Organisé cette année à Lyon sous l’égide du Comité français d’histoire de l’art, le 36e congrès du Comité international d’histoire de l’art (CIHA), dont le thème était pour cette édition « Matière Matérialité », a accueilli fin juin plusieurs conférences consacrées à la dimension olfactive dans les pratiques artistiques et patrimoniales. Une forme de consécration pour les artistes et les chercheurs qui, depuis quelques décennies, travaillent avec passion avec et sur ce sens longtemps négligé : l’odorat.
Le thème choisi, « Matière Matérialité », invitait comme une évidence la question de l’odeur et l’étude de cette matérialité non-visuelle et intangible dans le patrimoine et l’histoire de l’art. Si le sujet restait jusqu’à présent assez peu présent dans ce type de rencontres, victime d’un héritage culturel faisant de l’odorat un sens négligeable et impropre à l’esthétique, l’importance qui lui a été accordée cette année dans la programmation du congrès du CIHA – une petite dizaine de conférences tout de même – semble confirmer que ce que l’anthropologue canadien David Howes nomme le « sensual turn [1]On assiste selon lui, dans les années 1980-1990, à un regain d’intérêt pour la dimension sensorielle dans les sciences humaines, d’abord en anthropologie mais également en histoire, … Continue reading» a bien eu lieu : une place semble officiellement se faire dans les milieux académiques pour les considérations patrimoniales et pratiques artistiques olfactives – pratiques que certains appellent de leurs vœux depuis fort longtemps et qui jalonnent l’histoire de l’art moderne et contemporain.
En effet, dès 1844, dans le journal L’Illustration, un certain Monsieur Cap prônait l’avènement d’une forme d’art, qu’il propose alors nommer « osmétique » ou « osphrétique », et qui n’aurait rien à voir avec celui du parfumeur : « Je veux parler d’un art véritable, élevé à la hauteur de tous les autres, digne de tenir une place éminente parmi les ingénieuses conceptions de l’esprit humain, et ayant pour objet spécial les plaisirs, les jouissances du nez. […] Des musées, des collections, des institutions publiques seront consacrés au développement, à l’illustration de cette nouvelle conquête de l’intelligence humaine [et] l’Institut verra s’élever une section d’osphrétique au sein de l’Académie royale des Beaux-Arts.[2]M. Cap, « Un nouvel Art. – L’Osphrétique », L’Illustation, Vol. 3, n° 71, 4 juillet 1844, p. 294. » Plus de dix ans plus tard, on retrouve mention de cette idée par le scientifique Jacques Babinet, qui, non sans humour, définit l’osphrétique comme un « art de flairer » ou « art du mufle » qui se donnerait au public sous forme de « concert[s] d’olfaction. [3]Jacques Babinet, Etudes et lectures sur les sciences d’observation et leurs applications pratiques, Vol. 5, Paris, Mallet-Bachelier, 1858, pp. 182-186 : publié pour la première fois le 2 … Continue reading»
Cette dernière formule nous ramène à une idée existant alors depuis près d’un siècle, puisqu’en 1755 l’abbé Polycarpe Poncelet[4]Lui-même émule du Père Castel qui, peu avant lui, aurait évoqué l’idée d’un « clavecin des odeurs », pendant de son projet, plus connu, de « clavecin pour les … Continue reading s’était déjà mis en tête « d’ébaucher les principes d’une Musique olfactive [5]Polycarpe Poncelet, Chimie du goût et de l’odorat, ou Principes pour composer facilement, & à peu de frais, les liqueurs à boire, & les eaux de senteurs, Paris, imprimerie de P. G. … Continue reading», avant de renoncer face à la difficulté de la tâche. Cette projection d’un art olfactif qui aurait plus d’affinités avec les arts performatifs qu’avec les arts visuels persistera jusqu’aux premières décennies du XXe siècle et l’on trouve, aussi bien dans la fiction que dans la presse européenne, de nombreuses mentions de tentatives de créer des pianos ou orgues à parfums[6]Pour n’en citer que quelques-uns : l’odophone imaginé par le parfumeur Septimus Piesse au milieu du XIXe siècle, l’ « ododion » imaginé par l’auteur … Continue reading destinés à jouer des « symphonies d’odeurs [7]Adolphe Démy, Essai historique sur les expositions universelles de Paris, 1907, pp. 1015-1017.» aussi couramment appelées « symphonies pour le nez[8]Herbert Farjeon, « The nose has it », Sunday Pictorial, July 1, 1934. » ou encore qualifiées, chez Huysmans, d’« odorante[s] orchestration[s] [9]Joris-Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1975 (1884), p. 157.».
