Thierry Wasser : « On pourrait dire qu’Habit rouge est le petit-fils de Shalimar »

Parfumeur de la maison Guerlain depuis 2008, Thierry Wasser est le premier qui n’en porte pas le nom. Avant cela, il a travaillé pour les sociétés Givaudan et Firmenich, à New York et à Paris. On lui doit des succès comme Dior Addict ou Hypnôse de Lancôme et, pour Guerlain, Idylle, L’Homme idéal ou Mon Guerlain, notamment.
Pour fêter l’anniversaire de Thierry Wasser ce mercredi 19 juillet, nous vous proposons de (re)lire l’entretien publié dans Une histoire de parfums, publié aux éditions Nez. Il nous y raconte l’histoire d’Habit rouge, qui a marqué la parfumerie masculine des années 1960 comme sa propre vie.

Comment est né Habit rouge ?

Jean-Paul Guerlain avait deux passions avouables : l’équitation et la parfumerie. Le cheval, c’est très Guerlain : tout le monde dans la famille aime monter, et il y a une petite écurie dans la propriété des Mesnuls, près de Rambouillet. Avec Habit rouge, Jean-Paul a voulu rendre hommage à l’univers de l’équitation – le nom du parfum renvoyant à la veste typique de la chasse à courre, mais surtout à la tenue que l’on revêt lors des concours hippiques. Pour les parfums féminins, il s’inspirait des femmes qu’il voulait séduire. Pour celui-ci, l’histoire est plus personnelle, on se situe moins dans la séduction.

Quelle était la situation de Guerlain dans les années 1960 ?

La maison était dans une dynamique d’expansion, mais elle vivait une époque charnière : avec la mort de Jacques, en 1963, c’est une partie de l’âme de Guerlain qui s’en est allée. Il avait progressivement transmis le flambeau à Jean-Paul, son petit-fils. Ode avait ainsi été conçu à quatre mains en 1955 ; pour Vétiver, en 1959, Jacques était encore dans l’ombre ; puis Chant d’arômes, en 1962, a été le véritable passage de témoin. Quand Jacques l’a senti, il a souri, et Jean-Paul a compris qu’il l’adoubait – ce dernier en parlait avec émotion des années plus tard. C’est l’amour de son grand-père qui l’a construit, aussi bien en tant que parfumeur qu’en tant qu’individu.

Quel était le visage de la parfumerie masculine à l’époque ?

Il n’y avait pas pléthore d’offre : les parfums masculins étaient bien moins nombreux que les féminins. Jean-Paul Guerlain avait tout de même un sacré précédent à son actif avec Vétiver. Quant au reste, Pour un homme de Caron était incontournable, mais la plupart des autres masculins se situaient dans des registres plus frais : Moustache de Rochas, Pour Monsieur de Chanel, Monsieur de Givenchy…

Comment décririez-vous Habit rouge ?

Lorsque l’on regarde sa construction, on pourrait dire que c’est le petit-fils de Shalimar : on retrouve la fraîcheur alliée à un fond ambré. De la même manière que Pour un homme est une vanille/lavande, Habit rouge est une vanille/bergamote. Cette dernière est accompagnée de citron, de limette et de mandarine : la dimension hespéridée est très importante en tête, pour évoquer la vitesse du cheval et la fraîcheur de l’air. On a ensuite un côté aromatique, agreste, avec de l’absinthe rappelant les herbes des prairies qui laissent leur empreinte sur les bottes du cavalier, et un aspect très fleuri avec beaucoup de néroli, de jasmin, de rose. Enfin, il y a cette note cuir qui représente la puissance de l’animal, mais qui est habillée d’une vanilline venant tout droit de Shalimar. Ce parfum est une tuerie !

Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette note cuir ?

C’est une base Firmenich. Jean-Paul avait fait un stage dans la société à Genève au début des années 1960. Il en est revenu transformé : il avait passé beaucoup de temps avec Robert Firmenich, un des dirigeants, amateur d’équitation, et une très grande amitié était née. Il avait senti là-bas une base qu’il a utilisée en quantité importante dans Habit rouge. C’est un cuir très construit, avec une certaine souplesse, soulignée par les méthylionones, mais surtout un côté fumé, pyrogéné.

La formule est-elle complexe ?

Elle est relativement simple, avec une ou deux bases. Puisque seule la famille Guerlain avait accès aux formules et effectuait les pesées, Jean-Paul m’a toujours dit : « Je suis fainéant, donc je préfère les formules qui ne sont pas très longues. » Cette approche concise est typique du style Guerlain.

Habit rouge a-t-il connu le succès dès sa sortie ?

Je ne suis pas certain qu’il ait très bien fonctionné tout de suite. Le parfum a été perçu un peu curieusement, à la manière d’un Janus, à deux visages, avec ce côté fleuri symbole d’élégance et ce cuir évoquant la puissance de l’animal. Cette ambivalence a été considérée comme déroutante. Mais la spécificité de Guerlain, maison familiale spécialisée dans la beauté, consistait à laisser aux produits le temps nécessaire pour s’installer. Habit rouge est peu à peu devenu un best-seller et il continue de l’être aujourd’hui en France.

Comment la formule a-t-elle évolué ?

Elle a très peu bougé. Le plus gros changement, c’est que le musc ambrette, désormais interdit, a dû être remplacé.

Vous avez un lien personnel très particulier avec ce parfum. Que représente-t-il pour vous ?

J’ai choisi Habit rouge à l’âge de 13 ans, pour me déguiser en mec ! À l’époque, ma tête de poupon me valait des attaques continuelles de mes petits camarades. J’ai réagi à travers cette eau de toilette que j’avais découverte grâce à un ami de ma mère, en me disant : « Ça, c’est du mec ! » Et à partir du moment où j’ai porté Habit rouge, je sais que mon attitude a changé. Aujourd’hui, je le porte toujours, même si je ne le sens plus. J’en remets toute la journée: j’en ai une fiole de labo dans la poche, un flacon dans la voiture, un au bureau… Et on me dit souvent: « Qu’est-ce que tu es parfumé ! » C’est un exhausteur d’estime de soi, et tant pis si tout le monde déguste !

  • Cet entretien est initialement paru dans Une histoire de parfums écrit par Yohan Cervi et publié aux éditions Nez.

Visuel principal : © Zoé Fidji

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