Les superpouvoirs des odeurs

À l’ère du développement personnel et de la quête d’harmonie, l’enjeu n’est plus seulement de sentir bon : il faut aussi se sentir bien. C’est pourquoi l’industrie du parfum s’intéresse de très près à l’aromachologie, l’étude de l’influence des senteurs sur notre esprit. À l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale ce lundi 10 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #06 – Le corps et l’esprit.

« Comment vous sentez-vous ? » La question s’affiche sur l’écran de votre téléphone et vous choisissez parmi trois réponses : « super », « OK » ou « pas bien ». L’application mesure ensuite votre rythme cardiaque pour évaluer votre niveau de stress, puis vous demande quelle activité vous avez prévu : travailler, faire du sport, dormir… Enfin, grâce un algorithme unique, elle détermine la composition d’un parfum d’ambiance adapté. Cet outil a été développé par Shiseido pour BliScent, le premier diffuseur de parfum d’ambiance intelligent, capable de créer plus de 3 000 compositions à partir des six senteurs contenues dans ses cartouches, et de diffuser celle qu’il juge la plus pertinente au regard de l’activité et de l’humeur de son usager à un instant donné. BliScent, qui sera commercialisé prochainement, est l’une des dernières innovations de la marque japonaise qui s’intéresse depuis toujours à l’aromachologie, c’est-à-dire à l’étude de l’influence des odeurs sur le psychisme. Cette science part du constat qu’une odeur peut déclencher une même réponse psychologique chez divers individus – au-delà de leur expérience, de leurs goûts et de leurs biais culturels – pour chercher à comprendre comment le psychisme peut être atteint via le système olfactif. Ce dernier constitue en effet un accès privilégié vers le système limbique, siège des émotions dans notre cerveau. Le fait que les odeurs ont une influence sur notre état d’esprit nous est d’ailleurs connu, de manière empirique, depuis la nuit des temps.
L’aromathérapie (l’utilisation des huiles essentielles à des fins thérapeutiques) a déjà pu prouver par ailleurs que certaines plantes ont des effets stimulants (comme le citron ou la menthe poivrée) ou relaxants (camomille, lavande…). Depuis une trentaine d’années, l’aromachologie – dont le nom, utilisé pour la première fois en 1982 aux États-Unis par la Fragrance Foundation, dérive des mots anglais aroma et psychology – étudie les liens entre les odeurs et une palette de sentiments plus large, de la détente au bonheur en passant par la confiance en soi.
La naissance de l’aromachologie est à la fois un facteur et une conséquence de l’évolution du regard que l’industrie du parfum porte sur ses propres produits – qu’il s’agisse d’huiles essentielles, de molécules de synthèse ou de compositions. À partir des années 1980, des initiatives d’un genre nouveau voient le jour : centres de recherche consacrés à l’examen des phénomènes physiologiques induits par le parfum et à la mise au point de protocoles pour les évaluer (comme celui de Shiseido, inauguré à Tokyo en 1984), projets menés en collaboration avec des chercheurs (Givaudan débute ainsi en 1985 des travaux sur les odeurs et les émotions) ou avec des universités (Firmenich coopère notamment avec celle de Genève, Symrise avec celle de Tours), programmes de neurosciences (chez Symrise, au début des années 2000) ou encore création de départements aux ambitions inédites.

Cartographier les émotions
En 1982, la société de composition américaine IFF imagina une section Aroma Science au sein de sa branche de recherche et développement, dans le but de formaliser et d’objectiver les liens entre ses essences et les émotions qu’elles pouvaient susciter chez les consommateurs. Cette nouvelle entité donna l’impulsion d’un projet ambitieux : cartographier l’ensemble des ingrédients naturels et synthétiques de la maison selon les émotions qu’ils évoquaient à des consommateurs. Ces derniers étaient invités à situer chaque odeur sur un schéma circulaire articulé autour de deux axes : émotions positives/négatives, activation +/–. Ce fut l’ère du mood mapping, à laquelle succéda une approche plus large de caractérisation multisensorielle, qui permit de connaître les couleurs, textures ou encore attributs spontanément associés à chaque ingrédient. La base de données qui en résulta, ScentEmotions, servit notamment à Jean-Claude Delville et Rodrigo Flores-Roux pour créer Happy de Clinique, en 1997. « Aujourd’hui encore, même à l’aveugle, il est perçu comme un parfum qui évoque la joie, assure Arnaud Montet, directeur du département Consumer Science d’IFF. Le mood mapping et ScentEmotions sont des outils puissants, développés avec une véritable intention stratégique, même s’ils ne s’appuient que sur des données déclaratives. Chaque nouvel ingrédient qui rejoint la palette de nos parfumeurs est testé partout dans le monde. C’est cet aspect systématique du programme, mené en continu depuis des années, qui fait sa force. »
Ces outils ont largement contribué à faire entrer le potentiel émotionnel des odeurs dans la culture de l’entreprise ; tous les parfumeurs qui y travaillent sont aujourd’hui sensibilisés et encouragés à s’en servir. Il y a quelques années, lorsqu’IFF reçut un brief pour « le parfum du bonheur », c’est tout naturellement qu’une sélection d’ingrédients « heureux » servit de support à Dominique Ropion, Anne Flipo et Olivier Polge pour imaginer un certain La vie est belle

Ingrédients à la loupe
Si certains des outils qu’elle a permis de créer restent d’actualité, l’ère des enquêtes déclaratives semble sur le déclin : l’industrie du parfum concentre aujourd’hui ses efforts sur l’obtention puis le traitement de données plus objectives que les propos de ses consommateurs, d’abord pour connaître et mesurer l’action des ingrédients qu’elle utilise, ensuite pour éprouver l’effet des accords ou compositions qui résultent de leur combinaison.
« Notre métier de création consiste à associer entre elles des matières premières. Nous savons, pour chacune d’elles, si elle a un effet énergisant ou relaxant, et à quel point », explique Thibaut Madre, directeur de l’innovation chez Takasago. Depuis 1981, la maison de composition japonaise a recours à l’électroencéphalogramme (EEG, un examen mesurant l’activité électrique du cerveau à l’aide de capteurs placés à la surface du cuir chevelu) pour évaluer la réaction d’un sujet face à une odeur donnée. « Nos parfumeurs ont accès à toutes ces informations, ce qui leur permet de prédire quel effet va avoir une formule sur laquelle ils travaillent. Nous vérifions généralement le résultat une fois la composition achevée, car la théorie ne correspond pas toujours à la réalité. » Grâce à cette expertise, Takasago, l’un des pionniers de l’approche aromachologique de l’industrie, a travaillé sur de nombreux produits revendiquant des propriétés énergisantes ou relaxantes, de parfums comme Relaxing Fragrance (1997) ou Zen (2007) pour Shiseido à des produits pour le corps tels que la gamme Hydra Zen de Lancôme ou la lotion Original Bedtime de Johnson’s.
Comme la plupart de ses concurrentes, la société peut utiliser d’autres mesures pour appuyer les données obtenues par EEG : activité cardiaque, température corporelle, flux sanguin, dilatation de la pupille, etc. Depuis quelques années, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) permet d’observer avec une finesse inédite l’activité du cerveau, notamment dans ses zones primaires comme les structures limbiques, « invisibles » par EEG. Les maisons de composition ayant accès à cette technologie, très coûteuse et principalement réservée au domaine médical, sont à ce jour peu nombreuses. À travers un partenariat avec une entreprise de neurosciences appliquées au consommateur, IFF passe actuellement au crible de l’IRMf les ingrédients naturels exclusifs de sa filiale LMR. Car, même s’il s’agit de matières premières dont les effets sont parfois connus, il n’est pas question de se contenter d’une revendication générique. « L’idée est de montrer que nous sommes capables de proposer mieux que les autres : non pas une simple lavande relaxante, mais la plus relaxante de toutes, celle de IFF-LMR ! » résume Arnaud Montet. « En comparant nos produits avec des huiles essentielles traditionnelles, nous obtenons une connaissance précise de leur action, précise Bertrand de Préville, directeur général de IFF-LMR. Nous corroborons ces résultats avec les connaissances existantes dans ce domaine pour comprendre quelles molécules sont impliquées dans l’action de tel ou tel ingrédient. » Ces données permettent de déterminer la meilleure méthode d’extraction et de préciser un éventuel protocole de raffinement. La distillation moléculaire, notamment, permet de concentrer certains des composés naturellement présents dans un ingrédient. 

Les tests du futur
Orienter le travail des parfumeurs en amont en identifiant des palettes d’ingrédients ou des structures à privilégier pour un projet donné est l’un des grands apports de l’aromachologie. Un autre se trouve dans la validation de créations en cours de développement. En 2017, Symrise officialisait son programme Gen-Isys (pour Generative Neuro-implicit System) destiné à obtenir une vision globale de la perception par des consommateurs d’une fragrance et de son concept, en étudiant leurs réactions conscientes et inconscientes. Une séance typique de test dure quinze minutes : le participant est installé dans une chaise, face à deux écrans d’ordinateur et plusieurs caméras. Il découvre sur mouillette un parfum et ses réactions sont récoltées par plusieurs outils : un logiciel l’invite à des associations implicites, un casque EEG détermine quelles zones de son cerveau s’activent, tandis que les caméras permettent de capter ses mouvements oculaires et ses expressions faciales. L’algorithme exclusif de Gen-Isys croise ensuite toutes les données obtenues et détermine ce que le consommateur a réellement pensé de la fragrance, s’il est susceptible de l’acheter et même de la racheter.
Récemment, Symrise travaillait à la création d’un parfum « joyeux », raconte Patricia Arnostti, directrice du département Consumer & Market Insights. « Nous avons soumis les propositions développées par nos parfumeurs à des tests consommateurs classiques [déclaratifs] : dix d’entre elles étaient considérées comme joyeuses, et donc pertinentes au regard du brief. Puis nous avons étudié ces dernières grâce à Gen-Isys : il s’est avéré que seules deux étaient vraiment perçues ainsi. Ce sont celles que nous avons nalement présentées au client. » Alors qu’une écrasante majorité des parfums sont aujourd’hui testés et retestés avant d’être mis sur le marché – sans pour autant empêcher les échecs commerciaux –, on peut penser que l’utilisation de ces outils de mesure pourrait à terme remplacer, ou du moins compléter, les méthodes déclaratives auxquelles l’industrie a recours aujourd’hui. 

Une vie meilleure par l’odeur
Si les senteurs peuvent nous faire du bien, tout l’enjeu pour l’industrie est de comprendre où nous avons mal. En d’autres termes, de créer des produits correspondant à un besoin. Dès le départ, l’aromachologie encouragea les équipes marketing à s’appuyer sur les attentes des consommateurs pour imaginer de nouveaux concepts. En 1997 au Japon, dans un contexte social difficile marqué par une vague de suicides, Shiseido lançait Relaxing Fragrance, l’un des premiers parfums à revendiquer des bienfaits aromachologiques. Ce floral vert boisé, aujourd’hui disparu, avait été inspiré par le constat que les Japonais avaient cruellement besoin de détente. Après les fragrances, la marque élargit son champ de recherche au soin : « Nous nous sommes vite rendu compte que, dans la formulation d’un soin, le parfum lui-même peut être considéré comme un actif car il a des vertus pour l’esprit et le corps, témoigne Nathalie Broussard, directrice de la communication scientifique de Shiseido. En neutralisant l’effet du stress, certains d’entre eux permettent indirectement d’améliorer des paramètres cutanés. On a observé que certaines notes permettaient d’équilibrer la production de sébum, on a même démontré les effets amincissants d’une note de pamplemousse, qui stimulait le métabolisme et donc sa capacité à brûler les graisses. »
Qu’il s’agisse de capitons ou de stress, le quotidien sert souvent de point de départ. Givaudan a récemment mené une large étude sur le sommeil, qui a donné naissance à DreamScentz, une technologie brevetée devant permettre à ses parfumeurs de composer des senteurs capables d’améliorer la qualité de celui-ci. Brumes d’oreillers, crèmes de nuit, assouplissants… Les applications potentielles sont nombreuses. On peut déjà citer les capsules parfumées du diffuseur Oria, qui promet un endormissement plus rapide et un meilleur sommeil grâce à des fragrances dont l’efficacité a été prouvée à la fois par EEG et par des tests d’usage à domicile. « On a créé une demande, estime Hervé Fretay, directeur des naturels pour la parfumerie chez Givaudan. Au départ, nous présentions DreamScentz à nos clients qui ne voyaient pas forcément à quoi ça pouvait leur servir ; maintenant, ce sont eux qui viennent nous voir, car la question du sommeil est devenue centrale dans nos sociétés : quel que soit l’âge ou la classe sociale, tout le monde est concerné. » Il en va de même pour le stress, ce qui encourage certaines sociétés comme IFF et Takasago à s’intéresser à la pleine conscience et aux moyens de favoriser via l’odeur cet état popularisé par l’engouement pour la méditation. 

La fin de l’ère du beau ?
Porté depuis des décennies par un discours hédonique, le parfum semblait jusqu’ici se contenter de sa dimension esthétique. Et qui aurait eu l’idée de lui en demander plus ? Pourtant, il se mue peu à peu en un produit qui revendique le pouvoir de nous apporter autre chose que du plaisir, ce qu’annonçait déjà le lancement de l’Eau dynamisante de Clarins en 1987 et que confirme plus récemment la mise en rayons de parfums comme Énergie et Relaxation par Yves Rocher (2016). Progrès ou retour aux sources ? « Le parfum avait jadis une dimension de soin », rappelle Bertrand de Préville chez IFF. Pour lui, renouer avec une certaine tradition de bien-être pourrait aider l’industrie à recruter des consommateurs récalcitrants comme les millenials, qui « ne s’intéressent pas tant que ça au parfum et ont besoin d’en percevoir de véritables bénéfices », ou encore les Chinois, « peu sensibles à la seule dimension hédonique d’une fragrance ».
Cette vision semble peu à peu entrer dans les mœurs. On observe dans la parfumerie grand public une lente mutation de l’offre et du discours, où l’inspiration et le champ lexical des émotions et du bien-être sont désormais monnaie courante. La niche, elle, voit même apparaître des marques qui brandissent comme un manifeste l’action de leurs parfums sur nos émotions, laissant la question esthétique – celle de la forme olfactive – jouer les seconds rôles. Fondatrice d’Anima Vinci en 2017, Nathalie Vinciguerra en mûrit l’idée depuis le tournant stratégique opéré par L’Oréal dans les années 1990, alors qu’elle y travaillait en tant que chef de groupe : « On réfléchissait à des pistes intéressantes pour parler des parfums autrement. À l’époque, les Japonais avaient un train d’avance, on savait qu’ils diffusaient des odeurs dans le métro ou dans les boutiques pour que les gens se sentent bien. C’est dans ce contexte que j’ai été encouragée à me plonger dans des écrits d’aromachologie, mais aussi dans les sciences fondamentales, la médecine chinoise, l’ayurvéda. » Vingt ans après avoir travaillé, entre autres, sur l’Eau vitaminée de Biotherm, elle puisait dans ces connaissances le concept de ses propres parfums, de Wood of Life qui « renforce le lien spirituel » à Lime Spirit, « stimulant pour le corps et l’esprit ».
Que ces créations puissent aujourd’hui trouver un public atteste du chemin parcouru depuis une trentaine d’années. Car jusqu’à récemment, l’idée que l’on pouvait se faire du bien par les odeurs n’avait rien d’une évidence. Il faut rappeler que la recherche dans le domaine de l’odorat est encore très jeune : c’est en 2004 que le prix Nobel décerné à Richard Axel et Linda Buck pour leur découverte, en 1991, de la famille de gènes des récepteurs olfactifs et des premiers niveaux de traitement de l’information par le système olfactif a marqué le début d’une nouvelle ère, celle de l’approfondissement des travaux dans ce domaine. « Nous savons que notre système olfactif est lié à la fois à notre système limbique, siège de la mémoire et des émotions, et à des zones responsables de la communication avec le corps, résume Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS et membre de son groupement de recherche sur l’olfaction (et par ailleurs du collectif Nez). Toutes ces régions du cerveau sont activées simultanément lorsque nous respirons une odeur, si bien qu’il est difficile de déterminer quels circuits sont impliqués dans telle réaction. L’aromachologie appliquée à la dépression, par exemple, a pu donner de bons résultats : on observe que certaines odeurs peuvent, à court terme, diminuer la fréquence cardiaque et agir rapidement sur le bien-être. Mais on voit qu’il y a aussi, sur le long terme, une action sur les affects, sans savoir exactement comment ça marche. » Si l’industrie semble s’accommoder de cette part de mystère, les liens entre odeurs, corps et esprit n’ont pas encore livré tous leurs secrets. 

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #06 – Le corps et l’esprit.

Visuel principal : George Dunlop Leslie, Roses (c 1880), Hamburger Kunsthalle, Allemagne, Wikimedia Commons.

« Archéométrie des sens » : plongée sensible dans le passé

De quelles manières les parfums, saveurs, sons, textures, lumières, couleurs ont-ils servi les êtres humains et animés leur monde au cours du temps ? Et comment les cinq sens pourraient-ils aujourd’hui permettre d’approcher les objets du passé et les vécus de nos ancêtres ? Voilà deux des interrogations qui ont dirigé la journée d’étude « Archéométrie des sens », organisée le 19 septembre dernier à l’Institut national d’histoire de l’art à Paris.

L’archéométrie, qui fait partie intégrante des sciences archéologiques, s’intéresse aux informations enregistrées par les objets anciens, artefacts ou archives environnementales, le plus souvent décelables à travers la mesure instrumentée – physique ou chimique – de paramètres imperceptibles à l’œil. Organisée sous l’impulsion de Jérémy Jacob et Sigrid Mirabaud, chercheurs du réseau CAI-RN (Compétences archéométriques interdisciplinaires – Réseau national), cette journée rassemblait ainsi archéomètres, archéologues et historiens, mais aussi des chercheurs d’autres disciplines, dans la perspective de sensibiliser les professionnels de l’archéométrie et de la conservation à une variété d’approches sensorielles du passé. 

