Parfumeurs : un esprit d’équipe

Cet article a été écrit en partenariat avec IFF.

S’il a certainement existé auparavant, c’est à l’entrée du XXIe siècle que la société IFF officialise le travail collaboratif entre parfumeurs. Depuis, la démarche s’est répandue dans toutes les maisons de composition. Coulisse d’une révolution.

Le voile du secret a toujours drapé l’univers du parfumeur, entretenant le mythe du créateur isolé. Il faut dire que la composition en solo était une réalité au siècle dernier, époque où les relations entre parfumeurs étaient bien différentes. « Lorsque je montrais mes formules à mon mentor Bernard Chant, il me donnait des idées pour avancer, mais ce n’était pas un travail à quatre mains ! » se souvient Carlos Benaïm, maître parfumeur chez IFF. « À l’époque, toutes les formules étaient gardées dans un grand coffre-fort : une chambre remplie de formules sur papier ! » Certes, les collaborations entre créateurs existaient, mais « il y avait toujours un chef parfumeur qui était sur le devant de la scène, et qui jouait le rôle de Prima Donna », poursuit-il. Une personne a pourtant réussi à tout changer : « Nicolas Mirzayantz, [ancien Président international d’IFF Parfums et Arômes] a véritablement cru à un système différent : il régnait une bonne ambiance entre les parfumeurs, Nicolas a su canaliser cette force qui était alors unique dans notre secteur », rappelle Carlos Benaïm. Ils pourront désormais signer les créations à plusieurs. « Je me souviens de la première fois où Sophia Grojsman et moi avons apposé nos deux initiales sur la même formule » poursuit-il. Le début d’une nouvelle ère pour la société IFF, qui a depuis multiplié les succès sous ce modèle : La vie est belle de Lancôme, Invictus et Phantom de Paco Rabanne, Libre d’Yves Saint Laurent, ou plus récemment Luna Rossa Ocean de Prada…

De l’idée originelle à la constitution de l’équipe

La brigade créative ne se forme qu’après la première étape exploratoire qui laisse la possibilité à chaque parfumeur de travailler ses propres pistes  : « l’idée initiale naît d’une intuition, d’une pensée, d’une ambition, qui elle, se forge personnellement », confie Jean-Christophe Hérault, parfumeur senior chez IFF. Cette première étape est rapidement mise au défi par le processus de création qui met en compétition les maisons de composition. Les différentes pistes des parfumeurs sont proposées aux marques et éliminées au fur et à mesure que le projet avance, en entonnoir, pour se concentrer sur quelques notes finales. La constitution des équipes se fait naturellement au cours du développement et le parfumeur dont la note est sélectionnée peut alors proposer que d’autres le rejoignent : « Lorsque la demande vient des parfumeurs eux-mêmes, ils gagnent en motivation. Car ce genre de travail demande une équipe solide, où chacun est capable de mettre son ego de côté», confie Carlos Benaïm. Le groupe s’étoffe ainsi en fonction des besoins : le parfumeur a-t-il une question technique sur la diffusion d’une note ? Souhaite-t-il intégrer l’accord spécifique d’un collaborateur ? C’est ainsi que Carlos Benaïm a rejoint l’équipe dédiée à la création de Libre d’Yves Saint Laurent. Anne Flipo souhaitait réaliser une « fougère au féminin ». Son idée : casser les codes de l’accord historique pour le travailler « à la Saint Laurent ». Le couturier avait bien revisité un tailleur d’homme pour les femmes ! « De par mes origines marocaines, je suis très attaché à la fleur d’oranger » rappelle Carlos Benaïm, « j’en avais fait un accord qu’Anne a senti et beaucoup apprécié : c’était une belle façon de féminiser sa fougère ». 

Mackenzie Reilly, Carlos Benaïm et Céline Barel © IFF

Un deuxième cerveau

L’appel de parfumeurs dépend également du niveau de maturité du projet : l’intégration se fait de façon tactique, en fonction du match qui se joue : « on ne fait pas les mêmes mouvements en début et fin de projet », révèle Juliette Karagueuzoglou, parfumeuse senior chez IFF : « Au début, l’idée est très brute, il faut l’arrondir, réfléchir aux archétypes de formules sur lesquelles elle peut se greffer. Tandis qu’en fin de projet, on se demande comment aborder la phase des tests ». Les qualités créatives et techniques ne sont pas les seuls attraits de la cocréation ; celle-ci revêt également une dimension psychologique : « La composition, c’est à la fois un marathon et des montagnes russes ! » explique la parfumeuse. « En période de crise, on peut avoir besoin d’un collaborateur pour sa connaissance du client, ou tout simplement pour décupler la capacité de travail. Il arrive que le client change de direction, soit soumis au stress de la pression. C’est important d’avoir un deuxième avis pour aider dans les choix, notamment dans les moments difficiles ». Pression adrénaline, collaboration : La parfumeuse retrouve ainsi les sensations qu’elle éprouvait lorsqu’elle pratiquait le volley ball : « Dans une équipe, tout le monde n’est pas bon en tout, chacun doit suivre sa mission. Il m’est assez facile de me mettre en ordre de marche car j’ai l’habitude de suivre la stratégie d’un entraîneur. Il faut valoriser les richesses de chacun : celui qui a une meilleure vision du jeu, celui qui tape fort, celui qui sait placer la balle au bon endroit… » 

Embrasser la différence

Composer à quatre mains se révèle une grande source d’apprentissage : « On découvre la vision intime de chacun, des points de vue auxquels on n’avait pas pensé, des associations d’ingrédients, c’est très formateur », apprécie Jean-Christophe Hérault. Ce dernier a ainsi apprécié les références culturelles de Carlos Benaïm dans la cocréation de Spice Bomb Infrared de Viktor & Rolf : « Carlos a beaucoup voyagé : Maroc, France, États-Unis ; il offre ainsi sa grande maîtrise du marché américain. » La collaboration s’avère tout aussi  « enrichissante avec des parfumeurs plus expérimentés, qu’avec des plus jeunes ». Certains créateurs n’ont pas la même façon de penser, de classer, d’écrire. « C’est cet effort d’adaptation face à la différence qui nous fait prendre du recul par rapport à la formule ».
Pascal Gaurin, VP parfumeur chez IFF New York, apprécie également le côté collaboratif qu’il apparente à ce qui se passe actuellement dans le secteur de la musique : « Cette industrie est inspirante car très collaborative, les chanteurs célèbres n’ont pas peur de coopérer avec d’autres : il arrive à Thom Yorke de Radiohead de travailler avec REM, ou avec les Red Hot Chili Peppers. Faire appel à un autre artiste, c’est apporter une autre manière de faire. Si vous réunissez trois parfumeurs pour composer une tubéreuse, ils vont vous faire trois arrangements différents. En parfumerie, comme en musique, on souhaite avoir les meilleurs créateurs autour de soi ».

Une transmission entre générations

Le mentorat d’un apprenti par un senior est sans doute la première collaboration que les parfumeurs connaissent dans leur carrière. Cette relation donne l’occasion de montrer ses formules, de discuter ses choix esthétiques : « Pierre Bourdon était aussi très rigoureux », se souvient Jean-Christophe Hérault, « après plus de trente lignes dans une formule, il fallait justifier le choix de tel ou tel ingrédient, les classer par temps d’évaporation pour avoir une lecture facile. Au fil des échanges, une connivence très grisante s’est installée, j’étais avide de ses conseils ». Le parfumeur est à son tour aujourd’hui mentor d’une apprentie à qui il propose des exercices « qu’elle ne ferait pas à l’école » : choisir une odeur du quotidien, la décortiquer… Comme celle du basilic : « elle a réussi à le synthétiser avec seulement sept ingrédients! J’apprends aussi beaucoup… » 
Si le jeune parfumeur fraîchement sorti de l’école peut avoir des idées créatives, il n’a pas toujours le niveau technique pour répondre à une demande. La collaboration entre générations permet de bénéficier de l’expérience de ceux qui, par habitude des clients, ont la capacité de remodeler rapidement une formule. « Puig, L’Oréal, Yves Rocher… Chaque groupe détient sa propre sensibilité ; produire une modification [nouvel essai] pour chacun ne se fait pas de la même façon », explique Juliette Karagueuzoglou. « Cette finesse de la connaissance client prend du temps. C’est aussi ce que j’essaie de transmettre à mes apprentis ».

Une brigade importante

Sur le devant de la scène : un parfumeur, puis deux, puis trois, parfois quatre, mais dans l’ombre, c’est toute une équipe qui s’attèle pour gagner le projet. Parmi elle, les évaluateurs : « Ce sont des professionnels qui comprennent parfaitement le marché, le client et la concurrence. Ils connaissent les ingrédients mais n’ont pas accès aux formules. Ils nous font ainsi des commentaires généraux avec le même langage que le client », note Carlos Benaïm, « et l’interprétation de ces commentaires doit venir du parfumeur ». Cette équipe intègre également les commerciaux, « tout aussi impliqués dans la création que parfumeurs et évaluateurs », pointe Juliette Karagueuzoglou, « il est facile de se mettre d’accord car c’est un moment d’échange : notre vraie intelligence est de savoir écouter, pour comprendre la problématique du client. On ne fait pas des parfums en notre nom, mais au nom de la marque ». Aussi, travailler en collaboration nécessite bien des qualités, en premier lieu le « respect de l’idée originelle », mentionne Carlos Benaïm : « lorsque je partais en vacances et que je confiais mon travail à Joséphine Catapano, elle me le rendait avec beaucoup de respect, faisant le compte rendu de tout ce qui s’était passé : j’applique moi-même cette philosophie. » Pour Juliette Karagueuzoglou, la disponibilité est décisive car un projet monopolise le temps du parfumeur, et aussi celui de son assistant. « D’ailleurs, lorsqu’on intègre une équipe, la participation aux premiers tours n’est pas toujours très efficace. Il faut être résilient », confie-t-elle humblement. « Parfois, un parfumeur se met en retrait. Comment connaître l’impact d’une mod[1]Modification d’une formule de départ afin de mieux répondre au brief initial. ?  On ne peut dire laquelle a le plus contribué à faire avancer le projet ».

De nouveaux outils

Visioconférences entre deux sites, outils informatiques partagés, pesée connectée, le XXIe siècle a définitivement apporté son vent de modernité dans la création, accélérant les possibilités de collaboration. L’avènement de l’intelligence artificielle et l’accès aux données marque une nouvelle étape : « Là encore, la parfumerie a connu la même relation avec la technologie que celle vécue par la musique : auparavant on avait des réserves sur la création assistée par ordinateur, aujourd’hui c’est totalement rentré dans les usages », note Pascal Gaurin. L’accès à l’intelligence artificielle rend le travail collaboratif entre parfumeurs de marchés et de centres différents. Phantom de Paco Rabanne est ainsi un exemple de parfum conçu entre deux continents : “What is the future of Paco Rabanne” était le brief donné aux parfumeurs. Loc Dong, à l’origine du premier accord, est parti de France pour rejoindre New York. Il confie alors à Juliette Karagueuzoglou le soin de pousser l’accord : « Loc souhaitait travailler un ingrédient traditionnel : une lavande crémeuse, qu’il a transpercée d’acétate de styrallyle [note rhubarbe] pour la moderniser. Cet accord était assez OVNI, on a passé ensemble six mois à le travailler pour le rendre acceptable sur certains marchés ». Puis le projet s’est accéléré, passant d’un rendez-vous toutes les deux semaines à deux par semaine. Anne Flipo et Dominique Ropion les ont rejoints pour renforcer l’équipe. L’intégration de l’IA a permis de déterminer l’apport de certaines facettes au consommateur : « Les tests que nous avons réalisés sur les activations neuronales nous ont guidés pour pousser des revendications de bien-être, de confiance en soi, de “sexyness”… » révèle la parfumeuse.
Offrant davantage de ressources, de temps et d’idées, le travail en équipe s’est généralisé pour tous les grands lancements, réservant la création en solo pour les déclinaisons et les marques de niche. Et quand bien même la création se ferait seul, ne serait-elle pas pensée « sous l’influence d’autres parfumeurs ? », questionne Jean-Christophe Hérault : « Tout créateur est nourri de son passé, des œuvres qu’il a côtoyées durant sa carrière. Regardez comme les dialogues artistiques entre Picasso et Braque les ont transcendés. »
La filiation entre parfums montre que la composition, en solo comme en équipe, est in fine une forme de cocréation.

  • Cet article a été écrit en partenariat avec IFF.

Visuel principal : Nicolas Beaulieu et Anne Flipo, qui ont travaillé ensemble à la création de Good Fortune de Viktor & Rolf © IFF

Notes

Notes
1 Modification d’une formule de départ afin de mieux répondre au brief initial.

Missing Person : un seul être vous manque et tout le stock est épuisé

Depuis quelques semaines, un parfum – souvent qualifié de « mystérieux » dans les articles qui relaient le phénomène avec complaisance – crée le buzz sur les réseaux sociaux et dans la « presse beauté ». Missing Person (personne disparue, ou qui nous manque), de la marque Phlur, aurait un mot-clé atteignant 12 millions de vues sur TikTok, et la liste d’attente pour obtenir un flacon rassemblerait 200 000 personnes impatientes de se le procurer, sachant que la première production se serait volatilisée en quelques heures… La raison de cet engouement ? Des vidéos montrant des influenceuses beauté en larmes, au bord de l’hystérie, déclarant que le parfum leur rappelle instantanément leur mère/mari/ami aimé, disparu, et qui leur manque tellement.

Tel le pouvoir envoûtant des formules de Jean-Baptiste Grenouille dans Le Parfum de Patrick Süskind, on retrouve dans cette communication tous les éléments d’un effet « philtre magique », qui vous ensorcelle sans que vous puissiez vous contrôler. Car tout est fait pour croire au pouvoir surnaturel, paranormal d’une fragrance qui, subitement, enflammerait toute la sphère des réseaux sociaux de la planète.

Ce qui n’est pas toujours précisé dans les articles relatant le phénomène, c’est que l’actuelle propriétaire de Phlur, Chriselle Lim (qui a repris en 2021 la marque, créée à l’origine en 2015), elle-même puissante influenceuse comptant 2,8 millions d’abonnés sur TikTok, a brillamment orchestré ce tsunami de larmes et de pré-commandes. Si magie il y a, c’est bien ici celle du storytelling, que la styliste, blogueuse et femme d’affaires américaine de 37 ans manie avec une virtuosité certaine. « Je pense que [le storytelling] est l’outil le plus puissant que quiconque puisse utiliser pour tenter de vendre un parfum en ligne », expliquait-elle sur le site allure.com.[1]allure.com/story/chriselle-lim-skin-care-makeup-routine-interview

Elle confie dans ses vidéos[2]Voir par exemple : youtube.com/watch?v=qtMfLrswMFo et ses interviews qu’elle a conçu ce produit au moment difficile de son divorce : « je voulais mettre en bouteille quelque chose qui aurait une odeur familière, me ramenant à une époque où je me sentais en sécurité », dit-elle par exemple sur Refinery29[3]refinery29.com/en-us/phlur-missing-person-perfume-review. Elle insiste sur la dimension thérapeutique universelle que détiendrait ce parfum, incitant chaque personne qui le porte à ressentir et exprimer les émotions qu’elle aurait éprouvées pour ceux qui lui manquent… La mise en scène de sa vie privée renforçant le sentiment d’identification, la jeune femme joue sans doute sur l’effet miroir ; mais elle peut aussi et surtout compter sur son audience XXL et son réseau docile pour relayer l’info avec fracas. L’apparente « magie » inespérée de ce succès est ainsi en réalité uniquement liée au pouvoir que représente aujourd’hui les influenceurs sur des réseaux comme TikTok, dont les algorithmes peuvent amplifier de manière exponentielle la visibilité d’un produit ou d’un contenu comme nul autre. Missing Person n’est pas devenu viral par miracle, parce qu’il sent bon ou contiendrait des phéromones ou quelque autre substance mystérieuse… Tout a été élaboré pour qu’il devienne viral, et tout ce qui a suivi n’était que le fruit d’une construction. Ce n’est aujourd’hui plus l’influenceur qui fait vendre un produit, c’est lui-même qui le conçoit pour pouvoir le vendre : « Il est de plus en plus courant pour les influenceurs, en particulier ceux qui font des affaires depuis longtemps, de créer des marques », observe le site glossy.com.[4]glossy.co/beauty/exclusive-chriselle-lim-reinvents-clean-fragrance-brand-phlur/

Alors, et ce parfum, me direz-vous ? Après ce préambule, son odeur pourrait sembler bien anecdotique au regard du contexte, mais reconnaissons une certaine cohérence entre le discours et l’olfactif. Composé par Constance Georges-Picot, parfumeuse à Miami pour la maison de création Cosmo International Fragrances (qui nous a par ailleurs très aimablement procuré un échantillon), Missing Person est ce qu’on pourrait qualifier de « parfum de peau ». Très peu de notes de tête (bergamote et néroli légers), puis directement un accord musqué, poudré, crémeux, santal, propre, douillet et très rémanent, mêlant différentes matières que l’on retrouve habituellement dans la plupart des fonds des parfums modernes, mais aussi des lessives, des gels douches, des shampooings, etc. Une odeur très familière, réconfortante et facile à comprendre, donc – tout le monde aime le musc –, mais dont la formule semble presque incomplète, très concentrée sur ses notes de fond. On comprend ainsi qu’il puisse avoir un effet « universel » et immédiat sur les TikTokers du monde entier, tant son profil est consensuel, mais de là à déclarer qu’il aurait le pouvoir de remémorer avec précision tous les êtres chers disparus de tous ceux qui l’ont senti, il y a tout de même un (grand) pas. Car, comme le rappelle avec justesse le directeur de recherches en neurosciences au CNRS Hirac Gurden, membre du collectif Nez, interviewé à ce sujet par Libération[5]liberation.fr/lifestyle/beaute/le-parfum-missing-person-bluff-sentimental-20221130_JKGQ3QA66RDUZNGFYEDV2722EQ/ : «Un parfum unique ne peut absolument pas marcher pour induire la présence de l’absent-défunt pour un maximum de personnes. Chaque être humain possède une signature olfactive unique, issue d’un mélange de ses odeurs corporelles très liées au métabolisme et au sexe de la personne, mélangées à toutes les odeurs artificielles (parfum, lessive, alimentation…). » 

Par ailleurs, Delphine de Swardt, également membre du collectif Nez et interrogée par BFMTV pour l’émission Le Choix d’Angèle[6]bfmtv.com/replay-emissions/le-choix-d-angele/le-choix-d-angele-200-000-personnes-sur-liste-d-attente-pour-se-procurer-le-parfum-missing-person-de-la-marque-phlur_VN-202212080128.html, évoque une autre dimension à prendre en compte : « Qu’un parfum déclenche une émotion, ça, c’est évident, car les deux circuits sont mêlés. Maintenant, à ce point d’hystérie, je pense qu’il y a aussi une dimension de mise en scène. On touche ici à la limite des réseaux aujourd’hui : comme on ne peut pas faire sentir une odeur, il faut pour compenser hypertrophier l’émotion parce que ça va faire plus de vues et plus de clics. » Le parfum étant en général un bon miroir narratif, une occasion de parler de soi, et a fortiori avec cette odeur manquante – « missing smell » pourrait-on même dire – les influenceurs et influenceuses ont un boulevard pour en faire des tonnes et attirer l’attention. 

On est donc ici, olfactivement parlant, face à un plus petit dénominateur commun qui, pour des personnes n’ayant pas une culture olfactive développée, peut en effet avoir un certain impact, mais qui est essentiellement lié au storytelling très finement pensé vous dictant d’avance ce que vous allez ressentir, et à un phénomène de mise en scène très travaillée, plus qu’à la composition elle-même. 

Pour un passionné de parfums avec une bonne connaissance du marché et toujours en quête de vraie émotion olfactive, sentir Missing Person risque d’être un peu décevant, esthétiquement parlant : un joli accord musqué boisé qui peut certes plaire, mais qui, à mon avis, suscitera « in real life » des perfumistas beaucoup moins d’effusions lacrymales que sur les écrans de nos smartphones.

Visuel principal : © Phlur

Gayil Nalls : « World Sensorium a toujours été un projet environnementaliste »

Vous l’avez peut-être découverte parmi les icônes du treizième numéro de Nez : l’artiste Gayil Nalls est la fondatrice du World Sensorium Conservancy (WSC), un organisme qui se consacre à la préservation des plantes odorantes et médicinales face au réchauffement climatique. Répertoire des espèces aromatiques signifiantes pour chaque pays du monde, informations scientifiques sur les dangers encourus par celles-ci, solutions pour minimiser notre impact sur la biosphère et favoriser la conservation de ces espèces, dons de plants d’arbres endémiques ou encore collaborations avec des organisations et chercheurs internationaux sont au cœur de cette entreprise multi-facettée qui trouve son origine dans un projet artistique au long cours. Rencontre.


Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux odeurs et aux plantes odorantes ?

Du plus loin que je me souvienne, mon odorat a toujours été important pour moi. Quand j’étais jeune, le porche arrière de la maison était mon voilier et j’imaginais que je naviguais autour du monde. À chaque escale je collectais les fleurs et plantes locales que je rapportais sur mon bateau. Je les inspectais, les dessinais, les broyais et les humais longuement, puis je les stockais dans de vieux pots que m’avait donnés ma grand-mère. Mon odorat m’a permis de trouver du sens au monde. Dès mon plus jeune âge, j’ai senti que je comprenais l’esthétique des senteurs et des paysages olfactifs créés par les plantes. Ces sensations éphémères étaient pour moi le meilleur, le plus vrai de la vie. 

World Sensorium était à l’origine une « sculpture sociale olfactive » fondée sur un travail de recherche ethnobotanique. Pouvez-vous nous expliquer la méthodologie qui sous-tendait ce projet artistique ?

World Sensorium est né d’une entreprise de recherche interdisciplinaire. Il s’agissait de créer et de partager une expérience sensorielle incarnée du monde à travers un parfum composé de matières aromatiques emblématiques de chaque pays. Lors de la formulation, les ingrédients, choisis par chaque pays selon les valeurs qu’ils leurs attachent, furent dosés en fonction de la population de sa nation d’origine, afin que tout le monde soit représenté. Ce projet, né dans les années 1980, a nécessité deux années avant le lancement d’une étude ethnobotanique mondiale menée pendant plus de cinq ans, pays par pays. Les données issues de celle-ci ont permis de déterminer les composants botaniques de la formule de World Sensorium. Toutes ces plantes sont essentielles aux valeurs traditionnelles et religieuses de chaque pays, à leurs modes de vie, leur alimentation, leurs croyances, leurs visions du monde, à leur sécurité financière voire même à leur survie. 95 % d’entre elles ont des propriétés médicinales connues de longue date par les populations autochtones.

Le parfum qui constitue l’œuvre a été présenté de diverses manières depuis une vingtaine d’années…

Oui, World Sensorium a fait ses débuts le soir du passage à l’an 2000, à la fois à Times Square à New York, au gala Millennium Around the World à Washington, au Jubilé du millénaire du Vatican à Rome et lors d’autres événements, grâce à des cartes micro-encapsulées. Pour Times Square, elles ont été larguées à minuit sur une mer de 2 millions de personnes : dix grammes de World Sensorium furent libérés lorsque les opercules ont été ouverts ! La première exposition a eu lieu à la galerie Steffany Martz à New York la même année. Le parfum était présenté dans un flacon sur un piédestal et diffusé dans l’espace grâce à un appareil conçu spécialement pour l’occasion. Les gens entraient, s’asseyaient et respiraient. J’avais également enregistré le son de ma respiration que je diffusais à très faible volume dans l’espace afin que les visiteurs imitent mon schéma respiratoire, pour approfondir leur expérience de l’œuvre. Il me semblait cependant que celle-ci n’était pas complète, alors au Cill Rialaig Arts Centre en Irlande j’ai opté pour une application plus ritualisée. Puis à la Villa Rot de Ulm et à l’Université de Zagreb en Croatie, j’ai préféré une approche d’auto-application accompagnée d’instructions.

Times Square, le soir du passage à l’an 2000 © Gayil Nalls

La plante la plus citée dans World Sensorium est le jasmin (11 pays) qui représente 24% de la formule. On peut donc considérer que son odeur fait partie des plus importantes pour l’humanité, puisque des millions de personnes partagent un attachement émotionnel et/ou culturel à celle-ci partout dans le monde.