L’idée « qu’il puisse exister un art des parfums, qui n’aurait d’ailleurs aucun rapport avec la parfumerie[10]Pierre Piobb, « Science et art des parfums », La Liberté, 30 octobre 1910, p. 1-2. », comme le formule à son tour en 1910 le journaliste Pierre François Xavier Vincenti, bien que largement raillée dans la presse de la fin du XIXe siècle, fit donc malgré tout quelques émules. Plusieurs auteurs, artistes et penseurs se plairont d’ailleurs à imaginer de nouveaux noms pour cette forme d’art, encore largement spéculative, et l’on trouve ainsi, dans des textes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, de multiples termes pour le désigner : « aromatology[11]Christopher Pearse Cranch, « A Plea for the Sense of Smell », Putnam’s Magazine, 1868, cité dans Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State … Continue reading», « odor art[12]Henry T. Finck, « The Aesthetic Value of the Sense of Smell », The Atlantic, décembre 1880, p. 798. », « arte degli odori [13]Ennio Valentini, « L’arte degli odori – Manifesto futurista », 1915.» ou encore « olfactique [14]Patrice de Riencourt de Longpré, Notes coordonnées d’histoire naturelle, Tome I, Paris, éditions Argo, 1930, pp. 181-184.» sont ainsi proposés, tandis que le journaliste Émile Gautier parle quant à lui, plus simplement, « des artistes de l’olfaction [15]Emile Gautier, « La Publicité par le Nez », La Publicité : journal technique des annonceurs, 1er février 1920, p. 374.».
Au XXe siècle, émerge l’idée d’intégrer des substances odoriférantes à des formes non seulement performatives mais également visuelles et plastiques – sculptures, peintures, installations, expositions – notamment chez les avants-gardes du début puis du milieu du siècle[16]Voir notamment les nombreux travaux de l’historienne de l’art néerlandaise Caro Verbeek.. Depuis ces premières expérimentations, l’usage du médium olfactif s’est très largement répandu dans le monde de l’art et il est aujourd’hui rare de ne pas découvrir au moins une œuvre odorante dans les grandes biennales internationales. La renommée mondiale acquise par certains artistes contemporains travaillant régulièrement ou ponctuellement avec la dimension olfactive – à l’instar d’Anicka Yi, de Sissel Tolaas, Koo Jeong A, Carsten Höler, Haegue Yang, Dane Mitchell, Pamela Rosenkranz, Luca Vitone, Ernesto Neto et bien d’autres – n’est certainement pas étrangère à la croissance exponentielle de ces pratiques, particulièrement dans la dernière décennie [17]Certainement parmi de nombreux autres facteurs comme la multiplication et la démocratisation des techniques de diffusion, la facilitation de l’accès aux matières premières, la normalisation … Continue reading [voir Nez #4 – Le parfum et l’art].
Inévitablement, leur profusion et diversité entraînent une réponse du côté de la recherche dans les champs de l’histoire de l’art mais aussi de l’esthétique et de la muséologie[18]Voir notamment : Mathilde Castel (dir.), Les Dispositifs olfactifs au musée, Paris, Le Contrepoint, coll. « Nez culture », 2018.. Depuis une vingtaine d’années, de plus en plus nombreux sont les historiens et théoriciens de l’art de par le monde à se pencher sur le sujet – mais aussi sur la présence incidente d’odeurs dans diverses formes d’art et lieux patrimoniaux, ou encore sur la représentation d’éléments olfactifs dans les arts dits visuels [19]Ceci étant lié à un intérêt croissant pour le sujet de l’olfaction de manière plus vaste dans les sciences dures et les sciences humaines depuis les années 1980. Voir notamment : … Continue reading–, parmi lesquels Jim Drobnick, Caro Verbeek, Chantal Jaquet, Denys Riout, Larry Shiner, Debra Riley Parr, Érika Wicky, Lizzie Marx, Sandra Barré, Mădălina Diaconu ou encore Hsuan Hsu, pour n’en citer que quelques uns. Mais malgré cette production académique en croissance, malgré la multiplication des ouvrages et revues qui affirment la validité et la valeur de ces études, la place relativement importante accordée à l’olfaction dans un événement de l’envergure du congrès du CIHA apparaît comme un nouveau jalon dans la reconnaissance de la légitimité et de l’intérêt de ces pratiques et de leur étude, encore récemment considérées par certains comme peu sérieuses ou simplement « à la mode » (comme j’ai pu l’entendre à plusieurs reprises de la bouche de galeristes et d’historiens de l’art).