Reconstituer un monde d’odeurs
Après une introduction de Roland Salesse sur la physiologie et la neurobiologie de l’odorat, établissant une fois pour toutes que « nous ne sommes pas des animaux microsmatiques [1]Se dit d’un vertébré dont la partie olfactive du cerveau est peu développée ou même presque absente. », la philosophe Chantal Jaquet a proposé une courte présentation du rôle social de ce sens à travers le temps et le monde. L’autrice de La Philosophie de l’odorat (Puf, 2010) est ainsi revenue sur la place des parfums dans l’histoire de l’humanité, en en soulignant l’importance. Mieux comprendre les cultures et civilisations anciennes peut passer par l’étude des dispositifs parfumants et matières premières odorantes qu’elles utilisaient. On ne peut, soutient-elle par exemple, comprendre le raffinement de la cour de Louis XV sans comprendre l’usage qui est alors fait des parfums sous toutes leurs formes. Revenant sur des travaux d’anthropologie, elle rappelle également que certaines cultures reposent sur une véritable osmologie sociale.[2]Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives … Continue reading Ainsi l’odorat peut-il diversement intéresser les archéologues et archéomètres. Non seulement peuvent-ils tenter de reconstituer le monde d’odeurs des hommes qui nous ont précédé – à partir notamment d’analyse de résidus et d’études de sources textuelles – de manière à redécouvrir et à interpréter les paysages olfactifs du passé, mais ils peuvent aussi se servir de l’odorat comme d’un instrument d’analyse et de conservation préventive d’artefacts anciens, comme l’ont récemment montré la docteure en muséologie Mathilde Castel et la parfumeuse Mathilde Laurent en travaillant avec le musée du Quai Branly.[3]Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la … Continue reading

Prenant la suite de ces réflexions introductives, l’architecte Suzel Balez a établi une distinction nécessaire entre odeurs (interprétation d’un signal chimique composé d’odorivecteurs, c’est-à-dire de molécules odorantes) et odorants (produits à l’origine de cette interprétation, c’est-à-dire la source odorante). Ainsi, insiste-t-elle, on ne peut reconstituer les odeurs du passé, mais seulement les odorants du passé. L’interprétation des signaux chimiques, en effet, est forcément différente aujourd’hui, puisque celle-ci repose sur les relations entre les lieux, les moments et les individus qui sentent. Or la perception olfactive en elle-même est difficilement universalisable. Un consensus est plus facile à obtenir sur les sensations visuelles car le patrimoine génétique dont dépend cette modalité est plus homogène chez l’humain que celui de l’odorat. Si ce dernier met en jeu environ 400 gènes codant les récepteurs olfactifs, il y a au moins 30% de différence d’expression de ces gènes d’un individu à un autre, et donc autant de variations dans les manières de sentir, et ce sans même prendre en compte l’expérience personnelle et culturelle de chacun. Les modalités de rencontres avec les odorants sont en outre aussi importantes que les odorants eux-mêmes. Ainsi, faire l’inventaire des sources et pratiques odorantes d’une époque n’est, selon la chercheuse, pas suffisant à en restituer l’expérience olfactive. Toute reconstitution olfactive, et particulièrement celles de lieux donnés, devrait donc tenir compte du contexte culturel, temporel, spatial, et du statut des « flaireurs ».

Mais cela ne signifie pas pour autant que l’analyse et compréhension des odorants en eux-mêmes n’est pas nécessaire. Le chimiste Nicolas Baldovini, qui se consacre à « percer les secrets des plus vieux parfums du monde en identifiant les molécules odorantes » qui les composent, s’est penché sur le cas de l’encens oliban. Cette gomme-résine issue du Boswellia ssp, qui pousse notamment en Ethiopie, en Somalie ou encore au Yemen, est l’une des premières matières utilisées en combustion par les êtres humains. C’est elle qui est encore aujourd’hui brûlée dans les églises après des millénaires d’usages religieux. L’oliban fut en effet prisé pour ses propriétés odorantes bien avant l’époque chrétienne, par les mésopotamiens, les égyptiens, les grecs, les romains, etc. Son arôme typique est décrit comme balsamique, résineux, boisé, amer, fusant, évoquant la térébenthine et les vieilles églises. Mais demeurait encore une part d’ombre quant à la nature exacte de ce parfum pourtant considéré comme le plus vieux du monde. Une chromatographie en phase gazeuse – permettant de séparer les composants odorants – couplée à une étude olfactométrique menée par quatre panélistes a permis d’y détecter sept odorants distincts, dont cette note typique « d’église » qui semblait ne correspondre à aucune molécule connue. Isolé grâce à un fractionnement de l’huile essentielle et analysé par RMN (résonance magnétique nucléaire), ce composant inconnu fut finalement identifié et synthétisé. Baptisé acide olibanique, présent dans l’encens sous forme de deux isomères, cis et trans, il dégage en effet ce « parfum d’église » caractéristique, évoquant l’encens et les pierres froides, mais aussi la facette métallique de l’aldéhyde C-12 MNA.

Comme un écho à l’ensemble de ces considérations olfactives, la plasticienne Anaïs Tondeur présentait dans la rotonde de l’INHA, le temps de la journée, quelques fragments de son installation Petrichor urbain (2015-2018), composée de distillats d’échantillons de terre prélevés aux quatre coins de Paris. Inspiré par le travail olfactif mené par quelques chimistes du XIXe siècle sur les boues de la capitale, le projet donne à sentir les différences entre les sols variés que nous foulons chaque jour sans même y penser. Et au nez, cet outil qui, comme le rappelaient Chantal Jaquet et Suzel Balez, est éminemment discriminant, les nuances odorantes, traduisant des variations de composition voire de pollution, se font évidentes. Qu’il s’agisse d’art, de géologie, d’archéologie, de conservation, ou encore de médecine, les approches olfactives ont sans nul doute de beaux jours devant elles !

Une implication multimodale
Le place importante réservée à l’olfaction au sein de cette journée d’étude témoigne d’ailleurs bien de l’intérêt croissant porté à un sens qui a longtemps été le parent pauvre des études sensorielles, tous domaines confondus. Cependant, l’odorat était loin d’être la seule modalité sensorielle abordées lors de cette journée, et les pistes d’études du passé par le prisme de la vue, de l’ouïe, du goût et du toucher développées par les autres intervenant de la journée n’étaient pas moins passionnantes. L’archéologue et ethnologue Haris Procopiou s’est ainsi exprimée sur les techniques de polissage protohistoriques nécessitant une implication multimodale des artisans et un savoir-faire polysensoriel : le toucher, la vue, mais également l’ouïe et l’odorat peuvent servir le travail de façonnage des outils en pierre polie (haches, herminettes, ciseaux, polissoirs, etc.). Un bon polisseur évalue en effet les surfaces avec ses mains et ses yeux, mais il est aussi guidé par le son du polissoir ou encore l’odeur de la boue du polissage. Et ce sont encore des approches visuelles et haptiques[4]Qui concerne le sens du toucher. qui permettent à présent aux chercheurs d’étudier ces objets, notamment grâce à un outil s’inspirant du fonctionnement du doigt humain, le Touchy finger, sorte de bague de doigt  équipée de capteurs de vibration miniatures et de capteurs de mesure de la force d’appui.[5]Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié.

Le Touchy Finger, outil d’étude designé pour évaluer les vibrations du doigt passé sur une surface ©Jérémy Jacob, CNRS

C’est à partir de sources textuelles et visuelles que Mylène Pardoen, archéologue des paysages sonores, cherche quant à elle des indices sur les bruits avec lesquels nos ancêtres ont vécu. Chaque chantier d’étude nécessite ainsi de délimiter des périmètres géographiques et temporels précis. Le travail de recherche est alors suivi d’un travail de restitution et de diffusion des sons identifiés, en partenariat avec un ingénieur du son. Le chantier de Guédelon, par exemple, s’est trouvé être une « réserve » sonore intéressante lorsqu’il s’est agi de reproduire le paysage auditif du chantier de Notre-Dame-de-Paris. En identifiant et en replaçant précisément les sources sonores sur des fonds de carte historiques, la chercheuse est ainsi en mesure de créer des restitutions sonores spatialisées, soit en écoute binaurale soit en WFS (synthèse de front d’onde).[6]Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS … Continue reading Cette discipline encore jeune permet notamment de mettre à disposition, tant des chercheurs que des différents publics, des outils pour une plongée sensorielle dans l’Histoire, mais aussi d’analyser et de mieux comprendre certains gestes artisanaux ancestraux, par le biais de la sensorialité.

Outre les ambiances sonores et olfactives du passé, on peut également s’interroger sur les perceptions visuelles des populations qui nous ont précédés. Ou du moins sur la manière dont leur environnement visuel, dans certains contextes, notamment nocturne, différait du nôtre. Bastien Rueff, docteur en archéologie, s’est ainsi attelé à étudier l’espace vécu au sein des agglomérations minoennes à l’époque protopalatiale[7]La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation … Continue reading par le biais des ustensiles de combustion en terre cuite, destinés au chauffage, à l’éclairage et à la diffusion de parfums. Plusieurs méthodes et paramètres d’analyse des lampes lui ont par exemple permis d’approcher les ambiances lumineuses des cités à la nuit tombée. En fonction du type de combustible (graisse animale, végétale ou cire d’abeille) et de mèche, mais aussi en fonction de la forme, de la teinte et de l’état de surface de chaque lampe, peuvent être déduites puis mesurées la quantité de lumière émise, sa chaleur, son intensité, etc. Il devient ainsi possible de modéliser fidèlement l’éclairage dont disposaient les habitants de ces cités. L’étude de la fumée et des odeurs dégagées par ces différentes lampes pourraient également participer à l’identification de leurs contextes et modalités d’usage (espaces, activités, etc.).

Couleurs éclatantes et effluves de cochon grillé
C’est en Grèce qu’Adeline Grand-Clément nous a ensuite emmenés, pour tenter de comprendre la part sensible des rituels que les Grecs pratiquaient pour communiquer avec leurs dieux. Si nous imaginons les temples et autres lieux sacrés de la Grèce antique dénués de couleurs car c’est ainsi que leurs fragments et leurs ruines nous sont parvenus, l’historienne révèle que leurs sanctuaires étaient en réalité plein de teintes vives, habités par des sons et des odeurs que nous n’imaginons plus. L’exposition immersive, interactive et polysensorielle « Rituels Grecs. Une expérience sensible » présentée en 2017-2018 au musée Saint-Raymond à Toulouse, s’attachait ainsi à reproduire les ambiances sensorielles de quelques rituels majeurs : le mariage, le sacrifice, le banquet et les funérailles. Fausse stèle funéraire peinte de couleurs éclatantes, tissus chatoyants teints au safran, parfum d’une branche de myrte, extraits de musique grecque ancienne, effluves de cochon grillé, l’exposition mettait en avant tous ces éléments qui stimulaient les sens des Grecs, et que les musées d’histoire et d’archéologie ne restituent que rarement.

Fanette Laubenheimer, autrice de Boire en gaule (CNRS éditions, 2015), s’est pour sa part intéressée aux trois boissons alcoolisées, issues de trois civilisations différentes, qui se sont rencontrées dans notre pays à l’époque romaine : l’hydromel, la bière et le vin. Aucune d’elles n’était alors ce qu’elle est aujourd’hui et leurs saveurs et arômes n’avaient que peu à voir avec ce que nous connaissons. L’hydromel, qui semble être la première boisson alcoolisée connue en Occident, consommée déjà par les Grecs, est un mélange d’eau et de miel fermenté. Bien que sa production soit désormais rare, peut-être est-ce celle dont le mode de fabrication et le goût ont le moins évolué. La bière en revanche, que les gaulois découvrent en premier, n’était à l’origine pas produite à partir de houblon mais d’autres céréales et contenait parfois de l’armoise, destinée à la parfumer et à la conserver. Le vin enfin, qui arrive en Gaule depuis l’Empire romain, est alors épais et souvent mêlé de sel, d’eau de mer, de plâtre, de fenugrec, ou encore de racine d’iris. Couramment conservé et transporté dans des dolia, d’immenses amphores d’une contenance d’environ 3000 litres dont l’intérieur était poissé avec de la résine – probablement de conifères –, ses arômes étaient sans nul doute fort éloignés de ceux des grands crus d’aujourd’hui.

Riche en découvertes et en sensations, cette plongée sensible dans le passé et les moyens de sa connaissance s’est achevée par des ateliers sensoriels menés par des spécialistes suivis d’une conclusion de l’artiste Anaïs Tondeur rappelant l’importance vitale d’accorder une véritable attention à nos perceptions sensorielles, non seulement dans les études historiques et archéologiques, mais aussi dans le contexte actuel de lutte contre la crise écologique. Comme le souligne le philosophe américain David Abram dans son ouvrage Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens (La Découverte, 2013), ce sont nos sens, et uniquement eux, qui nous connectent au monde. Pour vivre à nouveau en symbiose avec lui, ce lien doit donc être cultivé, au passé, au présent et au futur.

La Journée Thématique « Archéométrie des Sens » était organisée Par Sigrid Mirabaud (INHA) et Jérémy Jacob (LSCE) dans le cadre du réseau CAI-RN (Compétences Archéométriques Interdisciplinaires – Réseau National), avec le soutien de la Mission pour les Initiatives Transverses et l’interdisciplinarité (MITI) du CNRS, le 19 septembre 2022, à l’Institut National de l’Histoire de l’Art, Paris.

Visuel principal : Anaïs Tondeur présentant des fragment de son installation Petrichor Urbain (2015-2018) ©Jérémy Jacob, CNRS

Notes

Notes
1 Se dit d’un vertébré dont la partie olfactive du cerveau est peu développée ou même presque absente.
2 Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives que visuelles.
3 Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la direction de François Mairesse, Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris), 2019.
4 Qui concerne le sens du toucher.
5 Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié.
6 Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS (Wafe Field Synthesis) désigne à la fois un algorithme de spatialisation et un système de diffusion 3D consistant, à l’aide d’un nombre important de haut-parleurs, à supprimer le point d’écoute au profit d’une large zone d’écoute dans laquelle chaque auditeur perçoit la même scène sonore que ses voisins.
7 La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation minoenne à cette période s’étend sur toute la Crète.

Le vétiver, ombre et lumière

Si cette plante tropicale est depuis longtemps un classique de la parfumerie, elle semble connaître un regain d’intérêt ces derniers temps. Tour d’horizon éclairé par les regards des parfumeurs Marc-Antoine Corticchiato (Parfum d’empire) et Quentin Bisch (Givaudan).

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Les notes anisées, spiritueuse aromatique

Tout à la fois très évocatrices et clivantes, les notes anisées renvoient à un prisme de matières premières varié. Tour d’horizon de leurs interprétations olfactives, éclairé par les regards de Caroline Dumur (IFF) et Ilias Ermenidis (Firmenich).

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Le cannabis, vert transgressif

Les créations inspirées par la marijuana se multiplient depuis plusieurs années.
Tour d’horizon des interprétations olfactives de la plante, éclairé par les regards des parfumeurs Olivier Cresp (Firmenich) et Nicolas Beaulieu (IFF).

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Les tendances parfum : les notes dans l’air du temps

C’est la rentrée : quel meilleur moment pour faire le bilan des sorties passées afin d’imaginer les directions artistiques à venir ? Sélectionnées à vue de nez, les notes à la mode sont décortiquées et enrichies des propos de parfumeurs interrogés pour l’occasion.

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Maison Lautier 1795 : la renaissance d’une légende

Cet article a été écrit en partenariat avec Symrise.

L’histoire de Maison Lautier 1795 permet de cerner le fonctionnement du commerce des matières premières au cours des deux siècles derniers. La renaissance de la maison détenue par Symrise, qui concentre désormais sur celle-ci son portefeuille complet d’ingrédients naturels (gammes Madagascar, Artisan et Supernature), nous invite à nous pencher sur son héritage et son influence continue sur la parfumerie.

Parmi les entreprises d’ingrédients naturels de la ville de Grasse, deux géants ont longtemps tiré leur épingle du jeu : Chiris et Lautier. Durant la première moitié du XXe siècle, ces sociétés rivalisaient en visant la suprématie mondiale de leur domaine d’expertise et en offrant des matières plus nombreuses et de la meilleure qualité à une clientèle toujours plus croissante. Elles finirent par être convoitées par des investisseurs extérieurs : Chiris a finalement été rachetée par Universal Oil Products et Lautier par Symrise.

Des racines bicentenaires
Ricardo Omori, vice-président senior de la branche Fine Fragrance de Symrise, s’émerveille de l’héritage offert par Lautier : « Lors de mon arrivée chez Symrise, Lautier était une belle endormie ». Au fur et à mesure de la découverte de l’histoire de l’entreprise, sa fascination pour les archives de celle-ci ne fait que croître : « Contre toute attente, elles sont restées intactes, et sont parmi les plus importantes des anciennes maisons grassoises, constituant à mon sens une encyclopédie sur les naturels ». Ricardo Omori et son équipe proposèrent ainsi de redonner vie à Lautier en tant que fournisseur d’ingrédients naturels pour la parfumerie et les arômes : « Lautier est une légende, un pionnier dans des domaines variés. Nous avons donc commencé là où eux s’étaient arrêtés. » Symrise a remis Lautier en activité commerciale en juin 2022. La construction, à Grasse, d’une usine à la pointe de la modernité est en cours. 
Les racines de Lautier s’ancrent au milieu du XVIIIe siècle, au moment où François Rancé fait ses premiers pas en tant que parfumeur-gantier à Grasse. Son histoire a été recueillie par Benoît Lanaspre, l’un de ses descendants, une autorité en ce qui concerne le passé de Lautier : « Un siècle plus tard, l’entreprise familiale passa aux mains de deux beaux-frères, François-Alexandre Rancé et Jean-Baptiste Lautier. Mais ils se disputèrent et partirent chacun de leur côté. » Lautier reprend alors seul les rênes de la société, la renommant Lautier Fils.
Le parfumeur Max Gavarry a travaillé chez Lautier de 1959 à 1966, avant de cocréer des classiques comme Z-14, Halston et Beautiful. Il se souvient des récits sur les débuts de Jean-Baptiste Lautier : « À l’époque, l’entreprise vendait des ingrédients naturels aux parfumeurs, aux savonniers et aux droguistes, mais aussi aux acteurs de l’alimentation. Ils proposaient également une collection de fragrances et d’arômes tout prêts pour les crèmes, les tabacs, les poudres, les savons, les boissons, les bonbons… Des produits divers et variés. »

Lavande blanche
L’huile essentielle de lavande de Montblanc [aujourd’hui Val-de-Chalvagne, au nord-ouest de Grasse] est la première spécialité de Lautier à gagner une reconnaissance générale. Le parfumeur Jacques Rebuffel, aujourd’hui consultant chez Robertet, a travaillé pour la société de 1950 à 1995 et se souvient avec passion de cet ingrédient : « Elle était distillée à partir de plantes qui poussaient à l’état sauvage près du village de Montblanc. » Lautier y négocia des contrats avec les propriétaires terriens pour sécuriser la lavande des meilleures parcelles de haute altitude. Il spécifia également la méthode de récolte à suivre : seules les fleurs devaient être cueillies, sans leur tige ni leurs feuilles comme cela se faisait habituellement. 
Chaque été, il installait un alambic portatif à flanc de montagne, pour que la matière puisse être distillée fraîche et à haute altitude : cela permettait de faire baisser la température d’ébullition et de produire ainsi une huile essentielle de lavande particulièrement propre, fruitée et florale. Caron, dit-on, achetait cet ingrédient pour son parfum Pour un homme.
Aujourd’hui, à cause de la hausse des températures, la lavande a disparu de Montblanc. Lautier développe donc de nouvelles origines grâce aux informations trouvées dans ses archives. La qualité actuelle provient de Sault (près d’Avignon), où la société a commencé à cultiver la plante en 1910. Catherine Dolisi, directrice marketing Fine Fragrance de Lautier et Symrise Europe, précise : « Cette “lavande blanche” a été créée à partir d’un cultivar ancien que nous avons fait revivre, la Lavandula angustifolia ‘Angèle’, aux fleurs très pâles. C’est une exclusivité Lautier. L’huile essentielle est très florale, avec une facette fruitée rappelant l’abricot. »
À l’image de cette lavande de Montblanc, Jean-Baptiste Lautier sourçait la plupart de ses ingrédients près de Grasse. Et notamment ses huit « odeurs de base », comme il les appelait : la fleur de cassie, le jasmin, la jonquille, la fleur d’oranger, la violette de Parme, le réséda, la rose de mai et la tubéreuse. Son huile d’amande amère était elle aussi particulièrement appréciée. Et ce que Lautier ne pouvait trouver en France, il l’importait, comme les clous de girofle de La Réunion, le patchouli de Singapour, la rose de Damas de Turquie et le santal de Mysore.

