Champs de roses à Grasse, patchouli écoresponsable et quelques gouttes de la plus belle lavande bio : à les entendre, les marques mainstream remplissent exclusivement leurs flacons d’extraits de nature toujours plus durable, plus éthique, plus consciente. Et si la parfumerie essayait de parler autrement de ses créations ?
L’odeur du noir : une chronique olfactive de Céline Ellena
Le peintre Pierre Soulages vient de s’éteindre ce mercredi 26 octobre, à l’âge de 102 ans. Ses célèbres « outrenoirs » ont parfois inspiré les parfumeurs, comme Thierry Wasser pour son Néroli outrenoir chez Guerlain, ou encore Bertrand Duchaufour pour Corpus Equus chez Naomi Goodsir. Une des expositions de l’artiste au Centre Georges Pompidou avait par ailleurs suscité chez la compositrice de parfums Céline Ellena, membre du collectif Nez, l’écriture d’une chronique olfactive parue dans le quatrième numéro de la revue Nez, en octobre 2017.
Pierre Soulages expose au Centre George Pompidou ses œuvres noires, silencieuses et sensibles. Un immense cube blanc ponctue la fin de la visite. Je franchis le seuil de cette boîte étrange et tombe dans le noir d’une salle de projection. Sur ma gauche, parmi les silhouettes immobiles adossées à la cloison, je devine un espace libre dans lequel je me glisse.
Nous sommes nombreux. Les plus chanceux s’alignent assis, épaule contre épaule, sur les quelques bancs disposés devant l’écran ; les plus souples, posés en tailleur, forment des grappes irrégulières de part et d’autres des accès calfeutrés par de lourdes lames en tissu verni ; les plus endurants demeurent debout, dispersés dans les coins. La température est élevée. L’atmosphère humide. Je ne vois rien. À peine si je distingue un son. Mon nez est vissé à l’odeur qui imprègne ce lieu plongé dans le noir. J’éprouve une extrême difficulté à distinguer, puis séparer chaque information, en l’absence de courant d’air.
À cet instant, Soulages nous regarde depuis la caméra et s’exclame : « Il fait chaud, non ? », en retirant sa veste. La salle glousse, complice, et les corps soudain s’agitent, provoquant une légère turbulence. Une saute de vent que je capture. Je renifle des fragments d’armoise taillés comme un costume trois-pièces, des copeaux de bois de cèdre, un chapelet de graines de coriandre ou de carvi, un rameau de feuilles vertes délicieusement frais, un fouillis de lianes âpres, une pelote de fibres de coton, un bonbon à la violette, une mesure de levure boulangère, trois brins de lavande, un soupçon de vétiver qui ressemble à de la réglisse noire (ou bien, l’inverse), de la pâte d’amande, du savon traditionnel, le remugle des fesses chaudes posées sur les gradins en plastique, celle fine et moite produite par les haleines… Enfin, la chlorophylle échappée de deux ou trois ruminants discrets.
Soulages poursuit ses explications à propos de l’outrenoir. Comment le noir offre toute sa diversité et ses tonalités au frôlement de la lumière : lorsque le regardeur se déplace autour du tableau, le noir change, et pourtant, « c’est fait avec le même noir ». Je savoure ce plaisir rare, nez sur l’évidence. Je prends soudain conscience que je suis suspendue au magma odorant qui offre une infinité de possibles au hasard des trajectoires et des superpositions qui glissent sous mon nez plongé dans le noir.
Confinés dans le cadre singulier de cette salle de projection, les miasmes forment une boule compacte, impénétrable. Ce lieu obscur concentre une fragrance, en apparence homogène, formée par les visiteurs qui abandonnent sans ambages leurs empreintes olfactives et l’ajoutent aux précédentes. Le flux des curieux qui entrent ou sortent, qui cherchent une place où se poser, génère des remous, des ondes capiteuses capricieuses. L’analogie avec les paroles du peintre m’amuse. Le déplacement des molécules dispense des nuances dans la masse uniforme, un « reflet sur les états de surface de la couleur noire ».
Visuel : Pierre Soulages, Peinture 293 x 324 cm, 26 octobre 1994, source : www.pierre-soulages.com
Transformer les discours de la parfumerie
Mythes, légendes, mises en lumière trompeuses, distorsion de la réalité : l’industrie de la parfumerie s’est depuis longtemps entourée d’un culte du secret, du mystère, voire du mensonge. Et si le moment était venu de faire bouger les lignes ?
Nez, la revue… de presse – #22 – Où l’on apprend que l’on mangeait autrefois des glaces à l’ambre gris, que le parfum des roses est dû à un virus et que le flair des chiens est lié à leur vue
Au menu de cette revue de presse, alléchants effluves de caramel, étourdissantes vapeurs d’essence et indémodables « parfums de vieille ».
Entre réchauffement climatique de plus en plus criant et hausse du prix des carburants, les voitures électriques battent des records de vente. Certains, cependant, semblent regretter l’odeur de leurs homologues thermiques – à tel point que Ford a demandé à la parfumeuse Pia Long de créer une composition qui plairait aux accros de l’essence, à l’occasion du lancement d’un de ses modèles électriques. Pourquoi certaines personnes sont accros à ses effluves entêtants ? Parce qu’ils sont associés à des souvenirs d’enfance, que nous y voyons un symbole de puissance ou que le benzène agit comme une drogue sur notre cerveau, lit-on sur le site Grist.
Parmi les senteurs d’enfance qui ont parfois des effets addictifs, on citera cependant plus volontiers le caramel. Des chercheurs allemands ont identifié les récepteurs olfactifs qui nous permettent de détecter son délicieux fumet, parmi les 400 dont nous disposons, indique Sciences et Avenir. L’équipe a même mis en évidence deux récepteurs distincts : l’un activé par le furanéol (OR5M3), l’autre par le sotolon (OR8D1), ces composés aromatiques pouvant avoir une odeur de caramel à certaines concentrations.
Si le caramel au beurre salé fait partie du répertoire classique des glaciers, ce n’est pas vraiment le cas de l’ambre gris. On apprend pourtant dans un article de Smithsonian magazine qui explore cet ingrédient mythique de la parfumerie qu’il figurait dans la première recette de crème glacée connue. Suscitant toujours les convoitises, l’ambre gris conserve encore aujourd’hui une part de mystère, notamment quant à sa source : la thèse selon laquelle il est produit par les cachalots lorsqu’ils sont blessés par les becs de calamars qu’ils ingèrent n’est toujours pas prouvée, faute d’intérêt de la communauté scientifique.
On connaît en revanche désormais l’origine du parfum des roses, nous annonce un article des Echos. Il est dû à un cocktail de plusieurs centaines de molécules odorantes, parmi lesquelles l’alcool phényléthylique, le citronellol et le géraniol – ça, on le savait déjà. Mais le laboratoire de biotechnologies végétales de l’université de Saint-Etienne, qui avait découvert en 2000 que ce géraniol n’était pas fabriqué par les mêmes enzymes dans la rose que dans les autres végétaux, a enfin percé le mystère de cette bizarrerie. Il est question d’un virus et d’une duplication accidentelle d’un chromosome chez l’églantier, à l’origine de la rose du jardinier.
Autre matière première emblématique de la parfumerie, la lavande serait en danger, alerte Public Sénat. Surproduction, prix en chute libre, concurrence de la Bulgarie, attaques de ravageurs, sécheresse, gel, réglementation européenne défavorable… La filière accumule les difficultés ces dernières années. Début août, le Sénat a fait voter une aide de 10 millions d’euros pour permettre l’arrachage de milliers d’hectares, diminuer la surface cultivée et sortir la lavandiculture du marasme.
Non loin des champs de lavande, celle qui ne connaît pas la crise, c’est Grasse, nous dit Le Monde. Un temps délaissée, la ville attire à nouveau l’industrie du parfum. S’offrir ses propres champs de fleurs grassois, c’est le dernier leitmotiv des marques de luxe, de Lancôme à Dior en passant par Matière première, créée par le parfumeur Aurélien Guichard. La référence à la cité des Alpes-Maritimes sur les flacons devient un gage de qualité, d’authenticité, et un argument de vente à travers le monde, quelle que soit la proportion d’ingrédients locaux dans le flacon – certains commencent d’ailleurs à crier au « Grasse washing »…
À Grasse ou ailleurs, sentir les parfums de la nature améliorerait la santé mentale, d’après des chercheurs de l’université du Kent en Angleterre. Fleurs, écorces, tiges, feuilles… Dans le cadre d’une étude, l’équipe a examiné comment les odeurs perçues dans un environnement naturel contribuent au bien-être des individus au cours des quatre saisons. D’après les résultats, ces senteurs favorisent la relaxation et la joie de vivre.
Des travaux qui montrent encore une fois combien nous sommes sensibles aux odeurs, contrairement à ce qu’avançaient les penseurs du XIXe siècle, associant odorat et bestialité, et qui en concluaient donc que nos narines ne devaient pas être performantes, rappelle Joël Candau dans Le Monde. L’anthropologue des odeurs explique dans une interview le rôle primordial de l’odorat dans notre vie sociale, mise en lumière grâce au Covid-19, et revient sur les travaux scientifiques les plus prometteurs en cours dans le domaine, notamment concernant le langage des odeurs, lui aussi longtemps considéré à tort comme pauvre.
Les chiens ont du flair, c’est bien connu, mais ce qu’on ne savait pas jusqu’ici, c’est que leur odorat est lié à leur vue. Des chercheurs de l’université de Cornell ont réalisé des IRM sur 23 chiens, trouvant des connexions entre le bulbe olfactif, le système limbique et le lobe piriforme, où le cerveau traite la mémoire et les émotions, comme chez les humains, mais aussi des connexions jamais observées chez d’autres espèces animales avec la moelle épinière et le lobe occipital, qui traite les informations visuelles. Ce qui explique peut-être comment des chiens devenus aveugles parviennent si bien à s’orienter dans leur environnement.
Et on termine cette revue de presse avec le Harper’s Bazaar, qui publie un plaidoyer en faveur des « parfums de vieille ». Le magazine de mode se penche sur ces créations lancées entre les années 1920 et 1980 et devenues des classiques en même temps que des inspirations pour une foule de désodorisants, savons et même détergents. En écho au mouvement actuel visant à ne plus genrer les parfums, il serait peut-être temps d’arrêter de leur donner un âge, estime l’auteur de l’article. La perspective d’une génération Z s’appropriant le Shalimar ou le N°5 porté par leur grand-mère n’est pas pour nous déplaire…
Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !
Visuel principal : © Morgane Fadanelli
Les notes salées : embruns et papilles
Souvent employées pour évoquer une atmosphère marine, les notes salées font référence au goût avant tout. Tour d’horizon de l’interprétation du sel en parfumerie éclairé par les regards d'Aliénor Massenet (Symrise) et de Cécile Matton (Mane).
Architectures olfactives
On néglige souvent la dimension olfactive des espaces construits, placés en Occident sous l’empire de la vision. Pourtant, nos narines nous aident autant à nous repérer dans notre environnement qu’à détecter l’ambiance des lieux. À l’occasion des Journées nationales de l’architecture ces 14, 15 et 16 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.
Invisibles, intangibles, presque ineffables et pourtant bien matérielles, les odeurs font partie de notre environnement naturel aussi bien que construit. Comme le souligne l’architecte Victor Fraigneau dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive (collectif, éd.Infolio, 2021), « une attention croissante se manifeste déjà envers des enjeux de pollution, de confort olfactif lié à l’environnement, et il apparaît maintenant une volonté sincère de reconnaître des qualités, des identités olfactives dans un espace donné ». Le potentiel des odeurs, le rapport bien particulier qu’elles instaurent entre l’individu et le monde, autant que les problématiques liées à la sensorialité olfactive trouvent leur place dans la pensée et la pratique architecturales, mais aussi dans de nombreuses autres disciplines qui touchent à la question du bâti, de l’habité et de l’espace : histoire, philosophie, géographie, urbanisme, sociologie, anthropologie, art contemporain, etc.
« L’expérience olfactive d’un lieu n’a rien de futile ou de superficiel, ajoute Victor Fraigneau. Par bien des aspects elle ouvre des réflexions qui vont au-delà des considérations esthétiques, pour toucher des enjeux éthiques, politiques, environnementaux. » La question de la relation des odeurs à l’espace construit – ce que l’historien de l’art Jim Drobnick nomme la « toposmie », du grec topos signifiant « lieu, endroit » et osmê, « odeur » – est donc fort vaste et peut-être considérée selon trois axes, correspondant en quelque sorte à trois moments de la pratique et de l’expérience : la conception, la préservation et la perception.
La conception concerne principalement les créateurs, architectes, urbanistes, paysagistes ou artistes. Comment tenir compte des odeurs dans un lieu donné ? Comment les mesurer, les introduire ou au contraire les neutraliser ? Et à quelles fins ? La préservation, elle, occupe plutôt les professionnels du patrimoine. Les odeurs d’un lieu peuvent-elles avoir une valeur historique ? Un espace patrimonial perd-il de sa valeur si les effluves qu’il renferme disparaissent ? Comment préserver l’identité olfactive d’un bâtiment ? Enfin, la perception, dont il est question dans ces pages, concerne tout le monde. Comment les odeurs influencent-elles la manière dont on se sent dans un espace donné ? Comment en définissent-elles la nature, l’identité ? Comment peuvent-elles, même temporairement, en redéfinir la structure et nous y orienter ?
Alors que l’architecture, en tant que construction, incarne une stabilité à l’épreuve du temps, l’odeur, elle, ne cesse de se mouvoir, de se transformer, avant de disparaître presque inéluctablement. Pourtant, les effluves ont le pouvoir de définir des zones et de tracer des voies invisibles, des espaces plus ou moins fluctuants et éphémères au sein de l’espace immuable. Et le nez humain, si peu habile qu’on l’ait longtemps cru, est en réalité assez sagace pour discerner ces variations qui redessinent, au-delà de ce que les individus peuvent voir ou toucher, le monde autour d’eux.