Etudier et préserver l’invisible
« Si l’idée de la primauté de la vision peut encore se tapir dans nos habitudes, les artistes ont mis en garde contre sa stérilité pendant des décennies ». C’est par ces mots que les historiens de l’art Taisuke Edamura et Henri De Riedmatten ont ouvert, dès le premier jour du congrès, une session intitulée « Art and the Invisible », consacrée à des œuvres impossibles à appréhender par la vue, ou bien donnant à percevoir divers phénomènes qui échappent au regard. S’inscrivant directement dans ces problématiques, ma communication introduisait un corpus de travaux olfactifs conçus par une vingtaine d’artistes entre 1971 et aujourd’hui[20]Catherine Bodmer, Mike Bouchet, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Peter de Cupere, Heribert Friedl, Pierre Huyghe, Dane Mitchell, Laurie Mortreuil, Elodie Pong, Carlos Ramirez-Pantanella, Sean Raspet, … Continue reading, emplissant les lieux d’exposition de simples molécules odorantes et s’inscrivant dans la lignée des expositions « vides » qui ont jalonné la fin du XXe et le début du XXIe siècle. Alors qu’une majeure partie des créations odorantes dans l’art contemporain sont hybrides[21]Voir notamment : Jim Drobnick, « Smell : The Hybrid Art », in Chantal Jaquet (dir.), L’Art olfactif contemporain, actes du colloque international La Création Olfactive, … Continue reading, à la fois plastiques et olfactives, ces quelques œuvres se manifestent quant à elles sans aucun support visible ni tangible dans la galerie immaculée. Ainsi consacrées par cet espace du white cube[22]Le white cube est un modèle d’espace d’exposition qui s’installe en Europe et aux États-Unis au début des années 1930 en même temps que s’établit le paradigme moderniste … Continue reading qui leur permet d’exister dans la singularité de leur médium – mais aussi d’accéder au statut d’Art –, ces œuvres que l’on serait tenté de qualifier de « mono-sensorielles » ne peuvent cependant pas être purement olfactives puisque toutes se manifestent dans un espace qui reste visible et perceptible, un contexte (à la fois architectural, culturel, idéologique, empreint de son histoire et de ses habitus) avec lequel elles conversent nécessairement. Ce sont non seulement ces rapports dialectiques entre le lieu d’exposition et les odeurs employées comme unique médium d’expression par les artistes que je me suis attachée à démêler lors de cette intervention, mais également la manière dont certaines de ces interventions sensibles questionnent la notion de représentation.
Parce que cette forme de création invisible, reposant sur une matérialité volatile, peut sembler a priori impossible à documenter et à préserver, ces problématiques ont été placées au cœur d’une autre session, intitulée « Curating and Preserving Olfactory Art and Heritage » et portée par les historiennes de l’art Érika Wicky et Marjolijn Bol ainsi que par le chimiste Olivier David (également rédacteur pour Nez). L’archivage et la conservation des œuvres olfactives – mais également des parfums et même des odeurs (d’artefacts, de lieux patrimoniaux, etc.) – constituent en effet des défis majeurs. « Comment adapter les outils de l’histoire de l’art (description, illustration, etc.) au nouveau médium de l’olfaction ? » s’interrogent notamment les chercheurs, ouvrant la réflexion à un vaste panel de pratiques non seulement artistiques mais également patrimoniales.
Plusieurs propositions ont été avancées lors de cette session durant laquelle sont notamment intervenus Georgios Alexopoulos et Victoria-Anne Michel, membres du consortium Odeuropa de 2020 à 2023, présentant une communication co-écrite avec Cecila Bembibre et Emma Paolin. La notion de patrimoine olfactif, au cœur de ce projet de recherche européen, appartient au concept plus large de patrimoine sensoriel qui existe depuis une dizaine d’années et repose sur l’hypothèse selon laquelle il existerait dans une culture ou une société donnée des aspects sensoriels – liés à ses paysages, sa culture matérielle, ses pratiques, ses savoir-faire, ses mœurs passés ou présents – qui seraient constitutifs et dignes de faire l’objet d’une conservation ou d’une réactivation particulières[23]En 2018 les savoir-faire liés aux parfums en Pays de Grasse ont été inscrits par l’Unesco sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais les odeurs elles-mêmes … Continue reading. Les chercheurs ont ainsi présenté (et donné à sentir) un certain nombre de cas d’étude, depuis l’adaptation d’une formule destinée à parfumer les gants en cuir au XVIIe siècle jusqu’à la reconstruction de l’odeur de la voiture royale P5B d’Elizabeth II, désormais objet de musée. Victoria-Anne Michel a également insisté sur l’importance des perceptions olfactives en lien avec les lieux patrimoniaux et plus particulièrement les galeries, bibliothèques, archives et musées (réunis sous l’acronyme GLAMs) qu’elle étudie notamment grâce aux témoignages écrits et oraux, historiques et contemporains, de « nose witnesses » – terme dérivé de l’anglais « eyewitness » qui désigne un témoin oculaire, et que l’on pourrait donc traduire par « témoin olfactif »[24]De la même manière, l’étude des œuvres olfactives à distance – que les œuvres soient anciennes ou simplement géographiquement inaccessibles aux chercheurs – pose d’évidentes … Continue reading.
