Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena, Daphné Bugey et Delphine Jelk, c’est à Mathilde Bijaoui, parfumeuse chez Mane, de nous parler d’une œuvre de Jean-Paul Guerlain qui l’a, inconsciemment, toujours accompagnée.
Parler du parfum le plus décisif dans ma vie n’a rien d’une évidence. Au plus près des grandes créations depuis ma formation, j’ai tissé, en tant que parfumeuse mais aussi dans ma vie personnelle, des liens particuliers avec beaucoup d’entre elles. Il y a les parfums portés par les êtres aimés, ceux de l’enfance, les chocs olfactifs. Ceux dont j’admire la formule, l’effet, l’innovation. J’aurais par exemple pu vous parler d’Habit rouge de Guerlain, que mon professeur de piano portait quand j’étais enfant. Ou du fracassant Angel de Mugler, qui a surgi de nulle part dans les années 1990 pour imposer une tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Il y aurait tant d’hommages à rendre, tant de belles créations à citer.
Mais c’est Vétiver de Guerlain qui m’est venu à l’esprit lorsque je me suis vraiment posé la question. J’ai toujours eu un rapport magnétique à ce parfum, et pourtant, je ne me souviens pas exactement quand il est apparu dans ma vie, ni comment. J’étais adolescente, c’était la fin des années 1990… Ce qui m’a surtout marquée, quand j’y pense, c’est ce côté très fourrure, que je trouvais diaboliquement attirant.
C’est d’ailleurs lui que j’ai choisi pour valider mon DESS [aujourd’hui première année de Master] à l’Isipca. J’ai commencé à le reconstituer au nez, puis j’en ai proposé une analyse chromatographique. Pour mon mémoire de maîtrise, j’avais analysé la manière dont les compositions peuvent s’influencer les unes les autres, notamment du féminin vers le masculin et vice versa – comme par exemple Cabochard de Grès a enfanté Aramis. Il m’a donc paru tout naturel de proposer une version féminisée de ce Vétiver l’année suivante.
J’avais imaginé une dimension florale autour de l’iris. Malgré tout ce travail autour de sa formule, la passion était restée comme au premier jour – contredisant la crainte que l’on a toujours un peu de perdre l’aura de nos amours, lorsqu’on les analyse à la loupe.
Puis Vétiver a recroisé mon chemin en habitant le cou d’un être aimé. Ai-je plus apprécié le parfum pour autant ? Je ne crois pas, mais comment le savoir vraiment ? Ce n’était ni un ovni, ni une composition d’une créativité folle, mais il n’a jamais cessé de me fasciner, de m’attirer comme un aimant. Je trouvais son départ assez classique, d’une fraîcheur hespéridée et épicée, à la manière d’une cologne. Il y avait ces muscs (certainement des muscs nitrés comme le musc cétone), avec leur étreinte sensuelle, terriblement sexy. Étaient-ils renforcés par des matières animales, comme souvent chez Guerlain ? Aujourd’hui, par la force des contraintes de législation, ce côté fauve s’est tempéré, mais on en retrouve la trace lorsqu’on le porte sur peau.
Et puis il y avait cette racine de vétiver, qui est aujourd’hui l’un de mes ingrédients préférés – ce que j’ignorais encore lorsque j’ai senti ce parfum pour la première fois.
C’est d’ailleurs sans que je ne m’en rende compte qu’il a influencé ma manière de composer. Je ne le réalise que maintenant que j’y réfléchis : le musc cétone peuplait mes premières créations, avant que son usage ne soit réglementé[1]ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010 et qu’il ne faille y trouver une parade. Mais surtout, ce Guerlain marie les deux familles que j’apprécie le plus en parfumerie : celle des boisés et celle des épicés. Je les emploie toujours avec joie, sans me poser la question du féminin ou du masculin. Ça m’a d’ailleurs valu un jour le surnom de « Spice Girl » ! Peut-être mon amour des épices vient-il de mon héritage culturel ; peut-être voyais-je aussi dans la fraîcheur aromatique de sa structure cologne un écho à l’Eau sauvage de Dior portée par mon père. Nous évitons parfois de décortiquer les parfums de peur d’en perdre l’aura, mais c’est surtout nous-mêmes qu’il faudrait décortiquer pour mieux comprendre nos goûts. Entreprise infinie !
Mon amour du vétiver m’a par ailleurs menée jusqu’à Madagascar où j’ai pour la première fois vu cette herbe toute haute et touffue. Mane y a développé un partenariat pour un sourcing éthique de géranium, de vanille et de vétiver. J’ai eu la chance d’assister à tout le processus de récolte, de séchage et d’extraction, et d’observer avec fascination cet énorme bloc qui sort de l’alambic. J’ai exploré cette matière dans tous ses états, et mon amour pour elle n’en a été que plus fort.
Je n’ai pourtant jamais porté, ni même jamais pensé porter ce Vétiver de Guerlain, ni dans mon adolescence, ni aujourd’hui. Je ne saurais me l’approprier, le faire mien : il appartient à l’ordre de mon désir, comme un amant. Et pourtant, comme un aimant, il a continuellement résonné dans mes compositions, sans même que je ne le sache. Pareil à un fil d’Ariane dont je n’avais jusqu’alors jamais vraiment pris conscience, il n’a cessé de peupler mon histoire.
Mathilde Bijaoui, le 6 janvier 2023
Visuel principal : © Matthieu Dortomb
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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »
- Jean-Claude Ellena : « Il y eut un avant et un après Diorella »
- Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »
- Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »
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- Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »
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- Julien Rasquinet : « Au-delà de sa beauté olfactive, Aromatics Elixir porte une leçon de création »
Notes
↑1 | ce musc est limité par l’IFRA dans les parfums depuis 2010 |
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