Dissonance olfactive, entre discours et réalités

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Champs de roses à Grasse, patchouli écoresponsable et quelques gouttes de la plus belle lavande bio : à les entendre, les marques mainstream remplissent exclusivement leurs flacons d’extraits de nature toujours plus durable, plus éthique, plus consciente. Tout cela sans manquer de s’assurer qu’ils constitueront les meilleurs succès de l’année, proposés en plusieurs dizaines de déclinaisons, rentabilité oblige. Et si la parfumerie grand public essayait de parler autrement de ses créations ?

Au printemps dernier, la presse spécialisée comme généraliste, nationale comme régionale, et bien sûr les réseaux sociaux en tout genre semblent avoir été submergés par un tsunami de roses : une grande marque inaugurait alors un somptueux domaine à Grasse, consacré à la culture de la reine des fleurs, et avait invité à tour de bras journalistes et influenceurs à un voyage de presse afin de découvrir ce nouveau « site écologique » dont l’acquisition était présentée comme « une stratégie d’intégration verticale de culture de plantes à parfum pour permettre l’innovation durable et responsable autour de son ingrédient identitaire »

Avalanche de roses
Il est bien sûr tout à fait louable qu’une maison appartenant à un grand groupe soutienne la culture des plantes à parfum, ou veuille protéger certaines espèces végétales en voie de disparition et c’est parfaitement logique qu’elle communique dessus. Mais le sentiment qui m’est venu face à toute cette avalanche de roses envahissant les écrans, c’est qu’il devenait presque tentant de finir par croire que la parfumerie ne se résumait qu’à ça : des fleurs dans des champs grassois et des pétales dans des sacs en toile de jute. N’oublions pas la subtile apparition d’un centième flanker du best-seller féminin mondial de ladite marque, une déclinaison en extrait incorporant dans sa formule une quantité – qui n’est bien entendu jamais précisée – de « roses centifolia biologiques récoltées à Grasse » mariées à « de précieuses fleurs d’iris [sic] [1]En parfumerie, ce sont les rhizomes d’iris qui sont extraits, pas les fleurs. », mais aussi « la bergamote, le poivre rose, l’accord de plantes vertes, le jasmin, le patchouli, l’accord gourmand et le bois ambré »
Nous y voilà. Aujourd’hui, lorsqu’on parle d’un parfum (surtout celui qui doit se vendre en grands volumes, hein, entendons-nous bien) c’est à coups de clichés de domaines au milieu des champs. Mais pour écouler les flacons, c’est surtout à coups d’accords gourmands et de bois ambrés. Dissonance cognitive et olfactive : à quelques rares exceptions près, on laisse tout le monde croire – par le biais d’une désinformation généralisée de la part des marques et d’un cruel manque de culture olfactive – que les flacons ne sont remplis que de nature, la plus clean et durable possible. Mais on s’assure tout de même d’un « liking » maximum lors du « sniff-test », grâce à une synthèse qui, si elle est rarement mise en avant, est pourtant devenue indispensable pour bâtir ces blockbusters plus que rentables. L’accord gourmand qui fait grimper les résultats des tests consommateur et les puissants bois ambrés en fond grâce auxquels « mon parfum il tient et mon sillage il tue », c’est bien grâce à elle. Même si elle est souvent absente des discours des marques, la synthèse contribue par ailleurs sans doute davantage à une parfumerie durable et clean que les débauches de moyens déployées pour mettre en lumière un domaine grassois consacré à la rose, mais bref, ceci est un autre débat, même s’il est loin d’être anodin. 
En braquant ainsi le projecteur sur une partie absolument anecdotique de la parfumerie (oui, la culture de la rose à Grasse, c’est marginal par rapport à l’ensemble de la production de rose dans le monde, et encore davantage comparé à tout ce qui sent la rose sur le marché) on occulte complètement une réalité tout autre : celle d’une parfumerie ultra-calibrée, blindée de captifs de synthèse, de notes sucrées et de bois ambrés. Je ne parle évidemment pas ici des marques plus confidentielles qui, choisissant d’injecter plus de moyens dans leurs formules que dans la communication et s’affranchissant d’une obligation de succès, se permettent d’utiliser ces matières naturelles de manière plus intelligente et perceptible. Heureusement qu’elles existent, mais elles restent, hélas, peu nombreuses.

Rabâchage sans fin
La plupart les dossiers de presse envoyés aux journalistes aujourd’hui ne parlent que de ça : le naturel, les matières les plus nobles, les plus précieuses, souvent d’ailleurs toujours les mêmes citées à l’envi pour tenter de décrire la nouveauté, dans un effet de rabâchage sans fin, et sans aucune pertinence pour décrire vraiment le parfum. On reste ainsi souvent sur sa faim après avoir lu ces listes d’ingrédients a priori fort appétissants, lorsqu’on découvre qu’ils ont le plus souvent été dilués à l’extrême dans des accords racoleurs qui ne rendent pas vraiment hommage à la nature. Imaginez la plus rare des truffes blanches employée en pincée dans une nouvelle recette de frites de fast-food, gorgées d’huile et noyées dans le sel ?

