Cofondateur d’Act Up Paris et de la revue Têtu, Didier Lestrade a dès la fin des années 1980 décrit dans Libération l’essor de la house music de Chicago, New York et Detroit. Interrogé pour le grand dossier Musique & parfum de Nez #14 par Clément Paradis sur les liens entre critique musicale et olfactive, il prolonge ici son propos, partageant son amour pour les effluves simples et abordables. Des clubs de Manhattan à l’île de la Réunion, de sent-bon nostalgiques en sillages musqués, il évoque la dimension sociale et thérapeutique qu’a tenue le parfum tout au long de sa vie.
La série Le Parfum, diffusée en 2018 sur Netflix, utilise les essences comme trame d’un polar inquiétant, une manière d’aborder le sujet des fragrances tout aussi étrange que le film de Tom Tykwer sorti en 2006, Le Parfum, histoire d’un meurtrier, inspiré du désormais célèbre livre de Patrick Süskind. Depuis l’enfance, j’ai été sensible au parfum à travers une approche sociale : celle du parfum populaire, abordable. Ayant grandi en Afrique du nord et en Aquitaine, mon amour pour les effluves s’est naturellement dirigé vers les essences les plus naturelles, campagnardes. Dans les années 1960, la violette de Toulouse était encore une senteur régionale puissante. Dernier d’une fratrie de quatre garçons, j’ai grandi dans une famille modeste, et ce sont les eaux de toilette que l’on trouvait dans les salles de bains qui me séduisaient, dans la catégorie nostalgique des « sent-bon ». Souvent, toute la famille utilisait le même flacon d’eau de Cologne Bien-Être. J’étais déjà attiré par les senteurs que l’on trouvait dans le jardin : la rose, la lavande, le lilas, l’iris, le géranium rosat et surtout les effluves venant des hangars où séchaient la prune d’Ente des vergers de la ferme, riche et sucrée. Pour moi, les parfums étaient forcément des émanations de la nature.
Avec les années 1970, les patchoulis ont enrichi la culture rock et je suis tombé amoureux des compositions puissantes, où les résines et l’ambre évoquaient des voyages lointains et impossibles. La couleur des essences s’est assombrie, brune, minérale. Mais c’est en arrivant à Paris en 1977, à 19 ans, que mon intérêt pour les fragrances a vraiment débuté. Avec mes frères, nous visitions les rayons des Galeries Lafayette ou du Printemps où se trouvaient les parfums démodés, ou sur le point de disparaître. Et donc moins chers. C’est à ce moment-là que nous avons découvert les eaux de toilette de Robert Piguet, avec leurs noms si passéistes : Fracas , Bandit, Cravache, dont les flacons avaient encore ce look vintage très simple. Au lieu de me diriger vers les flacons nouveaux et chers, je me suis orienté vers le passé de la parfumerie, celle des années 1930, 1940 et 1950. Aux Puces, nous cherchions tout ce qui évoquait une frivolité ancienne, typiquement française et haute-couture.
C’est ainsi qu’au milieu des années 1980, j’ai développé une fixation pour les maisons dont les produits étaient alors sur le déclin : Royal Bain de Champagne (désormais Royal Bain) de Caron, Bal à Versailles de Jean Desprez ou encore Soir d’Italie de Molinard. Leurs noms désuets me séduisaient, mais, surtout, je commençais à considérer qu’il n’y avait pas d’obstacle, pour un homme, à porter des parfums de femme. Un garçon qui portait de la violette était pour moi irrésistible, alors que j’avais déjà une aversion envers Pour un homme de Caron, Eau sauvage de Dior ou n’importe quel Fabergé. Et l’exotisme était parfois renversé, comme lorsque j’ai commencé à porter Old Spice, si populaire chez les hommes Américains.
À la fin des années 1980, lors de mes premiers voyages aux États-Unis, j’explorais les boutiques duty-free des aéroports où l’on trouvait encore, comme aux Galeries Lafayette, des parfums en déshérence. À l’époque, Dior était une marque vieillissante et les Miss Dior, Diorella, Dioressence, avec leurs flacons au design pied-de-poule, étaient ceux que j’arrivais à subtiliser car ils n’étaient pas surveillés. À New York, j’ai été très marqué par les patchoulis que vendaient certains Afro-américains sur les trottoirs de l’East Village. Ce fut une révélation pour moi, il y en avait tellement ! Et puis c’était la grande mode du White Musk (musc blanc) qui inondait les boutiques The Body Shop. J’y voyais une attraction vaudou et je lui attribuais même une signification tribale, des pouvoirs mystérieux, érotiques. Ces parfums étaient ceux des clubs de house où les hommes Noirs et Latinos étaient majoritaires. Je me rappellerai toujours, aussi, un jour d’hiver anticyclonique à New York, la première fois que j’ai senti cet effluve qui suivait une femme dans la rue : CK One. Ce fut une gifle d’émerveillement.
La découverte de ma séropositivité, en 1986, m’a définitivement orienté vers des créations presque thérapeutiques, comme les nombreuses eaux de toilette à base de lavande, originaires de différents pays. Cette période, marquée par le peu de traitements disponibles pour les personnes séropositives, était influencée par la culture holistique. Il fallait aider le mental pour affronter le physique. L’incertitude était grande face à la survie, qui était de l’ordre de 5 ans après l’annonce d’un test positif au VIH. Pour moi, le parfum constituait alors un soutien psychologique, tout autant qu’une marque identitaire, comme j’en évoque le souvenir douloureux dans mon livre Act Up, une histoire (ed. Denoël, 2000) :
« Les origines polonaises de Jim et son enfance au Texas en avaient fait un parfait spécimen d’Américain blond type Wasp à la peau incroyablement blanche, aux cheveux ras, avec des pectoraux et des épaules dessinés pour porter n’importe quoi tout en ayant toujours l’air de sortir de sa salle de gym (Chelsea Gym, bien sûr). Et puis, il avait un sourire incroyable et une odeur de peau unique, comme s’il vivait à l’intérieur d’une bulle de savon Ivory. De sa salle de bains, par exemple, émanait un parfum que je recherche toujours, un mélange de désinfectant mystérieux dans lequel on trouvait une pointe pétillante de Listerine agrémentée d’une douceur caramélisée qui ressemblait au Cocoa Butter & Vitamine E de la mousse à raser Noxzema. Dans son appartement qui donnait sur un jardin abandonné que nous avions aménagé ensemble, j’ai vécu les plus beaux jours de ma vie. […] À chacune de mes visites à New York, l’état de Jim se détériorait. Un jour, alors que je lui confirmais au téléphone mon arrivée, il me dit simplement ces mots : “Didier tu ne vas pas me reconnaître.” Je savais que je devais m’attendre au pire puisque, dans sa bouche, cette description était sûrement une façon timide de sous-estimer la vérité. Je lui avais acheté au duty-free d’Orly un de ces parfums français démodés : Je reviens de Worth. Ce cadeau prit une dimension dramatique quand je découvris que l’homme que j’aimais n’était plus que l’ombre de lui-même. »
Cela a renforcé mon idée que le parfum avait un rôle social. Je suis persuadé que ces compagnons olfactifs m’ont réellement aidés, comme un soutien amical face à la dureté de mon statut sérologique. C’est dans les années 1990 que j’ai découvert la marque qui allait devenir ma référence pour toujours. À quoi bon chercher un parfum moderne quand (presque) tout a été inventé il y a déjà longtemps ? Dans la boutique à Saint Germain-des-Prés qui distribuait Santa Maria Novella, je ne savais tout simplement pas quoi choisir. La beauté des flacons d’eau de toilette, tous identiques, l’histoire multi-centenaire de la marque, l’utilisation des matières naturelles traditionnelles, tout me séduisait. C’était le parfait équilibre du parfum oublié et pourtant préservé, protégé. Une fois par an, je parvenais à rassembler ce qui était pour moi un prix élevé (de l’ordre de 500 francs à l’époque, soit 80 euros) pour acquérir Acqua di Cuba, Melograno, Patchouli, Opoponax. Grâce à Santa Maria Novella, j’ai ensuite également découvert Colonia d’Acqua di Parma, avec son flacon parfait, à la typographie indémodable. Par ailleurs, au même moment, j’ai traversé une longue période Féminité du Bois, alors de Shiseido, ce qui m’a naturellement dirigé vers Serge Lutens, qui est pour moi le degré ultime du sex-appeal en flacon. Je n’osais même pas entrer dans sa boutique du Palais Royal. Les parfums étaient parfois une passion frustrée, impossible car trop chère.
C’est avec les années 2000 que je me suis mis à détester les créations modernes. Le basculement vers des senteurs plus chimiques, les nouveaux flacons trop commerciaux, l’enjeu plus que jamais financier de ce segment de la mode et la surabondance d’eaux de toilettes atroces qui ont fini par créer un mouvement de rejet, notamment visible sur les applications de rencontre, avec le critère « no perfume ». Depuis 2002, je suis parti vivre à la campagne, ma vie est dirigée par la décroissance, et les prix démesurés des parfums me font un peu honte.
Mais je suis toujours curieux. C’est ainsi que j’ai découvert il y a quelques mois, lors d’un voyage à La Réunion, deux eaux de toilette dans un magasin d’artisanat local. Entre les chapeaux en paille qui ont inspiré Chanel, les bijoux et les drapeaux de l’île, j’ai débusqué la lotion Pompeiaet l’Eau de Cologne des Princes de L.T. Piver, parfois utilisées lors des cérémonies traditionnelles créoles. Ce fut un autre coup de foudre, alimenté par un prix très abordable. Qui peut aujourd’hui se vanter de trouver une eau de toilette classique à 10 euros ? Le lendemain, mes amis et amies Réunionnais ont remarqué l’ancienneté des senteurs. « Tu sens le tonton ! » se sont-ils exclamés, comme une moquerie gentille qui leur rappelait les personnes âgées de leur enfance. La boucle était bouclée. À 64 ans, j’avais retrouvé le confort et le plaisir d’un sillage léger, démodé, et pourtant délicieusement moderne, surtout si on aime revisiter l’idée de parfum de mouchoir pour gentleman. Avec ses flacons tout simples et ses bouchons aux allures de bakélite, ses étiquettes du siècle dernier, j’avais trouvé un équivalent français à Santa Maria Novella. En beaucoup moins cher.
Cofondateur d’Act Up Paris et de la revue Têtu, Didier Lestrade a dès la fin des années 1980 décrit dans Libération l’essor de la house music de Chicago, New York et Detroit.
Comment les différents acteurs concourent-ils à la création, à la publication et à l’évolution du dossier de presse, cet outil de travail qui conditionne le discours des journalistes et, par là, l’image de la parfumerie ? Pour compléter notre dossier « Réinventer les discours de la parfumerie », nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #12.
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Si les rencontres de chercheurs sur l’odorat ont souvent lieu à Paris, c’est la ville rose qui a cette fois-ci accueilli le colloque « Création-recherche en olfaction », du 5 au 7 octobre 2022. Ce premier acte, organisé par Emilie Bonnard et Anne-Charlotte Baudequin, orienté sur les « pratiques et métiers en mutation », s’organisait autour de trois grands axes : l’intrusion de l’olfactif sur le territoire de l’art et du design, le pouvoir des senteurs et les manipulations olfactives, et les métiers de l’olfactif. Vous n’avez pas pu y assister ? Nez vous en délivre une synthèse bien sentie.
Jour 1 : « L’intrusion de l’olfactif sur le territoire de l’art et du design »
Après un café et quelques chocolatines (sud-ouest oblige !), installons-nous donc dans les fauteuils de la Maison de la recherche de l’Université Toulouse – Jean-Jaurès (Le Mirail pour les intimes). Si le lieu avait déjà accueilli un séminaire d’introduction en 2020 et une journée d’étude en 2021, ce colloque de trois jours se distinguait par sa durée mais surtout par une approche originale, celle de la « création-recherche ». Mêlant pratiques artistiques et approches scientifiques, cette dernière est née en France dans les années 1970, nous rappellent Emilie Bonnard, chercheuse en design, et Anne-Charlotte Baudequin, doctorante en design sensoriel olfactif, du laboratoire Lara-Seppia, organisatrices de l’événement. Orchestrer ainsi un décloisonnement des disciplines permet en effet d’établir un dialogue et une coopération entre théorie et pratique. L’olfaction, qui a récemment connu un regain d’intérêt à la fois dans les sciences et dans l’art, se prête parfaitement au jeu, comme le rappelle le statut du métier de parfumeur, à la fois chimiste et créateur.
Pour cette première journée dans une ambiance tamisée, le thème choisi est celui de l’intrusion de l’olfactif sur le territoire de l’art et du design, entre lieux de conservation, paysages olfactifs, atmosphères sensorielles inédites de temps immémoriaux et cartographie établie par le bout du nez.
Conserver l’histoire Isabelle Chazot, présidente du comité scientifique de l’Osmothèque à Versailles, rappelle le caractère pionnier de celle-ci dans la conception du patrimoine olfactif. Fondé par Jean Kerléo en 1990, ce lieu unique en son genre se définit par un triple objectif : préserver et valoriser la mémoire du parfum, avec 5000 compositions conservées dont 800 aujourd’hui disparues ; transmettre et inspirer, autour notamment de conférences olfactives ; rechercher et explorer, pour reconstruire l’histoire de la parfumerie. Elle évoque également l’ouverture souhaitée de cet espace au grand public, afin de valoriser et de transmettre plus encore la culture olfactive. Nous pouvons ensuite sentir une sélection de six parfums : le Parfum royal, datant du Ie siècle av. JC, reconstitué par Jean Kerléo notamment à partir de la « recette » confiée par Pline dans son Histoire naturelle, qui évoque 27 ingrédients sans toutefois en donner les proportions. L’occasion de mieux comprendre les difficultés d’une reconstruction de la sorte, entre interprétation, expérimentations et intuition du parfumeur. Cannelle en tête, le mélange est miellé, résineux et épicé comme un vin antique, lequel servait par ailleurs à la conservation du parfum. Et chaque composition est de même l’occasion d’une évocation historique : de la Fougère royale de Houbigant, signant avec sa coumarine l’entrée dans la parfumerie moderne par ce nouvel accord qui transformera la création masculine, au premier parfum de couturier que constitue Le Fruit défendu des Parfums de Rosine, commandé par Paul Poiret à Henri Almeras ; en passant par In Love Again de Yves Saint Laurent, dans lequel Jean-Claude Ellena reprend un accord rose-cassis déjà utilisé dans First.
Évoquer le paysage Mais il est déjà temps de ranger nos précieuses mouillettes embaumées pour écouter Clément Paradis, docteur en esthétique et sciences de l’art, enseignant à l’université Sorbonne Nouvelle et rédacteur pour Nez, nous parler de l’espace dans la parfumerie contemporaine. Car si la notion de paysage n’a pas toujours eu sa place dans l’histoire des parfums, qui portaient historiquement des noms de plantes, elle émerge cependant peu à peu, comme en témoignent Le Jardin de mon curé et À travers champs de Guerlain, Chantilly de Houbigant ou encore Fidji de Guy Laroche, signe que le parfumeur apprend à moduler la distance à laquelle il se pose par rapport à son objet. D’où la question : comment celui-ci s’empare-t-il de l’espace ? Pour mieux le comprendre, on nous distribue une mouillette de Swing Feather de la jeune marque Nolença. Patrice Revillard, qui l’a composé, intègre le paysage toulousain dans son intention créative et évoque la ville rose par sa violette emblématique. Clément Paradis distingue dès lors trois manières de signifier le paysage en parfumerie : cette première, qu’il qualifie de symbolique ; une approche iconique, par des représentations analogiques détachées de la nature représentée ; et enfin l’indice, qui porte une trace. Pour mieux comprendre cette dernière, passions à la deuxième mouillette : il s’agit de Corsica Furiosa de Marc-Antoine Corticchiato pour sa marque Parfum d’empire, désigné par le parfumeur lui-même comme un « parfum-paysage », celui du maquis corse. Avec trois extraits différents de lentisque dans la formule, le flacon contient une trace physique de la Corse où la plante est très présente.
Exposer le design olfactif Dans un froissement de touches parfumées, le public accueille ensuite Clara Muller, historienne et critique d’art, commissaire d’exposition indépendante et rédactrice elle aussi pour Nez. Elle nous parle de design olfactif et en particulier de l’exposition « Living with Scents » qui s’est tenue au Museum of Craft and Design de San Francisco, entre février et juin 2022, et dont elle a pensé l’organisation. Pour comprendre comment les designers conçoivent des objets permettant une intégration de la pratique olfactive dans l’expérience des individus, cinq sections ont été mises en place. La première, nommée « Ways of Sensing » se penche sur l’attention contemplative aux odeurs, avec des œuvres comme L’Ascentium de Charline Ronzon-Jaricot, un dispositif en verre chauffée par bougie, où il est nécessaire de prendre le temps pour essayer de comprendre la structure cinétique du parfum. « Nose Meet the Eye » quant à elle se concentre sur une approche sensorielle des objets inventés : ainsi, Kaja Solgaard Dahl, allie forme, matière et olfaction pour imaginer les paysages de la Norvège dans Norwegian Notes. Dans la section « The Scent of Care », les odeurs sont employées pour leur influence sur l’état de l’utilisateur : Ode de Lizzie Ostrom constitue ainsi une sorte de réveil olfactif rappelant aux personnes atteintes d’Alzheimer qu’il faut manger en libérant aux heures des repas des effluves alimentaires censés stimuler la faim. « A Scented Art of Living » explore le sentiment de plaisir que peuvent provoquer les odeurs à travers le parfumage des objets du quotidien. Le travail ScentClock de Patrick Palcic, qui propose une mesure du temps par le biais de l’olfaction, questionne ainsi la prédominance du visuel en Occident, et propose une nouvelle manière d’appréhender le monde. Dernière section,« Spray it Don’t Say it »expose la manière dont les odeurs peuvent se faire médiatrices pour réinventer la manière qu’on a de communiquer entre nous et avec des non-humains. Illustration exemplaire, l’Olfabet de Peter de Cupere est un projet de lecture par l’olfaction comme alternative au braille pour les aveugles. En accrochant ensemble différents éléments, on formerait ainsi des mots, puis des phrases.