À cette intervention s’articulait particulièrement bien celle d’Isabelle Chazot qui est revenue sur l’approche de l’Osmothèque dont elle préside le comité scientifique[25]L’Osmothèque, située à Versailles, est l’unique institution au monde consacrée à la conservation des parfums anciens et contemporains. Avoir convié cette institution à intervenir … Continue reading. Outre le travail de repesée et de préservation de parfums historiques et contemporains effectué depuis plus de trente ans par cette institution unique au monde – dont les caves maintenues dans l’obscurité à une température de 12°C n’ont rien à envier aux réserves de certains musées – de nouvelles missions incombent désormais à l’Osmothèque en tant qu’acteur majeur de la conservation et de la transmission du patrimoine olfactif sous toutes ses formes. Elle accueillera notamment les reconstitutions historiques composant la Heritage Smell Library[26]Voir : https://odeuropa.eu/the-heritage-smell-library/ issues des trois années de collaboration entre Odeuropa et IFF, et envisage de devenir également un acteur de la conservation de l’art olfactif. Un élargissement qui réclame un véritable travail de réflexion pour répondre de manière pertinente et exigeante aux enjeux théoriques, méthodologiques et pratiques de tels projets. Le projet NOMEN[27]Isabelle Reynaud Chazot, Alice Camus, Sophie-Valentine Borloz, Olivier David, Erika Wicky, et al., « PROJET NOMEN La classification des compositions odorantes à visée historique : Repeser, … Continue reading initié par l’Osmothèque se propose par exemple d’établir un cadre théorique et une nomenclature internationale pour classifier correctement les différents types de reconstitutions olfactives historiques en les qualifiant en fonction de la méthodologie utilisée (Repesées, Adaptations, Reconstructions, Interprétations ou Évocations).
Revenant au sujet de la dimension olfactive dans les arts, Sandra Barré a d’abord présenté l’exposition « Mondes Sensibles, une histoire sensorielle de l’œuvre d’art total » dont elle est la commissaire et qui se tient jusqu’au 12 janvier 2025 au Musée international de la parfumerie de Grasse. Les installations de trois artistes français, Tiphaine Calmettes, Florian Mermin et Camille Correas, y côtoient des archives convoquant d’autres œuvres multi-sensorielles de l’histoire du XXe siècle.[28]Alexandre Scriabine, Valentine de Saint-Point, Carolee Schneemann, Lygia Clark, Joseph Beuys, Bill Viola, Jean-Pierre Bertrand… C’est à partir de ces œuvres – dont l’histoire de l’art occidentale, obnubilée par les images, a souvent oublié les autres dimensions sensorielles – que la chercheuse a entrepris un travail de reconstitution, en partenariat avec les parfumeuses du studio Flair.[29]En 2018, l’historienne de l’art Caro Verbeek avait déjà tenté de recréer, ou plutôt d’interpréter, les senteurs de différentes œuvres historiques, notamment, avec l’aide … Continue reading En l’absence presque totale de sources écrites documentant la dimension odorante de ces projets, ce sont là encore les témoignages de personnes ayant fait l’expérience de ces œuvres qui ont permis de composer des interprétations de leur odeur. Dans la salle de conférence, le public a par exemple pu découvrir les effluves aromatiques qui auraient pu être ceux perçus en 1975 par les spectateurs de l’œuvre Il vapore de Bill Viola [décédé le jour de la publication de cet article][30]Cette installation comprend un moniteur vidéo montrant un film en noir et blanc d’une performance dans laquelle l’artiste remplissait une casserole en laissant couler de l’eau par … Continue reading, interprétés par Margaux Le Paih-Guerin, ou ceux, moins plaisants, qui auraient pu émaner de la performance Meat Joy de Carolee Schneemann en 1964, interprétés par Amélie Bourgeois.[31]Dans la performance qui a donné lieu à la vidéo qui en est aujourd’hui la seule trace archivée, huit interprètes largement dénudés, dont l’artiste elle-même, dansaient, puis … Continue reading Ce type de recompositions trouveront-elles bientôt une place dans les archives des musées et des fondations, ou peut-être dans celles de l’Osmothèque ? C’est le souhait exprimé par la chercheuse qui espère ainsi que les senteurs seront désormais considérées comme faisant intégralement partie de ces œuvres, encourageant une écriture plus complète de l’histoire de l’art du siècle dernier.