En effet. Le parfum de cette fleur est d’ailleurs utilisé depuis des siècles pour aider à surmonter les moments de chagrin et de souffrance. Nicholas Culpeper, botaniste et médecin anglais, écrivait dans son livre de 1653, The Complete Herbal, que les personnes endeuillées devaient s’immerger dans un bain de fleurs de jasmin bouillies dans de l’huile. Les gens tendent à former des liens à travers les émotions communes suscitées par certains parfums qui, ainsi, participent à une forme de cohésion culturelle. Le jasmin, l’une des efflorescences les plus parfumées de la planète, possède par ailleurs un grand pouvoir symbolique – notamment politique. La révolution tunisienne de 2011, aussi parfois appelée « Révolution du jasmin » (cette fleur étant le symbole du pays) avait permis de renverser les dirigeants. Le mouvement d’émancipation démocratique s’est mis à se répandre dans d’autres pays : se sentant menacé, le gouvernement communiste chinois a alors symboliquement banni la fleur, interdit la consommation de thé au jasmin, annulé le Festival culturel international qui lui est dédié et purgé Internet de toutes ses références, qu’elles soient historiques ou contemporaines. Quiconque était surpris en train de porter cette fleur, ou s’en étant parfumé, était immédiatement considéré comme un subversif et arrêté ! Certains Chinois se sont alors mis, par défi, à chanter des chansons traditionnelles qui en font mention.[1]Andrew Jacobs, « Catching Scent of Revolution, China Moves to Snip Jasmine », The New York Times, 10 mai 2011.

Pour créer World Sensorium, vous avez obtenu le parrainage de l’UNESCO. Selon vous, qu’est-ce qui a séduit une telle organisation dans votre projet ?

Je travaillais sur World Sensorium depuis des années lorsque j’ai commencé, en 1997, à collaborer avec l’UNESCO sur le projet et la nécessité de reconnaître les plantes aromatiques emblématiques comme faisant partie du patrimoine culturel de l’humanité. En 1998, le The President’s Committee on the Arts and the Humanities[2]Le PCAH était un comité gouvernemental américain dédié à la culture, créé en 1982 et actif jusqu’en 2017 avant que Donald Trump décide de ne pas le reconduire. et l’UNESCO ont approuvé le projet. Federico Mayor Zaragoza, le directeur général de celle-ci de 1987 à 1999, était un neurochimiste, titulaire d’un doctorat en recherche pharmaceutique : il avait bien compris l’importance des composés bioactifs des plantes au cœur de World Sensorium et lui avait accordé le titre de « Projet de paix et de bonne volonté ». Cela coïncidait avec le lancement du projet à Times Square au moment de l’an 2000, qui avait été désigné « Année internationale pour la culture de la paix » par les Nations Unies.

World Sensorium, First Record, Preservation Edition, 2000.
Amber Borosilicate Bottle, 4 x 2 inches, 100ml at 25%, Edition of 18.
© Gayil Nalls

Comment ce projet artistique a-t-il évolué pour devenir le World Sensorium Conservancy (WSC) ?

World Sensorium a toujours été un projet environnementaliste, avec l’envie de créer d’une conscience unificatrice. En 2016, j’ai commencé à compiler un ensemble de données catégorisant les plantes du World Sensorium en fonction de leur statut de vulnérabilité. Grâce à la Liste rouge de l’UICN[3]La Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, commencée en 1964, est l’inventaire mondial de l’état de conservation global des espèces végétales … Continue reading, qui est censée être la plus complète, j’ai appris qu’une espèce de pin des États-Unis et que le cèdre du Mulanje, endémique du Malawi, étaient en « danger critique d’extinction ». Les espèces botaniques emblématiques de onze pays étaient classées comme « menacées » et celles de douze autres étaient répertoriées comme « vulnérables ». En revanche, 128 plantes du projet World Sensorium n’étaient pas répertoriées dans la base de données de l’UICN, car les conséquences du changement climatique augmentent plus rapidement que ce que peut refléter leur base de données. Or je savais qu’il existait des problèmes de conservation pour beaucoup d’entre elles. C’est pourquoi les pages pays sur le site du WSC[4]Voir en ligne sur le site https://worldsensorium.com/#countries expliquent non seulement leur valeur culturelle mais examinent également la manière dont le changement climatique les affecte, ainsi que les personnes qui en dépendent.

Quelles sont désormais les missions du WSC ?

Nous ne souhaitons pas seulement éduquer et informer les gens sur la situation des plantes du patrimoine culturel face à l’effondrement de la biodiversité et au changement climatique, mais aussi les inspirer et les pousser à agir à travers un projet à la fois artistique et scientifique. Afin d’œuvrer pour leur conservation, il est impératif que les hommes appréhendent pleinement la fonction vitale de celles-ci pour leurs écosystèmes, pour les autres animaux et l’humanité en général. Je demande parfois aux personnes ayant fait l’expérience de World Sensorium : « Peut-on imaginer un avenir sans ces plantes aromatiques ? » Ce ne serait pas seulement une perte de qualité de vie, ce serait une véritable crise du sensible et de la mémoire. Sans oublier que, faisant partie du règne végétal, elles nourrissent tout ce qui vit et produisent de l’oxygène à partir du dioxyde de carbone. Les végétaux nous ont tout donné. Sans eux, nous n’existons pas. Nous avons donc besoin que chacun s’implique dans leur préservation. C’est pourquoi le WSC construit une communauté active pour initier le changement et faire face à la crise.

Pourquoi, selon vous, l’approche olfactive s’avère-t-elle particulièrement efficace pour impliquer les gens dans la préservation des plantes ? Serait-ce, comme le dit Andreas Keller[5]Andreas Keller, « How We Perceive Nature Through Our Sense of Smell », Plantings, n° 14, août 2022., parce les odeurs émanent surtout des êtres vivants et sont donc liées à chaque forme de vie ainsi qu’à l’acte même qui nous maintient en vie?

On me dit souvent : « C’est original d’allier conservation écologique et olfaction ! » Or pendant des millions d’années, jusqu’à il y a moins de deux cents ans, les odeurs provenaient principalement des plantes et des bactéries. D’ailleurs, parce que nous avons co-évolué avec une flore spécifique, différents groupes de population possèdent des séquences de gènes différentes affectant leur capacité à sentir différents composés. Certaines plantes choisies par des pays pour World Sensorium n’ont que peu ou pas d’odeur pour des personnes originaires d’autres contrées !

Comment surveillez-vous à présent le statut des plantes répertoriées dans le WSC ?

Il existe un certain nombre d’organisations que nous surveillons, dont l’UICN. Mais, en raison des longues périodes entre les réévaluations des espèces menées par l’UICN, ses commissions de soutien et ses collaborateurs externes, l’état enregistré des espèces figurant sur la liste ne reflète souvent pas l’état de conservation actuel de nombreuses plantes. Le WSC documente donc divers niveaux de menace d’espèces qui ne figurent toujours pas dans la base de données de l’UICN. Par exemple, en 2018, les États-Unis comptaient vingt-sept espèces différentes de pins dont le statut était considéré comme « peu préoccupant », trois espèces étaient classées comme « quasi menacées », une était classée comme « vulnérable », trois étaient classées « en voie de disparition » et trois « en danger critique d’extinction ». Mais cette évaluation ne reflétait pas certains risques actuels notamment dus aux scolytes et au risque d’incendies qu’ils provoquent : en effet, lorsque ces coléoptères attaquent les pins, ces derniers produisent plus de terpènes pour se défendre, mais cela les rend plus inflammables. En surveillant les composés organiques volatiles émis par les arbres, on peut évaluer le risque d’incendie et cette nouvelle vulnérabilité pourrait être prise en compte. Nous surveillons donc également les revues scientifiques, les rapports sur le climat, les rapports de conférence, les articles de presse, etc : la prise en compte des dernières recherches scientifiques est extrêmement importante pour nous. J’ai d’ailleurs récemment assisté à la première Conférence internationale sur la santé des végétaux, qui s’est tenue à Londres en septembre.[6] La première conférence internationale sur la santé des végétaux, qui devait se tenir à Helsinki du 28 juin au 1er juillet 2021, a été annulée en raison de l’épidémie de … Continue reading Des chercheurs du monde entier y ont présenté des solutions pour préserver la biodiversité et faire face aux défis actuels du monde végétal. Le plus important à retenir est que la santé des plantes est un facteur clé de toute stratégie visant à protéger l’environnement et la biodiversité, et à assurer la sécurité alimentaire.

Avec qui collaborez-vous pour accomplir l’ensemble de ces tâches ?

Ce travail est un effort collectif. J’ai eu de nombreux étudiants stagiaires ou assistants à temps partiel au fil des ans, attirés vers le projet du WSC par leur propre intérêt pour les plantes, les huiles essentielles ou l’olfaction. Ce sont tous des penseurs et créateurs pluridisciplinaires, et nombre d’entre eux sont aujourd’hui des artistes olfactifs émergents. Je suis d’ailleurs commissaire d’une exposition de leurs œuvres qui aura lieu chez Olfactory Art Keller à New York du 23 mars au 29 avril 2023. D’anciens assistants sont encore impliqués dans le WSC d’une autre manière : beaucoup sont notamment des contributeurs pour Plantings, notre journal en ligne,[7]Voir https://worldsensorium.com/plantings/ et notre site Web. Nous avons également d’excellents conseillers scientifiques, dont Lewis Ziska, physiologiste des plantes et professeur à l’université de Columbia, qui fait autorité sur les végétaux et le changement climatique, et Stuart Firestein, ancien président du département des sciences biologiques de l’université de Columbia.

 Organisez-vous également des actions concrètes, au-delà de votre travail de recherche, d’éducation et de sensibilisation à la conservation des plantes aromatiques et médicinales ?

Pour l’instant nous nous sommes principalement concentrés sur la construction et l’éducation de notre communauté. Allyson Levy et Scott Serrano, qui comptent parmi les premières personnes à qui j’ai parlé, en 2017, de la culture d’espèces culturellement emblématiques en voie de disparition. Ils ont fondé il y a quelques décennies l’Hortus Arboretum à Stone Ridge dans l’État de New York, et possèdent désormais l’une des plus grandes collections de plantes rares et menacées de la vallée de l’Hudson, dont notamment de nombreuses présentes dans World Sensorium. Mais pour éviter davantage de perte de biodiversité, nous avons besoin d’un filet de sécurité mondial au-delà du réseau des jardins botaniques : il faut encore répéter la culture de ces végétaux en voie de disparition, multiplier et préserver leurs graines. C’est pourquoi nous travaillons maintenant au lancement du World Sensorium Seedbank (WSS), la banque de graines du WSC, pour laquelle nous cherchons à nous associer à des banques de semences, des individus, des groupes, des institutions et des pays, dans le cadre d’un effort de coopération mondial. L’avantage des banques de semences est qu’elles sont relativement peu coûteuses et permettent une gestion durable. À l’heure actuelle, il existe environ un millier d’importantes réserves de semences dans le monde, cependant la grande majorité ne conservent que des cultures vivrières. Sur 242 pays et presque autant de végétaux emblématiques du patrimoine mondial présents dans la base de données du WSC, seuls 11% étaient conservés dans la banque de Kew Gardens en 2018.[8]La Millennium Seed Bank de Kew Gardens est la banque de semence souterraine la plus vaste au monde. Y sont conservées plus de 2,4 milliards de graines, représentant 39 000 espèces végétales … Continue reading Nous avons besoin d’y inclure des espèces indigènes emblématiques, si importantes à la fois pour leurs écosystèmes et pour les cultures de l’humanité. 

Pouvez-vous nous parler de l’initiative Trees for the Future [Des arbres pour l’avenir] ?

Cette campagne, lancée le Jour de la Terre 2022, offrait l’opportunité d’adopter un arbre indigène et de le récupérer lors de notre événement à la galerie Olfactory Art Keller, à New York. Les très parfumés pin blanc indigènes – Pinus strobus – qui ont été donnés en adoption, venaient du terrain des artistes Daria Dorosh et John Tomlinson, dans le comté de Sullivan. D’autres jeunes arbres provenaient de ma propriété du nord de l’État de New York. De nombreuses ressources concernant la plantation et l’entretien des arbres ont été offertes lors de l’événement. Nous avions également organisé des interventions sur la façon dont nous percevons la nature à travers notre odorat, sur le changement climatique et la biologie végétale. Aujourd’hui, 80 nouveaux arbres ont pris racine dans toute la région de New York ! Ils constitueront une ressource supplémentaire pour séquestrer le carbone, créer de l’oxygène, améliorer la qualité de l’eau et fournir de l’ombre et des arômes pendant de nombreuses années.

Trees for the Future organisé à Olfactory Art Keller, © Gayil Nalls

Quelle est la chose la plus importante que nous puissions faire en tant qu’individus pour préserver la flore odorante ?

Les végétaux odorants sont pour la plupart des plantes à graines, alors semez-les, en particulier celles qui sont menacées, conservez leurs graines, et distribuez-les ! Renseignez-vous sur les besoins de conservation des plantes de votre région et soutenez les organisations qui œuvrent en ce sens  par le biais de bénévolat ou de dons. Aidez à protéger l’environnement en contrôlant la prolifération des espèces envahissantes. Faites votre part pour réduire les émissions de carbone. Adoptez une alimentation plus végétale et moins carnée. Plus important encore, chacun de nous doit se sentir responsable, vivre de manière la plus responsable, être un modèle pour les autres et promettre aux plus jeunes que nous ferons partie de la solution.

Vous avez également fondé la revue en ligne Plantings. Quel est le rôle de cette plateforme ?

Quel sens donner à la conservation botanique à l’ère de l’Anthropocène[9]Néologisme forgé dans les années 1980 pour désigner l’époque de l’histoire de la Terre débutant avec la révolution industrielle au XVIIIe siècle, au cours de laquelle l’espèce … Continue reading ? WSC pose souvent cette question. Nous sommes à un moment de bascule car la perte de biodiversité perturbe le fonctionnement de notre planète. Dans Plantings, journal en ligne dont nous proposons annuellement une publication imprimée, nous produisons chaque mois six articles sur la conservation, la botanique, la nature ou des essais photographiques qui examinent nos préoccupations environnementales, offrent des réponses, motivent l’action et montrent la voie vers un avenir plus durable. Nos contributeurs viennent d’horizons et de disciplines variés, mais tous sont passionnés par les plantes, engagés dans la conservation, ont des idées importantes et veulent être des instigateurs du changement. Nous développons un réseau partageant des objectifs communs et sommes ouverts aux propositions et soumissions d’articles.

Lors du Jour de la Terre 2021, vous avez lancé l’initiative #myplantscentmemory qui proposait aux gens de réaliser et de partager des vidéos reflétant leur relation personnelle avec une plante aromatique dont le parfum serait associé à un souvenir intime. Quel serait le vôtre ?

Celui d’une belle fleur sauvage du genre Lonicera, le chèvrefeuille. Humer l’arôme de celui-ci et goûter son nectar était l’un de mes passe-temps estivaux en grandissant. Retirer l’étamine de la fleur en trompette et profiter de son goût sucré de miel sur ma langue était une joie simple et merveilleuse. J’avais aussi l’habitude de manger des fruits et de la glace à la vanille agrémentés de nectar de chèvrefeuille. J’adorais la façon dont ce parfum restait suspendu dans l’air humide certains jours, imposant une atmosphère bien particulière.

Visuel principal : © Gayil Nalls

Notes

Notes
1 Andrew Jacobs, « Catching Scent of Revolution, China Moves to Snip Jasmine », The New York Times, 10 mai 2011
2 Le PCAH était un comité gouvernemental américain dédié à la culture, créé en 1982 et actif jusqu’en 2017 avant que Donald Trump décide de ne pas le reconduire.
3 La Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, commencée en 1964, est l’inventaire mondial de l’état de conservation global des espèces végétales et animales. Elle se présente sous la forme d’une base de données en ligne.
4 Voir en ligne sur le site https://worldsensorium.com/#countries
5 Andreas Keller, « How We Perceive Nature Through Our Sense of Smell », Plantings, n° 14, août 2022.
6  La première conférence internationale sur la santé des végétaux, qui devait se tenir à Helsinki du 28 juin au 1er juillet 2021, a été annulée en raison de l’épidémie de Covid-19, et reportée au 21-23 septembre 2022.
7 Voir https://worldsensorium.com/plantings/
8 La Millennium Seed Bank de Kew Gardens est la banque de semence souterraine la plus vaste au monde. Y sont conservées plus de 2,4 milliards de graines, représentant 39 000 espèces végétales différentes.
9 Néologisme forgé dans les années 1980 pour désigner l’époque de l’histoire de la Terre débutant avec la révolution industrielle au XVIIIe siècle, au cours de laquelle l’espèce humaine est devenue une force géologique majeure gouvernant l’état, le fonctionnement et l’évolution de la planète, aussi bien au niveau lithosphérique qu’atmosphérique. 

Smell Talks : Table ronde Musique & parfum

Également disponible sur : SpotifyDeezerApple PodcastsAmazon MusicYoutube

Le jeudi 17 novembre 2022, la Galerie Joseph, dans le quartier du Marais à Paris, accueillait le lancement du quatorzième numéro de Nez, la revue olfactive. En écho à la thématique de son grand dossier portant sur les liens entre musique et parfum, une table ronde rassemblait ce soir-là quatre expertes à la croisée des mondes sonores et olfactifs : Karine Dubreuil-Sereni (parfumeur pour Vox Profumi et Takasago), Claire Martin (neurobiologiste au CNRS et au laboratoire Biologie fonctionnelle et adaptative de l’Université Paris-Cité), Alexandra Roos (chanteuse, compositrice et co-fondatrice de la maison de parfums Roos & Roos) et Céline Manetta (docteur en psychologie, responsable consumer science chez IFF).

Une table ronde modérée par Clément Paradis, docteur en esthétique et membre du collectif Nez.

Prix François Coty, édition 2022 : Delphine Jelk, Anne Flipo et Philippe Paparella mis à l’honneur

La quinzième édition du prix François Coty s’est déroulée à l’hôtel Lutetia, dans le sixième arrondissement parisien, lundi 28 novembre 2022. Relancé en 2018 par Véronique Coty, l’événement rassemble les acteurs de la profession pour récompenser la créativité des parfumeurs, mettant en avant sa dimension artistique.

Afin de décerner ce prix d’excellence, ce sont les fragrances lancées en 2020 qui ont été au centre de l’attention et passées au crible d’un jury de professionnels. 
Une commission technique composée de membres experts neutres, avec l’aide de spécialistes de la Société française des Parfumeurs et de l’Osmothèque, sélectionne une dizaine de parfums sur la période. Les nominés, une fois contactés, doivent ensuite soumettre trois de leurs créations à l’évaluation du jury, qui procède à une appréciation à l’aveugle et anonyme afin de sélectionner trois parfumeurs répondant à une grille de critères. Cette année, il fallait compter sur les nez experts de Fabrice Pellegrin (Firmenich), Alberto Morillas (Firmenich), Emilie Coppermann (Symrise), Sophie Labbé (Firmenich), Dominique Ropion (IFF), Pierre Dinand (designer) et Véronique Coty. Lors de cette soirée qui leur a été consacrée, les parfumeurs recevaient pour trophée le vase emblématique des Bacchantes, dessiné en 1927 par René Lalique.

Jury du Prix François Coty 2022, Hôtel Lutetia Paris, le 8 Novembre 2022. Photo Laurent Zabulon

C’est Delphine Jelk, parfumeuse maison chez Guerlain depuis 2014, qui a reçu le prix 2022. Elle succède à Fabrice Pellegrin en 2021 et à Shyamala Maisondieu en 2019.
Après des débuts dans l’univers de la mode, Delphine Jelk a fait ses premiers pas en marketing et évaluation chez Firmenich, avant de se former au GIP à Grasse. Elle rejoint ensuite la société de composition Drom, avant de rencontrer Sylvaine Delacourte, alors directrice de la création parfum chez Guerlain, qui lui offre de créer un parfum. La Petite Robe noire sort en 2009. On lui doit également Mon Guerlain et plusieurs flankers des classiques de la maison, de nombreuses sorties dans la collection des Exclusifs de la marque (Néroli outrenoir, Iris Torréfié, Santal Pao Rosa, Rose chérie, Musc outreblanc, Oud Nude et Cherry Oud), et dans celle des Aqua Allegoria (Bergamote Calabria, Coconut Fizz, Ginger Piccante, Flora Salvaggia, Nettare di Sole, Forte Mandarine Basilic et Forte Rosa Rossa). 
Les consécrations s’enchaînent ainsi pour la parfumeuse, qui avait reçu en décembre 2021 l’insigne de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres

Quant au Prix d’honneur, qui met en avant un parfumeur dont la carrière « a largement contribué à l’enrichissement de la création olfactive » et attribué l’an dernier à Christopher Sheldrake, il a été remis à Anne Flipo. Chez IFF depuis 2004 après un passage chez Créations aromatiques (aujourd’hui Symrise) et Charabot, elle a signé en outre La Chasse aux papillons chez L’Artisan parfumeur, L’Interdit de Givenchy, Girl de Rochas ou encore Synthetic Jungle aux Éditions de parfums Frédéric Malle. 

Anne Flipo accompagnée de l’équipe d’IFF. Photo Frédéric Froger

Cette année a aussi vu naître une nouvelle catégorie de récompense, celle du Prix international, décerné à Philippe Paparella « pour l’ensemble de sa création exprimée à l’international ». Parfumeur chez Symrise depuis 2008 après avoir travaillé pour Mane, on lui doit notamment Sintra de Memo et des compositions pour les marques Hermetica, Re Classified, Molton Brown ou encore Spiritum.

Philippe Paparella. Photo Frédéric Froger

L’occasion également pour Jérôme Viaud, maire de la ville de Grasse, d’annoncer que la prochaine édition de l’événement, sera organisée dans la capitale mondiale du parfum, dont les savoir-faire ont été inscrits au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2018 et où s’est formé François Coty, dans les établissements Chiris. Rendez-vous le 16 octobre 2023 pour découvrir les prochains lauréats !

Visuel principal : Delphine Jelk au côté de membres du jury © Frédéric Froger

L’essence de la musique, par Francis Kurkdjian et Klaus Mäkelä : effluves en ré mineur

Vendredi soir avait lieu à la Philharmonie de Paris un concert d’un genre un peu spécial. Sur la scène du Studio : à droite, un violoncelliste et son instrument, à gauche, un parfumeur avec des petits flacons près de lui, et sur les genoux des spectateurs, des livrets contenant des touches odorantes. Et si la musique constituait une opportunité pour la culture olfactive ?

Tout a commencé il y a un peu plus d’un an, au moment même où Francis Kurkdjian prenait la place de François Demachy à la direction de la création chez Dior. Le parfumeur est alors contacté par ses amies pianistes Katia et Marielle Labèque, qui l’informent que la Philharmonie de Paris cherche quelqu’un pour collaborer à un programme qui mêlerait musique et parfum. Selon les musiciennes, cela ne pouvait être que lui. Il rencontre alors le directeur musical de l’Orchestre de Paris et chef principal du Philharmonique d’Oslo, Klaus Mäkelä. Le jeune chef finlandais de 26 ans, passionné de parfums, lui propose une « conversation musicale et artistique » autour de la Suite n°2 pour violoncelle seul en ré mineur de Johann Sebastian Bach, dans laquelle les évocations et les émotions résonnent, se partagent et s’expriment à travers une interprétation réciproque. 

Pour chacun des six mouvements de la Suite, Francis Kurkdjian compose une formule à partir de quelques ingrédients, inspirés de son écoute mais surtout des mots du musicien : mélancolie, obscurité, espoir, énergie…  « Je me suis laissé guider par les mots et l’archet de Klaus interprétant cette suite de Bach pour en transposer les émotions » explique le parfumeur, qui une fois sur scène, commence par tremper deux mouillettes dans un flacon, et en tend une à son partenaire en prononçant les mots de ce dernier. 

Chaque parfum est ainsi senti simultanément par les deux artistes et par le public qui retire chaque touche de sa pochette cristal dans le livret prévu à cet effet. Klaus Mäkelä interprète alors le mouvement, lui-même imprégné des sentiments que lui procure l’odeur, celle-ci colorant à son tour son jeu. « Tous ces accords sentent le ré mineur, la tonalité de cette Suite, dont le son est très particulier », explique-t-il. 

Mais cet aller-retour musique-parfum-musique ne s’arrête pas là, puisqu’à la fin du livret figure la fiche de formulation des six compositions, comportant le nom des matières utilisées et les pourcentages pour chaque mouvement. On en retrouve certaines en commun, tandis que d’autres apparaissent dans une seule colonne. Comme le fait remarquer le parfumeur, ce document apparaîtra comme du chinois pour un grand nombre des spectateurs, de la même manière qu’une partition de musique est indéchiffrable pour beaucoup – même s’il est de nos jours plus simple et courant de fréquenter un conservatoire que de recevoir une formation à la parfumerie… L’accès à cette fiche, pour ceux qui savent, ou feront l’effort de la lire, revêt alors une inestimable valeur : à l’heure où beaucoup parlent de l’importance de l’éducation olfactive du public, et de transparence de l’industrie, pouvoir découvrir ces informations, assis dans une salle de concert avec une mouillette sous le nez et du Bach dans les oreilles, n’est pas juste anecdotique. C’est rare et précieux. 