Ce petit chemin qui sent la noisette Anne-Charlotte Baudequin nous emmène en balade, ou plus exactement en flânerie sensorielle. Dans cette « réflexion sur les manières de sentir l’habiter », elle nous propose une respiration des atmosphères, qui unit le marcheur avec le sol du petit chemin des plantes sauvages et comestibles du village de Berrac dans le Gers. Une manière de revenir à l’immédiateté, à l’expérience dans une démarche phénoménologique comme l’a théorisé le philosophe Maurice Merleau-Ponty. Cette approche subjective, où fusionnent les impressions sensibles, interroge aussi sur la pratique scientifique elle-même, montrant que le critère d’objectivité peut parfois limiter le champ de recherche.
Atmosphères primales Après la proximité des chemins campagnards, rendez-vous dans les atmosphères primales, où nous n’existions pas encore. Edwige Armand, enseignante-chercheuse à l’INP de Purpan, nous propose une expérience de pensée construite sur des données scientifiques (gaz présents pendant la période, température, quantité d’eau disponible, de végétation, ….) et prévisions du GIEC, aboutissant à la reconstruction spatio-temporelle de durées difficilement appréhendables pour l’humain – quand les paléoclimatologues parlent en millions d’années, nous avons du mal à en prendre conscience. Ce dispositif permet de faire vivre l’expérience d’atmosphères où l’humain n’était pas et de celles à venir qu’il a d’une certaine manière façonnées. Ce dispositif permet de faire vivre l’expérience d’atmosphères où l’humain n’était pas mais aussi de celles à venir, qu’il a d’une certaine manière façonnées. Dans ce dernier cas, l’idée n’est pas de moraliser « l’espèce coupable-innocente qu’est Sapiens », mais de faire vivre une expérience physique riche qui permette d’amplifier notre conscience du futur. Sans cela, note la chercheuse, les millions d’années ne sont qu’idées intellectuelles trop abstraites que l’esprit humain a du mal à imaginer. Entre l’irrespirabilité et la surrespirabilité, les mouillettes qui circulent nous emmènent sur des territoires parfois sans oxygène, toxiques : la période orange, chaude, s’offre olfactivement dans un mariage de soufre, de poivre, de girofle, à l’odeur de combustion; tandis que la blanche véhicule un vent de fraîcheur à base de menthe fraîche et poivrée, d’eucalyptus et de gingembre. Elles s’accompagnent d’une construction sonore signée Thierry Besche, amplifiant la plongée dans ces échelles temporelles qui nous dépassent infiniment.
Map to the smells Retour en milieu familier avec la cartographie des couleurs et des odeurs imaginée par Patrick Barres, professeur en arts appliqués et arts plastiques de l’Université de Toulouse et Delphine Talbot, chercheuse en arts et design à l’Université de Toulouse et artiste-designer. Tous deux ont constitué une base de données colorielle et olfactive, sollicitant chercheurs, designers, coloristes et parfumeurs. La carte obtenue instaure de nouveaux mondes, avec ses polarités propres, localisant des îlots d’odeurs. Elle relève de ce que les deux intervenants ont appelé l’ « ethno-poïétique », mêlant ethnographie et poïétique (étude des potentialités d’existence), construite en plusieurs étapes : observation, traduction, classification, cartographie, intégration des cultures…
À l’issue de ces présentations, une table ronde dirigée par Anaïs Belchun et Sébastien Cassin met en dialogue les intervenants de la journée. Il est question de la distinction entre parfum et odeur, entre intentionnalité, composition, métier et portabilité. La journée, déjà bien remplie, se termine en douceur : après une cueillette d’odeurs sur le site de l’Université, vernissage de l’exposition « À vue de Nez » où l’on assiste à la représentation de Clémence Millet, « Le Cabi’nose ».
Clara Muller présentant l’exposition « Living with Scents » du Museum of Craft and Design de San Francisco
Jour 2 : « Pouvoir des senteurs et manipulations olfactives : sommes-nous manipulés par les senteurs ou est-ce nous qui les manipulons ? »
Après avoir participé à un atelier (au choix : panier des senteurs, graphies d’odeurs ou thérapeutique olfactive), nous rejoignons l’amphithéâtre et ses fauteuils toujours aussi moelleux.
Réflexions esthétiques Manipuler les odeurs pour les intégrer à des œuvres est l’un des exercices qui lie l’artiste Julie C. Fortier à Olivier R.P. David, enseignant-chercheur en chimie organique à l’Institut Lavoisier de Versailles et rédacteur pour Nez. Recherche de molécules pour la création d’un parfum ultra-éphémère, expérimentations autour de l’androsténone à la variabilité perceptive interindividuelle extrême, définissant si l’on aime ou non la truffe noire, travail autour d’une rivière de perles géante brisée sur le sol, étude de la cristallisation et approche plastique des molécules pour l’installation « Le jour où les fleurs ont gelé »… Artiste et chimiste ont ainsi travaillé main dans la main. Pour le projet d’odorisation de la gare d’Antonypôle, pensé sur un rythme en huit temps et huit lieux, ils ont même cherché à développer des nouveaux ingrédients qui rappellent le passé agricole de la ville : nous découvrons ainsi des magnifiques absolues de cresson, de fanes de carotte, ou encore de pollen multifleurs à l’odeur de biscuit au beurre. Julie C. Fortier nous fait part de ses recherches pour l’odorisation du Grand Paris sur un rythme circadien, où les odeurs pourront permettre de créer des liens entre les personnes dans le métro, afin qu’il devienne un lieu de rencontre… Une perspective qui changerait le visage des attentes sous des lumières blafardes !
L’influence de l’odeur des croissants chauds Asma Djebbi et Rihab Chaouch nous parlent ensuite de marketing olfactif et de la compréhension de l’effet de l’odeur sur le comportement humain. Car, si l’odorat ne connaît qu’un faible investissement culturel, on sait qu’il s’agit pourtant de la sensation humaine la plus marquante. À partir d’études visant à savoir si un parfum diffusé est stimulant ou relaxant et s’il soulève des souvenirs et associations spécifiques, on détermine ainsi de quelle manière il peut inciter à l’achat. Un levier marketing prometteur, de plus en plus mis en place par les magasins qui visent l’expérience spatiale totale.
Data smeller Le parfum intègre aussi de nouveaux domaines, comme celui du numérique. Anne-Charlotte Baudequin et Marisella Pacheco explorent ces nouvelles manières de voir le monde et d’en faire l’expérience, autour de la numérisation des odeurs : s’agit-il d’un fantasme lointain ? S’agit-il de recopier purement et simplement le réel ? Parmi les pistes de perception des odeurs à distance, on peut imaginer la création d’implants olfactifs similaires à ceux des malentendants, en travaillant sur les sensations olfactives créées par l’électricité : certaines fréquences de courant provoquent, en effet, des perceptions tantôt florales, tantôt sucrées… Les intervenantes rappellent cependant que sentir n’est pas qu’une question de stimuli mais aussi de mouvement, et invitent à approcher la sensorialité de manière intégrale ; et surtout de ne pas penser l’expérience numérique comme une pure copie, une répétition du réel : elle se révèle en effet plus riche quand on la pense comme créatrice, source de nouvelles expériences.
Environnements olfacto-auditifs Roxane Bartoletti, doctorante en psychologie cognitive expérimentale à l’Université Côte d’Azur, se penche sur les liens entre environnement olfacto-auditifs et vieillissement démographique. Elle a cherché à étudier l’impact cognitif des musiques et des odeurs sur la concentration, chez les personnes jeunes et âgées. Odeurs et sons partagent en effet de nombreux points communs, parmi lesquels des zones neuronales communes, une influence sur le comportement mais aussi nombre d’idées reçues. On dit ainsi que la musique classique aide à la concentration, que certaines musiques calment, d’autres réveillent, de la même manière que certaines odeurs sont qualifiées de stimulantes, d’attirantes ou encore d’apaisantes, à l’image bien connue de la lavande. Mais, souligne la chercheuse, ces effets dépendent de notre expérience individuelle : si nous avons associé la lavande à de mauvais souvenirs au cours de notre histoire personnelle, elle nous rappellera à ceux-ci. Pour imaginer utiliser odeurs et musiques afin de modifier le comportement des individus, par exemple à des fins médicales, il est donc nécessaire de penser leur personnalisation, c’est-à-dire de prendre en compte les préférences de chacun.
Psychanalyse du nez Transition parfaite avec Nathalie Faure, doctorante en psychologie à l’Université Côte d’Azur, qui nous livre l’état de ses recherches sur la prise en compte de l’olfaction dans la construction psychique du sujet. Remarquant en effet le peu de références à l’odorat dans la psychologie analytique, mis en exergue par Annick le Guérer, suite à un jugement de Freud qui le qualifie de « sens animal ». La chercheuse démontre pourtant le fort potentiel d’une intégration de la question olfactive dans l’approche psychologique : le bébé, dont l’odeur est d’abord extrêmement proche de celle du liquide amniotique, se dirige instinctivement vers celle-ci qui émane des glandes de Montgomery. L’odeur a ainsi le rôle de guide, mais vient aussi discriminer l’autre (si je le sens, c’est qu’il n’est pas moi) dans un rapport ambivalent : elle nous rappelle notre séparation originale et donc notre solitude, l’union perdue à la mère, mais par le même coup elle est le signe de notre relation à l’autre. L’odeur prend la forme d’une quête désirante et interroge notre rapport au parfum, entre esthétique et hédonisme.
La table ronde annonce de même notre séparation avec ce cocon amphithéâtral initiatique. Pauline Munoz y lance la thématique du care, et de l’importance de l’odeur dans le soin, dans une période où les pertes olfactives nous ont fait réaliser l’importance de ce cinquième sens. Le spectacle « Un Parfum d’enfance » mis en œuvre par la Compagnie Vortex, nous attend pour clôturer la journée.
Anne-Charlotte Baudequin présentant le travail des jeunes chercheurs
Jour 3 : « Les métiers de l’olfactif : d’une pratique à l’autre, les mutations à l’œuvre »
Troisième et dernière journée à l’université toulousaine, après de nouveaux ateliers olfactifs, sont évoquées les mutations des métiers de l’olfactif face au nouveau paradigme de la parfumerie et du statut du parfumeur, passant de prêtre à magicien, d’alchimiste à maître gantier, puis de médecin à créateur.
Le nez à la régie Après l’éditorial, c’est au tour du métier de régisseur olfactif d’être présenté, à travers l’expérience de Pierre Bénard et de sa société Osmoart, aux activités diverses d’éducation, d’expertise des naturels, de création, et de « air design ». Le parfumeur nous présente ainsi sa vision de la création et ses travaux sur des matières premières comme les fractions d’huile essentielle de carotte avec l’aide de Frederic Badie de Payan Bertrand. Il imagine l’odeur de la girafe (un cheval à long cou), du zèbre (un cheval rayé) et du fantôme qui a fait l’objet de deux expositions – dont on vous parlera bientôt plus en détail… Pierre Bénard revient également sur le parfumage riche en émotions d’un concert d’Alain Bashung, sur l’odorisation de villes entières comme Conques, sur un concert de La Mer de Debussy. Chaque lieu et chaque projet présente ses propres contraintes, demande une expertise complexe permettant de s’adapter aux attentes et conditions, et rend nécessaire l’invention d’une notation scénographique du langage approprié permettant de modéliser le spectacle : il proposera ainsi une formation à la scénographie olfactive en mars 2023. Pierre Bénard nous offre enfin à sentir une création en cours autour de la tubéreuse, à laquelle on souhaite avec confiance de bientôt voir le jour.
Le nez sur les planches Nous explorons ensuite la scénographie olfactive avec la parfumeuse Laurence Fanuel de l’atelier Rosa Rose à Grasse, qui revient sur ses quinze années de création de scénographies et d’œuvres olfactives. L’odorat, sens de survie dans la nature, est pour elle trop peu pris en compte dans l’art théâtral : il ne s’agit pourtant pas seulement d’y réciter un beau texte, mais de faire vivre une expérience physique, souligne-t-elle. D’où l’importance du travail de l’acteur sur les cinq sens, d’autant plus lorsqu’on sait que 93% de la communication est non-verbale. Odoriser permettrait de mieux se souvenir du spectacle, de susciter l’inconscient, d’aider à suggérer le temps qui passe, en couvrant plusieurs niveaux de conscience. Pour figurer La Bête, une pièce de théâtre créée par Violaine de Carné, elle a ainsi imaginé cette odeur bestiale, grasse, avec des notes d’urine, puis celle d’une rose piquante, et enfin celle du propre, correspondant à différents moments de la pièce.
Un nez dans la ville Emilie Bonnard évoque la mutation du métier de designer vers l’olfactif. Si, dans l’imaginaire collectif, le design relève du dessin et donc de la vue, il ne s’y réduit pas, mais désigne surtout un plan, un projet. Le design olfactif serait ainsi la conception de projets liés au parfum ou aux senteurs. Loin d’être accessoire, il permet notamment de prendre en compte des populations habituellement exclues de l’espace public (malvoyants, ne parlant pas la langue…). Entre projets d’éclairage public olfactif en Chine, mise en odeurs de Montauban et plus familières visites olfactives de musées, le design olfactif s’inscrit dans la dématérialisation progressive des objets notée par Raymond Guidot dans son Histoire du design 1940-2000. Si la dématérialisation par les ondes n’est que fictive (nécessitant le stockage dans d’immenses data centers), les odeurs pourraient, elles, contribuer à une transition écologique. En s’introduisant dans notre corps, les odeurs changeraient notre représentation du monde : l’humain ne se situe plus au centre, mais devient un maillon, un nœud, faisant le lien microcosme et macrocosme.
Nez tout frais Le temps de digérer ces nouvelles perspectives et d’engloutir un repas méridien, nous retrouvons notre espace consacré à la présentation de différents projets prometteurs de jeunes chercheurs. Angèle Luccatio a travaillé sur l’anosmie en cherchant à créer un outil de rééducation olfactive composé de combinaisons synesthésiques de l’alimentation. Un chef pourrait ainsi élaborer des plats autour des textures, afin de redonner une forme d’appétence aux anosmiques, puis un kit de cuisine serait proposé afin de reproduire l’expérience chez soi. Jeanne et Elia Chiche ont quant à elles présenté « Olfacto gyneco », une démarche d’information et de vulgarisation visant à se familiariser avec les nombreuses odeurs de la vulve, trop souvent sources d’inquiétude, de gène, de stigmatisation et constituant encore un sujet très tabou. Leur idée est de proposer une classification qui permettrait de mieux identifier les odeurs intimes et de les suivre à travers un carnet d’auto-olfaction. Agathe Jerome nous expose l’idée de sa « tisane à respirer », une peluche olfactive créée pour pallier les insomnies qui touchent 25 à 50 % des enfants. Puisque la tisane peut troubler le sommeil par ses vertus diurétiques, c’est sous une forme olfactive de verveine que l’imagine la chercheuse. Les feuilles seront placées au centre d’une peluche sous les traits d’une jolie sorcière, choisie pour son rapport aux plantes à parfum, ses pouvoirs magiques et sa vie nocturne, et qui serait déclinable en différentes odeurs et couleurs. Penchons-nous sur les odeurs détestées par des générations avec Cécile Beulet : c’est le cas du clou de girofle, associé au dentiste. Partant du principe que cette épice partage avec la vanille son principal composant, l’eugénol, elle a l’idée de créer une géométrie urbaine visant à « vulgariser le domaine de la création olfactive ». La structure représentant un giroflier, constituée de triangles qui s’imbriquent, contient des odeurs de clou de girofle, de fleur et feuille de giroflier, mais aussi de vanilline (que l’on peut obtenir en modifiant les molécules odorantes de ces matières premières) et de cannelle (qui contient, elle aussi, de l’eugénol). Anissa Sahli s’est quant à elle intéressée à l’iris et propose un parcours immersif entre mythologie, botanique et imaginaires. Elle imagine ainsi une muséographie autour de cette fleur, en mettant le visiteur à la place du rhizome, traversant différentes salles thématiques et parfumées pour aller des racines jusqu’au parfum, dans une expérience multisensorielle et éducative. D’éducation il est question aussi avec le projet de Laurine Halas, qui nous présente un livre pour enfant à double lecture, à la lumière et dans le noir : Méline l’abeille, mission marjolaine ! Un ouvrage qui mêle narration, toucher et odorat, où il faut utiliser ses mains dans la version nocturne, pour retrouver le chemin de la ruche jusqu’à la marjolaine, et qui diffuse le parfum de cette dernière pour créer une ambiance propice au sommeil. Elle imagine une gamme de livres déclinés avec différents niveaux de difficultés.
Après ces idées passionnantes, dernière table ronde tenue par Nathalie Wiart et Delphine Dejean, où l’on discute des différentes terminologies évoquées dans la journée et de protocoles de création.
Anne-Charlotte Baudequin conclut finalement ce riche colloque par un inventaire à la Prévert de mots glanés çà et là au cours des trois jours, dont l’énumération poétique nous accompagne vers la sortie avec douceur, des idées plein la tête.
