« Je suis une astronaute », par Emmanuelle Dancourt

Ce samedi 3 décembre est la journée internationale des personnes handicapées : l’occasion de rappeler que les anosmiques ne sont toujours pas reconnus comme tels, malgré le travail d’Anosmie.org, fondée par Jean-Michel Maillard en 2017 et qui constitue à ce jour la seule association en France. Conçue à la fois comme une cellule de soutien, d’information et de sensibilisation, elle propose également un protocole gratuit de rééducation olfactive réalisé en 2019 avec le CNRS (traduit en anglais, espagnol et allemand) ainsi qu’une web-application (www.covidanosmie.fr, recommandée par le Ministère des Solidarités et de la Santé).
Emmanuelle Dancourt, journaliste TV et ambassadrice d’Anosmie.org, a fondé pour l’association le podcast Nez en moins, afin de créer des ponts entre le monde de l’anosmie et celui de l’olfaction. Elle prend désormais la plume dans une chronique de Nez, la revue olfactive au sein de laquelle elle dévoile son vécu en tant que « zéro parfait » : nous vous proposons aujourd’hui d’en découvrir le premier texte, publié dans Nez #14, comme une immersion dans une autre expérience du monde.

L’apesanteur fait perdre aux astronautes une large partie de leur odorat, et donc de leur goût. Dans l’espace, ils deviennent anosmiques, un mot aussi barbare qu’inconnu du grand public.
Je suis moi-même née astronaute. Dépourvue de sens olfactif. Je n’ai jamais senti une odeur de ma vie. L’herbe coupée, le beurre fondu, le feu de cheminée, la terre mouillée, les fleurs, le poulet rôti, la colle Cléopâtre, Chanel No5 sont pour moi visions, sensations corporelles, fantasmes, mais en aucun cas effluves. Eussé-je perdu l’odorat, je saurais. Sentir ? Juste un concept.
Moi : À quoi sert une odeur ? Oui, je cuisine au gaz, pourquoi ? Thé vert ou thé noir, quelle importance ? Quel parfum de lilas ? Bien sûr que je peux changer les couches du bébé ! Ah bon, chaque personne a sa propre odeur ? Et moi, je sens bon ? Quoi, mon haleine ? Je confirme, l’argent n’a pas d’odeur !
Vous : Quelle chance ! Tu ne sens pas ce qui pue, alors ! Tu as du goût ? Tu cuisines ? Tu as surdéveloppé un autre sens ? Pourquoi portes-tu du parfum ? Comment fais-tu pour les souvenirs ? Et pour le sexe ?
La vérité ? Vous êtes aussi anosmiques que moi dès que vous avez le nez bouché ! Pas d’olfaction, pas non plus de rétro-olfaction, donc plus de goût, qui relève principalement de l’odorat – jusqu’à 90 %, selon ce que vous ingérez. En cas de rhume, votre libido aussi dégringole, l’aviez-vous remarqué ?
D’autres problèmes surgissent sur la planète Anosmia. Sans odorat, je suis privée de certains messages du lieu où je me trouve (odeur de brûlé ? de cannabis ?), de certaines alertes sur la personne en face de moi (empeste-t-elle l’alcool ? la cigarette ? le parfum d’une autre ?). L’anosmie fait de moi un être sans filtre et sans méfiance, condamné à la candeur. Je suis impénétrable, prisonnière de cette combinaison d’astronaute qui m’isole de la subtilité du monde. Le nez humain pourrait distinguer mille milliards d’odeurs différentes. Moi ? Rien. Le vide intersidéral.
À 19 ans, j’apprends que j’ai développé le syndrome de Kallmann-de Morsier, qui peut entraîner une stérilité. Mon anosmie n’est que la conséquence d’un désordre hormonal sévère. Le verdict est d’une dureté inouïe. À 23 ans, je deviens journaliste… Pour pallier intellectuellement mon anosmie en approchant la vérité du monde avec mes questions ?
À 28 ans, je donne naissance à une petite fille. La PMA m’a sauvée. Trois garçons suivront. À 35 ans, je suis identifiée par un laboratoire de l’université Lyon 1 comme un zéro parfait. Une nullité absolue en olfaction. Un des rares cas repérés dans le monde. Même une huître a plus d’odorat que moi !
À 46 ans, j’adhère à l’association Anosmie.org. Nous lançons le podcast Nez en moins pour expliquer aux normosmiques ce qu’est un monde sans odeurs.
À 48 ans, je crée un parfum avec Ugo Charron, parfumeur pour Mane à New York. Pour contourner mon handicap, nous utilisons le langage synesthésique, innovation que nous présentons au Congrès mondial de la parfumerie, à Miami, en juin 2022. Umema sera bientôt commercialisé.
Je suis anosmique. Je ne peux pas me sentir, je ne peux pas vous sentir non plus. Je suis une astronaute en apesanteur dans un univers d’odeurs imperceptibles.

Visuel principal : Photo des bénévoles de l’association Anosmie.org, © Caroline Bigot-Rablet

Emmanuelle Dancourt

Cette journaliste, autrice et podcasteuse (Nez en moins) née sans odorat se passionne pour le monde des senteurs et a créé une fragrance avec le parfumeur Ugo Charron.

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