Eau de roses concentrée de Lautier Fils © Symrise

Codistillation et mousses arboricoles
Dans les années 1870, Lautier s’associa à un producteur d’agrumes en Italie, dont l’huile essentielle de bergamote était extraite manuellement à l’aide d’une éponge de mer, comme le voulait la méthode ancestrale. « Nous avons trouvé cette ancienne technique calabraise fascinante et avons souhaité essayer un procédé similaire pour notre mandarine de Madagascar », explique Catherine Dolisi. « Les pelures sont délicatement pressées à la main, goutte à goutte. C’est un processus long et laborieux, mais l’huile essentielle obtenue est incroyablement fraîche et vivace. »
Lautier s’intéressait également aux plantes aromatiques cultivées en Algérie. Il y obtient le monopole d’une huile essentielle de géranium particulièrement florale – qui est en réalité une codistillation de géranium et de rose – produite par des moines de Abbaye Notre-Dame de Staouëli : « Lautier avait l’intuition qu’une codistillation permettait d’obtenir un ensemble supérieur à la somme de ses parties », précise Catherine Dolisi. « Nous maintenons cette pratique vivante, en proposant une codistillation de vétiver Bourbon et d’amande amère, par exemple. En résulte une rencontre passionnante, à la fois boisée et fruitée. »
Jean-Baptiste Lautier avait toutes sortes de clients dans le domaine de la beauté, de l’alimentation et de la pharmaceutique, comme le dévoilent ses archives : « Il était prêt à discuter avec tout le monde : du petit client au droguiste qui achetait de l’huile de menthe de Pégomas (près de Grasse), jusqu’aux grands parfumeurs parisiens », témoigne Benoît Lanaspre. « Il fournissait Ed. Pinaud, L.T. Piver, Violet, Grossmith à Londres, et bien d’autres. »
À la mort de Jean-Baptiste Lautier en 1877, son gendre, Joseph Morel, reprend les rênes de l’entreprise. Il s’intéresse particulièrement aux lichens aromatiques et s’approvisionne en mousse de chêne dans les forêts proches de Saint-Auban, au nord-ouest de Grasse. Ces mousses arboricoles ont rapidement rejoint la liste des spécialités les plus importantes de Lautier. On raconte d’ailleurs qu’Ernest Beaux avait utilisé de la mousse de chêne de la société dans son célèbre N° 5.

Absolues d’eau et upcycling
Les trois fils de Joseph Morel, Alphonse, Paul et François, prirent sa succession et donnèrent une nouvelle impulsion à l’innovation chez Lautier. Les techniciens de la société mirent au point un grand nombre de méthodes d’extraction encore d’usage de nos jours. Comme par exemple l’extraction au solvant volatil des eaux de distillation, qui permet de créer des absolues pour remplacer l’eau de rose et de fleur d’oranger, volumineuses et plus sujettes aux altérations. 

Paul Morel, George Lueders et François Morel © Symrise

Lautier appliqua par la suite cette technique à de nombreuses eaux de distillation auparavant gaspillées, comme celles de géranium, de lavandin et de petitgrain : « C’était de l’upcycling avant même que le terme n’existe », sourit Catherine Dolisi. Elle explique comment les absolues d’eau ont été source d’inspiration pour la technologie actuelle de la société employée pour extraire les vapeurs de cuisson des fruits ou légumes issus de la préparation de confiture, de soupes en conserve et de nourriture pour bébé, nommée Symtrap : « Auparavant, ces hydrolats étaient gaspillés, alors que leur odeur restait très intéressante. Nous capturons désormais la vapeur de cuisson dans une colonne d’absorption et extrayons les molécules odorantes. Cela nous a permis d’obtenir des extraits naturels de cassis très utiles – plus fruités et sirupeux que les absolues – mais aussi de banane, de fraise, de pomme, entre autres. »
Certaines des inventions de Lautier avaient été mises en place dans le but de conserver des usages traditionnels. Car au début du XXe siècle, les concrètes et les absolues fabriquées par extraction aux solvants volatils ont commencé à remplacer la pratique traditionnelle de l’enfleurage. Mais les frères Morel considéraient que cette ancienne méthode était plus appropriée pour le jasmin, la jonquille et la tubéreuse ; cependant, le travail manuel qu’elle impliquait rendait le prix des extraits prohibitif. « Lautier Fils s’est donc efforcé d’automatiser le processus d’enfleurage, déposant de nombreux brevets dès 1913 », explique Benoît Lanaspre. Finalement, ces innovations aboutirent à une réduction de moitié de la main d’œuvre, et Lautier put proposer des absolues – obtenues à partir de pommade – de grande qualité, à des prix largement inférieurs à ceux de ses concurrents. Et si l’enfleurage a été abandonné par l’entreprise dans les années 1970, cette dernière cherche aujourd’hui à relancer la pratique en utilisant des graisses végétales.
Parmi les plus belles matières premières de la société, un certain nombre venaient également de lieux insolites. Le ciste labdanum du massif de l’Estérel (près de Cannes), en est l’exemple type. Max Gavarry rappelle les circonstances de sa découverte : « Un garde forestier rentrait chez lui tous les soirs avec une odeur très prenante, le pantalon couvert d’une résine sombre et collante. Sa femme lui a un jour dit : « cette odeur est vraiment forte, tu devrais aller montrer cette gomme à des parfumeurs. » Or, le gendre du garde forestier était Alphonse Morel : ses chimistes ont identifié la résine comme étant du Cistus ladanifer, jusqu’alors inconnu en France. « Il dit alors au garde forestier : “N’en parle à personne ; nous allons récolter les branches et garder leur origine secrète.” » Ce labdanum français était de bien meilleure qualité que l’espagnol employé classiquement. Pour induire ses concurrents en erreur, Lautier le commercialisa sous le nom de labdanum de Beyrouth : certains envoyèrent alors des éclaireurs au Liban. Le secret est resté sauf pendant trois ans.

De Madagascar au Carlton
Lautier a également été l’une des premières sociétés à investir dans les matières premières de parfumerie à Madagascar. « La famille Morel a reconnu très tôt le potentiel du pays en matière d’ingrédients », explique Ricardo Omori. « Lautier y fit ses premiers achats à partir de 1928 : des clous de girofle et de l’ylang-ylang ». Ce dernier était distillé à Nosy Be par le père Clément Raimbault, qui avait y établi des plantations d’ylang-ylang et de vanille générant des fonds pour aider les léproseries sur place. « Aujourd’hui, Lautier est l’une des rares entreprises de parfumerie à contrôler l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement locale à Madagascar. Sur place, nous avons notre propre usine, notre équipe et nos artisans. »
Le père Raimbault est l’une des nombreuses personnes à apparaître dans les archives de Lautier. Benoît Lanaspre mentionne une poignée d’exemples similaires : « La société était directement en rapport avec des parfumeurs, qui pour certains, ont entretenu des relations chaleureuses avec Lautier Fils pendant des décennies, comme Ernest Daltroff de Caron ou encore Robert Bienaimé de Houbigant. » Dior, Lanvin, L’Oréal, Patou et Yardley sont également comptés parmi les clients de la société. « Il y a aussi Elizabeth Arden, qui a confié la production de son parfum Blue Grass à Lautier Fils, entamant ainsi une coopération de longue haleine entre les deux entreprises. »
Les frères Morel recevaient aussi parfois des clients désireux d’acheter directement à l’usine plutôt qu’au bureau de Lautier à Paris. Ainsi, « Henri Robert [de Bourjois-Chanel] se fournissait souvent à Grasse, et aimait particulièrement certains produits de Lautier », se souvient Max Gavarry. Lorsque de grands parfumeurs venaient rendre visite, « ils étaient accueillis avec soin. C’étaient des personnages importants, avec des intérêts commerciaux conséquents à Grasse. » Jacques Rebuffel se remémore le faste déployé à ces occasions : « En général, nous recevions les parfumeurs au luxueux hôtel Carlton de Cannes. Puis ils venaient à Grasse pour sentir nos matières premières. Paul Vacher nous rendait visite. Jean-Paul Guerlain venait tout le temps, pour acheter des absolus floraux, du labdanum. Il nous en a fait voir de toutes les couleurs, d’ailleurs ! »

Cueilleuses dans les champs de la société Lautier ©Symrise

Un réseau commercial digne d’un empire
Mais la clientèle de Lautier allait au-delà des frontières. La société possédait en effet des usines en France, en Angleterre, au Liban, aux États-Unis et au Japon, ainsi que 60 agents commerciaux répartis dans le monde entier. « À partir des années 1950, Lautier a investi dans les marchés émergents comme le Mexique, le Brésil et la Chine, des pays qui nous sont aujourd’hui essentiels », remarque Ricardo Omori, lui-même brésilien. Pour satisfaire la demande, Lautier conserve un portefeuille de plus de mille ingrédients naturels provenant d’une soixantaine de pays différents : un réseau commercial digne d’un empire.
C’est à la fois pour ses matières premières et pour les nombreuses personnalités qu’elle a accueillies que l’entreprise a acquis sa réputation. Des années 1960 aux années 1980, de jeunes parfumeurs comme Carlos Benaïm, Jean Martel et Christopher Sheldrake y ont fait leurs armes ; Jean-Claude Ellena y a également exercé de 1976 à 1986. À cette époque, Christian Rémy gère les achats de matières premières de la société, avant de fonder avec sa femme Monique le Laboratoire Monique Rémy (LMR, racheté plus tard par International Flavors & Fragrances).
Au milieu des années 1990, Lautier fusionne avec la célèbre société allemande Haarmann & Reimer, devenue Symrise en 2003. La maison incarne désormais la volonté de Symrise de soigner son portefeuille d’ingrédients naturels, en renforçant son engagement en faveur du développement durable.

Pour Ricardo Omori, l’héritage de Lautier invite à l’humilité: « C’est un énorme patrimoine, à la fois technique et culturel, qui est déposé entre nos mains ». Il est convaincu que la société a devant elle un avenir brillant, fort de sur son histoire mêlant tradition, innovation et respect. « Nous avons composé une formidable équipe et travaillons dur au développement de la prochaine étape. Et c’est en cela que les archives nous sont utiles. » Revenant à ce qu’il disait plus tôt, il ajoute : « Je suis convaincu que, en sachant qui l’on est, on sait où l’on va. » Et pour Symrise, cette destination est Grasse.


Will Inrig

Will Inrig est parfumeur et chercheur en histoire de la parfumerie. Ses créations incluent Homesick. (Observer Collection), Acide (Éditions M.R) et le duo Coquet et Vaudou (Alexx And Anton). Il est l’auteur de Poems About Sex et co-auteur de plusieurs Cahiers des naturels Nez + LMR.

Wouter Wiels : « Les Rives de la beauté 2022 offriront le plaisir de pouvoir enfin se retrouver »

Après une parenthèse de trois ans due à la pandémie de Covid-19, les Rives de la beauté sont de retour du 21 au 25 septembre. L’événement offrira une vingtaine d‘escales parfum et beauté dans la capitale, grâce aux marques et boutiques partenaires proposant conférences, workshops et rencontres. Le créateur des Rives, Wouter Wiels, a répondu aux questions de Nez.

Pour fêter les retrouvailles après ces trois ans d’absence, que peut-on attendre de cette nouvelle édition ?
Quelque chose qu’on a pu observer lors des autres événements organisés depuis les confinements : le plaisir de pouvoir enfin se retrouver. L’objectif des Rives est bien sûr de faire découvrir des marques, mais l’intérêt est aussi de se rencontrer et d’échanger. L’année dernière, j’ai reçu beaucoup de messages me demandant si l’événement aurait lieu, mais en septembre 2021, nous étions entre deux vagues, et c’était trop risqué. Cette année, c’était possible de mettre en marche l’organisation !

Comment les Rives ont-elles évolué depuis leur création en 2008 ?
Au début, certaines marques pouvaient avoir tendance à s’interroger : « Organiser un atelier pour vingt personnes, est-ce que ça en vaut la peine ? » Désormais, avec le développement des réseaux sociaux, elles sont conscientes que si elles communiquent sur l’événement, il leur offre un contenu intéressant, dans ce très bel endroit qu’est Paris, qu’elles peuvent diffuser à destination de leurs abonnés dans le monde entier. Aujourd’hui, nous comptons de plus en plus de partenaires prêts à nous accompagner, ce qui montre aussi le dynamisme de l’événement : Nez et Auparfum (depuis 2014), mais aussi le CEW, Young Professionals in Beauty, Manotedecoeur, le magazine Acumen.

Comment avez-vous pensé le déroulement de ces cinq jours ?
Les Rives de la Beauté sont un événement mixte, à plusieurs titres. D’abord, nous restons fidèle à l’idée de départ qui était d’offrir un parcours à travers Paris grâce aux marques participantes, parmi lesquelles Vilhelm Parfumerie dans le 8e, Memo et Ex Nihilo dans le 1er, Olibanum, la nouvelle marque créée par Gérald Ghislain d’Histoires de parfums, qui se tiendra dans un pop-up store dans le Marais, le Studio des parfums qui propose des cours et des créations sur mesure dans le même quartier, et bien d’autres. 

Rives de la Beauté
Couverture du catalogue Rives de la Beauté
Photo : Misia-O’

La nouveauté, depuis les trois dernières éditions, est la mise en place d’un concept-store éphémère, « L’Atelier des Rives », qui investira cette année l’une des « Galerie Joseph » dans le Marais.

Dans cet atelier, nous faisons coexister des marques parfums et beauté qui viennent à la rencontre de leur public, avec des événements plus artistiques. Parmi elles, certaines sont déjà installées dans le paysage depuis quelques années (Attache-moi, Rosendo Mateu, Maison Violet…), et même depuis 46 ans pour le Jardin retrouvé, la première marque de niche ! D’autres plus jeunes comme Bastille Parfums, In Astra, Obvious, Edit(h), Antinomie, Sora Dora, et même certaines jamais encore senties, comme Fabbrica della Musa. Côté beauté, un corner présentera trois marques lors de la soirée Nocturne au Marais, en partenariat avec l’association Young Professionals in Beauty : Le Rouge français, Absolution, All Tigers. 

Les visiteurs pourront venir à la rencontre d’une vingtaine de marques au total pendant quatre jours à l’Atelier, du 21 au 24 septembre.

Vous proposez également une programmation plus artistique…

Oui, en effet. Nous avons voulu que les visiteurs puissent découvrir une exposition autour du Speed Smelling d’IFF, qui offre chaque année la possibilité à ses parfumeurs de créer une composition en toute liberté. Ces parfums ne sont généralement pas accessibles au grand public et nous sommes très heureux de provoquer cette opportunité.

Deux autres expositions sont venues enrichir le programme : « Personne », présentant le parfum-épopée de l’Odyssée, pensé par Olivia Bransbourg [directrice artistique des marques Sous le manteau et Attache-moi], issu d’une collaboration entre Alexandre Helwani et Bruna Vettori. « The Spirit of Lee Miller » proposé par Misia-O’ (dont une photographie illustre d’ailleurs la couverture du catalogue des Rives de la Beauté), qui inaugure ici une première série de portraits consacrée aux femmes artistes éclipsées par leurs titres de muses.

Vous avez toujours eu à cœur de proposer des conférences au public, qu’avez-vous prévu cette année ?

Le programme est particulièrement riche à L’Atelier des Rives. On parlera Santal avec Santanol, Cinquième Sens et Scentree ; Chine avec Le Jardin retrouvé et l’agence centdegres ; digitalisation avec Perfumist et Antinomie, inclusivité avec Young Professionals in Beauty… et l’on pourra même jouer et tester ses connaissances, avec le quiz proposé par Master Parfums.

Le Salon littéraire des Rives permettra en outre d’assister à une rencontre dédicace avec Maïté Turonnet (Pot-pourri, Nez) et une autre avec Dominique Roques (Le Cueilleur d’essences, Grasset) : chacun à leur manière, ils proposent une vision singulière du monde du parfum. 

L’Osmothèque proposera aussi, la veille de l’ouverture des Rives, une très belle conférence : « Les 30 repesées mythiques de l’Osmothèque – Volet 2 ».

Comment se déroulera la traditionnelle Nocturne au Marais ?

La nocturne, qui est devenue un événement dans l’événement, aura lieu le 21 septembre de 19 à 21 heures. Une douzaine de boutiques seront ouvertes pour l’occasion, dans une ambiance festive : État libre d’Orange, Perfumer H, Liquides, Sens Unique… Et bien sûr L’Atelier des Rives où les visiteurs enregistrés pourront, comme dans les autres lieux participants, récupérer le bracelet qui permet l’accès aux boutiques. 

L’Atelier des Rives (2019) – Photo André Caty

Comment peut-on participer aux Rives de la Beauté ?

L’événement est ouvert au public dans les différents lieux participants. 

La plupart des animations sont gratuites, mais il est préférable de s’inscrire car les places sont limitées. Les informations pour s’inscrire aux événements sont disponibles en ligne sur le site de Nez et nous publions régulièrement des infos sur notre compte Instagram.