Orientation et localisation
Depuis longtemps, certaines populations s’orientent grâce aux odeurs. Leur espace n’est donc pas composé de formes délimitées et statiques comme nous le concevons en Occident, mais perçu comme un phénomène environnemental dynamique, dénué de forme précise et de temporalité fixe. Les Onge des îles Andaman, dans l’océan Indien, distinguent ainsi l’atmosphère de la jungle de celle de la mer, tandis que les Waanzi du Gabon opposent celle des lieux habités à celle des espaces sauvages. D’après l’historienne Constance Classen, l’anthropologue David Howes et le sociologue Anthony Synnott, l’odorat comme moyen d’orientation et de localisation est souvent exacerbé dans les forêts tropicales, où les senteurs abondent tandis que la portée du regard est limitée. Ainsi le nez permet-il dans certains environnements de s’orienter plus sûrement que la vue, en fonction des effluves végétaux, animaux, minéraux ou humains. Mais il est inutile d’aller si loin pour prouver la capacité de nos narines à nous guider. Une expérience menée en 2006 par une équipe de l’université américaine de Berkeley a confirmé que les hommes sont tout à fait à même de suivre une odeur, à la manière d’un chien : trente-deux volontaires ont accepté de flairer une piste odorante de dix mètres de long tracée au sol avec un parfum de chocolat, yeux bandés et oreilles bouchées. Plus des deux tiers y sont parvenus sans difficulté. À la suite de ce résultat ont émergé plusieurs projets de repères olfactifs destinés aux personnes malvoyantes dans l’espace urbain. En 2018, le gestionnaire du réseau de transport urbain rennais, Keolis, a mis en place une signalétique olfactive dans la station de métro Sainte-Anne, en partenariat avec l’entreprise normande Sensorys. À chaque direction correspondait un parfum (iode ou menthe poivrée) dispersé par nébulisation. Fin 2021, la ville de Caen a lancé une expérience similaire dans la ligne 3 du tramway, en y diffusant un parfum composé de mandarine, de jasmin, d’anis et de musc, afin que les passagers déficients visuels aient la confirmation qu’ils montent bien dans cette ligne même si l’annonce sonore est masquée par le brouhaha. Toutefois ce type de projet semble susciter un peu de perplexité chez les intéressés, qui se reposent souvent plus sur l’ouïe et le toucher que sur leur odorat. À Rennes, la diffusion dans le métro avait cessé au bout de quelques mois seulement. Mais est-ce vraiment surprenant, dans une culture qui traite l’information olfactive comme quantité négligeable ? Les initiatives de ce type se heurtent en effet moins à une quelconque difficulté biologique à sentir qu’au manque d’entraînement et d’attention portée à ce sens négligé sous nos climats. Carte ou boussole, le nez a pourtant plus d’un tour dans son sac !
Constructions aériennes
En effet, il est également possible de structurer un espace bâti grâce à des zones et des seuils olfactifs, sans le moindre ajout de cloisons. Au XXe siècle, des artistes comme l’Américain Michael Asher ou le Français Yves Klein avaient imaginé des « architectures de l’air », dénuées de murs, de portes et de tout élément tangible, mais composées de flux d’air. L’olfactif offre de nouvelles possibilités de constructions aériennes. L’architecte Andrea Branzi, se désolant du manque d’approches sensibles chez ses confrères, s’intéressait, en opposition aux structures architecturales, aux « structures soft [en] couleur, lumière, micro-climat, décoration, odeurs et musique d’ambiance » (Le Design italien, « la Casa calda », 1985).
L’artiste japonaise Maki Ueda, qui depuis près de dix ans exploite les facultés de discernement de notre odorat dans sa série de Labyrinthes olfactifs à traverser en suivant une senteur précise parmi d’autres, a aussi réalisé en 2013 une installation immersive intitulée Invisible White, avec l’architecte Makoto Yokomizo. Les visiteurs pénétraient dans un pavillon blanc de forme elliptique, presque entièrement plongé dans l’obscurité, afin de mettre en échec l’hégémonie de la vision. Diffusés alternativement, trois parfums choisis de manière à se distinguer clairement les uns des autres organisaient ce volume, en y dessinant ce que l’artiste nommait « un espace dynamique ». Cette intervention permettait de déshomogénéiser l’étendue spatiale apparemment vaste et sans limite et de s’y orienter à travers trois zones distinctes mais entièrement intangibles.
Un autre exemple de l’action restructurante des odeurs est l’installation Teresa aus Madrid mit gelbem Kleid (1997) de Thomas Zitzwitz. Dans un appartement new-yorkais, l’artiste allemand avait appliqué sept senteurs dans différents recoins, créant une série d’aires olfactives indépendantes de la structure bâtie ; une pièce pouvait ainsi être séparée en deux zones différentes. Si certaines odeurs étaient attendues – celle du café dans la cuisine, par exemple –, d’autres, comme des effluves de marché arabe évoquant l’origine d’un tapis du salon, ouvraient des fenêtres olfactives donnant sur un dehors imaginaire. Il existe donc une différence évidente entre la structure physique d’un espace et cet espace considéré du point de vue de l’expérience que l’on en fait. Certains appellent « vide » le volume d’air contenu entre quatre murs. Vide, pourtant, il ne l’est jamais. Il est au contraire rempli de matière. L’idée qu’un espace bâti puisse ou doive être inodore est une illusion, un idéal hygiénique encouragé par le modernisme. « Les bâtiments ont une identité volatile qu’il est impossible de capturer sous forme de dessin ou de photographie », souligne Jim Drobnick dans Empire of the Senses (collectif, éd. Berg, 2005) ; mais elle est aussi constitutive que leurs formes ou leurs volumes. Aucun lieu n’est complètement dénué d’odeurs, même si celles-ci ne sont pas intégrées intentionnellement dans l’environnement bâti.
L’artiste française Laurie Mortreuil en a fait la démonstration. Son œuvre Sentiment océanique (2015) consista à calfeutrer hermétiquement un espace d’exposition pendant six jours, de manière à empêcher toute circulation de l’air. Il se chargea alors de ses propres émanations et les conserva en son sein jusqu’à sa réouverture. À cet instant seulement fut perceptible l’odeur « inframince » de la pièce, avant que l’aération ainsi provoquée ne balaie les effluves s’exhalant des matériaux. Chaque lieu, comme chaque corps, transpire son identité volatile. L’attention peut donc se déplacer de la morphologie de l’espace à son atmosphère respirable. « Ni d’espace, ni de tectonique – mais d’abord d’air, l’architecture. N’est-ce pas là nous inviter à (re)considérer l’organe premier de l’habitation, ce nez par lequel se joue, en l’air, la respiration ? », suggère à juste titre Emmanuel Doutriaux dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive. Notre « être au monde », notre « être dans l’espace », est en effet avant tout un « être dans le respirable », où tournoient sans cesse gaz et composés organiques volatils (COV) de toutes natures et qui ont un impact sur le corps et l’esprit.
« L’âme de l’appartement »
Le concept d’atmosphère a été discuté dans diverses disciplines dont l’esthétique, l’architecture, l’urbanisme, la sociologie ou encore la géographie. « Nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités », notait Michel Foucault dans sa conférence « Des espaces autres » en 1967. L’atmosphère se définit justement comme une qualité spatiale ambivalente, ni purement objective, ni purement subjective. Pour le philosophe allemand Gernot Böhme, grand théoricien de l’atmosphère, celle-ci se situe à l’intersection entre les qualités de l’espace physique et l’expérience de l’individu. Or les odeurs participent indéniablement à sa création. Elles en sont même, selon Gernot Böhme, l’élément « le plus essentiel, puisque les odeurs sont, comme presque aucun autre phénomène sensible, atmosphériques » (The Aesthetics of Atmospheres, éd. Routledge, 2016). Elles participent au genius loci (« l’esprit du lieu » en latin), ce que Baudelaire nommait « l’âme de l’appartement » (Le Spleen de Paris, 1869) et Ivan Illich « l’aura ». « Cette aura, quand elle est sentie par le nez, révèle les propriétés non dimensionnelles d’un espace donné ; de la même manière que les yeux perçoivent hauteur et profondeur, et que les pieds mesurent la distance, le nez perçoit la qualité d’un intérieur », souligne ce dernier dans H20. Les Eaux de l’oubli (1985).
Le Suisse Peter Zumthor est l’un des architectes qui ont accordé le plus d’intérêt à cette notion. Son travail incorpore une réflexion sur l’espace émotionnel, soit l’état d’esprit que créent les qualités spécifiques, notamment olfactives, des matériaux de construction. « La tactilité, l’odeur et l’expression acoustique des matériaux sont des éléments du langage dans lequel nous devons parler », affirmait-il dans Penser l’architecture (éd Birkhäuser, 2007). Certaines de ses créations ont distillé des senteurs merveilleuses, comme le pavillon en pin et mélèze Swiss Sound Box créé pour l’Expo 2000 en Allemagne, embaumant l’essence des forêts helvètes, ou encore sa Bruder Klaus Field Chapel, une chapelle construite avec des troncs d’arbres sur lesquels furent coulées des couches de béton avant que la charpente en bois ne soit incendiée, imprégnant le béton d’une odeur persistante de fumée. Les effluves émanant de ces structures s’éprouvent, dans tous les sens du terme, et ne sont pas sans effet sur les émotions des visiteurs : réminiscences heureuses, introspection, apaisement, inquiétude…
C’est bien parce que les atmosphères olfactives peuvent nous ébranler et agissent sur notre bien-être et nos comportements que la course au parfumage d’ambiance et au marketing olfactif bat son plein [voir Nez #6]. Avec son projet Pintura Disipativa Olfativa© (2018), Carlos Ramírez Pantanella met à profit cette performativité des odeurs. Considérant l’architecture en fonction du corps vivant et respirant qui l’habite, soucieux des enjeux sanitaires liés aux COV, l’artiste et architecte espagnol ambitionnait de rendre moins oppressants et sinistres les espaces d’attente (maisons de retraite, hôpitaux, locaux administratifs…). Aussi a-t-il dilué dans une peinture blanche naturelle une huile essentielle d’encens. Les effluves de cette résine sont parmi les rares à posséder des connotations relativement similaires dans une grande partie du monde, car les encens sous leur diverses formes ont été et continuent d’être utilisés dans un grand nombre de religions et de pratiques spirituelles sur les cinq continents. Ainsi, peu importe que l’odeur vous rappelle l’église, le temple, la mosquée ou encore le yoga, elle sera très largement associée à un espace et à un état sacré, spirituel ou méditatif. Ce revêtement mural apaisant met donc à profit la « respiration » du bâti à des fins bénéfiques. Carlos Ramírez Pantanella emprunte au Suisse Philippe Rahm l’idée d’une architecture climatique et psycho-sensorielle agissant sur les corps et les émotions des êtres qui l’habitent, conception héritée de l’architecture radicale née au début des années 1970.
Illusion et imitation
Nombreuses sont aussi les odeurs à s’imprimer dans notre mémoire en fonction d’un contexte spatial bien spécifique : celles du désinfectant dans les hôpitaux, du chlore dans les piscines publiques, du foin dans les centres équestres, du pain chaud dans les boulangeries, etc. De tels effluves témoignent à la fois de la nature et de la fonction spécifique d’un lieu. Ils en sont constitutifs dans notre imaginaire et leur absence serait aussi déstabilisante qu’un mur ou un plafond manquant. L’ajout de senteurs comme dernière touche de l’illusion ou de l’immersion remonte au XIXe siècle. Il est le fait de concepteurs de panoramas, ces attractions visuelles qui reproduisaient des paysages à 360° au sein d’une vaste rotonde, avec l’ambition d’atteindre un résultat semblant plus vrai que nature. Lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, l’entrepreneur Hugo d’Alési conçut par exemple le Maréorama, simulant un voyage en mer à bord d’un paquebot, dans lequel l’air était filtré par des algues et du varech afin de donner l’illusion d’une brise marine.
En 2016, Lascaux 4 est sorti de terre en Dordogne, dans un bâtiment conçu par le cabinet d’architectes norvégien Snøhetta. Cette nouvelle réplique de la grotte préhistorique la reproduit en intégralité dans ses moindres détails. L’odeur de la forêt qui entoure la cavité a été recréée afin d’accentuer l’effet de réel. Cette imitation minutieuse des conditions atmosphériques permet d’engendrer chez les visiteurs l’ensemble des sensations qui rendent unique ce lieu extraordinaire. L’espace artificiel de Lascaux 4 peut être mis en parallèle avec la Chambre des certitudes de l’Allemand Wolfgang Laib, une cavité creusée en l’an 2000 dans la roche d’un pic des Pyrénées-Orientales et dont toute la surface intérieure a été couverte par l’artiste de cire d’abeille odorante. Cette intervention, si discrète soit-elle, modifie radicalement la perception de cet espace granitique, soudain plein de l’imaginaire du parfum vivant et chaleureux de la cire, plus associé aux intérieurs soignés qu’à la froide nature minérale d’une caverne. Ainsi, une fausse grotte imprégnée d’une odeur naturaliste semble bien réelle au visiteur, tandis qu’une véritable grotte pleine d’un parfum inattendu peut devenir tout autre chose. La sensibilité, la mémoire et l’imagination façonnent conjointement la perception de l’espace, requalifié par les effluves qui confirment ou infirment ce qu’il semble être.
Jim Drobnick utilise l’expression « odeurs dialectiques » pour décrire l’utilisation des senteurs comme moyen de critiquer les conceptions essentialistes de l’espace en y introduisant une discordance. Par exemple, l’espace dit du « white cube », qui est devenu depuis le début du XXe siècle la norme dans la plupart des lieux d’exposition d’art moderne et contemporain, est censé être neutre, propre, lisse, géométrique et bien sûr inodore. En 2017, pour une exposition à Paris, deux artistes français, Camille Trapier et Théo Duporté, ont aspergé de vin rouge les quatre murs d’un white cube tout en le laissant vide d’objets. Cette odeur triviale, en perturbant l’aseptisation et le caractère insulaire de la galerie, la dénaturait fondamentalement. Celle-ci endossait un rôle nouveau : l’espace isolé, immaculé, anosmique et froid consacré à la technologie de l’esthétique visuelle semblait transformé en un lieu de vie, de fête, plein de sensations chaotiques et incontrôlées. Ainsi, considérées dans une approche sensible de l’architecture, les odeurs sont loin de n’être que des perturbations à éliminer ou des éléments passifs. Elles peuvent s’avérer utiles et performatives de plus d’une façon, bien au-delà d’une simple dichotomie plaisir/déplaisir. Maniées par les ingénieurs, les architectes, les urbanistes, les paysagistes ou les artistes, elles révèlent un phénoménal potentiel de conception et de perception, et autorisent des manières originales d’appréhender les lieux et les bâtis, des façons en somme plus riches et fécondes de vivre les espaces, par le bout du nez.
Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.
Visuel principal : © Guillaume Chauchat
Notre palais a du nez
Si le goût et l’odorat ne font pas qu’un, ils sont intimement liés. À tel point que le premier n’existe plus si le second s’est enfui. Cuisiniers et mixologues jouent de cette symbiose pour satisfaire ou troubler nos sens. À l’occasion de la semaine du goût, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive – #10 – Du nez à la bouche.
Chacun de nous a déjà expérimenté, à l’occasion d’un simple rhume, la perte du plaisir de manger. Pourquoi, lorsque notre nez est pris, la nourriture perd-elle toute sa saveur ? « C’est simple, ce qu’on appelle généralement le goût est en fait de l’odorat, au moins à 80 %, explique Roland Salesse, ex-ingénieur agronome à l’INRA (devenu l’Inrae). C’est lui qui apporte le relief et la finesse à ce que l’on mange. Essayez donc de déguster un plat en vous pinçant le nez ! »
Cet abus de langage est directement lié à l’usage inexact, et répandu, du mot « goût » en français. Le Petit Robert le définit comme le sens grâce auquel l’homme perçoit les saveurs propres aux aliments.
