Pierre Bourdon : « L’Eau d’Hermès a nourri les compositions les plus chères à mon cœur »

Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Aujourd’hui, Pierre Bourdon nous parle de l’Eau d’Hermès, fragrance admirée jouant le rôle de fil conducteur entre plusieurs compositions phares de sa carrière.

À la fin des années soixante, mon père, alors directeur général adjoint des parfums Dior et qui était, de ce fait, en relations professionnelles avec Edmond Roudnitska, apprit de celui-ci qu’il était le créateur de l’Eau d’Hermès. Par curiosité, il fit l’acquisition d’un flacon à la boutique de la rue Saint-Honoré, le seul endroit où il était en vente. Après l’avoir senti, il m’en fit cadeau. Ce fut ainsi que l’Eau d’Hermès devint mon parfum pendant mes années d’études à Sciences Po.

Je devins épris de cette fragrance cuirée, boisée et épicée, une arabesque aux accents de cardamome, de clous de girofle, de cannelle et de cumin. Une fois mon diplôme en poche, je décidai de devenir parfumeur et intégrai l’école de parfumerie de Roure Bertrand Dupont [désormais Givaudan] à Grasse, où je passai cinq ans. Pendant ce long séjour, je montais, deux fois par semaine, à Cabris, chez Edmond Roudnitska qui corrigeait mes exercices de l’école.

Dès que je fus en mesure de faire des imitations des parfums du marché, je m’empressai de copier ma fragrance fétiche, l’Eau d’Hermès, bien évidemment sans l’aide de mon maître, jaloux du secret de ses formules.

Ce n’est cependant que bien plus tard, au début des années 1990, alors que j’étais directeur de la création chez Quest [racheté par Givaudan], que Serge Lutens chargea mon équipe de développer un parfum évoquant l’odeur des menuiseries de la médina de Marrakech. Christopher Sheldrake et Maurice Roucel composèrent un module à base de bois de cèdre de l’Atlas et d’Iso E Super. Les circonstances firent qu’ils ne purent aller plus loin : le projet me fut alors confié. Étant donnée la structure cuirée et boisée de l’Eau d’Hermès, il me parut comme une évidence d’en greffer des éléments sur le travail de mes collègues. Ainsi fut créé Féminité du bois, au sujet duquel j’eus le plaisir de recevoir ces quelques mots de la part de Serge Lutens : « Le plaisir que j’ai eu de notre collaboration me signifie votre incontestable talent. L’interprétation magistrale du cèdre au féminin m’en donne toute la portée. » Il n’aurait cependant jamais vu le jour sans ma rencontre avec l’Eau d’Hermès.

Deux ans plus tard, alors que je quittai Quest pour fonder Fragrance Resources, Maurice Roger, président des parfums Dior, me confia le développement d’une nouvelle création qu’il voulait « douce et caressante » – ces deux adjectifs étant les seuls éléments de son brief. Après bien des rendez-vous avec son équipe marketing et maints rejets de mes soumissions, je crus comprendre, sans que l’on me l’avoua, que je devais orienter mes recherches dans la mouvance de Féminité du bois. Je repris donc mon étude de l’Eau d’Hermès, en fis des emprunts pour habiller un canevas de Trésor de Lancôme mâtiné de Shalimar de Guerlain : cette tentative eut l’heur de plaire à Maurice Roger qui vint passer deux semaines avec moi pour peaufiner le parfum, qu’il baptisa Dolce Vita. Là encore, il n’aurait jamais existé, du moins pas sous ces traits, sans son digne ancêtre.

Je lui rendis un dernier hommage au moment où je pris ma retraite : un ancien client autrichien, qui était devenu un ami cher, insista pour que je crée cinq compositions à mon nom. Pour l’une d’entre elles, Route des épices, c’est à nouveau l’Eau d’Hermès qui me servit de source d’inspiration. Malheureusement, les parfums Pierre Bourdon n’eurent aucun succès – peut-être faute d’investissement de ma part dans leurs ventes.

Voilà comment le parfum de mes années d’étudiant a nourri la partie de mon œuvre de compositeur qui, à défaut d’être commerciale, demeure à coup sûr la plus chère à mon cœur et la seule signée d’un style personnel quoique inspiré par un autre parfumeur alors que mes créations les plus vendus se sont révélées hétéroclites.

Pierre Bourdon, le 5 Juillet 2023

Crédit photo : Pierre Bourdon

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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »

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