Illustration principale : Amélie Fontaine (Tiré de Nez, la revue olfactive #1 – Wouter Wiels – Entrepreneur événementiel – Rubrique Icônes)

Emmanuelle Dancourt et Ugo Charron : « Avec Umema, nous avons approché l’olfactif par le toucher »

Emmanuelle Dancourt, journaliste, ambassadrice de l’association Anosmie.org et fondatrice du podcast Nez en moins, est anosmique congénitale : l’odorat lui est totalement inconnu. Lui est-il pour autant inaccessible ? C’est la question que l’on peut se poser lorsqu’on l’écoute parler du parfum Umema qu’Ugo Charron, parfumeur chez Mane, a composé avec elle. L’expérience nous interroge sur la manière dont on pourrait favoriser l’accès au monde olfactif pour les anosmiques – comme certains musées proposent des visites pour non-voyants – mais aussi de manière plus inattendue sur une possibilité de renouveau de la créativité en parfumerie. Rencontre

L’anosmie a été mise en avant depuis la pandémie de Covid-19, et ce projet permet encore de révéler les limites de notre société fondée sur le visuel. Qu’est-ce que vivre sans odeurs représente pour vous ?

Emmanuelle Dancourt : Cela peut être appréhendé à la fois comme une infirmité et comme un handicap. Pour ceux qui ne l’ont jamais connu, comme moi, c’est une infirmité. J’ai eu très jeune le sentiment d’avoir « une case en moins » et je l’ai attribué à différentes causes au cours de ma vie. En juillet 2021, j’ai appris que je n’avais pas de bulbe olfactif – j’ai été diagnostiquée très tard, en 2010 – et la toute petite fille en moi a enfin compris ce qui lui manquait. 

Dans la vie quotidienne, l’anosmie est un handicap : on ne sent pas les mets avariés, les dangers – comme les fuites de gaz, le feu – on est anxieux de l’odeur qu’on peut avoir… Mais cela impacte aussi l’intuition, dans laquelle l’odorat joue un rôle essentiel, comme en témoignent les expressions courantes (« j’ai un pressentiment », « je ne le sens pas »…).

Pour ceux qui ont perdu l’odorat, qui ne sont donc pas anosmiques de naissance, c’est un drame absolu : 60% d’entre eux tombent en dépression. Jean-Michel Maillard a ainsi fondé Anosmie.org en 2017 suite à un accident traumatique, après lequel il s’est rendu compte qu’il n’existait rien pour le prendre en charge. Cela a d’abord permis de briser le sentiment d’isolement, de solitude, car même dans le milieu médical le trouble était alors peu connu. Une partie des bénéfices de vente du parfum sera par ailleurs reversée à l’association. Elle permet d’apporter une forme de prise en charge psychologique, mais Jean-Michel a également demandé à des chercheurs de créer un protocole de rééducation olfactive, qu’il a voulu gratuit et qui a été téléchargé plus de 100 000 fois pendant la pandémie. En outre, dans le cas des anosmiques congénitaux, on travaille sur la prévention à destination des parents, afin qu’ils comprennent le fonctionnement de leur enfant – il faut se rendre compte que c’est nous qui, à ce jour, formons les professionnels de santé. On cherche aussi à faire reconnaître ce handicap légalement afin qu’un dédommagement soit mis en place par le gouvernement. 
En fait, quand on est anosmique, c’est comme si l’on n’avait pas accès au monde normal. Et évidemment, la parfumerie ne nous est pas destinée : le parfum du vétiver, je ne sais pas ce que c’est, ça ne me parle pas.

Ugo : En fait, en Europe, où il ne pousse pas, peu de gens en connaissent l’odeur : cela fait réfléchir à la façon dont on doit évoquer un parfum de manière générale. Et il faut aussi songer à chercher des solutions pour s’adresser aux anosmiques, car ils veulent porter du parfum : notre projet m’a permis d’y réfléchir. 

Pour créer Umema, vous avez notamment misé sur une approche synesthésique. C’est pour parler de ce sujet lors d’un épisode de Nez en moins que vous vous êtes rencontrés pour la première fois. Comment est née l’idée de lancer un parfum ensemble ?

Emmanuelle : Je ne connaissais presque rien à ce sujet : c’est pour mieux le comprendre que j’ai contacté Ugo en lui proposant d’enregistrer ce podcast, sans penser qu’une composition allait naître de cet échange. Mais lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio début septembre 2021, l’idée a germé toute seule. Ensuite, c’est Ugo qui a su faire mûrir le projet, en le proposant à Mane puis en le présentant au World Perfumery Congress (WPC) à Miami en juin. 

Ugo : J’avais déjà travaillé sur la synesthésie, en m’intéressant de près au sujet à travers des ouvrages comme Wednesday Is Indigo Blue: Discovering the Brain of Synesthesia de Richard Cytowic et David Eagleman ou encore The Superhuman Mind de Berit Brogaard et Kristian Marlow; mais aussi grâce à des expériences concrètes comme Smell X, où nous nous interrogions sur la structure des odeurs, sur la base de « l’effet bouba-kiki », issu des études menées par Wolfgang Köhler sur la forme des mots [en 1929]. Très clairement, certaines odeurs sont qualifiées de rondes par la très grande majorité de la population, d’autres de pointues. Et il semble bien que cette autre manière d’évoquer les odeurs soit universalisable. Or, si la synesthésie innée concerne 4% de la population mondiale, on peut aussi l’apprendre ! Les parfumeurs utilisent d’ailleurs constamment un langage synesthésique : une odeur « chaude », par exemple, ça ne veut pas dire grand-chose en soi ! 

Si vous utilisez couramment cette méthode pour créer, en quoi la construction de cette composition a-t-elle justement été différente d’un projet classique ?

Ugo : Cela change tout, en fait : pour se comprendre il faut aller beaucoup plus en détail dans les sensations : nous avons notamment approché l’olfactif par le toucher, car Emma est très tactile. Je me suis demandé quels ingrédients je pourrais utiliser pour que ça donne le plus de texture possible, avec un effet peau. Nous nous sommes retrouvés sur le site de Mane au Bar-sur-Loup, autour de plusieurs de petits ateliers avec des éléments tactiles, visuels, gustatifs…

Emmanuelle : L’équipe de Mane avait fait un travail incroyable ! J’ai aussi choisi des fleurs dans un bouquet, non pour leur odeur, mais pour leur aspect visuel. Puis j’ai visité l’usine et comme je ne pouvais les sentir, j’ai goûté les matières premières.

Ugo : Emma a immédiatement éliminé les oiseaux du paradis, qu’elle trouvait visuellement trop agressifs : elle aime les choses rondes, douces, vertes. On a aussi dégusté des aliments autour de l’umami, que nous avons mis au centre de la composition. C’est intéressant car il s’agit justement d’une saveur qui n’a jamais vraiment été explorée en parfumerie, certainement parce que le glutamate de sodium, principal composant de l’umami, n’a pas trop d’odeur. Mais on peut pourtant reconstituer la perception que l’on a en rétro-olfaction.

Emmanuelle : Ugo m’a dit que ce brief était le plus complet de sa vie et, parallèlement, Umema est un parfum qui a demandé un nombre d’essais assez faible – une trentaine.

Justement, puisque Emmanuelle ne pouvait pas sentir ensuite les différents essais, comment s’est passé le développement de la création ?

Ugo : L’approche a été plus expérimentale, ce qui était en fait très plaisant d’autant plus que nous n’avions pas de deadline ni de contrainte financière. Quand j’avais une structure intéressante, je la faisais sentir à des évaluateurs, cela m’a permis d’avancer. On a ensuite envoyé des échantillons à Emma et sa famille, qui les ont sentis devant la caméra : j’ai donc pu observer leurs réactions ; l’essai 29 a reçu un accord unanime. Le départ est délicatement vert, avec du lentisque et du galbanum, en référence à la campagne dont nous venons tous les deux. J’ai travaillé l’umami notamment avec de la sauge et un bel extrait d’algue rouge Jungle Essence de Mane, et avec l’idée de créer un gourmand salé : il tourne beaucoup autour du chocolat car Emma adore, avec une belle noisette grillée Jungle Essence qui donne le côté toasté mais pas vulgaire. Je n’ai pas eu envie d’utiliser les fleurs pour leur odeur mais, comme elle, pour leur effet, leur texture : j’ai utilisé notamment du Suederal (à l’odeur de daim). Pour reconstituer l’idée de l’umami je suis parti d’un accord salé (mousse, sauge, cèdre atlas, salicylates) que j’ai dirigé ensuite vers de l’onctueux avec du musc, des molécules santalées et la Tropicalone, une molécule biotech de Mane à la fois crémeuse et peau de pêche.
Mais je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée qu’Emma ne pourra jamais le sentir !

Et le nom du parfum, d’où vient-il ?

Emmanuelle : Nous avons mis un peu de temps à le trouver. Umamita était le nom interne utilisé par Ugo, en référence à l’umami ; mais pour moi il ne parlait pas du parfum, car il m’évoquait le Brésil, la plage ; or je préfère l’hiver, les pays nordiques.

Ugo : C’est un nom très rond, très « bouba » ! Il y a aussi un jeu de mot avec  « hume Emma » et le U de Ugo. Mais à l’époque, nous n’avions pas pour idée de le produire à plus grande échelle !

Vous avez présenté ce parfum lors du WPC à Miami en juin. Y avait-il un message que vous avez voulu faire passer et quel retour avez-vous observé ?

Emmanuelle : Le parfum porte en fait un symbole assez fort : il est invisible comme notre handicap. Il y avait un message général à l’attention de la profession : les anosmiques se parfument. Si les anosmiques traumatiques gardent l’ancien, les anosmiques congénitaux sont perdus. C’est une manière de partager le monde des autres, vous qui parlez d’odeurs en permanence, et auquel on doit s’adapter constamment. Mais le message c’était aussi de rappeler que nous sommes tous anosmiques dans le monde du digital.

Ugo : Cela nous a permis de toucher aussi les spécialistes de la parfumerie, d’ouvrir les yeux de ceux qui sont experts. Et puis, les gens se questionnent. Une dame malvoyante a ainsi demandé si l’on allait pousser l’expérience plus loin, imaginer un alphabet pour anosmique comme le braille. Nous n’y avions jamais pensé. C’est une perspective fascinante !
Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas un « parfum pour anosmique », et c’est ce qui le rend pertinent sur le marché. L’approche était différente, cela a permis de construire un brief bien plus complet et m’a fait explorer une nouvelle manière de composer. 

Justement : quand avez-vous finalement envisagé de commercialiser Umema ?

Emmanuelle : C’est pendant ce salon, où nous l’avons donc présentée au public, qu’a émergé l’idée de commercialiser cette création, lors d’une interview avec un journaliste qui nous a demandé quand sortait le parfum. Nous n’y avions jamais pensé ! Les gens qui venaient me sentir me disaient que je ne pouvais pas le garder pour moi. C’est apparu comme une évidence ! Mais il faudra être patient : il ne sortira pas avant l’année prochaine.

Qu’est-ce que vous a apporté cette expérience, respectivement ? 

Emmanuelle : Ugo m’a donné une identité, je dirais même une âme olfactive.
Mais ce parfum est destiné à tout le monde : comme Jean-Claude Ellena raconte sa manière de créer Un jardin en Méditerranée dans Le Journal d’un parfumeur, Ugo a fait exactement la même chose en me mettant au centre de l’inspiration. 

Ugo : C’était une manière de créer vraiment passionnante et je crois que le résultat le montre : ceux qui l’ont senti évoquent rapidement la texture ! En expérimentant ainsi les saveurs, comme l’umami, j’ai eu une autre approche, plus physique. C’est un peu comme dans les concerts : on peut écouter de la musique chez soi, mais si on se déplace, c’est parce que physiquement et émotionnellement on ressent quelque chose en plus. J’ai essayé de traduire cette idée. 

Pour en savoir plus sur Umema : umefragrance.com/ 

Crédit photo : Emmanuelle Dancourt

Speed Smelling 2022 par IFF : sur un air de transatlantique

Cette année, les treize parfumeurs de la maison de composition ont planché sur le thème « Un Américain à Paris ». Un support propice à la liberté de création et à l’éloge des molécules dites « captives », exclusivement mises au point par l’entreprise.

C’est un peu le quartier libre, la récréation des parfumeurs de la maison de composition IFF (International Flavors & Fragrances). Initié en 2009, le Speed Smelling consiste à laisser, chaque année, une totale liberté aux créateurs. Un exercice à l’opposé des « briefs » et des contraintes (esthétiques, économiques…) qui régissent leur quotidien, en leur permettant de créer un parfum qui ne sera pas commercialisé via les réseaux classiques. Seul un coffret en édition limitée et proposé à la vente sur notre boutique en ligne rassemble les fragrances composées pour chaque millésime, au nombre de treize cette année. L’objectif est double : il s’agit à la fois de mettre en avant la virtuosité des parfumeurs et d’inclure dans les formules le plus possible de ces molécules dites « captives », c’est-à-dire mises au point en exclusivité par IFF. La latitude de création est toutefois encadrée : en clin d’œil aux racines d’Outre-Atlantique de la maison, la trame imposée cette année était « Un Américain à Paris », et chaque créateur disposait de deux mois pour rendre sa copie. Le 21 juin dernier, les parfumeurs maison ont pu présenter aux médias les fragrances inspirées par ce thème et défendre leurs partis-pris olfactifs lors de face-à-face de sept minutes chrono avec chaque journaliste présent. D’où le nom de Speed Smelling, en référence aux sessions de speed dating, ces entretiens entre célibataires rythmés par un timing serré… 

Coups de cœur, coups de foudre ? Voici nos impressions sur le millésime 2022, les parfumeurs étant présentés par ordre alphabétique.

Céline Barel vise les étoiles en imaginant « un parfum blanc comme la lune et rond comme une planète ». En 2002, IFF et la NASA avaient étudié les effets de l’apesanteur sur le parfum de plusieurs roses embarquées à bord de la navette Discovery. Un Living (1) Space Rose, rappelant ce partenariat, constitue le cœur de la fragrance. Autour gravitent un Living de basket neuve aux accents synthétiques et un fond mêlant une overdose d’absolue d’ambrette LMR, des muscs captifs IFF (Edenolide et Sinfonide) et de l’essence de santal de Nouvelle-Calédonie. Doux et enveloppant.

Nicolas Beaulieu tisse un parallèle entre les prestigieuses universités américaines formant l’Ivy League (Ivy se traduisant en français par « lierre ») et nos chênaies européennes. Son hommage revendiqué aux « chypres verts américains, symboles de la parfumerie des années 1970 » se traduit par « la dualité entre une verdeur à la fois craquante et sombre ». En tête, le Vertonic (captif IFF) fuse. L’absolue de lentisque Maroc LMR apporte une texture verte plus charnue, plus « liane ». Un soupçon d’animalité s’ensuit avec l’absolue de narcisse Conscious LMR (cultivé en Lozère) avant que l’absolue de genêt Italie ne réchauffe l’ensemble de ses notes miellées. Une fragrance aux accents intemporels.

Caroline Dumur a souhaité réconcilier deux visions du « propre » : l’américaine « façon splash de pastèque et concombre » et la française « plus héliotrope et vanille ». Des aldéhydes et du gourmand en bonne intelligence ? Pari tenu. Le captif Opalene propulse ses notes d’agrumes, l’essence de polygonum LMR et le poivre rose extrait CO2 assurent l’esprit « lessive ». Enfin, la délicatesse rassurante du néroli Tunisie LMR et la touche guimauve de l’Iris Ultimate LMR tirent enfin à eux la couverture de ce parfum doudou ultra réconfortant.

Anne Flipo surfe sur une vague verte et florale bien délicate. Celle initiée en 1966 par Joséphine Catapano, travaillant chez IFF et considérée comme la première parfumeuse américaine, avec son chef-d’œuvre Fidji, composé pour Guy Laroche. Le registre vert – très large, tour à tour épicé, frais et juteux – se déploie à travers l’essence de romarin Tunisie LMR, l’essence de sauge sclarée France LMR ou encore l’essence de géranium Égypte. Avec un équilibre sensible et admirable, un souffle lumineux irradie peu à peu la partition de ses notes florales (essence d’ylang Extra LMR), fruitées (accord noix de coco) et épicées (gousse de vanille extrait CO2).

Paul Guerlain donne rendez-vous à Saint-Germain des Prés, pour partager un moment avec la parfumeuse d’IFF Sophia Grojsman. Cette révérence appuyée d’un jeune parfumeur à un mythe qui l’inspire et l’impressionne à la fois fait appel à trois principaux ingrédients : l’isobutyle quinoléine (notes cuirées), l’aldéhyde C-14 (lactone aux facettes de pêche) et l’absolue d’iris Ultimate LMR. « L’absolue de café arabica extrait CO2, très subtil, achève de planter le décor d’un café parisien », explique le parfumeur. Un hommage à la féminité, velouté, rond et profond.

Nelly Hachem-Ruiz recule sa montre de 78 ans. Nous voici en 1944, les narines titillées par le Coca-Cola et le tabac blond des cigarettes des G.I.’s. L’accord soda pétille, mené tambour battant par l’essence de limette, l’essence de gingembre frais LMR et l’essence d’écorce de cannelle Essential LMR. Un tabac blond herbacé (composé grâce à l’essence de flouve odorante) illuminé par l’absolue d’immortelle LMR émerge de cette mêlée en gonflant les pectoraux (AmberXtreme surdosé). Une belle et efficace interprétation de l’ultra-classique note tabac. 

Jean-Christophe Hérault réunit deux antagonismes : la minéralité brute émanant des grands espaces américains (« le silex des canyons et la pierre à fusil pour le côté conquérant des armes à feu ») d’une part et… la sensualité très française de la poudre d’iris. Le feu s’allume avec l’odeur d’étincelle de la Pyromist, un captif IFF propulsé en tandem avec le poivre rose extrait CO2 LMR. La concrète d’iris LMR, charnelle, s’y fraie un chemin, escortée par les touches fumées d’essence de patchouli Indonésie LMR et d’essence de vétiver Haïti LMR For Life. Comme l’écho d’un coup de feu entre deux roches, le tout résonne sur un fond musqué par la Sinfonide.

Juliette Karagueuzoglou règle son compte « à deux emblèmes nationaux ayant été considérés comme vulgaires en France ou aux États-Unis : le Coca-Cola et Opium d’Yves Saint Laurent ». Les deux étant reliés par la cannelle et la vanille. L’essence de limette cœur LMR pétille comme une première gorgée de Coca que vient rafraîchir la verdeur d’un captif IFF, l’Aquaflora. Le cuir Saffiano (captif IFF) installe une sensualité rehaussée par l’essence d’écorce de cannelle essential LMR et la gousse de vanille extrait CO2 LMR (gourmandes) puis l’essence de bois de chêne rectifiée LMR (à la facette liquoreuse). Culotté mais tellement pertinent (et du reste, 100% en phase avec le thème imposé). Coup de cœur. 