Même si historiquement sa classification a pu contenir l’onctueux, l’aigre ou l’astringent, le sec et l’humide, on a longtemps réduit le goût à quatre saveurs primaires : le salé (donné par le chlorure de sodium), le sucré (par le saccharose), l’amer et l’acide. Au cours des années 1980, on en a ajouté une cinquième, l’umami (la « saveur délicieuse ») – déjà mentionnée en 1908 par un chimiste japonais. Il s’agit d’une saveur apportée par deux acides aminés, le L-glutamate et le L-asparate, très présents dans la cuisine nippone (sauce de soja, miso, algues, thé vert) mais que l’on trouve également dans des produits aussi différents que le parmesan, la sardine, le champignon, la tomate ou le jambon cru !
Mais on emploie couramment le mot « goût » pour caractériser un arôme (de fraise, par exemple). « Notre bibliothèque d’odeurs est composée en très grande majorité d’arômes alimentaires, explique Roland Salesse, mais on ignore qu’elle est olfactive puisqu’on qualifie ceux-ci de “goûts”. Car notre cerveau stocke les images cérébrales “odeurs” et “goûts” dans des réseaux neuronaux différents. »
Afin de classer l’information dans le bon réseau, le nerf trijumeau va devoir détecter d’où provient le flux d’air qui se dirige vers l’épithélium olfactif : s’il est issu des narines, le cerveau interprète « odeur » ; si c’est du pharynx (on parle alors de voie rétronasale), il comprend « goût ». Mais ce nerf crânien, composé de neurones partant des yeux, du nez et de la gorge, ne se contente pas de jouer les guides spirituels : c’est lui aussi qui perçoit en bouche le piquant, le pétillant ou la fraîcheur d’un aliment. Les sensations trigéminales relèvent du toucher et sont perçues par les muqueuses buccales. Avec le goût et l’odorat, qui forment un couple fusionnel, le nerf trijumeau est le troisième larron d’une dégustation. Et un terme existe bien en français pour désigner l’ensemble des sensations qu’ils produisent à eux trois : le mot « flaveur ».
Clé et serrure
Le plaisir de manger commence ainsi par celui de percevoir le « nez » d’un mets, ces molécules volatiles qui planent au-dessus d’un plat et qui mettent l’eau à la bouche. Dès qu’on se met à mastiquer, l’odorat capte les parfums en bouche, par voie rétronasale, sans avoir besoin de les flairer. Odorat et goût sont les seuls de nos sens à être biochimiques : le premier est sensible aux molécules volatiles odorantes, le second aux molécules sapides solubles dans la salive. Lorsque l’un ou l’autre est sollicité, ni photons ni vibrations ne viennent tambouriner dans notre tête, mais un système de clé-serrure se met en place, entre les récepteurs olfactifs et gustatifs d’un côté, et les molécules aromatiques et sapides de l’autre. Lorsque la serrure s’active parce que la clé qui vient d’y entrer correspond à sa forme, le cerveau est alerté via une chaîne biochimique de transmission – une succession de réactions chimiques et de signaux électriques.
Le nez est capable de détecter 1 000 milliards d’odeurs. Rappelons que 2 % de nos gènes sont dévolus à la perception des senteurs, soit environ 400 gènes de récepteurs olfactifs, contre quatre seulement pour traiter la couleur. La découverte des récepteurs olfactifs a été couronnée par un prix Nobel en 2004. Quant aux cellules gustatives, plus d’un demi-million d’entre elles tapissent la langue, dans ce qu’on nomme les bourgeons du goût (environ 200 bourgeons par centimètre carré), abrités par les papilles. Ces bourgeons, dont la membrane porte les récepteurs gustatifs, contiennent chacun une centaine de cellules gustatives.
Faire saliver le cerveau
Ce qui se joue lors d’une dégustation n’est ainsi pas qu’une affaire de papilles, mais une expérience plus complexe, qui assemble trois messages différents : olfactif, gustatif et trigéminal. Si le duo nez-palais se singularise dans le ballet des sens, il ne joue pas sa partition isolé des autres. « Le goût est multisensoriel », insiste Roland Salesse. La bouche, la langue, le palais et même les dents sont sensibles au moelleux, au tendre, au visqueux, à la température d’un mets… L’ouïe est également sollicitée. Des études de Charles Spence, un psychologue de l’université britannique d’Oxford, ont montré que des chips peuvent paraître jusqu’à 15 % plus croustillantes si leur emballage produit lui-même un son délicieusement craquant au moment de l’ouverture. Quant à la vue, elle règne en majesté dans le plaisir de la dégustation. Ne commence-t-on pas à manger avec les yeux ? Variété des mets, jolies serviettes et assiettes colorées font saliver le cerveau. Au point qu’il est parfois trompé par ce qu’il croit voir : une étude de 2001 a montré que des œnologues peinaient à distinguer un vin rouge d’un blanc coloré en rouge, la teinte de ce dernier les orientant vers des termes habituellement employés pour décrire le nez d’un vin rouge même si les odeurs n’y correspondaient pas.
Manger, c’est donc mobiliser ses cinq sens, dont les perceptions s’influencent les unes les autres – avec toujours à la manœuvre le cerveau, grand reconstructeur de nos sensations devant l’éternel. « Pourquoi le monoï nous rappelle-t-il tant la plage, par exemple ? Parce que c’est là qu’on a enregistré son parfum pour la première fois », analyse Marlène Staiger. Cette Bourguignonne bonne vivante qui adore cuisiner s’est formée en aromatique alimentaire à l’Isipca, l’école de parfumerie de Versailles, avant de travailler avec le parfumeur Christophe Laudamiel pour l’OPhone de David Edwards, d’inventer des nuages de saveurs reprenant les notes du parfum Popeye de Jean Paul Gaultier, ou de jouer à masquer le goût d’un édulcorant, la stévia, pour une marque de boissons. Aujourd’hui, c’est une designer du goût réputée, qui intervient auprès des mixologues des plus grands bars de Paris. « Parfumeur et aromaticien ont 50 % de molécules en commun, c’est pas mal ! », juge-t-elle.
Marlène Staiger a choisi d’allier créativité et rigueur dans cette façon de formuler qui l’a toujours attirée : le liquide. Sous la marque H.Theoria, elle a imaginé des liqueurs composées comme des parfums, dans lesquelles il y a autant à boire qu’à (res)sentir. Formuler, dit-elle, c’est « trouver des points d’impact, construire un nez qui ait une puissance aromatique mais aussi un corps, quelque chose qui se tient en bouche, moins éphémère et volatil qu’un parfum ». Elle aime ainsi créer des « entrechocs entre le nez et la bouche », rechercher un équilibre olfactif ténu au palais. Elle peut pour cela jouer avec des dimensions étrangères aux parfumeurs : la sucrosité, l’acidulé, l’amertume, mais aussi la texture, qui vient enrichir et préciser l’olfaction directe. Certaines notes lui semblent « lumineuses », d’autres « colériques », « bleues », voire « nostalgiques » : « des arômes moins joviaux, plus graves, comme la câpre, l’aigre-doux, l’umami… » Elle ne souhaite pas associer sa dégustation à un jeu ou y voir un aspect éducatif, l’alcool devant se déguster avec modération. Il s’agit plutôt, conseille-t-elle, de laisser « vaquer ses sensations et son imaginaire ».
Roquefort, brocolis ou endive
Un imaginaire qui remonte loin dans la vie d’un être humain. « La construction de la personnalité multisensorielle d’un individu commence dès la vie intrautérine », explique Roland Salesse. Par réflexe, le cerveau du bébé raffole du sucre, se montre indifférent au salé et grimace devant l’amer – aversion sans doute inscrite dans nos gènes comme une caractéristique de survie pour l’espèce, les composés les plus toxiques, comme la ciguë, étant souvent les plus amers.
Mais, pour le reste, tout est à construire. Et semble se jouer avant l’âge de raison : des études menées par les experts du Centre des sciences du goût et de l’alimentation de Dijon ont montré que les préférences gustatives d’un enfant de 7 ans dépendaient directement de la diversité alimentaire qu’il avait connue (ou non) avant son premier anniversaire. Pendant cette période, en effet, le bambin peut se montrer friand de nombreux aliments réputés « difficiles », comme le roquefort, le brocolis ou l’endive. Seule une exposition progressive, ludique et répétée peut porter ses fruits. Être patient tout en sachant faire vite. Car à partir de 18 mois, c’est trop tard : l’enfant entre alors dans une période où il rejette systématiquement les aliments qu’il ne connaît pas, parfois même ceux qu’il aimait avant. « Comme si, en devenant plus autonome dans sa façon de se nourrir, il devait apprendre à se méfier davantage de l’inconnu », explique Roland Salesse.
Le chercheur est à l’initiative de nombreux projets d’éducation au goût menés par l’association Nez en herbe avec les crèches Cap Enfants et dans des écoles maternelles : présenter aux enfants, dans des boules à thé, des épices qu’ils sont invités à sentir ; leur faire découvrir un univers grâce à des odeurs (le cirque avec la barbe à papa, par exemple) ou un territoire à travers de la musique, des animaux, des plantes, mais aussi des senteurs et des aliments – la vanille pour Madagascar, le fish and chips pour la Grande-Bretagne, le camembert pour la Normandie… Le but de cette démarche ? « Faire prendre conscience aux tout-petits qu’ils possèdent un nez et qu’ils peuvent s’en servir dans la vie de tous les jours », explique Roland Salesse. D’autant qu’avant l’âge de 2 ans ils ne rejettent pas systématiquement les odeurs et les arômes jugés mauvais par les plus grands. « Cela change vers 4-5 ans. »
Pour poursuivre ou parfaire l’initiation, « il est important d’être curieux », souligne Marlène Staiger : « Plonger le nez dans le basilic, goûter le jus d’une orange et le comparer à la saveur d’un zeste, tester différentes épices… Sentir, goûter, c’est la base pour s’initier. Et la pluralité des expériences culinaires multiplie les mémoires. Plus on pratique, plus le goût s’ancre. » Découvrir les cuisines du monde est aussi une façon de prendre conscience que le plaisir ressenti devant un aliment ou un plat relève bien souvent de l’histoire familiale et culturelle. « Toute odeur aimée est le centre d’une intimité », écrivait le philosophe Gaston Bachelard. Tout comme l’arôme aimé, tant il est lié à la sensibilité de chacun, à ses émotions, son histoire familiale, sa culture, autant qu’à un mécanisme physiologique. Pas de saveurs favorites universelles, donc, mais la promesse de mille découvertes culinaires encore à venir.
Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive – #10 – Du nez à la bouche.
Visuel principal : © Antoine Cossé
Smell Talks : Moustafa Bensafi – Cerveau et odorat, notre nez sous influence ?
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A l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris.
Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Arthur Rimbaud, dans le 4e arrondissement de Paris, pour écouter Moustafa Bensafi, directeur de recherche CNRS au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Le coauteur du livre Cerveau & Odorat (éd. Edp Sciences) nous propose une passionnante exploration des mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement du sens olfactif.
Les superpouvoirs des odeurs
À l’ère du développement personnel et de la quête d’harmonie, l’enjeu n’est plus seulement de sentir bon : il faut aussi se sentir bien. C’est pourquoi l’industrie du parfum s’intéresse de très près à l’aromachologie, l’étude de l’influence des senteurs sur notre esprit. À l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale ce lundi 10 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #06 – Le corps et l’esprit.
« Comment vous sentez-vous ? » La question s’affiche sur l’écran de votre téléphone et vous choisissez parmi trois réponses : « super », « OK » ou « pas bien ». L’application mesure ensuite votre rythme cardiaque pour évaluer votre niveau de stress, puis vous demande quelle activité vous avez prévu : travailler, faire du sport, dormir… Enfin, grâce un algorithme unique, elle détermine la composition d’un parfum d’ambiance adapté. Cet outil a été développé par Shiseido pour BliScent, le premier diffuseur de parfum d’ambiance intelligent, capable de créer plus de 3 000 compositions à partir des six senteurs contenues dans ses cartouches, et de diffuser celle qu’il juge la plus pertinente au regard de l’activité et de l’humeur de son usager à un instant donné. BliScent, qui sera commercialisé prochainement, est l’une des dernières innovations de la marque japonaise qui s’intéresse depuis toujours à l’aromachologie, c’est-à-dire à l’étude de l’influence des odeurs sur le psychisme. Cette science part du constat qu’une odeur peut déclencher une même réponse psychologique chez divers individus – au-delà de leur expérience, de leurs goûts et de leurs biais culturels – pour chercher à comprendre comment le psychisme peut être atteint via le système olfactif. Ce dernier constitue en effet un accès privilégié vers le système limbique, siège des émotions dans notre cerveau. Le fait que les odeurs ont une influence sur notre état d’esprit nous est d’ailleurs connu, de manière empirique, depuis la nuit des temps.
L’aromathérapie (l’utilisation des huiles essentielles à des fins thérapeutiques) a déjà pu prouver par ailleurs que certaines plantes ont des effets stimulants (comme le citron ou la menthe poivrée) ou relaxants (camomille, lavande…). Depuis une trentaine d’années, l’aromachologie – dont le nom, utilisé pour la première fois en 1982 aux États-Unis par la Fragrance Foundation, dérive des mots anglais aroma et psychology – étudie les liens entre les odeurs et une palette de sentiments plus large, de la détente au bonheur en passant par la confiance en soi.
La naissance de l’aromachologie est à la fois un facteur et une conséquence de l’évolution du regard que l’industrie du parfum porte sur ses propres produits – qu’il s’agisse d’huiles essentielles, de molécules de synthèse ou de compositions. À partir des années 1980, des initiatives d’un genre nouveau voient le jour : centres de recherche consacrés à l’examen des phénomènes physiologiques induits par le parfum et à la mise au point de protocoles pour les évaluer (comme celui de Shiseido, inauguré à Tokyo en 1984), projets menés en collaboration avec des chercheurs (Givaudan débute ainsi en 1985 des travaux sur les odeurs et les émotions) ou avec des universités (Firmenich coopère notamment avec celle de Genève, Symrise avec celle de Tours), programmes de neurosciences (chez Symrise, au début des années 2000) ou encore création de départements aux ambitions inédites.
Cartographier les émotions
En 1982, la société de composition américaine IFF imagina une section Aroma Science au sein de sa branche de recherche et développement, dans le but de formaliser et d’objectiver les liens entre ses essences et les émotions qu’elles pouvaient susciter chez les consommateurs. Cette nouvelle entité donna l’impulsion d’un projet ambitieux : cartographier l’ensemble des ingrédients naturels et synthétiques de la maison selon les émotions qu’ils évoquaient à des consommateurs. Ces derniers étaient invités à situer chaque odeur sur un schéma circulaire articulé autour de deux axes : émotions positives/négatives, activation +/–. Ce fut l’ère du mood mapping, à laquelle succéda une approche plus large de caractérisation multisensorielle, qui permit de connaître les couleurs, textures ou encore attributs spontanément associés à chaque ingrédient. La base de données qui en résulta, ScentEmotions, servit notamment à Jean-Claude Delville et Rodrigo Flores-Roux pour créer Happy de Clinique, en 1997. « Aujourd’hui encore, même à l’aveugle, il est perçu comme un parfum qui évoque la joie, assure Arnaud Montet, directeur du département Consumer Science d’IFF. Le mood mapping et ScentEmotions sont des outils puissants, développés avec une véritable intention stratégique, même s’ils ne s’appuient que sur des données déclaratives. Chaque nouvel ingrédient qui rejoint la palette de nos parfumeurs est testé partout dans le monde. C’est cet aspect systématique du programme, mené en continu depuis des années, qui fait sa force. »
Ces outils ont largement contribué à faire entrer le potentiel émotionnel des odeurs dans la culture de l’entreprise ; tous les parfumeurs qui y travaillent sont aujourd’hui sensibilisés et encouragés à s’en servir. Il y a quelques années, lorsqu’IFF reçut un brief pour « le parfum du bonheur », c’est tout naturellement qu’une sélection d’ingrédients « heureux » servit de support à Dominique Ropion, Anne Flipo et Olivier Polge pour imaginer un certain La vie est belle.