Spectacles et ateliers, un colloque riche en expériences !
Visuel principal : Olivier R.P. David humant l’exposition « À vue de Nez »
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Jessica Mignot
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Le parfumeur indépendant, créateur pour les marques The Zoo, Strangelove NYC, Richmess and BéLAir Lab Tokyo, après être passé chez Procter & Gamble et IFF, appelle à une révolution pour bâtir la parfumerie de demain, plus éthique, plus créative, et donnant une vraie place au parfumeur en tant qu’auteur. Entretien.
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Si la fête d’origine celtique connaît plus d’engouement outre Atlantique, elle est devenue, chez nous aussi, l’occasion de nous plonger dans une atmosphère automnale, à la lueur des bougies. Pour célébrer à notre manière cette tradition, nous vous proposons un conte d’Halloween olfactif, où l’on croise un chercheur et un parfumeur, entre odeur de la peur et sillage d’un fantôme…
Je rentre du travail, un peu fatiguée ; le bruit environnant, habituel, pèse sur mes épaules. Je pense vaguement à ma journée, à demain, aux courses à faire. Mais des rires me tirent de ma torpeur : quelques enfants déguisés courent entre les passants pressés de quitter les transports. Citrouilles géantes, fantômes immaculés et zombies souriants vont quémander avec malice leurs bonbons. C’est Halloween, c’est vrai : j’avais oublié. Le souvenir de ces soirées déguisées me réconforte et me rend plus légère, et me voilà déjà sur le pas de ma porte.
La nuit est déjà tombée lorsque je la franchis. Enfin chez moi ! Pour me mettre dans l’ambiance, j’allume une bougie : son odeur de fruit vert, à la fois végétal, lacté, lactonique et musqué, se répand dans toute la pièce. Ronde, comme un cocon à l’image du fruit qu’elle entend interpréter, la Citrouille de Diptyque diffuse amplement ses effluves confortables, crémeux, légèrement épicés, qui me mettent l’eau à la bouche.
Bougie Citrouille de Diptyque, en édition limitée.
Cela me donne envie de cuisiner une tarte pour ce soir. En coupant ma courge, cis-3-hexenol évoquant l’herbe coupée et diacetyl aux notes beurrées me montent au nez. Après l’avoir faite revenir à la poêle pour attendrir sa chair orangée, je l’arrange sur une pâte brisée. Une pincée de cannelle et de muscade, quelques morceaux de châtaigne, un peu de sel, et hop, au four !
Mais lorsque je reviens vers le plan de travail, c’est une autre odeur, nettement moins agréable, qui me surprend : quelques gouttes de sang, ferreux et rappelant la viande fraîche en raison de l’époxydécénal qui le compose, brillent sur le couteau. Mmmh… J’ai sûrement dû me couper ; mais, fait étrange, je ne trouve pas de trace sur mes mains… Un frisson me secoue, et l’on sonne à la porte au même moment : je sursaute. Une seconde plus tard, respirant un bon coup, je me retrouve nez à nez avec des petits monstres qui attendent leurs trésors sucrés. Une poignée dans chaque chapeau magique, et j’échappe ainsi au sort menaçant d’une sorcière transportant baguette et balai. La porte refermée, entre deux états, j’ai soudain la crainte de sentir mauvais, après toute ces émotions. Cette peur, qui tourne à la pathologie, porte même un nom : l’autodysosmophobie, à ne pas confondre avec la phantosmie, qui a été l’une des conséquences du Covid-19, et qui consiste à percevoir des odeurs – le plus souvent désagréables – sans qu’il n’y ait de source objective.
Je cherche à me ressaisir : direction l’armoire à parfums, et restons dans le thème ! Côté citrouille, Like This d’État libre d’Orange me plonge dans l’univers fantastique de Tilda Swinton imaginé par Mathilde Bijaoui de Mane : un crumble de potiron, réchauffé d’immortelles et d’épices, qui me rassure par son côté alimentaire et velouté. Juste à côté, le flacon souple de Fabulous me de Paco Rabanne reflète mon visage déformé sur sa surface métallisée : j’en vaporise sur mon poignet, et y retrouve la chair de la courge mêlée de rhubarbe, dans un cocon de vanille amandée.
État libre d’Orange, Like This, 2010
Un éclat de métal frappe soudain le sol, me tirant de mes rêveries olfactives. Je me retourne rapidement : le couteau est à terre, tournoyant encore, répandant les gouttelettes pourpres sur le carrelage froid. Effrayée, le cœur battant, les muscles tendus, j’écoute avec attention, le souffle court. Le bruit régulier du four se superpose à ceux, plus aléatoires mais plus sourds, des sons extérieurs : sifflement du vent, pas hâtifs sur le feuillage du sol, portes que l’on ouvre ou que l’on ferme. Les odeurs familières de la pièce, bois ciré, courge dans le four, bougie qui se consume, me réconfortent peu à peu.
J’ai eu si peur que j’ai l’impression que si quelqu’un rentrait dans la pièce, il le saurait rien qu’à vue de nez, malgré le parfum que j’ai mis pour me rassurer. Mon téléphone sonne : improbable coïncidence, c’est Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS… Il tombe à pic, j’en profite pour le questionner sur l’odeur de la peur ; il semble intarissable sur le sujet : « Les études sur la peur s’ancrent dans le cadre des recherches sur les contagions émotionnelles, positives ou négatives, qui ont lieu depuis une grosse dizaine d’années. Pour que les résultats soient probants, on procède à diverses mises en situation, du visionnage d’un film d’horreur au saut en parachute, en posant des coussinets sous les aisselles des individus. Lorsqu’on fait sentir ces odeurs axillaires à des personnes qui n’en connaissent pas l’origine, celles-ci s’accordent en grande majorité à dire qu’il s’agit d’une odeur de peur – comme l’on sait désormais qu’il y a de même des odeurs de joie – et les mesures parallèles de paramètres corporels (tension artérielle, rythme cardiaque…) concordent avec cette affirmation. On ne sait pas précisément de quoi est composée l’odeur de peur : c’est un ensemble complexe, particulièrement chargé en stéroïdes, en androstérone, et en acides gras. Elle correspond à une réaction physiologique : lorsque j’ai peur, mon corps met tous ses systèmes cérébraux en marche pour que je puisse me défendre. Au niveau neuronal, c’est notamment l’amygdale, une structure qui est composée de neurones impliqués dans les émotions, qui est activée. Le cerveau envoie un signal d’activation déclenchant la décharge d’adrénaline dans le sang par les surrénales, ce qui permet de signaler très rapidement à tout le corps qu’il faut se préparer à fuir : le rythme cardiaque et la respiration s’accélèrent, les yeux se dilatent, les muscles se contractent, la température corporelle augmente… Chez l’homme, il est difficile de savoir s’il y a des odeurs animales qui provoquent la peur de manière innée, comme c’est le cas pour la souris avec l’urine de renard. Mais l’odeur de brûlé fait partie de celles qui provoquent cette réaction physiologique. Compte tenu de l’importance vitale de cet axe entre le système olfactif et le corps, les personnes anosmiques, qui sont dépourvues de ces signaux, vivent dans un état de stress permanent, parce qu’elles savent que leur odorat ne peut pas les protéger des incendies, par exemple.C’est un handicap sensoriel majeur dans la vie quotidienne, qui concourt certainement au fort taux de dépression dont souffrent ces personnes. Et l’on sait aussi que l’odorat va teinter émotionnellement notre perception du monde environnant : en présentant à un individu qui sent la sueur de stress un visage neutre (même s’il ne la perçoit pas de manière consciente), il l’interprète comme un visage apeuré. Ceci nous rappelle que les odeurs sont le moyen de communication le plus ancien, qui permettent de faire part d’un danger même avant qu’il ne soit visible, et même avant que l’on ne sache parler. »
À défaut d’être rassurée, me voilà donc informée : si je veux effrayer ceux que je rencontre, j’opterai dans mon armoire à parfums pour Bois d’ascèse de Naomi Goodsir ou Cuir de Mona di Orio, pour leurs notes fumées incandescentes. Ou peut-être pour les odeurs métalliques sanguines (mais pas que) de Sécrétions magnifiques d’État libre d’Orange, ou encore celles évoquant la chair animale et sa fourrure dans M/Mink de Byredo ?
Gustave Courbet, Le Désespéré, 1843
Bon, il faut que je pense à autre chose ! Mon nez m’indique que ma tarte est prête à être dégustée, voilà une bonne nouvelle. Je m’installe sur le canapé, une fois n’est pas coutume, un plaid sur les genoux, à la lueur de la bougie dont la flamme vacille tranquillement. La pâte croustille puis fond dans ma bouche, la citrouille crémeuse s’y mêle, douce et épicée à la fois. Un délice ! Mon regard se pose machinalement sur le sol, où je remarque la présence d’un papier annoté. Délaissant ma fourchette, à moitié perdue dans mes pensées, je me penche un peu pour le lire :
« Dans les caveaux d’insondable tristesse Où le Destin m’a déjà relégué ; Où jamais n’entre un rayon rose et gai ; Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,
Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ; Où, cuisinier aux appétits funèbres, Je fais bouillir et je mange mon cœur,
Par instants brille, et s’allonge, et s’étale Un spectre fait de grâce et de splendeur. À sa rêveuse allure orientale,
Quand il atteint sa totale grandeur, Je reconnais ma belle visiteuse : C’est Elle ! sombre et pourtant lumineuse. »
Je reconnais la première partie du poème Le Fantôme, de Baudelaire, visiblement déchirée des Fleurs du mal. Que fait-elle là ? Intriguée, j’explore la pièce du regard et… Oui, là, juste à l’endroit où était posé le papier, il semble y avoir une sorte de trappe qui se découpe dans le parquet lisse et brillant. C’est absurde, je ne l’avais jamais vue… J’essaye de l’ouvrir, elle cède et découvre des marches. Sûrement une cave : pourquoi les anciens propriétaires ne l’ont jamais mentionnée ? Prête à y découvrir des trésors oubliés, je m’y engage, tout feu tout flamme. Dans l’obscurité poussiéreuse, sourde et étouffante, j’aperçois une porte, décorée d’un écriteau : « Centre culturel d’Alban Mainville, Toulouse, 2021 : exposition “De la matière à l’esprit” ». Prenant mon courage à deux mains, de plus en plus intriguée, j’en tourne la poignée : une musique flotte dans l’air, se mêlant à la fragrance aldéhydée, blanche, mais aussi ronde et boisée qui emplit la pièce. Je frissonne, comme traversée par un souffle étranger. Pierre Bénard, parfumeur et fondateur de la société Osmoart, que j’ai rencontré récemment lors d’un colloque, se trouve dans la pièce. Il m’invite à sentir ses « olfactoriagmi » où sont déposées les matières premières de son parfum de fantôme, Yurei : immortelle à la symbolique forte, cèdre imputrescible utilisé pour les sarcophages, patchouli boisé, ciste résineux capable de renaître de ses cendres… Le parfumeur m’explique sa démarche, visiblement pas plus perturbé que ça par notre présence ici : « J’ai imaginé l’odeur d’un fantôme comme une allégorie du parfum : à la fois présent autour de vous, transparent et impalpable, c’est un messager qui fait la connexion entre morts et vivants. Le parfum – dans son sens originel de per fumum – est lui aussi sous-tendu par cette notion : on brûle de l’encens pour communiquer avec l’au-delà, on embaume les corps… Je rappelle cette idée avec l’oliban. J’ai aussi créé un accord encaustique, pour figurer une maison habitée, hantée. Un accord aldéhydé, créé uniquement à partir de molécules de synthèse, évoque un fer à repasser qui glisse sur le suaire, le drap du fantôme. J’ai aussi repris l’accord « hug me » que l’on doit à Sophia Grosjman, mais en remplaçant la Galaxolide par un autre musc de synthèse, le Phantolide, tout indiqué pour ce projet ! Cet accord, comme son surnom l’indique, enlace, fait ressentir une présence, comme une aura – et me permet aussi de citer mes mentors en parfumerie, de dire que celle-ci a une histoire. C’était l’un des objectifs de ce travail, et d’Osmoart en général : positionner le parfum comme création artistique et non plus seulement comme produit commercial, pour qu’il inspire un public plus varié, tout en faisant œuvre de pédagogie afin de transmettre des connaissances. Et ce projet, nous l’avons porté à plusieurs : le nom du parfum, Yurei, vient de « Yūrei-zu », un genre de l’art japonais consistant en images peintes ou estampes de fantômes. Pour le représenter, outre une série d’étude photographique d’une concrète de rose damascena que j’ai exposée et qui dévoile la capture de l’âme de la fleur, de son essence, il y a la photographie de Nicolas Sénégas. Celui-ci a capturé les volutes de la contorsionniste Lise Pauton : un écho puissant aux premières estampes japonaises où le fantôme est représenté sans pied ni jambes, mais aussi à cette danse du corps obscur qu’est lebuto. Dans ses mains, les fleurs de pavot font un clin d’œil aux Paradis artificiels de Baudelaire. J’ai également composé la musique que vous entendez, avec les voix de Miku Koyama pour sa lecture de la version japonaise du poème “Le Parfum” de Charles Baudelaire et celle du chanteur Wilfried Besse pour les paroles, accompagnée des images de Margot Lançon ».
La contorsionniste Lise Pauton, photographiée par Nicolas Sénégas.
Faisant un pas de côté, Pierre Bénard m’invite à ouvrir une autre porte, où l’inscription indique : « De la matière à l’esprit, Halo 2 : château du Domaine de Caladroy, Pyrénées Orientales, août 2022 ». Allons-y ! C’est un lieu plus délabré, propice à créer une atmosphère hantée. Des dame-jeanne anciennes, grosses bonbonnes de verre, exhalent les effluves des matières premières. Et le parfum de la dame blanche, figuré par le jasmin, habite les lieux. « Cette série est aussi une manière de dire que chacun possède son propre fantôme, et de créer des espaces qui puissent toucher tout le monde, initiés ou non, enfants et adultes, car il y a différentes approches entremêlées offrant différentes grilles de lecture. Nous aimerions prévoir un Halo 3 dans un autre lieu, pour une nouvelle variation », termine Pierre Bénard avant de me laisser repartir, toujours accompagnée par le parfum d’un esprit errant, qui me semble désormais plus familier.
Bercée par ces rêveries fantomatiques, je suis un chemin en pierres moussues, planté de bougies vertes à l’odeur vanillée qui m’évoque les bonbons que je dégustais à la même époque lorsque j’étais enfant – mes yeux glanent leur nom : Lord of Misrule, de Lush.
Lush, Lord of Misrule, en édition limitée.
Lorsque j’ouvre les yeux, je suis allongée dans mon canapé. Je regarde l’horloge : il est bientôt 8 heures. J’aurais donc dormi tout ce temps ? Les parfums, les couleurs et les sons s’entrechoquent encore dans mon esprit, tandis que le jour des morts m’accueille dans tout son hommage festif aux âmes de ceux qui nous ont quitté : au Mexique, les autels se chargent encore d’offrandes à la mémoire de défunts. Pour ce nouveau jour, De Los Santos de Byredo sera tout indiqué : encens rituel, sauge purificatrice et fraîcheur résineuse y célèbrent la vie dans un voile musqué qui m’apaise et illuminent l’atmosphère. Lorsque je me dirige vers l’armoire à parfums, je remarque que la trappe de la veille a disparu : je retrouve pourtant bien le poème, juste à côté de l’assiette où ne restent que quelques miettes de la part de tarte, mais il est plié en petit origami et porte encore un instant, j’en suis sûre, l’odeur du fantôme sentie cette nuit, avant de disparaître à demi pour venir hanter ma mémoire, alors que le soleil perce chaleureusement entre les rideaux.
Byredo, De Los Santos, 2022
Visuel principal : Henry Fuseli, Le Rêve du berger, 1793
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Jessica Mignot
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Champs de roses à Grasse, patchouli écoresponsable et quelques gouttes de la plus belle lavande bio : à les entendre, les marques mainstream remplissent exclusivement leurs flacons d’extraits de nature toujours plus durable, plus éthique, plus consciente. Et si la parfumerie essayait de parler autrement de ses créations ?
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
The cofounder of online magazine Auparfum and Nez is passionate about
two things: smelling and writing.
Le peintre Pierre Soulages vient de s’éteindre ce mercredi 26 octobre, à l’âge de 102 ans. Ses célèbres « outrenoirs » ont parfois inspiré les parfumeurs, comme Thierry Wasser pour son Néroli outrenoir chez Guerlain, ou encore Bertrand Duchaufour pour Corpus Equus chez Naomi Goodsir. Une des expositions de l’artiste au Centre Georges Pompidou avait par ailleurs suscité chez la compositrice de parfums Céline Ellena, membre du collectif Nez, l’écriture d’une chronique olfactive parue dans le quatrième numéro de la revue Nez, en octobre 2017.
Pierre Soulages expose au Centre George Pompidou ses œuvres noires, silencieuses et sensibles. Un immense cube blanc ponctue la fin de la visite. Je franchis le seuil de cette boîte étrange et tombe dans le noir d’une salle de projection. Sur ma gauche, parmi les silhouettes immobiles adossées à la cloison, je devine un espace libre dans lequel je me glisse.
