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À Oman, le directeur créatif d’Amouage, maison de parfum fondée dans le sultanat en 1983, supervise un vaste projet qui associera une production responsable de la précieuse résine sur fond d’animations touristiques et culturelles.
Amouage a signé en 2022 un partenariat avec le Ministère de l’héritage et du tourisme d’Oman, pour l’exploitation d’un site historique de la culture de l’encens. En quoi consiste cet accord ?
À Oman, quatre sites classés au Patrimoine mondial de l’Unesco constituent ce qu’on appelle The Land of Frankincense, « La Terre de l’Encens » : les ports de Khor Rori et Al-Baleed, le site archéologique de Shisr (également appelé Ubar) et le Wadi Dawkah – un wadi étant de manière générale un canyon creusé par le lit d’une ancienne rivière. Le partenariat conclu porte sur la gestion de ce dernier. D’une vaste superficie (5 km2), il est consacré à la culture du Boswellia sacra, une variété d’arbre à encens. Amouage hérite d’une double mission pour les décennies à venir : y produire cette matière première et développer le tourisme. La création d’une pépinière où pousse actuellement un cheptel de 5 000 à 6 000 arbres nous permettra de densifier la culture. Pour le moment, il n’existe qu’une route, un parking et quelques bâtiments pour apporter de l’ombre aux visiteurs. Le cahier des charges nous impose de protéger le biotope mais aussi l’héritage historique du site.
À quel public vous adressez-vous ?
Le site sera ouvert à tout le monde. Le but n’est pas d’en faire une destination payante. Dans un premier temps, nous nous adresserons aux amoureux du parfum. L’idée c’est qu’ils puissent se dire, « tiens, un jour j’irai là-bas », comme on projette d’aller à Grasse. Dans cette optique de séjour lié au parfum, à Oman il y a déjà la ville de Muscat, où il est possible de visiter la manufacture Amouage. Il y a aussi le Djebel Akhdar, connu sous le nom de Montagnes Vertes, renommé pour sa culture de la rose. Nous avons d’ailleurs prévu d’y effectuer des aménagements pour optimiser encore l’accueil des visiteurs. Nous souhaitons faire du Wadi Dawkah la troisième destination locale autour du parfum. Dans un premier temps, on y viendra pour découvrir le berceau de l’encens, avec la culture des arbres. Puis, dans plusieurs années, le public pourra assister à la récolte de la résine, à son extraction et à son conditionnement, avant l’export vers Muscat et à travers le monde. Le premier public visé sera donc celui des connaisseurs.
Et en dehors des amateurs de parfums ?
Nous n’oublierons pas les visiteurs moins connectés avec cette industrie. Ceux qui recherchent une activité touristique annexe trouveront une approche pédagogique et la vente sur place de produits locaux autour de l’encens – et pas uniquement des produits Amouage, je tiens à le préciser. Enfin, nous ciblerons de manière plus générale les habitants d’Oman et du Moyen-Orient. Ce wadi, proche de l’aéroport de Salalah, est en effet une destination touristique assez prisée en juillet-août, lorsque le climat est plus tempéré. Les visiteurs locaux pourront ainsi redécouvrir cet ingrédient qu’ils utilisent chez eux comme parfum mais aussi dans des rituels quotidiens.
Comment allez-vous animer les lieux ?
Le site est sillonné par un chemin d’une dizaine de kilomètres empruntable par les guides locaux, que nous allons impliquer dans le projet et que nous allons former. Le tracé comptera une dizaine d’arrêts. Je travaille à l’installation d’œuvres d’art autour de la thématique de l’encens. Je discute en ce moment avec des artistes locaux et internationaux. Les lieux, très photogéniques, se prêtent bien à l’organisation de concerts et de spectacles : j’ai même trouvé un espace qui a naturellement la forme d’un arc, comme un amphithéâtre. J’aimerais y associer une dimension olfactive, dans le respect du site.
Comment entendez-vous concilier le tourisme et le développement durable, un thème aujourd’hui incontournable quand on parle de matières premières ?