Ingrédients à la loupe
Si certains des outils qu’elle a permis de créer restent d’actualité, l’ère des enquêtes déclaratives semble sur le déclin : l’industrie du parfum concentre aujourd’hui ses efforts sur l’obtention puis le traitement de données plus objectives que les propos de ses consommateurs, d’abord pour connaître et mesurer l’action des ingrédients qu’elle utilise, ensuite pour éprouver l’effet des accords ou compositions qui résultent de leur combinaison.
« Notre métier de création consiste à associer entre elles des matières premières. Nous savons, pour chacune d’elles, si elle a un effet énergisant ou relaxant, et à quel point », explique Thibaut Madre, directeur de l’innovation chez Takasago. Depuis 1981, la maison de composition japonaise a recours à l’électroencéphalogramme (EEG, un examen mesurant l’activité électrique du cerveau à l’aide de capteurs placés à la surface du cuir chevelu) pour évaluer la réaction d’un sujet face à une odeur donnée. « Nos parfumeurs ont accès à toutes ces informations, ce qui leur permet de prédire quel effet va avoir une formule sur laquelle ils travaillent. Nous vérifions généralement le résultat une fois la composition achevée, car la théorie ne correspond pas toujours à la réalité. » Grâce à cette expertise, Takasago, l’un des pionniers de l’approche aromachologique de l’industrie, a travaillé sur de nombreux produits revendiquant des propriétés énergisantes ou relaxantes, de parfums comme Relaxing Fragrance (1997) ou Zen (2007) pour Shiseido à des produits pour le corps tels que la gamme Hydra Zen de Lancôme ou la lotion Original Bedtime de Johnson’s.
Comme la plupart de ses concurrentes, la société peut utiliser d’autres mesures pour appuyer les données obtenues par EEG : activité cardiaque, température corporelle, flux sanguin, dilatation de la pupille, etc. Depuis quelques années, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) permet d’observer avec une finesse inédite l’activité du cerveau, notamment dans ses zones primaires comme les structures limbiques, « invisibles » par EEG. Les maisons de composition ayant accès à cette technologie, très coûteuse et principalement réservée au domaine médical, sont à ce jour peu nombreuses. À travers un partenariat avec une entreprise de neurosciences appliquées au consommateur, IFF passe actuellement au crible de l’IRMf les ingrédients naturels exclusifs de sa filiale LMR. Car, même s’il s’agit de matières premières dont les effets sont parfois connus, il n’est pas question de se contenter d’une revendication générique. « L’idée est de montrer que nous sommes capables de proposer mieux que les autres : non pas une simple lavande relaxante, mais la plus relaxante de toutes, celle de IFF-LMR ! » résume Arnaud Montet. « En comparant nos produits avec des huiles essentielles traditionnelles, nous obtenons une connaissance précise de leur action, précise Bertrand de Préville, directeur général de IFF-LMR. Nous corroborons ces résultats avec les connaissances existantes dans ce domaine pour comprendre quelles molécules sont impliquées dans l’action de tel ou tel ingrédient. » Ces données permettent de déterminer la meilleure méthode d’extraction et de préciser un éventuel protocole de raffinement. La distillation moléculaire, notamment, permet de concentrer certains des composés naturellement présents dans un ingrédient.
Les tests du futur
Orienter le travail des parfumeurs en amont en identifiant des palettes d’ingrédients ou des structures à privilégier pour un projet donné est l’un des grands apports de l’aromachologie. Un autre se trouve dans la validation de créations en cours de développement. En 2017, Symrise officialisait son programme Gen-Isys (pour Generative Neuro-implicit System) destiné à obtenir une vision globale de la perception par des consommateurs d’une fragrance et de son concept, en étudiant leurs réactions conscientes et inconscientes. Une séance typique de test dure quinze minutes : le participant est installé dans une chaise, face à deux écrans d’ordinateur et plusieurs caméras. Il découvre sur mouillette un parfum et ses réactions sont récoltées par plusieurs outils : un logiciel l’invite à des associations implicites, un casque EEG détermine quelles zones de son cerveau s’activent, tandis que les caméras permettent de capter ses mouvements oculaires et ses expressions faciales. L’algorithme exclusif de Gen-Isys croise ensuite toutes les données obtenues et détermine ce que le consommateur a réellement pensé de la fragrance, s’il est susceptible de l’acheter et même de la racheter.
Récemment, Symrise travaillait à la création d’un parfum « joyeux », raconte Patricia Arnostti, directrice du département Consumer & Market Insights. « Nous avons soumis les propositions développées par nos parfumeurs à des tests consommateurs classiques [déclaratifs] : dix d’entre elles étaient considérées comme joyeuses, et donc pertinentes au regard du brief. Puis nous avons étudié ces dernières grâce à Gen-Isys : il s’est avéré que seules deux étaient vraiment perçues ainsi. Ce sont celles que nous avons nalement présentées au client. » Alors qu’une écrasante majorité des parfums sont aujourd’hui testés et retestés avant d’être mis sur le marché – sans pour autant empêcher les échecs commerciaux –, on peut penser que l’utilisation de ces outils de mesure pourrait à terme remplacer, ou du moins compléter, les méthodes déclaratives auxquelles l’industrie a recours aujourd’hui.
Une vie meilleure par l’odeur
Si les senteurs peuvent nous faire du bien, tout l’enjeu pour l’industrie est de comprendre où nous avons mal. En d’autres termes, de créer des produits correspondant à un besoin. Dès le départ, l’aromachologie encouragea les équipes marketing à s’appuyer sur les attentes des consommateurs pour imaginer de nouveaux concepts. En 1997 au Japon, dans un contexte social difficile marqué par une vague de suicides, Shiseido lançait Relaxing Fragrance, l’un des premiers parfums à revendiquer des bienfaits aromachologiques. Ce floral vert boisé, aujourd’hui disparu, avait été inspiré par le constat que les Japonais avaient cruellement besoin de détente. Après les fragrances, la marque élargit son champ de recherche au soin : « Nous nous sommes vite rendu compte que, dans la formulation d’un soin, le parfum lui-même peut être considéré comme un actif car il a des vertus pour l’esprit et le corps, témoigne Nathalie Broussard, directrice de la communication scientifique de Shiseido. En neutralisant l’effet du stress, certains d’entre eux permettent indirectement d’améliorer des paramètres cutanés. On a observé que certaines notes permettaient d’équilibrer la production de sébum, on a même démontré les effets amincissants d’une note de pamplemousse, qui stimulait le métabolisme et donc sa capacité à brûler les graisses. »
Qu’il s’agisse de capitons ou de stress, le quotidien sert souvent de point de départ. Givaudan a récemment mené une large étude sur le sommeil, qui a donné naissance à DreamScentz, une technologie brevetée devant permettre à ses parfumeurs de composer des senteurs capables d’améliorer la qualité de celui-ci. Brumes d’oreillers, crèmes de nuit, assouplissants… Les applications potentielles sont nombreuses. On peut déjà citer les capsules parfumées du diffuseur Oria, qui promet un endormissement plus rapide et un meilleur sommeil grâce à des fragrances dont l’efficacité a été prouvée à la fois par EEG et par des tests d’usage à domicile. « On a créé une demande, estime Hervé Fretay, directeur des naturels pour la parfumerie chez Givaudan. Au départ, nous présentions DreamScentz à nos clients qui ne voyaient pas forcément à quoi ça pouvait leur servir ; maintenant, ce sont eux qui viennent nous voir, car la question du sommeil est devenue centrale dans nos sociétés : quel que soit l’âge ou la classe sociale, tout le monde est concerné. » Il en va de même pour le stress, ce qui encourage certaines sociétés comme IFF et Takasago à s’intéresser à la pleine conscience et aux moyens de favoriser via l’odeur cet état popularisé par l’engouement pour la méditation.
La fin de l’ère du beau ?
Porté depuis des décennies par un discours hédonique, le parfum semblait jusqu’ici se contenter de sa dimension esthétique. Et qui aurait eu l’idée de lui en demander plus ? Pourtant, il se mue peu à peu en un produit qui revendique le pouvoir de nous apporter autre chose que du plaisir, ce qu’annonçait déjà le lancement de l’Eau dynamisante de Clarins en 1987 et que confirme plus récemment la mise en rayons de parfums comme Énergie et Relaxation par Yves Rocher (2016). Progrès ou retour aux sources ? « Le parfum avait jadis une dimension de soin », rappelle Bertrand de Préville chez IFF. Pour lui, renouer avec une certaine tradition de bien-être pourrait aider l’industrie à recruter des consommateurs récalcitrants comme les millenials, qui « ne s’intéressent pas tant que ça au parfum et ont besoin d’en percevoir de véritables bénéfices », ou encore les Chinois, « peu sensibles à la seule dimension hédonique d’une fragrance ».
Cette vision semble peu à peu entrer dans les mœurs. On observe dans la parfumerie grand public une lente mutation de l’offre et du discours, où l’inspiration et le champ lexical des émotions et du bien-être sont désormais monnaie courante. La niche, elle, voit même apparaître des marques qui brandissent comme un manifeste l’action de leurs parfums sur nos émotions, laissant la question esthétique – celle de la forme olfactive – jouer les seconds rôles. Fondatrice d’Anima Vinci en 2017, Nathalie Vinciguerra en mûrit l’idée depuis le tournant stratégique opéré par L’Oréal dans les années 1990, alors qu’elle y travaillait en tant que chef de groupe : « On réfléchissait à des pistes intéressantes pour parler des parfums autrement. À l’époque, les Japonais avaient un train d’avance, on savait qu’ils diffusaient des odeurs dans le métro ou dans les boutiques pour que les gens se sentent bien. C’est dans ce contexte que j’ai été encouragée à me plonger dans des écrits d’aromachologie, mais aussi dans les sciences fondamentales, la médecine chinoise, l’ayurvéda. » Vingt ans après avoir travaillé, entre autres, sur l’Eau vitaminée de Biotherm, elle puisait dans ces connaissances le concept de ses propres parfums, de Wood of Life qui « renforce le lien spirituel » à Lime Spirit, « stimulant pour le corps et l’esprit ».
Que ces créations puissent aujourd’hui trouver un public atteste du chemin parcouru depuis une trentaine d’années. Car jusqu’à récemment, l’idée que l’on pouvait se faire du bien par les odeurs n’avait rien d’une évidence. Il faut rappeler que la recherche dans le domaine de l’odorat est encore très jeune : c’est en 2004 que le prix Nobel décerné à Richard Axel et Linda Buck pour leur découverte, en 1991, de la famille de gènes des récepteurs olfactifs et des premiers niveaux de traitement de l’information par le système olfactif a marqué le début d’une nouvelle ère, celle de l’approfondissement des travaux dans ce domaine. « Nous savons que notre système olfactif est lié à la fois à notre système limbique, siège de la mémoire et des émotions, et à des zones responsables de la communication avec le corps, résume Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS et membre de son groupement de recherche sur l’olfaction (et par ailleurs du collectif Nez). Toutes ces régions du cerveau sont activées simultanément lorsque nous respirons une odeur, si bien qu’il est difficile de déterminer quels circuits sont impliqués dans telle réaction. L’aromachologie appliquée à la dépression, par exemple, a pu donner de bons résultats : on observe que certaines odeurs peuvent, à court terme, diminuer la fréquence cardiaque et agir rapidement sur le bien-être. Mais on voit qu’il y a aussi, sur le long terme, une action sur les affects, sans savoir exactement comment ça marche. » Si l’industrie semble s’accommoder de cette part de mystère, les liens entre odeurs, corps et esprit n’ont pas encore livré tous leurs secrets.
Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive #06 – Le corps et l’esprit.
Visuel principal : George Dunlop Leslie, Roses (c 1880), Hamburger Kunsthalle, Allemagne, Wikimedia Commons.
« Archéométrie des sens » : plongée sensible dans le passé
De quelles manières les parfums, saveurs, sons, textures, lumières, couleurs ont-ils servi les êtres humains et animés leur monde au cours du temps ? Et comment les cinq sens pourraient-ils aujourd’hui permettre d’approcher les objets du passé et les vécus de nos ancêtres ? Voilà deux des interrogations qui ont dirigé la journée d’étude « Archéométrie des sens », organisée le 19 septembre dernier à l’Institut national d’histoire de l’art à Paris.
L’archéométrie, qui fait partie intégrante des sciences archéologiques, s’intéresse aux informations enregistrées par les objets anciens, artefacts ou archives environnementales, le plus souvent décelables à travers la mesure instrumentée – physique ou chimique – de paramètres imperceptibles à l’œil. Organisée sous l’impulsion de Jérémy Jacob et Sigrid Mirabaud, chercheurs du réseau CAI-RN (Compétences archéométriques interdisciplinaires – Réseau national), cette journée rassemblait ainsi archéomètres, archéologues et historiens, mais aussi des chercheurs d’autres disciplines, dans la perspective de sensibiliser les professionnels de l’archéométrie et de la conservation à une variété d’approches sensorielles du passé.
