Pour les derniers moments d’existence de la Fondation écureuil à Toulouse, la critique et historienne de l’art Sandra Barré a investi les lieux d’une exposition olfactive pour une durée de deux mois, place du Capitole. Y sont conviées les œuvres de nombreux artistes contemporains qui utilisent ce médium dans leur travail. Nous l’avons parcourue en compagnie de sa commissaire et vous en proposons une visite guidée.
Baignoire énigmatique, bouquets de lys emplissant la pièce immaculée, citrons zestés dansant dans l’air embaumé : dès les premiers moments dans l’espace toulousain, l’œil comme le nez capturent ces fragments créatifs, s’immergent dans un univers à la fois familier et inattendu, alors que dehors la pluie inonde les rues.
Pendant un instant, j’ai eu l’impression que la pièce principale, assez minimaliste, constituait l’espace tout entier, comme ces galeries vides qui m’ont toujours un peu intimidée. Mais l’endroit est rempli d’êtres humains qui comme moi, trempés mais souriants, s’avancent avec curiosité vers la succession de diffuseurs alignés au mur : l’œuvre Blumenstilleleben (« nature morte de fleurs ») de Roman Moriceau, composée par le studio Flair, nous parle du passage du temps à travers l’image olfactive évanescente d’un bouquet qui se fane, allégorie de la vie qui s’écoule.
En face, deux petits carrés de Florian Mermin, pareils à des monochromes modernes, tapissés de pétales de rose séchées, habillent la pièce blanche, prolongeant la première œuvre comme le tableau d’un ancêtre muet et immobile, que l’on aurait accroché dans un salon.
Je repère finalement le début d’un couloir, la possibilité d’un nouvel horizon : se trouve ici encadré un manifeste d’apparence anodine, mais dont j’apprendrai qu’il a été rédigé en 2014 avec une encre obtenue à partir des sécrétions intimes de Peter de Cupere. Il y invite tous les visiteurs à « voir plus loin que le bout de leur nez lorsqu’ils entrent en contact avec une œuvre d’art olfactive, s’arrêter sur le contexte celle-ci et réfléchir à la fonction de l’odeur comme médium ».
C’est là que je retrouve Sandra Barré, présentant une frise chronologique permettant de mieux comprendre que l’odeur, même si celle-ci connaît actuellement un certain regain d’intérêt, n’a en réalité cessé de s’immiscer dans l’art depuis une centaine d’années déjà, de L’Air de Paris capturé par Marcel Duchamp en 1919 à Mur de poils de carotte de Michel Blazy en 2000, en passant par les Lipstick Urinals de Rachel Lachowicz en 1992.
Mais treize citrons se balancent et appellent à l’interaction : un grattoir géant au mur invite à l’utilisation, au grand dam des musées classiques qui lui préfèrent un panneau « ne pas toucher » : « en proposant d’attraper les agrumes, l’œuvre de Claudia Vogel engage le corps du visiteur » appuie Sandra Barré. La performance participative de Quentin Derouet, J’aime bien jouer avec les fleurs, et vous ?, propose elle aussi de transgresser l’interdit muséal en dessinant à l’aide de fleurs sur le mur de la pièce, où quelques personnes déjà tissent les traits de leur imagination à coups de crayons et de pétales écrasés, rappelant le passé ritualiste de l’odeur qui relie les hommes, et faisant écho à la peinture pariétale des origines de l’humanité.
Quelques pas plus tard, notre hôte nous invite à nous pencher sur deux paraboles de céramique, l’une blanche, l’autre noire : Black & White Mambo N°5, exhalant un parfum signé Christophe Laudamiel, qui semble différent dans chacun des contenants. « Cela permet de comprendre comment ce que l’on voit influence ce que l’on perçoit olfactivement », poursuit l’historienne, qui nous invite dans la pièce centrale où l’on explorera les odeurs de l’intime.
C’est ici que l’on retrouve la fameuse baignoire, baptisée Boris, le gisant, et qui vient rejoindre la série La Fabrique des gisants de Boris Raux. L’eau, dans laquelle s’est baigné celui qui donne son nom à l’œuvre, est ainsi imprégnée de microscopiques morceaux de son épiderme, de quelques-uns de ses poils, et de ses exhalaisons personnelles : elle dessine ainsi les contours d’une empreinte olfactive collectionnée par l’artiste, comme un écho au célèbre roman de Süskind, jusqu’à disparaître peu à peu par évaporation, et absorbée par la respiration des visiteurs. Je
Au mur, des photogrammes de Christelle Boulé ont capturé les parfums récoltés chez ceux qui souhaitaient s’en séparer, constituant « une petite sociologie des odeurs, agrémentée de l’histoire de ces flacons qui ont une vie à eux, et où l’on peut distinguer les délaissés, les inappropriés et les fantasmés », poursuit la curatrice de l’exposition.
Clin d’œil à cet exercice typique de l’artiste, Claudia Vogel propose quant à elle un autoportrait olfactif, Concrete 2,3g, issu de bandes de tissus dont elle s’est enrubanné le corps tous les jours pendant trois semaines. Il côtoie des briques déposées par Gwenn-Aël Lynn sur un réchaud devant lequel sont déposées des tasses de café, qui exprime, dans une construction évolutive, les odeurs racontées par les habitants de Toulouse, en référence à la tristement célèbre citation chiraquienne « le bruit et l’odeur ».
Tout proche, un cabinet de curiosité rempli d’objets liés au nez : bougies, crânes d’animaux, pains de savon, parfums, fleurs séchées, vase cassé… C’est beau, ça sent bon, c’est exigu et curieux comme il se doit, parsemé d’œuvres parfois étonnantes mais que je vous inviterai à aller découvrir par vous-mêmes, car la visite se poursuit et que je ne peux décemment pas écouter d’une oreille.