Également invitée à présenter ses recherches, Viveka Kjellmer s’est enfin exprimée sur ce qu’elle nomme « l’ekphrasis olfactive »,[32]Le terme ekphrasis (du grec ancien ἐκφράζειν, « expliquer jusqu’au bout ») désigne une description précise et détaillée. Il est particulièrement utilisé en histoire et en … Continue reading c’est-à-dire les stratégies sensorielles et linguistiques mises en place dans les œuvres et les expositions impliquant l’olfaction afin de porter du sens. À partir de trois études de cas suédois, il s’agissait pour elle d’expliquer non seulement la nature de l’expérience olfactive dans ces contextes artistiques, mais également la manière dont celle-ci peut être véritablement signifiante. Elle est ainsi revenue sur l’exposition « Aquanauts : The Expedition [33]Voir : https://www.aquanauts.se/exhibition» présentée en 2023 au Östergötlands Museum et qui associait à des figures imaginaires des parfums créés par Karolina Stockhaus, ainsi que sur l’installation de l’artiste chinois Zheng Bo à la Göteborgs Konsthall, The Pleasure of Slowness [34]Voir : https://goteborgskonsthall.se/en/exhibition/the-pleasure-of-slowness/(2023), composée d’un tapis vivant de différentes espèces de mousses odorantes traduisant une perspective profondément éco-sensible. Son intervention s’est achevée sur une proposition de visites guidées portées par un storytelling olfactif de l’exposition de la photographe Ingrid Pollard qui s’ouvrira en octobre 2024 au Hasselblad Center.
Embrasser les multi-sensorialités
Viveka Kjellmer, accompagnée par Érika Wicky et Astrid von Rosen, était également à l’origine de la session « Multisensory materiality » qui se tenait le lendemain et proposait d’approcher l’art – même a priori visuel – par le prisme de l’odorat, de l’ouïe, du toucher et du goût : « Nous nous intéressons à la manière dont les approches multi-sensorielles peuvent nous aider à reconsidérer ce qui a été obscurci au cours des années où l’on s’est concentré sur les aspects visuels de l’art. »
La première communication, proposée par Hsuan Hsu, situait les pratiques olfactives au cœur d’importants enjeux politiques : partant du concept de « smellscape[35]J. Douglas Porteous, « Smellscape », Progress in Physical Geography: Earth and Environnement, Vol. 9, n° 3, pp. 356-378. » inventé par le géographe J. Douglas Porteous en 1985, le chercheur américain s’est intéressé à la manière dont les paysages olfactifs et les atmosphères peuvent être des agents de pouvoir et de différenciation (environnementale, sociale, raciale, coloniale…). En explorant la notion de « mémoire distribuée », il s’est concentré sur la manière dont certaines œuvres d’art odorantes peuvent raviver des mémoires collectives endommagées ou occultées par la mémoire dominante, imprégnée notamment de colonialisme et de post-colonialisme. L’ouvrage In sensorium (2022) de Tanaïs [voir Nez #13 – De près ou de loin] est cité par le chercheur comme une référence dans sa manière de s’intéresser au parfum comme un moyen de réfléchir à – et éventuellement guérir de – certaines oppressions mais également de se réapproprier une mémoire dans une perspective décoloniale. Et Hsuan Hsu de revenir sur une récente exposition au Denver Art Museum, « Near East to Far West : Fictions of American & French Colonialism [36]Voir : https://www.denverartmuseum.org/en/exhibitions/near-east-far-west», dans laquelle étaient présentées deux œuvres olfactives – Sarab (qui signifie « mirage » en arabe) et Hawa (qui signifie « air » ou « vent ») – de l’artiste et parfumeuse Dana El Masri. Cette dernière y invitait le public à se confronter ce que l’orientalisme peut signifier en termes olfactifs et pas seulement picturaux, c’est-à-dire la manière dont les occidentaux se représentent en odeurs un « Orient » fantasmé n’ayant aucun lien avec l’expérience vécue des peuples des quelques 200 pays et cultures rassemblés sous cette appellation vague et problématique.