Delphine Lebeau capture l’odeur d’un cliché très cinématographique : « Un Américain vient d’atterrir à Paris. Arrivé à son hôtel, il enfile un polo qui sent bon la lessive et descend à la boulangerie acheter du pain ». Le rôle de la fraîcheur du détergent est conjointement assuré par le captif Vertonic et un accord pomme aqueux pimpé d’aldéhydes évoquant le savon. En superposition, l’accord baguette envahit durablement l’espace à grands renforts de pyrazines et de captifs Ambertonic et AmberXtreme. Mais l’effet, artistiquement enthousiasmant et criant de vérité, peut s’avérer difficile à porter sur la durée au regard de son dosage en pyrazines.

Meabh Mc Curtin, nostalgique de la culture pop de l’Amérique des années 1970, subtilise l’un des célèbres tableaux d’Andy Warhol figurant une boîte de soupe Campbell’s – en l’occurrence celle à la crème de champignon. Objectif : s’approprier la démarche du plasticien en brisant à son tour les contours (ici olfactifs) entre vie quotidienne et création artistique. Ce champignon gourmand se déploie au cœur d’un accord chypré associant le romarin Tunisie LMR et le vétiver Java LMR. Le patchouli cœur N°4 LMR offre une facette végétale plus humide, tandis que la gousse de vanille extrait CO2 LMR et le bois de chêne extrait CO2 LMR confèrent au parfum une langueur gourmande. Une expérimentation déroutante et étrangement addictive.

Domitille Michalon-Bertier convoque un millefeuille végétal inspiré par la redécouverte d’un captif IFF de 1949, la Verdima. Cette molécule évoquant la feuille de tomate est ici adossée à la facette camphrée de l’essence d’armoise cœur N°2 LMR, à la douce brûlure du poivre de Timur extrait CO2 LMR et à l’élégance verte et patinée de l’absolue de narcisse Conscious LMR. Très complexe et oscillant entre le végétal, le fruité et le musqué, cette composition se drape d’un voile de mystère par l’entremise du Cashmeran et de l’Ambertonic.

Julien Rasquinet s’empare du registre fruité dans sa version américaine. « J’ai retenu la mirabelle pour sa tonalité sucrée et ses notes proches du melon. J’ai voulu la contenir dans un parfum de peau subtilement poudré », résume le parfumeur. L’édifice est dominé par un accord mirabelle enrobé de lactones et d’absolue de fleur d’oranger Tunisie LMR. L’effet frais, poudré et irisé est apporté par le Sinfonide. Un fruité très lisible, solaire et régressif, comme un souvenir d’enfance.

Dominique Ropion dresse un constat : les notes vertes fascinent les parfumeurs de chaque côté de l’Atlantique. « Plutôt acétals et galbanum en France et Triplal, un captif IFF des années 1950, pour les États-Unis ». Le parfumeur a combiné le classicisme de notes vertes (essence de galbanum Afghanistan LMR) et fruitées (framboise et litchi, mais aussi agrumes) à la vibration plus moderne de l’AmberXtreme et du Cashmeran. La facette florale déployée par l’absolue de jasmin sambac LMR ponctue le tout « d’une touche d’élégance française ». Un jeu de rémanences séduisant entre les deux continents, le passé et le présent. 

Enchaîner en un peu plus d’une heure et demie treize découvertes de parfums en écoutant leurs créateurs décrire leurs intentions, voilà qui n’est pas banal. L’exercice donne presque le tournis. Il s’avère tout aussi réjouissant lorsque l’on redécouvre les compositions après coup, au calme, en relisant ses notes. À quelques rares exceptions près, les premières impressions se confirment, même plusieurs semaines après. Et l’on attend de voir quelles fragrances, peut-être remaniées, pourraient rejoindre les rayons des parfumeries dans les prochains mois.

(1) Ce procédé inventé par IFF consiste à capturer in situ une odeur, sur le principe d’une photographie numérique, en décodant ses composants pour les reconstituer artificiellement.

Coffret Speed Smelling « Un Américain à Paris » par IFF, 10 x 11 ml, 150 € avec livret

Édition limitée de 50 exemplaires, disponible en prévente sur shop.bynez.com

Photos : © IFF

Smell Talks : Olivier R.P. David – La chimie des parfums

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon Music,Youtube

À l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris.

Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Valeyre, dans le 9e arrondissement de Paris, pour écouter Olivier R.P. David. 

Cet enseignant-chercheur en chimie organique à l’Université de Versailles – Paris-Saclay forme les apprentis parfumeurs, cosméticiens et aromaticiens du Master FESAPCA avec l’École supérieure du parfum. Collectionneur de parfums anciens et conservateur-osmothécaire, il est également membre du collectif Nez, auteur entre autre de la rubrique « La molécule » dans la revue, coauteur du Grand Livre du parfum ou encore de la collection « Nez+LMR Les Cahiers des naturels ».

Dans cette conférence, il nous invite à explorer la chimie des parfums à travers les principales matières premières composant un immense classique : Shalimar de Guerlain.

Photo : Sarah Bouasse.

1+1 : In the Arboretum – Sopheap Pich & Violaine Collas

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYouTube

Elle n’est jamais allée au Cambodge. Lui ne se parfume pas. Pourtant, Violaine Collas, créatrice de parfums chez Mane et Sopheap Pich, plasticien régulièrement exposé à Phnom Penh et dans le reste du monde, ont su s’apprivoiser pour imaginer une oeuvre olfactive vibrante transcendant les matières premières. Plongez dans les coulisses de cette création.

Ce podcast a été conçu par Jessica Mignot et réalisé par Guillaume Tesson.

Photos : Romain Bassenne / Atelier Marge Design

1+1 : une expérience de création

Nez propose une série de rencontres entre des parfumeurs et des personnalités d’autres univers. Chacune donne naissance à une création olfactive disponible en édition limitée avec chaque nouveau numéro de la revue.

Ces créations sont disponibles sur le Shop by Nez

Les odeurs de l’école

Tout parent qui a accompagné son enfant pour la première fois à la rentrée de maternelle saura tout de suite de quoi on parle : un puissant flashback olfactif qui submerge le cerveau, fait remonter des émotions confuses et saisissantes, et nous replonge dans un passé lointain et pourtant si proche. Mais au juste, ça sent quoi, l’école ? Sept odeurs, sept souvenirs… En cette période de rentrée, nous vous proposons une dissection des objets culte de la salle de classe.

Le crayon à papier

On a tous machouillé, lors de cours de maths un peu ennuyeux, son extrémité… et ce n’était pas très bon ! Ce crayon en bois vient des États-Unis, où il fut fabriqué à partir de 1812 avec du genévrier ou cèdre rouge de Virginie (Juniperus virginiana) puis du cèdre à encens (Calocedrus decurrens), un conifère proche du thuya, plus abondant et encore utilisé aujourd’hui. Quant à la mine (qu’on finit aussi par goûter, à force de mâcher), c’est un mélange de graphite et d’argile inventé à la fin du XVIIIe siècle. Plus il y a de graphite, plus c’est dur (H comme hard); plus il y a d’argile, plus c’est noir et tendre (B comme black). Une mine HB a une dureté moyenne. Si on aime l’odeur du crayon à papier fraîchement taillé, on peut la retrouver dans l’huile essentielle du cèdre de Virginie, riche en cédrol, au parfum boisé, sec, suave et assez aérien. À ne pas confondre avec celle du cèdre de l’Atlas (Cedrus atlantica), dont l’odeur plus brute et résineuse évoque plutôt une forêt sombre et humide.

Molécules : cédrol, acétate de cédryle, silicate d’aluminium, carbone


La colle Cléopâtre

S’il existe une « odeur madeleine de Proust » qui traverse les générations en France, c’est bien celle de la colle Cléopâtre. Tout commence en 1930, à une époque où l’on fabriquait soi-même sa colle avec de la farine et de l’eau. À Paris, un certain M. Chamson invente, à partir d’amidon de pomme de terre, une nouvelle colle, vendue dans des pots en aluminium. Quelques années plus tard, face à la concurrence, le petit pot s’enrichit d’un pinceau et surtout de la bonne odeur d’amande qui fera son succès. Mais ce parfum si célèbre, à quoi est-il dû ? Au benzaldéhyde (ou amandol), une molécule présente dans l’essence d’amande amère et très utilisée en aromatique alimentaire pour recréer la saveur de la cerise ou celle de l’amande, par exemple dans le sirop d’orgeat. Mais si le benzaldéhyde est comestible, rappelons que la colle, elle, n’a pas très bon goût !

Molécules : benzaldéhyde, amidon


Le protège-cahier

La rentrée des classes a toujours une odeur de plastique neuf : celle du PVC. Le polychlorure de vinyle (PVC), polymère découvert par hasard au XIXe siècle et breveté en 1913, est une des matières plastiques les plus produites au monde. Si lui-même est inodore, il libère une quantité infinitésimale de monomère, le chlorure de vinyle, un gaz toxique, inflammable et narcotique à haute dose, utilisé pour sa fabrication. La dose résiduelle libérée, très réglementée et surveillée, est bien en deçà du seuil défini comme dangereux pour la santé… mais suffisante pour donner au protège-cahier cet effluve éthéré et douceâtre si caractéristique. A priori, pas d’inquiétude si vous avez déjà « sniffé » compulsivement ces couvertures souples et colorées.

Molécules : polychlorure de vinyle, chlorure de vinyle


Le marqueur

Certains fabricants revendiquent depuis quelques années l’absence d’odeur comme argument de vente. Alors que parfois, c’est précisément cet effluve si caractéristique qu’on recherche en achetant un marqueur ! Si ces feutres indélébiles, ou ceux qui sont utilisés pour écrire sur les tableaux blancs, exhalent cette forte odeur, c’est parce qu’ils contiennent des solvants très volatils pour que l’encre sèche rapidement une fois appliquée sur la surface écrite. Toluène, xylène, acétate de butyle, 4-méthyl-2-pentanone : autant de noms rigolos qui font (ou faisaient) plus ou moins tourner la tête, l’inhalation de ces substances chimiques pouvant provoquer somnolence et vertiges. À humer avec modération.

Molécules : toluène, xylène, acétate de butyle, 4-méthyl-2-pentanone


La ronéo

Avant la démocratisation des photocopieurs, toutes les salles de classe étaient équipées de ce drôle de duplicateur à alcool. La maîtresse tournait la manivelle, et l’étrange machine rotative délivrait une à une ces copies imprégnées d’alcool et d’encre violette baveuse qui dégageaient une puissante odeur chimique. En 1923, l’Allemand Wilhelm Ritzerfeld, fondateur de la société Ormig à Berlin, invente ce système de reproduction par transfert d’encre diluée dans l’alcool à travers un papier carbone. En France, la société Ronéo fabrique et commercialise un appareil similaire. Le pigment le plus utilisé était la mauvéine (le premier colorant synthétique, découvert au milieu du XIXe siècle), qui donnait à l’impression cette teinte violacée typique. La solution alcoolisée, qui devait être très volatile pour ne pas trop imbiber le papier, a longtemps été à base de méthanol. Toxique, elle a peu à peu été remplacée par une solution d’éthanol dénaturé par du 2-propanol. C’est elle qui était responsable de cette odeur si enivrante que l’on « sniffait » dès que la feuille était déposée sur notre table. Si elle n’était objectivement pas si agréable, elle reste à jamais associée aux années d’école primaire de ceux qui l’ont connue.

Molécules : mauvéine, éthanol, méthanol, 2-propanol


L’encre de stylo-plume

Sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, ce stylo est une invention de la fin du XIXe siècle. Et c’est Waterman qui, en 1927, a inventé les cartouches. Les premières étaient en verre. L’encre des stylos de notre enfance est composée d’un colorant (comme le bleu d’aniline), de tensioactifs, d’un conservateur et d’un ajusteur de pH et de viscosité. Mais pourquoi avait-elle autrefois une odeur particulière, aujourd’hui disparue et souvent regrettée ? Parce qu’elle contenait une très faible dose de phénol. Ce conservateur fut aussi l’un des premiers antiseptiques utilisés en médecine, ce qui explique que beaucoup lui trouvent une odeur d’hôpital. Soupçonnée d’avoir des effets toxiques à haute concentration, cette molécule a par prudence été remplacée par une autre substance. Mais son parfum de champignon ou de tapenade, légèrement animal et cuiré, évoque toujours le souvenir nostalgique de lignes soigneusement tracées sur des copies doubles à grands carreaux.

Molécules : bleu d’aniline, phénol 


Le savon jaune

Nos doigts tachés d’encre, nous avons tous au moins une fois dans notre vie d’écolier frotté nos mains autour de ce gros ovale accroché au mur des lavabos… Et avouons-le, sur le moment, on ne l’aimait pas tellement, son odeur ! Avec le temps, tout souvenir d’école se teinte de nostalgie, et l’on regrette presque ce savon au parfum de liquide vaisselle qui laissait nos mains aussi douces que du papier de verre. La société Provendi, qui fabrique toujours le célèbre produit en Haute-Savoie, avait décroché dans les années 1950 un marché avec l’Éducation nationale française, qui cherchait une alternative plus hygiénique aux savonnettes humides trempant dans les lavabos des écoles… Détrônée par l’usage de savon liquide dans les années 1990, la société a été rachetée en 2010, son activité diversifiée, mais le savon rotatif sur son support chromé connaît depuis quelques années un nouveau succès auprès des amateurs de vintage. Si des variantes au lait d’amande et au cèdre exfoliant ont été développées, la version jaune aurait, selon Provendi, gardé le même parfum qu’à l’origine. Ses notes de citral (aldéhyde présent dans l’huile essentielle de citron) un peu stridentes et métalliques, mêlées à l’odeur grasse de la base savon de Marseille, forment une odeur inoubliable qui semble toujours crier : « Gare à vous, les microbes ! »

Molécules : citral, limonène, cocoate de sodium, glycérol

Cet article est initialement paru en avril 2016 dans Nez, la revue olfactive #01 – Pour une culture olfactive

Visuel principal : Jean Geoffroy, En classe, le travail des petits, 1889 ; source : Wikimedia Commons

Les Cinq Diables de Léa Mysius : un film à feu et à sens

Une fois n’est pas coutume, c’est aujourd’hui au cinéma que l’odorat se trouve mis en avant, grâce à la réalisatrice Léa Mysius. À l’occasion de la sortie en salles de son film Les Cinq Diables ce 31 août, nous vous en proposons une critique bien sentie et garantie sans spoiler.

Les films qui parlent d’odeurs évoquent souvent des parfumeurs, et il serait gonflé de notre part de nous en plaindre, tant le sujet est peu abordé au cinéma. Pourquoi irions-nous traiter frontalement de ce qui n’est que notre cinquième sens sans faire appel à son métier star ? Il faudrait alors s’interroger sur les spécificités, les fonctions et les complexités de l’olfaction, pour en tirer un ressort narratif. Qui sur Terre aurait du temps à perdre pour évoquer tout cela ? Après son court-métrage Cadavre exquis fasciné par le toucher et son premier long-métrage, Ava – qui traitait déjà d’un sens, la vue – Léa Mysius signe avec Les Cinq Diables un film riche et ambitieux, où l’odorat permet à ses personnages de comprendre l’origine de leur existence.

L’héroïne, Vicky, n’est donc pas une parfumeuse, mais une petite fille. Elle ferait pourtant pâlir toutes les Christine Nagel, Dominique Ropion et autres Mathilde Laurent par sa capacité extraordinaire à disséquer et discerner toutes les nuances odorantes du monde qui l’entoure. Consciente de son don, elle reproduit et collectionne celles des lieux et des personnages qu’elle chérit dans des bocaux qu’elle garde précieusement dans un coin de sa chambre. Son objet d’étude préféré ? Sa mère, Joanne, interprétée par Adèle Exarchopoulos, qu’elle aime passionnément et qu’elle accompagne partout.

On aurait pu craindre un film qui fasse à nouveau passer les personnes qui prêtent attention à leur nez pour des marginaux vaguement surhumains. S’il s’agit bien d’une forme de super-pouvoir pour Vicky, ce n’est pas qu’une caractéristique symbolique du personnage. Léa Mysius en fait un véritable moteur narratif quand la vie de Vicky va être perturbée par le retour de Julia, la sœur de son père, disparue depuis dix ans. En essayant de capturer l’odeur de sa tante dans ses bocaux, comme elle a l’habitude de le faire, Vicky est transportée dans les souvenirs de celle-ci. Le film familial et intimiste se transforme alors en véritable voyage dans le temps.

Le traitement de l’odorat dans Les Cinq Diables est exceptionnel, tant il va germer tout au long du film. L’histoire commence par aborder le sens comme une poétique étrangeté. Vicky énumère ce qu’elle renifle dans une forêt, nomme les différentes facettes olfactives de son environnement comme le ferait un élève en parfumerie en train de disséquer une matière première ou une composition. Les scènes sont agréables pour qui est passionné par le sujet, mais le film va rapidement plus loin en permettant aux odeurs de transporter ses personnages dans leurs souvenirs passés. Si un des plus beaux passages de la littérature française évoque, au détour d’une madeleine, les liens puissants entre le nez et la mémoire, Léa Mysius transpose cette thématique au cinéma. Pour la réalisatrice, le rapport entre le pouvoir de la parfumerie et celui de la mise en scène se trouve dans leur capacité à plonger le spectateur dans une reconstitution d’un passé oublié, voire ici d’un passé que nous n’avons pas forcément connu. Et c’est dans ce pouvoir hors du commun, propre à deux arts distincts, que l’émotion surgit et nous emporte.

En composant ses bocaux odorants, Vicky – dont le nom peut d’ailleurs faire écho au premier parfum moderne de la parfumerie contemporaine, Jicky de Guerlain – est projetée physiquement dans les réminiscences de sa mère, posant alors la question de sa propre existence. Sans son hyper-sensibilité, Vicky aurait-elle vu le jour ? Ces bocaux permettent aussi à la petite fille de transmettre son pouvoir. En les faisant sentir à sa tante, elle peut la replonger elle aussi dans le passé, jusqu’à une brève scène déchirante de souvenirs liant Joanne, la mère, et Julia, la tante.

Si j’avais à cœur de détailler le traitement original et profond des odeurs dans Les Cinq Diables, il faut noter que c’est aussi un film riche et précieux qui soulève de nombreuses autres questions. Il lie le cinquième sens à des thématiques sociales, politiques, cinématographiques, dans un écrin de mise en scène soignée. Toujours en mouvement, la caméra fond délicatement réflexions et émotions.