Au-delà de l’expérience multisensorielle – voire pour certains, synesthésique – j’y vois une manière intelligente et audacieuse de permettre un accès à la culture olfactive, par le biais d’une rencontre artistique entre deux univers qui se répondent. Sentir l’accord, savoir de quoi il est composé, comparer les formules et les interprétations, observer à quel point une matière peut se comporter différemment suivant son dosage et celles qui l’accompagnent, tout en écoutant le jeu du violoncelle, et s’amuser à saisir comment s’est construite cette traduction entre les deux langages est un réel plaisir. À quoi la note animale de l’Ambrinol fait-elle écho dans le Prélude ? L’iris sourd et poudré traduit-il la tristesse de la Sarabande ? Le trans-2 dodécenal aux facettes métalliques et juteuses évoque-t-il la vivacité de la Courante ? Quels sont les points communs olfactifs et harmoniques entre le Prélude et l’Allemande ? Et pour ceux qui ne savent pas déchiffrer ce jargon compliqué, le simple fait d’écouter son ressenti en humant chaque mouillette et en tenant entre ses mains un tel document constitue une ouverture vers un autre monde, auquel nous invite Francis Kurkdjian avec générosité, humilité et transparence.

Cette expérience permet par ailleurs, contrairement à ce que la conception du parfum comme produit de consommation nous a habitués, d’appréhender celui-ci autrement qu’à travers le biais du « j’aime/j’aime pas », puisque nous sommes conviés à considérer la dimension émotionnelle en lien avec la musique dans son ensemble, plutôt que tel ou tel type de note que l’on porterait. Dirait-on de la Sarabande : « Je n’aime pas trop le sol et le fa dans ce passage » ?

Cette représentation – dont la totalité des places étaient vendues le premier jour – sera je l’espère la première d’une longue série qui permettra de faire davantage entrer la culture olfactive dans les salles de concert, les musées, les expositions… Elle démontre que le public peut avoir accès au parfum ailleurs que chez Sephora et autrement qu’à travers un flacon, et que celui-ci peut, et même devrait, être aussi découvert et apprécié collectivement, permettant de partager l’émotion qu’il suscite. Et cela parfois grâce à des moyens simples, sans nul besoin de technologie onéreuse et complexe. Une idée, une rencontre, des échanges, des mouillettes, pas besoin de beaucoup plus. 

Cet événement résonne d’ailleurs avec celui proposé en ce moment par Cartier, l’OSNI 2 présent jusqu’au 11 décembre sur l’Esplanade des Invalides : une expérience visuelle, auditive, olfactive et tactile autour du parfum La Panthère de Mathilde Laurent, qui permet de s’évader avec délice et poésie dans un monde multi-sensoriel parallèle, le temps de quelques minutes.

Encourageons toutes les initiatives qui permettent de sortir le parfum de son carcan commercial et individualiste, et le remettent à sa place d’œuvre culturelle et de pourvoyeur d’émotions collectives.

Photos : © Nez

« Je suis une astronaute », par Emmanuelle Dancourt

Ce samedi 3 décembre est la journée internationale des personnes handicapées : l’occasion de rappeler que les anosmiques ne sont toujours pas reconnus comme tels, malgré le travail d’Anosmie.org, fondée par Jean-Michel Maillard en 2017 et qui constitue à ce jour la seule association en France. Conçue à la fois comme une cellule de soutien, d’information et de sensibilisation, elle propose également un protocole gratuit de rééducation olfactive réalisé en 2019 avec le CNRS (traduit en anglais, espagnol et allemand) ainsi qu’une web-application (www.covidanosmie.fr, recommandée par le Ministère des Solidarités et de la Santé).
Emmanuelle Dancourt, journaliste TV et ambassadrice d’Anosmie.org, a fondé pour l’association le podcast Nez en moins, afin de créer des ponts entre le monde de l’anosmie et celui de l’olfaction. Elle prend désormais la plume dans une chronique de Nez, la revue olfactive au sein de laquelle elle dévoile son vécu en tant que « zéro parfait » : nous vous proposons aujourd’hui d’en découvrir le premier texte, publié dans Nez #14, comme une immersion dans une autre expérience du monde.

L’apesanteur fait perdre aux astronautes une large partie de leur odorat, et donc de leur goût. Dans l’espace, ils deviennent anosmiques, un mot aussi barbare qu’inconnu du grand public.
Je suis moi-même née astronaute. Dépourvue de sens olfactif. Je n’ai jamais senti une odeur de ma vie. L’herbe coupée, le beurre fondu, le feu de cheminée, la terre mouillée, les fleurs, le poulet rôti, la colle Cléopâtre, Chanel No5 sont pour moi visions, sensations corporelles, fantasmes, mais en aucun cas effluves. Eussé-je perdu l’odorat, je saurais. Sentir ? Juste un concept.
Moi : À quoi sert une odeur ? Oui, je cuisine au gaz, pourquoi ? Thé vert ou thé noir, quelle importance ? Quel parfum de lilas ? Bien sûr que je peux changer les couches du bébé ! Ah bon, chaque personne a sa propre odeur ? Et moi, je sens bon ? Quoi, mon haleine ? Je confirme, l’argent n’a pas d’odeur !
Vous : Quelle chance ! Tu ne sens pas ce qui pue, alors ! Tu as du goût ? Tu cuisines ? Tu as surdéveloppé un autre sens ? Pourquoi portes-tu du parfum ? Comment fais-tu pour les souvenirs ? Et pour le sexe ?
La vérité ? Vous êtes aussi anosmiques que moi dès que vous avez le nez bouché ! Pas d’olfaction, pas non plus de rétro-olfaction, donc plus de goût, qui relève principalement de l’odorat – jusqu’à 90 %, selon ce que vous ingérez. En cas de rhume, votre libido aussi dégringole, l’aviez-vous remarqué ?
D’autres problèmes surgissent sur la planète Anosmia. Sans odorat, je suis privée de certains messages du lieu où je me trouve (odeur de brûlé ? de cannabis ?), de certaines alertes sur la personne en face de moi (empeste-t-elle l’alcool ? la cigarette ? le parfum d’une autre ?). L’anosmie fait de moi un être sans filtre et sans méfiance, condamné à la candeur. Je suis impénétrable, prisonnière de cette combinaison d’astronaute qui m’isole de la subtilité du monde. Le nez humain pourrait distinguer mille milliards d’odeurs différentes. Moi ? Rien. Le vide intersidéral.
À 19 ans, j’apprends que j’ai développé le syndrome de Kallmann-de Morsier, qui peut entraîner une stérilité. Mon anosmie n’est que la conséquence d’un désordre hormonal sévère. Le verdict est d’une dureté inouïe. À 23 ans, je deviens journaliste… Pour pallier intellectuellement mon anosmie en approchant la vérité du monde avec mes questions ?
À 28 ans, je donne naissance à une petite fille. La PMA m’a sauvée. Trois garçons suivront. À 35 ans, je suis identifiée par un laboratoire de l’université Lyon 1 comme un zéro parfait. Une nullité absolue en olfaction. Un des rares cas repérés dans le monde. Même une huître a plus d’odorat que moi !
À 46 ans, j’adhère à l’association Anosmie.org. Nous lançons le podcast Nez en moins pour expliquer aux normosmiques ce qu’est un monde sans odeurs.
À 48 ans, je crée un parfum avec Ugo Charron, parfumeur pour Mane à New York. Pour contourner mon handicap, nous utilisons le langage synesthésique, innovation que nous présentons au Congrès mondial de la parfumerie, à Miami, en juin 2022. Umema sera bientôt commercialisé.
Je suis anosmique. Je ne peux pas me sentir, je ne peux pas vous sentir non plus. Je suis une astronaute en apesanteur dans un univers d’odeurs imperceptibles.

Visuel principal : Photo des bénévoles de l’association Anosmie.org, © Caroline Bigot-Rablet

Emmanuelle Dancourt

Cette journaliste, autrice et podcasteuse (Nez en moins) née sans odorat se passionne pour le monde des senteurs et a créé une fragrance avec le parfumeur Ugo Charron.

De la bouche au nez : quand les saveurs deviennent parfums

Cet article a été écrit en partenariat avec Mane.

Derrière leur apparente familiarité, les notes alimentaires constituent un défi créatif pour les parfumeurs : la société Mane met à leur disposition des matières innovantes afin de dépasser l’écriture littérale et d’imaginer des fragrances signées et inventives. La biotechnologie, à laquelle la maison de composition française a offert son propre laboratoire de recherche dès 1987, en constitue l’un des piliers.

Le sucre est addictif : voilà un fait bien connu de l’industrie alimentaire mais aussi de celle du parfum, qui joue depuis de nombreuses années désormais la carte du glucose, appât facile des consommateurs. Certains, cependant, dépassent cette vision simpliste pour proposer une approche plus créative des notes alimentaires, imaginant les tendances de la parfumerie de demain. C’est le cas de Mane, qui en plus d’être la première société de composition française, a aussi été précurseur dans le travail des notes salées. On lui doit notamment deux féminins aux intonations d’eau de mer, New West for Her pour Aramis en 1990, de Yves Tanguy, et Escape pour femme chez Calvin Klein l’année suivante. Ils demeurent les chefs de file d’une nouvelle tendance qui se développera les années suivantes, et constituent en ce sens une prise de risque audacieuse – et réussie – pour l’époque. Car si leur portée mnésique est intéressante à exploiter, les notes gustatives peuvent aussi rapidement convoquer des associations qui siéent peu au domaine de la parfumerie : 

« L’un des défis est de trouver le juste équilibre entre l’aspect littéral de l’alimentaire, l’idée novatrice et la portabilité du parfum. Il faut beaucoup de précision, car les nuances sont vites perceptibles : c’est un travail de dentelière, ce qui explique la longueur de certains développements comme celui de Womanity », explique Mathilde Bijaoui, qui a participé à la composition du parfum Mugler lancé en 2010. Deux ans ont en effet été nécessaires pour que le projet se concrétise : « Parfois, ce sont certaines matières novatrices qui nous aident à avancer dans la composition : dans ce cas, notre technologie Jungle Essence a été essentielle : c’est à partir d’un extrait Jungle Essence de caviar que nous avons pu imaginer un accord caviar qui se marie à la figue et signe le parfum avec audace », poursuit-elle. 

Au-delà de la littéralité

La même année, elle compose Like This, issu d’une rencontre avec Tilda Swinton pour la maison de niche État libre d’Orange. Lors de leur premier échange, l’actrice évoque l’odeur présente dans sa maison, et notamment celle d’un crumble de potiron qu’elle cuisine pour ses enfants : « À partir de cette idée, mon fil conducteur a été la couleur orange, en référence à la carnation de Tilda, au nom de la marque et bien sûr à la citrouille. J’ai voulu recréer sa texture crémeuse, veloutée, plutôt que son odeur, que j’ai habillée de lactones, de mandarine, de fleur d’oranger, d’immortelle… C’est l’imaginaire qui m’a portée, et non la retranscription à l’identique du légume ! »

Mathilde Bijaoui a également signé la collection « English Fields » chez Jo Malone en 2018. Novatrice, celle-ci fait la part belle aux céréales, alors encore très discrètes dans les parfums. Pour en saisir toutes les nuances, une séance d’olfaction chez un boulanger est organisée, à la découverte des différentes farines, entre seigle légèrement fumé et châtaigne plus sucrée. D’un Primrose & Rye inspiré là encore par la couleur qui tisse le lien entre l’orge, le maïs et le mimosa ; en passant par un Honey & Crocus où le miel prend des intonations presque foin, entre graine et fleur sauvage, adouci de lait d’amande ; jusqu’à Oat & Cornflower où la parfumeuse a imaginé olfactivement la texture d’un muesli aux fruits secs sans partir vers le sucré, les interprétations comme les inspirations sont diverses. Si les noms des cinq compositions au total peuvent ainsi évoquer une écriture littérale, il ne faut pas oublier que les parfumeurs abordent chaque exercice avec leur propre sensibilité, et même leur histoire : « Si je composais à nouveau l’un de ces parfums aujourd’hui, je sais que je n’aurais pas la même approche », souligne-t-elle. De même que le peintre ne reproduit pas un paysage sur une toile, mais offre toujours une interprétation particulière de celui-ci, le parfumeur livre « l’atmosphère des choses », pour reprendre les mots du philosophe Ernst Cassirer dans son Essai sur l’homme : « En disant de deux artistes qu’ils peignent « le même » paysage, on décrirait fort mal notre expérience esthétique. Du point de vue de l’art, cette prétendue similitude est pure illusion. On ne peut dire de l’objet de deux peintres qu’il est le même. L’artiste, en effet, ne peint ni ne copie un objet empirique donné – un paysage avec ses collines et ses montagnes, ses ruisseaux et ses rivières. Ce qu’il nous livre, c’est la physionomie particulière et momentanée du paysage. Son désir est d’exprimer l’atmosphère des choses, le jeu de lumière et d’ombre. Un paysage n’est pas “le même” à l’heure naissante du crépuscule, sous la chaleur de midi, un jour de pluie ou de soleil. Notre perception esthétique manifeste une diversité beaucoup plus grande, et appartient à un ordre beaucoup plus complexe que la perception commune des sens ». L’approche du créateur de parfums n’est ainsi pas réductible à une perception sensible commune : elle dépasse l’approche immédiate pour offrir une construction nouvelle du réel. Ainsi les notes alimentaires ne sont-elles pas à saisir au sens littéral : elles évoquent, font référence, subliment et n’en restent pas à la retranscription pure, même si leur matériau de base est lui-même parfois issu de la recherche en aromatique alimentaire.

Nourrir la palette

En effet, les maisons de compositions travaillant à la fois sur la parfumerie et les arômes, les échanges entre ces deux pôles sont constants, et nourrissent la palette de création autant que l’inspiration. Cependant, de nombreuses matières utilisées pour les aliments ne sont pas disponibles pour la parfumerie, que ce soit pour des questions de législation ou de solubilité dans l’alcool. Depuis 2020, les extraits Jungle Essence, pensés comme des matières-joyaux précieuses, enrichissent le vocabulaire olfactif des créateurs de la maison de composition. Parmi eux, on compte notamment la noisette crémeuse et addictive, ou encore l’algue rouge aux intonations de feuille nori, qu’Ugo Charron a d’ailleurs employée pour construire l’effet « umami » de Umema, créé aux côtés de Emmanuelle Dancourt, journaliste anosmique de naissance. Mais la technologie inédite permet aussi d’extraire des ingrédients qui résistaient jusqu’alors à l’extraction, comme certains fruits : « Julie Massé a utilisé un extrait de cassis Jungle Essence dans Sì de Giorgio Armani, bien plus fruité et plus juteux que l’absolue de bourgeons de cassis, sans être sucré : très naturaliste », souligne Mathilde Bijaoui.

Pour compléter la palette, les molécules issues de biotechnologies sont également une ressource de choix : « Pour les obtenir, on reproduit grâce à des micro-organismes ce qui se passe dans la nature mais dans des conditions contrôlées, où les paramètres (humidité, température…) sont optimaux. Si leur prix reste élevé, à l’heure où croît de la part des consommateurs – et donc des marques – la demande de naturalité, mais aussi de développement durable (moins de déchets,…), nous misons beaucoup dessus. Sans compter que 95% peuvent trouver une application à la fois en aromatique et en alimentaire », explique Fanny Lambert, responsable du département de biotechnologie de Mane.

Il n’est pas vraiment question, dans le domaine, de remplacer des molécules disparues de la palette, mais véritablement d’en apporter de nouvelles. Pourtant, toutes doivent exister dans la nature : il ne s’agit pas d’inventer ex nihilo, en ajoutant des éléments chimiques à des molécules existantes pour en créer d’autres, comme cela peut être fait dans la synthèse classique. Comment avance dès lors la recherche ? « Si on me demande une molécule en particulier, il faut que je sache exactement ce que je cherche, pour pouvoir la retrouver dans la nature et comprendre comment elle est née : ce n’est qu’à ces conditions que je peux la reproduire à partir de micro-organismes utilisés comme catalyseurs. Mais la nouveauté provient le plus souvent des fruits de recherches académiques qui identifient de nouvelles molécules et les voies métaboliques utilisées par les plantes pour les produire » poursuit-elle. Plus rarement, les molécules sont issues de coups de chance scientifiques. C’est ainsi le cas pour la Tropicalone, synthétisée en travaillant sur un autre projet : «L’histoire est fascinante, car c’est en cherchant à produire une molécule que nous avons obtenu une autre, que nous n’attendions pas. Olfactivement, c’est une note magnifique de fruit tropical, puissante et complexe. »

De l’idée à la réalité

Ce n’est alors qu’un premier pas vers la production de molécule, une fois identifiée : « plusieurs étapes sont encore nécessaires, et il faut attendre neuf à douze mois pour qu’elle soit produite à grande échelle : validation des étapes de production qui permettent la répétabilité, établissement du coût, validation qualitative de lots produits, aval réglementaire pour la toxicité… Tout est mis à plat jusqu’à la réunion finale du comité scientifique de Mane », énumère Fanny Lambert. Patronnée par Jean Mane en personne, la réunion réunit parfumeurs et aromaticiens, chercheurs, services qualité et toxicologie qui discutent pour savoir si la nouveauté est intéressante de manière globale. 

Une fois disponible dans la palette, il restera aux parfumeurs de s’accorder le temps de l’apprivoiser… Mais souvent avec grand bonheur : « Il y a vraiment de très belles molécules. J’ai un coup de cœur pour la Cocotone, qui donne un effet eau de coco, avec beaucoup de naturalité, et peut aussi apporter un effet texture crémeux : à la fois très addictive sans être sucrée ! », se réjouit Mathilde Bijaoui. Parmi ses préférences, on compte aussi le Vayanol, « très complexe, qui peut révéler des facettes très différentes selon les compositions : à la fois liquoreuses de vanille boisée, cuirée, fumée, mais aussi épicées, qui peut venir créer un effet œillet dans un bouquet ». Ces deux nouveautés, présentées lors du World Perfumery Congress de Miami cette année, célèbrent du même coup 35 ans d’expertise de Mane en la matière. Parmi les autres chouchous des créateurs, la Melbatone apportera quant à elle un effet peau de pêche, tandis que l’Orcanox, un ambré boisé très puissant et rémanent, confère un côté salé qui rappelle l’ambre gris, cet « or blanc » de la parfumerie.

Il ne reste plus qu’à attendre le bon brief pour pouvoir mettre à l’œuvre ces merveilles de naturalité. Mais le pari est fait : les intuitions créatives de la société familiale du Bar-sur-Loup s’étant à maintes reprises révélées juste, gageons que les marques iront bientôt piocher dans ces notes alimentaires non sucrées la concrétisation de l’appel à une naturalité addictive attendue de la part des consommateurs ! 

  • Cet article a été écrit en partenariat avec Mane.

Visuel principal : © Andrii Leonov / Unsplash

Les Grands entretiens : Alain Alchenberger

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Il existe autant de façons de composer un parfum qu’il existe de créateurs. Nez vous invite à découvrir leur parcours, leur pratique et leur vision.

Depuis 1978, Alain Alchenberger, parfumeur chimiste de formation, est passé par les plus grandes maisons de composition : Givaudan, Créations Aromatiques ou encore Mane. Son parcours atypique l’a conduit à créer d’abord des fragrances pour des produits d’entretien, puis des parfums pour Ralph Lauren, Versace, Jil Sander ou encore Michael Kors. 

Aujourd’hui Senior Creative Perfumer chez Luzi, il nous a reçu à Zurich, dans les locaux flambants neufs de la maison de composition. Il évoque pour nous certains de ses thèmes de prédilection, comme sa manière de composer s’inspirant des philosophies orientales et sa passion de transmettre aux jeunes générations. 

Ce podcast vous est raconté par Guillaume Tesson.

Suivre Luzi sur Instagram : @luzi.official

Crédit photo : Luzi

Max Forti, fondateur de ScentXplore : « Notre objectif de mettre en relation marques, consommateurs, parfumeurs, experts et créateurs de contenus »

En 2019, l’entrepreneur Max Forti lançait à New York ScentXplore, mettant en contact professionnels du parfum et passionnés. Après deux sessions virtuelles dues à l’épidémie de Covid-19, l’événement revient les 2 et 3 décembre 2022 sous un format hybride, à la fois sur place et en ligne, avec Nez pour nouveau partenaire. Entretien.

À quand remonte votre passion pour l’univers du parfum ?

D’aussi loin que je me souvienne, les odeurs m’ont toujours intrigué. Enfant, j’étais fasciné par le parfum de ma mère, Poison de Christian Dior. Jeune adulte, je suis tombé amoureux de Dolce & Gabbana pour homme. Flacon après flacon, au fil des trente dernières années, j’ai rassemblé une vaste collection personnelle. Il y a tout juste dix ans, j’ai commencé à poster des vidéos sur YouTube pour partager mes connaissances et ma passion avec d’autres amateurs de parfums. Aujourd’hui, je développe des projets avec de nombreuses marques dans le monde entier, en parallèle de mes fonctions d’organisateur de ScentXplore.

Qu’est-ce qui vous a décidé à mettre sur pied ScentXplore ?

Avec le temps, je me suis de plus en plus intéressé à la parfumerie de niche. J’y ai trouvé de nouveaux concepts, de la diversité et une vraie démarche artistique. J’y ai consacré beaucoup de temps, notamment en participant à des événements dédiés à ce secteur en Europe. Il n’y avait rien de tel sur le continent américain, et je me suis dit qu’en important ce type de concept, je pouvais apporter quelque chose à la communauté locale des amateurs de parfum. Mon principal objectif a toujours été de favoriser les rencontres, en l’occurrence celle des marques et des passionnés. La première édition de ScentXplore a eu lieu en 2019, au Fashion District de New York. 

En quoi cet événement comble-t-il un manque sur le marché américain ?

Historiquement, l’industrie du parfum s’est concentrée en Europe, en particulier en France, en Italie et au Royaume-Uni. En toute logique, c’est là que les grands salons et les événements majeurs autour de la niche se sont développés. Mais depuis quelques années, grâce aux réseaux sociaux, les consommateurs américains se sont de plus en plus éduqués à cette branche de la parfumerie. Désormais, grâce à ScentXplore, ils peuvent rencontrer et échanger avec les acteurs du secteur, des dizaines de marques, des spécialistes de l’industrie, des parfumeurs et des créateurs de contenus du monde entier, virtuellement s’ils participent à distance, ou de visu s’ils se rendent sur place à New York. C’est en tissant des liens que visiteurs et exposants comblent les manques.

À quel public s’adresse ScentXplore ?

Nous ciblons les amateurs de parfums passionnés par la niche. Un public pointu et soudé, qui recherche un contact privilégié avec les marques d’exception, pour découvrir leurs fragrances phares et leurs nouveautés, échanger avec des experts du secteur et des parfumeurs, tout en rencontrant d’autres amateurs venus du monde entier. Pour cela, nous proposons un accès de choix aux dernières informations et tendances du marché, à travers des conférences, des ateliers et des masterclasses. Cette année, nous attendons plus de 2 000 visiteurs. Pour vous donner une idée, la dernière édition a réuni 77 pays !

Quels seront les points forts du cru 2022 ?

Les deux derniers événements se sont déroulés à distance en raison de la pandémie. Cette année, notre quatrième édition se tiendra sous une forme hybride. Nous l’avons pensée de manière à ce que chaque participant puisse, sur place ou virtuellement, profiter pleinement du programme. Ce qui fait de ScentXplore le premier et l’unique événement international hybride dédié à la niche. Le nombre de marques ayant répondu présent passe de 28 à 53. En plus de la masterclass très attendue de l’auteur Michael Edwards, nous proposerons, entre autres, celles de marques comme Amouage et Parfums de Marly.      

Pendant la crise du Covid-19, ScentXplore a proposé un format 100% digital. Avec le recul, cette option a-t-elle constitué un atout pour l’organisateur que vous êtes ?

L’industrie du parfum a beaucoup souffert de cette pandémie. De nombreux événements et salons ont été annulés ou reportés. Nous avons pris le risque de maintenir les éditions 2020 et 2021 à travers un accès en ligne. L’avantage, c’est que des centaines de « visiteurs » hors des États-Unis ont pu assister à l’événement en restant confortablement chez eux. Résultat, notre public s’est élargi au monde entier. Aujourd’hui, avec ce dispositif mixte, nous comptons fédérer un public encore nombreux pour renforcer notre objectif de mettre en relation marques, consommateurs, parfumeurs, experts et créateurs de contenus, et ce en diffusant des savoirs de qualité d’une manière divertissante et stimulante.

Cette année, Nez est partenaire de ScentXplore. Que vous inspire le développement de la culture olfactive et où se situent les États-Unis sur ce point ? 

Ce partenariat constitue un bénéfice mutuel. Le rôle joué par Nez dans le paysage de la parfumerie de niche et dans le parfum en général permet concrètement au public de comprendre et d’appréhender toutes les facettes et les nuances de cette industrie – et au-delà, de l’importance du sens olfactif dans nos vies. La culture olfactive prend de l’importance aux États-Unis, en particulier à travers la niche. Je suis persuadé que Nez va y contribuer grandement en accompagnant la diffusion des connaissances et en les propageant davantage sur le marché américain. ScentXplore est fier de pouvoir compter sur un partenaire comme Nez pour que cette diffusion des savoirs se déroule de manière inclusive, chaleureuse et bien organisée. Nous nous réjouissons d’unir nos efforts pour cet événement, en espérant retravailler ensemble à l’avenir.

