Il y a des parfums qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. Et puis il y a les parfums qui comptent, ceux qui marquent à jamais la vie et la carrière d’un parfumeur. Semaine après semaine, ils sont désormais plusieurs à nous avoir conté leur rapport à une création, et l’influence parfois inconsciente de celle-ci sur leur manière de composer.
Ce 19 septembre, jour de son anniversaire, Daniela Andrier nous parle de l’une de ses références, le N°19 de Chanel.
Le N°19 de Chanel est le seul parfum qui ait eu une telle place dans ma vie. J’étais enfant lorsque je l’ai senti pour la première fois, porté par ma tante. C’est une femme sublime que j’admirais et que j’admire aujourd’hui encore. Elle dégage une forme de noblesse qui m’émerveille. Son visage m’apparaissait alors comme celui d’une reine : sa gestuelle, le son de sa voix, tout en elle me semblait remarquable. Le N°19 a ainsi immédiatement été associé, pour moi, à la grâce qui émanait d’elle. Je me souviens lui avoir confié cette phrase, qui me semble parfois étrange : « Ton parfum est noble comme les feuilles d’automne ! » Ne me demandez pas pourquoi j’avais fait cette association. Ce n’est pas du tout ce à quoi me fait penser ce parfum aujourd’hui mais, dans mon imaginaire d’enfant, j’y percevais quelque chose d’extrêmement raffiné et, c’est bien le mot, quelque chose de noble. Ce parfum est aussi d’une tendresse infinie, presque maternelle, avec ses facettes poudrées, irisées, et le galbanum qui rend l’ensemble très élégant. Le dialogue entre la note verte assez distante, mystérieuse et la douceur du muguet, avec son côté joyeux, y est admirable.
Le N°19 est devenu une référence pour moi. C’est drôle : ce chiffre est celui de ma date de naissance, le 19 septembre – mais je n’ai remarqué cette coïncidence que tardivement. J’ai fait mon premier stage chez Chanel et il a toujours été, à mes yeux, le plus beau parfum de la maison. Le temps a passé, je vois moins souvent ma tante qu’alors, mais lorsqu’il m’arrive de croiser une femme qui s’en est parée, j’ai véritablement l’impression qu’il l’embellit.
Pourtant, je n’ai jamais pu le porter moi-même de manière quotidienne ; était-ce parce qu’il m’était si important ? J’ai en effet l’impression que ce serait comme avoir un chef-d’œuvre accroché autour du cou : dans la vie de tous les jours, c’est presque trop.
C’est aussi une affaire d’idéalisation : lorsqu’on se retrouve face au réel, alors on est en prise avec les défauts. C’est ce que j’aime profondément dans la nature humaine : la dualité très complémentaire entre l’emphase de l’idéalisation et la confrontation au réel ; c’est la rencontre entre les deux qui permet la connaissance véritable. Quand j’analysais le N°19, certains aspects me dérangeaient, notamment un accord en fond, sûrement la mousse de Saxe. Ce décalage entre le sublimé et le réel a motivé mon travail minutieux autour de ce parfum.
C’est ce que j’ai fait pour la première fois lorsque j’étais à New-York avec mon mari et notre première fille, entre 1998 et 1999. Si cette période reste gravée comme l’une des plus heureuses de ma vie, elle l’était moins du point de vue professionnel : c’était une traversée du désert, notamment parce que la manière de procéder était très différente aux États-Unis et ne me convenait pas du tout. J’avais donc décidé de travailler en solitaire sur des projets qui me tenaient à cœur. J’ai alors commencé à explorer le N°19, pour en extraire l’essentiel, en le dépouillant de ce qui me dérangeait. J’ai nommé ce parfum – je ne sais pas vraiment pourquoi – Mani T6 : cherchant un équilibre, à mon sens parfait, entre galbanum, iris, notes rosées et muscs.
Et puis, l’année suivante, je suis rentrée en France et j’ai commencé à travailler un iris à partir de ce Mani T6 avec Fabio Zambernardi, qui était déjà alors directeur artistique de Prada. En résulte un premier parfum qui sort de manière confidentielle en 2003, le N°1 Iris de Prada, diffusé uniquement dans les boutiques de la marque. Fabio, qui le portait régulièrement, m’a alors demandé une déclinaison plus estivale. Une version tout en finesse en a découlé, où j’ai notamment affiné la subtilité de la diffusion : l’Infusion d’iris a été commercialisée en 2007. Aujourd’hui encore, celle-ci constitue la quintessence de ce que j’aime dans le N°19, comme un prolongement de ce rêve d’enfance. Comme lui, elle se définit par ce sillage qui sait rester présent sans jamais être impoli, sans jamais envahir l’espace d’autrui. Parler, sans écraser ceux qui nous entourent : voilà une qualité essentielle à mes yeux pour un parfum, qui va à l’encontre des sorties actuelles. Je pourrais dire que le sillage du N°19, dans sa justesse – avant même de parler de son esthétique – a inspiré ma manière de composer en général.
Trouver un dosage subtil, qui se perçoive sans importuner, est un exercice délicat, complexe. C’est aussi une exigence que je tiens d’Édouard Fléchier, qui m’a appris mon métier. Il me demandait constamment de « simplifier ! » À l’époque, cela m’agaçait, et pourtant aujourd’hui rien ne me sert autant que cet impératif.
L’Infusion d’iris demeure l’un des seuls parfums que j’ai pu porter, avec la Fleur d’oranger de Fragonard. Je n’ai jamais réussi à vider un flacon de ces grands parfums que j’admirais : le N°19, Jicky, Aromatics Elixir…. Ils n’ont jamais été pour moi que des compagnons d’un jour : trop grandioses ; et sûrement mes muses pour toujours…
D’autres parfums ont découlé de ce travail de décorticage. Il y a notamment Untitled de Maison Maison Margiela, autour du galbanum. Cette matière, sous sa forme d’essence comme de résinoïde, est l’une de mes préférées, avec le lentisque, l’iris et la fleur d’oranger, même si je dis souvent que je n’ai pas de favoris – ce qui est vrai d’une certaine manière car j’ai besoin d’aimer toutes les matières de la palette.
C’est ainsi, finalement, de mon amour pour le N°19 qu’ont découlé ces créations : reconnaître ses défauts, embrasser toutes ses nuances, cesser de le mystifier, voilà pour moi aussi la définition de l’amour véritable.
Daniela Andrier, le 4 juillet 2023.
Visuel principal : © Givaudan
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Tres bel article sur la parfumerie de Daniela. Sensible profond et élégant comme elle l’est .
Le monde est beau de Kenzo ne serait il pas plutôt de Françoise Caron? Il serait opportun de publier un erratum si vous confirmez.
Merci beaucoup
Calice Becker
Je lis toujours avec énormément d’intérêt les confidences parfumées des créateurs. Celles-ci me touchent tout particulièrement tant je partage cet amour de Daniela Andrier pour le {{N°19}}, la fleur d’oranger et l’iris pour ce qui est des fleurs. Je n’ai aucune compétence technique mais pour moi, le {{N°19}} est la perfection faite parfum : sa verdeur, ses fleurs, sa délicate note cuirée – que j’attribue à l’iris – son fond légèrement chypré. Sublime création qui de façon incompréhensible semble aujourd’hui plutôt oubliée. Et je comprends mieux aujourd’hui pourquoi tant de créations de Daniela Andrier me plaisent, même si curieusement je n’ai jamais porté {{l’Infusion d’Iris}}. Allez savoir pourquoi…