Dani Ezor a de son côté présenté une communication examinant la matérialité et la signification des objets de toilettes, notamment destinés aux parfums et produits parfumés, dans les Antilles françaises au XVIIIe siècle et dont la présence dans certaines toiles du XVIIIe siècle participe à qualifier la blanchité (whiteness) des figures féminines par opposition aux femmes noires. Dans le Portrait de la famille Choiseul-Meuse à la Martinique, peint vers 1775 par Marius-Pierre Le Masurier, cette différenciation raciale entre la femme blanche et la nourrice créole par la représentation d’éléments olfactifs est particulièrement évidente, à une époque où la théorie des miasmes a encore cours et où les conceptions racistes se basent notamment sur un discrimination olfactive entre les individus et les communautés en fonction de leur couleur de peau et de leur origine sociale[37]En outre, « au cœur de la sociabilité des élites dans la France des Lumières, la toilette est devenue un lieu essentiel de construction identitaire au XVIIIe siècle » (Dani Ezor, … Continue reading. Certains soutiennent ainsi que les noirs produiraient des odeurs miasmatiques dont il conviendrait, pour les blancs, de se protéger.[38]Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon, Voyage à la Martinique , contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs et les usages de cette … Continue reading Dans les Caraïbes notamment, l’aristocratie blanche fera donc usage du parfum non seulement comme d’un produit qui marque le luxe, le raffinement et la féminité, mais également pour se prémunir des maladies supposément portées par les odeurs des noirs et s’en distinguer… Ainsi la table de toilette de Mme de Choiseul-Meuse, avec son bouquet de roses, ses flacons et ses boîtes en laque – matière inaltérable qui représente une forme de protection de la bonne odeur – incarne bien cette différenciation olfactive.
Moins directement consacrées aux odeurs, d’autres communications ont encore évoqué la dimension odorante au sein de formes de création immersives et/ou participatives, à l’instar de la proposition de Michael Barg au sujet de l’expérience multi-sensorielle des jardins italiens du début de l’époque moderne, ou encore de l’intervention de Fabiana Senkpiel concernant les méthodes de documentation applicables aux œuvres performatives composées avec des aliments (et donc souvent fortement odorantes). Ce sont ainsi près d’une dizaine d’interventions d’une grande variété qui ont considéré, de près ou de loin, la question de la matérialité olfactive et de ses enjeux dans les arts et le patrimoine. « J’ai été agréablement surpris, commente Hsan Hsu à l’issue de l’événement, par le nombre et la qualité des conversations sur l’esthétique olfactive. Ensemble, les présentations démontrent une gamme passionnante d’approches de la recherche sur les médias olfactifs, de la curation, de la conservation et des parfums “patrimoniaux” à la multimodalité, l’ekphrasis, la décolonialité et les sciences humaines environnementales. »
À l’heure où les artistes n’hésitent plus à employer parfums et odeurs comme moyens d’expression et matières à création, où les chercheurs proposent de nouvelles lectures olfactives de l’histoire de l’art, où les institutions culturelles et patrimoniales s’emparent plus que jamais des senteurs comme objets de patrimoine, outils de médiation ou leviers d’inclusion, ce 36e congrès du CIHA marque sans nul doute un moment important pour le développement et la reconnaissance de tout un pan de la culture olfactive.
Visuel principal : Camille Correas, Subflux, 2024. Vue de l’exposition « Mondes Sensibles, une histoire sensorielle de l’œuvre d’art totale », Musée International de la Parfumerie de Grasse, 14 juin 2024 – 12 janvier 2025. © Benoit Page
Notes
↑1 | On assiste selon lui, dans les années 1980-1990, à un regain d’intérêt pour la dimension sensorielle dans les sciences humaines, d’abord en anthropologie mais également en histoire, sociologie, philosophie, linguistique, sémiologie, littérature, histoire de l’art, etc. (David Howes, Sensual relations : Engaging the senses in culture and social theory, University of Michigan Press, 2003.) |
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↑2 | M. Cap, « Un nouvel Art. – L’Osphrétique », L’Illustation, Vol. 3, n° 71, 4 juillet 1844, p. 294. |
↑3 | Jacques Babinet, Etudes et lectures sur les sciences d’observation et leurs applications pratiques, Vol. 5, Paris, Mallet-Bachelier, 1858, pp. 182-186 : publié pour la première fois le 2 septembre 1857 dans Le Journal des Débats. |