Continuons donc dans la pièce principale : Sandra Barré y présente deux encensoirs : enfant-encensoir en aluminium d’Antoine Renard, issus d’impressions 3D, symbolisant l’innocence et la pureté et, à côté, monstre crachant ses volutes par le nez pour évoquer la masculinité toxique signé L. Camus-Govoroff forment une dualité personnifiant bien et mal.
Mais l’œuvre de Morgan Courtois, derrière nous, nous appelle en diffusant avec puissance les effluves de chair narcotique des fleurs de lys, organiques, presque humaines, autour d’un fragment de peau blanche « faite de plâtre poreux et parfumée avec une copie Bois d’argent mêlé d’un accord transpiration, qui donne à la sculpture une forme d’incarnation et pose la question de savoir où se place la vie, où est la chair. »
Puis nous nous retournons encore vers la nouvelle œuvre de Roberto Greco mêlant, comme Œillères et Porter sa peau, une série de photographies et une installation olfactive, dont la fragrance est composée cette fois-ci avec Christopher Sheldrake, parfumeur historique de Serge Lutens et directeur de recherche et développement parfums chez Chanel : Rauque (visuel principal de l’article). On y respire un mimosa animal, un narcisse épais mêlé de nuances épicées, résineuses et confites. Déposé au cœur d’une argile poreuse conçue pour qu’il puisse s’écouler dans un flacon, emportant avec lui l’odeur de l’espace alentour – lys, baignoire, agrumes, corps en mouvement – ce travail créé pendant le confinement exprime l’enfermement de nos corps, et cristallise le besoin de sortir.
Juste à côté, c’est un autre autoportrait qui nous fait face, celui de Jimmy Robert. Matérialisé dans une feuille A4 minimaliste de cuir rigide symbolisant le corps noir et la traite négrière, au cœur du travail de l’auteur, il est imbibé du parfum qu’il a l’habitude de porter, Eleventh Hour de Byredo.
Revenant sur nos pas, nous slalomons entre les visiteurs, saluons les dessins qui se multiplient déjà sur les murs, et tournons vers un escalier d’où émerge une mystérieuse et familière odeur de lavande : l’espace comporte donc également un sous-sol !
Première étape au bas des marches : un tondo – tableau de forme circulaire – signé Chloé Jeanne, aux nuances vertes et violettes et aux relents vinaigrés résultant d’une mixture de pomme de terre et de yaourt, exprime le déploiement du vivant. Comme les brise-vues étendus, mangés par le lichen, que Guilhem Roubichou a récolté chez des particuliers, et où l’odeur de noix et de sous-bois domine : « c’est une manière de donner un autre emploi, une autre vision sur quelque chose de commun », ponctue notre hôte.
Dans une première cave voûtée aux briques rouges, l’œuvre Fantosmie de Julie C. Fortier nous accueille. Elle réveille la mémoire olfactive en évoquant les femmes qui ont habité le château d’Oiron, où elle a d’abord été exposée. L’oreille bercée par le chant des oiseaux, le nez par un accord de rose, patchouli et violette permettant de « représenter la présence féminine, en la réactivant par tous les sens, et en rappelant que l’odeur comme la femme ne s’enferme pas ». Deux autres apparitions viendront habiter le lieu plus tard, avec leurs propres correspondances sensorielles.
La lavande, omniprésente, monte à la tête : elle est pourtant physiquement absente de la deuxième cave, où sont présentées quatre réinterprétations du légendaire Fracas de Robert Piguet, composé par Germaine Cellier en 1948. Proposées par les quatre parfumeuses du studio Flair, Amélie Bourgeois, Anne-Sophie Behaghel, Margaux Le Paih-Guérin et Camille Chemardin, ce sont autant d’approches qui posent la question de la copie. Sandra Barré nous rappelle qu’elle est historiquement bienvenue dans le monde de l’art, saluée pendant plus de trois siècles par le prix de Rome. Mais elle est l’un des cauchemars les plus vivants de la parfumerie, où la formule n’est pas protégée par le droit d’auteur. L’œuvre nommée Klaké on the floor met elle aussi en avant la notion de style, qui devient concrète à la perception de ces variations sur le même thème.
Enfin, nous nous dirigeons vers celle qui nous appelle obstinément depuis longtemps : la troisième cave est couverte d’un tapis de lavande, qui présente les contradictions des odeurs : qualifiée d’apaisante, elle est dans ce monochrome olfactif plutôt agressive, gênante, énervante. Floryan Varennes rappelle ainsi que les évidences sensorielles ne le sont pas toujours, à l’heure du marketing olfactif s’immisçant dans notre temps de cerveau disponible…
Saluant mon interlocutrice, j’emporte donc avec moi quelques grains de la fleur mauve collés sous mes pieds, l’odeur des agrumes et un peu du corps de la gisante respiré, y laisse mon empreinte sous forme de fleur écrasée et de souffle capturé, et finis par me résoudre à retrouver la sortie, la pluie, le soir et les nouveaux horizons olfactifs de la Ville rose.
Du 19 janvier au 19 mars 2023
Espace écureuil, 3 place du Capitole, 31000 Toulouse.
Entrée libre du mardi au samedi de 11h à 18h, et le 1er dimanche du mois de 15h à 18h.
- Plus d’infos sur l’exposition ici
- Pour entendre la voix de Sandra Barré, vous pouvez écouter notre podcast Smell talks by Nez ici et sur toutes les plateformes de diffusion classiques
Visuels : Nez
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