Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer. Dans ce nouveau témoignage, la parfumeuse indépendante Karine Chevallier se souvient de l’histoire qui la lie au Vétiver de Carven, comme une leçon de parfumerie.
Il a toujours été là. Ce vétiver que pourtant, au début, je ne savais pas nommer.
Quand j’étais enfant, mon père portait le Vétiver de Carven. Ce magnifique opus sur la matière a été créé en 1957 par Édouard Hache, à la demande de Madame Carven qui voulait l’offrir à son mari, même si d’aucuns disent qu’elle avait en réalité voulu ce parfum pour elle-même. Ce Vétiver était donc là, bien présent, surtout les soirs où mes parents sortaient. J’étais à la fois subjuguée par cette présence si « chic » , réconfortante : « mon père ce héros », et la crainte de la séparation à venir : « on sort ce soir ». L’harmonie. Le choc.
À 18 ans, j’ai eu la chance de faire un premier stage, l’été, chez Robertet à Grasse. Sous la houlette du parfumeur Daniel Molière, je faisais mes premiers pas sur la longue route de l’apprentissage des matières premières. Méthode Jean Carles en mains, je dévalais les colonnes et les lignes des ingrédients, par famille, puis par opposition. Et soudain, il était là : essence de vétiver. Le choc, à nouveau.
En cet instant, c’est comme si ma mémoire olfactive, par soustraction du souvenir du Vétiver de Carven, me faisait appréhender l’art de la composition. L’art d’étirer les différentes facettes d’une matière première pour la transcender et en faire un parfum : l’essence a une facette zestée pamplemousse ? Qu’à cela ne tienne, nous lui ajouterons des agrumes ; elle est moelleuse ? Ajoutons une facette santal et un peu de myrrhe ; elle est terreuse ? La mousse de chêne fera l’affaire. Le choc. L’harmonie, toujours.
Plus tard sur les bancs de l’Isipca, nous avions ce cours que nous attendions tous, donné par Jean-François Blayn, disciple d’Edmond Roudnitska. Il avait intitulé une de ses leçons « la forme dans la forme ». C’était notre premier contact avec la formulation docte. Il s’agissait de travailler autour de la mousse de chêne, d’en décrire les facettes puis de définir, selon notre approche personnelle, celle qui nous marquait le plus. En somme, nommer quelle forme chacun attribuait à la mousse de chêne, puis lui donner une nouvelle dimension en ne s’aidant que de trois autres matières premières. Je me suis évidemment braquée sur la facette boisée de la mousse, à laquelle je n’avais pas eu le droit d’ajouter l’essence de vétiver : « trop caractériel ! », s’était exclamé le parfumeur. Mais cette simple leçon sur la construction d’un accord, en écho à ma rencontre avec le Vétiver de Carven puis l’essence de vétiver seule, sont les fondements de ma manière de composer : chercher l’accord, trouver l’harmonie.
Ce n’est que bien des années plus tard, à l’occasion d’une conférence donnée par Fabrice Pellegrin, que j’ai compris qu’un beau parfum n’était pas qu’harmonie, mais que la provocation de l’accident, l’opposition, la matière première à laquelle on ne s’attend pas, vient sceller la perfection d’une composition réussie. L’accident, c’est la menthe froissée dans la magnifique Eau d’orange verte créée par Françoise Caron pour Hermès ; c’est la note cassis dans Ombre dans l’eau de Diptyque c’est le styrax dans l’incroyable tubéreuse Nuit de bakélite par Isabelle Doyen pour Naomi Goodsir…
Y avait-il un accident dans le Vétiver de Carven ? Mon souvenir de l’original est trop lointain pour m’en rappeler. En revanche, lorsque j’ai créé Lime Absolue pour le Cercle des parfumeurs créateurs, qui est une sorte de cologne vétiver, j’ai étiré sa facette moelleuse en opposant la racine à la sève juteuse, presque coco de la figue : mon accident, mon choc, mon harmonie. Enfin l’accident c’est aussi, dans Emotional Drop, « le » vétiver de Mark Buxton, l’occurrence en fond d’une facette sucrée de maltol, provenant certainement d’une grande quantité d’absolue de fir balsam, qui vient contrebalancer la facette terreuse de la racine tout en se noyant dans les muscs. Le choc, l’harmonie, la perfection du vétiver.
Karine Chevallier, le 9 mai 2023.
Visuel principal : © Serge Nicolas
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