault d’IFF, qui propose un traitement assez gourmand de la racine, avec un accord noisette. Chez Isabey, repris par le groupe en 1999, c’est Avant et après, un bouquet de fleurs blanches sucré-salé qui sera mis sur le marché en octobre ; et début juillet, la très jolie bougie Fleur de gardénia composée par le même Patrice, où l’on perçoit même légèrement la facette champignon de la plante.
Jacques Fath et Isabey, au stand Panouge
Au détour d’un croisement, porté dans les bras de sa propriétaire – qui a peut-être voulu par là faire un pied-de-nez au terme de niche – un chien me regarde, le cœur battant. Je trouve l’image amusante, quand on sait que ceux-ci ont 44 fois plus de récepteurs olfactifs que les humains. Apprécia-t-il plus la parfumerie moyen-orientale et ses ouds animalisés ou les hespéridés espagnols pour le rafraîchir de cette canicule qu’il ne supporte plus ? L’histoire ne nous le dit pas.
Mais le stand de la photographe et parfumeuse Christèle Jacquemin me sort de ces questions métaphysiques et me plonge dans la contemplation esthétique. Chacune de ses compositions met en parfums l’un de ses clichés, pris dans différentes villes du monde. Je découvre notamment les trois dernières créations, Echoes of Silence, inspiré de Murcie en Espagne, très vert et hespéridé, avec des facettes de citronnelle ; Slow Life, pour la ville d’Okubo au Japon, à la fois animal et vert – le nard, m’explique Christèle – ; et enfin Enlightenment, une sauge poivrée froide et irisée, créée en hommage à La Foux d’Allos, une station de ski française. Une parfumerie signée et soignée, qui fait plaisir à sentir.
Les clichés pris par Christèle Jacquemin qui ont inspiré ses créations
Plusieurs nouveautés sont également mises à l’honneur chez Pont des arts, dont je connais bien l’oriental À ce soir de Bertrand Duchaufour. Il a aussi signé un hommage au vétiver avec Next Tee, un boisé aromatique ouvert par une note juteuse et épicée de pamplemousse. Je découvre également Chukker, avec son oud floral et cuiré, Jardins des Avelines, un floral fruité musqué, Cologne Vendôme, une eau chyprée aux allures vintage et enfin On Board, un aquatique salé et fruité – décidément, la note salée est à la mode.
Au stand Pont des arts, un petit placement de produit…
Dernière découverte de la journée, The Harmonist est l’une de ces marques travaillant sur des « functional fragrances » – nous les avions évoquées plus tôt, vous suivez ? Elle est fondée sur la philosophie du feng shui et les compositions sont déclinées en versions noires et blanches – pour le yin et le yang. Au côté de la collection existante, trois nouveautés me sont présentées : Yin Transformation, aqueux, cotonneux et musqué ; Moon Glory, un bouquet de fleurs blanches miellées ; et Sun Force, un boisé épicé plus conventionnel.
The Harmonist, ambiance feng shui
Son nom me rappelle que dehors, le soleil brille encore. Comme moi, certains cherchent la porte de sortie et s’éloignent lentement, comme d’une soirée arrosée, leurs yeux tentant de se faire à la lumière encore éclatante d’un jour trop chaud. Du gothique hipster à la femme d’affaire tirée à quatre épingles, de la modeuse surmaquillée au représentant extravagant, chacun retrouve les rues milanaises, posant leurs pieds sur le bitume fondu, prêt à aller siroter son spritz bien frais.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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