Nous sommes nombreux. Les plus chanceux s’alignent assis, épaule contre épaule, sur les quelques bancs disposés devant l’écran ; les plus souples, posés en tailleur, forment des grappes irrégulières de part et d’autres des accès calfeutrés par de lourdes lames en tissu verni ; les plus endurants demeurent debout, dispersés dans les coins. La température est élevée. L’atmosphère humide. Je ne vois rien. À peine si je distingue un son. Mon nez est vissé à l’odeur qui imprègne ce lieu plongé dans le noir. J’éprouve une extrême difficulté à distinguer, puis séparer chaque information, en l’absence de courant d’air.
À cet instant, Soulages nous regarde depuis la caméra et s’exclame : « Il fait chaud, non ? », en retirant sa veste. La salle glousse, complice, et les corps soudain s’agitent, provoquant une légère turbulence. Une saute de vent que je capture. Je renifle des fragments d’armoise taillés comme un costume trois-pièces, des copeaux de bois de cèdre, un chapelet de graines de coriandre ou de carvi, un rameau de feuilles vertes délicieusement frais, un fouillis de lianes âpres, une pelote de fibres de coton, un bonbon à la violette, une mesure de levure boulangère, trois brins de lavande, un soupçon de vétiver qui ressemble à de la réglisse noire (ou bien, l’inverse), de la pâte d’amande, du savon traditionnel, le remugle des fesses chaudes posées sur les gradins en plastique, celle fine et moite produite par les haleines… Enfin, la chlorophylle échappée de deux ou trois ruminants discrets.
Soulages poursuit ses explications à propos de l’outrenoir. Comment le noir offre toute sa diversité et ses tonalités au frôlement de la lumière : lorsque le regardeur se déplace autour du tableau, le noir change, et pourtant, « c’est fait avec le même noir ». Je savoure ce plaisir rare, nez sur l’évidence. Je prends soudain conscience que je suis suspendue au magma odorant qui offre une infinité de possibles au hasard des trajectoires et des superpositions qui glissent sous mon nez plongé dans le noir.
Confinés dans le cadre singulier de cette salle de projection, les miasmes forment une boule compacte, impénétrable. Ce lieu obscur concentre une fragrance, en apparence homogène, formée par les visiteurs qui abandonnent sans ambages leurs empreintes olfactives et l’ajoutent aux précédentes. Le flux des curieux qui entrent ou sortent, qui cherchent une place où se poser, génère des remous, des ondes capiteuses capricieuses. L’analogie avec les paroles du peintre m’amuse. Le déplacement des molécules dispense des nuances dans la masse uniforme, un « reflet sur les états de surface de la couleur noire ».
Visuel : Pierre Soulages, Peinture 293 x 324 cm, 26 octobre 1994, source : www.pierre-soulages.com
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Céline Ellena
Après avoir travaillé pour Symrise, Charabot et Hermès, elle est aujourd’hui parfumeuse indépendante au sein de l'Atelier Ellena, qu'elle a créé avec son père Jean-Claude.
Mythes, légendes, mises en lumière trompeuses, distorsion de la réalité : l’industrie de la parfumerie s’est depuis longtemps entourée d’un culte du secret, du mystère, voire du mensonge. Et si le moment était venu de faire bouger les lignes ?
La cofondatrice du magazine en ligne Auparfum et de Nez a deux passions : sentir et écrire.
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Au menu de cette revue de presse, alléchants effluves de caramel, étourdissantes vapeurs d’essence et indémodables « parfums de vieille ».
Entre réchauffement climatique de plus en plus criant et hausse du prix des carburants, les voitures électriques battent des records de vente. Certains, cependant, semblent regretter l’odeur de leurs homologues thermiques – à tel point que Ford a demandé à la parfumeuse Pia Long de créer une composition qui plairait aux accros de l’essence, à l’occasion du lancement d’un de ses modèles électriques. Pourquoi certaines personnes sont accros à ses effluves entêtants ? Parce qu’ils sont associés à des souvenirs d’enfance, que nous y voyons un symbole de puissance ou que le benzène agit comme une drogue sur notre cerveau, lit-on sur le site Grist.
Parmi les senteurs d’enfance qui ont parfois des effets addictifs, on citera cependant plus volontiers le caramel. Des chercheurs allemands ont identifié les récepteurs olfactifs qui nous permettent de détecter son délicieux fumet, parmi les 400 dont nous disposons, indique Sciences et Avenir. L’équipe a même mis en évidence deux récepteurs distincts : l’un activé par le furanéol (OR5M3), l’autre par le sotolon (OR8D1), ces composés aromatiques pouvant avoir une odeur de caramel à certaines concentrations.
Si le caramel au beurre salé fait partie du répertoire classique des glaciers, ce n’est pas vraiment le cas de l’ambre gris. On apprend pourtant dans un article de Smithsonian magazine qui explore cet ingrédient mythique de la parfumerie qu’il figurait dans la première recette de crème glacée connue. Suscitant toujours les convoitises, l’ambre gris conserve encore aujourd’hui une part de mystère, notamment quant à sa source : la thèse selon laquelle il est produit par les cachalots lorsqu’ils sont blessés par les becs de calamars qu’ils ingèrent n’est toujours pas prouvée, faute d’intérêt de la communauté scientifique.
On connaît en revanche désormais l’origine du parfum des roses, nous annonce un article des Echos. Il est dû à un cocktail de plusieurs centaines de molécules odorantes, parmi lesquelles l’alcool phényléthylique, le citronellol et le géraniol – ça, on le savait déjà. Mais le laboratoire de biotechnologies végétales de l’université de Saint-Etienne, qui avait découvert en 2000 que ce géraniol n’était pas fabriqué par les mêmes enzymes dans la rose que dans les autres végétaux, a enfin percé le mystère de cette bizarrerie. Il est question d’un virus et d’une duplication accidentelle d’un chromosome chez l’églantier, à l’origine de la rose du jardinier.
Autre matière première emblématique de la parfumerie, la lavande serait en danger, alerte Public Sénat. Surproduction, prix en chute libre, concurrence de la Bulgarie, attaques de ravageurs, sécheresse, gel, réglementation européenne défavorable… La filière accumule les difficultés ces dernières années. Début août, le Sénat a fait voter une aide de 10 millions d’euros pour permettre l’arrachage de milliers d’hectares, diminuer la surface cultivée et sortir la lavandiculture du marasme.
Non loin des champs de lavande, celle qui ne connaît pas la crise, c’est Grasse, nous dit Le Monde. Un temps délaissée, la ville attire à nouveau l’industrie du parfum. S’offrir ses propres champs de fleurs grassois, c’est le dernier leitmotiv des marques de luxe, de Lancôme à Dior en passant par Matière première, créée par le parfumeur Aurélien Guichard. La référence à la cité des Alpes-Maritimes sur les flacons devient un gage de qualité, d’authenticité, et un argument de vente à travers le monde, quelle que soit la proportion d’ingrédients locaux dans le flacon – certains commencent d’ailleurs à crier au « Grasse washing »…
À Grasse ou ailleurs, sentir les parfums de la nature améliorerait la santé mentale, d’après des chercheurs de l’université du Kent en Angleterre. Fleurs, écorces, tiges, feuilles… Dans le cadre d’une étude, l’équipe a examiné comment les odeurs perçues dans un environnement naturel contribuent au bien-être des individus au cours des quatre saisons. D’après les résultats, ces senteurs favorisent la relaxation et la joie de vivre.
Des travaux qui montrent encore une fois combien nous sommes sensibles aux odeurs, contrairement à ce qu’avançaient les penseurs du XIXe siècle, associant odorat et bestialité, et qui en concluaient donc que nos narines ne devaient pas être performantes, rappelle Joël Candau dans Le Monde. L’anthropologue des odeurs explique dans une interview le rôle primordial de l’odorat dans notre vie sociale, mise en lumière grâce au Covid-19, et revient sur les travaux scientifiques les plus prometteurs en cours dans le domaine, notamment concernant le langage des odeurs, lui aussi longtemps considéré à tort comme pauvre.
Les chiens ont du flair, c’est bien connu, mais ce qu’on ne savait pas jusqu’ici, c’est que leur odorat est lié à leur vue. Des chercheurs de l’université de Cornell ont réalisé des IRM sur 23 chiens, trouvant des connexions entre le bulbe olfactif, le système limbique et le lobe piriforme, où le cerveau traite la mémoire et les émotions, comme chez les humains, mais aussi des connexions jamais observées chez d’autres espèces animales avec la moelle épinière et le lobe occipital, qui traite les informations visuelles. Ce qui explique peut-être comment des chiens devenus aveugles parviennent si bien à s’orienter dans leur environnement.
Et on termine cette revue de presse avec le Harper’s Bazaar, qui publie un plaidoyer en faveur des « parfums de vieille ». Le magazine de mode se penche sur ces créations lancées entre les années 1920 et 1980 et devenues des classiques en même temps que des inspirations pour une foule de désodorisants, savons et même détergents. En écho au mouvement actuel visant à ne plus genrer les parfums, il serait peut-être temps d’arrêter de leur donner un âge, estime l’auteur de l’article. La perspective d’une génération Z s’appropriant le Shalimar ou le N°5 porté par leur grand-mère n’est pas pour nous déplaire…
Et c’est ainsi que les mouillettes ne servent pas qu’à déguster les œufs !
Devenue journaliste après des études d'histoire, elle a exercé sa plume pendant dix ans au Nouvel Observateur, où elle a humé successivement l'ambiance des prétoires puis les fumets des tables parisiennes. Elle rejoint l'équipe d'Auparfum, puis de Nez, en 2018 et écrit depuis pour les différentes publications du collectif, notamment dans la collection « Les Cahiers des naturels », ou encore Parfums pour homme (Nez éditions, 2020).
Souvent employées pour évoquer une atmosphère marine, les notes salées font référence au goût avant tout. Tour d’horizon de l’interprétation du sel en parfumerie éclairé par les regards d'Aliénor Massenet (Symrise) et de Cécile Matton (Mane).
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
On néglige souvent la dimension olfactive des espaces construits, placés en Occident sous l’empire de la vision. Pourtant, nos narines nous aident autant à nous repérer dans notre environnement qu’à détecter l’ambiance des lieux. À l’occasion des Journées nationales de l’architecture ces 14, 15 et 16 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.
Invisibles, intangibles, presque ineffables et pourtant bien matérielles, les odeurs font partie de notre environnement naturel aussi bien que construit. Comme le souligne l’architecte Victor Fraigneau dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive (collectif, éd.Infolio, 2021), « une attention croissante se manifeste déjà envers des enjeux de pollution, de confort olfactif lié à l’environnement, et il apparaît maintenant une volonté sincère de reconnaître des qualités, des identités olfactives dans un espace donné ». Le potentiel des odeurs, le rapport bien particulier qu’elles instaurent entre l’individu et le monde, autant que les problématiques liées à la sensorialité olfactive trouvent leur place dans la pensée et la pratique architecturales, mais aussi dans de nombreuses autres disciplines qui touchent à la question du bâti, de l’habité et de l’espace : histoire, philosophie, géographie, urbanisme, sociologie, anthropologie, art contemporain, etc. « L’expérience olfactive d’un lieu n’a rien de futile ou de superficiel, ajoute Victor Fraigneau. Par bien des aspects elle ouvre des réflexions qui vont au-delà des considérations esthétiques, pour toucher des enjeux éthiques, politiques, environnementaux. » La question de la relation des odeurs à l’espace construit – ce que l’historien de l’art Jim Drobnick nomme la « toposmie », du grec topos signifiant « lieu, endroit » et osmê, « odeur » – est donc fort vaste et peut-être considérée selon trois axes, correspondant en quelque sorte à trois moments de la pratique et de l’expérience : la conception, la préservation et la perception. La conception concerne principalement les créateurs, architectes, urbanistes, paysagistes ou artistes. Comment tenir compte des odeurs dans un lieu donné ? Comment les mesurer, les introduire ou au contraire les neutraliser ? Et à quelles fins ? La préservation, elle, occupe plutôt les professionnels du patrimoine. Les odeurs d’un lieu peuvent-elles avoir une valeur historique ? Un espace patrimonial perd-il de sa valeur si les effluves qu’il renferme disparaissent ? Comment préserver l’identité olfactive d’un bâtiment ? Enfin, la perception, dont il est question dans ces pages, concerne tout le monde. Comment les odeurs influencent-elles la manière dont on se sent dans un espace donné ? Comment en définissent-elles la nature, l’identité ? Comment peuvent-elles, même temporairement, en redéfinir la structure et nous y orienter ? Alors que l’architecture, en tant que construction, incarne une stabilité à l’épreuve du temps, l’odeur, elle, ne cesse de se mouvoir, de se transformer, avant de disparaître presque inéluctablement. Pourtant, les effluves ont le pouvoir de définir des zones et de tracer des voies invisibles, des espaces plus ou moins fluctuants et éphémères au sein de l’espace immuable. Et le nez humain, si peu habile qu’on l’ait longtemps cru, est en réalité assez sagace pour discerner ces variations qui redessinent, au-delà de ce que les individus peuvent voir ou toucher, le monde autour d’eux.
Orientation et localisation Depuis longtemps, certaines populations s’orientent grâce aux odeurs. Leur espace n’est donc pas composé de formes délimitées et statiques comme nous le concevons en Occident, mais perçu comme un phénomène environnemental dynamique, dénué de forme précise et de temporalité fixe. Les Onge des îles Andaman, dans l’océan Indien, distinguent ainsi l’atmosphère de la jungle de celle de la mer, tandis que les Waanzi du Gabon opposent celle des lieux habités à celle des espaces sauvages. D’après l’historienne Constance Classen, l’anthropologue David Howes et le sociologue Anthony Synnott, l’odorat comme moyen d’orientation et de localisation est souvent exacerbé dans les forêts tropicales, où les senteurs abondent tandis que la portée du regard est limitée. Ainsi le nez permet-il dans certains environnements de s’orienter plus sûrement que la vue, en fonction des effluves végétaux, animaux, minéraux ou humains. Mais il est inutile d’aller si loin pour prouver la capacité de nos narines à nous guider. Une expérience menée en 2006 par une équipe de l’université américaine de Berkeley a confirmé que les hommes sont tout à fait à même de suivre une odeur, à la manière d’un chien : trente-deux volontaires ont accepté de flairer une piste odorante de dix mètres de long tracée au sol avec un parfum de chocolat, yeux bandés et oreilles bouchées. Plus des deux tiers y sont parvenus sans difficulté. À la suite de ce résultat ont émergé plusieurs projets de repères olfactifs destinés aux personnes malvoyantes dans l’espace urbain. En 2018, le gestionnaire du réseau de transport urbain rennais, Keolis, a mis en place une signalétique olfactive dans la station de métro Sainte-Anne, en partenariat avec l’entreprise normande Sensorys. À chaque direction correspondait un parfum (iode ou menthe poivrée) dispersé par nébulisation. Fin 2021, la ville de Caen a lancé une expérience similaire dans la ligne 3 du tramway, en y diffusant un parfum composé de mandarine, de jasmin, d’anis et de musc, afin que les passagers déficients visuels aient la confirmation qu’ils montent bien dans cette ligne même si l’annonce sonore est masquée par le brouhaha. Toutefois ce type de projet semble susciter un peu de perplexité chez les intéressés, qui se reposent souvent plus sur l’ouïe et le toucher que sur leur odorat. À Rennes, la diffusion dans le métro avait cessé au bout de quelques mois seulement. Mais est-ce vraiment surprenant, dans une culture qui traite l’information olfactive comme quantité négligeable ? Les initiatives de ce type se heurtent en effet moins à une quelconque difficulté biologique à sentir qu’au manque d’entraînement et d’attention portée à ce sens négligé sous nos climats. Carte ou boussole, le nez a pourtant plus d’un tour dans son sac !
