Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a ceux qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. Aujourd’hui, Patrice Revillard [1]Patrice Revillard est rédacteur pour Nez nous parle de l’importance de la création d’Annick Menardo dans son travail.
Quand on m’a demandé de citer un parfum m’ayant marqué et qui influence mon travail, j’ai d’abord écrit un long paragraphe sur Miss Dior. « L’Original », évidemment, celui de 1947. J’y abordais le fait que ma mère l’a porté, détail attendu, avant de me souvenir que c’était par ma faute, l’ayant quelque peu orientée dans ses choix. Détail un peu plus intéressant ! Je parlais aussi, au-delà de la figure maternelle consciente ou inconsciente qu’il incarne en partie pour moi, de tout ce qui me fascine dans son odeur, dans sa construction technique et dans sa place dans l’histoire de la parfumerie. Mais quand on m’a demandé de préciser quelle incidence il a, ou a eu, sur ma façon de composer, je me suis finalement rendu compte qu’il m’accompagnait peu au quotidien. Je devais me rendre à l’évidence : même si j’ai passé du temps à tenter de le reformuler au nez pendant mes années d’étude, avant de pouvoir un jour poser mes yeux sur la formule d’origine pour comprendre les rouages de sa construction dans le moindres détails, Miss Dior n’a pas de réel impact sur ma façon de créer. Il me fascine toujours, et je l’ai beaucoup eu en tête lorsque je me suis attelé à la recomposition de l’Iris gris de Jacques Fath en 2017, mais c’est tout.
Je devais donc répondre à cette question par un autre parfum !
Au lieu de trouver celui qui m’a marqué et de vérifier s’il a influencé mes créations, il fallait finalement opter pour le cheminement inverse : que je prenne du recul sur mon travail et ma façon de composer pour trouver le parfum qui s’y rattache, qui m’inspire au quotidien ou me sert de repère, de phare, de modèle.
Contre toute attente, cette introspection créative m’a amené à une autre fragrance que j’adore et que j’ai portée : Body Kouros d’Yves Saint Laurent.
À l’origine, il y a un coup de foudre olfactif immédiat au hasard d’une balade en parfumerie, alors que mon intérêt pour le parfum n’en était qu’à ses débuts. Le sillage troublant et magnétique d’un boisé chaud et ambré, épicé, à l’odeur affolante, grisante, presque palpable et érotique, avec un je-ne-sais-quoi de familier créant une addiction quasi immédiate. C’est très subjectif me direz-vous, puisqu’il n’a pas eu le succès que mon avis personnel laissait présager.
Il est des parfums dont le potentiel commercial est immense, mais qui sont lancés au mauvais endroit, au mauvais moment, ou au sein de la mauvaise marque, sous le mauvais nom, dans la mauvaise franchise ou que sais-je encore. C’est le jeu, c’est bien dommage, et c’est, je crois, le cas de Body Kouros. Comme en témoignent les avis des personnes à qui je le fais sentir et qui avouent aujourd’hui être passées à côté, à tort.
J’ai réalisé bien plus tard après l’avoir acheté et porté, que ce coup de foudre n’était peut-être pas si anodin. Le premier parfum que j’ai porté et que l’on m’a offert – je rentrais au collège je crois – était Boss Bottled, créé comme Body Kouros par Annick Menardo.
Avec le temps et mon intérêt grandissant pour la parfumerie, je l’ai analysé de façon plus technique. Body Kouros est construit sur une note généreuse, mais tenue et maîtrisée, simple et efficace, grâce à une formule qui ne se perd ni dans des fariboles, ni dans la facilité. Sa construction est typique du style d’Annick Menardo, que je résume comme une injection des notes puissantes, chaudes et diffusives dans une boule musquée, boisée ou florale faisant office de caisse de résonance. Le tout fusionnant parfaitement en un accord signé, nouveau et à chaque fois incontestablement moderne car innovant. Techniquement parlant, ce sont ici des notes florales et musquées qui sont utilisées pour créer un corps tactile, le volume apparent du parfum, dans lequel la coumarine, les bois et les épices apportent leur signature odorante, leur force et leur vibration. Lolita Lempicka et Bulgari Black, qu’elle a signés également, reprennent cette structure coumarinée plus ou moins gommeuse. Hypnotic Poison de Dior explore le côté amandé. Boss Bottled pour Hugo Boss, Bois d’argent chez Dior et Bois d’Arménie chez Guerlain misent quant à eux sur la vanille et l’Ambroxan. Tous sont d’autant plus géniaux que leur accord central réside souvent sur des matières communes.
Finalement, plus que Body Kouros, c’est toute la lecture que je fais des œuvres d’Annick Menardo qui m’a marqué et qui m’influence ; sa facilité apparente à jouer avec des matières simples pour les mettre en résonance et créer des accords forts et marquants. C’est la parfumerie que j’aime sentir et que j’aime travailler !
Patrice Revillard, le 27 avril 2023
______
DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »
- Jean-Claude Ellena : « Il y eut un avant et un après Diorella »
- Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »
- Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »
- Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »
- Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »
- Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »
- Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »
- Isabelle Doyen : « Ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko »
- Mathilde Laurent : « J’ai immédiatement considéré Femme comme une sorte d’idéal olfactif »
- Karine Chevallier : « Ma rencontre avec le Vétiver de Carven participe aux fondements de ma manière de composer »
- Patrice Revillard : « J’ai réalisé bien plus tard que mon coup de foudre pour Body Kouros n’était pas si anodin »
- Dora Baghriche : « J’ai depuis Hiris cette passion pour ces matières terriennes, protectrices »
- Pierre Bourdon : « L’Eau d’Hermès a nourri les compositions les plus chères à mon cœur »
- Mandy Aftel : « Joy de Jean Patou me transportait vers des lieux exotiques »
- Michel Almairac : « Habanita est à mes yeux aussi illustre que Shalimar ou L’Heure bleue »
- Daniela Andrier : « Le sillage du N°19 a inspiré ma manière de composer en général »
- Julie Massé : « Créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège »
- Céline Perdriel : « Fleurs d’oranger de Serge Lutens m’a accompagnée et certainement guidée »
- Vincent Ricord : « Avec Féminité du bois, je découvrais une mélodie intimiste débordant de poésie
- Julien Rasquinet : « Au-delà de sa beauté olfactive, Aromatics Elixir porte une leçon de création »
Visuel principal : © Alaric Bey
Notes
↑1 | Patrice Revillard est rédacteur pour Nez |
---|
Commentaires