Reconstituer un monde d’odeurs
Après une introduction de Roland Salesse sur la physiologie et la neurobiologie de l’odorat, établissant une fois pour toutes que « nous ne sommes pas des animaux microsmatiques [1]Se dit d’un vertébré dont la partie olfactive du cerveau est peu développée ou même presque absente. », la philosophe Chantal Jaquet a proposé une courte présentation du rôle social de ce sens à travers le temps et le monde. L’autrice de La Philosophie de l’odorat (Puf, 2010) est ainsi revenue sur la place des parfums dans l’histoire de l’humanité, en en soulignant l’importance. Mieux comprendre les cultures et civilisations anciennes peut passer par l’étude des dispositifs parfumants et matières premières odorantes qu’elles utilisaient. On ne peut, soutient-elle par exemple, comprendre le raffinement de la cour de Louis XV sans comprendre l’usage qui est alors fait des parfums sous toutes leurs formes. Revenant sur des travaux d’anthropologie, elle rappelle également que certaines cultures reposent sur une véritable osmologie sociale.[2]Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives … Continue reading Ainsi l’odorat peut-il diversement intéresser les archéologues et archéomètres. Non seulement peuvent-ils tenter de reconstituer le monde d’odeurs des hommes qui nous ont précédé – à partir notamment d’analyse de résidus et d’études de sources textuelles – de manière à redécouvrir et à interpréter les paysages olfactifs du passé, mais ils peuvent aussi se servir de l’odorat comme d’un instrument d’analyse et de conservation préventive d’artefacts anciens, comme l’ont récemment montré la docteure en muséologie Mathilde Castel et la parfumeuse Mathilde Laurent en travaillant avec le musée du Quai Branly.[3]Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la … Continue reading
Prenant la suite de ces réflexions introductives, l’architecte Suzel Balez a établi une distinction nécessaire entre odeurs (interprétation d’un signal chimique composé d’odorivecteurs, c’est-à-dire de molécules odorantes) et odorants (produits à l’origine de cette interprétation, c’est-à-dire la source odorante). Ainsi, insiste-t-elle, on ne peut reconstituer les odeurs du passé, mais seulement les odorants du passé. L’interprétation des signaux chimiques, en effet, est forcément différente aujourd’hui, puisque celle-ci repose sur les relations entre les lieux, les moments et les individus qui sentent. Or la perception olfactive en elle-même est difficilement universalisable. Un consensus est plus facile à obtenir sur les sensations visuelles car le patrimoine génétique dont dépend cette modalité est plus homogène chez l’humain que celui de l’odorat. Si ce dernier met en jeu environ 400 gènes codant les récepteurs olfactifs, il y a au moins 30% de différence d’expression de ces gènes d’un individu à un autre, et donc autant de variations dans les manières de sentir, et ce sans même prendre en compte l’expérience personnelle et culturelle de chacun. Les modalités de rencontres avec les odorants sont en outre aussi importantes que les odorants eux-mêmes. Ainsi, faire l’inventaire des sources et pratiques odorantes d’une époque n’est, selon la chercheuse, pas suffisant à en restituer l’expérience olfactive. Toute reconstitution olfactive, et particulièrement celles de lieux donnés, devrait donc tenir compte du contexte culturel, temporel, spatial, et du statut des « flaireurs ».
Mais cela ne signifie pas pour autant que l’analyse et compréhension des odorants en eux-mêmes n’est pas nécessaire. Le chimiste Nicolas Baldovini, qui se consacre à « percer les secrets des plus vieux parfums du monde en identifiant les molécules odorantes » qui les composent, s’est penché sur le cas de l’encens oliban. Cette gomme-résine issue du Boswellia ssp, qui pousse notamment en Ethiopie, en Somalie ou encore au Yemen, est l’une des premières matières utilisées en combustion par les êtres humains. C’est elle qui est encore aujourd’hui brûlée dans les églises après des millénaires d’usages religieux. L’oliban fut en effet prisé pour ses propriétés odorantes bien avant l’époque chrétienne, par les mésopotamiens, les égyptiens, les grecs, les romains, etc. Son arôme typique est décrit comme balsamique, résineux, boisé, amer, fusant, évoquant la térébenthine et les vieilles églises. Mais demeurait encore une part d’ombre quant à la nature exacte de ce parfum pourtant considéré comme le plus vieux du monde. Une chromatographie en phase gazeuse – permettant de séparer les composants odorants – couplée à une étude olfactométrique menée par quatre panélistes a permis d’y détecter sept odorants distincts, dont cette note typique « d’église » qui semblait ne correspondre à aucune molécule connue. Isolé grâce à un fractionnement de l’huile essentielle et analysé par RMN (résonance magnétique nucléaire), ce composant inconnu fut finalement identifié et synthétisé. Baptisé acide olibanique, présent dans l’encens sous forme de deux isomères, cis et trans, il dégage en effet ce « parfum d’église » caractéristique, évoquant l’encens et les pierres froides, mais aussi la facette métallique de l’aldéhyde C-12 MNA.
Comme un écho à l’ensemble de ces considérations olfactives, la plasticienne Anaïs Tondeur présentait dans la rotonde de l’INHA, le temps de la journée, quelques fragments de son installation Petrichor urbain (2015-2018), composée de distillats d’échantillons de terre prélevés aux quatre coins de Paris. Inspiré par le travail olfactif mené par quelques chimistes du XIXe siècle sur les boues de la capitale, le projet donne à sentir les différences entre les sols variés que nous foulons chaque jour sans même y penser. Et au nez, cet outil qui, comme le rappelaient Chantal Jaquet et Suzel Balez, est éminemment discriminant, les nuances odorantes, traduisant des variations de composition voire de pollution, se font évidentes. Qu’il s’agisse d’art, de géologie, d’archéologie, de conservation, ou encore de médecine, les approches olfactives ont sans nul doute de beaux jours devant elles !
Une implication multimodale
Le place importante réservée à l’olfaction au sein de cette journée d’étude témoigne d’ailleurs bien de l’intérêt croissant porté à un sens qui a longtemps été le parent pauvre des études sensorielles, tous domaines confondus. Cependant, l’odorat était loin d’être la seule modalité sensorielle abordées lors de cette journée, et les pistes d’études du passé par le prisme de la vue, de l’ouïe, du goût et du toucher développées par les autres intervenant de la journée n’étaient pas moins passionnantes. L’archéologue et ethnologue Haris Procopiou s’est ainsi exprimée sur les techniques de polissage protohistoriques nécessitant une implication multimodale des artisans et un savoir-faire polysensoriel : le toucher, la vue, mais également l’ouïe et l’odorat peuvent servir le travail de façonnage des outils en pierre polie (haches, herminettes, ciseaux, polissoirs, etc.). Un bon polisseur évalue en effet les surfaces avec ses mains et ses yeux, mais il est aussi guidé par le son du polissoir ou encore l’odeur de la boue du polissage. Et ce sont encore des approches visuelles et haptiques[4]Qui concerne le sens du toucher. qui permettent à présent aux chercheurs d’étudier ces objets, notamment grâce à un outil s’inspirant du fonctionnement du doigt humain, le Touchy finger, sorte de bague de doigt équipée de capteurs de vibration miniatures et de capteurs de mesure de la force d’appui.[5]Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié.

C’est à partir de sources textuelles et visuelles que Mylène Pardoen, archéologue des paysages sonores, cherche quant à elle des indices sur les bruits avec lesquels nos ancêtres ont vécu. Chaque chantier d’étude nécessite ainsi de délimiter des périmètres géographiques et temporels précis. Le travail de recherche est alors suivi d’un travail de restitution et de diffusion des sons identifiés, en partenariat avec un ingénieur du son. Le chantier de Guédelon, par exemple, s’est trouvé être une « réserve » sonore intéressante lorsqu’il s’est agi de reproduire le paysage auditif du chantier de Notre-Dame-de-Paris. En identifiant et en replaçant précisément les sources sonores sur des fonds de carte historiques, la chercheuse est ainsi en mesure de créer des restitutions sonores spatialisées, soit en écoute binaurale soit en WFS (synthèse de front d’onde).[6]Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS … Continue reading Cette discipline encore jeune permet notamment de mettre à disposition, tant des chercheurs que des différents publics, des outils pour une plongée sensorielle dans l’Histoire, mais aussi d’analyser et de mieux comprendre certains gestes artisanaux ancestraux, par le biais de la sensorialité.
Outre les ambiances sonores et olfactives du passé, on peut également s’interroger sur les perceptions visuelles des populations qui nous ont précédés. Ou du moins sur la manière dont leur environnement visuel, dans certains contextes, notamment nocturne, différait du nôtre. Bastien Rueff, docteur en archéologie, s’est ainsi attelé à étudier l’espace vécu au sein des agglomérations minoennes à l’époque protopalatiale[7]La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation … Continue reading par le biais des ustensiles de combustion en terre cuite, destinés au chauffage, à l’éclairage et à la diffusion de parfums. Plusieurs méthodes et paramètres d’analyse des lampes lui ont par exemple permis d’approcher les ambiances lumineuses des cités à la nuit tombée. En fonction du type de combustible (graisse animale, végétale ou cire d’abeille) et de mèche, mais aussi en fonction de la forme, de la teinte et de l’état de surface de chaque lampe, peuvent être déduites puis mesurées la quantité de lumière émise, sa chaleur, son intensité, etc. Il devient ainsi possible de modéliser fidèlement l’éclairage dont disposaient les habitants de ces cités. L’étude de la fumée et des odeurs dégagées par ces différentes lampes pourraient également participer à l’identification de leurs contextes et modalités d’usage (espaces, activités, etc.).
Couleurs éclatantes et effluves de cochon grillé
C’est en Grèce qu’Adeline Grand-Clément nous a ensuite emmenés, pour tenter de comprendre la part sensible des rituels que les Grecs pratiquaient pour communiquer avec leurs dieux. Si nous imaginons les temples et autres lieux sacrés de la Grèce antique dénués de couleurs car c’est ainsi que leurs fragments et leurs ruines nous sont parvenus, l’historienne révèle que leurs sanctuaires étaient en réalité plein de teintes vives, habités par des sons et des odeurs que nous n’imaginons plus. L’exposition immersive, interactive et polysensorielle « Rituels Grecs. Une expérience sensible » présentée en 2017-2018 au musée Saint-Raymond à Toulouse, s’attachait ainsi à reproduire les ambiances sensorielles de quelques rituels majeurs : le mariage, le sacrifice, le banquet et les funérailles. Fausse stèle funéraire peinte de couleurs éclatantes, tissus chatoyants teints au safran, parfum d’une branche de myrte, extraits de musique grecque ancienne, effluves de cochon grillé, l’exposition mettait en avant tous ces éléments qui stimulaient les sens des Grecs, et que les musées d’histoire et d’archéologie ne restituent que rarement.
Fanette Laubenheimer, autrice de Boire en gaule (CNRS éditions, 2015), s’est pour sa part intéressée aux trois boissons alcoolisées, issues de trois civilisations différentes, qui se sont rencontrées dans notre pays à l’époque romaine : l’hydromel, la bière et le vin. Aucune d’elles n’était alors ce qu’elle est aujourd’hui et leurs saveurs et arômes n’avaient que peu à voir avec ce que nous connaissons. L’hydromel, qui semble être la première boisson alcoolisée connue en Occident, consommée déjà par les Grecs, est un mélange d’eau et de miel fermenté. Bien que sa production soit désormais rare, peut-être est-ce celle dont le mode de fabrication et le goût ont le moins évolué. La bière en revanche, que les gaulois découvrent en premier, n’était à l’origine pas produite à partir de houblon mais d’autres céréales et contenait parfois de l’armoise, destinée à la parfumer et à la conserver. Le vin enfin, qui arrive en Gaule depuis l’Empire romain, est alors épais et souvent mêlé de sel, d’eau de mer, de plâtre, de fenugrec, ou encore de racine d’iris. Couramment conservé et transporté dans des dolia, d’immenses amphores d’une contenance d’environ 3000 litres dont l’intérieur était poissé avec de la résine – probablement de conifères –, ses arômes étaient sans nul doute fort éloignés de ceux des grands crus d’aujourd’hui.
Riche en découvertes et en sensations, cette plongée sensible dans le passé et les moyens de sa connaissance s’est achevée par des ateliers sensoriels menés par des spécialistes suivis d’une conclusion de l’artiste Anaïs Tondeur rappelant l’importance vitale d’accorder une véritable attention à nos perceptions sensorielles, non seulement dans les études historiques et archéologiques, mais aussi dans le contexte actuel de lutte contre la crise écologique. Comme le souligne le philosophe américain David Abram dans son ouvrage Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens (La Découverte, 2013), ce sont nos sens, et uniquement eux, qui nous connectent au monde. Pour vivre à nouveau en symbiose avec lui, ce lien doit donc être cultivé, au passé, au présent et au futur.
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La Journée Thématique « Archéométrie des Sens » était organisée Par Sigrid Mirabaud (INHA) et Jérémy Jacob (LSCE) dans le cadre du réseau CAI-RN (Compétences Archéométriques Interdisciplinaires – Réseau National), avec le soutien de la Mission pour les Initiatives Transverses et l’interdisciplinarité (MITI) du CNRS, le 19 septembre 2022, à l’Institut National de l’Histoire de l’Art, Paris.
Visuel principal : Anaïs Tondeur présentant des fragment de son installation Petrichor Urbain (2015-2018) ©Jérémy Jacob, CNRS
Notes
↑1 | Se dit d’un vertébré dont la partie olfactive du cerveau est peu développée ou même presque absente. |
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↑2 | Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives que visuelles. |
↑3 | Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la direction de François Mairesse, Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris), 2019. |
↑4 | Qui concerne le sens du toucher. |
↑5 | Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié. |
↑6 | Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS (Wafe Field Synthesis) désigne à la fois un algorithme de spatialisation et un système de diffusion 3D consistant, à l’aide d’un nombre important de haut-parleurs, à supprimer le point d’écoute au profit d’une large zone d’écoute dans laquelle chaque auditeur perçoit la même scène sonore que ses voisins. |
↑7 | La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation minoenne à cette période s’étend sur toute la Crète. |
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Maison Lautier 1795 : la renaissance d’une légende
Cet article a été écrit en partenariat avec Symrise.
L’histoire de Maison Lautier 1795 permet de cerner le fonctionnement du commerce des matières premières au cours des deux siècles derniers. La renaissance de la maison détenue par Symrise, qui concentre désormais sur celle-ci son portefeuille complet d’ingrédients naturels (gammes Madagascar, Artisan et Supernature), nous invite à nous pencher sur son héritage et son influence continue sur la parfumerie.
Parmi les entreprises d’ingrédients naturels de la ville de Grasse, deux géants ont longtemps tiré leur épingle du jeu : Chiris et Lautier. Durant la première moitié du XXe siècle, ces sociétés rivalisaient en visant la suprématie mondiale de leur domaine d’expertise et en offrant des matières plus nombreuses et de la meilleure qualité à une clientèle toujours plus croissante. Elles finirent par être convoitées par des investisseurs extérieurs : Chiris a finalement été rachetée par Universal Oil Products et Lautier par Symrise.
Des racines bicentenaires
Ricardo Omori, vice-président senior de la branche Fine Fragrance de Symrise, s’émerveille de l’héritage offert par Lautier : « Lors de mon arrivée chez Symrise, Lautier était une belle endormie ». Au fur et à mesure de la découverte de l’histoire de l’entreprise, sa fascination pour les archives de celle-ci ne fait que croître : « Contre toute attente, elles sont restées intactes, et sont parmi les plus importantes des anciennes maisons grassoises, constituant à mon sens une encyclopédie sur les naturels ». Ricardo Omori et son équipe proposèrent ainsi de redonner vie à Lautier en tant que fournisseur d’ingrédients naturels pour la parfumerie et les arômes : « Lautier est une légende, un pionnier dans des domaines variés. Nous avons donc commencé là où eux s’étaient arrêtés. » Symrise a remis Lautier en activité commerciale en juin 2022. La construction, à Grasse, d’une usine à la pointe de la modernité est en cours.