Constructions aériennes En effet, il est également possible de structurer un espace bâti grâce à des zones et des seuils olfactifs, sans le moindre ajout de cloisons. Au XXe siècle, des artistes comme l’Américain Michael Asher ou le Français Yves Klein avaient imaginé des « architectures de l’air », dénuées de murs, de portes et de tout élément tangible, mais composées de flux d’air. L’olfactif offre de nouvelles possibilités de constructions aériennes. L’architecte Andrea Branzi, se désolant du manque d’approches sensibles chez ses confrères, s’intéressait, en opposition aux structures architecturales, aux « structures soft [en] couleur, lumière, micro-climat, décoration, odeurs et musique d’ambiance » (Le Design italien, « la Casa calda », 1985). L’artiste japonaise Maki Ueda, qui depuis près de dix ans exploite les facultés de discernement de notre odorat dans sa série de Labyrinthes olfactifs à traverser en suivant une senteur précise parmi d’autres, a aussi réalisé en 2013 une installation immersive intitulée Invisible White, avec l’architecte Makoto Yokomizo. Les visiteurs pénétraient dans un pavillon blanc de forme elliptique, presque entièrement plongé dans l’obscurité, afin de mettre en échec l’hégémonie de la vision. Diffusés alternativement, trois parfums choisis de manière à se distinguer clairement les uns des autres organisaient ce volume, en y dessinant ce que l’artiste nommait « un espace dynamique ». Cette intervention permettait de déshomogénéiser l’étendue spatiale apparemment vaste et sans limite et de s’y orienter à travers trois zones distinctes mais entièrement intangibles. Un autre exemple de l’action restructurante des odeurs est l’installation Teresa aus Madrid mit gelbem Kleid (1997) de Thomas Zitzwitz. Dans un appartement new-yorkais, l’artiste allemand avait appliqué sept senteurs dans différents recoins, créant une série d’aires olfactives indépendantes de la structure bâtie ; une pièce pouvait ainsi être séparée en deux zones différentes. Si certaines odeurs étaient attendues – celle du café dans la cuisine, par exemple –, d’autres, comme des effluves de marché arabe évoquant l’origine d’un tapis du salon, ouvraient des fenêtres olfactives donnant sur un dehors imaginaire. Il existe donc une différence évidente entre la structure physique d’un espace et cet espace considéré du point de vue de l’expérience que l’on en fait. Certains appellent « vide » le volume d’air contenu entre quatre murs. Vide, pourtant, il ne l’est jamais. Il est au contraire rempli de matière. L’idée qu’un espace bâti puisse ou doive être inodore est une illusion, un idéal hygiénique encouragé par le modernisme. « Les bâtiments ont une identité volatile qu’il est impossible de capturer sous forme de dessin ou de photographie », souligne Jim Drobnick dans Empire of the Senses (collectif, éd. Berg, 2005) ; mais elle est aussi constitutive que leurs formes ou leurs volumes. Aucun lieu n’est complètement dénué d’odeurs, même si celles-ci ne sont pas intégrées intentionnellement dans l’environnement bâti. L’artiste française Laurie Mortreuil en a fait la démonstration. Son œuvre Sentiment océanique (2015) consista à calfeutrer hermétiquement un espace d’exposition pendant six jours, de manière à empêcher toute circulation de l’air. Il se chargea alors de ses propres émanations et les conserva en son sein jusqu’à sa réouverture. À cet instant seulement fut perceptible l’odeur « inframince » de la pièce, avant que l’aération ainsi provoquée ne balaie les effluves s’exhalant des matériaux. Chaque lieu, comme chaque corps, transpire son identité volatile. L’attention peut donc se déplacer de la morphologie de l’espace à son atmosphère respirable. « Ni d’espace, ni de tectonique – mais d’abord d’air, l’architecture. N’est-ce pas là nous inviter à (re)considérer l’organe premier de l’habitation, ce nez par lequel se joue, en l’air, la respiration ? », suggère à juste titre Emmanuel Doutriaux dans Nouveaux Territoires de l’expérience olfactive. Notre « être au monde », notre « être dans l’espace », est en effet avant tout un « être dans le respirable », où tournoient sans cesse gaz et composés organiques volatils (COV) de toutes natures et qui ont un impact sur le corps et l’esprit.
Illusion et imitation Nombreuses sont aussi les odeurs à s’imprimer dans notre mémoire en fonction d’un contexte spatial bien spécifique : celles du désinfectant dans les hôpitaux, du chlore dans les piscines publiques, du foin dans les centres équestres, du pain chaud dans les boulangeries, etc. De tels effluves témoignent à la fois de la nature et de la fonction spécifique d’un lieu. Ils en sont constitutifs dans notre imaginaire et leur absence serait aussi déstabilisante qu’un mur ou un plafond manquant. L’ajout de senteurs comme dernière touche de l’illusion ou de l’immersion remonte au XIXe siècle. Il est le fait de concepteurs de panoramas, ces attractions visuelles qui reproduisaient des paysages à 360° au sein d’une vaste rotonde, avec l’ambition d’atteindre un résultat semblant plus vrai que nature. Lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, l’entrepreneur Hugo d’Alési conçut par exemple le Maréorama, simulant un voyage en mer à bord d’un paquebot, dans lequel l’air était filtré par des algues et du varech afin de donner l’illusion d’une brise marine. En 2016, Lascaux 4 est sorti de terre en Dordogne, dans un bâtiment conçu par le cabinet d’architectes norvégien Snøhetta. Cette nouvelle réplique de la grotte préhistorique la reproduit en intégralité dans ses moindres détails. L’odeur de la forêt qui entoure la cavité a été recréée afin d’accentuer l’effet de réel. Cette imitation minutieuse des conditions atmosphériques permet d’engendrer chez les visiteurs l’ensemble des sensations qui rendent unique ce lieu extraordinaire. L’espace artificiel de Lascaux 4 peut être mis en parallèle avec la Chambre des certitudes de l’Allemand Wolfgang Laib, une cavité creusée en l’an 2000 dans la roche d’un pic des Pyrénées-Orientales et dont toute la surface intérieure a été couverte par l’artiste de cire d’abeille odorante. Cette intervention, si discrète soit-elle, modifie radicalement la perception de cet espace granitique, soudain plein de l’imaginaire du parfum vivant et chaleureux de la cire, plus associé aux intérieurs soignés qu’à la froide nature minérale d’une caverne. Ainsi, une fausse grotte imprégnée d’une odeur naturaliste semble bien réelle au visiteur, tandis qu’une véritable grotte pleine d’un parfum inattendu peut devenir tout autre chose. La sensibilité, la mémoire et l’imagination façonnent conjointement la perception de l’espace, requalifié par les effluves qui confirment ou infirment ce qu’il semble être. Jim Drobnick utilise l’expression « odeurs dialectiques » pour décrire l’utilisation des senteurs comme moyen de critiquer les conceptions essentialistes de l’espace en y introduisant une discordance. Par exemple, l’espace dit du « white cube », qui est devenu depuis le début du XXe siècle la norme dans la plupart des lieux d’exposition d’art moderne et contemporain, est censé être neutre, propre, lisse, géométrique et bien sûr inodore. En 2017, pour une exposition à Paris, deux artistes français, Camille Trapier et Théo Duporté, ont aspergé de vin rouge les quatre murs d’un white cube tout en le laissant vide d’objets. Cette odeur triviale, en perturbant l’aseptisation et le caractère insulaire de la galerie, la dénaturait fondamentalement. Celle-ci endossait un rôle nouveau : l’espace isolé, immaculé, anosmique et froid consacré à la technologie de l’esthétique visuelle semblait transformé en un lieu de vie, de fête, plein de sensations chaotiques et incontrôlées. Ainsi, considérées dans une approche sensible de l’architecture, les odeurs sont loin de n’être que des perturbations à éliminer ou des éléments passifs. Elles peuvent s’avérer utiles et performatives de plus d’une façon, bien au-delà d’une simple dichotomie plaisir/déplaisir. Maniées par les ingénieurs, les architectes, les urbanistes, les paysagistes ou les artistes, elles révèlent un phénoménal potentiel de conception et de perception, et autorisent des manières originales d’appréhender les lieux et les bâtis, des façons en somme plus riches et fécondes de vivre les espaces, par le bout du nez.
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Si le goût et l’odorat ne font pas qu’un, ils sont intimement liés. À tel point que le premier n’existe plus si le second s’est enfui. Cuisiniers et mixologues jouent de cette symbiose pour satisfaire ou troubler nos sens. À l’occasion de la semaine du goût, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive – #10 – Du nez à la bouche.
Chacun de nous a déjà expérimenté, à l’occasion d’un simple rhume, la perte du plaisir de manger. Pourquoi, lorsque notre nez est pris, la nourriture perd-elle toute sa saveur ? « C’est simple, ce qu’on appelle généralement le goût est en fait de l’odorat, au moins à 80 %, explique Roland Salesse, ex-ingénieur agronome à l’INRA (devenu l’Inrae). C’est lui qui apporte le relief et la finesse à ce que l’on mange. Essayez donc de déguster un plat en vous pinçant le nez ! » Cet abus de langage est directement lié à l’usage inexact, et répandu, du mot « goût » en français. Le Petit Robert le définit comme le sens grâce auquel l’homme perçoit les saveurs propres aux aliments. Même si historiquement sa classification a pu contenir l’onctueux, l’aigre ou l’astringent, le sec et l’humide, on a longtemps réduit le goût à quatre saveurs primaires : le salé (donné par le chlorure de sodium), le sucré (par le saccharose), l’amer et l’acide. Au cours des années 1980, on en a ajouté une cinquième, l’umami (la « saveur délicieuse ») – déjà mentionnée en 1908 par un chimiste japonais. Il s’agit d’une saveur apportée par deux acides aminés, le L-glutamate et le L-asparate, très présents dans la cuisine nippone (sauce de soja, miso, algues, thé vert) mais que l’on trouve également dans des produits aussi différents que le parmesan, la sardine, le champignon, la tomate ou le jambon cru ! Mais on emploie couramment le mot « goût » pour caractériser un arôme (de fraise, par exemple). « Notre bibliothèque d’odeurs est composée en très grande majorité d’arômes alimentaires, explique Roland Salesse, mais on ignore qu’elle est olfactive puisqu’on qualifie ceux-ci de “goûts”. Car notre cerveau stocke les images cérébrales “odeurs” et “goûts” dans des réseaux neuronaux différents. » Afin de classer l’information dans le bon réseau, le nerf trijumeau va devoir détecter d’où provient le flux d’air qui se dirige vers l’épithélium olfactif : s’il est issu des narines, le cerveau interprète « odeur » ; si c’est du pharynx (on parle alors de voie rétronasale), il comprend « goût ». Mais ce nerf crânien, composé de neurones partant des yeux, du nez et de la gorge, ne se contente pas de jouer les guides spirituels : c’est lui aussi qui perçoit en bouche le piquant, le pétillant ou la fraîcheur d’un aliment. Les sensations trigéminales relèvent du toucher et sont perçues par les muqueuses buccales. Avec le goût et l’odorat, qui forment un couple fusionnel, le nerf trijumeau est le troisième larron d’une dégustation. Et un terme existe bien en français pour désigner l’ensemble des sensations qu’ils produisent à eux trois : le mot « flaveur ».
Clé et serrure Le plaisir de manger commence ainsi par celui de percevoir le « nez » d’un mets, ces molécules volatiles qui planent au-dessus d’un plat et qui mettent l’eau à la bouche. Dès qu’on se met à mastiquer, l’odorat capte les parfums en bouche, par voie rétronasale, sans avoir besoin de les flairer. Odorat et goût sont les seuls de nos sens à être biochimiques : le premier est sensible aux molécules volatiles odorantes, le second aux molécules sapides solubles dans la salive. Lorsque l’un ou l’autre est sollicité, ni photons ni vibrations ne viennent tambouriner dans notre tête, mais un système de clé-serrure se met en place, entre les récepteurs olfactifs et gustatifs d’un côté, et les molécules aromatiques et sapides de l’autre. Lorsque la serrure s’active parce que la clé qui vient d’y entrer correspond à sa forme, le cerveau est alerté via une chaîne biochimique de transmission – une succession de réactions chimiques et de signaux électriques. Le nez est capable de détecter 1 000 milliards d’odeurs. Rappelons que 2 % de nos gènes sont dévolus à la perception des senteurs, soit environ 400 gènes de récepteurs olfactifs, contre quatre seulement pour traiter la couleur. La découverte des récepteurs olfactifs a été couronnée par un prix Nobel en 2004. Quant aux cellules gustatives, plus d’un demi-million d’entre elles tapissent la langue, dans ce qu’on nomme les bourgeons du goût (environ 200 bourgeons par centimètre carré), abrités par les papilles. Ces bourgeons, dont la membrane porte les récepteurs gustatifs, contiennent chacun une centaine de cellules gustatives.
Faire saliver le cerveau Ce qui se joue lors d’une dégustation n’est ainsi pas qu’une affaire de papilles, mais une expérience plus complexe, qui assemble trois messages différents : olfactif, gustatif et trigéminal. Si le duo nez-palais se singularise dans le ballet des sens, il ne joue pas sa partition isolé des autres. « Le goût est multisensoriel », insiste Roland Salesse. La bouche, la langue, le palais et même les dents sont sensibles au moelleux, au tendre, au visqueux, à la température d’un mets… L’ouïe est également sollicitée. Des études de Charles Spence, un psychologue de l’université britannique d’Oxford, ont montré que des chips peuvent paraître jusqu’à 15 % plus croustillantes si leur emballage produit lui-même un son délicieusement craquant au moment de l’ouverture. Quant à la vue, elle règne en majesté dans le plaisir de la dégustation. Ne commence-t-on pas à manger avec les yeux ? Variété des mets, jolies serviettes et assiettes colorées font saliver le cerveau. Au point qu’il est parfois trompé par ce qu’il croit voir : une étude de 2001 a montré que des œnologues peinaient à distinguer un vin rouge d’un blanc coloré en rouge, la teinte de ce dernier les orientant vers des termes habituellement employés pour décrire le nez d’un vin rouge même si les odeurs n’y correspondaient pas. Manger, c’est donc mobiliser ses cinq sens, dont les perceptions s’influencent les unes les autres – avec toujours à la manœuvre le cerveau, grand reconstructeur de nos sensations devant l’éternel. « Pourquoi le monoï nous rappelle-t-il tant la plage, par exemple ? Parce que c’est là qu’on a enregistré son parfum pour la première fois », analyse Marlène Staiger. Cette Bourguignonne bonne vivante qui adore cuisiner s’est formée en aromatique alimentaire à l’Isipca, l’école de parfumerie de Versailles, avant de travailler avec le parfumeur Christophe Laudamiel pour l’OPhone de David Edwards, d’inventer des nuages de saveurs reprenant les notes du parfum Popeye de Jean Paul Gaultier, ou de jouer à masquer le goût d’un édulcorant, la stévia, pour une marque de boissons. Aujourd’hui, c’est une designer du goût réputée, qui intervient auprès des mixologues des plus grands bars de Paris. « Parfumeur et aromaticien ont 50 % de molécules en commun, c’est pas mal ! », juge-t-elle. Marlène Staiger a choisi d’allier créativité et rigueur dans cette façon de formuler qui l’a toujours attirée : le liquide. Sous la marque H.Theoria, elle a imaginé des liqueurs composées comme des parfums, dans lesquelles il y a autant à boire qu’à (res)sentir. Formuler, dit-elle, c’est « trouver des points d’impact, construire un nez qui ait une puissance aromatique mais aussi un corps, quelque chose qui se tient en bouche, moins éphémère et volatil qu’un parfum ». Elle aime ainsi créer des « entrechocs entre le nez et la bouche », rechercher un équilibre olfactif ténu au palais. Elle peut pour cela jouer avec des dimensions étrangères aux parfumeurs : la sucrosité, l’acidulé, l’amertume, mais aussi la texture, qui vient enrichir et préciser l’olfaction directe. Certaines notes lui semblent « lumineuses », d’autres « colériques », « bleues », voire « nostalgiques » : « des arômes moins joviaux, plus graves, comme la câpre, l’aigre-doux, l’umami… » Elle ne souhaite pas associer sa dégustation à un jeu ou y voir un aspect éducatif, l’alcool devant se déguster avec modération. Il s’agit plutôt, conseille-t-elle, de laisser « vaquer ses sensations et son imaginaire ».
Roquefort, brocolis ou endive Un imaginaire qui remonte loin dans la vie d’un être humain. « La construction de la personnalité multisensorielle d’un individu commence dès la vie intrautérine », explique Roland Salesse. Par réflexe, le cerveau du bébé raffole du sucre, se montre indifférent au salé et grimace devant l’amer – aversion sans doute inscrite dans nos gènes comme une caractéristique de survie pour l’espèce, les composés les plus toxiques, comme la ciguë, étant souvent les plus amers. Mais, pour le reste, tout est à construire. Et semble se jouer avant l’âge de raison : des études menées par les experts du Centre des sciences du goût et de l’alimentation de Dijon ont montré que les préférences gustatives d’un enfant de 7 ans dépendaient directement de la diversité alimentaire qu’il avait connue (ou non) avant son premier anniversaire. Pendant cette période, en effet, le bambin peut se montrer friand de nombreux aliments réputés « difficiles », comme le roquefort, le brocolis ou l’endive. Seule une exposition progressive, ludique et répétée peut porter ses fruits. Être patient tout en sachant faire vite. Car à partir de 18 mois, c’est trop tard : l’enfant entre alors dans une période où il rejette systématiquement les aliments qu’il ne connaît pas, parfois même ceux qu’il aimait avant. « Comme si, en devenant plus autonome dans sa façon de se nourrir, il devait apprendre à se méfier davantage de l’inconnu », explique Roland Salesse. Le chercheur est à l’initiative de nombreux projets d’éducation au goût menés par l’association Nez en herbe avec les crèches Cap Enfants et dans des écoles maternelles : présenter aux enfants, dans des boules à thé, des épices qu’ils sont invités à sentir ; leur faire découvrir un univers grâce à des odeurs (le cirque avec la barbe à papa, par exemple) ou un territoire à travers de la musique, des animaux, des plantes, mais aussi des senteurs et des aliments – la vanille pour Madagascar, le fish and chips pour la Grande-Bretagne, le camembert pour la Normandie… Le but de cette démarche ? « Faire prendre conscience aux tout-petits qu’ils possèdent un nez et qu’ils peuvent s’en servir dans la vie de tous les jours », explique Roland Salesse. D’autant qu’avant l’âge de 2 ans ils ne rejettent pas systématiquement les odeurs et les arômes jugés mauvais par les plus grands. « Cela change vers 4-5 ans. » Pour poursuivre ou parfaire l’initiation, « il est important d’être curieux », souligne Marlène Staiger : « Plonger le nez dans le basilic, goûter le jus d’une orange et le comparer à la saveur d’un zeste, tester différentes épices… Sentir, goûter, c’est la base pour s’initier. Et la pluralité des expériences culinaires multiplie les mémoires. Plus on pratique, plus le goût s’ancre. » Découvrir les cuisines du monde est aussi une façon de prendre conscience que le plaisir ressenti devant un aliment ou un plat relève bien souvent de l’histoire familiale et culturelle. « Toute odeur aimée est le centre d’une intimité », écrivait le philosophe Gaston Bachelard. Tout comme l’arôme aimé, tant il est lié à la sensibilité de chacun, à ses émotions, son histoire familiale, sa culture, autant qu’à un mécanisme physiologique. Pas de saveurs favorites universelles, donc, mais la promesse de mille découvertes culinaires encore à venir.
