Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena et de Jean-Michel Duriez, c’est au tour de Céline Ellena de nous conter sa longue quête de l’émotion qui a abouti à sa découverte de la création d’Issey Miyake…
J’aimerais écrire : je t’ai aimé au premier nez.
Ma peau unie à tes arabesques agrestes et à tes résines languides, nous partagions chaque instant de vie, vivions fusion, en ville comme au lit, abandonnant au passage une trace inaltérable dans la mémoire des flâneurs, des amants.
Évidemment, tu portais un grand nom. Tu étais une célébrité, une référence dans le milieu très fermé de la Haute Parfumerie. Les créateurs vantaient ton aura. Nombreux étaient les parfumeurs qui souhaitaient pénétrer les secrets de ton sillage, s’approprier un peu de ta signature osée.
Indifférents au brouhaha odorant, nous formions, toi plus moi, le couple idéal, un corps singulier et puissant. Une essence rare. Et parce que j’étais la seule à te porter ainsi, l’unique à t’avoir comprise, j’ai choisi de créer des parfums à notre image.
Mais il n’en est rien.
Je n’ai jamais rencontré ce premier amour, source d’inspiration d’une carrière. Troisième nez d’une famille de compositeurs d’odeurs, j’avais perdu en chemin ma candeur dès la prime enfance. J’avais la chance de pouvoir mettre mon nez partout et de n’être empêchée par aucun remugle ni aucune odeur taboue. Je jouissais d’une curiosité sans frein pour toutes les traînées, sans état d’âme ni jugement. Chaque particule gobée était instinctivement, et sans doute par mimétisme, identifiée, étiquetée puis mémorisée, rangée, stockée, pour plus-tard-au-cas-où.
Je me souviens de ma perplexité lorsqu’à l’occasion de mon dixième anniversaire, le papier cadeau a dévoilé la forme d’un flacon en verre givré, gravé d’une fleur de chèvrefeuille. Un garçon de ma classe m’offrait une eau de toilette. Le flacon est demeuré intact sur l’étagère de mes objets préférés. Parfois, je dévissais le bouchon pour sonder son odeur techniquement parfaite de petite fleur blanche en jupe plissée et socquettes, mais je n’ai jamais osé le porter. Je n’avais pas envie d’entendre les remarques lors du bisou du matin avant de partir pour l’école, ou les commentaires croisés lors des réunions de famille. Je tenais ainsi l’émotion à distance, car, me semblait-il, le message odoriférant aurait franchi avec moins d’objectivité mon conduit olfactif.
Au début des années 1990, j’en avais fini avec les odeurs glanées de-ci de-là et j’ai sérieusement débuté mon apprentissage en étudiant les œuvres notoires, parmi lesquelles Femme de Rochas, Mitsouko de Guerlain, Bois des îles de Chanel, Eau sauvage de Dior… Je me suis exercée en auscultant respectueusement puis en copiant pic à pic les classiques, avec le détachement d’un médecin disséquant un cadavre, pour saisir la machinerie intime des fluides et des engrenages. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur en berne. À la même époque, des parfums élaborés « à l’américaine » pétaradaient sur les peaux des françaises. Bouquets fracassants et ambres voluptueux offraient aux femmes la possibilité de se distinguer par leurs sillages criants, au point de se voir parfois interdire l’accès à certains restaurants ! Néanmoins, toutes ces eaux de toilette, quoique puissantes, demeuraient très respectueuses d’une pyramide olfactive traditionnelle. En 1992 déboule dans l’arène des compositeurs bien-sentants Angel de Thierry Mugler. La profession prédit un flop, puisque ce n’était pas un parfum, mais un truc alimentaire assommant. Sans élégance ni raffinement. Mais diligemment classé dans la famille des chypres. Avec le recul et l’actualité du moment, je me fais la réflexion que c’était les hommes parfumeurs qui jugeaient alors si durement cet outsider. Les femmes, en revanche, de plus en plus nombreuses, tracèrent un large sillon gourmand et rebelle. Cet accord totalement novateur et décalé de barbapapa noire surpuissante, sexy, régressive, qui oscillait entre fillette et femme fatale, réduisit au silence le bougonnement patriarcal. La profession s’étant enfin fait une raison, j’ai examiné avec délice les pics d’éthyl maltol et de patchouli d’Angel. Et j’ai aimé cela, avec tous les plis de mon cerveau, mais le cœur spectateur.
Pendant ce temps, afin d’échapper à mon quotidien de nez studieux penché sur la confection quotidienne de parfums parfaitement calibrés, dans le but d’optimiser les résultats aux tests du marché, je m’offrais des échappées facétieuses. J’inventais des odeurs à rien et de nulle part, sans famille ni pyramide. Je dessinais, en quelques matières, la silhouette musquée d’une météorite, de la lune ou de la kryptonite, les nuances minérales du mercure ou de la rouille, les facettes citrouille du carrosse de Cendrillon, le souffle lacté des herbes folles bien avant la vogue vegan, les effluves salés de galets glanés sur toutes les mers du globe, les miasmes flous des plumes d’anges et à vapeur des nuages, par tous les temps et en toute saison. D’étranges parfums sans lendemain… Quand on me posait la question : « quel parfum a inspiré votre envie du métier ? », j’hésitais entre un bon vieux classique à papa et la beauté cachée d’un accord fantaisiste, et j’optais finalement pour Bois des îles et sa sensualité hybride.
Et puis, en 1998, un truc tout rond sans fond ni tête est apparu sur les étagères. Un truc aussi rigolo et doux qu’un gentil Pokémon : Le Feu d’Issey Miyake. Je l’ai aimé avec tous les plis de mon cerveau, et mon cœur a commencé à frémir ! J’ai senti la bascule, l’odeur des possibles, car ce parfum, boule serrée d’émotions mêlées, manquait totalement de rationalité et m’offrait soudain la permission de m’affranchir des figures classiques. Depuis, et sans doute parce que j’ai assimilé les rudiments de l’assemblage, j’ose déroger aux règles, me tromper, recommencer et m’amuser…
Mon cerveau a lâché la bride à l’intuition.
Céline Ellena, le 19 décembre 2022
Visuel principal : Céline Ellena © Anthony Cauquil
______
DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »
- Jean-Claude Ellena : « Il y eut un avant et un après Diorella »
- Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »
- Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »
- Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »
- Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »
- Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »
- Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »
- Isabelle Doyen : « Ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko »
- Mathilde Laurent : « J’ai immédiatement considéré Femme comme une sorte d’idéal olfactif »
- Karine Chevallier : « Ma rencontre avec le Vétiver de Carven participe aux fondements de ma manière de composer »
- Patrice Revillard : « J’ai réalisé bien plus tard que mon coup de foudre pour Body Kouros n’était pas si anodin »
- Dora Baghriche : « J’ai depuis Hiris cette passion pour ces matières terriennes, protectrices »
- Pierre Bourdon : « L’Eau d’Hermès a nourri les compositions les plus chères à mon cœur »
- Mandy Aftel : « Joy de Jean Patou me transportait vers des lieux exotiques »
- Michel Almairac : « Habanita est à mes yeux aussi illustre que Shalimar ou L’Heure bleue »
- Daniela Andrier : « Le sillage du N°19 a inspiré ma manière de composer en général »
- Julie Massé : « Créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège »
- Céline Perdriel : « Fleurs d’oranger de Serge Lutens m’a accompagnée et certainement guidée »
- Vincent Ricord : « Avec Féminité du bois, je découvrais une mélodie intimiste débordant de poésie »
Commentaires