Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. Aujourd’hui, Céline Perdriel nous parle d’une composition de Christopher Sheldrake, entre souvenirs d’enfance et passages interdits.
Lorsque l’équipe de Nez m’a contactée pour me demander de raconter l’histoire de ma rencontre avec un parfum phare de mon existence, j’ai longuement hésité, car ils sont nombreux à avoir façonné ma culture et mes émotions olfactives. Pourtant, assez rapidement, l’un d’entre eux s’est détaché. Mais il fallait ensuite imaginer comment retranscrire par écrit le lien avec cette composition qui pour moi est une évidence depuis des années. Je n’étais pas sûre d’en être capable. Voilà pourquoi la rédaction de Nez a dû patienter longtemps avant de lire ce texte ! Le brief était simple : « Écris simplement comme tu aimes raconter cette histoire lorsque tu en parles autour de toi. » C’est donc ce que j’ai essayé de faire dans les lignes qui suivent.
La fragrance qui m’émeut toujours aujourd’hui est celle que j’ai choisi de m’acheter alors que je n’avais que 16 ans. J’étais déjà passionnée par les odeurs et je voulais faire ma vie autour de la création de parfum, mais cet univers m’impressionnait énormément. Choisir de porter une composition en particulier m’intimidait et j’y accordais alors une importance qui peut sembler démesurée. Je lisais tout ce qui parlait de parfum et décortiquais toutes les odeurs qui passaient devant mon nez !
En 1995, ma grand-mère m’a offert Le Livre du parfum d’Élisabeth Barillé. Je l’ai lu dans tous les sens et en m’attardant un peu plus sur les annexes, j’ai découvert l’existence des Salons du Palais royal de Shiseido [aujourd’hui Serge Lutens] à Paris. Cet univers, entièrement pensé et créé par Serges Lutens, y était présenté comme une boutique-écrin prestigieuse destinée à abriter sa collection. Cette maison incarnait, pour moi, la plus belle façon de transmettre l’émotion et la beauté du parfum. Redonnons le contexte : j’habitais dans le fin fond du Sud-Ouest et internet n’existait pas. J’arpentais les parfumeries dans un rayon de 60 km, mais aller jusqu’aux jardins du Palais Royal était très difficile. Je décidais donc de commander quelques échantillons, qui arrivèrent par courrier sous la forme de touches imprégnées des divins élixirs. Je serais incapable de donner les noms de toutes fragrances reçues car je fus instantanément touchée par Fleurs d’oranger. Elle avait ce pouvoir de me ramener dans l’atelier de boulangerie que mon grand-père tenait à Agen. C’était un mélange d’odeurs de farine torréfiée, d’œufs, de levain mouillé, de chocolat, de cuisson… et à l’issue de ce savant processus, nous pouvions déguster ces tortillons et chocolatines qu’il destinait aux marchés lot-et-garonnais !
Les premiers effluves de la création du parfumeur attitré de Lutens, Christopher Sheldrake, incarnaient la joie et la lumière avec ses notes pétillantes d’agrumes et de néroli. La fleur d’oranger arrivait alors, enlacée par la rose et le jasmin. La suite, ornée d’épices et de bois chaud, presque animal, donnait de la profondeur et de la densité à son sillage.
Ce parfum me fascinait ! J’ai senti la touche pendant quelques semaines avant de me décider à casser ma tirelire. Le découvrir sur ma peau était enivrant et extraordinaire.
Je l’ai porté dans les moments les plus importants de ma jeunesse. Il m’a accompagnée et certainement guidée. Le flacon, acheté il y a presque 30 ans maintenant, n’est jamais très loin de moi. Les notes de tête sont aujourd’hui marquées par les stigmates du temps mais il se révèle toujours aussi beau après quelques minutes.
Depuis, la fleur d’oranger est restée une matière que j’aime travailler : j’ai toujours le sentiment de la découvrir pour la première fois. Il est possible d’y rentrer par différentes facettes : hespéridée, verte, florale, épicée, miellée et même animale. Son odeur me réconforte autant qu’elle me chamboule. D’ailleurs, si vous avez l’occasion de sentir l’une de mes dernières créations, Ptimusc de Tartine & Chocolat, ne soyez pas étonnés si vous y découvrez un peu de fleur d’oranger au détour d’un accord cacao blanc musqué !
Toujours, mes pas m’ont ramenée dans les jardins du Palais royal, que j’ai arpentés et où j’ai rêvé mille fois… Plus jeune, entrer dans la boutique, si lointaine, m’était interdit. Depuis, les occasions pour la découvrir n’ont pas manqué : j’ai fait mes études à l’Isipca à Versailles, et suis régulièrement venue à Paris lors de mes différentes expériences en maison de composition. Et pourtant, me croirez-vous, aussi proche soit-elle désormais, je n’ai encore jamais osé ouvrir ses portes, restant toujours sur le seuil de la galerie de la rue de Valois…
Céline Perdriel, le 15 novembre 2023
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Visuel principal : Céline Perdriel
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