Pour en savoir plus sur ScentXplore : https://scentxplore.com/the-event/

Visuel principal : © Max Forti

1+1 : Adorem – Akrame Benallal & Fabrice Pellegrin

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Le parfumeur Fabrice Pellegrin est responsable de l’innovation et du développement des matières premières chez Firmenich. Akrame Benallal, chef cuisinier étoilé, propose des accords gustatifs audacieux mis en scène avec virtuosité dans une veine esthétique contemporaine. Au fil des rencontres, les deux créateurs puisent dans leurs racines méditerranéennes et leurs affinités pour l’encens et les notes sombres afin de concevoir à quatre mains une fragrance baptisée Adorem. Plongez dans les coulisses de cette création.

Ce podcast a été réalisé par Guillaume Tesson.

Photos : Ava du Parc / Atelier Marge Design

1+1 : une expérience de création

Nez propose une série de rencontres entre des parfumeurs et des personnalités d’autres univers. Chacune donne naissance à une création olfactive disponible en édition limitée avec chaque nouveau numéro de la revue.

Ces créations sont disponibles sur le Shop by Nez.

Marcel Proust : Pot de chambre & vases de parfum

Dans son roman fleuve, l’écrivain asthmatique met en scène un narrateur hypersensible dont les narines ne sont pas moins fines que le palais. À l’occasion du centième anniversaire de sa mort ce 18 novembre 2022, nous vous proposons un article de Clément Paradis initialement paru dans Nez, la revue olfactive #13 – De près ou de loin.

Ah, « le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul » ! Quel succès ! On y fait même allusion pour parler de l’effet qu’une fragrance pourrait avoir sur nous dans le temps. C’est vrai qu’il y a quelque chose de vertigineux à avoir ainsi condensé, comme Marcel Proust dans le début de son roman À la recherche du temps perdu, publié en sept tomes de 1913 à 1927, « tout Combray » dans une tasse de thé, tout un village d’enfance dans une réminiscence fugace et bouleversante. Si Proust était assurément un homme « de goût », son approche de la sphère olfactive, peu connue, n’en est pas moins délicate et porteuse de réflexions sur l’art et la vie.
Né en 1871, Marcel Proust est diagnostiqué asthmatique dès l’âge de 9 ans : en rentrant d’une promenade au bois de Boulogne, l’enfant est pris d’une effroyable crise de suffocation qui manque de l’emporter. Son univers sensible se déploie dès lors comme un labyrinthe complexe. Il se tient éloigné des parfums capiteux de son temps, qu’il ne tolère pas, tandis qu’il se plonge avec délice dans la littérature du XIXe siècle qui fait l’éloge des senteurs les plus enivrantes. Son roman garde la trace de ces émerveillements ; il y cite l’évocation d’une « odeur fine et suave d’héliotrope [qui] s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs » comme « une des deux ou trois plus belles phrases » des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Il y rappelle aussi la verve baudelairienne et la recherche par le poète, « dans l’odeur d’une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, [des] analogies inspiratrices qui lui évoqueront “l’azur du ciel immense et rond” et “un port rempli de flammes et de mâts” ». Les effluves donnent à lire l’espace et ouvrent pour le lecteur les horizons de nouvelles correspondances. 

Des arômes redoutés, différents 
Le héros d’À la recherche du temps perdu, créature sans nom mais perpétuellement traversée par le monde et ses mots, réévalue sans cesse sa position face à la dimension olfactive du monde. Dans sa maison d’enfance, chez ses grands­parents, c’est d’abord l’escalier le séparant de sa mère qui se pose en adversaire, avec son « odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin ». Mais les jeunes années apportent aussi leur lot de senteurs amies, et peut-être le premier « parfum » marquant de la Recherche : celui du pot de chambre après la dégustation d’un plat d’asperges. L’esprit de l’enfant prête en effet vie à ces dernières et les imagine jouer, « dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer [son] pot de chambre en un vase de parfum ». La chambre devient un lieu matriciel : au fil du roman, le héros en visitera de nombreuses, dans des demeures familiales ou des hôtels ; elles se rappelleront à son souvenir par leurs exhalaisons.
Chez Proust, le parfum n’est pas toujours où l’on croit, et la méfiance de l’asthmatique a peut-être conduit l’écrivain à prêter prudemment attention à tous les changements d’air. Construisant sa culture olfactive, le héros nous fait comprendre que les arômes redoutés, différents, sont aussi ceux qui nous édifient. L’un d’entre eux traverse le roman : le vétiver.
Découvrant la chambre qui lui est allouée au Grand Hôtel de Balbec, une station balnéaire imaginaire où se transportent en saison les mondanités parisiennes, le protagoniste se retrouve « dès la première seconde […] intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver ». Émanerait-elle des « savons trop parfumés » de l’établissement ? En tout cas, les effluves de la Recherche révèlent pleinement leur pouvoir dans ce passage du deuxième tome, À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Provoquant plus qu’une gêne fugace, ils sont capables d’offensives qui laissent le narrateur dépossédé de son monde : « N’ayant plus d’univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m’entouraient, qu’envahi jusque dans les os par la fièvre, j’étais seul, j’avais envie de mourir. » Ce qui devait être un séjour de repos se transforme en cauchemar. Quelques centaines de pages plus tard, alors que la saison touche à sa fin, le personnage, bon client, se voit proposer de meilleures chambres pour ses prochains séjours. La direction essuie alors un surprenant refus. « J’étais attaché maintenant à la mienne où j’entrais sans plus jamais sentir l’odeur du vétiver. » La chambre est adoptée, les séjours se répètent. L’indifférence finit même par faire place à des sentiments plus intenses et des associations plus incongrues : à la fin du roman, le héros se découvre « exalté » par les arômes pourtant déplaisants de la naphtaline et du vétiver qui lui rendent « la pureté bleue de la mer le jour de [son] arrivée à Balbec ». La racine d’Haïti se confond avec les paysages de la côte normande, nous rappelant que c’est d’abord l’arbitraire qui tisse notre relation olfactive au monde. Dans le roman proustien, les odeurs conditionnent donc un rapport à l’espace et à son souvenir, et régulent parfois astucieusement la chorégraphie mondaine. Pourtant, rares sont les personnages qui se parfument : la grande comédienne du roman, la Berma, inspirée de Réjane et Sarah Bernhardt, en fait partie ; ou plutôt, on apprend au détour d’une anecdote qu’elle utilise « des océans de parfums pour laver ses chiennes ». La principale figure mondaine dont on peut suivre le sillage est – sans surprise – Odette, la « cocotte » qui deviendra madame Swann. Sa fragrance de prédilection se perçoit « jusque dans l’escalier » et contribue à faire de sa demeure une « chapelle mystérieuse » au cœur de laquelle on trouve certains plaisirs, mais aussi « tant de chaleur, de parfums et de fleurs ». Ces plaisirs suspects n’enthousiasmant guère Françoise, l’employée de maison du héros, elle s’affairera à discréditer Albertine, la femme qui partage sa vie pendant un moment, elle aussi amatrice d’agréments olfactifs : « ça va être une vraie parfumerie ici »

Catleyas et seringas 
Mais ce qui rebute les uns attire les autres : Swann, le mondain charmeur et cultivé, se laisse parfois guider par son odorat dans le faste des réceptions parisiennes. On le croise ainsi serrant la main d’une marquise et plongeant « un regard attentif, […] absorbé, presque soucieux dans les profondeurs du corsage » de la dame : il est grisé par son parfum, si bien que ses narines palpitent « comme un papillon prêt à aller se poser sur la fleur entrevue ». Le savoir-vivre de Swann étant impeccable, la rencontre n’ira pas plus loin. Mais avec Odette, lorsqu’il se rend compte que l’attirance qu’il a pour elle est réciproque, un autre ballet prend forme dans l’intimité d’une voiture. Portant à la main un bouquet de catleyas, la cocotte arbore des fleurs de cette même orchidée dans ses cheveux ainsi qu’à l’ouverture de son corsage décolleté. La voiture cahote, les catleyas chancellent, Swann entreprend de sauver ceux qui ornent la gorge d’Odette. « Il était vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient tombés », explique-t-il timidement à la jeune femme qui n’offre aucune résistance. L’effluve des fleurs, ou plutôt son absence éventuelle, est alors le prétexte choisi par Swann pour se rapprocher encore davantage d’elle : « Sérieusement, je ne suis pas désagréable ? Et en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur, non plus ? Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité. »
Dans le trouble des exhalaisons florales, leurs parcours s’unissent quand d’autres se séparent. Si Swann « fait catleya » avec bonheur, le héros du roman souffre plus tard, victime d’une mise en scène retorse lors du « soir de la branche de seringa ». Il rentre pourtant chez lui heureux : madame de Guermantes lui a offert, parce qu’elle savait qu’il les aimait, des seringas du Midi. Seulement, en montant l’escalier il croise Andrée, une amie d’Albertine, que la senteur « si violente » des fleurs semble incommoder. Elle lui confie d’ailleurs qu’Albertine ne devrait guère plus apprécier l’entêtant bouquet. Passant la porte de l’appartement, il ne s’émeut donc pas de voir cette dernière le fuir et se réfugier dans sa chambre. Il n’apprendra qu’après la mort de sa compagne ce qui s’est joué ce soir-là : la répulsion des deux jeunes femmes était feinte, probablement destinée à lui dissimuler draps défaits et autres vestiges de jeux charnels qu’elles venaient peut-être de partager dans son appartement. Les odeurs tissent ainsi des jeux sociaux complexes, des scènes marquantes pour le narrateur, tant et si bien qu’il finit par élaborer une curieuse théorie : notre esprit fonctionnerait comme travaille un parfumeur. 

Héros synesthète 
Le protagoniste est un être de désir, et son expérience du monde convertit ses déceptions en savoir, remplace les fantasmes par des connaissances réelles. Mais comment rendre sensible au mieux cette réalité ? Son admiration pour une sommité de la vie aristocratique, la princesse de Parme, est l’occasion d’un exposé théorique précis. Il avait en effet « fait absorber à ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes » au fil des années, « comme un parfumeur à un bloc uni de matière grasse ». C’est bien la technique de l’enfleurage qui est décrite ici, c’est-à-dire l’utilisation de la capacité des corps gras à absorber naturellement l’odeur des plantes. Mais les fleurs sont remplacées par nos fantasmes, et leurs supports sont les personnes qui nous entourent. Le rêve est cependant toujours bref et source de désillusion : en fréquentant la princesse de Parme, le héros s’aperçoit qu’elle n’est qu’une femme comme il en a tant connu, humaine, humble. Son esprit doit alors s’atteler à une seconde opération : celle-ci consiste, « à l’aide de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y incorporer à la place l’image d’une petite femme noire, occupée d’œuvres ». Senteurs et images se mêlent ainsi pour le héros synesthète affairé à recomposer en permanence l’effluve qu’il associe en lui-même à chaque être.
Proust n’est donc pas seulement attentif aux sensations olfactives : tout le procédé de fabrication des fragrances a été un centre d’intérêt pour lui, nourri par la lecture de Pays des aromates de Robert de Montesquiou (qu’il considérait comme un abrégé de l’histoire de la parfumerie) et de celle des Hymnes orphiques, ces prières aux divinités de la Grèce antique, précédées de la mention de substances odorantes à consumer pour accompagner leur récitation. L’auteur nous apprend ainsi que l’encens était le parfum de la mer, mais aussi celui des déesses Dikè, Thémis, Mnémosyne, des neuf Muses et de Circé. Ce partage d’une même essence par diverses divinités le trouble, mais il en tire une nouvelle leçon : les senteurs intérieures et les désirs que nous projetons sur les êtres qui nous inspirent sont moins personnalisés qu’on ne le croit. Ainsi peut-on expliquer pourquoi les déceptions et les tristesses qui les suivent sont également, dans le cours de nos vies, si semblables les unes aux autres. Les élans de pessimisme restent cependant passagers dans la Recherche : la vie parvient toujours à tirer le narrateur de ses idées noires en l’entourant de sensations à interpréter, émanant des espaces les plus divers, comme la madeleine parisienne ou les aubépines de Combray, avec lesquelles le héros dialogue dans son enfance. Malicieusement, Proust choisit pourtant une référence plus modeste pour parachever son raisonnement : le petit vase de parfum, espace de synthèse de ce qu’il y a de plus trivial et de plus crucial, d’infiniment petit et d’infiniment grand – car « une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats ».    

Visuel principal : Portrait de Marcel Proust par Paul Nadar, 1892 (détail) ©Ministère de la Culture – Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Dist. RMN-Grand Palais / Paul Nadar

Bois ambrés : l’invasion des profanateurs de narines

Tandis que la rose ou le jasmin ont les faveurs des médias, toute une famille de composés odorants occupe dans les discours une place inversement proportionnelle à leur présence dans les flacons et les sillages. Vous les sentez partout sans le savoir : de quoi s’agit-il ? Quand, comment et pourquoi les bois ambrés ont-ils envahi la parfumerie ? Nous vous proposons une tentative de réponse, qui assume sa part de subjectivité !

Si vous lisez Auparfum ou Nez régulièrement, vous aurez sans doute observé que, malgré une pluralité de profils et de parcours, la plupart des rédacteurs amenés à donner un avis critique sur un parfum se montrent généralement assez résistants au charme de ce que l’on nomme les « bois ambrés », dont la présence dans les compositions semble connaître depuis quelques années une croissance exponentielle, que rien ne parvient à arrêter. Et d’aucuns s’exclameront : « mais où est le problème, pourquoi tant de haine ? Quelle bande de snobs ! »
Avant tout début de réflexion sur ce constat ou d’analyse de la situation, prenons le temps de les définir, ces fameuses molécules qui envahissent les flacons mais restent cependant bien peu connues, et rarement nommées.

Ambre gris et Ambrox
« Sillage généreux, fort volume olfactif, tenue hors norme » : ainsi sont-ils résumés dans le chapitre du livre De la plante à l’essence qui leur est consacré. Les bois que l’on emploie dans les compositions sont essentiellement ceux de cèdre ou de santal, mais aussi ceux de rose, gaïac, cyprès, bouleau, oud… (le vétiver et le patchouli, malgré leur classification dans les boisés, sont respectivement une racine et une feuille). Cependant, contrairement à ce que leur nom laisse entendre, les composés qui nous intéressent ont davantage à voir avec ce qu’on appelle en parfumerie la note ambrée – elle-même souvent confondue avec la résine du même nom, mais qui provient initialement de l’ambre gris. Celui-ci est issu d’une sécrétion digestive du cachalot rejetée à la mer, qui, sous l’effet de transformations dues au soleil et à l’eau, va produire une substance rare et donc précieuse (quelques dizaines milliers d’euros le kilo), trouvée au petit bonheur la chance sur le littoral, et à l’odeur prisée des parfumeurs depuis des siècles : profonde, complexe, à la fois animale, minérale, boisée et salée, elle est utilisée comme note de fond apportant chaleur, tenue et texture aux parfums (de luxe). En 1949, des chimistes parviennent à reproduire l’Ambrox, naturellement présent dans l’ambre gris, à partir de sauge sclarée. À 500 euros le kilo aujourd’hui, il constitue le premier substitut abordable pour apporter une intonation boisée sèche et rémanente aux compositions. En 1973, l’Iso E Super, une structure hybride entre l’Ambrox et une ionone, à l’odeur de cèdre cristallin et de propre, fait son apparition et constitue depuis presque un solvant de la parfumerie tant il est utilisé pour « enrober » les formules grâce à sa bonne performance et son prix défiant toute concurrence. 
Olfactivement, jusqu’ici, tout va bien. Ces composés, bien que classés comme « bois ambrés », restent plutôt confortables et softs par rapport à ceux qui vont leur succéder. Les critiques et autres observateurs du marché de l’époque ont sans doute relevé la présence soudain prépondérante de ces nouveaux accords de fond qui changeaient le paysage parfumé, mais il est difficile de juger s’ils en ont été dérangés à partir du peu de traces qui nous restent de leurs appréciations.
À la suite de ces premiers engouements, des succès inattendus vont apparaître : Bois d’argent de Dior en 2004, blockbuster de la niche, est blindé d’Ambroxan ; Terre, le grand masculin d’Hermès sorti en 2006, est bâti sur l’Iso E Super.

Succès mainstream
Au fil des années, les chimistes des sociétés de compositions ont constamment poursuivi leurs recherches en quête de composés de plus en plus puissants, notamment afin d’offrir aux parfumeurs des solutions techniques répondant aux problématiques de « rémanence » (la tenue du parfum sur la peau), mais aussi de « sillage », impliquant que votre parfum puisse être perçu de loin – ces deux caractéristiques étant de plus en plus réclamées par les consommateurs. Les boisés ambrés sont en effet particulièrement tenaces sur la peau et les textiles car ils s’évaporent très lentement, en raison de leur taille, et sont hydrophobes.
Mais un critère important de ces molécules synthétiques et artificielles, c’est-à-dire entièrement inventées par l’homme (même si parfois obtenues via des biosynthèses, donc sans pétrochimie) est leur rapport puissance/prix : à impact égal, elles sont bien moins onéreuses que l’ambre gris, le santal ou la plupart de matières naturelles, car il suffit d’en utiliser très peu pour les percevoir. Bref, le parfait outil technique pour optimiser une formule, à moindres frais et avec un résultat garanti.
Après avoir été utilisés en touche légère pour améliorer la tenue, ces composés ont commencé il y a une dizaine d’années à être de plus en plus présents (et identifiables) dans la majorité des gros succès mainstream masculins (Bleu, Invictus, Sauvage…) et de la niche (Aventus, Baccarat rouge 540, Oud Ispahan, …). Ils occupent même depuis peu une place de choix dans le fond des compositions destinées aux femmes, de façon moins évidente, mais assez répandue aujourd’hui.

Introduisons ici un parallèle déjà évoqué il y a quelques années dans une critique dans laquelle était comparé l’emploi des bois ambrés à celui du logiciel Autotune utilisé dans l’industrie musicale : à l’origine conçu pour corriger discrètement la hauteur d’une note (en gros, pour faire chanter plus juste), il est devenu, depuis Cher et son Believe en 1998, un nouvel artifice esthétique, modulant les voix de façon surnaturelle. Même s’il peut dans de rares cas être employé avec intelligence et créativité, il a depuis envahi le hip-hop, la pop et la variété mainstream ad nauseam.
Les bois ambrés sont donc à l’origine, comme Autotune, d’un côté un moyen de pallier un manque de moyen (ou de talent ?) et, de l’autre, de créer un style nouveau, moderne et répondant à une demande pour une certaine performance, un signal reconnaissable, qui devient une sorte de pré-requis, du moins pour une grande partie de la population : d’un côté comme de l’autre, on obtient l’équation parfaite de ce qui définit le mainstream. Ceux qui n’apprécient pas seraient donc snobs.

Invasion nasale
Car c’est bel et bien une invasion de bois ambrés à laquelle on assiste aujourd’hui : un flacon sur deux reçu à la rédaction de Nez en est blindé (au mieux on les découvre après quelques heures, au pire, dès le premier pschitt) et les rues, les transports ne sentent plus ça (vu que ça sent fort, nul n’est besoin de tendre les narines, ça vient tout seul !). Sans parler des lessives, assouplissants et déodorants qui ne se privent pas de ces composés à la tenue infinie pour délivrer un signal de « propreté en toute sécurité », le plus longtemps possible. C’est devenu un genre en soi, une évidence, un nouvel état d’esprit.
Le problème, c’est qu’ils ont la particularité de procurer une sensation de brûlure nasale, une impression d’intrusion physique dans les narines, presque douloureuse, évoquant « des pointes qui percent la structure du parfum et vrillent les sinus » comme l’écrit Olivier R.P. David dans son article pour Nez.[1] Voir l’article « Les bois ambrés » publié dans Nez, la revue olfactive – #07 – Sens animal Cette caractéristique leur a d’ailleurs donné le surnom de « bois qui piquent », comme l’évoquait en 2015 Lionel Paillès dans Cosmetic Mag : « Ces bois ambrés, vibrants (Cedramber, Karanal, Norlimbanol…) – certains bloggeurs les appellent “bois qui piquent” avec une forme de défiance – signent d’ailleurs toute la parfumerie masculine d’aujourd’hui. »
Denyse Beaulieu analysait quant à elle cette tendance dans cet excellent billet [2]https://graindemusc.blogspot.com/2016/09/de-lincivilite-olfactive-billet-dhumeur.html sur son blog Grain de musc en 2016, se plaignant (déjà !) de « ces hurlements olfactifs qui transforment en cacophonie toute incursion dans les transports en commun », les décrivant comme des « selfie-sticks olfactifs, destinés à augmenter le rayon du moi-moi-moi », relevant « du même sentiment (j’ai le droit de m’exprimer, d’être moi-même, tant pis pour les autres) que le manspreading (dit “syndrome des couilles en cristal”) ou l’étalage de sa vie perso sur son phone à 120 décibels ». Heureusement pour certains, nous n’avons pas tous la même sensibilité olfactive à ces molécules, certains y sont même partiellement anosmiques, ou du moins, semblent présenter un seuil de tolérance plus haut que la moyenne… Ceci expliquant peut-être cela ?

Invisibilité et confusion
Comment un simple outil technique a-t-il pu devenir un phénomène tellement installé qu’il ne se remarque même plus, et n’est surtout jamais commenté ? Car si l’on trouve un large choix d’articles, d’émissions ou de vidéos traitant du sujet Autotune,[3] Voir par exemple cet excellent épisode de Sans oser le demander sur France culture presque personne ne semble se pencher sur la question esthétique des bois ambrés. D’autant que, comme il ne s’agit que deux mots anodins, rassurants, accolés : du bois d’un côté (naturel, vertical, solide), et de l’ambre de l’autre (mystérieux, précieux, totalement vague), on ne sait jamais vraiment, quand on les nomme, si on parle bien d’eux (les bois ambrés) ou bien de bois, et d’accord ambré, séparément, ce qui n’a absolument rien à voir. D’où une grande confusion. À peine évoqués, donc, parfois mentionnés dans quelques pyramides ou dossiers de presse, surtout pour rassurer sur la tenue irréprochable du parfum, il n’est presque jamais question de leur histoire, leur odeur, leur esthétique, ni de leur vrai nom (Timberol, Ambrocénide, Ambermax, Ambrostar, Amber Xtreme…). Étant donné le succès phénoménal des parfums qui en contiennent sur Instagram, on aurait pu par exemple s’attendre à un hashtag bien fourni : que dalle, #boisambré compte 32 maigres occurrences, à peine pertinentes…. Si la version anglophone #woodyamber (soit « ambre boisé », une inversion qui n’arrange en rien la confusion) rencontre environ dix fois plus de succès, son usage semble lui aussi assez aléatoire. L’omniprésence de ces composés dans les sillages est ainsi inversement proportionnelle à leur quasi-invisibilité dans les discours. Comme s’ils souffraient d’une dimension trop abstraite, trop vague, pas assez ancrée dans la réalité pour pouvoir les évoquer. Car comment parler d’eux ? peut-on les montrer ? les qualifier ? sont-ils du bois ? de l’ambre ? les deux ?Quand ont-ils commencé à être présents dans les formules ? Dans quel circuit ? Au sein de quelles marques ? Via quels parfumeurs ? Pourquoi ont-ils suscité un tel engouement qu’ils sont aujourd’hui partout présents ? Mais surtout, pourquoi personne n’en parle, et ne parvient à expliquer la raison pour laquelle ils posent un véritable problème au sein de la parfumerie contemporaine, tous circuits confondus, et pas juste un snobisme de la part d’une poignée de rédacteurs de Nez ?

Oud et virilité
Tout a sans doute commencé au milieu des années 2000 environ, au sein de marques visant d’abord la clientèle du Moyen-Orient qui constituait déjà un marché très fructueux, avec une énorme consommation de parfums, un certain goût pour la puissance, et surtout pour l’oud, un bois (l’agar) qui, lorsqu’il est parasité par un champignon, développe une résine à l’odeur animale, intense et complexe. Mais celui-ci étant très onéreux, et par ailleurs  un peu trop polarisant pour plaire aussi aux nez occidentaux, les bois ambrés ont contribué à reconstituer ce type d’accords boisés, sombres et invasifs.
Exprimant probablement un symbole de puissance et de domination virile, voire viriliste, étant donné leur sillage exterminant toutes les autres expressions olfactives plus subtiles, les parfums construits sur ces composés ont peu à peu incarné une nouvelle signature pour le marché occidental, qui a pu apparaître comme novatrice, moderne, loin des structures classiques occidentales, donc avec un fort potentiel de séduction.
Pas étonnant qu’on les ait retrouvés aussi en fond des parfums masculins, où ils ont pris de plus en plus de place : cela a commencé en 2005 avec Black XS de Paco Rabanne (une marque qui en a presque fait sa signature depuis), puis avec One Million, Invictus, Bleu, Sauvage, Décibel… Étant donné la performance des ventes de ces derniers, la tendance a pris comme une traînée de poudre.

