Olivier Polge : « J’aime l’idée qu’a eue Gabrielle Chanel de souhaiter un parfum artificiel »

Dans le sillage de No5, imaginé par Ernest Beaux, les premières créations olfactives de Chanel dans les années 1920 témoignent d’une vision neuve de la parfumerie. Olivier Polge, parfumeur de la maison depuis 2015, revient sur cette période prolifique et ces fragrances emblématiques qui, un siècle après leur naissance, continuent de briller par leur étonnante modernité. À l’occasion des 140 ans de la naissance de Gabrielle Chanel ce samedi 19 août, nous vous invitons à (re)découvrir cet entretien initialement publié dans Une histoire de parfums de Yohan Cervi.

Pourriez-vous dresser un portrait olfactif des années 1920 ?

Il y a finalement assez peu de parfums créés à cette époque qui nous sont parvenus et sont toujours commercialisés. Il est également difficile de savoir ce qui fonctionnait vraiment dans les années 1920. Néanmoins, on sait que les notes ambrées et animales étaient importantes. En rupture avec cette tendance, ce sont les notes florales qui dominent dans No5. Cette fragrance laissera une empreinte extraordinaire, du fait de sa notoriété et de son influence sur la parfumerie. Elle ouvre rapidement une nouvelle voie et inspire de nombreuses et très belles créations, comme Arpège de Lanvin, Liu de Guerlain et, plus tard, Calandre de Paco Rabanne, Rive gauche d’Yves Saint Laurent ou Estée et White Linen d’Estée Lauder. Sa lignée est foisonnante et prolifique. Quant à sa résonance culturelle, elle apparaîtra surtout à partir des années 1950 aux États-Unis. Je pense que les choses arrivent toujours à point nommé et ne sortent jamais de nulle part. No5, dès ses débuts, rencontre une époque qui est prête à l’accueillir, mais qu’il bouscule aussi, certainement.

Que représentait le parfum pour Gabrielle Chanel et pourquoi a-t-elle choisi de lancer ses propres fragrances ?

Gabrielle Chanel est attirée par le parfum, et elle n’est pas la seule. En revanche, c’est la première couturière à donner son nom à une marque de parfums, à la différence de Paul Poiret et ses Parfums de Rosine. Elle a fait « le parfum Chanel », et, symboliquement, cela dit autre chose : pour elle, la mode et les fragrances s’inscrivent dans un même univers et expriment son style, chacune à leur manière. À travers cette démarche, elle a inventé le parfum de couturier. Pour moi, cela révèle l’essentiel de son rapport à la parfumerie.

Y a-t-il un « style Ernest Beaux » ?

Effectivement, il y a dans ces créations un style qui s’exprime et se ressent. Mais qu’est-ce qui relève de celui d’Ernest Beaux ou de celui de Chanel ? Quand je regarde les formules laissées par le parfumeur, je vois déjà beaucoup de fleurs ainsi que des aldéhydes – je pense à No22, à Cuir de Russie et même à Bois des îles. Avait-il compris que c’était ce qu’aimait Gabrielle Chanel ? Les fameux aldéhydes sont-ils essentiels à No5 ? Sans les aldéhydes, No5 est déjà très beau, et sa forme reconnaissable. C’est un parfum déjà complexe, abouti et abstrait. Mais les aldéhydes lui confèrent un twist et le propulsent. Leur dosage est important et audacieux, notamment au vu de la force et de l’impact qu’ont ces ingrédients dans le rendu final, mais je n’aime pas la notion de surdose, comme on peut le lire parfois : je la trouve inappropriée, car elle signifierait qu’il y a un problème esthétique. Si c’est ce que l’on recherche, c’est toujours le bon dosage, peu importent les proportions. Une eau de Cologne peut contenir 30% de bergamote dans sa formule. Parle-t-on pour autant d’overdose ? Non, car cette proportion a du sens.

Quelles autres notes sont importantes dans la formule ?