Les racines de Lautier s’ancrent au milieu du XVIIIe siècle, au moment où François Rancé fait ses premiers pas en tant que parfumeur-gantier à Grasse. Son histoire a été recueillie par Benoît Lanaspre, l’un de ses descendants, une autorité en ce qui concerne le passé de Lautier : « Un siècle plus tard, l’entreprise familiale passa aux mains de deux beaux-frères, François-Alexandre Rancé et Jean-Baptiste Lautier. Mais ils se disputèrent et partirent chacun de leur côté. » Lautier reprend alors seul les rênes de la société, la renommant Lautier Fils.
Le parfumeur Max Gavarry a travaillé chez Lautier de 1959 à 1966, avant de cocréer des classiques comme Z-14, Halston et Beautiful. Il se souvient des récits sur les débuts de Jean-Baptiste Lautier : « À l’époque, l’entreprise vendait des ingrédients naturels aux parfumeurs, aux savonniers et aux droguistes, mais aussi aux acteurs de l’alimentation. Ils proposaient également une collection de fragrances et d’arômes tout prêts pour les crèmes, les tabacs, les poudres, les savons, les boissons, les bonbons… Des produits divers et variés. »
Lavande blanche
L’huile essentielle de lavande de Montblanc [aujourd’hui Val-de-Chalvagne, au nord-ouest de Grasse] est la première spécialité de Lautier à gagner une reconnaissance générale. Le parfumeur Jacques Rebuffel, aujourd’hui consultant chez Robertet, a travaillé pour la société de 1950 à 1995 et se souvient avec passion de cet ingrédient : « Elle était distillée à partir de plantes qui poussaient à l’état sauvage près du village de Montblanc. » Lautier y négocia des contrats avec les propriétaires terriens pour sécuriser la lavande des meilleures parcelles de haute altitude. Il spécifia également la méthode de récolte à suivre : seules les fleurs devaient être cueillies, sans leur tige ni leurs feuilles comme cela se faisait habituellement.
Chaque été, il installait un alambic portatif à flanc de montagne, pour que la matière puisse être distillée fraîche et à haute altitude : cela permettait de faire baisser la température d’ébullition et de produire ainsi une huile essentielle de lavande particulièrement propre, fruitée et florale. Caron, dit-on, achetait cet ingrédient pour son parfum Pour un homme.
Aujourd’hui, à cause de la hausse des températures, la lavande a disparu de Montblanc. Lautier développe donc de nouvelles origines grâce aux informations trouvées dans ses archives. La qualité actuelle provient de Sault (près d’Avignon), où la société a commencé à cultiver la plante en 1910. Catherine Dolisi, directrice marketing Fine Fragrance de Lautier et Symrise Europe, précise : « Cette “lavande blanche” a été créée à partir d’un cultivar ancien que nous avons fait revivre, la Lavandula angustifolia ‘Angèle’, aux fleurs très pâles. C’est une exclusivité Lautier. L’huile essentielle est très florale, avec une facette fruitée rappelant l’abricot. »
À l’image de cette lavande de Montblanc, Jean-Baptiste Lautier sourçait la plupart de ses ingrédients près de Grasse. Et notamment ses huit « odeurs de base », comme il les appelait : la fleur de cassie, le jasmin, la jonquille, la fleur d’oranger, la violette de Parme, le réséda, la rose de mai et la tubéreuse. Son huile d’amande amère était elle aussi particulièrement appréciée. Et ce que Lautier ne pouvait trouver en France, il l’importait, comme les clous de girofle de La Réunion, le patchouli de Singapour, la rose de Damas de Turquie et le santal de Mysore.

Codistillation et mousses arboricoles
Dans les années 1870, Lautier s’associa à un producteur d’agrumes en Italie, dont l’huile essentielle de bergamote était extraite manuellement à l’aide d’une éponge de mer, comme le voulait la méthode ancestrale. « Nous avons trouvé cette ancienne technique calabraise fascinante et avons souhaité essayer un procédé similaire pour notre mandarine de Madagascar », explique Catherine Dolisi. « Les pelures sont délicatement pressées à la main, goutte à goutte. C’est un processus long et laborieux, mais l’huile essentielle obtenue est incroyablement fraîche et vivace. »
Lautier s’intéressait également aux plantes aromatiques cultivées en Algérie. Il y obtient le monopole d’une huile essentielle de géranium particulièrement florale – qui est en réalité une codistillation de géranium et de rose – produite par des moines de Abbaye Notre-Dame de Staouëli : « Lautier avait l’intuition qu’une codistillation permettait d’obtenir un ensemble supérieur à la somme de ses parties », précise Catherine Dolisi. « Nous maintenons cette pratique vivante, en proposant une codistillation de vétiver Bourbon et d’amande amère, par exemple. En résulte une rencontre passionnante, à la fois boisée et fruitée. »
Jean-Baptiste Lautier avait toutes sortes de clients dans le domaine de la beauté, de l’alimentation et de la pharmaceutique, comme le dévoilent ses archives : « Il était prêt à discuter avec tout le monde : du petit client au droguiste qui achetait de l’huile de menthe de Pégomas (près de Grasse), jusqu’aux grands parfumeurs parisiens », témoigne Benoît Lanaspre. « Il fournissait Ed. Pinaud, L.T. Piver, Violet, Grossmith à Londres, et bien d’autres. »
À la mort de Jean-Baptiste Lautier en 1877, son gendre, Joseph Morel, reprend les rênes de l’entreprise. Il s’intéresse particulièrement aux lichens aromatiques et s’approvisionne en mousse de chêne dans les forêts proches de Saint-Auban, au nord-ouest de Grasse. Ces mousses arboricoles ont rapidement rejoint la liste des spécialités les plus importantes de Lautier. On raconte d’ailleurs qu’Ernest Beaux avait utilisé de la mousse de chêne de la société dans son célèbre N° 5.
Absolues d’eau et upcycling
Les trois fils de Joseph Morel, Alphonse, Paul et François, prirent sa succession et donnèrent une nouvelle impulsion à l’innovation chez Lautier. Les techniciens de la société mirent au point un grand nombre de méthodes d’extraction encore d’usage de nos jours. Comme par exemple l’extraction au solvant volatil des eaux de distillation, qui permet de créer des absolues pour remplacer l’eau de rose et de fleur d’oranger, volumineuses et plus sujettes aux altérations.

Lautier appliqua par la suite cette technique à de nombreuses eaux de distillation auparavant gaspillées, comme celles de géranium, de lavandin et de petitgrain : « C’était de l’upcycling avant même que le terme n’existe », sourit Catherine Dolisi. Elle explique comment les absolues d’eau ont été source d’inspiration pour la technologie actuelle de la société employée pour extraire les vapeurs de cuisson des fruits ou légumes issus de la préparation de confiture, de soupes en conserve et de nourriture pour bébé, nommée Symtrap : « Auparavant, ces hydrolats étaient gaspillés, alors que leur odeur restait très intéressante. Nous capturons désormais la vapeur de cuisson dans une colonne d’absorption et extrayons les molécules odorantes. Cela nous a permis d’obtenir des extraits naturels de cassis très utiles – plus fruités et sirupeux que les absolues – mais aussi de banane, de fraise, de pomme, entre autres. »
Certaines des inventions de Lautier avaient été mises en place dans le but de conserver des usages traditionnels. Car au début du XXe siècle, les concrètes et les absolues fabriquées par extraction aux solvants volatils ont commencé à remplacer la pratique traditionnelle de l’enfleurage. Mais les frères Morel considéraient que cette ancienne méthode était plus appropriée pour le jasmin, la jonquille et la tubéreuse ; cependant, le travail manuel qu’elle impliquait rendait le prix des extraits prohibitif. « Lautier Fils s’est donc efforcé d’automatiser le processus d’enfleurage, déposant de nombreux brevets dès 1913 », explique Benoît Lanaspre. Finalement, ces innovations aboutirent à une réduction de moitié de la main d’œuvre, et Lautier put proposer des absolues – obtenues à partir de pommade – de grande qualité, à des prix largement inférieurs à ceux de ses concurrents. Et si l’enfleurage a été abandonné par l’entreprise dans les années 1970, cette dernière cherche aujourd’hui à relancer la pratique en utilisant des graisses végétales.
Parmi les plus belles matières premières de la société, un certain nombre venaient également de lieux insolites. Le ciste labdanum du massif de l’Estérel (près de Cannes), en est l’exemple type. Max Gavarry rappelle les circonstances de sa découverte : « Un garde forestier rentrait chez lui tous les soirs avec une odeur très prenante, le pantalon couvert d’une résine sombre et collante. Sa femme lui a un jour dit : « cette odeur est vraiment forte, tu devrais aller montrer cette gomme à des parfumeurs. » Or, le gendre du garde forestier était Alphonse Morel : ses chimistes ont identifié la résine comme étant du Cistus ladanifer, jusqu’alors inconnu en France. « Il dit alors au garde forestier : “N’en parle à personne ; nous allons récolter les branches et garder leur origine secrète.” » Ce labdanum français était de bien meilleure qualité que l’espagnol employé classiquement. Pour induire ses concurrents en erreur, Lautier le commercialisa sous le nom de labdanum de Beyrouth : certains envoyèrent alors des éclaireurs au Liban. Le secret est resté sauf pendant trois ans.
De Madagascar au Carlton
Lautier a également été l’une des premières sociétés à investir dans les matières premières de parfumerie à Madagascar. « La famille Morel a reconnu très tôt le potentiel du pays en matière d’ingrédients », explique Ricardo Omori. « Lautier y fit ses premiers achats à partir de 1928 : des clous de girofle et de l’ylang-ylang ». Ce dernier était distillé à Nosy Be par le père Clément Raimbault, qui avait y établi des plantations d’ylang-ylang et de vanille générant des fonds pour aider les léproseries sur place. « Aujourd’hui, Lautier est l’une des rares entreprises de parfumerie à contrôler l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement locale à Madagascar. Sur place, nous avons notre propre usine, notre équipe et nos artisans. »
Le père Raimbault est l’une des nombreuses personnes à apparaître dans les archives de Lautier. Benoît Lanaspre mentionne une poignée d’exemples similaires : « La société était directement en rapport avec des parfumeurs, qui pour certains, ont entretenu des relations chaleureuses avec Lautier Fils pendant des décennies, comme Ernest Daltroff de Caron ou encore Robert Bienaimé de Houbigant. » Dior, Lanvin, L’Oréal, Patou et Yardley sont également comptés parmi les clients de la société. « Il y a aussi Elizabeth Arden, qui a confié la production de son parfum Blue Grass à Lautier Fils, entamant ainsi une coopération de longue haleine entre les deux entreprises. »
Les frères Morel recevaient aussi parfois des clients désireux d’acheter directement à l’usine plutôt qu’au bureau de Lautier à Paris. Ainsi, « Henri Robert [de Bourjois-Chanel] se fournissait souvent à Grasse, et aimait particulièrement certains produits de Lautier », se souvient Max Gavarry. Lorsque de grands parfumeurs venaient rendre visite, « ils étaient accueillis avec soin. C’étaient des personnages importants, avec des intérêts commerciaux conséquents à Grasse. » Jacques Rebuffel se remémore le faste déployé à ces occasions : « En général, nous recevions les parfumeurs au luxueux hôtel Carlton de Cannes. Puis ils venaient à Grasse pour sentir nos matières premières. Paul Vacher nous rendait visite. Jean-Paul Guerlain venait tout le temps, pour acheter des absolus floraux, du labdanum. Il nous en a fait voir de toutes les couleurs, d’ailleurs ! »

Un réseau commercial digne d’un empire
Mais la clientèle de Lautier allait au-delà des frontières. La société possédait en effet des usines en France, en Angleterre, au Liban, aux États-Unis et au Japon, ainsi que 60 agents commerciaux répartis dans le monde entier. « À partir des années 1950, Lautier a investi dans les marchés émergents comme le Mexique, le Brésil et la Chine, des pays qui nous sont aujourd’hui essentiels », remarque Ricardo Omori, lui-même brésilien. Pour satisfaire la demande, Lautier conserve un portefeuille de plus de mille ingrédients naturels provenant d’une soixantaine de pays différents : un réseau commercial digne d’un empire.
C’est à la fois pour ses matières premières et pour les nombreuses personnalités qu’elle a accueillies que l’entreprise a acquis sa réputation. Des années 1960 aux années 1980, de jeunes parfumeurs comme Carlos Benaïm, Jean Martel et Christopher Sheldrake y ont fait leurs armes ; Jean-Claude Ellena y a également exercé de 1976 à 1986. À cette époque, Christian Rémy gère les achats de matières premières de la société, avant de fonder avec sa femme Monique le Laboratoire Monique Rémy (LMR, racheté plus tard par International Flavors & Fragrances).
Au milieu des années 1990, Lautier fusionne avec la célèbre société allemande Haarmann & Reimer, devenue Symrise en 2003. La maison incarne désormais la volonté de Symrise de soigner son portefeuille d’ingrédients naturels, en renforçant son engagement en faveur du développement durable.
Pour Ricardo Omori, l’héritage de Lautier invite à l’humilité: « C’est un énorme patrimoine, à la fois technique et culturel, qui est déposé entre nos mains ». Il est convaincu que la société a devant elle un avenir brillant, fort de sur son histoire mêlant tradition, innovation et respect. « Nous avons composé une formidable équipe et travaillons dur au développement de la prochaine étape. Et c’est en cela que les archives nous sont utiles. » Revenant à ce qu’il disait plus tôt, il ajoute : « Je suis convaincu que, en sachant qui l’on est, on sait où l’on va. » Et pour Symrise, cette destination est Grasse.
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Will Inrig
Will Inrig est parfumeur et chercheur en histoire de la parfumerie. Ses créations incluent Homesick. (Observer Collection), Acide (Éditions M.R) et le duo Coquet et Vaudou (Alexx And Anton). Il est l’auteur de Poems About Sex et co-auteur de plusieurs Cahiers des naturels Nez + LMR.
Wouter Wiels : « Les Rives de la beauté 2022 offriront le plaisir de pouvoir enfin se retrouver »
Après une parenthèse de trois ans due à la pandémie de Covid-19, les Rives de la beauté sont de retour du 21 au 25 septembre. L’événement offrira une vingtaine d‘escales parfum et beauté dans la capitale, grâce aux marques et boutiques partenaires proposant conférences, workshops et rencontres. Le créateur des Rives, Wouter Wiels, a répondu aux questions de Nez.
Pour fêter les retrouvailles après ces trois ans d’absence, que peut-on attendre de cette nouvelle édition ?
Quelque chose qu’on a pu observer lors des autres événements organisés depuis les confinements : le plaisir de pouvoir enfin se retrouver. L’objectif des Rives est bien sûr de faire découvrir des marques, mais l’intérêt est aussi de se rencontrer et d’échanger. L’année dernière, j’ai reçu beaucoup de messages me demandant si l’événement aurait lieu, mais en septembre 2021, nous étions entre deux vagues, et c’était trop risqué. Cette année, c’était possible de mettre en marche l’organisation !
Comment les Rives ont-elles évolué depuis leur création en 2008 ?