Ironiquement, à l’heure où le public réclame plus de naturel, de sain, de bio, et où les marques ne communiquent quasiment que là-dessus – ne se gênant d’ailleurs pas pour avancer des pourcentages plus ou moins mensongers, du moins trompeurs, pour nous rassurer –, le sillage des bois ambrés peut être perçu comme une antithèse de la nature.
Et ce n’est pas tant leur origine 100% artificielle qui pose problème – comme déjà évoqué sur ce site – mais le fait qu’ils évoquent une atmosphère urbaine, polluée, une sorte de retranscription olfactive de pots d’échappements, de pétrole, de tarmac d’aéroport, d’émanations d’usines, de cendriers ou de goudron. Un condensé de tout ce que notre société de consommation génère de pire, en somme.  

Brouillage de piste
Le problème est également éducatif : de plus en plus de parfums en contiennent en surdose, et sont même structurés sur eux, mais sans jamais les nommer, contribuant à semer la confusion sur ce que sentent les ingrédients. Un parfum nommé, par exemple, « Tonka cardamome » qui sentirait essentiellement les bois ambrés pourrait jeter le trouble, le consommateur pensant que ces deux ingrédients ont cette odeur par principe d’association, et ainsi nuire à l’éducation olfactive.
Ils contribuent à brouiller les pistes : lorsqu’on sent un gros sillage boisé ambré dans la rue (et on les sent de loin, justement, car même lorsque le parfum contient d’autres notes, ce sont eux qui diffusent le plus), il est très difficile de distinguer à quel référence on a affaire ; on peut juste se dire « oulà, gros bois ambré ! » sans vraiment identifier ce que c’est. Le discours de la marque vous fera croire que vous vous distinguez par votre sillage puissant, alors qu’en réalité vous vous noyez dans une masse informe. L’inverse d’un « sillage signé », qui se distingue des autres, qui incarne une vraie personnalité et permet d’associer une personne à son parfum. 

Jusqu’où va continuer cette invasion, plébiscitée par beaucoup, invisible pour certains, et rejetée en bloc par une poignée ? Difficile d’arrêter un succès en pleine lancée : quand cela fait vendre, on se soucie peu des considérations esthétiques…
Après avoir constitué tout un pan de la parfumerie de niche, dans la lignée de la tendance « oud » et au-delà, pris ses quartiers dans tous les masculins et une partie des féminins mainstream, le sillage boisé-ambré semble se répandre désormais au sein de marques qui se distinguaient jusqu’à présent par une ligne olfactive plutôt au-dessus du panier. C’est ainsi que l’on a vu arriver cette année, parfois avec tristesse, ici un Uncut Gem chez Frédéric Malle, là un Zero chez Comme des garçons, Frustration chez État libre d’Orange ou encore Peau chez Arquiste, qui au-delà d’entériner l’installation de la tendance, renvoient le message d’une parfumerie opportuniste qui tourne en rond, s’essouffle – alors qu’il suffit de discuter un peu avec les parfumeurs pour comprendre qu’ils ont encore de nombreuses idées à travailler. 

On pourrait défendre que les bois ambrés constituent un point de rupture avec l’esthétique classique de la parfumerie, et une remise en question de ce qu’est le bon goût bourgeois, comme cela a déjà été fait dans d’autres champs artistiques – et l’on peut ainsi comprendre les accusations de snobisme. 
L’objection tiendrait si ces composés n’étaient pas devenus un artifice marketing, un moyen de vendre cher quelque chose que l’on fait bien souvent passer pour ce qu’il n’est pas. Mais toute tendance passant par des hauts et des bas, gageons que celle-ci, après avoir connu un pic, finira bien par lasser et redescendre ?

En conclusion de cette tentative d’exprimer les raisons d’un désamour, adressons quelques messages, en premier lieu aux utilisateurs et consommateurs : considérez autre chose que le sillage ou la tenue, ce n’est pas que cela qui fait un bon parfum – même si votre flacon représente un investissement important –, et si vous ne sentez plus votre sillage, rappelez-vous que c’est surtout à cause du phénomène d’habituation de votre cerveau, pas du parfum lui-même. Arrêtez de demander aux autres « est-ce qu’il tient ? », mais plutôt à vous-même « est-ce qu’il me plaît ? ». Attachez-vous à l’évocation, à l’émotion, à la subtilité d’une composition, c’est en cela qu’elle vous procurera du plaisir au quotidien et pour longtemps. 

Un message aux marques : arrêtez de demander des copies des parfums saturés de bois ambrés qui ont du succès, sortez de la répétition, réinventez-vous, la parfumerie n’a pas besoin de 100 imitations de Baccarat rouge ou de Sauvage, même si on imagine que c’est un marché très lucratif. Proposez des choses intimes, riches, originales, diversifiées, étonnantes, inspirantes. Ne cherchez pas à être « à la mode », car vous serez bientôt forcément démodé.

Enfin, aux parfumeurs : vous n’avez pas la place la plus facile, nous savons que vous êtes souvent tiraillés au centre d’injonctions contradictoires, « soyez créatifs, soyez performants…». Mais ne sacrifiez pas votre talent et votre créativité sur l’autel de la recherche de profit de votre employeur ou de votre client, en noyant vos formules dans les bois ambrés de la facilité. Imposez votre patte, votre signature, votre personnalité, refusez la banalité et les clichés, battez-vous contre les tendances faciles et vendeuses, osez faire différemment, c’est comme cela que sont nées les créations qui durent dans le temps et marquent les esprits. Il est toujours possible de faire bouger les lignes.

Merci à Denyse Beaulieu, Sarah Bouasse, Cécile Clouet, Olivier R.P. David, Aurélie Dematons, Juliette Faliu, Anne-Sophie Hojlo, Clément Paradis, Patrice Revillard, Alexis Toublanc pour les discussions et échanges de longue date qui ont permis de nourrir cette réflexion.

Visuel principal : Anatole-Henri de Beaulieu, Le Duel, 1870, musée des Beaux-Arts de Bordeaux

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1  Voir l’article « Les bois ambrés » publié dans Nez, la revue olfactive – #07 – Sens animal
2 https://graindemusc.blogspot.com/2016/09/de-lincivilite-olfactive-billet-dhumeur.html
3  Voir par exemple cet excellent épisode de Sans oser le demander sur France culture

Une approche sociale du parfum, par Didier Lestrade

Cofondateur d’Act Up Paris et de la revue Têtu, Didier Lestrade a dès la fin des années 1980 décrit dans Libération l’essor de la house music de Chicago, New York et Detroit. Interrogé pour le grand dossier Musique & parfum de Nez #14 par Clément Paradis sur les liens entre critique musicale et olfactive, il prolonge ici son propos, partageant son amour pour les effluves simples et abordables. Des clubs de Manhattan à l’île de la Réunion, de sent-bon nostalgiques en sillages musqués, il évoque la dimension sociale et thérapeutique qu’a tenue le parfum tout au long de sa vie.

La série Le Parfum, diffusée en 2018 sur Netflix, utilise les essences comme trame d’un polar inquiétant, une manière d’aborder le sujet des fragrances tout aussi étrange que le film de Tom Tykwer sorti en 2006, Le Parfum, histoire d’un meurtrier, inspiré du désormais célèbre livre de Patrick Süskind. Depuis l’enfance, j’ai été sensible au parfum à travers une approche sociale : celle du parfum populaire, abordable. Ayant grandi en Afrique du nord et en Aquitaine, mon amour pour les effluves s’est naturellement dirigé vers les essences les plus naturelles, campagnardes. Dans les années 1960, la violette de Toulouse était encore une senteur régionale puissante. Dernier d’une fratrie de quatre garçons, j’ai grandi dans une famille modeste, et ce sont les eaux de toilette que l’on trouvait dans les salles de bains qui me séduisaient, dans la catégorie nostalgique des « sent-bon ». Souvent, toute la famille utilisait le même flacon d’eau de Cologne Bien-Être. J’étais déjà attiré par les senteurs que l’on trouvait dans le jardin : la rose, la lavande, le lilas, l’iris, le géranium rosat et surtout les effluves venant des hangars où séchaient la prune d’Ente des vergers de la ferme, riche et sucrée. Pour moi, les parfums étaient forcément des émanations de la nature.

Avec les années 1970, les patchoulis ont enrichi la culture rock et je suis tombé amoureux des compositions puissantes, où les résines et l’ambre évoquaient des voyages lointains et impossibles. La couleur des essences s’est assombrie, brune, minérale. Mais c’est en arrivant à Paris en 1977, à 19 ans, que mon intérêt pour les fragrances a vraiment débuté. Avec mes frères, nous visitions les rayons des Galeries Lafayette ou du Printemps où se trouvaient les parfums démodés, ou sur le point de disparaître. Et donc moins chers. C’est à ce moment-là que nous avons découvert les eaux de toilette de Robert Piguet, avec leurs noms si passéistes : Fracas , Bandit, Cravache, dont les flacons avaient encore ce look vintage très simple. Au lieu de me diriger vers les flacons nouveaux et chers, je me suis orienté vers le passé de la parfumerie, celle des années 1930, 1940 et 1950. Aux Puces, nous cherchions tout ce qui évoquait une frivolité ancienne, typiquement française et haute-couture. 

C’est ainsi qu’au milieu des années 1980, j’ai développé une fixation pour les maisons dont les produits étaient alors sur le déclin : Royal Bain de Champagne (désormais Royal Bain) de Caron, Bal à Versailles  de Jean Desprez ou encore Soir d’Italie de Molinard. Leurs noms désuets me séduisaient, mais, surtout, je commençais à considérer qu’il n’y avait pas d’obstacle, pour un homme, à porter des parfums de femme. Un garçon qui portait de la violette était pour moi irrésistible, alors que j’avais déjà une aversion envers Pour un homme de Caron, Eau sauvage de Dior ou n’importe quel Fabergé. Et l’exotisme était parfois renversé, comme lorsque j’ai commencé à porter Old Spice, si populaire chez les hommes Américains.

À la fin des années 1980, lors de mes premiers voyages aux États-Unis, j’explorais les boutiques duty-free des aéroports où l’on trouvait encore, comme aux Galeries Lafayette, des parfums en déshérence. À l’époque, Dior était une marque vieillissante et les Miss Dior, Diorella, Dioressence, avec leurs flacons au design pied-de-poule, étaient ceux que j’arrivais à subtiliser car ils n’étaient pas surveillés. À New York, j’ai été très marqué par les patchoulis que vendaient certains Afro-américains sur les trottoirs de l’East Village. Ce fut une révélation pour moi, il y en avait tellement ! Et puis c’était la grande mode du White Musk (musc blanc) qui inondait les boutiques The Body Shop. J’y voyais une attraction vaudou et je lui attribuais même une signification tribale, des pouvoirs mystérieux, érotiques. Ces parfums étaient ceux des clubs de house où les hommes Noirs et Latinos étaient majoritaires. Je me rappellerai toujours, aussi, un jour d’hiver anticyclonique à New York, la première fois que j’ai senti cet effluve qui suivait une femme dans la rue : CK One. Ce fut une gifle d’émerveillement.

La découverte de ma séropositivité, en 1986, m’a définitivement orienté vers des créations presque thérapeutiques, comme les nombreuses eaux de toilette à base de lavande, originaires de différents pays. Cette période, marquée par le peu de traitements disponibles pour les personnes séropositives, était influencée par la culture holistique. Il fallait aider le mental pour affronter le physique. L’incertitude était grande face à la survie, qui était de l’ordre de 5 ans après l’annonce d’un test positif au VIH. Pour moi, le parfum constituait alors un soutien psychologique, tout autant qu’une marque identitaire, comme j’en évoque le souvenir douloureux dans mon livre Act Up, une histoire (ed. Denoël, 2000) : 

« Les origines polonaises de Jim et son enfance au Texas en avaient fait un parfait spécimen d’Américain blond type Wasp à la peau incroyablement blanche, aux cheveux ras, avec des pectoraux et des épaules dessinés pour porter n’importe quoi tout en ayant toujours l’air de sortir de sa salle de gym (Chelsea Gym, bien sûr). Et puis, il avait un sourire incroyable et une odeur de peau unique, comme s’il vivait à l’intérieur d’une bulle de savon Ivory. De sa salle de bains, par exemple, émanait un parfum que je recherche toujours, un mélange de désinfectant mystérieux dans lequel on trouvait une pointe pétillante de Listerine agrémentée d’une douceur caramélisée qui ressemblait au Cocoa Butter & Vitamine E de la mousse à raser Noxzema. Dans son appartement qui donnait sur un jardin abandonné que nous avions aménagé ensemble, j’ai vécu les plus beaux jours de ma vie.
[…] À chacune de mes visites à New York, l’état de Jim se détériorait. Un jour, alors que je lui confirmais au téléphone mon arrivée, il me dit simplement ces mots : “Didier tu ne vas pas me reconnaître.” Je savais que je devais m’attendre au pire puisque, dans sa bouche, cette description était sûrement une façon timide de sous-estimer la vérité. Je lui avais acheté au duty-free d’Orly un de ces parfums français démodés : Je reviens de Worth. Ce cadeau prit une dimension dramatique quand je découvris que l’homme que j’aimais n’était plus que l’ombre de lui-même. »

Cela a renforcé mon idée que le parfum avait un rôle social. Je suis persuadé que ces compagnons olfactifs m’ont réellement aidés, comme un soutien amical face à la dureté de mon statut sérologique.
C’est dans les années 1990 que j’ai découvert la marque qui allait devenir ma référence pour toujours. À quoi bon chercher un parfum moderne quand (presque) tout a été inventé il y a déjà longtemps ? Dans la boutique à Saint Germain-des-Prés qui distribuait Santa Maria Novella, je ne savais tout simplement pas quoi choisir. La beauté des flacons d’eau de toilette, tous identiques, l’histoire multi-centenaire de la marque, l’utilisation des matières naturelles traditionnelles, tout me séduisait. C’était le parfait équilibre du parfum oublié et pourtant préservé, protégé. Une fois par an, je parvenais à rassembler ce qui était pour moi un prix élevé (de l’ordre de 500 francs à l’époque, soit 80 euros) pour acquérir Acqua di Cuba,  Melograno, Patchouli, Opoponax. Grâce à Santa Maria Novella, j’ai ensuite également découvert Colonia d’Acqua di Parma, avec son flacon parfait, à la typographie indémodable. Par ailleurs, au même moment, j’ai traversé une longue période Féminité du Bois, alors de Shiseido, ce qui m’a naturellement dirigé vers Serge Lutens, qui est pour moi le degré ultime du sex-appeal en flacon. Je n’osais même pas entrer dans sa boutique du Palais Royal. Les parfums étaient parfois une passion frustrée, impossible car trop chère.

C’est avec les années 2000 que je me suis mis à détester les créations modernes. Le basculement vers des senteurs plus chimiques, les nouveaux flacons trop commerciaux, l’enjeu plus que jamais financier de ce segment de la mode et la surabondance d’eaux de toilettes atroces qui ont fini par créer un mouvement de rejet, notamment visible sur les applications de rencontre, avec le critère « no perfume ». Depuis 2002, je suis parti vivre à la campagne, ma vie est dirigée par la décroissance, et les prix démesurés des parfums me font un peu honte. 

Mais je suis toujours curieux. C’est ainsi que j’ai découvert il y a quelques mois, lors d’un voyage à La Réunion, deux eaux de toilette dans un magasin d’artisanat local. Entre les chapeaux en paille qui ont inspiré Chanel, les bijoux et les drapeaux de l’île, j’ai débusqué la lotion Pompeia et l’Eau de Cologne des Princes de L.T. Piver, parfois utilisées lors des cérémonies traditionnelles créoles. Ce fut un autre coup de foudre, alimenté par un prix très abordable. Qui peut aujourd’hui se vanter de trouver une eau de toilette classique à 10 euros ? Le lendemain, mes amis et amies Réunionnais ont remarqué l’ancienneté des senteurs. « Tu sens le tonton ! » se sont-ils exclamés, comme une moquerie gentille qui leur rappelait les personnes âgées de leur enfance. La boucle était bouclée. À 64 ans, j’avais retrouvé le confort et le plaisir d’un sillage léger, démodé, et pourtant délicieusement moderne, surtout si on aime revisiter l’idée de parfum de mouchoir pour gentleman. Avec ses flacons tout simples et ses bouchons aux allures de bakélite, ses étiquettes du siècle dernier, j’avais trouvé un équivalent français à Santa Maria Novella. En beaucoup moins cher.

Visuel : Didier Lestrade enfant, à Chiffa, Algérie © Archives Didier Lestrade

Dossier de presse : de l’art de mettre en scène l’immatériel

Comment les différents acteurs concourent-ils à la création, à la publication et à l’évolution du dossier de presse, cet outil de travail qui conditionne le discours des journalistes et, par là, l’image de la parfumerie ? Pour compléter notre dossier « Réinventer les discours de la parfumerie », nous vous proposons cet article initialement paru à l’automne 2021 dans Nez, la revue olfactive #12.

Le dossier de presse, qui présente de manière synthétique – et élogieuse – une entreprise, un événement ou un produit, demeure en tant que tel inconnu du grand public, puisque réservé aux professionnels. Allant du court paragraphe à l’imposant dossier de 80 pages au graphisme soigné, il met en mots le parfum, dont il constitue l’alter ego inodore et explicatif, et entretient l’image de la marque. Outre la classique pyramide olfactive – liste des notes de tête, de cœur et de fond censée représenter la composition –, ce document comprend également, en règle générale, une traduction plus lyrique de l’imaginaire qui l’entoure, et quelques mots du parfumeur ou de la direction artistique, expliquant les motivations, choix ou inspirations qui ont guidé le projet. Mais la lecture de ces éléments se révèle souvent répétitive, et emphatique : la « palette d’ingrédients naturels exceptionnels », ou encore la promesse d’une création « sans précédent, en phase avec son époque dans ce qu’elle a de plus neuf », sont courantes. Si la part médiatique de la parfumerie tend à diminuer ces dernières années, notamment dans la presse papier, ces discours sont également tributaires des différences organisationnelles des entreprises, selon leurs choix et les possibilités laissées par la réalité économique.

Une organisation à plusieurs vitesses

Dans les grands groupes, qui détiennent souvent les licences de plusieurs marques, la structure générale est bien établie. Le service marketing est à l’origine du projet. Il étudie les tendances sociétales, et détermine celles qui peuvent entrer en accord avec la marque : « Pour Rochas, la nature était une évidence de par son histoire, et incarnée dans l’Eau de Rochas ; nous avons voulu la mettre en avant en travaillant notamment sur l’impact environnemental avec Girl. À partir de là, nous créons les briefs olfactif, design, merchandising », explique Victoria Rongier, directrice marketing pour Rochas, qui appartient au groupe Interparfums. Lorsque la marque est indépendante, la structuration tend à plus de souplesse. Ainsi, chez Molinard, c’est Audrey Berthouin, chargée du marketing, qui se consacre à la rédaction : « L’entreprise à taille humaine me permet d’avoir une grande proximité avec la directrice générale Célia Lerouge-Bénard, qui donne les orientations créatives, et avec qui j’échange constamment au sujet de ses inspirations, de ses envies. Diplômée de l’Isipca, j’ai eu l’occasion d’acquérir des compétences olfactives, mais également narratives dans l’univers de la parfumerie. » Mais les marques n’ont le plus souvent pas de rédacteur interne, ou préfèrent travailler avec une plume plus adaptée au projet spécifique : « Nous pouvons faire appel à des rédacteurs internes ou externes, cela dépend du lancement », explique Sophie Vergès, directrice du service de presse chez Chanel. Spécificité de la maison historique, le dossier de presse « n’est pas orchestré par le marketing ; il est pensé, structuré et produit par le département du service de presse. Et, puisque nous avons un parfumeur à demeure, la personne qui rédige le texte le rencontre pour discuter avec lui de la création ».
Lorsqu’une entreprise n’a pas de service de presse intégré, elle peut faire appel à une agence de communication extérieure, qui possède un portefeuille de contacts fourni et propose une prestation globale : « Nous rencontrons l’équipe marketing et, souvent, les fondateurs de la marque, pour comprendre quels sont leurs objectifs, leurs valeurs, et proposer une stratégie de communication adaptée », témoigne Julie Doyen, attachée de presse chez Douzal[1]Edit : Julie Doyen ne fait désormais plus partie de l’agence Douzal, une agence spécialisée dans tous les secteurs de l’art de vivre. Là encore, la rédaction est souvent externalisée : « En interne, nous écrivons plutôt les communiqués de lancements de produits dérivés, de collaborations. Pour un lancement majeur, nous préférons faire appel à un journaliste, si le dossier de presse n’est pas d’ores et déjà rédigé en interne par la marque. »

La liberté de plume

Le choix d’un journaliste « beauté », formé et expérimenté à l’écriture dans ce domaine, s’explique aisément : « C’est un exercice qui prend beaucoup de temps, et convoque à la fois les domaines de l’imaginaire, du plaisir, et la maîtrise d’un vocabulaire olfactif et sensoriel, auxquels seuls quelques journalistes spécialisés parfum sont habitués », confirme Cédric Chamoulaud, fondateur de l’agence Your Story RP. Les attachés de presse doivent donc connaître les différentes plumes, afin de pouvoir sélectionner celle qui correspond le mieux au projet, à la marque, et au public visé : « Nous choisissons le rédacteur évidemment pour sa qualité d’écriture, mais également pour sa sensibilité à l’esthétique de la marque, ainsi que pour son affinité avec le parfumeur maison, Olivier Polge », précise Sophie Vergès.
Cependant, sa liberté d’écriture reste plutôt formelle, puisque l’idée est conceptualisée en amont : « On ne nous demande pas comment on pourrait parler du parfum. Mais on peut affiner le message, mieux cibler les éléments à mettre en avant ; on est parfois la première personne extérieure à laquelle est présenté le projet : on sert de regard objectif », explique une journaliste qui souhaite conserver l’anonymat. Le service marketing fournit en effet les éléments de communication par le biais d’un book, et d’échanges réguliers : « On demande au rédacteur de mettre en avant la genèse du projet, l’idée initiale, la description olfactive, le design, les mots clés, et les éléments plus techniques. Nous produisons des concepts. C’est au rédacteur d’en proposer un récit plus narratif », confirme Victoria Rongier. La description de l’odeur doit être calquée sur la pyramide olfactive fournie par le book –parfois contre l’avis du parfumeur : « Il arrive que l’on réalise, en dialoguant avec lui, qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec le marketing », ajoute notre rédactrice anonyme. L’écriture reste donc tributaire des décisions prises en amont, qui se focalisent sur l’identité de la marque et sur les désirs des consommateurs plutôt que sur l’intention du parfumeur en tant que telle – hormis dans certaines maisons, où les idées sont issues d’une inspiration particulière : ainsi chez Chanel, où la création intégrée implique que le parfum soit pensé comme « un message d’Olivier Polge » avant tout, résume Sophie Vergès ; ou encore chez Molinard, où il résulte d’une « inspiration insufflée par les coups de cœur de Célia, autour d’une matière ou d’un voyage », selon Audrey Berthouin. Mais lorsque ce sont les attentes des consommateurs qui sont à la base du projet, les discours finissent par se ressembler et se confondre. À la « séduction » et à la « sensualité » d’hier, on préférera désormais mettre en avant une vision plus hédoniste, écoresponsable et inclusive. Une tendance générale de baisse des budgets a également limité la taille du dossier de presse, impliquant une réinvention du style. Il n’est plus l’apanage de spécialistes : « À une époque, les sommes dévolues aux dossiers de presse étaient bien plus conséquentes. Ce n’est pas forcément un mal, car à présent on les comprend mieux », réagit l’attaché de presse d’une agence travaillant pour des marques grand public, qui a souhaité conserver l’anonymat. En effet, de grandes envolées lyriques pouvaient rendre le discours plus abscons pour les non-spécialistes.

