De la bouche au nez : quand les saveurs deviennent parfums

Cet article a été écrit en partenariat avec Mane.

Derrière leur apparente familiarité, les notes alimentaires constituent un défi créatif pour les parfumeurs : la société Mane met à leur disposition des matières innovantes afin de dépasser l’écriture littérale et d’imaginer des fragrances signées et inventives. La biotechnologie, à laquelle la maison de composition française a offert son propre laboratoire de recherche dès 1987, en constitue l’un des piliers.

Le sucre est addictif : voilà un fait bien connu de l’industrie alimentaire mais aussi de celle du parfum, qui joue depuis de nombreuses années désormais la carte du glucose, appât facile des consommateurs. Certains, cependant, dépassent cette vision simpliste pour proposer une approche plus créative des notes alimentaires, imaginant les tendances de la parfumerie de demain. C’est le cas de Mane, qui en plus d’être la première société de composition française, a aussi été précurseur dans le travail des notes salées. On lui doit notamment deux féminins aux intonations d’eau de mer, New West for Her pour Aramis en 1990, de Yves Tanguy, et Escape pour femme chez Calvin Klein l’année suivante. Ils demeurent les chefs de file d’une nouvelle tendance qui se développera les années suivantes, et constituent en ce sens une prise de risque audacieuse – et réussie – pour l’époque. Car si leur portée mnésique est intéressante à exploiter, les notes gustatives peuvent aussi rapidement convoquer des associations qui siéent peu au domaine de la parfumerie : 

« L’un des défis est de trouver le juste équilibre entre l’aspect littéral de l’alimentaire, l’idée novatrice et la portabilité du parfum. Il faut beaucoup de précision, car les nuances sont vites perceptibles : c’est un travail de dentelière, ce qui explique la longueur de certains développements comme celui de Womanity », explique Mathilde Bijaoui, qui a participé à la composition du parfum Mugler lancé en 2010. Deux ans ont en effet été nécessaires pour que le projet se concrétise : « Parfois, ce sont certaines matières novatrices qui nous aident à avancer dans la composition : dans ce cas, notre technologie Jungle Essence a été essentielle : c’est à partir d’un extrait Jungle Essence de caviar que nous avons pu imaginer un accord caviar qui se marie à la figue et signe le parfum avec audace », poursuit-elle. 

Au-delà de la littéralité

La même année, elle compose Like This, issu d’une rencontre avec Tilda Swinton pour la maison de niche État libre d’Orange. Lors de leur premier échange, l’actrice évoque l’odeur présente dans sa maison, et notamment celle d’un crumble de potiron qu’elle cuisine pour ses enfants : « À partir de cette idée, mon fil conducteur a été la couleur orange, en référence à la carnation de Tilda, au nom de la marque et bien sûr à la citrouille. J’ai voulu recréer sa texture crémeuse, veloutée, plutôt que son odeur, que j’ai habillée de lactones, de mandarine, de fleur d’oranger, d’immortelle… C’est l’imaginaire qui m’a portée, et non la retranscription à l’identique du légume ! »

Mathilde Bijaoui a également signé la collection « English Fields » chez Jo Malone en 2018. Novatrice, celle-ci fait la part belle aux céréales, alors encore très discrètes dans les parfums. Pour en saisir toutes les nuances, une séance d’olfaction chez un boulanger est organisée, à la découverte des différentes farines, entre seigle légèrement fumé et châtaigne plus sucrée. D’un Primrose & Rye inspiré là encore par la couleur qui tisse le lien entre l’orge, le maïs et le mimosa ; en passant par un Honey & Crocus où le miel prend des intonations presque foin, entre graine et fleur sauvage, adouci de lait d’amande ; jusqu’à Oat & Cornflower où la parfumeuse a imaginé olfactivement la texture d’un muesli aux fruits secs sans partir vers le sucré, les interprétations comme les inspirations sont diverses. Si les noms des cinq compositions au total peuvent ainsi évoquer une écriture littérale, il ne faut pas oublier que les parfumeurs abordent chaque exercice avec leur propre sensibilité, et même leur histoire : « Si je composais à nouveau l’un de ces parfums aujourd’hui, je sais que je n’aurais pas la même approche », souligne-t-elle. De même que le peintre ne reproduit pas un paysage sur une toile, mais offre toujours une interprétation particulière de celui-ci, le parfumeur livre « l’atmosphère des choses », pour reprendre les mots du philosophe Ernst Cassirer dans son Essai sur l’homme : « En disant de deux artistes qu’ils peignent « le même » paysage, on décrirait fort mal notre expérience esthétique. Du point de vue de l’art, cette prétendue similitude est pure illusion. On ne peut dire de l’objet de deux peintres qu’il est le même. L’artiste, en effet, ne peint ni ne copie un objet empirique donné – un paysage avec ses collines et ses montagnes, ses ruisseaux et ses rivières. Ce qu’il nous livre, c’est la physionomie particulière et momentanée du paysage. Son désir est d’exprimer l’atmosphère des choses, le jeu de lumière et d’ombre. Un paysage n’est pas “le même” à l’heure naissante du crépuscule, sous la chaleur de midi, un jour de pluie ou de soleil. Notre perception esthétique manifeste une diversité beaucoup plus grande, et appartient à un ordre beaucoup plus complexe que la perception commune des sens ». L’approche du créateur de parfums n’est ainsi pas réductible à une perception sensible commune : elle dépasse l’approche immédiate pour offrir une construction nouvelle du réel. Ainsi les notes alimentaires ne sont-elles pas à saisir au sens littéral : elles évoquent, font référence, subliment et n’en restent pas à la retranscription pure, même si leur matériau de base est lui-même parfois issu de la recherche en aromatique alimentaire.