Prenons par exemple cette marque italienne qui « rewrite » son grand classique masculin en promettant de bousculer « les archétypes dépassés de la masculinité », de mettre « en avant l’expression de soi et l’importance des relations authentiques » tout en assurant bien entendu de « son engagement en faveur du développement durable », tout cela évidemment à grand renfort d’ingrédients les « plus beaux » mais aussi « précieux » et « fins » : on retrouve ainsi au programme les éternels bergamote de Calabre, sauge sclarée de Provence, iris résinoïde du Maroc, bois de cèdre de Virginie et fève tonka du Brésil pour un parfum aussi percutant que raffiné (tout porte bien sûr des lettres capitales, comme si cela donnait un supplément de noblesse, et l’impact carbone de toutes ces ingrédients exotiques n’est évidemment pas un sujet). Demandez à n’importe quel parfumeur aguerri ce que sentirait un mélange de ces seuls ingrédients, peu importe les proportions : au mieux, un joli spray apaisant d’aromathérapie. 
Une femme anosmique congénitale (qui n’a jamais senti de sa vie) relevait d’ailleurs récemment que, lorsqu’elle lisait une pyramide olfactive, elle n’avait aucune idée de ce que pouvait sentir le parfum. En effet, ces informations sont totalement privées de correspondances avec d’autres sens ou sensations, qui par le biais de la synesthésie, pourraient offrir davantage d’informations intelligibles pour se représenter une odeur (et pas que pour les anosmiques !) que des listes de plantes.

Dans cette autre variation d’un classique d’une grande maison, c’est « une superbe essence de mandarine d’Italie, issue de l’agriculture biologique » et un « subtil mariage d’essence et d’absolu de rose » qui ont été choisis par la parfumeuse, comme si c’était la présence de ces lignes dans la formule qui allait tout changer. 
Oui, les naturels, c’est superbe, cela procure une richesse et une épaisseur inégalables à une formule, loin de moi l’idée de dire le contraire. Et oui, les maisons de composition redoublent d’efforts et de moyens pour pouvoir offrir à leurs parfumeurs les plus belles qualités, produites dans des conditions les plus vertueuses possible, on ne le redira jamais assez. On peut même d’ailleurs composer de sublimes parfums uniquement grâce à eux quand on sait s’y prendre. Mais laisser croire que leur simple présence suffirait à atteindre une qualité soi-disant supérieure est une vaste supercherie. Il est nécessaire de le dire et de le répéter : ce qui aboutit à un beau parfum, ce sont certes de belles matières, mais c’est aussi et surtout le talent d’un (ou plusieurs) parfumeur expérimenté et doué, doublé d’une idée, d’une envie, d’une histoire, d’une vision. Si cette dernière se limite, comme on leur demande hélas le plus souvent, à remporter le test consommateur en finale de la core list [2]Liste des maisons de compositions sélectionnées pour avoir le droit de répondre aux briefs d’une marque, pour une période donnée., cela ne mène jamais bien loin. On tourne en rond entre son petit accord gourmand, son fond de bois-qui-pique, sa lavande de Provence et ses quelques ppm [3]Partie par million, soit 0,0001% de la plus belle rose de Grasse, on ressemble à tout le reste et on pond un parfum à l’intérêt plus que limité, sauf peut-être pour ceux qui se gargarisent des bons résultats de ses ventes, puis, un peu plus tard, des trophées qui viendront valider son succès. Est-ce pour cela que les marques ne souhaitent pas davantage éduquer leurs consommateurs, préférant les laisser dans une forme d’ignorance propice à l’achat « coup de cœur », dénué de temps de réflexion et provoqué par la première mouillette qu’on leur met sous le nez ?

Tout se passe comme si la parfumerie était une sorte de recette de cuisine de luxe : il suffirait de sélectionner les matières les plus fines, exotiques et photogéniques du monde, de touiller et hop, vous voici avec une fragrance garantie « aussi percutante que raffinée ». Mais même en gastronomie, c’est moins caricatural : que diriez-vous si, pour évoquer le travail d’un grand chef pâtissier dans un article, au lieu d’aborder la dimension gustative, créative, artistique, sensorielle, on ne vous montrait que des champs de blé ou de betterave, et des montagnes de sacs de farine ! La réalité de la création est tellement éloignée de cette vision simpliste que ça en serait presque drôle si ce n’était pas devenu la norme.