Le choix de l’indépendance

L’absence de liberté semble encore plus prégnante lorsque les rédacteurs travaillent en agence. La nécessité de conserver les clients impose de se plier à leurs exigences, comme l’explique Cédric Chamoulaud, qui a aujourd’hui fondé sa propre entreprise : « J’ai une vraie liberté vis-à-vis de mes clients, que je n’avais pas en agence, notamment dans le cas de grands groupes : il m’était quasiment impossible de jouer la carte de la transparence, car le bon vouloir du client passait avant tout. Hors de question de froisser une marque au risque de la perdre. Désormais, mon rôle de conseil consiste aussi à mettre les marques face à la réalité d’un marché, et à trouver ensemble les meilleures solutions pour répondre à leurs attentes, tout en jouant avec les règles qu’imposent les relations presse. » Travailler pour de plus petites marques permet de gagner en écoute et en proximité avec leurs dirigeants, évitant la perte d’informations que peut induire le relais entre le service marketing, les relations presse et le rédacteur. Dès lors, il est plus facile et pertinent que la personne qui gère la communication s’occupe également du dossier de presse : « Je tiens à le rédiger car c’est la meilleure façon de m’approprier le produit : pour vendre intelligemment un parfum, il faut en connaître l’histoire, les notes et la moindre subtilité olfactive », continue Cédric Chamoulaud. De plus, ces marques ne sont pas toujours en mesure de s’offrir la rédaction d’un dossier de presse en externe, dont le budget peut facilement dépasser 3 000 euros ; celui-ci devient plus accessible lorsqu’il est inclus dans la prestation de l’attaché de presse. Ce qui permet aussi d’aboutir à un résultat moins générique : « Un de mes clients souhaitait faire appel à une journaliste qui écrit pour plusieurs marques, afin de bénéficier de son professionnalisme. Mais il en est revenu : le texte était trop impersonnel, il ne s’y retrouvait pas », se rappelle Nathalie Garnier, fondatrice de l’agence Whatever She Wants.

La lutte pour la reconnaissance

Mais l’histoire du dossier de presse ne se limite pas à sa seule rédaction : une fois terminé, il lui faudra trouver une place dans les publications de la presse écrite et web. Or, toujours selon notre source anonyme, « les journalistes sont bien mieux payés pour un dossier de presse que pour une pige, ce qui crée une forme de reconnaissance implicite envers les marques ». Les journalistes auront ainsi plus de facilité à parler de celles pour lesquelles ils ont écrit par ailleurs, ce d’autant plus qu’ils les connaissent bien. Dès lors, une forme de secret entoure la signature de la rédaction, comme l’explique Nathalie Garnier : « De nombreux journalistes ne peuvent ou ne veulent pas dire pour qui ils écrivent. La marque ne souhaite pas être rattachée à un seul magazine, comme le journaliste ne souhaite pas être rattaché à une marque – pour ne pas faire de la concurrence aux autres. » Les marques indépendantes, qui ont souvent moins de budget pour travailler leur communication, ont une position plus précaire : « Les médias sont en partie financés par les annonceurs, qui paient pour avoir une visibilité. La difficulté à trouver une place dans les publications, pour les petites marques, s’est encore amplifiée avec la crise sanitaire », regrette Julie Doyen. Au-delà d’une page de publicité, les annonceurs tendent également à s’imposer dans les articles, sous la forme de ce que l’on appelle dans le métier le brand content, discours non explicitement publicitaire qui met en avant la marque, et gagne ainsi la confiance des consommateurs. Or, selon notre interlocuteur anonyme, « le travail du journaliste s’apparente de plus en plus à un exercice de communication : lorsqu’il a un sujet, on lui fournit la liste des annonceurs, et il doit les placer dans son article ». Sans grande surprise, le petit indépendant trouvera difficilement une place aux yeux du public – méritant d’autant plus son qualificatif de « confidentiel ».

L’attaché de presse dans l’arène

Le lancement est proche : la marque a produit son parfum et finalisé son dossier de presse ; l’attaché de presse entre alors en scène afin de construire une relation pérenne avec les journalistes. Pour cela, il doit notamment s’occuper de l’envoi du produit : « C’est une différence radicale entre la beauté et la mode : dans la couture, il n’y a pas beaucoup de pièces disponibles, donc on fonctionne essentiellement à partir d’un lookbook – ce qui n’est pas possible pour les cosmétiques. Cela représente un budget important, notamment pour la parfumerie indépendante, qui doit le financer en fonds propres », souligne Cédric Chamoulaud. Pour chaque lancement, la marque doit donc prévoir un stock de parfums pour les journalistes, mais également le coût de l’envoi, et celui d’un événement. Ce dernier, souvent proposé sur plusieurs créneaux afin de pouvoir toucher un maximum de professionnels, peut aller de la simple conférence de presse aux petits-déjeuners, goûters ou soirées cocktail, jusqu’aux voyages de presse, incluant le logement, la restauration et le déplacement des journalistes. À l’évidence, toutes les marques ne sont pas sur un pied d’égalité. Sur ce point, la crise sanitaire pourrait avoir réduit le déséquilibre : « Aujourd’hui, nous faisons surtout des conférences digitales avec envoi de produits en amont », confirme Julie Doyen. Mais l’envoi est souvent complexifié – les journalistes n’étant plus toujours au bureau –, et la plupart des marques ont décidé de reporter leurs lancements, préférant privilégier les déclinaisons.

La digitalisation de l’expérience

La crise sanitaire a également amplifié et pérennisé un phénomène déjà bien présent dans le milieu de la communication, celui de l’émergence des réseaux sociaux. Dans une agence comme Douzal, qui compte une dizaine de personnes, deux sont spécialisées dans le digital. Julie Doyen précise : « Il sera probablement nécessaire d’employer plus de monde pour cela dans les années à venir, notamment avec l’émergence de réseaux sociaux comme TikTok – même s’ils concernent surtout des publics plus jeunes, qui ne constituent pas le cœur de notre cible. » Les marques, conscientes de ce nouvel impératif, doivent souvent faire évoluer leur communication, remaniant les dossiers de presse eux-mêmes : « On accorde moins d’importance au texte, c’est l’image qui prime. On pense plus à créer un bel événement, qui soit instagrammable », résume notre attaché de presse anonyme. Parce qu’ils se prêtent plus facilement à la médiatisation par l’image, devenue reine, les murs de fleurs tendent à remplacer les simples mots. Il faudra également prendre en compte les formats plus vivants : « On proposera des activités ludiques, ou plus pédagogiques, permettant d’intéresser et d’éduquer les personnes qui n’ont pas toujours une culture olfactive très poussée. » Une exigence complexe, dont l’enjeu est parfois faussement fructueux, car pour avoir un réel impact, il conviendra de solliciter des profils influents, ce qui exige un certain budget : « Beaucoup de clients en sont revenus : on obtient difficilement un post avec un déjeuner presse ; pour avoir une publication, il faut payer… » nuance Cédric Chamoulaud. Il faut donc que les marques apprennent à miser sur la qualité plutôt que sur la quantité des influenceurs, en ciblant surtout les vrais passionnés. Une organisation à différentes vitesses se cristallise finalement dans ces dossiers de presse, qui portent la trace des évolutions de la communication. Celle-ci, préférant désormais les images aux mots, entérine le peu d’intérêt porté à la culture olfactive en délaissant l’explicitation des perceptions. Mais un nouvel élan pourrait être imprimé par la nécessité de sortir son épingle du jeu : proposer des contenus à valeur éducative permettrait non seulement aux marques de se faire connaître, mais aussi de changer les discours sur le parfum diffusés aux journalistes, et donc aux potentiels consommateurs.

Cet article est initialement paru dans Nez, la revue olfactive – #12 – Design & Parfum

Visuel principal : Paul Albert Baudoüin, L’Imprimerie, vers 1900

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 Edit : Julie Doyen ne fait désormais plus partie de l’agence Douzal

Colloque « Création-recherche en olfaction » à Toulouse : design olfactif, atmosphères primales et cartographies subjectives

Si les rencontres de chercheurs sur l’odorat ont souvent lieu à Paris, c’est la ville rose qui a cette fois-ci accueilli le colloque « Création-recherche en olfaction », du 5 au 7 octobre 2022. Ce premier acte, organisé par Emilie Bonnard et Anne-Charlotte Baudequin, orienté sur les « pratiques et métiers en mutation », s’organisait autour de trois grands axes : l’intrusion de l’olfactif sur le territoire de l’art et du design, le pouvoir des senteurs et les manipulations olfactives, et les métiers de l’olfactif. Vous n’avez pas pu y assister ? Nez vous en délivre une synthèse bien sentie.

Jour 1 :  « L’intrusion de l’olfactif sur le territoire de l’art et du design »

Après un café et quelques chocolatines (sud-ouest oblige !), installons-nous donc dans les fauteuils de la Maison de la recherche de l’Université Toulouse – Jean-Jaurès (Le Mirail pour les intimes). Si le lieu avait déjà accueilli un séminaire d’introduction en 2020 et une journée d’étude en 2021, ce colloque de trois jours se distinguait par sa durée mais surtout par une approche originale, celle de la « création-recherche ». Mêlant pratiques artistiques et approches scientifiques, cette dernière est née en France dans les années 1970, nous rappellent Emilie Bonnard, chercheuse en design, et Anne-Charlotte Baudequin, doctorante en design sensoriel olfactif, du laboratoire Lara-Seppia, organisatrices de l’événement. Orchestrer ainsi un décloisonnement des disciplines permet en effet d’établir un dialogue et une coopération entre théorie et pratique. L’olfaction, qui a récemment connu un regain d’intérêt à la fois dans les sciences et dans l’art, se prête parfaitement au jeu, comme le rappelle le statut du métier de parfumeur, à la fois chimiste et créateur.

Pour cette première journée dans une ambiance tamisée, le thème choisi est celui de l’intrusion de l’olfactif sur le territoire de l’art et du design, entre lieux de conservation, paysages olfactifs, atmosphères sensorielles inédites de temps immémoriaux et cartographie établie par le bout du nez. 

Conserver l’histoire
Isabelle Chazot, présidente du comité scientifique de l’Osmothèque à Versailles, rappelle le caractère pionnier de celle-ci dans la conception du patrimoine olfactif. Fondé par Jean Kerléo en 1990, ce lieu unique en son genre se définit par un triple objectif : préserver et valoriser la mémoire du parfum, avec 5000 compositions conservées dont 800 aujourd’hui disparues ; transmettre et inspirer, autour notamment de conférences olfactives ; rechercher et explorer, pour reconstruire l’histoire de la parfumerie.
Elle évoque également l’ouverture souhaitée de cet espace au grand public, afin de valoriser et de transmettre plus encore la culture olfactive.
Nous pouvons ensuite sentir une sélection de six parfums : le Parfum royal, datant du Ie siècle av. JC, reconstitué par Jean Kerléo notamment à partir de la « recette » confiée par Pline dans son Histoire naturelle, qui évoque 27 ingrédients sans toutefois en donner les proportions. L’occasion de mieux comprendre les difficultés d’une reconstruction de la sorte, entre interprétation, expérimentations et intuition du parfumeur. Cannelle en tête, le mélange est miellé, résineux et épicé comme un vin antique, lequel servait par ailleurs à la conservation du parfum.
Et chaque composition est de même l’occasion d’une évocation historique : de la Fougère royale de Houbigant, signant avec sa coumarine l’entrée dans la parfumerie moderne par ce nouvel accord qui transformera la création masculine, au premier parfum de couturier que constitue Le Fruit défendu des Parfums de Rosine, commandé par Paul Poiret à Henri Almeras ; en passant par In Love Again de Yves Saint Laurent, dans lequel Jean-Claude Ellena reprend un accord rose-cassis déjà utilisé dans First.

Évoquer le paysage
Mais il est déjà temps de ranger nos précieuses mouillettes embaumées pour écouter Clément Paradis, docteur en esthétique et sciences de l’art, enseignant à l’université Sorbonne Nouvelle et rédacteur pour Nez, nous parler de l’espace dans la parfumerie contemporaine. Car si la notion de paysage n’a pas toujours eu sa place dans l’histoire des parfums, qui portaient historiquement des noms de plantes, elle émerge cependant peu à peu, comme en témoignent Le Jardin de mon curé et À travers champs de Guerlain, Chantilly de Houbigant ou encore Fidji de Guy Laroche, signe que le parfumeur apprend à moduler la distance à laquelle il se pose par rapport à son objet. D’où la question : comment celui-ci s’empare-t-il de l’espace ? Pour mieux le comprendre, on nous distribue une mouillette de Swing Feather de la jeune marque Nolença. Patrice Revillard, qui l’a composé, intègre le paysage toulousain dans son intention créative et évoque la ville rose par sa violette emblématique. Clément Paradis distingue dès lors trois manières de signifier le paysage en parfumerie : cette première, qu’il qualifie de symbolique ; une approche iconique, par des représentations analogiques détachées de la nature représentée ; et enfin l’indice, qui porte une trace. Pour mieux comprendre cette dernière, passions à la deuxième mouillette : il s’agit de Corsica Furiosa de Marc-Antoine Corticchiato pour sa marque Parfum d’empire, désigné par le parfumeur lui-même comme un « parfum-paysage », celui du maquis corse. Avec trois extraits différents de lentisque dans la formule, le flacon contient une trace physique de la Corse où la plante est très présente.

Exposer le design olfactif
Dans un froissement de touches parfumées, le public accueille ensuite Clara Muller, h​istorienne et critique​ d’art​, commissaire d’exposition​ indépendante et rédactrice elle aussi pour Nez. Elle nous parle de design olfactif et en particulier de l’exposition « Living with Scents » qui s’est tenue au Museum of Craft and Design de San Francisco, entre février et juin 2022, et dont elle a pensé l’organisation. Pour comprendre comment les designers conçoivent des objets permettant une intégration de la pratique olfactive dans l’expérience des individus, cinq sections ont été mises en place. La première, nommée « Ways of Sensing » se penche sur l’attention contemplative aux odeurs, avec des œuvres comme L’Ascentium de Charline Ronzon-Jaricot, un dispositif en verre chauffée par bougie, où il est nécessaire de prendre le temps pour essayer de comprendre la structure cinétique du parfum. « Nose Meet the Eye » quant à elle se concentre sur une approche sensorielle des objets inventés : ainsi, Kaja Solgaard Dahl, allie forme, matière et olfaction pour imaginer les paysages de la Norvège dans Norwegian Notes. Dans la section « The Scent of Care », les odeurs sont employées pour leur influence sur l’état de l’utilisateur : Ode de Lizzie Ostrom constitue ainsi une sorte de réveil olfactif rappelant aux personnes atteintes d’Alzheimer qu’il faut manger en libérant aux heures des repas des effluves alimentaires censés stimuler la faim. « A Scented Art of Living » explore le sentiment de plaisir que peuvent provoquer les odeurs à travers le parfumage des objets du quotidien. Le travail ScentClock de Patrick Palcic, qui propose une mesure du temps par le biais de l’olfaction, questionne ainsi la prédominance du visuel en Occident, et propose une nouvelle manière d’appréhender le monde. Dernière section, « Spray it Don’t Say it » expose la manière dont les odeurs peuvent se faire médiatrices pour réinventer la manière qu’on a de communiquer entre nous et avec des non-humains. Illustration exemplaire, l’Olfabet de Peter de Cupere est un projet de lecture par l’olfaction comme alternative au braille pour les aveugles. En accrochant ensemble différents éléments, on formerait ainsi des mots, puis des phrases.

Ce petit chemin qui sent la noisette
Anne-Charlotte Baudequin nous emmène en balade, ou plus exactement en flânerie sensorielle. Dans cette « réflexion sur les manières de sentir l’habiter », elle nous propose une respiration des atmosphères, qui unit le marcheur avec le sol du petit chemin des plantes sauvages et comestibles du village de Berrac dans le Gers.
Une manière de revenir à l’immédiateté, à l’expérience dans une démarche phénoménologique comme l’a théorisé le philosophe Maurice Merleau-Ponty. Cette approche subjective, où fusionnent les impressions sensibles, interroge aussi sur la pratique scientifique elle-même, montrant que le critère d’objectivité peut parfois limiter le champ de recherche. 

Atmosphères primales
Après la proximité des chemins campagnards, rendez-vous dans les atmosphères primales, où nous n’existions pas encore. Edwige Armand, enseignante-chercheuse à l’INP de Purpan, nous propose une expérience de pensée construite sur des données scientifiques (gaz présents pendant la période, température, quantité d’eau disponible, de végétation, ….) et prévisions du GIEC, aboutissant à la reconstruction spatio-temporelle de durées difficilement appréhendables pour l’humain – quand les paléoclimatologues parlent en millions d’années, nous avons du mal à en prendre conscience. Ce dispositif permet de faire vivre l’expérience d’atmosphères où l’humain n’était pas et de celles à venir qu’il a d’une certaine manière façonnées. Ce dispositif permet de faire vivre l’expérience d’atmosphères où l’humain n’était pas mais aussi de celles à venir, qu’il a d’une certaine manière façonnées. Dans ce dernier cas, l’idée n’est pas de moraliser « l’espèce coupable-innocente qu’est Sapiens », mais de faire vivre une expérience physique riche qui permette d’amplifier notre conscience du futur. Sans cela, note la chercheuse, les millions d’années ne sont qu’idées intellectuelles trop abstraites que  l’esprit humain a du mal à imaginer. Entre l’irrespirabilité et la surrespirabilité, les mouillettes qui circulent nous emmènent sur des territoires parfois sans oxygène, toxiques : la période orange, chaude, s’offre olfactivement dans un mariage de soufre, de poivre, de girofle, à l’odeur de combustion; tandis que la blanche véhicule un vent de fraîcheur à base de menthe fraîche et poivrée, d’eucalyptus et de gingembre. Elles s’accompagnent d’une construction sonore signée Thierry Besche, amplifiant la plongée dans ces échelles temporelles qui nous dépassent infiniment. 

Map to the smells
Retour en milieu familier avec la cartographie des couleurs et des odeurs imaginée par Patrick Barres, professeur en arts appliqués et arts plastiques de l’Université de Toulouse et Delphine Talbot, chercheuse en arts et design à l’Université de Toulouse et artiste-designer. Tous deux ont constitué une base de données colorielle et olfactive, sollicitant chercheurs, designers, coloristes et parfumeurs. La carte obtenue instaure de nouveaux mondes, avec ses polarités propres, localisant des îlots d’odeurs. Elle relève de ce que les deux intervenants ont appelé l’ « ethno-poïétique », mêlant ethnographie et poïétique (étude des potentialités d’existence), construite en plusieurs étapes : observation, traduction, classification, cartographie, intégration des cultures…

À l’issue de ces présentations, une table ronde dirigée par Anaïs Belchun et Sébastien Cassin met en dialogue les intervenants de la journée. Il est question de la distinction entre parfum et odeur, entre intentionnalité, composition, métier et portabilité.
La journée, déjà bien remplie, se termine en douceur : après une cueillette d’odeurs sur le site de l’Université, vernissage de l’exposition « À vue de Nez » où l’on assiste à la représentation de Clémence Millet, « Le Cabi’nose ».

Clara Muller présentant l’exposition « Living with Scents » du Museum of Craft and Design de San Francisco

 Jour 2 : « Pouvoir des senteurs et manipulations olfactives : sommes-nous manipulés par les senteurs ou est-ce nous qui les manipulons ? »

Après avoir participé à un atelier (au choix : panier des senteurs, graphies d’odeurs ou thérapeutique olfactive), nous rejoignons l’amphithéâtre et ses fauteuils toujours aussi moelleux. 

Réflexions esthétiques
Manipuler les odeurs pour les intégrer à des œuvres est l’un des exercices qui lie l’artiste Julie C. Fortier à Olivier R.P. David, enseignant-chercheur en chimie organique à l’Institut Lavoisier de Versailles et rédacteur pour Nez. Recherche de molécules pour la création d’un parfum ultra-éphémère, expérimentations autour de l’androsténone à la variabilité perceptive interindividuelle extrême, définissant si l’on aime ou non la truffe noire, travail autour d’une rivière de perles géante brisée sur le sol, étude de la cristallisation et approche plastique des molécules pour l’installation « Le jour où les fleurs ont gelé »… Artiste et chimiste ont ainsi travaillé main dans la main. Pour le projet d’odorisation de la gare d’Antonypôle, pensé sur un rythme en huit temps et huit lieux, ils ont même cherché à développer des nouveaux ingrédients qui rappellent le passé agricole de la ville : nous découvrons ainsi des magnifiques absolues de cresson, de fanes de carotte, ou encore de pollen multifleurs à l’odeur de biscuit au beurre. Julie C. Fortier nous fait part de ses recherches pour l’odorisation du Grand Paris sur un rythme circadien, où les odeurs pourront permettre de créer des liens entre les personnes dans le métro, afin qu’il devienne un lieu de rencontre… Une perspective qui changerait le visage des attentes sous des lumières blafardes !

L’influence de l’odeur des croissants chauds
Asma Djebbi et Rihab Chaouch nous parlent ensuite de marketing olfactif et de la compréhension de l’effet de l’odeur sur le comportement humain. Car, si l’odorat ne connaît qu’un faible investissement culturel, on sait qu’il s’agit pourtant de la sensation humaine la plus marquante. À partir d’études visant à savoir si un parfum diffusé est stimulant ou relaxant et s’il soulève des souvenirs et associations spécifiques, on détermine ainsi de quelle manière il peut inciter à l’achat. Un levier marketing prometteur, de plus en plus mis en place par les magasins qui visent l’expérience spatiale totale.

Data smeller
Le parfum intègre aussi de nouveaux domaines, comme celui du numérique. Anne-Charlotte Baudequin et Marisella Pacheco explorent ces nouvelles manières de voir le monde et d’en faire l’expérience, autour de la numérisation des odeurs : s’agit-il d’un fantasme lointain ? S’agit-il de recopier purement et simplement le réel ? Parmi les pistes de perception des odeurs à distance, on peut imaginer la création d’implants olfactifs similaires à ceux des malentendants, en travaillant sur les sensations olfactives créées par l’électricité : certaines fréquences de courant provoquent, en effet, des perceptions tantôt florales, tantôt sucrées… Les intervenantes rappellent cependant que sentir n’est pas qu’une question de stimuli mais aussi de mouvement, et invitent à approcher la sensorialité de manière intégrale ; et surtout de ne pas penser l’expérience numérique comme une pure copie, une répétition du réel : elle se révèle en effet plus riche quand on la pense comme créatrice, source de nouvelles expériences. 

Environnements olfacto-auditifs
Roxane Bartoletti, doctorante en psychologie cognitive expérimentale à l’Université Côte d’Azur, se penche sur les liens entre environnement olfacto-auditifs et vieillissement démographique. Elle a cherché à étudier l’impact cognitif des musiques et des odeurs sur la concentration, chez les personnes jeunes et âgées. Odeurs et sons partagent en effet de nombreux points communs, parmi lesquels des zones neuronales communes, une influence sur le comportement mais aussi nombre d’idées reçues. On dit ainsi que la musique classique aide à la concentration, que certaines musiques calment, d’autres réveillent, de la même manière que certaines odeurs sont qualifiées de stimulantes, d’attirantes ou encore d’apaisantes, à l’image bien connue de la lavande. Mais, souligne la chercheuse, ces effets dépendent de notre expérience individuelle : si nous avons associé la lavande à de mauvais souvenirs au cours de notre histoire personnelle, elle nous rappellera à ceux-ci. Pour imaginer utiliser odeurs et musiques afin de modifier le comportement des individus, par exemple à des fins médicales, il est donc nécessaire de penser leur personnalisation, c’est-à-dire de prendre en compte les préférences de chacun. 

Psychanalyse du nez
Transition parfaite avec Nathalie Faure, doctorante en psychologie à l’Université Côte d’Azur, qui nous livre l’état de ses recherches sur la prise en compte de l’olfaction dans la construction psychique du sujet. Remarquant en effet le peu de références à l’odorat dans la psychologie analytique, mis en exergue par Annick le Guérer, suite à un jugement de Freud qui le qualifie de « sens animal ». La chercheuse démontre pourtant le fort potentiel d’une intégration de la question olfactive dans l’approche psychologique : le bébé, dont l’odeur est d’abord extrêmement proche de celle du liquide amniotique, se dirige instinctivement vers celle-ci qui émane des glandes de Montgomery. L’odeur a ainsi le rôle de guide, mais vient aussi discriminer l’autre (si je le sens, c’est qu’il n’est pas moi) dans un rapport ambivalent : elle nous rappelle notre séparation originale et donc notre solitude, l’union perdue à la mère, mais par le même coup elle est le signe de notre relation à l’autre. L’odeur prend la forme d’une quête désirante et interroge notre rapport au parfum, entre esthétique et hédonisme.

La table ronde annonce de même notre séparation avec ce cocon amphithéâtral initiatique. Pauline Munoz y lance la thématique du care, et de l’importance de l’odeur dans le soin, dans une période où les pertes olfactives nous ont fait réaliser l’importance de ce cinquième sens.
Le spectacle « Un Parfum d’enfance » mis en œuvre par la Compagnie Vortex, nous attend pour clôturer la journée. 

Anne-Charlotte Baudequin présentant le travail des jeunes chercheurs

Jour 3 : « Les métiers de l’olfactif : d’une pratique à l’autre, les mutations à l’œuvre »

Troisième et dernière journée à l’université toulousaine, après de nouveaux ateliers olfactifs, sont  évoquées les mutations des métiers de l’olfactif face au nouveau paradigme de la parfumerie et du statut du parfumeur, passant de prêtre à magicien, d’alchimiste à maître gantier, puis de médecin à créateur. 