À nous de trouver le bon équilibre. Il y aura bien cette pépinière à l’entrée du wadi, mais 98% du site restera sauvage. Nous nous questionnons encore, par exemple, sur l’alimentation en eau des arbustes destinés à être replantés. Ne sont-ils pas surprotégés ? Pourraient-ils se réguler seuls ? En ce qui concerne les incisions pratiquées sur l’écorce – le tapping –, comment s’assurer qu’elles sont effectuées sans épuiser les arbres ? Nous sommes en train de définir ces pratiques avec les populations locales, qui ont une bonne connaissance du sujet. Et nous les comparons aux pratiques des autres régions productrices : le Somaliland, le Puntland (région autonome du nord-ouest de la Somalie) ou encore le Yemen. Je pense qu’en développant cet encens haut de gamme, nous allons pouvoir répondre à la demande d’un produit exceptionnel, tout en proposant un prix abordable. Des experts des matières premières et du parfum nous soutiennent. Certains nous ont déjà rendu visite.
Qui, par exemple ?
Les « sourceurs » de matières premières Dominique Roques, Stéphane Piquard et Guillaume Delaunay, ainsi que des experts de chez LMR (filiale d’IFF) et Maison Lautier (récemment relancée par Symrise). Une dizaine de parfumeurs se sont rendus à Oman pour évaluer l’encens à nos côtés, parmi lesquels Alexandra Carlin, Cécile Zarokian, Karine Vinchon-Spehner, Domitille Michalon-Bertier, Bruno Jovanovic, Quentin Bisch, Julien Rasquinet, Alexis Grugeon, Pierre Négrin, Dominique Ropion… Un consensus se dégage. C’est un produit d’exception doté de facettes incroyables. Son taux d’alpha pinènes élevé (entre 55% et 75%) lui donne un aspect particulièrement terpénique mais qui est facilement fractionnable. On a affaire à un produit signé, marquant. C’est presque un parfum en soi. Il sent l’agrume, le pamplemousse, le poivre, avec une fraîcheur minérale persistante et très colorée. Tous les parfumeurs et experts en ingrédients sont bluffés.
C’est une exclusivité destinée à la production d’Amouage, ou bien allez-vous partager ce trésor ?
L’objectif n’est pas de réserver la production du wadi à Amouage : nous voulons exporter cet encens sous le nom d’Encens Oman. Notre plan de développement s’articule sur trois ans. Durant la première année, qui a déjà commencé et qui s’achèvera en octobre 2023, nous effectuons une première récolte expérimentale sur des arbres déjà présents sur ce vaste site, pour caractériser l’encens et son profil olfactif, et essayer de définir s’il existe des qualités différentes. Les deux années suivantes seront consacrées au développement des infrastructures touristiques et à la création de l’usine d’extraction, pour laquelle nous sommes en train de réfléchir aux meilleures solutions.
À terme, quel rôle comptez-vous jouer dans le commerce de cet encens ?
L’encens est un ingrédient-clé dans la parfumerie. Il permet beaucoup de créativité sans être trop onéreux : son essence coûte entre 100 et 300 euros du litre. Il n’est donc pas réservé à une élite. Mais l’encens représente l’une des filières les plus obscures et les plus controversées. Les maisons traitent avec des traders, il y a beaucoup d’intermédiaires… Quand on acquiert de l’encens aujourd’hui on est souvent probablement la dixième personne qui touche la résine. C’est aussi lié à son histoire : utilisé comme monnaie d’échange, on paie avec, le produit passe de main en main et la valeur ajoutée se crée souvent au détriment du récoltant. Désormais, les marques communiquent de plus en plus sur les naturels. Elles voudraient être associées à une filière plus transparente. C’est ce que nous pouvons apporter. Nous souhaitons aussi mettre en avant les récoltants. Le wadi, c’est leur outil de travail. Ce sont donc eux qui seront en charge des visites.
Il y a vraiment quelque chose à faire pour aller dans la bonne direction, dans le sens d’un cercle vertueux, en créant de la notoriété autour d’un ingrédient intimement lié à l’histoire de la parfumerie, mais aussi à la mythologie et à la religion.
Visuel principal : © Amouage
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