Journaliste au Monde, Béatrice Boisserie a lancé les ateliers de YOS (yoga olfacto-sonore) pour se mettre à l'écoute de l'effluve, du souffle et de la voyelle. En 2012, elle a créé le blog Paroles d'odeurs pour reccueillir les souvenirs olfactifs de personnalités ou d'inconnus. Après des études de philosophie et d'ethnologie, elle se forme au parfum chez Cinquième sens et au yoga du son à l'Institut des arts de la voix. Elle est l'auteur de 100 questions sur le parfum (La Boétie, 2014).
A journalist at Le Monde, Béatrice Boisserie is a member of the Nez Collective. She has notably published 100 questions about perfume (ed. La Boétie, 2014).
A l’automne 2021, Nez et Bibliocité ont proposé au public un cycle de rencontres dans les bibliothèques de la ville de Paris.
Aujourd’hui, nous sommes à la bibliothèque Arthur Rimbaud, dans le 4e arrondissement de Paris, pour écouter Moustafa Bensafi, directeur de recherche CNRS au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.
Le coauteur du livre Cerveau & Odorat (éd. Edp Sciences) nous propose une passionnante exploration des mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement du sens olfactif.
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Guillaume Tesson
Journaliste spécialisé en gastronomie et spiritueux, membre du collectif Nez, Guillaume est l’auteur du Petit Larousse des cigares. À l’écoute des goûts et des odeurs, il est responsable de la chaine Podcasts by Nez.
À l’ère du développement personnel et de la quête d’harmonie, l’enjeu n’est plus seulement de sentir bon : il faut aussi se sentir bien. C’est pourquoi l’industrie du parfum s’intéresse de très près à l’aromachologie, l’étude de l’influence des senteurs sur notre esprit. À l’occasion de la Journée mondiale de la santé mentale ce lundi 10 octobre 2022, nous vous proposons un article initialement paru dans Nez, la revue olfactive #06 – Le corps et l’esprit.
« Comment vous sentez-vous ? » La question s’affiche sur l’écran de votre téléphone et vous choisissez parmi trois réponses : « super », « OK » ou « pas bien ». L’application mesure ensuite votre rythme cardiaque pour évaluer votre niveau de stress, puis vous demande quelle activité vous avez prévu : travailler, faire du sport, dormir… Enfin, grâce un algorithme unique, elle détermine la composition d’un parfum d’ambiance adapté. Cet outil a été développé par Shiseido pour BliScent, le premier diffuseur de parfum d’ambiance intelligent, capable de créer plus de 3 000 compositions à partir des six senteurs contenues dans ses cartouches, et de diffuser celle qu’il juge la plus pertinente au regard de l’activité et de l’humeur de son usager à un instant donné. BliScent, qui sera commercialisé prochainement, est l’une des dernières innovations de la marque japonaise qui s’intéresse depuis toujours à l’aromachologie, c’est-à-dire à l’étude de l’influence des odeurs sur le psychisme. Cette science part du constat qu’une odeur peut déclencher une même réponse psychologique chez divers individus – au-delà de leur expérience, de leurs goûts et de leurs biais culturels – pour chercher à comprendre comment le psychisme peut être atteint via le système olfactif. Ce dernier constitue en effet un accès privilégié vers le système limbique, siège des émotions dans notre cerveau. Le fait que les odeurs ont une influence sur notre état d’esprit nous est d’ailleurs connu, de manière empirique, depuis la nuit des temps. L’aromathérapie (l’utilisation des huiles essentielles à des fins thérapeutiques) a déjà pu prouver par ailleurs que certaines plantes ont des effets stimulants (comme le citron ou la menthe poivrée) ou relaxants (camomille, lavande…). Depuis une trentaine d’années, l’aromachologie – dont le nom, utilisé pour la première fois en 1982 aux États-Unis par la Fragrance Foundation, dérive des mots anglais aroma et psychology – étudie les liens entre les odeurs et une palette de sentiments plus large, de la détente au bonheur en passant par la confiance en soi. La naissance de l’aromachologie est à la fois un facteur et une conséquence de l’évolution du regard que l’industrie du parfum porte sur ses propres produits – qu’il s’agisse d’huiles essentielles, de molécules de synthèse ou de compositions. À partir des années 1980, des initiatives d’un genre nouveau voient le jour : centres de recherche consacrés à l’examen des phénomènes physiologiques induits par le parfum et à la mise au point de protocoles pour les évaluer (comme celui de Shiseido, inauguré à Tokyo en 1984), projets menés en collaboration avec des chercheurs (Givaudan débute ainsi en 1985 des travaux sur les odeurs et les émotions) ou avec des universités (Firmenich coopère notamment avec celle de Genève, Symrise avec celle de Tours), programmes de neurosciences (chez Symrise, au début des années 2000) ou encore création de départements aux ambitions inédites.
Cartographier les émotions En 1982, la société de composition américaine IFF imagina une section Aroma Science au sein de sa branche de recherche et développement, dans le but de formaliser et d’objectiver les liens entre ses essences et les émotions qu’elles pouvaient susciter chez les consommateurs. Cette nouvelle entité donna l’impulsion d’un projet ambitieux : cartographier l’ensemble des ingrédients naturels et synthétiques de la maison selon les émotions qu’ils évoquaient à des consommateurs. Ces derniers étaient invités à situer chaque odeur sur un schéma circulaire articulé autour de deux axes : émotions positives/négatives, activation +/–. Ce fut l’ère du mood mapping, à laquelle succéda une approche plus large de caractérisation multisensorielle, qui permit de connaître les couleurs, textures ou encore attributs spontanément associés à chaque ingrédient. La base de données qui en résulta, ScentEmotions, servit notamment à Jean-Claude Delville et Rodrigo Flores-Roux pour créer Happy de Clinique, en 1997. « Aujourd’hui encore, même à l’aveugle, il est perçu comme un parfum qui évoque la joie, assure Arnaud Montet, directeur du département Consumer Science d’IFF. Le mood mapping et ScentEmotions sont des outils puissants, développés avec une véritable intention stratégique, même s’ils ne s’appuient que sur des données déclaratives. Chaque nouvel ingrédient qui rejoint la palette de nos parfumeurs est testé partout dans le monde. C’est cet aspect systématique du programme, mené en continu depuis des années, qui fait sa force. » Ces outils ont largement contribué à faire entrer le potentiel émotionnel des odeurs dans la culture de l’entreprise ; tous les parfumeurs qui y travaillent sont aujourd’hui sensibilisés et encouragés à s’en servir. Il y a quelques années, lorsqu’IFF reçut un brief pour « le parfum du bonheur », c’est tout naturellement qu’une sélection d’ingrédients « heureux » servit de support à Dominique Ropion, Anne Flipo et Olivier Polge pour imaginer un certain La vie est belle.
Ingrédients à la loupe Si certains des outils qu’elle a permis de créer restent d’actualité, l’ère des enquêtes déclaratives semble sur le déclin : l’industrie du parfum concentre aujourd’hui ses efforts sur l’obtention puis le traitement de données plus objectives que les propos de ses consommateurs, d’abord pour connaître et mesurer l’action des ingrédients qu’elle utilise, ensuite pour éprouver l’effet des accords ou compositions qui résultent de leur combinaison. « Notre métier de création consiste à associer entre elles des matières premières. Nous savons, pour chacune d’elles, si elle a un effet énergisant ou relaxant, et à quel point », explique Thibaut Madre, directeur de l’innovation chez Takasago. Depuis 1981, la maison de composition japonaise a recours à l’électroencéphalogramme (EEG, un examen mesurant l’activité électrique du cerveau à l’aide de capteurs placés à la surface du cuir chevelu) pour évaluer la réaction d’un sujet face à une odeur donnée. « Nos parfumeurs ont accès à toutes ces informations, ce qui leur permet de prédire quel effet va avoir une formule sur laquelle ils travaillent. Nous vérifions généralement le résultat une fois la composition achevée, car la théorie ne correspond pas toujours à la réalité. » Grâce à cette expertise, Takasago, l’un des pionniers de l’approche aromachologique de l’industrie, a travaillé sur de nombreux produits revendiquant des propriétés énergisantes ou relaxantes, de parfums comme Relaxing Fragrance (1997) ou Zen (2007) pour Shiseido à des produits pour le corps tels que la gamme Hydra Zen de Lancôme ou la lotion Original Bedtime de Johnson’s. Comme la plupart de ses concurrentes, la société peut utiliser d’autres mesures pour appuyer les données obtenues par EEG : activité cardiaque, température corporelle, flux sanguin, dilatation de la pupille, etc. Depuis quelques années, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) permet d’observer avec une finesse inédite l’activité du cerveau, notamment dans ses zones primaires comme les structures limbiques, « invisibles » par EEG. Les maisons de composition ayant accès à cette technologie, très coûteuse et principalement réservée au domaine médical, sont à ce jour peu nombreuses. À travers un partenariat avec une entreprise de neurosciences appliquées au consommateur, IFF passe actuellement au crible de l’IRMf les ingrédients naturels exclusifs de sa filiale LMR. Car, même s’il s’agit de matières premières dont les effets sont parfois connus, il n’est pas question de se contenter d’une revendication générique. « L’idée est de montrer que nous sommes capables de proposer mieux que les autres : non pas une simple lavande relaxante, mais la plus relaxante de toutes, celle de IFF-LMR ! » résume Arnaud Montet. « En comparant nos produits avec des huiles essentielles traditionnelles, nous obtenons une connaissance précise de leur action, précise Bertrand de Préville, directeur général de IFF-LMR. Nous corroborons ces résultats avec les connaissances existantes dans ce domaine pour comprendre quelles molécules sont impliquées dans l’action de tel ou tel ingrédient. » Ces données permettent de déterminer la meilleure méthode d’extraction et de préciser un éventuel protocole de raffinement. La distillation moléculaire, notamment, permet de concentrer certains des composés naturellement présents dans un ingrédient.
Les tests du futur Orienter le travail des parfumeurs en amont en identifiant des palettes d’ingrédients ou des structures à privilégier pour un projet donné est l’un des grands apports de l’aromachologie. Un autre se trouve dans la validation de créations en cours de développement. En 2017, Symrise officialisait son programme Gen-Isys (pour Generative Neuro-implicit System) destiné à obtenir une vision globale de la perception par des consommateurs d’une fragrance et de son concept, en étudiant leurs réactions conscientes et inconscientes. Une séance typique de test dure quinze minutes : le participant est installé dans une chaise, face à deux écrans d’ordinateur et plusieurs caméras. Il découvre sur mouillette un parfum et ses réactions sont récoltées par plusieurs outils : un logiciel l’invite à des associations implicites, un casque EEG détermine quelles zones de son cerveau s’activent, tandis que les caméras permettent de capter ses mouvements oculaires et ses expressions faciales. L’algorithme exclusif de Gen-Isys croise ensuite toutes les données obtenues et détermine ce que le consommateur a réellement pensé de la fragrance, s’il est susceptible de l’acheter et même de la racheter. Récemment, Symrise travaillait à la création d’un parfum « joyeux », raconte Patricia Arnostti, directrice du département Consumer & Market Insights. « Nous avons soumis les propositions développées par nos parfumeurs à des tests consommateurs classiques [déclaratifs] : dix d’entre elles étaient considérées comme joyeuses, et donc pertinentes au regard du brief. Puis nous avons étudié ces dernières grâce à Gen-Isys : il s’est avéré que seules deux étaient vraiment perçues ainsi. Ce sont celles que nous avons nalement présentées au client. » Alors qu’une écrasante majorité des parfums sont aujourd’hui testés et retestés avant d’être mis sur le marché – sans pour autant empêcher les échecs commerciaux –, on peut penser que l’utilisation de ces outils de mesure pourrait à terme remplacer, ou du moins compléter, les méthodes déclaratives auxquelles l’industrie a recours aujourd’hui.
Une vie meilleure par l’odeur Si les senteurs peuvent nous faire du bien, tout l’enjeu pour l’industrie est de comprendre où nous avons mal. En d’autres termes, de créer des produits correspondant à un besoin. Dès le départ, l’aromachologie encouragea les équipes marketing à s’appuyer sur les attentes des consommateurs pour imaginer de nouveaux concepts. En 1997 au Japon, dans un contexte social difficile marqué par une vague de suicides, Shiseido lançait Relaxing Fragrance, l’un des premiers parfums à revendiquer des bienfaits aromachologiques. Ce floral vert boisé, aujourd’hui disparu, avait été inspiré par le constat que les Japonais avaient cruellement besoin de détente. Après les fragrances, la marque élargit son champ de recherche au soin : « Nous nous sommes vite rendu compte que, dans la formulation d’un soin, le parfum lui-même peut être considéré comme un actif car il a des vertus pour l’esprit et le corps, témoigne Nathalie Broussard, directrice de la communication scientifique de Shiseido. En neutralisant l’effet du stress, certains d’entre eux permettent indirectement d’améliorer des paramètres cutanés. On a observé que certaines notes permettaient d’équilibrer la production de sébum, on a même démontré les effets amincissants d’une note de pamplemousse, qui stimulait le métabolisme et donc sa capacité à brûler les graisses. » Qu’il s’agisse de capitons ou de stress, le quotidien sert souvent de point de départ. Givaudan a récemment mené une large étude sur le sommeil, qui a donné naissance à DreamScentz, une technologie brevetée devant permettre à ses parfumeurs de composer des senteurs capables d’améliorer la qualité de celui-ci. Brumes d’oreillers, crèmes de nuit, assouplissants… Les applications potentielles sont nombreuses. On peut déjà citer les capsules parfumées du diffuseur Oria, qui promet un endormissement plus rapide et un meilleur sommeil grâce à des fragrances dont l’efficacité a été prouvée à la fois par EEG et par des tests d’usage à domicile. « On a créé une demande, estime Hervé Fretay, directeur des naturels pour la parfumerie chez Givaudan. Au départ, nous présentions DreamScentz à nos clients qui ne voyaient pas forcément à quoi ça pouvait leur servir ; maintenant, ce sont eux qui viennent nous voir, car la question du sommeil est devenue centrale dans nos sociétés : quel que soit l’âge ou la classe sociale, tout le monde est concerné. » Il en va de même pour le stress, ce qui encourage certaines sociétés comme IFF et Takasago à s’intéresser à la pleine conscience et aux moyens de favoriser via l’odeur cet état popularisé par l’engouement pour la méditation.
La fin de l’ère du beau ? Porté depuis des décennies par un discours hédonique, le parfum semblait jusqu’ici se contenter de sa dimension esthétique. Et qui aurait eu l’idée de lui en demander plus ? Pourtant, il se mue peu à peu en un produit qui revendique le pouvoir de nous apporter autre chose que du plaisir, ce qu’annonçait déjà le lancement de l’Eau dynamisante de Clarins en 1987 et que confirme plus récemment la mise en rayons de parfums comme Énergie et Relaxation par Yves Rocher (2016). Progrès ou retour aux sources ? « Le parfum avait jadis une dimension de soin », rappelle Bertrand de Préville chez IFF. Pour lui, renouer avec une certaine tradition de bien-être pourrait aider l’industrie à recruter des consommateurs récalcitrants comme les millenials, qui « ne s’intéressent pas tant que ça au parfum et ont besoin d’en percevoir de véritables bénéfices », ou encore les Chinois, « peu sensibles à la seule dimension hédonique d’une fragrance ». Cette vision semble peu à peu entrer dans les mœurs. On observe dans la parfumerie grand public une lente mutation de l’offre et du discours, où l’inspiration et le champ lexical des émotions et du bien-être sont désormais monnaie courante. La niche, elle, voit même apparaître des marques qui brandissent comme un manifeste l’action de leurs parfums sur nos émotions, laissant la question esthétique – celle de la forme olfactive – jouer les seconds rôles. Fondatrice d’Anima Vinci en 2017, Nathalie Vinciguerra en mûrit l’idée depuis le tournant stratégique opéré par L’Oréal dans les années 1990, alors qu’elle y travaillait en tant que chef de groupe : « On réfléchissait à des pistes intéressantes pour parler des parfums autrement. À l’époque, les Japonais avaient un train d’avance, on savait qu’ils diffusaient des odeurs dans le métro ou dans les boutiques pour que les gens se sentent bien. C’est dans ce contexte que j’ai été encouragée à me plonger dans des écrits d’aromachologie, mais aussi dans les sciences fondamentales, la médecine chinoise, l’ayurvéda. » Vingt ans après avoir travaillé, entre autres, sur l’Eau vitaminée de Biotherm, elle puisait dans ces connaissances le concept de ses propres parfums, de Wood of Life qui « renforce le lien spirituel » à Lime Spirit, « stimulant pour le corps et l’esprit ». Que ces créations puissent aujourd’hui trouver un public atteste du chemin parcouru depuis une trentaine d’années. Car jusqu’à récemment, l’idée que l’on pouvait se faire du bien par les odeurs n’avait rien d’une évidence. Il faut rappeler que la recherche dans le domaine de l’odorat est encore très jeune : c’est en 2004 que le prix Nobel décerné à Richard Axel et Linda Buck pour leur découverte, en 1991, de la famille de gènes des récepteurs olfactifs et des premiers niveaux de traitement de l’information par le système olfactif a marqué le début d’une nouvelle ère, celle de l’approfondissement des travaux dans ce domaine. « Nous savons que notre système olfactif est lié à la fois à notre système limbique, siège de la mémoire et des émotions, et à des zones responsables de la communication avec le corps, résume Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS et membre de son groupement de recherche sur l’olfaction (et par ailleurs du collectif Nez). Toutes ces régions du cerveau sont activées simultanément lorsque nous respirons une odeur, si bien qu’il est difficile de déterminer quels circuits sont impliqués dans telle réaction. L’aromachologie appliquée à la dépression, par exemple, a pu donner de bons résultats : on observe que certaines odeurs peuvent, à court terme, diminuer la fréquence cardiaque et agir rapidement sur le bien-être. Mais on voit qu’il y a aussi, sur le long terme, une action sur les affects, sans savoir exactement comment ça marche. » Si l’industrie semble s’accommoder de cette part de mystère, les liens entre odeurs, corps et esprit n’ont pas encore livré tous leurs secrets.