Nourrir la palette

En effet, les maisons de compositions travaillant à la fois sur la parfumerie et les arômes, les échanges entre ces deux pôles sont constants, et nourrissent la palette de création autant que l’inspiration. Cependant, de nombreuses matières utilisées pour les aliments ne sont pas disponibles pour la parfumerie, que ce soit pour des questions de législation ou de solubilité dans l’alcool. Depuis 2020, les extraits Jungle Essence, pensés comme des matières-joyaux précieuses, enrichissent le vocabulaire olfactif des créateurs de la maison de composition. Parmi eux, on compte notamment la noisette crémeuse et addictive, ou encore l’algue rouge aux intonations de feuille nori, qu’Ugo Charron a d’ailleurs employée pour construire l’effet « umami » de Umema, créé aux côtés de Emmanuelle Dancourt, journaliste anosmique de naissance. Mais la technologie inédite permet aussi d’extraire des ingrédients qui résistaient jusqu’alors à l’extraction, comme certains fruits : « Julie Massé a utilisé un extrait de cassis Jungle Essence dans Sì de Giorgio Armani, bien plus fruité et plus juteux que l’absolue de bourgeons de cassis, sans être sucré : très naturaliste », souligne Mathilde Bijaoui.

Pour compléter la palette, les molécules issues de biotechnologies sont également une ressource de choix : « Pour les obtenir, on reproduit grâce à des micro-organismes ce qui se passe dans la nature mais dans des conditions contrôlées, où les paramètres (humidité, température…) sont optimaux. Si leur prix reste élevé, à l’heure où croît de la part des consommateurs – et donc des marques – la demande de naturalité, mais aussi de développement durable (moins de déchets,…), nous misons beaucoup dessus. Sans compter que 95% peuvent trouver une application à la fois en aromatique et en alimentaire », explique Fanny Lambert, responsable du département de biotechnologie de Mane.

Il n’est pas vraiment question, dans le domaine, de remplacer des molécules disparues de la palette, mais véritablement d’en apporter de nouvelles. Pourtant, toutes doivent exister dans la nature : il ne s’agit pas d’inventer ex nihilo, en ajoutant des éléments chimiques à des molécules existantes pour en créer d’autres, comme cela peut être fait dans la synthèse classique. Comment avance dès lors la recherche ? « Si on me demande une molécule en particulier, il faut que je sache exactement ce que je cherche, pour pouvoir la retrouver dans la nature et comprendre comment elle est née : ce n’est qu’à ces conditions que je peux la reproduire à partir de micro-organismes utilisés comme catalyseurs. Mais la nouveauté provient le plus souvent des fruits de recherches académiques qui identifient de nouvelles molécules et les voies métaboliques utilisées par les plantes pour les produire » poursuit-elle. Plus rarement, les molécules sont issues de coups de chance scientifiques. C’est ainsi le cas pour la Tropicalone, synthétisée en travaillant sur un autre projet : «L’histoire est fascinante, car c’est en cherchant à produire une molécule que nous avons obtenu une autre, que nous n’attendions pas. Olfactivement, c’est une note magnifique de fruit tropical, puissante et complexe. »

De l’idée à la réalité

Ce n’est alors qu’un premier pas vers la production de molécule, une fois identifiée : « plusieurs étapes sont encore nécessaires, et il faut attendre neuf à douze mois pour qu’elle soit produite à grande échelle : validation des étapes de production qui permettent la répétabilité, établissement du coût, validation qualitative de lots produits, aval réglementaire pour la toxicité… Tout est mis à plat jusqu’à la réunion finale du comité scientifique de Mane », énumère Fanny Lambert. Patronnée par Jean Mane en personne, la réunion réunit parfumeurs et aromaticiens, chercheurs, services qualité et toxicologie qui discutent pour savoir si la nouveauté est intéressante de manière globale. 

Une fois disponible dans la palette, il restera aux parfumeurs de s’accorder le temps de l’apprivoiser… Mais souvent avec grand bonheur : « Il y a vraiment de très belles molécules. J’ai un coup de cœur pour la Cocotone, qui donne un effet eau de coco, avec beaucoup de naturalité, et peut aussi apporter un effet texture crémeux : à la fois très addictive sans être sucrée ! », se réjouit Mathilde Bijaoui. Parmi ses préférences, on compte aussi le Vayanol, « très complexe, qui peut révéler des facettes très différentes selon les compositions : à la fois liquoreuses de vanille boisée, cuirée, fumée, mais aussi épicées, qui peut venir créer un effet œillet dans un bouquet ». Ces deux nouveautés, présentées lors du World Perfumery Congress de Miami cette année, célèbrent du même coup 35 ans d’expertise de Mane en la matière. Parmi les autres chouchous des créateurs, la Melbatone apportera quant à elle un effet peau de pêche, tandis que l’Orcanox, un ambré boisé très puissant et rémanent, confère un côté salé qui rappelle l’ambre gris, cet « or blanc » de la parfumerie.

Il ne reste plus qu’à attendre le bon brief pour pouvoir mettre à l’œuvre ces merveilles de naturalité. Mais le pari est fait : les intuitions créatives de la société familiale du Bar-sur-Loup s’étant à maintes reprises révélées juste, gageons que les marques iront bientôt piocher dans ces notes alimentaires non sucrées la concrétisation de l’appel à une naturalité addictive attendue de la part des consommateurs ! 

  • Cet article a été écrit en partenariat avec Mane.

Visuel principal : © Andrii Leonov / Unsplash

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