↑4 | Lui-même émule du Père Castel qui, peu avant lui, aurait évoqué l’idée d’un « clavecin des odeurs », pendant de son projet, plus connu, de « clavecin pour les yeux » (1725) (Voir : « Synaesthesia Music and the Senses », The Scotsman, 30 novembre 1950, p. 8). |
↑5 | Polycarpe Poncelet, Chimie du goût et de l’odorat, ou Principes pour composer facilement, & à peu de frais, les liqueurs à boire, & les eaux de senteurs, Paris, imprimerie de P. G. Le Mercier, 1755, pp. 238-240. |
↑6 | Pour n’en citer que quelques-uns : l’odophone imaginé par le parfumeur Septimus Piesse au milieu du XIXe siècle, l’ « ododion » imaginé par l’auteur allemand Kurd Lasswitz dans Bis zum Nullpunkt des Seins (1871) et repris par l’écrivain suédois Claës Lundin dans Oxygen och Aromasia (1878), ou encore l’orgue à parfums d’Aldous Huxley dans Le Meilleur des Mondes (1932), le « profumatóio a tastiera » proposé par Marinetti en 1933 dans « Teatro totale per masse », etc. |
↑7 | Adolphe Démy, Essai historique sur les expositions universelles de Paris, 1907, pp. 1015-1017. |
↑8 | Herbert Farjeon, « The nose has it », Sunday Pictorial, July 1, 1934. |
↑9 | Joris-Karl Huysmans, À Rebours, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1975 (1884), p. 157. |
↑10 | Pierre Piobb, « Science et art des parfums », La Liberté, 30 octobre 1910, p. 1-2. |
↑11 | Christopher Pearse Cranch, « A Plea for the Sense of Smell », Putnam’s Magazine, 1868, cité dans Christina Bradstreet, Scented Visions. Smell in Art, 1850-1914, Penn State University Press, 2022, p. 29. |
↑12 | Henry T. Finck, « The Aesthetic Value of the Sense of Smell », The Atlantic, décembre 1880, p. 798. |
↑13 | Ennio Valentini, « L’arte degli odori – Manifesto futurista », 1915. |
↑14 | Patrice de Riencourt de Longpré, Notes coordonnées d’histoire naturelle, Tome I, Paris, éditions Argo, 1930, pp. 181-184. |
↑15 | Emile Gautier, « La Publicité par le Nez », La Publicité : journal technique des annonceurs, 1er février 1920, p. 374. |
↑16 | Voir notamment les nombreux travaux de l’historienne de l’art néerlandaise Caro Verbeek. |
↑17 | Certainement parmi de nombreux autres facteurs comme la multiplication et la démocratisation des techniques de diffusion, la facilitation de l’accès aux matières premières, la normalisation des pratiques interdisciplinaires, ou encore l’introduction dans certains cursus d’école d’art de cours et d’ateliers dédiés à l’olfactif, à l’instar de l’atelier de recherche et création monté par Julie C. Fortier à l’Ecole européenne supérieure d’art de Bretagne, du Art Sense(s) Lab créé par Peter de Cupere à la PXL-MAD School of Arts à Hasselt en Belgique, des ateliers animés par Maki Ueda à la Royal Art Academy des Pays-Bas, de ceux créés par Ted Neeman pour la School of the Art Institute de Chicago, du Perfume Art Project lancé par Yoko Iwasaki à la Saga Université de Kyoto, ou encore du partenariat institutionnel entre Firmenich et l’école d’art et de design londonienne Central Saint Martins. |
↑18 | Voir notamment : Mathilde Castel (dir.), Les Dispositifs olfactifs au musée, Paris, Le Contrepoint, coll. « Nez culture », 2018. |
↑19 | Ceci étant lié à un intérêt croissant pour le sujet de l’olfaction de manière plus vaste dans les sciences dures et les sciences humaines depuis les années 1980. Voir notamment : https://mag.bynez.com/art/la-peinture-par-le-bout-du-nez/ |
↑20 | Catherine Bodmer, Mike Bouchet, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Peter de Cupere, Heribert Friedl, Pierre Huyghe, Dane Mitchell, Laurie Mortreuil, Elodie Pong, Carlos Ramirez-Pantanella, Sean Raspet, Miriam Songster, Gérard Titus-Carmel, Sissel Tolaas, Trapier-Duporté, Maki Ueda, Clara Ursitti, Luca Vitone, Nadia Wagner, Amy Yao. |
↑21 | Voir notamment : Jim Drobnick, « Smell : The Hybrid Art », in Chantal Jaquet (dir.), L’Art olfactif contemporain, actes du colloque international La Création Olfactive, Paris, La Sorbonne, 23 – 24 mai 2014, Paris, Garnier, coll. « Classiques », 2015. |
↑22 | Le white cube est un modèle d’espace d’exposition qui s’installe en Europe et aux États-Unis au début des années 1930 en même temps que s’établit le paradigme moderniste de l’art dans lequel la vision est reine. Cet espace géométrique aux murs blancs, au sol uni, à l’éclairage zénithal artificiel devient le modèle dominant dans les galeries et les musées d’art modernes et contemporains. |