Je ne sais pas si une telle œuvre parlera à beaucoup de monde. C’est un film que j’ai presque appréhendé avec les (mauvais) réflexes d’un jeune passionné d’odeurs, en m’identifiant à chaque strate de sa densité, en imaginant presque qu’il n’avait été conçu que pour moi. Une perte de conscience que j’ai pu avoir avec des parfums qui me sont chers et m’ont emporté, de Vol de nuit de Guerlain à Dans tes bras de Frédéric Malle, en passant par le N° 19 de Chanel et l’Eau de narcisse bleu d’Hermès. Ainsi, dans son infinie tendresse pour la sensorialité, Les Cinq Diables réconfortera certainement toutes les personnes persuadées que l’odorat est le sens de leur existence.

Image principale : Copyright F Comme Film – Trois Brigands Productions ; Source : Allociné

Nez, la revue… de presse – #21 – Où l’on apprend qu’il faut du flair pour choisir ses amis, que le prix des terrains grimpe à Grasse et que les grillons ont le nez médical

Au menu de cette revue de presse, des abeilles déboussolées, des hommes nus et des histoires à l’eau de rose.

Vous êtes partis en vacances entre copains ? Si vous avez conservé de bonnes relations avec eux malgré plusieurs jours de randonnée, de parties de Uno et d’apéros, c’est peut-être parce que vos odeurs corporelles sont proches. Selon une thèse récente, formulée par l’Institut Weizmann en Israël et citée par Science et Avenir, l’amitié serait aussi affaire de nez. L’intelligence artificielle eNose a ainsi « deviné » avec un succès de 71% la probabilité d’affinités entre 20 « couples » d’amis, partageant une grande partie des quelque 373 composants odorants que notre peau dégage.

Il n’est toutefois pas certain que se parfumer avec ses sécrétions vaginales augmente les chances de séduire (amis ou amants). Le magazine Elle s’est intéressé au « vabbing » (contraction des mots vagina, vagin en anglais et dabbing, « tamponner »), que ses adeptes estiment source d’un puissant dégagement de phéromones. Un sujet de plus en plus débattu sur les réseaux sociaux, TikTok en tête. Mais scientifiquement non confirmé.

Séduction toujours, mais visuelle celle-ci : les parfums mis en avant par des publicités avec des hommes nus se vendraient mieux que les autres, d’après Stylist. Il suffirait qu’Adam Driver gonfle les pectoraux (Burberry Hero Eau de Parfum) ou que Johnny Depp oublie de boutonner sa chemise (Dior Homme) pour que le chiffre d’affaires décolle. Des chercheurs affirment en tout cas que la valorisation sociale et le narcissisme sont les deux principales mamelles motivant l’achat d’une fragrance. Bref, il n’y a pas que Charlize Theron sortant de son bain aux paillettes d’or pour ameuter le client.

S’il était souvent torse-nu sous son cuir, on ignore si Lemmy Kilmister, feu le chanteur de Motörhead, dont la voix rugueuse s’est définitivement éteinte en 2015, aurait accepté de jouer les égéries. Sept ans après sa disparition, son groupe de rock métal sert désormais de prête-nom à une gamme de quatre parfums, annonce le magazine Rolling Stone. L’un d’entre eux, Motörhead Man, sentirait « la veste en cuir, la cigarette, le whiskey et les cordes de guitare basse ». Lemmy tout craché.

Si tout cela vous donne envie de prendre une douche, vous pourriez au passage échapper aux assauts des moustiques. Cité par France Inter, Yannick Simonin, spécialiste des virus émergents transmis par l’agaçant insecte, confirme que nos émissions de dioxyde de carbone et les bactéries contenues dans notre transpiration, comme l’acide lactique, attirent les femelles (les seules à piquer) en quête de protéines pour produire plus d’œufs.

Non seulement les grillons ont la délicatesse de ne pas nous piquer, mais ils pourraient sauver des vies en détectant les cancers, rapporte Science Alert. Grâce à leur odorat particulièrement développé, ils parviennent à différencier une cellule saine d’une cellule malade. L’objectif des scientifiques de l’Université du Michigan ayant mené cette étude est désormais de s’inspirer du cerveau de l’insecte pour élaborer de nouveaux appareils de diagnostic.

Des insectes toujours, avec France 3 Occitanie. Le site de la chaîne reprend une étude de l’Unité mixte de recherche de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie, nous apprenant que les abeilles sont perturbées par la nouvelle odeur de la garrigue. La baisse des précipitations entraîne en effet une modification du parfum de la flore. Déboussolées, les apidés repèrent moins facilement les fleurs qu’elles pourraient butiner. Ce qui entraînerait une chute de la reproduction des plantes, dont ces insectes constituent un rouage clé.

Au cœur d’un été rare en précipitations, Alice Lebreton, chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) s’est justement interrogée dans Le Monde : « À quoi sert l’odeur de la terre après la pluie ? ». Cette fragrance, si souvent citée parmi nos préférées, est le fruit de la rencontre entre le pétrichor (des résidus huileux exsudés par les plantes), les sédiments et des bactéries. L’une d’entre elles, Streptomyces coelicolor, libère lorsqu’il pleut des composés telle la géosmine, que l’être humain reconnaît de loin. Son odeur attire des micro-organismes lui permettant de se mouvoir sur le sol (pratique !), tandis qu’elle repousse les nématodes, des petits vers prédateurs (bien fait pour eux).

Il reste fort heureusement des coins de nature préservés. L’écrivaine et poétesse Ryôko Sekiguchi en évoque un dans l’une de ses nouvelles inédites publiées pendant une semaine cet été par La Croix. On y rencontre notamment une petite fille capable de distinguer les différents ouvrages à leur odeur : « Ces modulations de parfum lui évoquaient le jardin familial, dont les senteurs changeaient au fil de la journée, surtout après l’arrosage – tâche qu’elle adorait accomplir, comme beaucoup d’enfants »

Pour lui, était-ce un rêve d’enfant ? C’est en mécène, via le fonds de dotation qui porte son nom, que Francis Kurkdjian ouvrira au printemps 2023 les portes du Jardin du parfumeur, à l’Orangerie de Châteauneuf, dans le parc du château de Versailles. Le lieu, consacré aux fleurs et aux plantes, permettra de retracer l’histoire de la parfumerie française, nous apprend Le Journal du luxe.

Mais c’est à Grasse que sont historiquement cultivées de nombreuses matières premières depuis le XVIIe siècle. Or, explique Libération, les tensions se multiplient entre les agriculteurs locaux et les grandes maisons de composition, qui n’y ont jamais acquis autant de terrains et de propriétés. Pour elles, la cité provençale est plus que jamais le lieu où il faut avoir pignon sur rue, au plus près des champs de matières dites naturelles. Conséquence, le prix du foncier s’envole. De quoi faire la Une en plein été en racontant « Une histoire à l’eau de rose et quelques épines »

De rose, il est aussi question dans L’Essence des souvenirs – Itinéraire d’un apprenti parfumeur, disponible en rediffusion sur le site d’Arte. Réfugié syrien, Abdulkader Fattouh fait ses études à l’ISIPCA de Versailles. Par passion et par fidélité à sa famille : son grand-père tenait une parfumerie à Alep et sa grand-mère préparait des confitures à la rose de Damas. « Une odeur portée par les hommes comme par les femmes », selon le jeune étudiant, qui découvre, de passage à l’Osmothèque, la reproduction de N’aimez que moi. Une fragrance signée Caron en 1916, faisant la part belle à… cette reine des fleurs.

Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !

Visuel principal : © Morgane Fadanelli

Parole de marque : Marc-Antoine Barrois, fondateur de la maison Marc-Antoine Barrois

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Fondateur en 2009 de sa propre maison de couture, dédiée au vestiaire masculin, Marc-Antoine Barrois se raconte au micro de Nez. Le couturier évoque ses sources d’inspiration et sa complicité avec le parfumeur Quentin Bisch, compositeur des fragrances de la marque. Il détaille également son engagement pour des méthodes de fabrication et un management plus justes.

Pour en savoir plus sur les parfums Marc-Antoine Barrois : www.marcantoinebarrois.com 

L’odeur de la sueur au creux de l’aisselle et le concept de l’intime selon François Jullien

L’été est là, abondant de stimuli. Le temps et les corps s’étirent tandis que le mercure monte. La peau dénudée appelle le toucher et le nez, une nouvelle intimité. La chaleur exalte nos sens et accroît un phénomène bien naturel, la transpiration. Elle nous invite à évoquer une petite philosophie de l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle, prétexte à aborder le concept de l’intime du philosophe François Jullien.

Échauffés, nos corps en quête de régulation thermique transpirent. Pour que sang et cellules retrouvent une température idéale autour des 37°C, des capteurs de notre cerveau envoient un message aux glandes sudoripares qui produisent la transpiration. Sous forme liquide ou de vapeur imperceptible, celle-ci rafraîchit en s’évaporant. Comme l’argent, elle n’a pas d’odeur, en tout cas lorsqu’on parle de celle du visage, de la paume des mains ou de la plante des pieds. Composée à 99% d’eau et d’électrolytes – minéraux transporteurs de charges électriques comme le potassium, le calcium, le chlorure… – et de substances organiques comme l’urée et l’acide lactique (qui ralentit la reproduction des bactéries responsables des mauvaises odeurs), la sueur issue des glandes sudoripares eccrines, contrôlée dès la naissance par le système nerveux sympathique, est ainsi inodore malgré son petit goût salé. En revanche, la sueur des aisselles et des régions génitales, activée à la puberté, sécrétée par les glandes sudoripares apocrines et soumise aux hormones, est odorante voire malodorante. Plus épaisse, laiteuse, riche en corps et acides gras, elle n’a pas pour but de thermoréguler mais de caractériser olfactivement une personne. Amatrices des substances (ammoniaque, sébum, protéines, acides gras) qu’elle contient, les bactéries cutanées entrant en contact avec la sueur apocrine détruisent certains de ses composés et produisent ainsi la fameuse odeur de transpiration. On devrait alors parler des odeurs tant elles diffèrent selon les causes de sudation (stress, maladie, activités physiques…), les influences internes (alimentation, hormones… ) ou externes (hygiène, textiles en contact…). 

C’est sur celle-ci, située en zone parfois interdite, l’aisselle, et qui peut rendre fou d’amour égaré ou de dégoût écoeuré que nous nous attarderons ici pour aborder le concept de l’intime. Une sueur générée par un usage du corps en tranquillité, comme en vacances, sans stress ni effort outrancier, humée en fin de journée, juste avant d’effacer et de rendre à nouveau blanche cette page odorante. 

Par-delà la critique de l’exhalaison pure – ça pue, ça ne pue pas – l’odeur de la sueur au creux de l’aisselle peut être un refuge, une entrée dans l’alter et le nous commun. Un gîte à la mesure du nez qui aime y prendre logis comme au plus près du foyer de l’âme. Pourtant, sur La Carte du Tendre[1] Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les … Continue reading, l’aisselle ne figure pas, pas même au-delà de la Mer dangereuse et des Terres inconnues. Les Précieuses omirent ce territoire de l’intime. Et pour cause, les chemins (Estime, Reconnaissance…), les villages étapes (Billet- galant, Jolis-vers…) mènent à l’amour et non à l’intime. Plonger dans ce pli secret, qui en révèle tant, est « une levée des clôtures qui nous retiennent dans nos privacy[2]Le terme anglais privacy comprend les notions de sphère privée et d’intimité physique que ne rend pas le français. »[3]François Jullien, in conférence du 23 janvier 2018 pour Actisce, Patronage Laïque Jules Vallès, pour accéder à une forme de quintessence de l’autre, à l’intime –  de intimus : « le plus en dedans ». 

La Carte du Tendre, Paris, 1856. Source : BNF

Ainsi, se laisser humer ou sentir la sueur de l’autre serait un accès direct à l’intime tel que le définit le philosophe François Jullien. C’est, explique-t-il, dans la capacité d’« être auprès de » que se déploie l’intime. Pour cela, dit-il, il faut oser, se risquer. Il ne s’agit plus de se méfier mais de se confier. Il ne s’agit plus d’avoir des visées sur l’autre mais de le retirer des rapports de force. Il ne s’agit plus de conquérir, de dire, mais de babiller des paroles qui ne cherchent pas à communiquer. Car c’est entre les silences, dans les riens qui se disent que passe la tension intime. « L’amour fait de l’autre un objet : je t’aime […]; l’intime fait de l’autre un attribut » : je suis avec toi.

L’intime, développe le philosophe, nous sort des impasses de l’amour et de la dialectique du désir : déception de l’amour satisfait, retombée de la jouissance dans la solitude, menace de la détestation, désir assouvi devenant dégoût. L’intime, lui, ne s’use pas. Une fois déployé, il est là, résultatif, discret, sans besoin de se dire contrairement « au brillant, bruyant, théâtral amour déclaratif […] L’intime est ce qui de l’amour ne fait pas mal ». Il nous sort de l’embrasement et du refroidissement de l’amour. « L’intime échappe à la catégorie de l’être, il appartient à la catégorie de l’entre », car défaisant les dualismes, il rétablit les jonctions entre sensuel, sexuel et spirituel, physique et métaphysique. L’intime fait basculer une relation de sensualité vers son déploiement infini que seul menace le retour à l’indifférence. La solution proposée par François Jullien est alors ce qu’il nomme l’extime : « rouvrir du dehors, remettre de l’extérieur dans l’intime », prendre le large pour que la relation n’étouffe et ne s’asphyxie, et pour replacer l’autre dans une projection de désir. 

La pensée de François Jullien nous permet ainsi de mieux saisir notre sujet olfactif et la conceptualisation d’un geste instinctif qui est celui d’aimer fourrer son nez dans les recoins de l’autre. Loin d’être animal ou bestial, comme longtemps la philosophie et la psychanalyse ont réduit l’odorat[4]Voir l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF, voilà l’acte rationalisé, le sens humanisé voire sacralisé. Par ailleurs, la motivation du philosophe pour ce sujet réside en ce que l’intime est l’une des notions les plus difficiles à saisir en philosophie car, selon lui, résistante aux concepts, tout comme les odeurs résistent à leurs dénominations objectives. 

Tentons alors de nommer le plus beau des effluves de sueurs, celui au creux de l’aisselle, creuset de nos assoupissements, de nos sécures abandons, de nos souffles chauds. Pour ce faire, nous pouvons les distinguer subjectivement en trois familles : 

La sueur « pipi de chat » : acide, aigüe, aigrelette. En parfumerie, on pourrait employer des notes vertes : aldéhyde phényl acétique, galbanum ; des notes acidulées et fruitées : absolue de bourgeon de cassis[5]Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu … Continue reading, Floropal (dont les notes rhubarbe, pamplemousse sentent notamment la sueur chauffée par la semelle du fer à repasser…), Cassifix, Dewberry PMF (dont la note fruitée rappelle la sueur imprégnée dans un t-shirt propre) ; et des notes fusantes d’Ambermax au boisé terreux, métallique, musqué, ambre gris, noix de muscade.

La sueur « soupe d’hiver » : oignon, ail, ciboulette, poireau… toute la famille des allium pourrait y passer pour la décrire. Elle sent la cour des collèges et lycées à onze heures du matin, prise dans le froid hivernal ; on ne sait plus très bien qui de l’aisselle de la cantinière ou de la soupe de poireau imprègne l’autre. En parfumerie, pour la reproduire, on pourrait utiliser notamment les SymTrap[6]Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire. d’ail et d’oignon l’huile essentielle de livèche, par association olfactive au bouillon de légumes ; le dimethyl sulfide, molécule soufrée, qui concentré à haute dose sent l’oignon, le chou-fleur, le poireau, le jus des pousses de bambou en conserve mais qui, extrêmement dilué, sent le litchi et souligne à merveille la construction d’une note rosée. 

La sueur « épicée » : la plus belle, chaude, sèche, sécurisante : cumin, fenugrec, immortelle, curry, poivre de Sichuan, Aldron[7]Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…… Elle nous ramène dans les dunes de sable, elle porte les embruns salés venant de la mer, d’infimes relents de goudron évoquant à la fois le vétiver et le mésocarpe du pamplemousse.

Ainsi les odeurs de sueur sont à elles seules un voyage dans l’alter, avec une multiplicité de paysages eux-mêmes riches de souvenirs, de parfums. Alors, hiver comme été, intimons à nos nez de s’extimer pour mieux revenir auprès des odeurs qui font nos intimités : la peau d’un être aimé, le foulard d’un grand-père, l’oreiller de l’ami malade… et sentir auprès de l’autre l’infini de nos humanités. 

  • Pour aller plus loin : De l’intime – Loin du bruyant amour, François Jullien, ed. Grasset, 2013

Visuel principal : Hope Gangloff, Clothes Swap / Brooklyn, 2008. Source : https://arthur.io/

Notes

Notes
1  Inventé au XVIIe siècle et inspiré du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry (1654), Tendre est un pays imaginaire. Sa carte représente en topographie et allégories les différentes étapes de la vie amoureuse selon les Précieuses de l’époque.
2 Le terme anglais privacy comprend les notions de sphère privée et d’intimité physique que ne rend pas le français.
3 François Jullien, in conférence du 23 janvier 2018 pour Actisce, Patronage Laïque Jules Vallès
4 Voir l’ouvrage de Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, PUF
5 Matière sublime mais clivante qui sent la fine peau confinée des orchis d’un chasseur pas lavé depuis trois jours et qui se serait réchauffé lors des veillées forestières auprès d’un feu de bois de buis. Pour en savoir plus sur le bourgeon de cassis, voir l’ouvrage Le Bourgeon de cassis en parfumerie, Nez + LMR cahiers des naturels.
6 Développée par Symrise, il s’agit d’une nouvelle technologie d’extraction d’ingrédients de parfumerie par revalorisation de sous-produits de l’agroalimentaire.
7 Molécule de synthèse classée dans la famille des cuirs qui sent la naphtaline, le plâtre, la sueur, le cuir, le caoutchouc, la cendre froide, le safran…

Vincent Kuczinski, président de l’American Society of Perfumers : « Le test sur peau a vraiment été révélateur : le choix a été unanime »

Partenariat éditorial

Le concours Sandalwood Reimagined de Quintis a récompensé deux gagnantes début juillet 2022. Elles ont été sélectionnées parmi près de 300 participants, par les nez aguerris des juges, membres de l’American Society of Perfumers partenaire de l’événement. Vincent Kuczinski, parfumeur senior chez Mane et président de l’association, nous raconte cette aventure.

L’American Society of Perfumers a été fondée en 1947. Quelles en sont les missions ?