Au début, certaines marques pouvaient avoir tendance à s’interroger : « Organiser un atelier pour vingt personnes, est-ce que ça en vaut la peine ? » Désormais, avec le développement des réseaux sociaux, elles sont conscientes que si elles communiquent sur l’événement, il leur offre un contenu intéressant, dans ce très bel endroit qu’est Paris, qu’elles peuvent diffuser à destination de leurs abonnés dans le monde entier. Aujourd’hui, nous comptons de plus en plus de partenaires prêts à nous accompagner, ce qui montre aussi le dynamisme de l’événement : Nez et Auparfum (depuis 2014), mais aussi le CEW, Young Professionals in Beauty, Manotedecoeur, le magazine Acumen.
Comment avez-vous pensé le déroulement de ces cinq jours ?
Les Rives de la Beauté sont un événement mixte, à plusieurs titres. D’abord, nous restons fidèle à l’idée de départ qui était d’offrir un parcours à travers Paris grâce aux marques participantes, parmi lesquelles Vilhelm Parfumerie dans le 8e, Memo et Ex Nihilo dans le 1er, Olibanum, la nouvelle marque créée par Gérald Ghislain d’Histoires de parfums, qui se tiendra dans un pop-up store dans le Marais, le Studio des parfums qui propose des cours et des créations sur mesure dans le même quartier, et bien d’autres.

Photo : Misia-O’
La nouveauté, depuis les trois dernières éditions, est la mise en place d’un concept-store éphémère, « L’Atelier des Rives », qui investira cette année l’une des « Galerie Joseph » dans le Marais.
Dans cet atelier, nous faisons coexister des marques parfums et beauté qui viennent à la rencontre de leur public, avec des événements plus artistiques. Parmi elles, certaines sont déjà installées dans le paysage depuis quelques années (Attache-moi, Rosendo Mateu, Maison Violet…), et même depuis 46 ans pour le Jardin retrouvé, la première marque de niche ! D’autres plus jeunes comme Bastille Parfums, In Astra, Obvious, Edit(h), Antinomie, Sora Dora, et même certaines jamais encore senties, comme Fabbrica della Musa. Côté beauté, un corner présentera trois marques lors de la soirée Nocturne au Marais, en partenariat avec l’association Young Professionals in Beauty : Le Rouge français, Absolution, All Tigers.
Les visiteurs pourront venir à la rencontre d’une vingtaine de marques au total pendant quatre jours à l’Atelier, du 21 au 24 septembre.
Vous proposez également une programmation plus artistique…
Oui, en effet. Nous avons voulu que les visiteurs puissent découvrir une exposition autour du Speed Smelling d’IFF, qui offre chaque année la possibilité à ses parfumeurs de créer une composition en toute liberté. Ces parfums ne sont généralement pas accessibles au grand public et nous sommes très heureux de provoquer cette opportunité.

Deux autres expositions sont venues enrichir le programme : « Personne », présentant le parfum-épopée de l’Odyssée, pensé par Olivia Bransbourg [directrice artistique des marques Sous le manteau et Attache-moi], issu d’une collaboration entre Alexandre Helwani et Bruna Vettori. « The Spirit of Lee Miller » proposé par Misia-O’ (dont une photographie illustre d’ailleurs la couverture du catalogue des Rives de la Beauté), qui inaugure ici une première série de portraits consacrée aux femmes artistes éclipsées par leurs titres de muses.
Vous avez toujours eu à cœur de proposer des conférences au public, qu’avez-vous prévu cette année ?
Le programme est particulièrement riche à L’Atelier des Rives. On parlera Santal avec Santanol, Cinquième Sens et Scentree ; Chine avec Le Jardin retrouvé et l’agence centdegres ; digitalisation avec Perfumist et Antinomie, inclusivité avec Young Professionals in Beauty… et l’on pourra même jouer et tester ses connaissances, avec le quiz proposé par Master Parfums.
Le Salon littéraire des Rives permettra en outre d’assister à une rencontre dédicace avec Maïté Turonnet (Pot-pourri, Nez) et une autre avec Dominique Roques (Le Cueilleur d’essences, Grasset) : chacun à leur manière, ils proposent une vision singulière du monde du parfum.
L’Osmothèque proposera aussi, la veille de l’ouverture des Rives, une très belle conférence : « Les 30 repesées mythiques de l’Osmothèque – Volet 2 ».
Comment se déroulera la traditionnelle Nocturne au Marais ?
La nocturne, qui est devenue un événement dans l’événement, aura lieu le 21 septembre de 19 à 21 heures. Une douzaine de boutiques seront ouvertes pour l’occasion, dans une ambiance festive : État libre d’Orange, Perfumer H, Liquides, Sens Unique… Et bien sûr L’Atelier des Rives où les visiteurs enregistrés pourront, comme dans les autres lieux participants, récupérer le bracelet qui permet l’accès aux boutiques.

Comment peut-on participer aux Rives de la Beauté ?
L’événement est ouvert au public dans les différents lieux participants.
La plupart des animations sont gratuites, mais il est préférable de s’inscrire car les places sont limitées. Les informations pour s’inscrire aux événements sont disponibles en ligne sur le site de Nez et nous publions régulièrement des infos sur notre compte Instagram.
- Plus d’informations sur le site de l’événement : www.rivesdelabeaute.com
Illustration principale : Amélie Fontaine (Tiré de Nez, la revue olfactive #1 – Wouter Wiels – Entrepreneur événementiel – Rubrique Icônes)
Emmanuelle Dancourt et Ugo Charron : « Avec Umema, nous avons approché l’olfactif par le toucher »
Emmanuelle Dancourt, journaliste, ambassadrice de l’association Anosmie.org et fondatrice du podcast Nez en moins, est anosmique congénitale : l’odorat lui est totalement inconnu. Lui est-il pour autant inaccessible ? C’est la question que l’on peut se poser lorsqu’on l’écoute parler du parfum Umema qu’Ugo Charron, parfumeur chez Mane, a composé avec elle. L’expérience nous interroge sur la manière dont on pourrait favoriser l’accès au monde olfactif pour les anosmiques – comme certains musées proposent des visites pour non-voyants – mais aussi de manière plus inattendue sur une possibilité de renouveau de la créativité en parfumerie. Rencontre
L’anosmie a été mise en avant depuis la pandémie de Covid-19, et ce projet permet encore de révéler les limites de notre société fondée sur le visuel. Qu’est-ce que vivre sans odeurs représente pour vous ?
Emmanuelle Dancourt : Cela peut être appréhendé à la fois comme une infirmité et comme un handicap. Pour ceux qui ne l’ont jamais connu, comme moi, c’est une infirmité. J’ai eu très jeune le sentiment d’avoir « une case en moins » et je l’ai attribué à différentes causes au cours de ma vie. En juillet 2021, j’ai appris que je n’avais pas de bulbe olfactif – j’ai été diagnostiquée très tard, en 2010 – et la toute petite fille en moi a enfin compris ce qui lui manquait.
Dans la vie quotidienne, l’anosmie est un handicap : on ne sent pas les mets avariés, les dangers – comme les fuites de gaz, le feu – on est anxieux de l’odeur qu’on peut avoir… Mais cela impacte aussi l’intuition, dans laquelle l’odorat joue un rôle essentiel, comme en témoignent les expressions courantes (« j’ai un pressentiment », « je ne le sens pas »…).
Pour ceux qui ont perdu l’odorat, qui ne sont donc pas anosmiques de naissance, c’est un drame absolu : 60% d’entre eux tombent en dépression. Jean-Michel Maillard a ainsi fondé Anosmie.org en 2017 suite à un accident traumatique, après lequel il s’est rendu compte qu’il n’existait rien pour le prendre en charge. Cela a d’abord permis de briser le sentiment d’isolement, de solitude, car même dans le milieu médical le trouble était alors peu connu. Une partie des bénéfices de vente du parfum sera par ailleurs reversée à l’association. Elle permet d’apporter une forme de prise en charge psychologique, mais Jean-Michel a également demandé à des chercheurs de créer un protocole de rééducation olfactive, qu’il a voulu gratuit et qui a été téléchargé plus de 100 000 fois pendant la pandémie. En outre, dans le cas des anosmiques congénitaux, on travaille sur la prévention à destination des parents, afin qu’ils comprennent le fonctionnement de leur enfant – il faut se rendre compte que c’est nous qui, à ce jour, formons les professionnels de santé. On cherche aussi à faire reconnaître ce handicap légalement afin qu’un dédommagement soit mis en place par le gouvernement.
En fait, quand on est anosmique, c’est comme si l’on n’avait pas accès au monde normal. Et évidemment, la parfumerie ne nous est pas destinée : le parfum du vétiver, je ne sais pas ce que c’est, ça ne me parle pas.
Ugo : En fait, en Europe, où il ne pousse pas, peu de gens en connaissent l’odeur : cela fait réfléchir à la façon dont on doit évoquer un parfum de manière générale. Et il faut aussi songer à chercher des solutions pour s’adresser aux anosmiques, car ils veulent porter du parfum : notre projet m’a permis d’y réfléchir.
Pour créer Umema, vous avez notamment misé sur une approche synesthésique. C’est pour parler de ce sujet lors d’un épisode de Nez en moins que vous vous êtes rencontrés pour la première fois. Comment est née l’idée de lancer un parfum ensemble ?
Emmanuelle : Je ne connaissais presque rien à ce sujet : c’est pour mieux le comprendre que j’ai contacté Ugo en lui proposant d’enregistrer ce podcast, sans penser qu’une composition allait naître de cet échange. Mais lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio début septembre 2021, l’idée a germé toute seule. Ensuite, c’est Ugo qui a su faire mûrir le projet, en le proposant à Mane puis en le présentant au World Perfumery Congress (WPC) à Miami en juin.
Ugo : J’avais déjà travaillé sur la synesthésie, en m’intéressant de près au sujet à travers des ouvrages comme Wednesday Is Indigo Blue: Discovering the Brain of Synesthesia de Richard Cytowic et David Eagleman ou encore The Superhuman Mind de Berit Brogaard et Kristian Marlow; mais aussi grâce à des expériences concrètes comme Smell X, où nous nous interrogions sur la structure des odeurs, sur la base de « l’effet bouba-kiki », issu des études menées par Wolfgang Köhler sur la forme des mots [en 1929]. Très clairement, certaines odeurs sont qualifiées de rondes par la très grande majorité de la population, d’autres de pointues. Et il semble bien que cette autre manière d’évoquer les odeurs soit universalisable. Or, si la synesthésie innée concerne 4% de la population mondiale, on peut aussi l’apprendre ! Les parfumeurs utilisent d’ailleurs constamment un langage synesthésique : une odeur « chaude », par exemple, ça ne veut pas dire grand-chose en soi !
Si vous utilisez couramment cette méthode pour créer, en quoi la construction de cette composition a-t-elle justement été différente d’un projet classique ?
Ugo : Cela change tout, en fait : pour se comprendre il faut aller beaucoup plus en détail dans les sensations : nous avons notamment approché l’olfactif par le toucher, car Emma est très tactile. Je me suis demandé quels ingrédients je pourrais utiliser pour que ça donne le plus de texture possible, avec un effet peau. Nous nous sommes retrouvés sur le site de Mane au Bar-sur-Loup, autour de plusieurs de petits ateliers avec des éléments tactiles, visuels, gustatifs…
Emmanuelle : L’équipe de Mane avait fait un travail incroyable ! J’ai aussi choisi des fleurs dans un bouquet, non pour leur odeur, mais pour leur aspect visuel. Puis j’ai visité l’usine et comme je ne pouvais les sentir, j’ai goûté les matières premières.
Ugo : Emma a immédiatement éliminé les oiseaux du paradis, qu’elle trouvait visuellement trop agressifs : elle aime les choses rondes, douces, vertes. On a aussi dégusté des aliments autour de l’umami, que nous avons mis au centre de la composition. C’est intéressant car il s’agit justement d’une saveur qui n’a jamais vraiment été explorée en parfumerie, certainement parce que le glutamate de sodium, principal composant de l’umami, n’a pas trop d’odeur. Mais on peut pourtant reconstituer la perception que l’on a en rétro-olfaction.
Emmanuelle : Ugo m’a dit que ce brief était le plus complet de sa vie et, parallèlement, Umema est un parfum qui a demandé un nombre d’essais assez faible – une trentaine.
Justement, puisque Emmanuelle ne pouvait pas sentir ensuite les différents essais, comment s’est passé le développement de la création ?
Ugo : L’approche a été plus expérimentale, ce qui était en fait très plaisant d’autant plus que nous n’avions pas de deadline ni de contrainte financière. Quand j’avais une structure intéressante, je la faisais sentir à des évaluateurs, cela m’a permis d’avancer. On a ensuite envoyé des échantillons à Emma et sa famille, qui les ont sentis devant la caméra : j’ai donc pu observer leurs réactions ; l’essai 29 a reçu un accord unanime. Le départ est délicatement vert, avec du lentisque et du galbanum, en référence à la campagne dont nous venons tous les deux. J’ai travaillé l’umami notamment avec de la sauge et un bel extrait d’algue rouge Jungle Essence de Mane, et avec l’idée de créer un gourmand salé : il tourne beaucoup autour du chocolat car Emma adore, avec une belle noisette grillée Jungle Essence qui donne le côté toasté mais pas vulgaire. Je n’ai pas eu envie d’utiliser les fleurs pour leur odeur mais, comme elle, pour leur effet, leur texture : j’ai utilisé notamment du Suederal (à l’odeur de daim). Pour reconstituer l’idée de l’umami je suis parti d’un accord salé (mousse, sauge, cèdre atlas, salicylates) que j’ai dirigé ensuite vers de l’onctueux avec du musc, des molécules santalées et la Tropicalone, une molécule biotech de Mane à la fois crémeuse et peau de pêche.
Mais je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée qu’Emma ne pourra jamais le sentir !
Et le nom du parfum, d’où vient-il ?
Emmanuelle : Nous avons mis un peu de temps à le trouver. Umamita était le nom interne utilisé par Ugo, en référence à l’umami ; mais pour moi il ne parlait pas du parfum, car il m’évoquait le Brésil, la plage ; or je préfère l’hiver, les pays nordiques.
Ugo : C’est un nom très rond, très « bouba » ! Il y a aussi un jeu de mot avec « hume Emma » et le U de Ugo. Mais à l’époque, nous n’avions pas pour idée de le produire à plus grande échelle !
Vous avez présenté ce parfum lors du WPC à Miami en juin. Y avait-il un message que vous avez voulu faire passer et quel retour avez-vous observé ?
Emmanuelle : Le parfum porte en fait un symbole assez fort : il est invisible comme notre handicap. Il y avait un message général à l’attention de la profession : les anosmiques se parfument. Si les anosmiques traumatiques gardent l’ancien, les anosmiques congénitaux sont perdus. C’est une manière de partager le monde des autres, vous qui parlez d’odeurs en permanence, et auquel on doit s’adapter constamment. Mais le message c’était aussi de rappeler que nous sommes tous anosmiques dans le monde du digital.