Visuel principal : George Dunlop Leslie, Roses (c 1880), Hamburger Kunsthalle, Allemagne, Wikimedia Commons.
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Sarah Bouasse
Journaliste, autrice et traductrice, Sarah Bouasse est spécialiste des odeurs et du parfum. Elle écrit notamment pour Nez, la revue olfactive depuis ses débuts. En 2024, elle publie « Par le bout du nez », son premier livre, aux éditions Calmann-Lévy.
Journalist, author, and translator, Sarah Bouasse is a specialist in scents and perfumes. She has been writing for Nez, the olfactory magazine, since its inception. In 2024, she published her first book, "Par le bout du nez," with Calmann-Lévy publishing.
De quelles manières les parfums, saveurs, sons, textures, lumières, couleurs ont-ils servi les êtres humains et animés leur monde au cours du temps ? Et comment les cinq sens pourraient-ils aujourd’hui permettre d’approcher les objets du passé et les vécus de nos ancêtres ? Voilà deux des interrogations qui ont dirigé la journée d’étude « Archéométrie des sens », organisée le 19 septembre dernier à l’Institut national d’histoire de l’art à Paris.
L’archéométrie, qui fait partie intégrante des sciences archéologiques, s’intéresse aux informations enregistrées par les objets anciens, artefacts ou archives environnementales, le plus souvent décelables à travers la mesure instrumentée – physique ou chimique – de paramètres imperceptibles à l’œil. Organisée sous l’impulsion de Jérémy Jacob et Sigrid Mirabaud, chercheurs du réseau CAI-RN (Compétences archéométriques interdisciplinaires – Réseau national), cette journée rassemblait ainsi archéomètres, archéologues et historiens, mais aussi des chercheurs d’autres disciplines, dans la perspective de sensibiliser les professionnels de l’archéométrie et de la conservation à une variété d’approches sensorielles du passé.
Reconstituer un monde d’odeurs Après une introduction de Roland Salesse sur la physiologie et la neurobiologie de l’odorat, établissant une fois pour toutes que « nous ne sommes pas des animaux microsmatiques[1]Se dit d’un vertébré dont la partie olfactive du cerveau est peu développée ou même presque absente. », la philosophe Chantal Jaquet a proposé une courte présentation du rôle social de ce sens à travers le temps et le monde. L’autrice de La Philosophie de l’odorat(Puf, 2010) est ainsi revenue sur la place des parfums dans l’histoire de l’humanité, en en soulignant l’importance. Mieux comprendre les cultures et civilisations anciennes peut passer par l’étude des dispositifs parfumants et matières premières odorantes qu’elles utilisaient. On ne peut, soutient-elle par exemple, comprendre le raffinement de la cour de Louis XV sans comprendre l’usage qui est alors fait des parfums sous toutes leurs formes. Revenant sur des travaux d’anthropologie, elle rappelle également que certaines cultures reposent sur une véritable osmologie sociale.[2]Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives … Continue reading Ainsi l’odorat peut-il diversement intéresser les archéologues et archéomètres. Non seulement peuvent-ils tenter de reconstituer le monde d’odeurs des hommes qui nous ont précédé – à partir notamment d’analyse de résidus et d’études de sources textuelles – de manière à redécouvrir et à interpréter les paysages olfactifs du passé, mais ils peuvent aussi se servir de l’odorat comme d’un instrument d’analyse et de conservation préventive d’artefacts anciens, comme l’ont récemment montré la docteure en muséologie Mathilde Castel et la parfumeuse Mathilde Laurent en travaillant avec le musée du Quai Branly.[3]Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la … Continue reading
Prenant la suite de ces réflexions introductives, l’architecte Suzel Balez a établi une distinction nécessaire entre odeurs (interprétation d’un signal chimique composé d’odorivecteurs, c’est-à-dire de molécules odorantes) et odorants (produits à l’origine de cette interprétation, c’est-à-dire la source odorante). Ainsi, insiste-t-elle, on ne peut reconstituer les odeurs du passé, mais seulement les odorants du passé. L’interprétation des signaux chimiques, en effet, est forcément différente aujourd’hui, puisque celle-ci repose sur les relations entre les lieux, les moments et les individus qui sentent. Or la perception olfactive en elle-même est difficilement universalisable. Un consensus est plus facile à obtenir sur les sensations visuelles car le patrimoine génétique dont dépend cette modalité est plus homogène chez l’humain que celui de l’odorat. Si ce dernier met en jeu environ 400 gènes codant les récepteurs olfactifs, il y a au moins 30% de différence d’expression de ces gènes d’un individu à un autre, et donc autant de variations dans les manières de sentir, et ce sans même prendre en compte l’expérience personnelle et culturelle de chacun. Les modalités de rencontres avec les odorants sont en outre aussi importantes que les odorants eux-mêmes. Ainsi, faire l’inventaire des sources et pratiques odorantes d’une époque n’est, selon la chercheuse, pas suffisant à en restituer l’expérience olfactive. Toute reconstitution olfactive, et particulièrement celles de lieux donnés, devrait donc tenir compte du contexte culturel, temporel, spatial, et du statut des « flaireurs ».
Mais cela ne signifie pas pour autant que l’analyse et compréhension des odorants en eux-mêmes n’est pas nécessaire. Le chimiste Nicolas Baldovini, qui se consacre à « percer les secrets des plus vieux parfums du monde en identifiant les molécules odorantes » qui les composent, s’est penché sur le cas de l’encens oliban. Cette gomme-résine issue du Boswellia ssp, qui pousse notamment en Ethiopie, en Somalie ou encore au Yemen, est l’une des premières matières utilisées en combustion par les êtres humains. C’est elle qui est encore aujourd’hui brûlée dans les églises après des millénaires d’usages religieux. L’oliban fut en effet prisé pour ses propriétés odorantes bien avant l’époque chrétienne, par les mésopotamiens, les égyptiens, les grecs, les romains, etc. Son arôme typique est décrit comme balsamique, résineux, boisé, amer, fusant, évoquant la térébenthine et les vieilles églises. Mais demeurait encore une part d’ombre quant à la nature exacte de ce parfum pourtant considéré comme le plus vieux du monde. Une chromatographie en phase gazeuse – permettant de séparer les composants odorants – couplée à une étude olfactométrique menée par quatre panélistes a permis d’y détecter sept odorants distincts, dont cette note typique « d’église » qui semblait ne correspondre à aucune molécule connue. Isolé grâce à un fractionnement de l’huile essentielle et analysé par RMN (résonance magnétique nucléaire), ce composant inconnu fut finalement identifié et synthétisé. Baptisé acide olibanique, présent dans l’encens sous forme de deux isomères, cis et trans, il dégage en effet ce « parfum d’église » caractéristique, évoquant l’encens et les pierres froides, mais aussi la facette métallique de l’aldéhyde C-12 MNA.
Comme un écho à l’ensemble de ces considérations olfactives, la plasticienne Anaïs Tondeur présentait dans la rotonde de l’INHA, le temps de la journée, quelques fragments de son installation Petrichor urbain (2015-2018), composée de distillats d’échantillons de terre prélevés aux quatre coins de Paris. Inspiré par le travail olfactif mené par quelques chimistes du XIXe siècle sur les boues de la capitale, le projet donne à sentir les différences entre les sols variés que nous foulons chaque jour sans même y penser. Et au nez, cet outil qui, comme le rappelaient Chantal Jaquet et Suzel Balez, est éminemment discriminant, les nuances odorantes, traduisant des variations de composition voire de pollution, se font évidentes. Qu’il s’agisse d’art, de géologie, d’archéologie, de conservation, ou encore de médecine, les approches olfactives ont sans nul doute de beaux jours devant elles !
Une implication multimodale Le place importante réservée à l’olfaction au sein de cette journée d’étude témoigne d’ailleurs bien de l’intérêt croissant porté à un sens qui a longtemps été le parent pauvre des études sensorielles, tous domaines confondus. Cependant, l’odorat était loin d’être la seule modalité sensorielle abordées lors de cette journée, et les pistes d’études du passé par le prisme de la vue, de l’ouïe, du goût et du toucher développées par les autres intervenant de la journée n’étaient pas moins passionnantes. L’archéologue et ethnologue Haris Procopiou s’est ainsi exprimée sur les techniques de polissage protohistoriques nécessitant une implication multimodale des artisans et un savoir-faire polysensoriel : le toucher, la vue, mais également l’ouïe et l’odorat peuvent servir le travail de façonnage des outils en pierre polie (haches, herminettes, ciseaux, polissoirs, etc.). Un bon polisseur évalue en effet les surfaces avec ses mains et ses yeux, mais il est aussi guidé par le son du polissoir ou encore l’odeur de la boue du polissage. Et ce sont encore des approches visuelles et haptiques[4]Qui concerne le sens du toucher. qui permettent à présent aux chercheurs d’étudier ces objets, notamment grâce à un outil s’inspirant du fonctionnement du doigt humain, le Touchy finger, sorte de bague de doigt équipée de capteurs de vibration miniatures et de capteurs de mesure de la force d’appui.[5]Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié.
C’est à partir de sources textuelles et visuelles que Mylène Pardoen, archéologue des paysages sonores, cherche quant à elle des indices sur les bruits avec lesquels nos ancêtres ont vécu. Chaque chantier d’étude nécessite ainsi de délimiter des périmètres géographiques et temporels précis. Le travail de recherche est alors suivi d’un travail de restitution et de diffusion des sons identifiés, en partenariat avec un ingénieur du son. Le chantier de Guédelon, par exemple, s’est trouvé être une « réserve » sonore intéressante lorsqu’il s’est agi de reproduire le paysage auditif du chantier de Notre-Dame-de-Paris. En identifiant et en replaçant précisément les sources sonores sur des fonds de carte historiques, la chercheuse est ainsi en mesure de créer des restitutions sonores spatialisées, soit en écoute binaurale soit en WFS (synthèse de front d’onde).[6]Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS … Continue reading Cette discipline encore jeune permet notamment de mettre à disposition, tant des chercheurs que des différents publics, des outils pour une plongée sensorielle dans l’Histoire, mais aussi d’analyser et de mieux comprendre certains gestes artisanaux ancestraux, par le biais de la sensorialité.
Outre les ambiances sonores et olfactives du passé, on peut également s’interroger sur les perceptions visuelles des populations qui nous ont précédés. Ou du moins sur la manière dont leur environnement visuel, dans certains contextes, notamment nocturne, différait du nôtre. Bastien Rueff, docteur en archéologie, s’est ainsi attelé à étudier l’espace vécu au sein des agglomérations minoennes à l’époque protopalatiale[7]La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation … Continue reading par le biais des ustensiles de combustion en terre cuite, destinés au chauffage, à l’éclairage et à la diffusion de parfums. Plusieurs méthodes et paramètres d’analyse des lampes lui ont par exemple permis d’approcher les ambiances lumineuses des cités à la nuit tombée. En fonction du type de combustible (graisse animale, végétale ou cire d’abeille) et de mèche, mais aussi en fonction de la forme, de la teinte et de l’état de surface de chaque lampe, peuvent être déduites puis mesurées la quantité de lumière émise, sa chaleur, son intensité, etc. Il devient ainsi possible de modéliser fidèlement l’éclairage dont disposaient les habitants de ces cités. L’étude de la fumée et des odeurs dégagées par ces différentes lampes pourraient également participer à l’identification de leurs contextes et modalités d’usage (espaces, activités, etc.).
Couleurs éclatantes et effluves de cochon grillé C’est en Grèce qu’Adeline Grand-Clément nous a ensuite emmenés, pour tenter de comprendre la part sensible des rituels que les Grecs pratiquaient pour communiquer avec leurs dieux. Si nous imaginons les temples et autres lieux sacrés de la Grèce antique dénués de couleurs car c’est ainsi que leurs fragments et leurs ruines nous sont parvenus, l’historienne révèle que leurs sanctuaires étaient en réalité plein de teintes vives, habités par des sons et des odeurs que nous n’imaginons plus. L’exposition immersive, interactive et polysensorielle « Rituels Grecs. Une expérience sensible » présentée en 2017-2018 au musée Saint-Raymond à Toulouse, s’attachait ainsi à reproduire les ambiances sensorielles de quelques rituels majeurs : le mariage, le sacrifice, le banquet et les funérailles. Fausse stèle funéraire peinte de couleurs éclatantes, tissus chatoyants teints au safran, parfum d’une branche de myrte, extraits de musique grecque ancienne, effluves de cochon grillé, l’exposition mettait en avant tous ces éléments qui stimulaient les sens des Grecs, et que les musées d’histoire et d’archéologie ne restituent que rarement.
Fanette Laubenheimer, autrice de Boire en gaule (CNRS éditions, 2015), s’est pour sa part intéressée aux trois boissons alcoolisées, issues de trois civilisations différentes, qui se sont rencontrées dans notre pays à l’époque romaine : l’hydromel, la bière et le vin. Aucune d’elles n’était alors ce qu’elle est aujourd’hui et leurs saveurs et arômes n’avaient que peu à voir avec ce que nous connaissons. L’hydromel, qui semble être la première boisson alcoolisée connue en Occident, consommée déjà par les Grecs, est un mélange d’eau et de miel fermenté. Bien que sa production soit désormais rare, peut-être est-ce celle dont le mode de fabrication et le goût ont le moins évolué. La bière en revanche, que les gaulois découvrent en premier, n’était à l’origine pas produite à partir de houblon mais d’autres céréales et contenait parfois de l’armoise, destinée à la parfumer et à la conserver. Le vin enfin, qui arrive en Gaule depuis l’Empire romain, est alors épais et souvent mêlé de sel, d’eau de mer, de plâtre, de fenugrec, ou encore de racine d’iris. Couramment conservé et transporté dans des dolia, d’immenses amphores d’une contenance d’environ 3000 litres dont l’intérieur était poissé avec de la résine – probablement de conifères –, ses arômes étaient sans nul doute fort éloignés de ceux des grands crus d’aujourd’hui.
Riche en découvertes et en sensations, cette plongée sensible dans le passé et les moyens de sa connaissance s’est achevée par des ateliers sensoriels menés par des spécialistes suivis d’une conclusion de l’artiste Anaïs Tondeur rappelant l’importance vitale d’accorder une véritable attention à nos perceptions sensorielles, non seulement dans les études historiques et archéologiques, mais aussi dans le contexte actuel de lutte contre la crise écologique. Comme le souligne le philosophe américain David Abram dans son ouvrage Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens (La Découverte, 2013), ce sont nos sens, et uniquement eux, qui nous connectent au monde. Pour vivre à nouveau en symbiose avec lui, ce lien doit donc être cultivé, au passé, au présent et au futur.
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La Journée Thématique « Archéométrie des Sens » était organisée Par Sigrid Mirabaud (INHA) et Jérémy Jacob (LSCE) dans le cadre du réseau CAI-RN (Compétences Archéométriques Interdisciplinaires – Réseau National), avec le soutien de la Mission pour les Initiatives Transverses et l’interdisciplinarité (MITI) du CNRS, le 19 septembre 2022, à l’Institut National de l’Histoire de l’Art, Paris.
Le terme osmologie est utilisé par les chercheurs pour désigner certaines représentations sociales et conceptions du monde – cosmologies – reposant plus sur les perceptions olfactives que visuelles.
Voir Mathilde Castel, La Muséologie olfactive, une actualisation résonante de la muséalité de Stránský par l’odorat, thèse de doctorat en esthétique et sciences de l’art, sous la direction de François Mairesse, Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris), 2019.
Le Touchy finger a été développé par Roberto Vargiolu et Hassan Zahouani du Laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l’École Centrale de Lyon et du CNRS. Voir le site dédié.
Une source acoustique produit un certain front d’onde. Chaque auditeur, où qu’il soit par rapport à cette source, est capable de la localiser. La synthèse de front d’onde WFS (Wafe Field Synthesis) désigne à la fois un algorithme de spatialisation et un système de diffusion 3D consistant, à l’aide d’un nombre important de haut-parleurs, à supprimer le point d’écoute au profit d’une large zone d’écoute dans laquelle chaque auditeur perçoit la même scène sonore que ses voisins.
La période dite « protopalatiale » s’étend de la construction des palais vers 2000 av. J.-C. à leur destruction vers 1700 av. J.-C suite à une catastrophe naturelle. La civilisation minoenne à cette période s’étend sur toute la Crète.
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Clara Muller
Historienne de l’art, critique d'art et commissaire d’exposition indépendante , Clara Muller mène des recherches sur les enjeux de la respiration comme modalité de perception dans l'art contemporain ainsi que sur les diverses pratiques artistiques employant les odeurs comme médium ou sujet. Outre un certain nombre de publications des éditions Nez, elle contribue à des catalogues d’exposition, monographies d’artistes et ouvrages universitaires sur le sujet de l’art olfactif, tels que Les Dispositifs olfactifs au musée (Nez éditions, 2018) ou Olfactory Art and the Political in an Age of Resistance (Routledge, 2021). www.claramuller.fr
Si cette plante tropicale est depuis longtemps un classique de la parfumerie, elle semble connaître un regain d’intérêt ces derniers temps. Tour d’horizon éclairé par les regards des parfumeurs Marc-Antoine Corticchiato (Parfum d’empire) et Quentin Bisch (Givaudan).
