Sarah Bouasse : « Quelques molécules échappées d’elle, rentrées à l’intérieur de moi »

À l’occasion de la fête des mères, nous vous proposons un extrait de Par le bout du nez de Sarah Bouasse, fraîchement publié aux éditions Calmann-Lévy. Dans le dernier chapitre de cet ouvrage personnel et émouvant, elle nous parle de son rapport aux odeurs de ses filles : l’amour maternel passe aussi par les senteurs.

Présent·es

Sur les coups de trois heures, comme toutes les nuits, elle se met à hurler. Pourvu qu’elle ne réveille pas sa grande sœur. Je me précipite jusqu’à son lit, l’exfiltre de derrière les barreaux et me dirige vers le salon sur la pointe des pieds, direction la baie vitrée. Au-dessus des immeubles, une moitié de lune s’est faufilée à travers une fente dans le velours de la nuit. C’est un beau spectacle, mais elle s’en fout. Elle veut manger. Je m’affale sur le canapé, la couche contre moi et soulève mon t-shirt. Branchement immédiat. La gravité entraîne ma tête lourde de sommeil contre la sienne. Je ferme les yeux et étreins tendrement ce petit corps en pyjama rayé qui s’affaire sur mon sein gauche. Galvanisé par l’effort, il devient de plus en plus chaud. Sous mes lèvres, son front est moite. Et son odeur, comme propulsée vers l’extérieur, irradie avec force jusqu’au fond de mes narines. Mon bébé sent les pâtes, comme mon petit frère quand il était nourrisson. Quand j’avais 4 ans, tout juste devenue grande sœur, cette odeur déclenchait en moi une vision bien précise : l’intérieur d’un macaroni trop cuit. Aujourd’hui, je la décrirais plutôt comme une note grasse et douceâtre, quelque part entre céréales torréfiées, levure boulangère et fromage blanc. Mais à cette seconde précise, suspendue dans l’éternité de la nuit, les mots n’ont aucune importance. Je me délecte de ce qui entre dans mon nez, pas tant pour ce que ça sent mais parce que c’est un peu de ma fille que j’incorpore. Quelques molécules échappées d’elle, rentrées à l’intérieur de moi. Retour à l’envoyeur. Je songe que cette manie que je partage avec beaucoup de mères de renifler mon bébé révèle peut-être une tentation de prolonger cet état de fusion qu’a été ma grossesse en « avalant » ma progéniture. Je ne m’en prive pas car je sais que tout se fait plus rare à mesure que le temps passe : les odeurs elles-mêmes, et les occasions de les sentir. Hier encore, c’est sa sœur qui portait ce petit pyjama taille 6 mois. Elle sentait le pain chaud dans les plis du cou et le Kiri dans la bouche. Aujourd’hui elle a 4 ans et ces odeurs ont disparu. Remplacées par d’autres, qui disparaîtront à leur tour. Rien ne dure, et certainement pas ces choses-là : il faut en profiter sur le moment. Alors j’attrape au vol tout ce que je peux. Je pose le nez sur ses joues tièdes quand je la réveille le matin pour l’école. Je me rapproche un peu quand elle me parle, pour mieux entendre son haleine. Et je m’enivre de ses cheveux qui sentent la fourrure de chat. Toutes ces exhalaisons qu’il serait trop bête de laisser se perdre. Leur part des anges. Quand je dis à mes filles que je voudrais les manger – que faire d’autre de tout cet amour ? –, c’est ce que mon nez me permet de faire, un peu. Les renifler me repaît, apaise une faim immense. Sûrement le creux qu’elles ont laissé dans mon ventre en le quittant. Le soir, quand nos trois têtes s’alignent sur un même oreiller pour lire une histoire tandis que mes poumons brassent l’air dans lequel nous nous évaporons à l’unisson, je me dis parfois que je voudrais que tout s’arrête, là, maintenant. Rester à jamais sur ce moment. Figer le bonheur absolu de les savoir tout près de moi, juste ici, avec cette certitude totale que seul mon nez peut m’offrir. La présence de l’autre n’est jamais plus tangible, jamais plus vraie, jamais plus assurée que lorsque son odeur s’insinue en vous. Qu’il fait corps avec vous. Que son existence se fond dans la vôtre.
[…]

Par le bout du nez de Sarah Bouasse, Calmann-Lévy, 250 pages, 18,50€. Disponible sur le Shop, by Nez.

Visuel © Lucie Sassiat

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