C’est une organisation à but non lucratif dont les membres sont des volontaires bénévoles et qui compte aujourd’hui environ 300 parfumeurs professionnels résidant tous aux États-Unis. Nous résumons nos objectifs en trois mots : éduquer, promouvoir et soutenir les parfumeurs américains. Ils peuvent travailler dans toutes les branches de l’industrie, de la parfumerie fine aux produits ménagers en passant par les cosmétiques. Nous les mettons en relation, organisons des événements internationaux où nous nous assurons de leur représentation. Mais nous cherchons aussi à maintenir la parfumerie à un haut niveau : tous nos membres doivent respecter une ligne de conduite professionnelle stricte.
Nous sommes ainsi partenaires du World Perfumery Congress (WPC) qui permet de réunir les entreprises, les créateurs, les producteurs et nous soutenons différents organismes comme l’International Fragrance Association (IFRA) ou le Women in Flavor and Fragrance Commerce (WFFC). 

C’est d’ailleurs lors du WPC à Miami qu’ont été annoncées les deux gagnantes du Sandalwood Reimagined organisé par Quintis. Quel a été votre rôle précis dans ce concours ?

Nous avons d’abord déterminé quelques règles essentielles afin que le concours soit égalitaire et que le plus de parfumeurs possible puissent y participer. La première était évidemment de mettre en avant l’huile essentielle de santal indien de Quintis dans la composition. C’est une essence magnifique et facettée qui a une histoire importante. La société s’est battu pour une production respectueuse de l’environnement et le résultat est fascinant. La deuxième règle était de ne pas utiliser d’ingrédients captifs : il fallait que tous les participants aient accès à la même boîte à outils pour ne pas donner d’avantages à certains. La troisième était que la composition respecte la réglementation en vigueur, en lien avec notre ligne de conduite pour des créations sûres. La dernière était qu’il n’y ait pas de limitation de coût pour permettre à chacun de développer sa créativité. C’est ensuite Quintis qui s’est occupé de toute la logistique avec beaucoup de professionnalisme. Puis nous avons senti et évalué les créations afin d’élire les gagnants.

Près de 300 propositions vous ont été envoyées. Quelles ont été les critères pour sélectionner les finalistes ?

Tout était anonyme, nous avons donc pu sentir à l’aveugle, avec seulement un numéro identifiant les participants et une couleur pour savoir à quelle catégorie (« Global Winner » ou « Emerging Talent ») ils appartenaient.  Tous les juges étaient des volontaires de l’ASP, localisés aux États-Unis pour des raisons logistiques. Nous nous sommes réunis pendant cinq semaines afin de sentir toutes les propositions. Nous ne cherchions rien en particulier. Nous avons d’abord éliminé toutes les créations trop proches de parfums existants. Nous avons noté les autres et choisi nos cinquante préférés, puis les avons réduits à vingt. À ce moment-là, nous les avons testés sur peau – nous n’aurions évidemment pas pu le faire pour tous – et avons lu les descriptions et inspirations, d’ailleurs très bien écrites.

Lorsqu’on organise un concours autour d’une matière première, on peut craindre que les propositions soient très proches. Qu’en était-il cette année ?

Parmi tous ceux que l’on a reçus, il y avait bien sûr des parfums moins originaux : certains étaient des copies et ont donc été éliminés, d’autres étaient très jolis mais pas assez créatifs. Mais nous avons senti des compositions très différentes dans l’ensemble. Et notamment des propositions originales dans la catégorie « Emerging Talent » ! Parfois manquant encore un peu d’harmonie, mais tout de même très prometteuses. Mais les créations des cinq finalistes de chaque catégorie étaient vraiment différentes et c’était l’une des difficultés à ce stade. Le test sur peau a vraiment été révélateur et nous a permis de sélectionner les gagnants : le choix a été finalement unanime.

Un mot pour finir ?

Ce concours a été organisé avec brio par Quintis, un magnifique partenaire. Bravo à toute l’équipe et également aux juges, qui se sont investis bénévolement. C’était un travail considérable mais passionnant, que je serais très heureux de réitérer. Et surtout, félicitations aux gagnantes pour leurs très belles compositions !

Alcool : le parfum peut-il s’en sortir ?

Alors que les enjeux environnementaux poussent l’industrie à repenser sa chaîne de production, l’éthanol, constituant près de 80% de la composition d’un parfum, fait l’objet d’une attention nouvelle de la part des marques et des grands groupes. Comment est-il traditionnellement obtenu et quelles sont les alternatives actuelles ? Enquête.

Éthanol, alcool éthylique, alcool d’éthyle ou simplement alcool, tous ces noms renvoient à une seule et même molécule, CH3-CH2-OH, qu’elle soit d’origine synthétique ou végétale. Ajoutons-lui un ensemble d’attributs comme « à brûler », « ménager », « brut », « neutre », « surfin », « absolu », « rectifié », « dénaturé » ou « 100% naturel » et déjà nos esprits nagent en eaux troubles. Commençons par ceux qui n’ont pas leur place en parfumerie : l’alcool à brûler ou ménager, utilisé en tant que détergent, correspond à un mélange d’éthanol et de méthanol. Sa version ménagère a été « dénaturée » pour le rendre impropre à la consommation et atténuer son odeur. Recherché pour des usages très spécifiques comme l’ajout à l’essence, l’alcool absolu ou anhydre est un alcool pur ne contenant pas plus de 1% d’eau. Instable à ce stade de pureté, car son caractère polaire le rend hygroscopique, il va absorber l’humidité de l’air jusqu’à retrouver sa stabilité à 96% d’alcool et 4% d’eau en volume. Ceci expliquant que l’éthanol est généralement commercialisé à 96% – il est alors qualifié de « surfin ».
Qu’il soit issu de fermentation des sucres ou obtenu par voie de synthèse, l’alcool qui nous intéresse est celui qui sert de solvant aux concentrés de parfum, provenant aujourd’hui de trois origines. 


L’alcool synthétique issu du pétrole

Obtenu notamment par hydratation de l’éthylène, cet alcool est aujourd’hui très minoritaire, comme l’explique Ernst Van Der Linden, directeur commercial du pôle alcool chez CristalCo : « En Europe, sa production est devenue marginale : il ne reste que deux sites en activité, un en Allemagne et un en Écosse. Avant, pour obtenir un alcool pur de qualité constante, nécessaire à la dilution des parfums, la seule issue, c’était la synthèse. Depuis une trentaine d’années, les distillateurs d’alcool agricole ont fait d’énormes progrès. Par ailleurs, la transition énergétique, les attentes des clients dans la parfumerie pour le naturel et les prix très volatils du baril de pétrole ont tordu le cou à l’alcool de synthèse ».


L’alcool synthétisé par recyclage du CO2

Une nouvelle méthode d’obtention, très dans l’air du temps si l’on peut dire, capte et transforme une part – infime – du dioxyde de carbone émis plus particulièrement par l’activité industrielle de la Chine. Extrêmement récente, la technologie de recyclage développée par LanzaTech, la société partenaire de Coty, permet la transformation de déchets industriels polluants comme le monoxyde et le dioxyde de carbone en produits chimiques. Ces gaz résiduels provenant d’aciéries chinoises sont captés puis convertis par des bactéries qui les utilisent comme nutriments pour le processus de fermentation : « Cette technologie permettant de capter les émissions de carbone des déchets et de les transformer en éthanol n’existe que depuis 2002. La première production industrielle de ce nouvel éthanol a débuté en 2018 et n’était pas adaptée à l’application de parfum » explique Shimei Fan, directeur scientifique chez Coty. Freya Burton, directrice du développement durable chez LanzaTech, rapporte le long processus de recherche pour aboutir à cette technologie : « En 2005, nos fondateurs Sean Simpson et Richard Forster ont découvert une première bactérie qui pour survivre avait besoin de nutriments et de minéraux coûteux et ne pouvait convertir en éthanol que des gaz dits propres [dont la combustion ne produit aucune cendre et particules et moins d’émissions de polluants atmosphériques et de dioxyde de carbone que la combustion du charbon] . Étant donné que les émissions de carbone des usines sont loin d’être propres [car résultant de la combustion du charbon], LanzaTech a dû trouver un autre moyen de faire fonctionner les bactéries. C’est ce que l’entreprise a développé au cours des 17 dernières années ». La firme américaine utilise une voie métabolique – une suite de réactions biochimiques catalysées par une série d’enzymes qui agissent de manière séquentielle – connue sous les noms de voie réductrice de l’acétyl-CoEnzyme A[1]Cette voie permet à certaines bactéries notamment acétogènes d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses. Similaire au procédé Monsanto de production … Continue reading ou voie de Wood-Ljungdahl. Elle permet à certaines bactéries en anaérobie – privées d’oxygène – d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses.

L’alcool d’origine végétale

Mais la part essentielle de production d’éthanol en France est d’origine végétale, avec trois grandes variétés de plantes pourvoyeuses de sucres fermentescibles : les lignocellulosiques (bois, taillis, paille, déchets végétaux, etc.) dont la cellulose peut être dégradée en sucres ; les amylacées ( blé, maïs, pomme de terre, etc.) dont l’amidon est hydrolysé en glucose ; et les saccharifères (betterave à sucre, canne à sucre, fruits) dont le sucre est directement fermentescible. « Avec 17 millions d’hectolitres d’alcool agricole produits en 2020, soit 25% de la production européenne, la France est le leader européen » rapporte Sylvain Demoures, secrétaire général du Syndicat National des Producteurs d’Alcool Agricole (SNPAA), « et, à l’échelle mondiale, la France produit entre 1 et 2%, l’Europe 6%, le Brésil 28% avec la canne à sucre et les USA, 50% »

En France, 60% de la production est destinée aux carburants (bioéthanol) et 40% aux usages dits traditionnels, à savoir l’alimentaire (boissons spiritueuses), la parachimie (peintures, encres…), la pharmacie (antibiotiques, gels…), la cosmétologie et la parfumerie. « Sur l’ensemble des débouchés, la cosmétique et la parfumerie fine représentent 4% en France et 8 à 12% exportés vers l’Europe – le savoir-faire français étant très réputé », précise Sylvain Demoures. Trois entreprises, Cristal Union, Tereos et Ryssen Alcools détiennent cette expertise de rectification nécessaire à l’obtention d’un alcool pur et neutre. « Sur trois millions d’hectolitres d’alcool issu de la betterave sucrière produits annuellement par Cristal Union, le segment de la parfumerie fine représente 15% de nos volumes commercialisés » explique Ernst Van der Linden. Volumes qui font de l’entreprise le premier acteur européen en distribution d’alcool.

Alors que nombre de marques revendiquent le « 100% naturel » aussi bien pour les ingrédients du concentré que pour l’alcool, rappelons-nous donc que s’agissant de ce dernier, l’origine naturelle est de mise dans la plupart des cas. En France, l’essentiel de l’alcool utilisé en parfumerie est local et issu de la betterave à sucre. Une primauté qui s’explique aussi historiquement : le blocus de l’Empire Français, entre 1806 et 1808, ayant coupé l’Europe des ressources en sucre de canne des Antilles, Napoléon Ier encouragea l’essor de cultures de remplacement des produits coloniaux, ainsi que les recherches sur les processus d’extraction du sucre de betterave.

Ensilage des betteraves à sucre dans le nord de la France, source : France-pittoresque.com

L’alcool en voie de pschitts plus verts

Que l’alcool soit issu d’upcycling ou de filières agricoles, ses acteurs s’engagent tous dans une même voie où chacun cherche à parfumer plus vert. Selon Shimei Fan, directeur scientifique de Coty, « le nouvel éthanol issu du CO2 recyclé implique une consommation d’eau quasi nulle et réduit le besoin en terres agricoles ». Sans volonté d’opposer les différentes techniques d’obtention, Sylvain Demoures souligne qu’en France, la question de l’eau n’est pas un souci majeur : « C’est une ressource en circuit fermé, l’eau n’étant jamais perdue, ce n’est pas comme une ressource fossile que l’on sait périssable. Par ailleurs, les surfaces agricoles destinées aux cultures qui produisent de l’alcool sont situées dans des zones non irriguées ou peu irriguées, excepté pour certaines cultures de maïs dans le sud-ouest ». Ernst Van Der Linden de CristalCo ajoute que « la totalité de l’eau contenue dans les betteraves est récupérée au moment de leur transformation puis stockée pour l’irrigation ». D’autre part, « la betterave à sucre représente l’avantage d’être un circuit court made in France ». Peut-on en dire autant de l’éthanol upcyclé sorti de l’usine chinoise de LanzaTech et qui est ensuite livré en Espagne à l’usine Coty de Granollers ? Ce point a d’ailleurs été relevé par Quantis[2]Agence conseil en stratégie environnementale, comme un « potentiel d’amélioration de l’éthanol CarbonSmart[3]Nom de marque de l’éthanol produit par LanzaTech : [être] produit à proximité des usines de production [de parfums], [et] préférer l’utilisation de sources d’énergie renouvelables ». Si dans le passé, des usines fabriquaient de l’alcool sans passer par le sucre, désormais sa production est optimisée en étant corrélée à la production du sucre de betterave dont les différents substrats énergétiques, comme la mélasse, sont valorisés pour la fermentation et la distillation. Mais d’autres pistes d’améliorations sont développées par l’industrie, notamment à travers l’agriculture biologique.

L’alcool bio

Depuis une petite dizaine d’années, nombre de marques de niche, cherchant à se distinguer du mainstream, revendiquent des sourcing bio et 100% naturel et font ainsi évoluer les pratiques de tout le secteur. L’alcool bio « est un marché naissant, marginal en volumes mais qui croît avec une progression très forte », analyse Ernst Van Der Linden. « On a lancé des alcools de blé bio il y a huit ans. Cela a vraiment décollé il y a cinq ans et depuis, on double chaque année les volumes. Depuis 2021, on livre aussi de grandes maisons de parfums en alcool de betterave bio ». En effet, la demande croissante en sucre bio a favorisé de nouveaux débouchés pour les résidus et coproduits de la betterave, dont une partie du sucre, qui n’a pu être extraite et cristallisée, est fermentée et distillée.
Cependant, la conversion en bio est une démarche complexe, qui prend en moyenne trois ans et « comprend des risques pour les producteurs et implique de gros efforts : les rendements sont bien moindres qu’en agriculture conventionnelle et plus aléatoires », rapporte Ernst Van Der Linden. Les producteurs sont soutenus par quelques grandes maisons françaises qui choisissent d’investir dans ces solutions plus durables. C’est le cas de Guerlain :« Pour le relancement des Aqua Allegoria avec de l’alcool de betterave issu de l’agriculture biologique, nous avons effectivement souhaité mener cette démarche avec nos deux producteurs partenaires historiques que nous avons accompagnés et continuons d’accompagner dans cette transition », déclare Thierry Wasser, maître parfumeur chez Guerlain. 

Enfin, quelle que soit son origine, une fois produit, l’éthanol destiné à la parfumerie doit encore être rectifié d’une part pour assurer sa neutralité et d’autre part dénaturé pour le rendre impropre à la consommation. Quels sont alors les procédés employés ?

Édouard Manet, Un bar aux Folies Bergères, 1881-1882, Courtauld Gallery, source : Wikimedia Commons

La rectification : le pass pour convoler en noces parfumées 

Une fois dilué dans un solvant, le concentré d’un parfum ne doit subir aucune altération olfactive. C’est pourquoi « il est primordial d’utiliser un éthanol surfin, aux propriétés chimiques contrôlées et critères olfactifs bien maitrisés », rappelle Séverine Munier, responsable du laboratoire application et innovation parfumerie fine chez Mane. « Pour les parfums, nos clients recherchent un alcool d’une neutralité olfactive absolue et une constance dans la qualité » explique Ernst Van Der Linden. « Pour cette raison, on va rectifier l’alcool en soutirant les composants volatils indésirables comme le méthanol, les aldéhydes… » Ce processus de raffinage se fait à l’aide de colonnes de rectification par plusieurs passages de l’alcool distillé. On obtient un produit neutre dont la caractéristique est de n’avoir pratiquement ni goût ni odeur. 

À l’encontre, certains font dans l’exception et cherchent à se soustraire de cette neutralité. C’est le cas de l’artisan alcoolier Nicolas Julhès, fondateur de l’unique distillerie située en plein cœur de Paris. Pour lui, diluer son premier parfum dans un alcool neutre fut comme « une perte de contact avec la matière. Nous, les distillateurs, n’aimons pas l’alcool neutre, nous le trouvons brûlant, astringent ». Passionné de parfums, Nicolas Julhès décide d’éditer en 2019 Distillerie de Paris, une fragrance dont il interprète le concentré avec trois alcools différents : un alcool d’agrumes (bergamote, sudachi, pamplemousse jamaïcain), un de genièvre dont il aime les notes boisées et un rhum de mélasse élevé en barrique. « Mon métier, c’est à la fois d’éliminer les fractions lourdes par la distillation, d’aller dans la direction du raffinage tout en gardant un goût constitué de sensations et de sentiments ».

« Nous nous sommes demandés ce qui se passerait si l’alcool n’était pas juste une partie invisible de la composition mais devenait un ingrédient de plus dans la palette du parfumeur. » C’est la question que pose sur son site Fabrice Croisé, le fondateur de la jeune marque Scents of Wood, renommée L’Âme du bois pour son prochain lancement en France. Chacun de ses parfums, construit autour d’une essence issue de la forêt, est dilué dans un alcool bio ayant macéré dans un tonneau d’un bois différent venu d’Écosse ou du Kentucky, en passant par Cognac : on retrouve ainsi un Oud in Oak, Plum in Acacia, Leather in Bourbon, Vetiver in Chestnut, etc. Les notes olfactives des fûts se retrouvent ainsi infusées dans celles des compositions tour à tour boisées, fumées, liquoreuses… toutes signées par des parfumeurs d’IFF dont Pascal Gaurin, Yves Cassar ou encore Céline Barel. 

Marginales, ces approches présentent l’intérêt d’enrichir la lecture olfactive du concentré de parfum et nous conduisent naturellement au sujet de la réglementation qui s’applique sur les alcools alimentaires ou rendus impropres à la consommation. 

Edvard Munch, Le Jour d’après, 1895, The National Museum, source : Wikiart.org

Dénaturé, pour ne plus siroter son parfum

Que ce soit pour sa commercialisation, sa publicité ou sa consommation, l’alcool est soumis à différentes réglementations. Celui destiné à la parfumerie n’échappe pas à la règle : « Il faut distinguer le contexte international de la réglementation européenne et de la législation française. En France, c’est le Code général des impôts[4]Annexe 1, Articles 165 à 192 qui s’applique concernant les alcools dénaturés, leurs circulation, stockage et utilisation à l’échelle industrielle » explique Séverine Munier. Au niveau européen, et conformément à la réglementation de l’UE, l’alcool peut être exonéré du droit d’accise[5]Selon la directive 2008/118/CE, le droit d’accise soumet à un impôt indirect perçu sur la consommation les tabacs manufacturés, l’alcool ainsi que le pétrole et ses dérivés. lorsqu’il a été dénaturé. « Le droit d’accise est de 18 euros par litre d’alcool pur. Par exemple, pour un whisky à 40%, il faudra payer 7 euros de taxes. La réglementation oblige donc à dénaturer de façon irréversible tout alcool non destiné à l’alimentation » répond Sylvain Demoures. En effet, afin d’éviter le détournement illégal de l’éthanol contenu dans un produit cosmétique ou parfumant en boisson alcoolisée, il doit être dénaturé par un ou plusieurs ingrédients afin de le rendre imbuvable. 

