Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après le récit de Jean-Claude Ellena sur Diorella, nous vous proposons de poursuivre cette série en compagnie de Jean-Michel Duriez, qui retrace sa rencontre avec ce grand classique de Guerlain qu’il découvrait à la fin des années 1980 sous sa forme extrait, aujourd’hui disparue…
J’aimerais vous parler ici d’un puissant souvenir. Celui de la persistance olfactive, voire rétinienne, d’un parfum que je sentais avec une addiction compulsive il y a 35 ans : l’extrait d’Après l’ondée composé par Jacques Guerlain en 1906.
Si cette création n’existe plus aujourd’hui qu’en eau de toilette, c’est que l’extrait n’a pas survécu aux évolutions de la réglementation des matières premières. Guerlain a préféré s’en séparer. Cruel mais sage. Dès lors, afin d’écrire sur un parfum disparu, deux solutions se présentent : filer à l’Osmothèque et prier pour qu’il y soit, ou laisser parler sa mémoire, ses souvenirs, ses délires. Je choisis la deuxième option puisqu’on me demande ici de raconter comment cette création a changé ma vie.
Ce parfum est une légende : on racontait que l’extrait était composé d’une grande quantité d’ingrédients en infusion alcoolique, ce qui rendait l’ajout d’alcool inutile pour en faire un parfum. Au lieu de l’appeler « extrait », on aurait donc pu aussi bien le nommer « infusion ».
Jacques Guerlain, dit-on, cherchait à capturer l’odeur de la nature après une pluie d’été, ces effluves que presque tous les parfumeurs citent parmi leurs préférés. Je n’avais alors ni chromatographie, ni accès secret chez Guerlain. Je ne pouvais donc qu’imaginer qu’il y avait là une infusion de mousse de chêne bien humide. Mais ce que l’on sentait en premier, c’était bien sûr cet accord irisé puissant, adouci d’une paille anisée et moite. Arrivaient ensuite des fleurs détrempées par la pluie : fleur d’oranger anthranilée[1]En référence à l’anthranilate de méthyle, voir https://www.scentree.co/fr/Anthranilate_de_Méthyle.html, mimosa anisique[2]En référence à l’aldéhyde anisique, voir https://www.scentree.co/fr/Aldéhyde_Anisique.html, jasmin benzylé, violette iononique[3]En référence à l’acétate de benzyle, voir https://www.scentree.co/fr/Acétate_de_Benzyle.html et œillet eugénolé. Et comme en 1906, on s’inspirait souvent de la Fougère royale de Houbigant lancée en 1882, Après l’ondée en reprenait subtilement en fond le salicylate d’amyle[4]Voir https://www.scentree.co/fr/Salicylate_d_Amyle.html, la lavande et une « coumarinade » de fève Tonka. Qu’on me pardonne tous ces néologismes chimiques : le jeune parfumeur que j’étais adorait déjà cette dualité fertile entre le naturel et le synthétique. Et Jacques Guerlain était un virtuose pour l’orchestrer. La vanille, en fond, y était presque anecdotique ; c’est plus tard que naîtront les « super-guerlinades » dont l’Heure bleue, petite sœur « chamallowesque » d’Après l’ondée, puis Shalimar – même si Aimé avait déjà entrouvert le chapitre guerlinade avec Jicky en 1889.
Mais surtout, surtout, je m’étais convaincu qu’il y avait là une baignoire d’infusion de musc Tonkin, qui me faisait vibrer de haut en bas. J’ai écrit que « le parfum est une émotion fluide » et que « nos existences vibrent au fil de ses ondes ».[5] Dans l’ouvrage Au Cœur du goût (coécrit avec Pierre Hermé), publié en 2012 aux éditions Agnès Viénot. Je réalise aujourd’hui que c’est l’extrait d’Après l’ondée qui m’a soufflé ces mots. Tout mon amour, toute ma vie dédiée au parfum ont été nourris des vibrations primitives et animales d’une fantasmatique infusion de musc que j’imaginais provenir de ce flacon. Je ne serais pas étonné qu’il y eût aussi un poil de cumin. Pour ma marque, en 2017, j’en reprendrai d’ailleurs quelques notes dans mon parfum Seine amoureuse, l’accord iris-musc s’animant quand on le fait vibrer avec un peu de cumin. Puis, dans W/ood Musk deux ans plus tard, j’ai poussé encore plus loin cet effet irisé-animal-cumin, ce qui a rendu dingues quelques centaines de clients au Moyen-Orient…
On le sait, un parfum c’est une évaporation de molécules aux poids moléculaires étagés, dont l’évolution est ainsi programmée par un parfumeur. Ce qui me touche dans Après l’ondée, c’est cette apparente légèreté propulsée par des notes chaudes et animales. Le génie, c’est lorsque la narration se calque avec précision sur l’évaporation. Ici, Guerlain raconte l’humidité – les notes de tête florales, légères – qui remonte après la pluie, exhalée par une terre chaude – les notes irisées, épicées et musquées.
