Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Après les confidences parfumées de Jean-Claude Ellena, Jean-Michel Duriez, Céline Ellena et Daphné Bugey, c’est à Delphine Jelk de nous parler de sa fascination pour une œuvre d’Aimé Guerlain, auquel elle succédera au sein de la maison parisienne bien des années plus tard.
Les parfumeurs n’ont pas souvent l’occasion de porter les créations des autres. Nous devons tester nos essais, que nous chérissons d’abord comme s’ils faisaient partie de nous. Et puis le parfum est lancé : nous le croisons par surprise dans la rue, prenant son envol dans le cou des passants. Soudain, nous réalisons qu’il ne nous appartient plus, qu’il fait désormais corps avec celui qui le porte. Il n’est plus nôtre.
Il y a pourtant un parfum que je peux dire mien, l’extrait Jicky de Guerlain. Il m’accompagne depuis que j’ai vingt ans, à la fois comme un refuge et un guide. Je ne me souviens plus si je l’ai rencontré pour la première fois par le biais de son histoire ou de son odeur, tant les deux sont intimement liés et font sens à mes yeux.
J’étais alors étudiante en école de mode, et je créais une collection de vêtements en lin et en cachemire que je voulais très sensorielle : mon idée était d’exprimer olfactivement ces matières. Mon désir de devenir parfumeur était né ! C’est à cette période que j’ai découvert Jicky de Guerlain dans sa version extrait. J’étais encore à mille lieux d’imaginer qu’un jour, je travaillerai pour cette maison, dans les pas d’Aimé Guerlain. Mais j’ai immédiatement été bouleversée par sa sensualité, ce jeu qu’il tisse avec la peau où il prend toute sa dimension, et je comprenais mieux encore combien cette sensorialité allait guider mon travail. Intensément animal – il est d’ailleurs difficile aujourd’hui d’en faire autant – c’est justement en se mêlant à la chaleur du cou et des poignets qu’il devient parfaitement confortable.
Et puis il y avait son histoire, celle du prénom d’abord, donné pour la première fois à un parfum : j’ai un faible, je l’avoue, pour l’histoire, à priori fantasmée, qui raconte qu’Aimé Guerlain serait tombé amoureux d’une jeune anglaise portant le cheveu court et montant à cheval comme un homme. Après tout, cette création adressée aux femmes a d’abord été appréciée par les dandys, devenant ainsi le premier parfum unisexe.
Quand j’ai commencé à travailler pour Guerlain, en 2007, j’ai immédiatement eu envie d’explorer ce flou des genres comme l’avait fait Aimé à l’époque. Je me suis emparée de la lavande, cette fleur présente dans 80% des masculins, pour la travailler au féminin. On dit parfois que les parfums n’ont pas de genre, mais c’est oublier que nous vivons dans un monde où les codes, certes différents selon les cultures, nous influencent dès notre enfance, selon par exemple ce que l’on a senti plutôt sur son père ou plutôt sur sa mère.
Quand j’ai imaginé Mon Exclusif (renommé Mon Guerlain ensuite), j’ai donc pensé à l’odeur de la mousse à raser, que j’adore comme une madeleine de Proust, et je l’ai contrebalancée en jouant sur la surdose de coumarine et de vanilline qui avaient fait la particularité de Jicky – lorsqu’on travaille dans une maison comme Guerlain, le patrimoine donne forcément envie de faire des ponts.
Car c’est aussi la particularité de ce chef-d’œuvre : cette audace dans l’utilisation des matières premières de synthèse, alors tout juste mises à disposition des parfumeurs. Jicky constitue l’une des premières compositions à en intégrer, nous embarquant du même coup dans une nouvelle ère, celle de la modernité qui nous fait passer d’une parfumerie figurative à une parfumerie d’émotion. D’ailleurs, je n’ai jamais cherché à véritablement en décortiquer la formule, pour en rester à cette sensation de plénitude quand je le porte. Je suis émue, encore aujourd’hui, par cette fraîcheur au cœur très floral, avec la coumarine qui ouvre tout un nouveau monde et donne à Guerlain sa signature ; par son histoire ; par la complexité de sa formulation et tout à la fois cette simplicité pour me l’approprier.
Parmi toutes les créations qui ont pu me toucher, c’est ainsi encore et toujours cet extrait de Jicky qui me guide et me bouleverse le plus, avec sa modernité androgyne tout aussi actuelle, du haut de ses 134 ans.
Delphine Jelk, le 12 décembre 2022.
Visuel principal : © Pascale Auguie
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DOSSIER « CONFIDENCES PARFUMEES »
- Jean-Claude Ellena : « Il y eut un avant et un après Diorella »
- Jean-Michel Duriez : « Après l’ondée est une légende »
- Céline Ellena : « Et puis Le Feu d’Issey est apparu, un truc tout rond sans fond ni tête »
- Daphné Bugey : « L’Origan et sa prodigieuse descendance ont, chacun à leur manière, marqué l’histoire de la parfumerie »
- Delphine Jelk : « J’ai été bouleversée par ce jeu que Jicky tisse avec la peau »
- Mathilde Bijaoui : « Vétiver de Guerlain n’a cessé de peupler mon histoire »
- Camille Goutal : « Femme est resté gravé en moi de manière olfactive mais aussi très visuelle, photographique »
- Isabelle Doyen : « Ce que ma mère semblait exhaler à la manière des fleurs était en fait Mitsouko »
- Mathilde Laurent : « J’ai immédiatement considéré Femme comme une sorte d’idéal olfactif »
- Karine Chevallier : « Ma rencontre avec le Vétiver de Carven participe aux fondements de ma manière de composer »
- Patrice Revillard : « J’ai réalisé bien plus tard que mon coup de foudre pour Body Kouros n’était pas si anodin »
- Dora Baghriche : « J’ai depuis Hiris cette passion pour ces matières terriennes, protectrices »
- Pierre Bourdon : « L’Eau d’Hermès a nourri les compositions les plus chères à mon cœur »
- Mandy Aftel : « Joy de Jean Patou me transportait vers des lieux exotiques »
- Michel Almairac : « Habanita est à mes yeux aussi illustre que Shalimar ou L’Heure bleue »
- Daniela Andrier : « Le sillage du N°19 a inspiré ma manière de composer en général »
- Julie Massé : « Créer de l’attachement, voilà la quête éternelle que m’a murmurée Arpège »
- Céline Perdriel : « Fleurs d’oranger de Serge Lutens m’a accompagnée et certainement guidée »
- Vincent Ricord : « Avec Féminité du bois, je découvrais une mélodie intimiste débordant de poésie
- Julien Rasquinet : « Au-delà de sa beauté olfactive, Aromatics Elixir porte une leçon de création »
Jeanne je suis ravi , que des parfumeurs prennent leurs plumes et partagent leur passion
Bonjour,
A l’origine, Jicky était un parfum pour femmes, mais voyant que la clientèle féminine le boudait, les parfumeurs se sont aperçus que c’était les hommes qui le portaient et c’est devenu un parfum mixte – J’aime bien Jicky, je le trouve très frais – et pour moi, les aqua allegoria représentent une continuité (notamment par le Pamplelune qui fait partie de moi). Bonne journée, Bénédicte