L’INCI (International Nomenclature for Cosmetic Ingredients) répertorie sept procédés de dénaturation par adjonction de produits amers ou vomitifs, utilisés tant pour les cosmétiques que pour la parfumerie fine. Pour cette dernière, les répulsifs doivent être absolument inodores, comme c’est le cas notamment du benzoate de dénatonium, connu sous le nom commercial Bitrex. Les alcools dénaturés les plus couramment utilisés en parfumerie sont les SD[6]SD signifie « spécialement dénaturé » 40B (dénaturé à l’aide de méthylpropan-2-ol (T-butyl alcohol) et de benzoate de dénatonium) et SD 39-C (dénaturé avec du phtalate de diéthyle). Cependant, d’après Séverine Munier, « beaucoup d’acteurs de l’industrie préfèrent s’éloigner de ce dernier, les phtalates étant considérés comme des perturbateurs endocriniens ». Par ailleurs, certains ingrédients présents dans le concentré de parfum peuvent faire office de dénaturants dans le produit fini : on parle alors de dénaturation « in situ ». Enfin, si d’un point de vue environnemental l’alcool n’est pas écotoxique, certains de ses dénaturants comme le méthylpropan-2-ol, la brucine, le sulfate de brucine ou le benzoate de dénatonium ne sont pas facilement biodégradables et viennent alourdir l’impact environnemental final. 

Mais les réglementations ne s’arrêtent pas là et s’étoffent d’année en année avec les problématiques environnementales et sanitaires, car si l’alcool se dégrade facilement dans l’atmosphère, il est, depuis les années 1970, considéré comme un COV (composé organique volatil) au même titre que les gaz d’échappement, fumées d’usines et de tabac, solvants, peintures, produits ménagers, feux de forêt… 

Les réglementations sur les VOC

La Californie est la première à imposer une réglementation sur ces composés aux effets néfastes sur la santé et l’environnement. En 1967, le gouverneur Ronald Reagan crée la California Air Resources Board (CARB), à l’origine de plusieurs lois pour garantir la qualité de l’air. Ces lois impactent et déterminent les règles du jeu de formulation d’un parfum à l’échelle mondiale, les marques et les grands groupes du secteur parfumerie ayant une portée internationale. Régulièrement mises à jour, les lois CARB devraient donner lieu à de nouvelles limites en 2023 et 2031 toujours dans l’objectif de « réduire les solvants qui se retrouvent dans l’atmosphère » analyse Xavier Brochet, directeur de l’innovation chez Firmenich. Ainsi, actuellement, pour un parfum concentré à 10%, la teneur en alcool est limitée à 79%, les 11% restants sont constitués d’eau déminéralisée. En 2031, pour un concentré dilué à 10%, la teneur en alcool devra être égale ou inférieure à 50%. Cela signifie une dilution complétée de 40% d’eau déminéralisée et des incidences importantes sur la solubilité, la volatilité et le travail de formulation en amont : « Jusqu’à ces réglementations, on mettait un maximum d’alcool pour obtenir un maximum de fraîcheur, et un peu d’eau pour réguler l’évaporation. Désormais on est limité à 79% en volume d’alcool : si le concentré entre à 4% dans la composition, tout le reste sera de l’eau. Mais plus l’on ajoute d’eau, plus on perd en volatilité », explique Xavier Brochet. Afin d’anticiper les futures limitations imposées par les lois CARB, les maisons de composition et les marques cherchent donc des alternatives.

Peder Severin Krøyer, Hip, hip, hip, hourra !, 1888, Musée des beaux-arts de Göteborg, source : Wikiart.org

Quelles alternatives à l’alcool ?

« Aujourd’hui, la tendance majeure est de s’orienter vers des supports aqueux. Aux eaux de parfum et de toilette s’ajoutent les eaux sans alcool ou autres formulations “alcohol free” » analyse Loïc Bleuez, directeur innovation et développement parfum parfumerie fine EMEA chez Mane. Toutefois, les molécules d’un concentré de parfum sont lipophiles et non hydrophiles : « Quand vous mélangez un concentré à de l’eau, cela forme des billes qui ne sont pas solubles » explique Séverine Munier. « Pour sortir de l’éthanol, nous proposons principalement la technologie Aquafine, selon un principe de micro-émulsion de parfum dans l’eau à l’aide de tensioactifs écosolvants. Ainsi, on peut atteindre un dosage de 8% à 15% de parfum, même un peu plus, dans 60-65% d’eau ». Les autres sociétés de composition œuvrent également pour trouver des alternatives. Symrise a ainsi mis en place, pour la marque Hermetica du groupe Memo International, un procédé « issu d’une technologie utilisée en cosmétique. Innoscent est un support à parfum qui mêle notamment eau et glycérine végétale à une molécule hydratante synthétisée à partir de bagasses, résidus de la canne à sucre » précise Hélène Cottin, Junior Brand Manager pour Memo International. Mais maintenir une qualité de diffusion propre à l’alcool reste une gageure technique, notamment car les notes du parfum sont perçues instantanément. Finie la notion de pyramide olfactive, à savoir la perception dans le temps de notes de tête, de cœur et de fond, intrinsèquement liée au caractère volatil de l’alcool. Olivier R. P. David, docteur en chimie organique, maître de conférence à l’UFR des Sciences de Versailles et également rédacteur pour Nez, analyse le phénomène ainsi : « Pour les autres supports surtout ceux qui contiennent des agents humectant, des émulsionnants qui ne s’évaporent pas ou très lentement l’évaporation du concentré est ralentie. La tenue est donc prolongée, mais on perd un peu en projection. Par ailleurs, comme le ralentissement ne sera pas le même selon la matière première et son affinité avec le support, la structure olfactive va être modifiée ».

Autre solution : revenir au rituel ancestral de l’huile parfumée, vers lequel quelques marques de niche comme Baron Bishop ou Maison Louis Marie se tournent exclusivement, faisant du gras « alcohol free » un point stratégique et segmentant de leur positionnement marketing. Cependant, adapter une formule sur base huileuse s’avère complexe : les essences volatiles et légères d’agrumes ou de fleurs fraîches sont étouffées, tandis que les matières à la masse moléculaire plus lourde comme les muscs, les baumes, les bois et certaines épices s’y épanouissent à merveille.
Faire l’impasse sur l’alcool est donc lourd d’incidences tant pour le travail du parfumeur que pour les perceptions sensorielles, les effets sur peau et les gestuelles liées au parfumage : « L’eau de toilette s’évapore très vite et ne tache pas les vêtements, ce qui est loin d’être le cas pour un parfum huileux. De même, la manière dont un flacon délivre le produit diffère : si vous sprayez un parfum huileux, cela forme de grosses gouttelettes qui, au lieu de se disperser, retombent. Les pompes classiques ne sont pas adaptées pour ce type de mélanges », confirme Xavier Brochet.

Ainsi, malgré l’émergence de ces alternatives qui restent très marginales, la forme alcoolique résiste très bien et demeure incontournable. Depuis ses prémices au XIIIe siècle, l’alcool s’est imposé en tant que support pour diluer les concentrés de parfum grâce à deux propriétés fondamentales, sa polarité et sa volatilité. En tant que solvant polaire, l’alcool a la propriété de dissoudre et de diluer des substances hydrophobes comme les huiles essentielles : « Jouant le rôle d’un gros aimant, l’alcool va plus ou moins attirer certaines molécules selon leur configuration géométrique ». Quant à la volatilité, elle « est liée à la taille des molécules, à leur configuration géométrique et à leur point d’ébullition : plus il est bas, plus le composé est volatil » ajoute Xavier Brochet. Séverine Munier résume quant à elle les nombreux atouts de l’alcool ainsi : « une grande compatibilité et stabilité technique avec les concentrés de parfum ; un toucher évanescent sans effet mouillé sur la peau du fait de sa volatilité ; une capacité à s’évaporer en un temps très court sans tacher les vêtements ; une très bonne capacité à être brumisé par une pompe »  Ajoutons le « montant » qu’il donne à une formule et sa relative neutralité odorante, en tout cas tellement intégrée dans nos référentiels olfactifs qu’on l’oublie. Enfin, au-delà de son comportement physico-chimique, l’alcool présente des avantages extrinsèques : un excellent rapport qualité/prix, un procédé de transformation naturel et maîtrisé des sucres et la possibilité de sourcer des approvisionnements durables. Sa place de roi au sein des parfums n’est donc pas prête, semble-t-il, d’être détrônée.

Visuel principal : Distillatie, Philips Galle (attributé à l’atelier de), après Jan van der Straet, vers 1589 – 1593, © Rijksmuseum.

Notes

Notes
1 Cette voie permet à certaines bactéries notamment acétogènes d’utiliser l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour les biosynthèses. Similaire au procédé Monsanto de production industrielle de l’acide acétique, elle consiste schématiquement à réduire le dioxyde de carbone en monoxyde de carbone qui est ensuite converti en acétyl-CoA par deux métalloenzymes rédox, la monoxyde de carbone déshydrogénase pour la première étape et l’acétyl-coensyme A synthase pour la seconde étape.
2 Agence conseil en stratégie environnementale
3 Nom de marque de l’éthanol produit par LanzaTech
4 Annexe 1, Articles 165 à 192
5 Selon la directive 2008/118/CE, le droit d’accise soumet à un impôt indirect perçu sur la consommation les tabacs manufacturés, l’alcool ainsi que le pétrole et ses dérivés.
6 SD signifie « spécialement dénaturé »

Les odeurs de la plage

Il y a le ciel, le soleil et la mer… Pour fêter l’été, Nez vous propose un article initialement publié dans Nez, la revue olfactive #09. Tour d’horizon des senteurs, régressives ou addictives, qui baignent le littoral.

Embruns, sable chaud, crème et huile solaires, matelas gonflable… Sans oublier une petite gourmandise pour le goûter ! Le doux parfum du bord de mer, celui des parenthèses estivales, est un cocktail d’odeurs et d’univers très disparates. Et vous, vous êtes plutôt chouchous ou beignet ? 

Le rivage
Alors que les yeux se perdent vers l’horizon et que le bruit du ressac parachève le dépaysement, les narines captent les effluves résineux des pins, puis l’odeur des dunes, saline et minérale… Un grand bol d’air frais. Le sable, dans lequel les pieds tout juste déchaussés vont plonger avec délice, sent en réalité assez peu. Composé de silice et de résidus organiques (coquilles, squelettes…), c’est un minéral non volatil. Il doit surtout sa facette « plage » aux débris marins apportés par les flots. À nos pieds, les algues et leurs notes vertes qui évoquent la mousse de chêne, le thé matcha, voire l’épinard cuit. À l’état de trace, le sulfure de diméthyle, résidu du métabolisme de ces végétaux maritimes, provoque la sensation de dilatation des narines typique de l’air du large. Place aux embruns ! Les notes dites iodées sont apportées par des molécules servant à la communication des algues entre elles, des phéromones nommées dictyoptérènes, qui parfument aussi les œufs de poisson. Une autre phéromone livre des facettes d’œufs de saumon: le giffordène. Des aldéhydes apparentés à ce dernier – et par ailleurs responsables des notes aquatiques du concombre, de la pastèque ou du melon – sont également présents dans les algues. Quant à l’odeur de marée, évoquant un peu le poisson, elle provient des bromophénols que ces plantes utilisent pour se défendre et qu’on retrouve dans les fruits de mer.  

La natte de plage
Un peu désuète, légère, facile à transporter, on l’appelle aussi « rabane ». Une odeur de paille, des notes à la fois boisées et poussiéreuses de foin coupé… Roulée – souvent un peu de travers – ou déroulée en un clin d’œil, la pièce tissée en fibres de raphia protège le corps, enduit de crème ou ruisselant d’eau, du sable qui pourrait s’y coller. Elle a donc la particularité de conserver les traces olfactives de ceux qui s’y sont frottés ! À commencer par des relents humides, comme une odeur de serviette mal séchée. Un cocktail soufré et fétide produit par les bactéries : diméthyldisulfure, 3-méthyl-1- butanol, diméthyltrisulfure, 2,4-dithiapentane et acide isovalerique.   

Chouchous, beignets et chichis
« Quiiiiii veut des beignets ? » On entend venir de loin ces vendeurs ambulants au plateau chargé de douceurs fourrées à la confiture, à la compote de pomme ou au Nutella. Comme les churros (ou « chichis »), les beignets sont constitués d’une pâte souple bien sucrée, saisie dans un bain d’huile… Les odeurs de friture sont dues aux aldéhydes formés par la dégradation des acides gras de l’huile sous l’effet de la chaleur: hexanal, heptanal, nonènal et undécènal sont les plus importants. Ces sucreries, dont la recette de base est née dans la Rome antique, ont ensuite été popularisées dans nos contrées par la fête de mardi gras. Comment ont-elles conquis les rivages de l’Hexagone ? Peut-être en traversant la Méditerranée. Cette denrée au prix modique est en effet traditionnellement très prisée sur les plages du Maghreb. Elle aurait ainsi gagné celles du sud de la France. Quant à la cacahuète cuite dans un sirop de sucre au délicieux parfum caramélisé de maltol, elle est à l’origine appelée « praline » en France. Mais le nom de « chouchou », qui vient de Belgique, lui est aussi donné couramment. Cette friandise est une héritière de la praline de Montargis (qui, elle, est à base d’amande), inventée au XVIIe siècle par  le cuisinier du duc de Choiseul, comte de Plessis- Praslin. Les colons français l’ont même introduite  en Louisiane.   

Les huiles parfumées
Nées avec la vogue du bronzage, elles ont pris leur envol grâce aux congés payés. Leurs notes florales et solaires sont indissolublement liées aux vacances. Folle année 1927. Les corps se libèrent. Être hâlé devient chic. À l’avant-garde, le couturier Jean Patou dessine des maillots de bain pour les élégantes et imagine une huile bronzante, parfumée par Henri Alméras. La toute première. Cette Huile de Chaldée, vendue dans des flacons en cristal de Baccarat, contient une forte dose de salicylate de benzyle, substance présente dans les fleurs d’ylang- ylang, de frangipanier et de tiaré, aux notes à la fois  florales et balsamiques. La composition olfactive l’associe à des fleurs blanches (jasmin, narcisse, fleur d’oranger), des notes baumées et un fond ambré vanille et fève tonka. Le salicylate de benzyle filtre les UV et prévient ainsi les coups de soleil. La teinte brune du fluide donne, elle, un coup de pouce au bronzage en colorant la peau… En 1935, un an pile avant les premiers congés payés, apparaît Ambre solaire de L’Oréal, un produit nettement moins cher qui hisse ses voiles vers le grand public. On le doit au patron de la marque, Eugène Schueller, qui voulait protéger son épiderme pendant les régates. Son accord rose et jasmin est complété par le fameux salicylate de benzyle. La fragrance originelle, légèrement remaniée au fil du temps, a été modernisée en 2016 pour lui donner un aspect plus frais et plus léger. La dimension olfactive de ces cosmétiques est centrale. Chez Nuxe, l’Huile prodigieuse, destinée à être appliquée sur le corps et les cheveux, a même vu sa senteur de fleur blanche, solaire et orientale, déclinée en parfum! Quant au célèbre monoï, il devient populaire en Europe dans les années 1970, avec l’ouverture au tourisme de l’île de Tahiti, desservie par l’aéroport de Papeete. Promesse d’exotisme ultime, il se compose d’huile de coco dans laquelle on fait macérer des fleurs de tiaré. À la clé : un sillage légèrement sucré… Le monoï de Tahiti est le seul à bénéficier d’une appellation d’origine protégée (AOP), depuis 1992.   

La bouée, le matelas gonflable
Saviez-vous que le plastique ne sentait rien? Ses molécules sont trop lourdes pour parvenir jusqu’à nos narines. Ce que nous percevons, ce sont les traces des monomères utilisés pour sa fabrication. Les résidus de chlorure de vinyle dans le PVC dégagent ainsi une fragrance douce, un peu éthérée. Issu de la polymérisation du chloroprène, le Néoprène diffuse, lui, une odeur piquante et nettement plus puissante. Les combinaisons faites de ce matériau, souvent mal séchées, cultivent une facette humide et soufrée, entre la transpiration, le sel et l’urine… Loin du sillage souvent fruité des brassards et autres bateaux gonflables, rappelant par exemple l’ananas.   

La protection solaire
Dis-moi ce que sent ta crème, je te dirai où tu vis ! Le parfum du bronzage « safe » diffère en effet d’une région du globe à l’autre. Le Brésil est accro à la marque Sundown et à ses accents chypre-fougère avec une touche aldéhydée. Aux États-Unis, on se dore au soleil dans la fraîcheur aqueuse du melon et du concombre, ou bien nimbé de notes gourmandes (piña colada, caramel, noix de coco…). Les fragrances plus effacées – fleuries, vertes, hespéridées – ont les faveurs du marché asiatique, où l’on s’inspire des produits cosmétiques. L’Europe a longtemps cultivé l’héritage d’Ambre solaire avec ses fleurs blanches épicées, notamment chez les principaux acteurs, comme L’Oréal ou Nivea Sun. En pharmacie, les accords se font plus hespéridés ou aqueux, et nombre de produits s’affichent même aujourd’hui « sans parfum ». Quant aux insouciants qui auront omis de se tartiner régulièrement visage et corps, ils n’auront plus qu’à s’enduire de Biafine. La célèbre crème, mise au point en 1971 par un chimiste français du nom de Wenmaekers afin de soulager les brûlures de sa belle-fille, a été commercialisée en officine à partir de 1976. Un parfum vert et désaltérant se mêle à ses notes grasses. Dans la formule, disponible sur Internet – statut de médicament oblige –, on relève entre autres de l’essence d’orange pour le côté Cologne, du galbanum et du petitgrain pour la facette verte, et un accord rose-violette-jasmin pour la douceur florale… Une odeur unique, qui semble avoir à elle seule le pouvoir de réparer les épidermes les plus rouges.   

Merci aux parfumeurs Mathilde Bijaoui, Laurie Carrat et Mathieu Nardin de Mane et Alexandra Carlin de Symrise, pour leurs descriptions olfactives. 

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #09 – Autour du monde

Visuel principal : William Merritt Chase, Au bord de la mer, 1892, Metropolitan Museum of Art, New York 

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