Itinéraire d’un Nez bien élevé
Clara Muller nous présente d’abord une revue qui a l’air tout à fait passionnante : tiens, mais c’est Nez, quelle surprise ! De la naissance d’Auparfum en 2007 à celle de la revue souhaitant proposer une nouvelle manière de conter le parfum, neuf ans plus tard, en passant par Le Grand Livre du parfum et les ouvrages divers et variés à retrouver sur notre boutique en ligne (Les Cent onze parfums qu’il faut sentir avant de mourir, Nez + LMR Cahiers des naturels, Parfums pour hommes, Les Dispositifs olfactifs au musée…), en passant par les événements olfactifs et expositions internationales, jusqu’au lancement récent des podcasts, tout est passé en revue. 

Le nez à la régie
Après l’éditorial, c’est au tour du métier de régisseur olfactif d’être présenté, à travers l’expérience de Pierre Bénard et de sa société Osmoart, aux activités diverses d’éducation, d’expertise des naturels, de création, et de « air design ». Le parfumeur nous présente ainsi sa vision de la création et ses travaux sur des matières premières comme les fractions d’huile essentielle de carotte avec l’aide de Frederic Badie de Payan Bertrand. Il imagine l’odeur de la girafe (un cheval à long cou), du zèbre (un cheval rayé) et du fantôme qui a fait l’objet de deux expositions – dont on vous parlera bientôt plus en détail… Pierre Bénard revient également sur le parfumage riche en émotions d’un concert d’Alain Bashung, sur l’odorisation de villes entières comme Conques, sur un concert de La Mer de Debussy. Chaque lieu et chaque projet présente ses propres contraintes, demande une expertise complexe permettant de s’adapter aux attentes et conditions, et rend nécessaire l’invention d’une notation scénographique du langage approprié permettant de modéliser le spectacle : il proposera ainsi une formation à la scénographie olfactive en mars 2023. Pierre Bénard nous offre enfin à sentir une création en cours autour de la tubéreuse, à laquelle on souhaite avec confiance de bientôt voir le jour. 

Le nez sur les planches
Nous explorons ensuite la scénographie olfactive avec la parfumeuse Laurence Fanuel de l’atelier Rosa Rose à Grasse, qui revient sur ses quinze années de création de scénographies et d’œuvres olfactives. L’odorat, sens de survie dans la nature, est pour elle trop peu pris en compte dans l’art théâtral : il ne s’agit pourtant pas seulement d’y réciter un beau texte, mais de faire vivre une expérience physique, souligne-t-elle. D’où l’importance du travail de l’acteur sur les cinq sens, d’autant plus lorsqu’on sait que 93% de la communication est non-verbale. Odoriser permettrait de mieux se souvenir du spectacle, de susciter l’inconscient, d’aider à suggérer le temps qui passe, en couvrant plusieurs niveaux de conscience. Pour figurer La Bête, une pièce de théâtre créée par Violaine de Carné, elle a ainsi imaginé cette odeur bestiale, grasse, avec des notes d’urine, puis celle d’une rose piquante, et enfin celle du propre, correspondant à différents moments de la pièce. 

Un nez dans la ville
Emilie Bonnard évoque la mutation du métier de designer vers l’olfactif. Si, dans l’imaginaire collectif, le design relève du dessin et donc de la vue, il ne s’y réduit pas, mais désigne surtout un plan, un projet. Le design olfactif serait ainsi la conception de projets liés au parfum ou aux senteurs. Loin d’être accessoire, il permet notamment de prendre en compte des populations habituellement exclues de l’espace public (malvoyants, ne parlant pas la langue…). Entre projets d’éclairage public olfactif en Chine, mise en odeurs de Montauban et plus familières visites olfactives de musées, le design olfactif s’inscrit dans la dématérialisation progressive des objets notée par Raymond Guidot dans son Histoire du design 1940-2000. Si la dématérialisation par les ondes n’est que fictive (nécessitant le stockage dans d’immenses data centers), les odeurs pourraient, elles, contribuer à une transition écologique. En s’introduisant dans notre corps, les odeurs changeraient notre représentation du monde : l’humain ne se situe plus au centre, mais devient un maillon, un nœud, faisant le lien microcosme et macrocosme.

Nez tout frais
Le temps de digérer ces nouvelles perspectives et d’engloutir un repas méridien, nous retrouvons notre espace consacré à la présentation de différents projets prometteurs de jeunes chercheurs.
Angèle Luccatio a travaillé sur l’anosmie en cherchant à créer un outil de rééducation olfactive composé de combinaisons synesthésiques de l’alimentation. Un chef pourrait ainsi élaborer des plats autour des textures, afin de redonner une forme d’appétence aux anosmiques, puis un kit de cuisine  serait proposé afin de reproduire l’expérience chez soi.
Jeanne et Elia Chiche ont quant à elles présenté « Olfacto gyneco », une démarche d’information et de vulgarisation visant à se familiariser avec les nombreuses odeurs de la vulve, trop souvent sources d’inquiétude, de gène, de stigmatisation et constituant encore un sujet très tabou. Leur idée est de proposer une classification qui permettrait de mieux identifier les odeurs intimes et de les suivre à travers un carnet d’auto-olfaction.
Agathe Jerome nous expose l’idée de sa « tisane à respirer », une peluche olfactive créée pour pallier les insomnies qui touchent 25 à 50 % des enfants. Puisque la tisane peut troubler le sommeil par ses vertus diurétiques, c’est sous une forme olfactive de verveine que l’imagine la chercheuse. Les feuilles seront placées au centre d’une peluche sous les traits d’une jolie sorcière, choisie pour son rapport aux plantes à parfum, ses pouvoirs magiques et sa vie nocturne, et qui serait déclinable en différentes odeurs et couleurs.
Penchons-nous sur les odeurs détestées par des générations avec Cécile Beulet : c’est le cas du clou de girofle, associé au dentiste. Partant du principe que cette épice partage avec la vanille son principal composant, l’eugénol, elle a l’idée de créer une géométrie urbaine visant à « vulgariser le domaine de la création olfactive ». La structure représentant un giroflier, constituée de triangles qui s’imbriquent, contient des odeurs de clou de girofle, de fleur et feuille de giroflier, mais aussi de vanilline (que l’on peut obtenir en modifiant les molécules odorantes de ces matières premières) et de cannelle (qui contient, elle aussi, de l’eugénol).
Anissa Sahli s’est quant à elle intéressée à l’iris et propose un parcours immersif entre mythologie, botanique et imaginaires. Elle imagine ainsi une muséographie autour de cette fleur, en mettant le visiteur à la place du rhizome, traversant différentes salles thématiques et parfumées pour aller des racines jusqu’au parfum, dans une expérience multisensorielle et éducative.
D’éducation il est question aussi avec le projet de Laurine Halas, qui nous présente un livre pour enfant à double lecture, à la lumière et dans le noir : Méline l’abeille, mission marjolaine ! Un ouvrage qui mêle narration, toucher et odorat, où il faut utiliser ses mains dans la version nocturne, pour retrouver le chemin de la ruche jusqu’à la marjolaine, et qui diffuse le parfum de cette dernière pour créer une ambiance propice au sommeil. Elle imagine une gamme de livres déclinés avec différents niveaux de difficultés.

Après ces idées passionnantes, dernière table ronde tenue par Nathalie Wiart et Delphine Dejean, où l’on discute des différentes terminologies évoquées dans la journée et de protocoles de création.

Anne-Charlotte Baudequin conclut finalement ce riche colloque par un inventaire à la Prévert de mots glanés çà et là au cours des trois jours, dont l’énumération poétique nous accompagne vers la sortie avec douceur, des idées plein la tête.

Spectacles et ateliers, un colloque riche en expériences !

Visuel principal : Olivier R.P. David humant l’exposition « À vue de Nez »

Christophe Laudamiel : « La parfumerie est basée à 50% sur le plagiat ou les remix, il est temps qu’un code d’éthique soit instauré »

Le parfumeur indépendant, créateur pour les marques The Zoo, Strangelove NYC, Richmess and BéLAir Lab Tokyo, après être passé chez Procter & Gamble et IFF, appelle à une révolution pour bâtir la parfumerie de demain, plus éthique, plus créative, et donnant une vraie place au parfumeur en tant qu’auteur. Entretien.

Quelle est votre vision de l’industrie à l’heure actuelle ?

Ce qui paraît évident dans les autres industries n’est pas encore instauré dans la nôtre. Ce ne sont pas des gens de la mode ou de la cosmétique qui managent le secteur de la joaillerie ou du cinéma, n’est-ce pas ? Eh bien c’est pourtant le cas pour la parfumerie : c’est même le principal business model appliqué depuis la Seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui on se retrouve avec des grands groupes produisant des shampoings, du vernis à ongle ou des insecticides qui décident de la qualité et de la beauté des parfums. Nous nous sommes fait « highjacker ».

Quelles sont les conséquences sur la manière de créer des parfums  ? 

La parfumerie actuelle est basée à 50% sur le plagiat et les remix, je me demande même si 75% des parfums ne partent pas d’une formule existante. Si vous prenez Le Grand Livre du parfum, et que vous considérez la place importante occupée par la chromatographie [une technique qui permet de séparer et d’analyser les composés odorants d’un produit, comme une création de la concurrence par exemple] dans le chapitre « Créer un parfum », c’est très révélateur de l’état de l’industrie. Un procédé nommé « inspiration » dans notre jargon et qui serait illégal en musique sans royalties. Cela peut venir des clients (des grandes marques sont connues pour demander des copies) ou de parfumeurs mal instruits, ce n’est pas nouveau, donc tout le monde pense que c’est normal. Par ailleurs, les formules ne doivent pas dépasser 30 à 40 dollars le kilo, ce qui est incroyablement bas. Pour ce prix, même la vanille synthétique est trop chère. Donc vous imaginez utiliser du jasmin d’Égypte, de Grasse ou d’Inde à 3000 ou même 6000 dollars le kilo ? Pour faire perdurer ce fonctionnement, l’industrie embauche des gens dociles (comme je le suis moi-même), se cache derrière le secret industriel et l’ignorance du public, ou utilise des écrans de fumée comme l’histoire, qui empêche d’avancer. Certains en ont une approche intelligente, comme l’Osmothèque que j’adore (je vous invite d’ailleurs à devenir comme moi sponsor d’un parfum pour 300 euros afin de les aider). Pour d’autres, il serait temps de réaliser que le passé, ce sont aussi des castes, des esclaves, du racisme, la loi du plus fort et que ce n’est pas cool de présenter à longueur de conférences Marie-Antoinette comme une égérie du parfum.

Que souhaitez-vous voir changer ? 

L’industrie doit se prendre en main. D’abord, les parfumeurs maison devraient être l’évidence. Vous iriez dans un resto de luxe sans chef ? Vous arrivez, vous demandez comment ça fonctionne, et on vous dit : « Le nom Armani apparaît sur les plats, mais ils sont préparés par d’autres qui travaillent aussi pour les cantines de Zara et Victoria Secret » ! Demandez à L’Oréal combien de parfumeurs ils embauchent pour toutes leurs marques de parfums (Armani, Lancôme, Ralph Lauren, Yves Saint Laurent, Diesel etc.). Ai-je entendu zéro ? Posez la même question à Coty (Gucci, Boss, Marc Jacobs, Calvin Klein, Burberry…) ou Interparfums (Mont Blanc, Van Cleef, Jimmy Choo, Moncler, Oscar de la Renta, Coach…). Vous obtiendrez la même réponse. Vous imaginez une maison de mode sans designer ? Inimaginable. Il est également temps que nous instaurions un code d’éthique pour la création. Que faire contre le plagiat ? Quand on leur en demande, les parfumeurs devraient oser refuser. Et ceux qui en font devraient l’assumer et mentionner les auteurs originaux. Il faut que l’on puisse faire la différence entre les parfumeurs qui sont des créateurs et ceux qui sont l’équivalent de designers chez Zara. C’est très bien d’être designer chez Zara, mais ce n’est pas le même métier. Cela permettrait de protéger les formules qui sont de véritables créations olfactives. Nous sommes à un carrefour, les parfumeurs vont devoir choisir : continuer à travailler ainsi tranquillement sans éthique, ou changer certaines façons de créer et être davantage reconnus et mieux rémunérés pour des succès artistiques interplanétaires.

Les marques de parfums et les groupes qui détiennent leur licence, celles en orange ayant un parfumeur maison.
©BeautyMatter, DreamAir, 2022

Vous défendez l’idée que les parfums soient reconnus comme des œuvres et que les parfumeurs touchent donc des droits en tant qu’auteurs ?

Absolument : un parfum, c’est comme une chanson, nous devrions donc être traités comme des compositeurs de musique. Il me semble que le compositeur obtient la moitié des droits d’une chanson, pourquoi ne pas faire la même chose ? On pourrait dire 50% pour Armani et 50% pour le parfumeur. Je pense d’ailleurs que Giorgio Armani ou Ariana Grande ne sont pas au courant du traitement infligé aux parfumeurs. Ils ne l’accepteraient pas eux-mêmes dans leur domaine. 

Quelles autres évolutions seraient bénéfiques ? 

Il faut bien entendu que les parfumeurs puissent mettre plus d’argent dans leurs formules, pour des raisons de qualité et de défense des fermiers dans le monde entier – sans que le prix pour le consommateur augmente, car il est déjà très élevé. Des parfums dont la formule  coûte 1 dollar ou moins à la fabrication sont vendus 60 dollars. Je pense que la marge est suffisante pour que les parfumeurs soient autorisés à mettre 2 à 4 dollars dans les formules. Cela permettrait peut-être d’employer davantage de belles matières premières naturelles ou synthétiques. Aujourd’hui, quand une marque revendique l’utilisation d’un ingrédient, il est souvent présent en quantité infime ou en tout cas moindre que ce que suggère le marketing. À partir de 100 ou 200 ppm dans le concentré (soit 0,01 à 0,02 %), on a le droit de  citer une matière première chez plusieurs grandes marques de luxe. À ce dosage, il y a peu d’impact sur le rendu olfactif. Il faudrait donc relever ce seuil. Sur tous ces sujets, les parfumeurs devraient communiquer directement avec le public et les marques sans que ce ne soit filtré par L’Oréal, dont l’expertise est de faire du shampoing. S’il était informé et éduqué olfactivement comme en vin et spiritueux, le public pourrait dépenser son argent en connaissance de cause. Il pourrait y avoir une parfumerie commerciale qui proposerait des compositions génériques vraiment bon marché, l’équivalent de H&M ou Ikea, et serait prise en charge par L’Oréal, Coty et leurs semblables. Un cran au-dessus, une parfumerie de designer avec de vraies créations, à la Nike. Et enfin une parfumerie de luxe qui correspondrait au prêt-à-porter Saint Laurent. 

Quelles actions avez-vous entreprises pour faire bouger les choses ? 

J’échange avec les maisons de composition qui font le gros du travail, et avec les fermiers pour défendre les ingrédients et créer un label d’utilisation équitable de produits naturels en parfumerie. J’ai commencé à contacter les grands groupes pour inclure un code d’éthique publié en ligne[1]Sur le site www.perfumeryethicas.org avec bientôt une centaine de signataires ; j’ai aussi demandé à la SIPC (Société internationale des parfumeurs créateurs) que nous écrivions une lettre ouverte pour informer le public et créer en son sein une commission d’éthique. Dans cette optique également, je donne de nombreuses conférences, et nous allons créer avec Saskia Wilson-Brown, fondatrice de l’Institute for Art and Olfaction, un Wikicommon légal de formules offertes par des parfumeurs. En attendant, sur le compte instagram @fragrance.drama[2]Voir https://www.instagram.com/fragrance.drama/, des formules, dont les miennes, et des chromatographies de parfums à succès sont maintenant régulièrement publiées. Cela permet de mettre en évidence, par exemple, le fait que Legend de Montblanc est une copie de Fierce d’Abercrombie & Fitch. Et cela casse cette culture du secret qui a trop duré dans l’industrie du parfum. On doit aussi renforcer l’aspect éducatif. À l’Isipca et en dehors, les étudiants n’ont quasiment accès à aucune formule. Vous imaginez apprendre la musique sans partition, uniquement à l’oreille ? Avec ces publications de formules et d’analyses, j’espère aussi que le public se rendra compte de la complexité de notre travail et qu’il appréciera d’autant plus notre art. 
 

Comment l’industrie réagit-elle à vos initiatives ? 

J’ai écrit cet été une lettre à L’Oréal pour évoquer tous ces sujets, j’attends leur réponse. Mais personne n’a encore remis en cause tout ce que j’ai dit et écrit sur ces questions. Lors de la dernière édition du WPC (World Perfumery Congress) en juillet, les parfumeurs membres de la SIPC se sont mis d’accord sur le fait qu’ils voulaient être crédités pour leurs créations. Et je suis contacté par de nombreux confrères qui me disent qu’ils ne peuvent pas s’exprimer publiquement mais qu’ils approuvent ma démarche. Si on est honnête, on ne peut plus rester impassible.

Propos recueillis en septembre 2022.

Photo : ©Hilary Swift pour Nez, la revue olfactive #11

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 Sur le site www.perfumeryethicas.org
2 Voir https://www.instagram.com/fragrance.drama/

Des odeurs ou un sort ! – Un conte d’Halloween

Si la fête d’origine celtique connaît plus d’engouement outre Atlantique, elle est devenue, chez nous aussi, l’occasion de nous plonger dans une atmosphère automnale, à la lueur des bougies. Pour célébrer à notre manière cette tradition, nous vous proposons un conte d’Halloween olfactif, où l’on croise un chercheur et un parfumeur, entre odeur de la peur et sillage d’un fantôme…

Je rentre du travail, un peu fatiguée ; le bruit environnant, habituel, pèse sur mes épaules. Je pense vaguement à ma journée, à demain, aux courses à faire. Mais des rires me tirent de ma torpeur : quelques enfants déguisés courent entre les passants pressés de quitter les transports. Citrouilles géantes, fantômes immaculés et zombies souriants vont quémander avec malice leurs bonbons. C’est Halloween, c’est vrai : j’avais oublié. Le souvenir de ces soirées déguisées me réconforte et me rend plus légère, et me voilà déjà sur le pas de ma porte. 

La nuit est déjà tombée lorsque je la franchis. Enfin chez moi ! Pour me mettre dans l’ambiance, j’allume une bougie : son odeur de fruit vert, à la fois végétal, lacté, lactonique et musqué, se répand dans toute la pièce. Ronde, comme un cocon à l’image du fruit qu’elle entend interpréter, la Citrouille de Diptyque diffuse amplement ses effluves confortables, crémeux, légèrement épicés, qui me mettent l’eau à la bouche. 

Bougie Citrouille de Diptyque, en édition limitée.

Cela me donne envie de cuisiner une tarte pour ce soir. En coupant ma courge, cis-3-hexenol évoquant l’herbe coupée et diacetyl aux notes beurrées me montent au nez. Après l’avoir faite revenir à la poêle pour attendrir sa chair orangée, je l’arrange sur une pâte brisée. Une pincée de cannelle et de muscade, quelques morceaux de châtaigne, un peu de sel, et hop, au four ! 

Mais lorsque je reviens vers le plan de travail, c’est une autre odeur, nettement moins agréable, qui me surprend : quelques gouttes de sang, ferreux et rappelant la viande fraîche en raison de l’époxydécénal qui le compose, brillent sur le couteau. Mmmh… J’ai sûrement dû me couper ; mais, fait étrange, je ne trouve pas de trace sur mes mains… Un frisson me secoue, et l’on sonne à la porte au même moment : je sursaute. Une seconde plus tard, respirant un bon coup, je me retrouve nez à nez avec des petits monstres qui attendent leurs trésors sucrés. Une poignée dans chaque chapeau magique, et j’échappe ainsi au sort menaçant d’une sorcière transportant baguette et balai. La porte refermée, entre deux états, j’ai soudain la crainte de sentir mauvais, après toute ces émotions. Cette peur, qui tourne à la pathologie, porte même un nom : l’autodysosmophobie, à ne pas confondre avec la phantosmie, qui a été l’une des conséquences du Covid-19, et qui consiste à percevoir des odeurs – le plus souvent désagréables – sans qu’il n’y ait de source objective. 

Je cherche à me ressaisir : direction l’armoire à parfums, et restons dans le thème ! Côté citrouille, Like This d’État libre d’Orange me plonge dans l’univers fantastique de Tilda Swinton imaginé par Mathilde Bijaoui de Mane : un crumble de potiron, réchauffé d’immortelles et d’épices, qui me rassure par son côté alimentaire et velouté. Juste à côté, le flacon souple de Fabulous me de Paco Rabanne reflète mon visage déformé sur sa surface métallisée : j’en vaporise sur mon poignet, et y retrouve la chair de la courge mêlée de rhubarbe, dans un cocon de vanille amandée.

État libre d’Orange, Like This, 2010

Un éclat de métal frappe soudain le sol, me tirant de mes rêveries olfactives. Je me retourne rapidement : le couteau est à terre, tournoyant encore, répandant les gouttelettes pourpres sur le carrelage froid. Effrayée, le cœur battant, les muscles tendus, j’écoute avec attention, le souffle court. Le bruit régulier du four se superpose à ceux, plus aléatoires mais plus sourds, des sons extérieurs : sifflement du vent, pas hâtifs sur le feuillage du sol, portes que l’on ouvre ou que l’on ferme. Les odeurs familières de la pièce, bois ciré, courge dans le four, bougie qui se consume, me réconfortent peu à peu. 

J’ai eu si peur que j’ai l’impression que si quelqu’un rentrait dans la pièce, il le saurait rien qu’à vue de nez, malgré le parfum que j’ai mis pour me rassurer. Mon téléphone sonne : improbable coïncidence, c’est Hirac Gurden, directeur de recherche en neurosciences au CNRS… Il tombe à pic, j’en profite pour le questionner sur l’odeur de la peur ; il semble intarissable sur le sujet : « Les études sur la peur s’ancrent dans le cadre des recherches sur les contagions émotionnelles, positives ou négatives, qui ont lieu depuis une grosse dizaine d’années. Pour que les résultats soient probants, on procède à diverses mises en situation, du visionnage d’un film d’horreur au saut en parachute, en posant des coussinets sous les aisselles des individus. Lorsqu’on fait sentir ces odeurs axillaires à des personnes qui n’en connaissent pas l’origine, celles-ci s’accordent en grande majorité à dire qu’il s’agit d’une odeur de peur – comme l’on sait désormais qu’il y a de même des odeurs de joie – et les mesures parallèles de paramètres corporels (tension artérielle, rythme cardiaque…) concordent avec cette affirmation. On ne sait pas précisément de quoi est composée l’odeur de peur : c’est un ensemble complexe, particulièrement chargé en stéroïdes, en androstérone, et en acides gras. Elle correspond à une réaction physiologique : lorsque j’ai peur, mon corps met tous ses systèmes cérébraux en marche pour que je puisse me défendre. Au niveau neuronal, c’est notamment l’amygdale, une structure qui est composée de neurones impliqués dans les émotions, qui est activée. Le cerveau envoie un signal d’activation déclenchant la décharge d’adrénaline dans le sang par les surrénales, ce qui permet de signaler très rapidement à tout le corps qu’il faut se préparer à fuir : le rythme cardiaque et la respiration s’accélèrent, les yeux se dilatent, les muscles se contractent, la température corporelle augmente…
Chez l’homme, il est difficile de savoir s’il y a des odeurs animales qui provoquent la peur de manière innée, comme c’est le cas pour la souris avec l’urine de renard. Mais l’odeur de brûlé fait partie de celles qui provoquent cette réaction physiologique. Compte tenu de l’importance vitale de cet axe entre le système olfactif et le corps, les personnes anosmiques, qui sont dépourvues de ces signaux, vivent dans un état de stress permanent, parce qu’elles savent que leur odorat ne peut pas les protéger des incendies, par exemple.
C’est un handicap sensoriel majeur dans la vie quotidienne, qui concourt certainement au fort taux de dépression dont souffrent ces personnes. 
Et l’on sait aussi que l’odorat va teinter émotionnellement notre perception du monde environnant : en présentant à un individu qui sent la sueur de stress un visage neutre (même s’il ne la perçoit pas de manière consciente), il l’interprète comme un visage apeuré. Ceci nous rappelle que les odeurs sont le moyen de communication le plus ancien, qui permettent de faire part d’un danger même avant qu’il ne soit visible, et même avant que l’on ne sache parler. »

À défaut d’être rassurée, me voilà donc informée : si je veux effrayer ceux que je rencontre, j’opterai dans mon armoire à parfums pour Bois d’ascèse de Naomi Goodsir ou Cuir de Mona di Orio, pour leurs notes fumées incandescentes. Ou peut-être pour les odeurs métalliques sanguines (mais pas que) de Sécrétions magnifiques d’État libre d’Orange, ou encore celles évoquant la chair animale et sa fourrure dans M/Mink de Byredo ? 