Les briques du parfum
Si vous avez l’occasion (pas facile) de consulter une formule [4]Voir par exemple la formule de L’Heure perdue de Cartier dans notre article consacré à son développement., vous constaterez que la plupart des ingrédients indiqués vous sont totalement inconnus ou ne semblent pas décelables olfactivement, et ce même pour des compositions 100% naturelles. C’est qu’on y voit surtout les briques du parfum, celles qui lui donnent sa forme, sa structure, et qui une fois combinées, composent les accords reconnaissables, tandis que ceux qui sont revendiqués sont souvent étonnamment peu, voire pas présents. La formule surprend toujours le non-parfumeur, car elle est l’opposée de la pyramide olfactive, employée quant à elle à des fins commerciales pour simplifier les principales notes, plus ou moins perceptibles, mais simples à comprendre.
Un peu comme si pour décrire les matériaux qui constituent une maison, on ne parlait que du marbre de la cheminée, du chêne du parquet et de la peinture pistache de la chambre d’enfant, négligeant totalement d’évoquer les briques, parpaings, charpentes, fils électriques et autres tuyauteries qui la composent réellement et sans lesquels elle ne tiendrait pas debout pas, elle n’existerait pas.
Est-ce que divulguer les formules aiderait à rendre la parfumerie plus éthique ? Certaines marques de niche (J.U.S, Éditions M.R., The Observer Collection, Bastille…) s’y essayent, par souci de transparence, mais la pratique reste marginale et parfois un peu détournée. 
Le parfumeur Christophe Laudamiel (dont une interview paraîtra le 2 novembre dans le cadre de ce dossier) a d’ailleurs récemment lancé un appel à la donation et à la publication des formules, traditionnellement conservées dans le plus grand secret par les maisons de composition pour protéger leurs créations du plagiat. Il défend l’argument que celles-ci peuvent être obtenues assez précisément via des résultats de GC (chromatographie en phase gazeuse, technique permettant d’analyser le contenu d’un flacon) et sont maintenant facilement disponibles moyennant finance. Selon lui, ces GC n’étant pas la propriété des maisons de compositions, le public devrait donc pouvoir y avoir accès pour voir comment tout cela fonctionne, avoir un autre son de cloche que les discours de marques et mieux défendre ainsi indirectement les fermiers et les chimistes. Le parfumeur défend par ailleurs activement une obligation pour les marques de mentionner le dosage des matières premières naturelles qu’elles revendiquent dans leurs compositions. Certes, certaines matières sont très puissantes et il n’est pas nécessaire de beaucoup les doser, mais lorsqu’on se targue d’assurer aux fermiers un revenu suffisant, il faut utiliser bien plus que quelques ppm. Et le prouver.

Beauté singulière
En attendant que tout cela prenne forme un jour, on l’espère, comment l’industrie pourrait-elle parvenir à faire évoluer cette dissonance qui nous éloigne de l’essence même du parfum, pour révéler ce qui en fait la vraie beauté ? Comment continuer de mettre en valeur les réelles pratiques vertueuses menées en amont dans la culture, la production, la transformation des plantes à parfums, mais aussi dans les progrès immenses réalisés dans la synthèse, les innovations qui permettent de produire mieux, de moins polluer et de mieux rétribuer tous les maillons de la chaîne, tout en célébrant l’audace, la virtuosité et le talent d’un créateur ? En évoquant davantage sa capacité à nous surprendre, à nous séduire, à nous rendre émus, parfois troublés, le plaisir éprouvé de porter et sentir des parfums à la beauté singulière, sur soi ou sur les autres, les chérir dans leur diversité et leur personnalité, nous remémorer grâce à eux des souvenirs et des sentiments lointains qui reviennent pourtant comme par magie et qui nous rendent heureux. Car c’est bien en cela que réside la beauté d’un parfum : l’émotion qu’il peut nous procurer. Tout le reste n’est que remplissage quand on n’a rien d’autre à dire. Paradoxalement, les publicités ne cessent de vouloir mettre en scène cette émotion, mais celle-ci se réduit toujours à un archétype caricatural de séduction et de désir déconnecté du parfum lui-même. 

Après la bataille menée pour une parfumerie plus durable et respectueuse de l’environnement, gageons que les prochains grands enjeux de l’industrie pourraient être dans une meilleure communication, plus transparente, juste et honnête, qui ne pourra que lui être bénéfique.

Visuel : Redemption, Julius L. Stewart, 1905, huile sur toile, La Piscine, musée d’art et d’industrie, Roubaix.

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DOSSIER « TRANSFORMER LES DISCOURS DE LA PARFUMERIE »

Notes

Notes
1 En parfumerie, ce sont les rhizomes d’iris qui sont extraits, pas les fleurs.
2 Liste des maisons de compositions sélectionnées pour avoir le droit de répondre aux briefs d’une marque, pour une période donnée.
3 Partie par million, soit 0,0001%
4 Voir par exemple la formule de L’Heure perdue de Cartier dans notre article consacré à son développement.

Cette publication est également disponible en : English

Commentaires

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Chère Jeanne,

J’adore votre « impertinence » si constructive ! Votre article est des plus instructifs : continuez à décrypter notre univers olfactif avec tant d’humour… et d’amour pour le parfum.

👏👏👏👏👏👏👏👏👏👏👏 merci et bravo pour cet article qui donne un coup de pied ( ou plutôt un coup de nez) aux idées reçues qu’on entend tous les jours
A quand la blockchain pour les formules parfums ?

Merci ! j’ai été aussi choqué par la revendication grassoise de cette marque !Dans les Atelier que j’anime, je mentionne souvent que je pense avoir la seule marque au monde à parler des matières de synthèse dans la parfumerie et en plus à en parler comme étant une extraordinaire… avancée !

et voila! on avance enfin!!! bravo Jeanne. ne vous découragez pas , continuez ainsi dans ce monde de secrets et des mensonges; J’aime.

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