Et puis il y a cette image. Quand j’étais ado, je faisais beaucoup de photographie jusqu’à procéder moi-même aux tirages. J’étais donc émotionnellement prêt pour accueillir le monde visuel du parfum. J’étais fou de la jeune Linda Evangelista assise sur le sable des îles pour Fidji, et d’Yves Saint Laurent, posant nu pour YSL pour homme. Je venais à peine de tomber amoureux d’Après l’ondée quand je découvris la publicité qui l’illustrait : une jeune femme traversant un ruisseau sur un petit pont, tenant une ombrelle. Elle est abritée par quelques arbres dans une aura noire et blanche diffuse, délicate. On imagine qu’elle vient de reprendre sa balade après l’ondée. Quand la narration se calque sur l’évaporation… Persistance rétinienne, je n’ai jamais retrouvé cette photo.[6]Il s’agirait d’une publicité dont la photographie d’Edouard Boubat, visible ici, serait inspirée.
Aujourd’hui, rien de tout cela ne serait fait de la même manière, même si au fond, Après l’ondée c’est un peu le mariage de Legolas[7] Prince elfe, personnage principal du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien. et de Daenerys Targaryen[8]Princesse, personnage du Trône de fer de George R. R. Martin et de son adaptation en série Game of Thrones dans la forêt de Brocéliande. Je vous le disais, ce parfum est une légende.
Jean-Michel Duriez, le 17 novembre 2022
Visuel principal : Jean-Michel Duriez © Vasken Toranian
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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »
- Jean-Claude Ellena : « Il y eut un avant et un après Diorella »
- Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »
- Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »
- Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »
- Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »
- Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »
- Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »
- Isabelle Doyen : « Ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko »
- Mathilde Laurent : « J’ai immédiatement considéré Femme comme une sorte d’idéal olfactif »
- Karine Chevallier : « Ma rencontre avec le Vétiver de Carven participe aux fondements de ma manière de composer »
- Patrice Revillard : « J’ai réalisé bien plus tard que mon coup de foudre pour Body Kouros n’était pas si anodin »
- Dora Baghriche : « J’ai depuis Hiris cette passion pour ces matières terriennes, protectrices »
- Pierre Bourdon : « L’Eau d’Hermès a nourri les compositions les plus chères à mon cœur »
- Mandy Aftel : « Joy de Jean Patou me transportait vers des lieux exotiques »
- Michel Almairac : « Habanita est à mes yeux aussi illustre que Shalimar ou L’Heure bleue »
- Daniela Andrier : « Le sillage du N°19 a inspiré ma manière de composer en général »
- Julie Massé : « Créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège »
- Céline Perdriel : « Fleurs d’oranger de Serge Lutens m’a accompagnée et certainement guidée »
- Vincent Ricord : « Avec Féminité du bois, je découvrais une mélodie intimiste débordant de poésie »
Notes
↑1 | En référence à l’anthranilate de méthyle, voir https://www.scentree.co/fr/Anthranilate_de_Méthyle.html |
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↑2 | En référence à l’aldéhyde anisique, voir https://www.scentree.co/fr/Aldéhyde_Anisique.html |
↑3 | En référence à l’acétate de benzyle, voir https://www.scentree.co/fr/Acétate_de_Benzyle.html |
↑4 | Voir https://www.scentree.co/fr/Salicylate_d_Amyle.html |
↑5 | Dans l’ouvrage Au Cœur du goût (coécrit avec Pierre Hermé), publié en 2012 aux éditions Agnès Viénot. |
↑6 | Il s’agirait d’une publicité dont la photographie d’Edouard Boubat, visible ici, serait inspirée |
↑7 | Prince elfe, personnage principal du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien. |
↑8 | Princesse, personnage du Trône de fer de George R. R. Martin et de son adaptation en série Game of Thrones |
Si ce cher Jean-Michel repasse par ici, voici peut-être la fameuse photo : PHOTO
Merci pour ce texte !
Merci pour ce très beau texte!
Je ferai un commentaire sur Après l’ondée…
L’image qu’il me vint :
Le film de Woody Allen
Match point !
Quand Scarlett Jonson avec ce beau brun s’embrassant sous pluie ds les jardins de cette demeure…
Éblouissant, sexy et pénétrant….
Merci pour ces Bell histoires de parfum…