Gustave Courbet, Le Désespéré, 1843

Bon, il faut que je pense à autre chose ! Mon nez m’indique que ma tarte est prête à être dégustée, voilà une bonne nouvelle. Je m’installe sur le canapé, une fois n’est pas coutume, un plaid sur les genoux, à la lueur de la bougie dont la flamme vacille tranquillement. La pâte croustille puis fond dans ma bouche, la citrouille crémeuse s’y mêle, douce et épicée à la fois. Un délice ! Mon regard se pose machinalement sur le sol, où je remarque la présence d’un papier annoté. Délaissant ma fourchette, à moitié perdue dans mes pensées, je me penche un peu pour le lire :

« Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;
Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;
Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur
Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais bouillir et je mange mon cœur,

Par instants brille, et s’allonge, et s’étale
Un spectre fait de grâce et de splendeur.
À sa rêveuse allure orientale,

Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C’est Elle ! sombre et pourtant lumineuse. »

Je reconnais la première partie du poème Le Fantôme, de Baudelaire, visiblement déchirée des Fleurs du mal. Que fait-elle là ? Intriguée, j’explore la pièce du regard et… Oui, là, juste à l’endroit où était posé le papier, il semble y avoir une sorte de trappe qui se découpe dans le parquet lisse et brillant. C’est absurde, je ne l’avais jamais vue… J’essaye de l’ouvrir, elle cède et découvre des marches. Sûrement une cave : pourquoi les anciens propriétaires ne l’ont jamais mentionnée ? Prête à y découvrir des trésors oubliés, je m’y engage, tout feu tout flamme. Dans l’obscurité poussiéreuse, sourde et étouffante, j’aperçois une porte, décorée d’un écriteau : « Centre culturel d’Alban Mainville, Toulouse, 2021 : exposition “De la matière à l’esprit” ». Prenant mon courage à deux mains, de plus en plus intriguée, j’en tourne la poignée : une musique flotte dans l’air, se mêlant à la fragrance aldéhydée, blanche, mais aussi ronde et boisée qui emplit la pièce. Je frissonne, comme traversée par un souffle étranger. Pierre Bénard, parfumeur et fondateur de la société Osmoart, que j’ai rencontré récemment lors d’un colloque, se trouve dans la pièce. Il m’invite à sentir ses « olfactoriagmi » où sont déposées les matières premières de son parfum de fantôme, Yurei : immortelle à la symbolique forte, cèdre imputrescible utilisé pour les sarcophages, patchouli boisé, ciste résineux capable de renaître de ses cendres… Le parfumeur m’explique sa démarche, visiblement pas plus perturbé que ça par notre présence ici : « J’ai imaginé l’odeur d’un fantôme comme une allégorie du parfum : à la fois présent autour de vous, transparent et impalpable, c’est un messager qui fait la connexion entre morts et vivants. Le parfum – dans son sens originel de per fumum – est lui aussi sous-tendu par cette notion : on brûle de l’encens pour communiquer avec l’au-delà, on embaume les corps… Je rappelle cette idée avec l’oliban. J’ai aussi créé un accord encaustique, pour figurer une maison habitée, hantée. Un accord aldéhydé, créé uniquement à partir de molécules de synthèse, évoque un fer à repasser qui glisse sur le suaire, le drap du fantôme. J’ai aussi repris l’accord « hug me » que l’on doit à Sophia Grosjman, mais en remplaçant la Galaxolide par un autre musc de synthèse, le Phantolide, tout indiqué pour ce projet ! Cet accord, comme son surnom l’indique, enlace, fait ressentir une présence, comme une aura – et me permet aussi de citer mes mentors en parfumerie, de dire que celle-ci a une histoire. C’était l’un des objectifs de ce travail, et d’Osmoart en général : positionner le parfum comme création artistique et non plus seulement comme produit commercial, pour qu’il inspire un public plus varié, tout en faisant œuvre de pédagogie afin de transmettre des connaissances.
Et ce projet, nous l’avons porté à plusieurs : le nom du parfum, Yurei, vient de « Yūrei-zu », un genre de l’art japonais consistant en images peintes ou estampes de fantômes. Pour le représenter, outre une série d’étude photographique d’une concrète de rose damascena que j’ai exposée et qui dévoile la capture de l’âme de la fleur, de son essence, il y a la photographie de Nicolas Sénégas. Celui-ci a capturé les volutes de la contorsionniste Lise Pauton : un écho puissant aux premières estampes japonaises où le fantôme est représenté sans pied ni jambes, mais aussi à cette danse du corps obscur qu’est le
buto. Dans ses mains, les fleurs de pavot font un clin d’œil aux Paradis artificiels de Baudelaire. J’ai également composé la musique que vous entendez, avec les voix de Miku Koyama pour sa lecture de la version japonaise du poème “Le Parfum” de Charles Baudelaire et celle du chanteur Wilfried Besse pour les paroles, accompagnée des images de Margot Lançon ». 

La contorsionniste Lise Pauton, photographiée par Nicolas Sénégas.

Faisant un pas de côté, Pierre Bénard m’invite à ouvrir une autre porte, où l’inscription indique : « De la matière à l’esprit, Halo 2 : château du Domaine de Caladroy, Pyrénées Orientales, août 2022 ». Allons-y ! C’est un lieu plus délabré, propice à créer une atmosphère hantée. Des dame-jeanne anciennes, grosses bonbonnes de verre, exhalent les effluves des matières premières. Et le parfum de la dame blanche, figuré par le jasmin, habite les lieux. « Cette série est aussi une manière de dire que chacun possède son propre fantôme, et de créer des espaces qui puissent toucher tout le monde, initiés ou non, enfants et adultes, car il y a différentes approches entremêlées offrant différentes grilles de lecture. Nous aimerions prévoir un Halo 3 dans un autre lieu, pour une nouvelle variation », termine Pierre Bénard avant de me laisser repartir, toujours accompagnée par le parfum d’un esprit errant, qui me semble désormais plus familier. 

Bercée par ces rêveries fantomatiques, je suis un chemin en pierres moussues, planté de bougies vertes à l’odeur vanillée qui m’évoque les bonbons que je dégustais à la même époque lorsque j’étais enfant – mes yeux glanent leur nom : Lord of Misrule, de Lush. 

Lush, Lord of Misrule, en édition limitée.

Lorsque j’ouvre les yeux, je suis allongée dans mon canapé. Je regarde l’horloge : il est bientôt 8 heures. J’aurais donc dormi tout ce temps ? Les parfums, les couleurs et les sons s’entrechoquent encore dans mon esprit, tandis que le jour des morts m’accueille dans tout son hommage festif aux âmes de ceux qui nous ont quitté : au Mexique, les autels se chargent encore d’offrandes à la mémoire de défunts. Pour ce nouveau jour, De Los Santos de Byredo sera tout indiqué : encens rituel, sauge purificatrice et fraîcheur résineuse y célèbrent la vie dans un voile musqué qui m’apaise et illuminent l’atmosphère. Lorsque je me dirige vers l’armoire à parfums, je remarque que la trappe de la veille a disparu : je retrouve pourtant bien le poème, juste à côté de l’assiette où ne restent que quelques miettes de la part de tarte, mais il est plié en petit origami et porte encore un instant, j’en suis sûre, l’odeur du fantôme sentie cette nuit, avant de disparaître à demi pour venir hanter ma mémoire, alors que le soleil perce chaleureusement entre les rideaux.

Byredo, De Los Santos, 2022

Visuel principal : Henry Fuseli, Le Rêve du berger, 1793

Dissonance olfactive, entre discours et réalités

Champs de roses à Grasse, patchouli écoresponsable et quelques gouttes de la plus belle lavande bio : à les entendre, les marques mainstream remplissent exclusivement leurs flacons d’extraits de nature toujours plus durable, plus éthique, plus consciente. Tout cela sans manquer de s’assurer qu’ils constitueront les meilleurs succès de l’année, proposés en plusieurs dizaines de déclinaisons, rentabilité oblige. Et si la parfumerie grand public essayait de parler autrement de ses créations ?

Au printemps dernier, la presse spécialisée comme généraliste, nationale comme régionale, et bien sûr les réseaux sociaux en tout genre semblent avoir été submergés par un tsunami de roses : une grande marque inaugurait alors un somptueux domaine à Grasse, consacré à la culture de la reine des fleurs, et avait invité à tour de bras journalistes et influenceurs à un voyage de presse afin de découvrir ce nouveau « site écologique » dont l’acquisition était présentée comme « une stratégie d’intégration verticale de culture de plantes à parfum pour permettre l’innovation durable et responsable autour de son ingrédient identitaire »

Avalanche de roses
Il est bien sûr tout à fait louable qu’une maison appartenant à un grand groupe soutienne la culture des plantes à parfum, ou veuille protéger certaines espèces végétales en voie de disparition et c’est parfaitement logique qu’elle communique dessus. Mais le sentiment qui m’est venu face à toute cette avalanche de roses envahissant les écrans, c’est qu’il devenait presque tentant de finir par croire que la parfumerie ne se résumait qu’à ça : des fleurs dans des champs grassois et des pétales dans des sacs en toile de jute. N’oublions pas la subtile apparition d’un centième flanker du best-seller féminin mondial de ladite marque, une déclinaison en extrait incorporant dans sa formule une quantité – qui n’est bien entendu jamais précisée – de « roses centifolia biologiques récoltées à Grasse » mariées à « de précieuses fleurs d’iris [sic] [1]En parfumerie, ce sont les rhizomes d’iris qui sont extraits, pas les fleurs. », mais aussi « la bergamote, le poivre rose, l’accord de plantes vertes, le jasmin, le patchouli, l’accord gourmand et le bois ambré »
Nous y voilà. Aujourd’hui, lorsqu’on parle d’un parfum (surtout celui qui doit se vendre en grands volumes, hein, entendons-nous bien) c’est à coups de clichés de domaines au milieu des champs. Mais pour écouler les flacons, c’est surtout à coups d’accords gourmands et de bois ambrés. Dissonance cognitive et olfactive : à quelques rares exceptions près, on laisse tout le monde croire – par le biais d’une désinformation généralisée de la part des marques et d’un cruel manque de culture olfactive – que les flacons ne sont remplis que de nature, la plus clean et durable possible. Mais on s’assure tout de même d’un « liking » maximum lors du « sniff-test », grâce à une synthèse qui, si elle est rarement mise en avant, est pourtant devenue indispensable pour bâtir ces blockbusters plus que rentables. L’accord gourmand qui fait grimper les résultats des tests consommateur et les puissants bois ambrés en fond grâce auxquels « mon parfum il tient et mon sillage il tue », c’est bien grâce à elle. Même si elle est souvent absente des discours des marques, la synthèse contribue par ailleurs sans doute davantage à une parfumerie durable et clean que les débauches de moyens déployées pour mettre en lumière un domaine grassois consacré à la rose, mais bref, ceci est un autre débat, même s’il est loin d’être anodin. 
En braquant ainsi le projecteur sur une partie absolument anecdotique de la parfumerie (oui, la culture de la rose à Grasse, c’est marginal par rapport à l’ensemble de la production de rose dans le monde, et encore davantage comparé à tout ce qui sent la rose sur le marché) on occulte complètement une réalité tout autre : celle d’une parfumerie ultra-calibrée, blindée de captifs de synthèse, de notes sucrées et de bois ambrés. Je ne parle évidemment pas ici des marques plus confidentielles qui, choisissant d’injecter plus de moyens dans leurs formules que dans la communication et s’affranchissant d’une obligation de succès, se permettent d’utiliser ces matières naturelles de manière plus intelligente et perceptible. Heureusement qu’elles existent, mais elles restent, hélas, peu nombreuses.

Rabâchage sans fin
La plupart les dossiers de presse envoyés aux journalistes aujourd’hui ne parlent que de ça : le naturel, les matières les plus nobles, les plus précieuses, souvent d’ailleurs toujours les mêmes citées à l’envi pour tenter de décrire la nouveauté, dans un effet de rabâchage sans fin, et sans aucune pertinence pour décrire vraiment le parfum. On reste ainsi souvent sur sa faim après avoir lu ces listes d’ingrédients a priori fort appétissants, lorsqu’on découvre qu’ils ont le plus souvent été dilués à l’extrême dans des accords racoleurs qui ne rendent pas vraiment hommage à la nature. Imaginez la plus rare des truffes blanches employée en pincée dans une nouvelle recette de frites de fast-food, gorgées d’huile et noyées dans le sel ?

Prenons par exemple cette marque italienne qui « rewrite » son grand classique masculin en promettant de bousculer « les archétypes dépassés de la masculinité », de mettre « en avant l’expression de soi et l’importance des relations authentiques » tout en assurant bien entendu de « son engagement en faveur du développement durable », tout cela évidemment à grand renfort d’ingrédients les « plus beaux » mais aussi « précieux » et « fins » : on retrouve ainsi au programme les éternels bergamote de Calabre, sauge sclarée de Provence, iris résinoïde du Maroc, bois de cèdre de Virginie et fève tonka du Brésil pour un parfum aussi percutant que raffiné (tout porte bien sûr des lettres capitales, comme si cela donnait un supplément de noblesse, et l’impact carbone de toutes ces ingrédients exotiques n’est évidemment pas un sujet). Demandez à n’importe quel parfumeur aguerri ce que sentirait un mélange de ces seuls ingrédients, peu importe les proportions : au mieux, un joli spray apaisant d’aromathérapie. 
Une femme anosmique congénitale (qui n’a jamais senti de sa vie) relevait d’ailleurs récemment que, lorsqu’elle lisait une pyramide olfactive, elle n’avait aucune idée de ce que pouvait sentir le parfum. En effet, ces informations sont totalement privées de correspondances avec d’autres sens ou sensations, qui par le biais de la synesthésie, pourraient offrir davantage d’informations intelligibles pour se représenter une odeur (et pas que pour les anosmiques !) que des listes de plantes.

Dans cette autre variation d’un classique d’une grande maison, c’est « une superbe essence de mandarine d’Italie, issue de l’agriculture biologique » et un « subtil mariage d’essence et d’absolu de rose » qui ont été choisis par la parfumeuse, comme si c’était la présence de ces lignes dans la formule qui allait tout changer. 
Oui, les naturels, c’est superbe, cela procure une richesse et une épaisseur inégalables à une formule, loin de moi l’idée de dire le contraire. Et oui, les maisons de composition redoublent d’efforts et de moyens pour pouvoir offrir à leurs parfumeurs les plus belles qualités, produites dans des conditions les plus vertueuses possible, on ne le redira jamais assez. On peut même d’ailleurs composer de sublimes parfums uniquement grâce à eux quand on sait s’y prendre. Mais laisser croire que leur simple présence suffirait à atteindre une qualité soi-disant supérieure est une vaste supercherie. Il est nécessaire de le dire et de le répéter : ce qui aboutit à un beau parfum, ce sont certes de belles matières, mais c’est aussi et surtout le talent d’un (ou plusieurs) parfumeur expérimenté et doué, doublé d’une idée, d’une envie, d’une histoire, d’une vision. Si cette dernière se limite, comme on leur demande hélas le plus souvent, à remporter le test consommateur en finale de la core list [2]Liste des maisons de compositions sélectionnées pour avoir le droit de répondre aux briefs d’une marque, pour une période donnée., cela ne mène jamais bien loin. On tourne en rond entre son petit accord gourmand, son fond de bois-qui-pique, sa lavande de Provence et ses quelques ppm [3]Partie par million, soit 0,0001% de la plus belle rose de Grasse, on ressemble à tout le reste et on pond un parfum à l’intérêt plus que limité, sauf peut-être pour ceux qui se gargarisent des bons résultats de ses ventes, puis, un peu plus tard, des trophées qui viendront valider son succès. Est-ce pour cela que les marques ne souhaitent pas davantage éduquer leurs consommateurs, préférant les laisser dans une forme d’ignorance propice à l’achat « coup de cœur », dénué de temps de réflexion et provoqué par la première mouillette qu’on leur met sous le nez ?

Tout se passe comme si la parfumerie était une sorte de recette de cuisine de luxe : il suffirait de sélectionner les matières les plus fines, exotiques et photogéniques du monde, de touiller et hop, vous voici avec une fragrance garantie « aussi percutante que raffinée ». Mais même en gastronomie, c’est moins caricatural : que diriez-vous si, pour évoquer le travail d’un grand chef pâtissier dans un article, au lieu d’aborder la dimension gustative, créative, artistique, sensorielle, on ne vous montrait que des champs de blé ou de betterave, et des montagnes de sacs de farine ! La réalité de la création est tellement éloignée de cette vision simpliste que ça en serait presque drôle si ce n’était pas devenu la norme.

Les briques du parfum
Si vous avez l’occasion (pas facile) de consulter une formule [4]Voir par exemple la formule de L’Heure perdue de Cartier dans notre article consacré à son développement., vous constaterez que la plupart des ingrédients indiqués vous sont totalement inconnus ou ne semblent pas décelables olfactivement, et ce même pour des compositions 100% naturelles. C’est qu’on y voit surtout les briques du parfum, celles qui lui donnent sa forme, sa structure, et qui une fois combinées, composent les accords reconnaissables, tandis que ceux qui sont revendiqués sont souvent étonnamment peu, voire pas présents. La formule surprend toujours le non-parfumeur, car elle est l’opposée de la pyramide olfactive, employée quant à elle à des fins commerciales pour simplifier les principales notes, plus ou moins perceptibles, mais simples à comprendre.
Un peu comme si pour décrire les matériaux qui constituent une maison, on ne parlait que du marbre de la cheminée, du chêne du parquet et de la peinture pistache de la chambre d’enfant, négligeant totalement d’évoquer les briques, parpaings, charpentes, fils électriques et autres tuyauteries qui la composent réellement et sans lesquels elle ne tiendrait pas debout pas, elle n’existerait pas.
Est-ce que divulguer les formules aiderait à rendre la parfumerie plus éthique ? Certaines marques de niche (J.U.S, Éditions M.R., The Observer Collection, Bastille…) s’y essayent, par souci de transparence, mais la pratique reste marginale et parfois un peu détournée. 
Le parfumeur Christophe Laudamiel (dont une interview paraîtra le 2 novembre dans le cadre de ce dossier) a d’ailleurs récemment lancé un appel à la donation et à la publication des formules, traditionnellement conservées dans le plus grand secret par les maisons de composition pour protéger leurs créations du plagiat. Il défend l’argument que celles-ci peuvent être obtenues assez précisément via des résultats de GC (chromatographie en phase gazeuse, technique permettant d’analyser le contenu d’un flacon) et sont maintenant facilement disponibles moyennant finance. Selon lui, ces GC n’étant pas la propriété des maisons de compositions, le public devrait donc pouvoir y avoir accès pour voir comment tout cela fonctionne, avoir un autre son de cloche que les discours de marques et mieux défendre ainsi indirectement les fermiers et les chimistes. Le parfumeur défend par ailleurs activement une obligation pour les marques de mentionner le dosage des matières premières naturelles qu’elles revendiquent dans leurs compositions. Certes, certaines matières sont très puissantes et il n’est pas nécessaire de beaucoup les doser, mais lorsqu’on se targue d’assurer aux fermiers un revenu suffisant, il faut utiliser bien plus que quelques ppm. Et le prouver.

Beauté singulière
En attendant que tout cela prenne forme un jour, on l’espère, comment l’industrie pourrait-elle parvenir à faire évoluer cette dissonance qui nous éloigne de l’essence même du parfum, pour révéler ce qui en fait la vraie beauté ? Comment continuer de mettre en valeur les réelles pratiques vertueuses menées en amont dans la culture, la production, la transformation des plantes à parfums, mais aussi dans les progrès immenses réalisés dans la synthèse, les innovations qui permettent de produire mieux, de moins polluer et de mieux rétribuer tous les maillons de la chaîne, tout en célébrant l’audace, la virtuosité et le talent d’un créateur ? En évoquant davantage sa capacité à nous surprendre, à nous séduire, à nous rendre émus, parfois troublés, le plaisir éprouvé de porter et sentir des parfums à la beauté singulière, sur soi ou sur les autres, les chérir dans leur diversité et leur personnalité, nous remémorer grâce à eux des souvenirs et des sentiments lointains qui reviennent pourtant comme par magie et qui nous rendent heureux. Car c’est bien en cela que réside la beauté d’un parfum : l’émotion qu’il peut nous procurer. Tout le reste n’est que remplissage quand on n’a rien d’autre à dire. Paradoxalement, les publicités ne cessent de vouloir mettre en scène cette émotion, mais celle-ci se réduit toujours à un archétype caricatural de séduction et de désir déconnecté du parfum lui-même. 

Après la bataille menée pour une parfumerie plus durable et respectueuse de l’environnement, gageons que les prochains grands enjeux de l’industrie pourraient être dans une meilleure communication, plus transparente, juste et honnête, qui ne pourra que lui être bénéfique.

Visuel : Redemption, Julius L. Stewart, 1905, huile sur toile, La Piscine, musée d’art et d’industrie, Roubaix.

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 En parfumerie, ce sont les rhizomes d’iris qui sont extraits, pas les fleurs.
2 Liste des maisons de compositions sélectionnées pour avoir le droit de répondre aux briefs d’une marque, pour une période donnée.
3 Partie par million, soit 0,0001%
4 Voir par exemple la formule de L’Heure perdue de Cartier dans notre article consacré à son développement.

L’odeur du noir : une chronique olfactive de Céline Ellena

Le peintre Pierre Soulages vient de s’éteindre ce mercredi 26 octobre, à l’âge de 102 ans. Ses célèbres « outrenoirs » ont parfois inspiré les parfumeurs, comme Thierry Wasser pour son Néroli outrenoir chez Guerlain, ou encore Bertrand Duchaufour pour Corpus Equus chez Naomi Goodsir. Une des expositions de l’artiste au Centre Georges Pompidou avait par ailleurs suscité chez la compositrice de parfums Céline Ellena, membre du collectif Nez, l’écriture d’une chronique olfactive parue dans le quatrième numéro de la revue Nez, en octobre 2017.

Pierre Soulages expose au Centre George Pompidou ses œuvres noires, silencieuses et sensibles. Un immense cube blanc ponctue la fin de la visite. Je franchis le seuil de cette boîte étrange et tombe dans le noir d’une salle de projection. Sur ma gauche, parmi les silhouettes immobiles adossées à la cloison, je devine un espace libre dans lequel je me glisse. 

Nous sommes nombreux. Les plus chanceux s’alignent assis, épaule contre épaule, sur les quelques bancs disposés devant l’écran ; les plus souples, posés en tailleur, forment des grappes irrégulières de part et d’autres des accès calfeutrés par de lourdes lames en tissu verni ; les plus endurants demeurent debout, dispersés dans les coins. La température est élevée. L’atmosphère humide. Je ne vois rien. À peine si je distingue un son. Mon nez est vissé à l’odeur qui imprègne ce lieu plongé dans le noir. J’éprouve une extrême difficulté à distinguer, puis séparer chaque information, en l’absence de courant d’air.

À cet instant, Soulages nous regarde depuis la caméra et s’exclame : « Il fait chaud, non ? », en retirant sa veste. La salle glousse, complice, et les corps soudain s’agitent, provoquant une légère turbulence. Une saute de vent que je capture. Je renifle des fragments d’armoise taillés comme un costume trois-pièces, des copeaux de bois de cèdre, un chapelet de graines de coriandre ou de carvi, un rameau de feuilles vertes délicieusement frais, un fouillis de lianes âpres, une pelote de fibres de coton, un bonbon à la violette, une mesure de levure boulangère, trois brins de lavande, un soupçon de vétiver qui ressemble à de la réglisse noire (ou bien, l’inverse), de la pâte d’amande, du savon traditionnel, le remugle des fesses chaudes posées sur les gradins en plastique, celle fine et moite produite par les haleines… Enfin, la chlorophylle échappée de deux ou trois ruminants discrets.

Soulages poursuit ses explications à propos de l’outrenoir. Comment le noir offre toute sa diversité et ses tonalités au frôlement de la lumière : lorsque le regardeur se déplace autour du tableau, le noir change, et pourtant, « c’est fait avec le même noir ». Je savoure ce plaisir rare, nez sur l’évidence. Je prends soudain conscience que je suis suspendue au magma odorant qui offre une infinité de possibles au hasard des trajectoires et des superpositions qui glissent sous mon nez plongé dans le noir.

Confinés dans le cadre singulier de cette salle de projection, les miasmes forment une boule compacte, impénétrable. Ce lieu obscur concentre une fragrance, en apparence homogène, formée par les visiteurs qui abandonnent sans ambages leurs empreintes olfactives et l’ajoutent aux précédentes. Le flux des curieux qui entrent ou sortent, qui cherchent une place où se poser, génère des remous, des ondes capiteuses capricieuses. L’analogie avec les paroles du peintre m’amuse. Le déplacement des molécules dispense des nuances dans la masse uniforme, un « reflet sur les états de surface de la couleur noire ».

Visuel : Pierre Soulages, Peinture 293 x 324 cm, 26 octobre 1994, source : www.pierre-soulages.com

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