Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. Cette semaine, Julie Massé nous parle de l’aura d’Arpège, que portait sa grand-mère.
Quand je songe aux compositions qui ont marqué ma vie, une multitude de grands noms me viennent à l’esprit. Mais ce qui me lie à Arpège de Lanvin va au-delà de l’admiration ; j’ai pour lui un attachement personnel. Bien plus qu’un parfum, il est pour moi une odeur, une présence. Sa puissance évocatrice m’est à nulle autre pareille : c’était le sillage de ma grand-mère.
Je l’ai toujours connue portant Arpège. Elle avait une librairie à Grasse, dans laquelle elle a travaillé jusqu’à ses 80 ans, et où je passais mes vacances. J’étais très proche d’elle : elle était ma confidente, j’adorais discuter avec elle de mes histoires – elle avait une manière de penser très moderne. Elle était aussi très coquette, très chic, toujours impeccable, et ne sortait jamais sans son parfum. Il se mêlait à l’odeur des vieux livres, à celle de la boiserie.
Depuis plus d’une dizaine d’années, mes parents habitent dans la maison qui fut la sienne. La maison de mon enfance a fait peau neuve, mais nous avons conservé ses meubles d’époque. J’utilise maintenant la salle de bain de ma grand-mère, et lorsque l’on ouvre les tiroirs, aujourd’hui encore, Arpège s’en échappe, et tous les objets qui s’y trouvent en sont imprégnés. Lorsque mes enfants m’apportent quelque chose qui en provient, l’aura de ma grand-mère apparaît immédiatement. Pour mes quarante ans, mes parents m’ont offert l’un de ses bijoux : quand j’ai ouvert la boîte, c’est encore elle que j’ai sentie.
La tête aldéhydée n’est pas ce qui m’attache le plus à ce parfum : quand j’y pense, c’est plutôt le bouquet floral qui me vient à l’esprit, comme une vapeur de jasmin et d’ylang ylang ; et ce fond vanillé, boisé, où s’entremêlent les muscs poudrés, avec leur facette animale, très fourrure : ses affaires sentent encore cela. Ce fond, si sensuel, si chaleureux, si texturé, c’est pour la vie. Je la revois faire le geste, j’entends encore le bruit discret du spray, et immédiatement revient en moi le souvenir de ce bouquet floral et ces notes rassurantes, alors que ce n’est pas ce que je perçois en premier lieu lorsque je le sens aujourd’hui.
Comme par magie, ces notes de fond ont pénétré tout ce qui lui a appartenu ; et, comme par magie – car il faut bien avouer que le pouvoir de l’olfaction relève d’une forme de magie – sentir ces notes de fourrure me ramène instantanément à son souvenir. Il me prend aux tripes, il m’émeut profondément, sans jamais être triste, comme une ombre chaleureuse et bienveillante.
Et c’est ce que je cherche à retrouver lorsque je compose : faire passer une émotion puissante, à travers le sillage et la rémanence. Ce sont eux qui, à mon sens, nous font tomber éperdument amoureux d’un parfum. Certains muscs, et d’autres ingrédients aujourd’hui impossibles à utiliser, font certainement la signature d’Arpège. Mais il ne faut pas oublier en regardant en arrière que nous avons encore de très belles matières premières à disposition dans notre palette, qui peuvent nous permettre de créer cette rémanence.
Il faut cependant laisser le temps aux parfums de s’exprimer. Avec la macération, tout d’un coup, la formule que l’on a écrite, juste quelques mots, prend forme ; les matières trouvent leur place, l’histoire que l’on a voulu raconter, d’abord simplement déposée sur un bout de papier ou sur un écran, devient vivante, s’organise dans un espace en trois dimensions. Lorsque l’on travaille sur un projet quotidiennement, sentir des essais après les avoir laissé reposer quinze jours nous en offre une nouvelle perception ; et c’est aussi pour cela que l’on peut être ému lorsque l’on sent sa composition dans un flacon : avec un peu de temps, elle a pris vie.
Mais c’est lorsqu’on la sent portée, lorsque quelqu’un se l’approprie, que l’on atteint le graal de notre métier. Chercher à créer cette chaleur, à créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège. Cela ne signifie pas que le parfum ne peut pas être frais, facetté, qu’il faille forcément proposer un sillage lourd. J’aime imaginer d’autres façons d’obtenir cette rémanence, qui confère une dimension surnaturelle au parfum. C’est l’histoire d’Arpège : même si la personne qui le portait n’est plus là, il fait toujours partie de mon quotidien, il reste gravé en moi.
Julie Massé, le 27 juillet 2023.
Visuel principal : ©Matthieu Dortomb
______
DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »
- Jean-Claude Ellena : « Il y eut un avant et un après Diorella »
- Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »
- Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »
- Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »
- Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »
- Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »
- Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »
- Isabelle Doyen : « Ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko »
- Mathilde Laurent : « J’ai immédiatement considéré Femme comme une sorte d’idéal olfactif »
- Karine Chevallier : « Ma rencontre avec le Vétiver de Carven participe aux fondements de ma manière de composer »
- Patrice Revillard : « J’ai réalisé bien plus tard que mon coup de foudre pour Body Kouros n’était pas si anodin »
- Dora Baghriche : « J’ai depuis Hiris cette passion pour ces matières terriennes, protectrices »
- Pierre Bourdon : « L’Eau d’Hermès a nourri les compositions les plus chères à mon cœur »
- Mandy Aftel : « Joy de Jean Patou me transportait vers des lieux exotiques »
- Michel Almairac : « Habanita est à mes yeux aussi illustre que Shalimar ou L’Heure bleue »
- Daniela Andrier : « Le sillage du N°19 a inspiré ma manière de composer en général »
- Julie Massé : « Créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège »
- Céline Perdriel : « Fleurs d’oranger de Serge Lutens m’a accompagnée et certainement guidée »
- Vincent Ricord : « Avec Féminité du bois, je découvrais une mélodie intimiste débordant de poésie
- Julien Rasquinet : « Au-delà de sa beauté olfactive, Aromatics Elixir porte une leçon de création »
Commentaires