Ugo : Cela nous a permis de toucher aussi les spécialistes de la parfumerie, d’ouvrir les yeux de ceux qui sont experts. Et puis, les gens se questionnent. Une dame malvoyante a ainsi demandé si l’on allait pousser l’expérience plus loin, imaginer un alphabet pour anosmique comme le braille. Nous n’y avions jamais pensé. C’est une perspective fascinante !
Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas un « parfum pour anosmique », et c’est ce qui le rend pertinent sur le marché. L’approche était différente, cela a permis de construire un brief bien plus complet et m’a fait explorer une nouvelle manière de composer.
Justement : quand avez-vous finalement envisagé de commercialiser Umema ?
Emmanuelle : C’est pendant ce salon, où nous l’avons donc présentée au public, qu’a émergé l’idée de commercialiser cette création, lors d’une interview avec un journaliste qui nous a demandé quand sortait le parfum. Nous n’y avions jamais pensé ! Les gens qui venaient me sentir me disaient que je ne pouvais pas le garder pour moi. C’est apparu comme une évidence ! Mais il faudra être patient : il ne sortira pas avant l’année prochaine.
Qu’est-ce que vous a apporté cette expérience, respectivement ?
Emmanuelle : Ugo m’a donné une identité, je dirais même une âme olfactive.
Mais ce parfum est destiné à tout le monde : comme Jean-Claude Ellena raconte sa manière de créer Un jardin en Méditerranée dans Le Journal d’un parfumeur, Ugo a fait exactement la même chose en me mettant au centre de l’inspiration.
Ugo : C’était une manière de créer vraiment passionnante et je crois que le résultat le montre : ceux qui l’ont senti évoquent rapidement la texture ! En expérimentant ainsi les saveurs, comme l’umami, j’ai eu une autre approche, plus physique. C’est un peu comme dans les concerts : on peut écouter de la musique chez soi, mais si on se déplace, c’est parce que physiquement et émotionnellement on ressent quelque chose en plus. J’ai essayé de traduire cette idée.
Pour en savoir plus sur Umema : umefragrance.com/
Crédit photo : Emmanuelle Dancourt
Speed Smelling 2022 par IFF : sur un air de transatlantique
Cette année, les treize parfumeurs de la maison de composition ont planché sur le thème « Un Américain à Paris ». Un support propice à la liberté de création et à l’éloge des molécules dites « captives », exclusivement mises au point par l’entreprise.
C’est un peu le quartier libre, la récréation des parfumeurs de la maison de composition IFF (International Flavors & Fragrances). Initié en 2009, le Speed Smelling consiste à laisser, chaque année, une totale liberté aux créateurs. Un exercice à l’opposé des « briefs » et des contraintes (esthétiques, économiques…) qui régissent leur quotidien, en leur permettant de créer un parfum qui ne sera pas commercialisé via les réseaux classiques. Seul un coffret en édition limitée et proposé à la vente sur notre boutique en ligne rassemble les fragrances composées pour chaque millésime, au nombre de treize cette année. L’objectif est double : il s’agit à la fois de mettre en avant la virtuosité des parfumeurs et d’inclure dans les formules le plus possible de ces molécules dites « captives », c’est-à-dire mises au point en exclusivité par IFF. La latitude de création est toutefois encadrée : en clin d’œil aux racines d’Outre-Atlantique de la maison, la trame imposée cette année était « Un Américain à Paris », et chaque créateur disposait de deux mois pour rendre sa copie. Le 21 juin dernier, les parfumeurs maison ont pu présenter aux médias les fragrances inspirées par ce thème et défendre leurs partis-pris olfactifs lors de face-à-face de sept minutes chrono avec chaque journaliste présent. D’où le nom de Speed Smelling, en référence aux sessions de speed dating, ces entretiens entre célibataires rythmés par un timing serré…

Coups de cœur, coups de foudre ? Voici nos impressions sur le millésime 2022, les parfumeurs étant présentés par ordre alphabétique.
Céline Barel vise les étoiles en imaginant « un parfum blanc comme la lune et rond comme une planète ». En 2002, IFF et la NASA avaient étudié les effets de l’apesanteur sur le parfum de plusieurs roses embarquées à bord de la navette Discovery. Un Living (1) Space Rose, rappelant ce partenariat, constitue le cœur de la fragrance. Autour gravitent un Living de basket neuve aux accents synthétiques et un fond mêlant une overdose d’absolue d’ambrette LMR, des muscs captifs IFF (Edenolide et Sinfonide) et de l’essence de santal de Nouvelle-Calédonie. Doux et enveloppant.
Nicolas Beaulieu tisse un parallèle entre les prestigieuses universités américaines formant l’Ivy League (Ivy se traduisant en français par « lierre ») et nos chênaies européennes. Son hommage revendiqué aux « chypres verts américains, symboles de la parfumerie des années 1970 » se traduit par « la dualité entre une verdeur à la fois craquante et sombre ». En tête, le Vertonic (captif IFF) fuse. L’absolue de lentisque Maroc LMR apporte une texture verte plus charnue, plus « liane ». Un soupçon d’animalité s’ensuit avec l’absolue de narcisse Conscious LMR (cultivé en Lozère) avant que l’absolue de genêt Italie ne réchauffe l’ensemble de ses notes miellées. Une fragrance aux accents intemporels.
Caroline Dumur a souhaité réconcilier deux visions du « propre » : l’américaine « façon splash de pastèque et concombre » et la française « plus héliotrope et vanille ». Des aldéhydes et du gourmand en bonne intelligence ? Pari tenu. Le captif Opalene propulse ses notes d’agrumes, l’essence de polygonum LMR et le poivre rose extrait CO2 assurent l’esprit « lessive ». Enfin, la délicatesse rassurante du néroli Tunisie LMR et la touche guimauve de l’Iris Ultimate LMR tirent enfin à eux la couverture de ce parfum doudou ultra réconfortant.
Anne Flipo surfe sur une vague verte et florale bien délicate. Celle initiée en 1966 par Joséphine Catapano, travaillant chez IFF et considérée comme la première parfumeuse américaine, avec son chef-d’œuvre Fidji, composé pour Guy Laroche. Le registre vert – très large, tour à tour épicé, frais et juteux – se déploie à travers l’essence de romarin Tunisie LMR, l’essence de sauge sclarée France LMR ou encore l’essence de géranium Égypte. Avec un équilibre sensible et admirable, un souffle lumineux irradie peu à peu la partition de ses notes florales (essence d’ylang Extra LMR), fruitées (accord noix de coco) et épicées (gousse de vanille extrait CO2).
Paul Guerlain donne rendez-vous à Saint-Germain des Prés, pour partager un moment avec la parfumeuse d’IFF Sophia Grojsman. Cette révérence appuyée d’un jeune parfumeur à un mythe qui l’inspire et l’impressionne à la fois fait appel à trois principaux ingrédients : l’isobutyle quinoléine (notes cuirées), l’aldéhyde C-14 (lactone aux facettes de pêche) et l’absolue d’iris Ultimate LMR. « L’absolue de café arabica extrait CO2, très subtil, achève de planter le décor d’un café parisien », explique le parfumeur. Un hommage à la féminité, velouté, rond et profond.
Nelly Hachem-Ruiz recule sa montre de 78 ans. Nous voici en 1944, les narines titillées par le Coca-Cola et le tabac blond des cigarettes des G.I.’s. L’accord soda pétille, mené tambour battant par l’essence de limette, l’essence de gingembre frais LMR et l’essence d’écorce de cannelle Essential LMR. Un tabac blond herbacé (composé grâce à l’essence de flouve odorante) illuminé par l’absolue d’immortelle LMR émerge de cette mêlée en gonflant les pectoraux (AmberXtreme surdosé). Une belle et efficace interprétation de l’ultra-classique note tabac.
Jean-Christophe Hérault réunit deux antagonismes : la minéralité brute émanant des grands espaces américains (« le silex des canyons et la pierre à fusil pour le côté conquérant des armes à feu ») d’une part et… la sensualité très française de la poudre d’iris. Le feu s’allume avec l’odeur d’étincelle de la Pyromist, un captif IFF propulsé en tandem avec le poivre rose extrait CO2 LMR. La concrète d’iris LMR, charnelle, s’y fraie un chemin, escortée par les touches fumées d’essence de patchouli Indonésie LMR et d’essence de vétiver Haïti LMR For Life. Comme l’écho d’un coup de feu entre deux roches, le tout résonne sur un fond musqué par la Sinfonide.

Juliette Karagueuzoglou règle son compte « à deux emblèmes nationaux ayant été considérés comme vulgaires en France ou aux États-Unis : le Coca-Cola et Opium d’Yves Saint Laurent ». Les deux étant reliés par la cannelle et la vanille. L’essence de limette cœur LMR pétille comme une première gorgée de Coca que vient rafraîchir la verdeur d’un captif IFF, l’Aquaflora. Le cuir Saffiano (captif IFF) installe une sensualité rehaussée par l’essence d’écorce de cannelle essential LMR et la gousse de vanille extrait CO2 LMR (gourmandes) puis l’essence de bois de chêne rectifiée LMR (à la facette liquoreuse). Culotté mais tellement pertinent (et du reste, 100% en phase avec le thème imposé). Coup de cœur.
Delphine Lebeau capture l’odeur d’un cliché très cinématographique : « Un Américain vient d’atterrir à Paris. Arrivé à son hôtel, il enfile un polo qui sent bon la lessive et descend à la boulangerie acheter du pain ». Le rôle de la fraîcheur du détergent est conjointement assuré par le captif Vertonic et un accord pomme aqueux pimpé d’aldéhydes évoquant le savon. En superposition, l’accord baguette envahit durablement l’espace à grands renforts de pyrazines et de captifs Ambertonic et AmberXtreme. Mais l’effet, artistiquement enthousiasmant et criant de vérité, peut s’avérer difficile à porter sur la durée au regard de son dosage en pyrazines.
Meabh Mc Curtin, nostalgique de la culture pop de l’Amérique des années 1970, subtilise l’un des célèbres tableaux d’Andy Warhol figurant une boîte de soupe Campbell’s – en l’occurrence celle à la crème de champignon. Objectif : s’approprier la démarche du plasticien en brisant à son tour les contours (ici olfactifs) entre vie quotidienne et création artistique. Ce champignon gourmand se déploie au cœur d’un accord chypré associant le romarin Tunisie LMR et le vétiver Java LMR. Le patchouli cœur N°4 LMR offre une facette végétale plus humide, tandis que la gousse de vanille extrait CO2 LMR et le bois de chêne extrait CO2 LMR confèrent au parfum une langueur gourmande. Une expérimentation déroutante et étrangement addictive.
Domitille Michalon-Bertier convoque un millefeuille végétal inspiré par la redécouverte d’un captif IFF de 1949, la Verdima. Cette molécule évoquant la feuille de tomate est ici adossée à la facette camphrée de l’essence d’armoise cœur N°2 LMR, à la douce brûlure du poivre de Timur extrait CO2 LMR et à l’élégance verte et patinée de l’absolue de narcisse Conscious LMR. Très complexe et oscillant entre le végétal, le fruité et le musqué, cette composition se drape d’un voile de mystère par l’entremise du Cashmeran et de l’Ambertonic.
Julien Rasquinet s’empare du registre fruité dans sa version américaine. « J’ai retenu la mirabelle pour sa tonalité sucrée et ses notes proches du melon. J’ai voulu la contenir dans un parfum de peau subtilement poudré », résume le parfumeur. L’édifice est dominé par un accord mirabelle enrobé de lactones et d’absolue de fleur d’oranger Tunisie LMR. L’effet frais, poudré et irisé est apporté par le Sinfonide. Un fruité très lisible, solaire et régressif, comme un souvenir d’enfance.

Dominique Ropion dresse un constat : les notes vertes fascinent les parfumeurs de chaque côté de l’Atlantique. « Plutôt acétals et galbanum en France et Triplal, un captif IFF des années 1950, pour les États-Unis ». Le parfumeur a combiné le classicisme de notes vertes (essence de galbanum Afghanistan LMR) et fruitées (framboise et litchi, mais aussi agrumes) à la vibration plus moderne de l’AmberXtreme et du Cashmeran. La facette florale déployée par l’absolue de jasmin sambac LMR ponctue le tout « d’une touche d’élégance française ». Un jeu de rémanences séduisant entre les deux continents, le passé et le présent.
Enchaîner en un peu plus d’une heure et demie treize découvertes de parfums en écoutant leurs créateurs décrire leurs intentions, voilà qui n’est pas banal. L’exercice donne presque le tournis. Il s’avère tout aussi réjouissant lorsque l’on redécouvre les compositions après coup, au calme, en relisant ses notes. À quelques rares exceptions près, les premières impressions se confirment, même plusieurs semaines après. Et l’on attend de voir quelles fragrances, peut-être remaniées, pourraient rejoindre les rayons des parfumeries dans les prochains mois.
(1) Ce procédé inventé par IFF consiste à capturer in situ une odeur, sur le principe d’une photographie numérique, en décodant ses composants pour les reconstituer artificiellement.
Coffret Speed Smelling « Un Américain à Paris » par IFF, 10 x 11 ml, 150 € avec livret
Édition limitée de 50 exemplaires, disponible en prévente sur shop.bynez.com
Photos : © IFF
Smell Talks : Olivier R.P. David – La chimie des parfums
Également disponible sur : Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music,Youtube
À l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris.
Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Valeyre, dans le 9e arrondissement de Paris, pour écouter Olivier R.P. David.
Cet enseignant-chercheur en chimie organique à l’Université de Versailles – Paris-Saclay forme les apprentis parfumeurs, cosméticiens et aromaticiens du Master FESAPCA avec l’École supérieure du parfum. Collectionneur de parfums anciens et conservateur-osmothécaire, il est également membre du collectif Nez, auteur entre autre de la rubrique « La molécule » dans la revue, coauteur du Grand Livre du parfum ou encore de la collection « Nez+LMR Les Cahiers des naturels ».
Dans cette conférence, il nous invite à explorer la chimie des parfums à travers les principales matières premières composant un immense classique : Shalimar de Guerlain.
Photo : Sarah Bouasse.
1+1 : In the Arboretum – Sopheap Pich & Violaine Collas
Également disponible sur : Spotify, Deezer, Apple Podcasts, Amazon Music, YouTube
Elle n’est jamais allée au Cambodge. Lui ne se parfume pas. Pourtant, Violaine Collas, créatrice de parfums chez Mane et Sopheap Pich, plasticien régulièrement exposé à Phnom Penh et dans le reste du monde, ont su s’apprivoiser pour imaginer une oeuvre olfactive vibrante transcendant les matières premières. Plongez dans les coulisses de cette création.
Ce podcast a été conçu par Jessica Mignot et réalisé par Guillaume Tesson.
Photos : Romain Bassenne / Atelier Marge Design
1+1 : une expérience de création
Nez propose une série de rencontres entre des parfumeurs et des personnalités d’autres univers. Chacune donne naissance à une création olfactive disponible en édition limitée avec chaque nouveau numéro de la revue.
Ces créations sont disponibles sur le Shop by Nez