Gabrielle Chanel aurait demandé à Ernest Beaux quel était le plus bel ingrédient de la formule. « Le jasmin », aurait-il répondu. « Alors, mettez-en plus », lui aurait-elle rétorqué. Elle voulait une formule que les parfumeurs ne se seraient pas permis de réaliser et n’auraient pu copier. La rose aussi est essentielle, de mai et de Bulgarie, ainsi que l’ylang-ylang. Il y a également du néroli, de l’iris, des notes muguet. C’est un bouquet riche et complexe, très sophistiqué. J’aime l’idée qu’a eue Gabrielle Chanel de souhaiter un parfum artificiel, c’est-à-dire composé, qui ne tente pas de reproduire l’odeur des éléments de la nature. Venant de la mode, elle avait une vision différente du parfum et voulait quelque chose de nouveau, qui ne soit pas orchestré autour d’une matière première. Je trouve que ces éléments apportent un éclairage à l’histoire de No5. Concernant l’accord de fond, les matières les plus importantes sont la vanille et le santal ; également le vétiver, même s’il occupe davantage de place dans l’eau de toilette que dans l’extrait.

No22, du nom de son année de lancement, est l’autre grand floral aldéhydé de la maison. Qu’est-ce qui le différencie de No5 ?

Ils appartiennent à la même famille, mais la composante florale du No22 est différente. Elle repose davantage sur la fleur d’oranger et, dans une moindre mesure, sur la tubéreuse, une fleur relativement inhabituelle chez Chanel. Le complexe aldéhydé est aussi différent, et No22 comporte de l’encens, avec un fond plus ambré. C’est un grand parfum, que j’aime beaucoup.

Cuir de Russie (1927) est quant à lui un parfum hors norme, qui se démarque nettement dans la famille des cuirs, notamment par sa floralité.

Cuir de Russie a en effet un côté floral aldéhydé, et ces éléments, même s’ils sont secondaires, le différencient des autres cuirs de la parfumerie. C’est un cuir Chanel.

Même sa note cuirée est sophistiquée…

Dans la maison, nous aimons les essences qui ne sont pas brutes, mais redistillées ou fractionnées. Nous avons toujours sélectionné nos matières premières sous cet angle, ce qui leur confère une esthétique et un aspect particuliers. C’est le cas du bouleau ou du styrax, par exemple. Cuir de Russie est un parfum complexe dans sa construction, car à ses notes de cuir, de bois et d’ambre s’opposent celles, plus lumineuses et délicates, des fleurs et des aldéhydes.

Que cherchait à évoquer Bois des îles (1928) ?

Il exprime au mieux ce sentiment d’exotisme avec ses accords extraordinaires d’épices, de notes fleuries et de santal. J’ai découvert Égoïste (1990) avant Bois des îles. Ces deux parfums, qui sortent des sentiers battus, ont un lien olfactif entre eux. En revanche, je ne connais aucun prédécesseur à Bois des îles.

Il y a eu d’autres créations Chanel à cette époque, depuis longtemps disparues, comme Ivoire, No9 ou Ambre

En effet, et il y avait également Une idée de Chanel, un très joli nom. Nous avons la chance de détenir l’ensemble des formules de l’histoire de Chanel, ce qui nous a permis, par exemple, de repeser Ivoire et Une idée de Chanel. Quand on sent ces deux fleuris aldéhydés, on s’aperçoit que No5 et No22 sont plus aboutis et beaucoup plus percutants.

Comment entretient-on cet héritage fabuleux ?

Nous créons et fabriquons nos parfums, nous maîtrisons l’intégralité de la chaîne de production, sans intermédiaire, avec une exigence constante en matière de qualité et d’excellence. La maison a ce souci du détail, de la précision, qu’il s’agisse des grands classiques ou des créations plus contemporaines. L’olfactif passera toujours avant le reste. Nous sommes aujourd’hui beaucoup plus précis concernant les matières premières – leur provenance, leur traçabilité et leur qualité – que dans les années 1920. L’autre élément qui nous caractérise, c’est la transformation des matières premières – je pense notamment à la fraction de patchouli utilisée pour composer Coco Mademoiselle. Enfin, il faut se donner des lignes et les suivre, en capturant quelque chose qui nous semble important de l’esprit de Chanel et le faire perdurer tout en le réinventant. Il faut définir un cadre avec lequel on joue, et c’est ce qui constitue un style.

  • Cet entretien est initialement paru dans Une histoire de parfums écrit par Yohan Cervi et publié aux éditions Nez.

Visuel principal : © Chanel

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