↑23 | En 2018 les savoir-faire liés aux parfums en Pays de Grasse ont été inscrits par l’Unesco sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais les odeurs elles-mêmes ne tombent ni sous la définition d’un patrimoine matériel ni sous celle d’un patrimoine immatériel. En 2021, la France a adoptée une loi qui reconnaît du moins l’existence d’un « patrimoine sensoriel des campagnes », c’est-à-dire les sons et odeurs caractéristiques de la vie rurale qu’il serait nécessaire de protéger car ils font partie de « l’identité culturelle des territoires ». |
↑24 | De la même manière, l’étude des œuvres olfactives à distance – que les œuvres soient anciennes ou simplement géographiquement inaccessibles aux chercheurs – pose d’évidentes difficultés méthodologiques puisque la reproduction visuelle en est intrinsèquement lacunaire. La recherche concernant ces œuvres et ces pratiques se fonde donc très largement sur des éléments discursifs issus notamment de différentes ressources para-textuelles (monographies, catalogues d’exposition, articles de presse, cartels, notes d’intention, dossiers de presse…), ainsi que sur des entretiens menés avec les artistes, galeristes ou commissaires d’exposition ainsi qu’avec le public dont les témoignages sont essentiels. |
↑25 | L’Osmothèque, située à Versailles, est l’unique institution au monde consacrée à la conservation des parfums anciens et contemporains. Avoir convié cette institution à intervenir lors de ce congrès est d’ailleurs aussi une consécration : celle d’un progrès dans la reconnaissance de la parfumerie comme une forme d’art. |
↑26 | Voir : https://odeuropa.eu/the-heritage-smell-library/ |
↑27 | Isabelle Reynaud Chazot, Alice Camus, Sophie-Valentine Borloz, Olivier David, Erika Wicky, et al., « PROJET NOMEN La classification des compositions odorantes à visée historique : Repeser, reconstituer, reconstruire ou réinventer un “parfum” ancien ? », 2023. <https://hal.science/hal-04157027> |
↑28 | Alexandre Scriabine, Valentine de Saint-Point, Carolee Schneemann, Lygia Clark, Joseph Beuys, Bill Viola, Jean-Pierre Bertrand… |
↑29 | En 2018, l’historienne de l’art Caro Verbeek avait déjà tenté de recréer, ou plutôt d’interpréter, les senteurs de différentes œuvres historiques, notamment, avec l’aide du parfumeur IFF Bernardo Flemming, celles des Métachories (1913) de Valentine de Saint-Point (à sentir dans l’exposition « Mondes sensibles » au MIP de Grasse), de l’exposition Internationale du Surréalisme de 1938 ou de l’exposition First Papers of Surrealism de 1942 (avec l’aide du parfumeur IFF Bernardo Flemming), mais également celle de The Beanery (1965) d’Edward Kienholz (en collaboration avec l’artiste Esther Brakenhoff). Voir : https://futuristscents.com/2018/12/12/the-museum-of-smells-art-historical-scents-at-the-stedelijk-museum-amsterdam/ |
↑30 | Cette installation comprend un moniteur vidéo montrant un film en noir et blanc d’une performance dans laquelle l’artiste remplissait une casserole en laissant couler de l’eau par la bouche, ainsi qu’un récipient en métal posé sur un plaque chauffante devant le moniteur et contenant de l’eau et des feuilles d’eucalyptus, chargeant l’air d’une vapeur parfumée. |
↑31 | Dans la performance qui a donné lieu à la vidéo qui en est aujourd’hui la seule trace archivée, huit interprètes largement dénudés, dont l’artiste elle-même, dansaient, puis rampaient et entremêlaient leurs corps tout en « jouant » avec du poisson, de la viande et de la volaille crus. |
↑32 | Le terme ekphrasis (du grec ancien ἐκφράζειν, « expliquer jusqu’au bout ») désigne une description précise et détaillée. Il est particulièrement utilisé en histoire et en critique d’art pour désigner la description des œuvres. |
↑33 | Voir : https://www.aquanauts.se/exhibition |
↑34 | Voir : https://goteborgskonsthall.se/en/exhibition/the-pleasure-of-slowness/ |
↑35 | J. Douglas Porteous, « Smellscape », Progress in Physical Geography: Earth and Environnement, Vol. 9, n° 3, pp. 356-378. |
↑36 | Voir : https://www.denverartmuseum.org/en/exhibitions/near-east-far-west |
↑37 | En outre, « au cœur de la sociabilité des élites dans la France des Lumières, la toilette est devenue un lieu essentiel de construction identitaire au XVIIIe siècle » (Dani Ezor, « White when Polished : Race, Gender, and the Materiality of Silver at the toilette », Journal 18, n° 14, automne 2022.<https://www.journal18.org/issue14/white-when-polished-race-gender-and-the-materiality-of-silver-at-the-toilette/> |
↑38 | Jean-Baptiste Thibault de Chanvalon, Voyage à la Martinique , contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs et les usages de cette isle, faites en 1751 & dans les années suivantes, Paris, C.-J.-B. Bauche, 1763. |
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