Des effluves et une œuvre : Chop Suey, d’Edward Hopper

Peintre d’une Amérique sans éclat, celle de la middle-class urbaine, Edward Hopper savait faire surgir le mystère au cœur de la réalité la plus banale. Né en 1882, il a vécu près de soixante ans à New York, où il est mort dans son atelier de Greenwich Village, à 84 ans. À l’occasion de la Journée internationale des musées ce jeudi 18 mai, nous vous proposons la lecture d’un texte consacré à ce tableau de 1929, initialement publié dans Nez, la revue olfactive #15 – Au fil du temps.

« New York, son odeur d’essence et d’asphalte, de menthe verte, de poudre de talc et de parfum »[1]Extrait de Manhattan Transfer (1925), de John Dos Passos est son terrain de chasse favori. À l’affût, Hopper en saisit les habitants dans des compositions simplifiées pour condenser l’essentiel : leur solitude abyssale. Éclairées à la manière des films noirs, ses scènes invitent à s’immiscer dans la pensée souvent mélancolique des personnages. Comme celle de ces clients attablés dans un chop suey. Si ce terme dérivé du cantonais désigne à l’origine un plat, on nommait alors ainsi les restaurants populaires chinois, en général situés au-dessus de magasins. En témoigne le fragment de l’enseigne lumineuse où l’on devine, à la verticale, le mot « suey ». On y croisait le tout-venant new-yorkais dans une ambiance bruyante, enfumée et saturée d’odeurs de chou, de crevettes et de gingembre grésillants. À l’inverse, Hopper nous plonge dans une salle étrangement calme, baignée de clarté naturelle. Seule la théière rouge, avec ses effluves de thé fumé, rappelle ici la Chine. Peu amateur des joies sensuelles de la cuisine, l’artiste n’a jamais représenté le moindre aliment dans ses toiles.

Au fond de la salle, un couple. Au centre, un éclat de lumière éclaire le visage fardé d’une jeune femme moulée dans un pull vert. C’est Josephine Verstille Nivison, la femme du peintre et le modèle féminin de ses tableaux. C’est probablement elle encore que l’on voit de dos, toujours coiffée d’un chapeau cloche. « Jo » incarne la femme des années folles. Cette décennie 1920 a vu naître l’Art déco et le jazz, la publicité et la libération des femmes. Les flappers, les « garçonnes » américaines, sont actives et autonomes. Elles font du sport, fument et boivent en défiant la prohibition, mènent leur sexualité comme elles l’entendent, et se ruent sur la mode et les parfums made in France. Gabrielle Chanel, Jean Patou, Jacques Guerlain et autres acteurs du luxe français ont les yeux rivés vers cet eldorado. D’autres inventeurs d’une parfumerie moderne où se côtoient les matières premières naturelles et les molécules de synthèse ont déjà pignon sur rue à New York. Paris, lancé en 1923 par François Coty, puis Evening in Paris, signé par Ernest Beaux pour Bourjois en 1928, font un carton outre-Atlantique. Jusqu’à ce que survienne l’impensable… Le 24 octobre 1929 – l’année où Hopper a peint ce tableau –, c’est le krach. La grande dépression qui s’ensuit jettera dans la misère des millions d’Américains et gagnera l’Europe. En 1930, Jean Patou offre à ses clientes américaines qui n’ont plus les moyens de venir à Paris une luxueuse création, Joy. Symbole d’espoir et d’allégresse, « le parfum le plus cher du monde » connaîtra un succès planétaire, à l’instar des toiles d’Edward Hopper.

Visuel : Edward Hopper, Chop Suey, 1929. Huile sur toile 81,3 × 96,5 cm, collection privée. © Domaine public / An American Place : The Barney A. Ebsworth Collection

Notes

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1 Extrait de Manhattan Transfer (1925), de John Dos Passos

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