Rédactrice en chef web associée des sites Nez et Auparfum.
Titulaire d'un diplôme en philosophie, elle s'intéresse à l'esthétique du parfum et de la cuisine, à l'éthique et à l'épistémologie.
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Digital Deputy Chief Editor for Nez and Auparfum.
She holds a master's degree in philosophy and is interested in the aesthetics of perfume and cooking, ethics and epistemology.
Tout à la fois très évocatrices et clivantes, les notes anisées renvoient à un prisme de matières premières varié. Tour d’horizon de leurs interprétations olfactives, éclairé par les regards de Caroline Dumur (IFF) et Ilias Ermenidis (Firmenich).
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Les créations inspirées par la marijuana se multiplient depuis plusieurs années.
Tour d’horizon des interprétations olfactives de la plante, éclairé par les regards des parfumeurs Olivier Cresp (Firmenich) et Nicolas Beaulieu (IFF).
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C’est la rentrée : quel meilleur moment pour faire le bilan des sorties passées afin d’imaginer les directions artistiques à venir ? Sélectionnées à vue de nez, les notes à la mode sont décortiquées et enrichies des propos de parfumeurs interrogés pour l’occasion.
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Cet article a été écrit en partenariat avec Symrise.
L’histoire de Maison Lautier 1795 permet de cerner le fonctionnement du commerce des matières premières au cours des deux siècles derniers. La renaissance de la maison détenue par Symrise, qui concentre désormais sur celle-ci son portefeuille complet d’ingrédients naturels (gammes Madagascar, Artisan et Supernature), nous invite à nous pencher sur son héritage et son influence continue sur la parfumerie.
Parmi les entreprises d’ingrédients naturels de la ville de Grasse, deux géants ont longtemps tiré leur épingle du jeu : Chiris et Lautier. Durant la première moitié du XXe siècle, ces sociétés rivalisaient en visant la suprématie mondiale de leur domaine d’expertise et en offrant des matières plus nombreuses et de la meilleure qualité à une clientèle toujours plus croissante. Elles finirent par être convoitées par des investisseurs extérieurs : Chiris a finalement été rachetée par Universal Oil Products et Lautier par Symrise.
Des racines bicentenaires Ricardo Omori, vice-président senior de la branche Fine Fragrance de Symrise, s’émerveille de l’héritage offert par Lautier : « Lors de mon arrivée chez Symrise, Lautier était une belle endormie ». Au fur et à mesure de la découverte de l’histoire de l’entreprise, sa fascination pour les archives de celle-ci ne fait que croître : « Contre toute attente, elles sont restées intactes, et sont parmi les plus importantes des anciennes maisons grassoises, constituant à mon sens une encyclopédie sur les naturels ». Ricardo Omori et son équipe proposèrent ainsi de redonner vie à Lautier en tant que fournisseur d’ingrédients naturels pour la parfumerie et les arômes : « Lautier est une légende, un pionnier dans des domaines variés. Nous avons donc commencé là où eux s’étaient arrêtés. » Symrise a remis Lautier en activité commerciale en juin 2022. La construction, à Grasse, d’une usine à la pointe de la modernité est en cours. Les racines de Lautier s’ancrent au milieu du XVIIIe siècle, au moment où François Rancé fait ses premiers pas en tant que parfumeur-gantier à Grasse. Son histoire a été recueillie par Benoît Lanaspre, l’un de ses descendants, une autorité en ce qui concerne le passé de Lautier : « Un siècle plus tard, l’entreprise familiale passa aux mains de deux beaux-frères, François-Alexandre Rancé et Jean-Baptiste Lautier. Mais ils se disputèrent et partirent chacun de leur côté. » Lautier reprend alors seul les rênes de la société, la renommant Lautier Fils. Le parfumeur Max Gavarry a travaillé chez Lautier de 1959 à 1966, avant de cocréer des classiques comme Z-14, Halston et Beautiful. Il se souvient des récits sur les débuts de Jean-Baptiste Lautier : « À l’époque, l’entreprise vendait des ingrédients naturels aux parfumeurs, aux savonniers et aux droguistes, mais aussi aux acteurs de l’alimentation. Ils proposaient également une collection de fragrances et d’arômes tout prêts pour les crèmes, les tabacs, les poudres, les savons, les boissons, les bonbons… Des produits divers et variés. »
Lavande blanche L’huile essentielle de lavande de Montblanc [aujourd’hui Val-de-Chalvagne, au nord-ouest de Grasse] est la première spécialité de Lautier à gagner une reconnaissance générale. Le parfumeur Jacques Rebuffel, aujourd’hui consultant chez Robertet, a travaillé pour la société de 1950 à 1995 et se souvient avec passion de cet ingrédient : « Elle était distillée à partir de plantes qui poussaient à l’état sauvage près du village de Montblanc. » Lautier y négocia des contrats avec les propriétaires terriens pour sécuriser la lavande des meilleures parcelles de haute altitude. Il spécifia également la méthode de récolte à suivre : seules les fleurs devaient être cueillies, sans leur tige ni leurs feuilles comme cela se faisait habituellement. Chaque été, il installait un alambic portatif à flanc de montagne, pour que la matière puisse être distillée fraîche et à haute altitude : cela permettait de faire baisser la température d’ébullition et de produire ainsi une huile essentielle de lavande particulièrement propre, fruitée et florale. Caron, dit-on, achetait cet ingrédient pour son parfum Pour un homme. Aujourd’hui, à cause de la hausse des températures, la lavande a disparu de Montblanc. Lautier développe donc de nouvelles origines grâce aux informations trouvées dans ses archives. La qualité actuelle provient de Sault (près d’Avignon), où la société a commencé à cultiver la plante en 1910. Catherine Dolisi, directrice marketing Fine Fragrance de Lautier et Symrise Europe, précise : « Cette “lavande blanche” a été créée à partir d’un cultivar ancien que nous avons fait revivre, la Lavandula angustifolia ‘Angèle’, aux fleurs très pâles. C’est une exclusivité Lautier. L’huile essentielle est très florale, avec une facette fruitée rappelant l’abricot. » À l’image de cette lavande de Montblanc, Jean-Baptiste Lautier sourçait la plupart de ses ingrédients près de Grasse. Et notamment ses huit « odeurs de base », comme il les appelait : la fleur de cassie, le jasmin, la jonquille, la fleur d’oranger, la violette de Parme, le réséda, la rose de mai et la tubéreuse. Son huile d’amande amère était elle aussi particulièrement appréciée. Et ce que Lautier ne pouvait trouver en France, il l’importait, comme les clous de girofle de La Réunion, le patchouli de Singapour, la rose de Damas de Turquie et le santal de Mysore.
Codistillation et mousses arboricoles Dans les années 1870, Lautier s’associa à un producteur d’agrumes en Italie, dont l’huile essentielle de bergamote était extraite manuellement à l’aide d’une éponge de mer, comme le voulait la méthode ancestrale. « Nous avons trouvé cette ancienne technique calabraise fascinante et avons souhaité essayer un procédé similaire pour notre mandarine de Madagascar », explique Catherine Dolisi. « Les pelures sont délicatement pressées à la main, goutte à goutte. C’est un processus long et laborieux, mais l’huile essentielle obtenue est incroyablement fraîche et vivace. » Lautier s’intéressait également aux plantes aromatiques cultivées en Algérie. Il y obtient le monopole d’une huile essentielle de géranium particulièrement florale – qui est en réalité une codistillation de géranium et de rose – produite par des moines de Abbaye Notre-Dame de Staouëli : « Lautier avait l’intuition qu’une codistillation permettait d’obtenir un ensemble supérieur à la somme de ses parties », précise Catherine Dolisi. « Nous maintenons cette pratique vivante, en proposant une codistillation de vétiver Bourbon et d’amande amère, par exemple. En résulte une rencontre passionnante, à la fois boisée et fruitée. » Jean-Baptiste Lautier avait toutes sortes de clients dans le domaine de la beauté, de l’alimentation et de la pharmaceutique, comme le dévoilent ses archives : « Il était prêt à discuter avec tout le monde : du petit client au droguiste qui achetait de l’huile de menthe de Pégomas (près de Grasse), jusqu’aux grands parfumeurs parisiens », témoigne Benoît Lanaspre. « Il fournissait Ed. Pinaud, L.T. Piver, Violet, Grossmith à Londres, et bien d’autres. » À la mort de Jean-Baptiste Lautier en 1877, son gendre, Joseph Morel, reprend les rênes de l’entreprise. Il s’intéresse particulièrement aux lichens aromatiques et s’approvisionne en mousse de chêne dans les forêts proches de Saint-Auban, au nord-ouest de Grasse. Ces mousses arboricoles ont rapidement rejoint la liste des spécialités les plus importantes de Lautier. On raconte d’ailleurs qu’Ernest Beaux avait utilisé de la mousse de chêne de la société dans son célèbre N° 5.
Absolues d’eau et upcycling Les trois fils de Joseph Morel, Alphonse, Paul et François, prirent sa succession et donnèrent une nouvelle impulsion à l’innovation chez Lautier. Les techniciens de la société mirent au point un grand nombre de méthodes d’extraction encore d’usage de nos jours. Comme par exemple l’extraction au solvant volatil des eaux de distillation, qui permet de créer des absolues pour remplacer l’eau de rose et de fleur d’oranger, volumineuses et plus sujettes aux altérations.
Lautier appliqua par la suite cette technique à de nombreuses eaux de distillation auparavant gaspillées, comme celles de géranium, de lavandin et de petitgrain : « C’était de l’upcycling avant même que le terme n’existe », sourit Catherine Dolisi. Elle explique comment les absolues d’eau ont été source d’inspiration pour la technologie actuelle de la société employée pour extraire les vapeurs de cuisson des fruits ou légumes issus de la préparation de confiture, de soupes en conserve et de nourriture pour bébé, nommée Symtrap : « Auparavant, ces hydrolats étaient gaspillés, alors que leur odeur restait très intéressante. Nous capturons désormais la vapeur de cuisson dans une colonne d’absorption et extrayons les molécules odorantes. Cela nous a permis d’obtenir des extraits naturels de cassis très utiles – plus fruités et sirupeux que les absolues – mais aussi de banane, de fraise, de pomme, entre autres.» Certaines des inventions de Lautier avaient été mises en place dans le but de conserver des usages traditionnels. Car au début du XXe siècle, les concrètes et les absolues fabriquées par extraction aux solvants volatils ont commencé à remplacer la pratique traditionnelle de l’enfleurage. Mais les frères Morel considéraient que cette ancienne méthode était plus appropriée pour le jasmin, la jonquille et la tubéreuse ; cependant, le travail manuel qu’elle impliquait rendait le prix des extraits prohibitif. « Lautier Fils s’est donc efforcé d’automatiser le processus d’enfleurage, déposant de nombreux brevets dès 1913 », explique Benoît Lanaspre. Finalement, ces innovations aboutirent à une réduction de moitié de la main d’œuvre, et Lautier put proposer des absolues – obtenues à partir de pommade – de grande qualité, à des prix largement inférieurs à ceux de ses concurrents. Et si l’enfleurage a été abandonné par l’entreprise dans les années 1970, cette dernière cherche aujourd’hui à relancer la pratique en utilisant des graisses végétales. Parmi les plus belles matières premières de la société, un certain nombre venaient également de lieux insolites. Le ciste labdanum du massif de l’Estérel (près de Cannes), en est l’exemple type. Max Gavarry rappelle les circonstances de sa découverte : « Un garde forestier rentrait chez lui tous les soirs avec une odeur très prenante, le pantalon couvert d’une résine sombre et collante. Sa femme lui a un jour dit : « cette odeur est vraiment forte, tu devrais aller montrer cette gomme à des parfumeurs. » Or, le gendre du garde forestier était Alphonse Morel : ses chimistes ont identifié la résine comme étant du Cistus ladanifer, jusqu’alors inconnu en France. « Il dit alors au garde forestier : “N’en parle à personne ; nous allons récolter les branches et garder leur origine secrète.” » Ce labdanum français était de bien meilleure qualité que l’espagnol employé classiquement. Pour induire ses concurrents en erreur, Lautier le commercialisa sous le nom de labdanum de Beyrouth : certains envoyèrent alors des éclaireurs au Liban. Le secret est resté sauf pendant trois ans.
De Madagascarau Carlton Lautier a également été l’une des premières sociétés à investir dans les matières premières de parfumerie à Madagascar. « La famille Morel a reconnu très tôt le potentiel du pays en matière d’ingrédients », explique Ricardo Omori. « Lautier y fit ses premiers achats à partir de 1928 : des clous de girofle et de l’ylang-ylang ». Ce dernier était distillé à Nosy Be par le père Clément Raimbault, qui avait y établi des plantations d’ylang-ylang et de vanille générant des fonds pour aider les léproseries sur place. « Aujourd’hui, Lautier est l’une des rares entreprises de parfumerie à contrôler l’ensemble de sa chaîne d’approvisionnement locale à Madagascar. Sur place, nous avons notre propre usine, notre équipe et nos artisans. » Le père Raimbault est l’une des nombreuses personnes à apparaître dans les archives de Lautier. Benoît Lanaspre mentionne une poignée d’exemples similaires : « La société était directement en rapport avec des parfumeurs, qui pour certains, ont entretenu des relations chaleureuses avec Lautier Fils pendant des décennies, comme Ernest Daltroff de Caron ou encore Robert Bienaimé de Houbigant. » Dior, Lanvin, L’Oréal, Patou et Yardley sont également comptés parmi les clients de la société. « Il y a aussi Elizabeth Arden, qui a confié la production de son parfum Blue Grass à Lautier Fils, entamant ainsi une coopération de longue haleine entre les deux entreprises. » Les frères Morel recevaient aussi parfois des clients désireux d’acheter directement à l’usine plutôt qu’au bureau de Lautier à Paris. Ainsi, « Henri Robert [de Bourjois-Chanel] se fournissait souvent à Grasse, et aimait particulièrement certains produits de Lautier », se souvient Max Gavarry. Lorsque de grands parfumeurs venaient rendre visite, « ils étaient accueillis avec soin. C’étaient des personnages importants, avec des intérêts commerciaux conséquents à Grasse. » Jacques Rebuffel se remémore le faste déployé à ces occasions : « En général, nous recevions les parfumeurs au luxueux hôtel Carlton de Cannes. Puis ils venaient à Grasse pour sentir nos matières premières. Paul Vacher nous rendait visite. Jean-Paul Guerlain venait tout le temps, pour acheter des absolus floraux, du labdanum. Il nous en a fait voir de toutes les couleurs, d’ailleurs ! »
Un réseau commercial digne d’un empire Mais la clientèle de Lautier allait au-delà des frontières. La société possédait en effet des usines en France, en Angleterre, au Liban, aux États-Unis et au Japon, ainsi que 60 agents commerciaux répartis dans le monde entier. « À partir des années 1950, Lautier a investi dans les marchés émergents comme le Mexique, le Brésil et la Chine, des pays qui nous sont aujourd’hui essentiels », remarque Ricardo Omori, lui-même brésilien. Pour satisfaire la demande, Lautier conserve un portefeuille de plus de mille ingrédients naturels provenant d’une soixantaine de pays différents : un réseau commercial digne d’un empire. C’est à la fois pour ses matières premières et pour les nombreuses personnalités qu’elle a accueillies que l’entreprise a acquis sa réputation. Des années 1960 aux années 1980, de jeunes parfumeurs comme Carlos Benaïm, Jean Martel et Christopher Sheldrake y ont fait leurs armes ; Jean-Claude Ellena y a également exercé de 1976 à 1986. À cette époque, Christian Rémy gère les achats de matières premières de la société, avant de fonder avec sa femme Monique le Laboratoire Monique Rémy (LMR, racheté plus tard par International Flavors & Fragrances). Au milieu des années 1990, Lautier fusionne avec la célèbre société allemande Haarmann & Reimer, devenue Symrise en 2003. La maison incarne désormais la volonté de Symrise de soigner son portefeuille d’ingrédients naturels, en renforçant son engagement en faveur du développement durable.
Pour Ricardo Omori, l’héritage de Lautier invite à l’humilité: « C’est un énorme patrimoine, à la fois technique et culturel, qui est déposé entre nos mains ». Il est convaincu que la société a devant elle un avenir brillant, fort de sur son histoire mêlant tradition, innovation et respect. « Nous avons composé une formidable équipe et travaillons dur au développement de la prochaine étape. Et c’est en cela que les archives nous sont utiles. » Revenant à ce qu’il disait plus tôt, il ajoute : « Je suis convaincu que, en sachant qui l’on est, on sait où l’on va. » Et pour Symrise, cette destination est Grasse.
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Will Inrig
Will Inrig est parfumeur et chercheur en histoire de la parfumerie. Ses créations incluent Homesick. (Observer Collection), Acide (Éditions M.R) et le duo Coquet et Vaudou (Alexx And Anton). Il est l’auteur de Poems About Sex et co-auteur de plusieurs Cahiers des naturels Nez + LMR.
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Will Inrig
Will Inrig est parfumeur et chercheur en histoire de la parfumerie. Ses créations incluent Homesick. (Observer Collection), Acide (Éditions M.R) et le duo Coquet et Vaudou (Alexx And Anton). Il est l’auteur de Poems About Sex et co-auteur de plusieurs Cahiers des naturels Nez + LMR.
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